Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
PHILOSOPHIE DES CORPS EN MOUVEMENT Entre PDF
PHILOSOPHIE DES CORPS EN MOUVEMENT Entre PDF
ECOLE DOCTORALE
Pratiques et théories du sens
Doctorat
PHILOSOPHIE
MARIE BARDET
À Marie-Louise Bardet
Remerciements ...................................................................................................................... 1
Introduction..................................................................................................... 5
I Nietzsche dansant.............................................................................................................. 19
II Valéry, les danseuses de Degas et le sol .......................................................................... 22
III Badiou, la danse entre métaphore et événement............................................................. 28
IV Nancy, un corps dansant et pe(n)sant............................................................................. 33
danse............................................................................................................... 38
I Déplacements historiques.................................................................................................. 43
A] Une rupture postmoderne? ..................................................................................... 44
B] Quelques points d’ancrage...................................................................................... 57
II Déplacement du chorégraphe, répartition des masses ..................................................... 60
A] Dans des collectifs.................................................................................................. 60
B] La question de l’écriture ......................................................................................... 68
C] Dans des déplacements gravitaires ......................................................................... 82
D] Vers une déhiérarchisation ..................................................................................... 96
2
Chapitre 3 Des mouvements communs à l’improvisation ................. 124
mouvement.................................................................................................. 162
3
A] Danser entre.......................................................................................................... 209
B] De entre à mi-lieu ................................................................................................. 220
C] Au milieu à plusieurs niveaux .............................................................................. 223
Bibliographie..................................................................................... 354
4
Introduction
1
XENOPHON, Le Banquet, trad. P. Chambry, éd. Flammarion, Paris, 1996. Chapitre II, §19-20, p.265
5
On fera le pari qu’il essayait de déchiffrer des concordances et des discordances,
ses attitudes connues et inconnues, dans la situation singulière de danser et de se regarder
danser. Il se livrait à une rencontre entre son activité (opérant dans un registre maîtrisable
dans les catégories de changements de lieux - lieux discursifs, autres lieux - et
changements d'états - enseigner, donner l'exemple, etc.) et son existence phénoménale et
sensible ; une rencontre des mesures et des démesures des jeux du sensible et de la
représentation. Cette rencontre opère pour la philosophie, entre son ambition rationnelle,
logique, savante, et son existence des sages, dans certains corps héroïquement graves de
l’antiquité.
Cette rencontre et la scène qu’elle y dessine posent le problème liminaire d’une
philosophie sur, de ou en danse, en ce qu’elles redistribuent les rapports même entre
théorie et pratique, puisqu’ils débordent alors, et souvent, l’opération de mesure d’une
pratique par une théorie, ou celle d’application d’une théorie dans une pratique. Ce
débordement est peut-être la philosophie même. Dans ce sens, la pratique constitue, pour
Deleuze dans son dialogue avec Foucault, « un ensemble de relais d’un point théorique à
un autre2 », alors que la théorie est « un relais d’une pratique à une autre3 », sans que celle-
ci ne s’applique à celle-là, pas plus que celle-là ne s’inspire de celle-ci, dans un rapport qui
serait totalisant, c’est-à-dire réduisant l’une à l’autre. Se joue et se rejoue dans cette
rencontre la distribution des postures, des interventions, des discours et des gestes, dans
des relais entre eux qui débordent le cadre de leur simple application. C’est probablement
ce que Socrate déchiffrait dansant devant son miroir, cherchant à voir la manière dont se
reliaient ce qu’il savait de lui, ses diverses postures, le terrain depuis lequel il intervenait et
dans quelle direction, les attitudes par lesquelles il prenait part aux débats, tel point
théorique ou tel autre sur lequel il s’appuyait, variant selon le terrain de la discussion, selon
l’interlocuteur ou l’adversaire. Socrate sachant toujours comment intervenir, depuis quel
point théorique, ayant là-dessus une intuition sure, mais ignorant ce qui les relie entre eux,
hors de ces débats et loin des interlocuteurs. Quel mouvement, qui est lui-même, unit tous
ces points ? Il regarde cela dans le miroir, et il voit Socrate dansant.
2
Gilles DELEUZE, entretien avec Michel FOUCAULT, « Les intellectuels et le pouvoir » (p288-298), in
L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, 2002, p288
3
Idem
6
Cette danse est-elle encore de la philosophie ? Question que posent les rires et les
moqueries des convives du banquet, auxquels Socrate s’attendait. Est-elle une conscience
de soi de la philosophie, se regardant danser, comme un savoir synthétique de tous ses
points et leur mesure ? Ou est-elle passée dans une autre dimension, dans l’intensité des
reflets du mouvement dans le miroir ? Dans une image qui s’esquisse symétriquement et
pourtant ailleurs, sans que ni la danse ni la philosophie n’aient totalement lieu dans ce
reflet ?
En fait, ce ne sont plus les points qui comptent, les arrêts qui marquent la ligne sur
laquelle viendrait s’appliquer dans l’espace un trajet du mouvement ; pas plus que les
repères que fournissent les points pour prendre une question dans ses filets, ici la danse. Ni
mesure d’un objet danse, ni son objectisation par une philosophie qui l’analyserait en la
constituant comme objet, en en faisant une métaphore d’elle-même par exemple. Un miroir
n’a jamais renvoyé un identique ou une métaphore. Les saisies dans cette rencontre sont
d’un autre registre, frôlement de la réalité en mouvement au lieu d’implantations de
coordonnées représentatives, intensification de détails, de reflets qui ne s’épuisent pas dans
un point de référence plutôt que des schématisations extensives, clartés blanches venues du
réel lui-même plutôt qu’élucidations et éclairages apportés d’un extérieur de référence.
Ce reflet, qui selon Le Banquet de Xénophon sut déjà mettre la philosophie hors de
sa visibilité discursive si généralement transmise par la tradition (le sage dans la cité), face
à elle-même (Socrate dansant seul face à son miroir) et alors devant une autre image de ce
qui, en elle, pense, devant une image qui lui revient par le biais de mouvements dansés, ce
reflet lui-aussi a traversé les temps. La diffraction du reflet de la philosophie qui regarde sa
danse en autre chose permet d’élargir cette rencontre à la philosophie qui voit danser
d’autres qu’elle-même, des danseurs. Une pensée est en mouvement, la philosophie
regarde à ces mouvements. Ce reflet continue d'irradier les corps en mouvements de danses
qui se disent, en ce sens même, contemporaines. Elles enchaînent des gestes qui tendent un
miroir à la philosophie pour qu'elle y reconnaisse non pas tant elle-même (une métaphore
de la pensée comme abstraction) mais bien un autre qui est peut-être plus profondément
elle-même qu'elle-même (des déplacements exigés par l’ancrage de son exercice en
hétérogénéité). Sans doute les danses grecques ne sont-elles plus les nôtres. C'est bien ce
que nous croyons entièrement savoir, au point d'hésiter à croire savoir ce qu'elles pouvaient
réellement être et tout nous enseigne que nous ne saurions plus danser ces danses. Comme
7
à l'inverse ne cesse de nous revenir la croyance de croire comprendre ce que pensait, ce
que faisait, ce qu'inventait la philosophie grecque, et pour elle-même, et pour nous. Alors il
nous faut recommencer l’expérience de Socrate ; regarder les corps qui dansent dans notre
présent, autrement que du temps de Socrate, et voir comment s'y nouent selon un autre
registre des relais de nos "points théoriques" si l’on regarde les gestes que nous faisons
également en philosophant. Cette expérience nous place devant d’autres réalités où la
danse ne se donne pas comme terrain d’application totale pour une philosophie qui
élaborerait des théories, dans le pur style d’un espace homogène où s’appliquerait les
mouvements, c’est-à-dire des changements, des déplacements et des différenciations. Cette
rencontre remise au travail nous situe devant d’autres images de corps en mouvement, des
mouvements qui ne composent plus des séquences pré-figurées, mais qui improvisent leur
propre déroulement, leur composition. Ils débordent les trames d’espace et de temps
linéaires en déplaçant la ligne de partage entre sensible et représentation. Des corps en
mouvement qui n’élèvent plus à la visibilité des corps définis comme figures individuées
mais plongent et s’étendent en des agencements collectifs, se saisissant alors comme
corporéités diversifiées et changeantes qui traversent les corps enveloppes. La rencontre de
la philosophie avec la danse ne peut donc se faire sur le terrain d’une maîtrise de soi et de
l’être, d’une virtuosité qui passerait dans une liberté toujours plus envolée, d’une
application, mais sur le terrain d’une certaine égalité des corps qui dansent, entre eux et
devant un public. C’est ce transfert du “problème de Socrate dansant” dans des expériences
de collectifs de danse des années 1960 et 1970, et dans un certain présent où se tend la
question de l’improvisation, transfert bien identifié par ce que nous savons et que nous
pouvons continuer d’approfondir d’une danse contemporaine dans ses relais théorico-
pratiques, que cette thèse explore.
8
Parcours et méthodes
Faire un travail en philosophie sur la danse, c’est alors mettre en jeu ce faire, qui
ne cesse de varier au cours de sa déclinaison théorico-pratique, rendant impossible le sur la
danse. Faire de la philosophie sur la danse, à la rencontre d’une théorie et d’une pratique
resituées dans leurs rapports, devient faire de la philosophie avec la danse, en danse, et
peut-être faire de la philosophie une danse. Il ne pourra s’agir d’appliquer une théorie
philosophique (par exemple bergsonienne) à une pratique (l’improvisation en danse), c’est-
à-dire de vérifier une philosophie en l’appliquant comme un système clos à une danse qui y
s’en trouverait abstraite, éclairée, élevée et signifiée. Pas plus d’ailleurs que faire de la
philosophie n’attend d’une quelconque pratique, (ou même d’une quelconque philosophie
« pratique »), son insertion dans la réalité. Certes de clôture il s’agit bien en partie,
l’écriture philosophique, dans son exercice de saisir la réalité, clos certainement des sens
autour de ce qu’elle comprend, en cela elle affirme ; telle est nécessairement sa pratique.
Ce faire en mouvement est le premier lieu de rencontre identifié entre nos deux terrains, les
mouvements dans certaines pratiques de danse dans une première partie, les mouvements
de la philosophie bergsonienne dans une deuxième partie. Dans cette scène de la rencontre
entre danse et philosophie, il ne pourra s’agir de faire une partie pratique et une partie
théorique, mais des relais de l’une à l’autre, perçant des trous et traversant les problèmes
qui se leur présentent : exemplairement celui d’une immédiateté. Il fallait pour en saisir les
apparitions s’en donner un cadre et une expérience, avec des collectifs de danse qui
marquent un moment historique, avec l’expérience que nous en avons, une formation, -
avec Julyen Hamilton dont le travail prendra une place importante pour cette recherche
puisqu’il constitue pour nous un lieu privilégié où se mêlent pratique de danse et pratique
de philosophie-, différents groupe et lieux de pratiques, de stage et de spectacle.
Il ne pourrait s’agir non plus d’introduire un travail sur le corps. Nous suivrons en
cela le travail primordial de Michel Bernard, qui pose clairement l’impossibilité de parler
9
« d’un corps», encore moins en mouvement, en danse4. Il ne s’agira pas d’élaborer une
quelconque théorie, un discours sur le corps, même si se dessineront dans notre étude des
images précises des corporéités à l’œuvre, dans la tension toujours à renouveler qui
cherche à échapper à une définition d’un corps. Le pluriel « des corps » était déjà, dès
notre titre « philosophie des corps en mouvement », une manière d’esquiver le
substantialisme instrumental d’un corps se constituant en objet de la philosophie, en y
insérant pluralité et dynamisme.
Aussi, une telle entreprise n’est-elle pas, croyons-nous, dénuée d’un travail critique
dans la rencontre entre danse et philosophie. Faire l’épreuve de la danse depuis la
philosophie, et inversement, c’est critiquer les usages de part et d’autre, c’est se situer,
dans cette rencontre, sous la contrainte féroce d’une double exigence de précision et de
clarté. Qu’elle ne soit pas analyse et mesure, n’empêche en rien exigence et précision, et
4
Michel BERNARD, Le Corps, éd. Encyclopédie Universitaire, Paris, 1972
10
même plus : tel Socrate dansant devant son miroir, regardant dans ses propres gestes les
postures de ses interventions, la philosophie cherche ici à identifier ses propres attitudes et
situations, et ses différences. La plus grande exigence de précision pour la philosophie
vient de son frottement au concret de la réalité, dans les relais d’un point pratique à un
autre, « pour percer le mur5 ». Une exigence donc dans ce travail à la frontière: être au plus
près, au plus près d’ici, au plus précis. L’écriture tendra à un acharnement sur le détail, sur
les nervures de la feuille; elle n’en dira que plus, pense-t-on, les enjeux et les limites ces
rencontres, où l’histoire évoquée tient lieu de scène plutôt que de précédent historique
causal. S’exerce alors une manière, un geste, un tour de main, de cette philosophie frôlant
au plus près les gestes de la danse. Tel serait un des enjeux de ce travail en danse, pour la
philosophie.
5
Gilles DELEUZE, entretien avec Michel FOUCAULT, « Les intellectuels et le pouvoir » op. cit., p288
11
l’étroite scène anecdotique du début de ce travail : la rencontre entre mon expérience en
philosophie et mon expérience en danse improvisée, dans leurs reflets fuyants et leurs
échos différenciés. Ce fut au moins l’occasion d’une première approche depuis la danse de
ce qui pourrait s’appeler les mythes de l’improvisation, exigeant un travail critique sur
ceux-ci. En effet, lorsqu’on parle d’improvisation, les mythes de la nudité naturelle d’un
mouvement pur, de l’absolue nouveauté, de l’expression transparente d’un soi profond ou
d’une vérité blanche du monde se mêlent. Très pratiquement se démêlent les réalités de
l’improvisation en danse, particulièrement dans sa situation de spectacle, ou tout du moins
de présentation à un public. Tel serait un des enjeux de ce travail philosophique pour la
danse.
Nous verrons que l’improvisation est essentiellement une attitude immédiate. Mais
là encore il nous reste à affiner le concept d’immédiateté. L’improvisation opère in fine un
déplacement dans la temporalité, elle exige une pensée singulière du temps comme durée
créatrice. L’improvisation, avant tout multiforme et donc insaisissable comme catégorie,
est présence explosée. Feuilletage d’un temps continu qui prend épaisseur sensible dans
l’expérience de la gravité. Cette même expérience physique de la gravité est ce qui permet
l’improvisation à plusieurs : un certain agencement des corps et des contextes. C’est le
partage du sensible propre à l’improvisation où se diffusent les questions de décider quels
corps peut danser. Qui compose et qui signe ? Quelles répartitions collectives? Faire
l’épreuve de l’improvisation en la soumettant elle-même aux questions d’une égalité dans
le sens d’une redistribution des taches et des responsabilités : tel est le rafraîchissement des
projets en danse des années 1960 que devrait permettre ce travail de recherche : en saisir
les déplacements de la place de l’auteur-chorégraphe, vers une égalité en acte, en
mouvements.
6
C’est le « what if ? » qui guide le travail de performances de Deborah Hay, performeuse qui a participé au
Judson Dance Theatre. Cf. Deborah HAY, My body, the buddhist, éd. Wesleyan University Press,
Middletown, Connecticut, 1997, p103-104
13
plus près des mouvements dansés de Julyen Hamilton se pense un présent de
l’improvisation comme attention, dans un écho saisissant avec la philosophie de la durée
de Bergson.
Dans la deuxième partie, en partant de la question de la posture intuitive dans les
croisements entre la philosophie de Bergson et la danse (chapitre un), l’immédiateté devra
être étudiée dans sa compréhension et ses limites (chapitre deux). Le problème d’une
certaine composition immédiate prendra alors toute l’envergure de la rencontre entre
philosophie et danse (chapitre trois). L’improvisation devra alors être redéfinie dans ses
relations au possible, comme actualisation.
14
Partie 1
Entre danse et philosophie :
la question de la gravité
7
Paul VALERY, « Soma et Cem », in Cahiers 1, 1905-1906, SansTitre, III, éd. Gallimard, La pléiade, Paris,
1973, p1120
15
Chapitre 1
De la métaphore de la légèreté à l’ancrage de
la danse
La danseuse fait quelques pas sur les pointes, s’élance, virevolte, et stimule par là
même l’esprit du philosophe dans sa supposée élévation ; voici qui pourrait être une image
récurrente de l’apparition de la danseuse dans la philosophie occidentale ; outre le travail
sur les questions des rapports des sexes et des genres qui mériteraient un développement
dans un autre contexte, se pose de manière primordiale la question de la légèreté de la
danse, qui caractériserait un art du corps mais qui s’en dégage. Ce sera ce rapport à la
pesanteur que joue la danse pour la philosophie qui nous intéressera ici.
Sans constituer un répertoire des textes de philosophes sur la danse, nous croiserons
quelques auteurs qui forgent, mais surtout compliquent, cette image de la danseuse comme
la « légère ». Outre le contexte historique de la danse qui entoure chaque époque, l’image
de la danse comme légèreté dit à la fois quelque chose de la pensée et quelque chose du
corps. Dans cette sorte d’image d’Épinal de la danse pour la philosophie -quand ce n’est
pas un déni pur et simple de la danse qui, il faut le dire, n’a très peu de place dans les écrits
des philosophes- il ne s’agit pas bien souvent de penser la danse d’égal à égal comme un
art. De fait, quand la philosophie veut parler de l’art, elle convoque plus volontiers la
peinture, la littérature ou la musique. La danseuse ne se constitue en référence pour la
philosophie qu’en tant que la légère, la muse, l’abstraite, celle qui, tout en passant par le
corps, s’en extrait, s’abstrayant, par sa légèreté, de la pesanteur. C’est cette articulation
corps mouvant, pensée, pesanteur qu’il nous intéresse de démêler ici.
La danseuse est alors le corps libéré de son poids, dans tous les sens du terme.
Serait-elle donc l’idéal d’une philosophie qui se voudrait libérée de sa présence physique ?
La danseuse ne serait dans ce cas pas évoquée, voire invoquée, pour elle-même, pour sa
pratique ou pour son art, mais comme métaphore d’une pensée qui virevolterait dans le
monde avec légèreté, loin de toute pesanteur. Elle constituerait alors une image idéale pour
une philosophie qui se voudrait légère et métaphorique. Pourtant, lorsqu’elle prend la
danse, le plus « physique » des arts, la philosophie se place dans une posture certainement
17
plus complexe que ce tableau manichéen peut facilement le faire croire : une philosophie
oublieuse et négatrice du corps, des plaisirs, de la chair comme ce qui pèse, qui veut
s’envoler dans le monde de l’esprit léger, ou plutôt s’envoler légèrement dans le monde
des idées sérieuses.
Quels liens singuliers se tissent-ils entre métaphore et légèreté ? La métaphore peut
revêtir divers aspects8 : elle est transport, et ce transport d’un nom, peut être un
déplacement de genre, ou une analogie. L’idée de légèreté adjointe à la métaphore varie
dans chacun de ces aspects. Ce premier parcours dans quelques textes de philosophie sur la
danse permettra de dégager en quel sens nous pourrons à notre tour parler de métaphore
pour la danse. En effet, si nous considérons la métaphore comme l’opération de la danse, et
l’opération, distincte, de la philosophie, alors son alliance avec la légèreté varie selon
qu’elle soit ressemblance, analogie, comparaison, métamorphose ou déplacement, ou, pour
nommer les extrêmes, abstraction rhétorique ou transformation. Les variations entre
métaphore et légèreté sont des indices des opérations de la danse et de la philosophie et de
leur relation.
8
ARISTOTE, « la métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du
genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie »
Poétique, 1457 b 6-9, trad. fr. J. Hardy, éd. les Belles Lettres, coll. Budé, 1932, rééd. 1969. Cité par Paul
RICOEUR, La Métaphore Vive, éd. Seuil, Paris, 1975, p19
18
I Nietzsche dansant
Nietzsche, avec Zarathoustra, fait marcher la danse d’une manière bien singulière,
dans une philosophie qui ne l’est pas moins. Contre « ce diable » qu’est « l’esprit de
pesanteur », Zarathoustra convoque en premier lieu les pas des danseuses aux pieds légers.
Zarathoustra annonce « le chant de la danse » comme les mouvements des « légères » qui
dansent contre « l’esprit de pesanteur9. »
« De Dieu je suis le porte-parole devant le diable ; or ce diable est l’esprit de
pesanteur. Ô vous, les légères, comment se pourrait-il que de danses divines je
fusse l’ennemi ? Ou des pieds des fillettes aux belles chevilles10 ? »
9
Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, éd. Folio, Paris, 2002, « Le chant de la danse », (p 148-
151), p148
10
Idem
11
Ibidem, p149
19
danse. L’évocation de la légèreté n’est donc pas univoque, elle peut être abstraction, mais
elle peut aussi prendre avec elle le rapport au sol, la poussière soulevée par ses pas. Elle
n’est pas non plus pure métaphore rhétorique, pure image de la pensée : lorsque Nietzsche
convoque la danseuse pour cette légèreté, il ne la donne à voir comme présence bien réelle,
voire comme activité philosophique concrète.
Alors Zarathoustra se met ensuite à danser, dans « le deuxième chant de la danse » :
« Deux fois seulement de tes petites mains tu fis mouvoir ta crécelle, —déjà se
balançait mon pied, dans sa rage de danse.—
Mes talons se cabrèrent, pour écouter se tendirent mes orteils ; son oreille, le
danseur ne la porte-t-il – sur ses orteils12 ? »
Comme dans un fou rire, la danse se partage, contagieuse ; voir danser c’est se
mettre à danser. Écouter avec ses pieds, telle serait l’activité de la danse dans une
philosophie où le philosophe se met à danser, et où la légèreté de la danse est celle d’un
rire qui ne s’abstrait pas du sol. Le rapport au sol est donc plus complexe qu’un simple
détachement, une envolée. De la danseuse comme métaphore idéelle d’une pensée légère,
l’on passe au « vieux devin » qui « de plaisir dansait13. » Plutôt une pratique philosophique
qu’une métaphore inspiratrice. Le mouvement de la pensée engage une lutte contre l’esprit
de pesanteur, et en ce sens est léger, fort de son rire, du rire qui tue par sa « rage de
danse », dès les premières pages d’Ainsi parlait Zarathoustra. La pensée est entraînée dans
une danse, par la force du rythme, tout au long de la page:
« Et moi-même, qui bien m’entends avec la vie, il me semble que papillons et
bulles de savon, et tout ce qui parmi les hommes est de leur sorte, de l’heur ont
le mieux connaissance.
Ces petites âmes légères, folles, élégantes, mobiles, à les voir qui voltigent –
Zarathoustra est entraîné aux larmes et aux chants !
Je ne croirais qu’en un dieu qui à danser s’entendît !
Et quand je vis mon diable, lors le trouvai sérieux, appliqué, profond,
solennel : c’est l’esprit de pesanteur – par qui tombent toutes choses.
Ce n’est pas ire, c’est par rire qu’on tue. Courage ! Tuons cet esprit de
pesanteur !
J’ai appris à marcher ; de moi-même, depuis, je cours. J’ai appris à voler ;
pour avancer, depuis, plus ne veux qu’on me pousse !
12
Ibidem, « Le deuxième chant de la danse », (p294-298), p294
13
Ibidem, « Le chant du marcheur de nuit », (p406-415), p407
20
Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant me vois au-dessous
de moi ; par moi c’est maintenant un dieu qui danse.
Ainsi parlait Zarathoustra14. »
La légèreté est là, bulles de savon, papillons et vols, sans pour autant constituer une
icône à contempler pour abstraire sa pensée, inspirée par la danseuse-muse. Se mettre à
danser, faire l’expérience de cette légèreté qui, paradoxalement, me fait voir « au-dessous
de moi » : non pas élever la perspective dans une abstraction, mais renverser la vision, et
devenir Dieu par les pieds. C’est ainsi que la première pratique de Zarathoustra fut la
marche, et en marchant il courut, il vola, et dansa. La marche comme premier pas de danse
annonce une relation fondamentale au sol, et à la gravité. La marche est alors une figure
forte pour une danse qui s’entretient avec le sol, et y trace son partage. Notons dès ici que
la danse, qui est ici le rire de la philosophie, est, collective, elle est celle des danseuses, qui
entraînent le philosophe, dans leur trace sur le sol.
La légère ne s’abstrait pas du monde par une métaphorisation ; la pensée foule le
sol et tisse avec lui une relation singulière, une vivacité, une rapidité. Certes les danseuses
jouent la légèreté contre la pesanteur, mais la lutte contre l’esprit de pesanteur passe par
une relation fournie au sol et non par une abstraction de la pesanteur.
La philosophie, quand elle convoque la danse, se place bien au cœur de cette
tension gravitaire qui, nous le verrons, anime la danse elle-même. Il y a chez Nietzsche une
rapidité de l’opération de la pensée lorsqu’elle convoque la danse, et si l’opération de la
pensée est métaphore, elle est saisie au cours de sa démarche, dans le rire en cascade,
véloce bien autant que légère, or la légèreté n’est pas la seule condition de la rapidité qui se
donne dans une tension entre ancrage et envol.
La tension entre légèreté et sol anime singulièrement une philosophie qui pense
spécifiquement la danse, celle de Paul Valéry.
14
Ibidem, « Du lire et de l’écrire », (p57-59), p58-59
21
II Valéry, les danseuses de Degas et le sol
Valéry dans son étude sur la danse de 1921 commandée par la Revue Musicale
comme dans son ouvrage sur Degas, danse, dessin, paru en 1938, reprend ce motif de la
légèreté, mais là encore de manière complexe. Au moment de « se faire une idée assez
nette15 » de ce qu’est la danse pour introduire son travail sur Degas, Valéry écrit :
« la plus libre, la plus souple, la plus voluptueuse des danses possibles
m’apparut sur un écran où l’on montrait de grandes Méduses : ce n’était point
des femmes et elles ne dansaient pas16. »
Il joint à cette description, pour plus de prégnance encore, la photo d’une méduse, au
milieu des reproductions des sculptures et des peintures de Degas ; étrangeté du collage. La
méduse représente pour lui la danseuse parfaite, en ce qu’ « elle n’est pas une femme et
qu’elle ne danse pas », pour reprendre ce que Mallarmé dit de la danseuse17. Outre le
problème posé par cette référence qui défait la danseuse de sa réalité de femme (pour
qu’elle soit plus pure ?), notons à nouveau que la description de la danseuse comme
emblème de légèreté détermine également sa fonction métaphorique.
De la même manière, dans L’âme et la danse, Valéry construit un dialogue entre
Eryximaque, Phèdre et Socrate autour de l’image de la légèreté et du problème de la
métaphore : pour Socrate, « elle est une femme qui danse, et qui cesserait divinement
d’être une femme, si le bond qu’elle a fait, elle y pouvait obéir jusqu’aux nues18. » Là
encore la détermination du saut à finir, la pesanteur, ramène la danseuse à une réalité
commune19, celle d’être une femme, et alors « n’est-elle pas ce mouvement mystérieux qui,
par le détour de tout ce qui arrive, me transforme incessamment en moi-même (…) 20! »
15
Paul VALERY, Degas, danse, dessin, (1938), éd. Gallimard, Paris, 1965, p21
16
Ibidem, p27
17
« l'être dansant, jamais qu'emblème point quelqu'un. [...] A savoir que la danseuse n'est pas une femme qui
danse, pour ces motifs juxtaposés qu'elle n'est pas une femme, mais une métaphore [...] et qu'elle ne danse
pas, suggérant, [...] avec une écriture corporelle ». Stéphane MALLARME, « Crayonné au théâtre », in
Divagations, éd. NRF Gallimard, 1997, p. 192-193
18
Paul VALERY, L’âme et la danse, (1938), éd. NRF Poésie/Gallimard, p113
19
La pesanteur est ce qui rend commun dans le sens à la fois de banal et de partagé entre tous. Nous y
reviendrons.
20
Paul VALERY, L’âme et la danse, op. cit., p113
22
Même si la forme du dialogue permet une multiplicité d’évocations plutôt qu’une
définition univoque de la danse, il est clair que pour Socrate, la danseuse Athikté, par ses
actes et en particulier par sa relation à la pesanteur, transforme plus directement qu’elle ne
représente. Par le fait même de ne pouvoir être cet envol idéal, elle opère une métaphore
qui n’est pas abstraction, mais transformation en soi-même. Au contraire, pour Phèdre, elle
est représentation, imagée, en particulier de l’amour, et c’est par là qu’elle donne à penser :
« Mais que la danse d’Athikté ne représente rien, et ne soit pas, sur toute chose,
une image des emportements et des grâces de l’amour, je le trouve presque
insupportable à ouïr…21 »
Les différentes interventions du dialogue se nouent pour bonne part sur autour de la
question de la représentation et de celle de la métaphore de la légèreté.
De manière beaucoup plus univoque, l’évocation des méduses insiste sur l’essence
de la danseuse comme image de la légèreté :
« … ces créatures disposent de l’idéal de la mobilité, et y détendent, y
ramassent leur rayonnante symétrie. Point de sol, point de solides pour ces
danseuses absolues ; point de solides, non plus, dans leur corps de cristal
élastique, point d’os, points d’articulations, de liaisons invariables, de segments
que l’on puisse compter…22 »
Valéry explicite l’essence de la danseuse comme légèreté absolue, mobilité en tous sens. Et
même plus, cette légèreté implique ici l’absence de tout sol, de tout solide à l’extérieur,
comme de tout solide à l’intérieur : corps sans os, sans articulation. Le lien entre gravité et
squelette est fondamental, et l’illusion d’une abstraction absolue de la pesanteur est tout
aussi incroyable que l’image d’un corps sans squelette. La danse rapportée ici à son
essence de légèreté est un mouvement sans sol et sans os, sans rien de solide. Les pratiques
de danse qui, au contraire et ce très tôt dans le XXème siècle23, mettront en avant le contact
au sol et la gravité insisteront également sur les os et les articulations comme opérateurs du
mouvement, donnant fluidité et direction au mouvement.
Il faudrait donc, pour qu’elles s’approchent au plus près de cet idéal des méduses,
que les danseuses nous fassent oublier leur squelette et le parquet. Dans la danse classique
que décrit Valéry, les sauts, les pirouettes, les demi-pointes conspirent à nous faire oublier
21
Ibidem, p134
22
Ibidem, p27
23
Voir à ce sujet, par exemple, les travaux de Rudolf Laban.
23
la gravité, le sol. Mais dès que l’on déplace un instant ce regard sur la danseuse, que ce soit
pour aller du côté de l’exécution du mouvement, du point de vue de la pratique, de
l’analyse du mouvement, ou bien de celui de la peinture de la danse, le rapport au poids, à
la gravité, au sol, devient fondamental.
C’est ainsi que quelques pages plus loin, lorsqu’il parlera des peintures et non plus
de la danse en elle-même, Valéry renversera cet oubli des sols en leur présence forte :
« Degas est l’un des rares peintres qui aient donné au sol son importance.
Il a des planchers admirables.
Parfois, il prend une danseuse d’assez haut, et toute la forme se projette sur le
plan du plateau, comme on voit un crabe sur la plage. Ce parti lui donne des
vues neuves et d’intéressantes combinaisons.
Le sol est un des facteurs essentiels de la vision des choses24. »
24
Paul VALERY, Degas, danse, dessin, op.cit., p91
25
Ibidem, p222
24
s’en servir pour donner à son œuvre une certaine unité toute différente de celle
de la composition, sa conception de la forme en est changée26. »
26
Ibidem, p91
27
Paul VALERY, L’âme et la danse, op.cit., p127
25
opération de perception, l’écoute des pieds qui portent les oreilles chez Nietzsche, le
tissage des sensations ici.
Les pieds en mouvement se lient à la terre, et par là même au temps, à la durée,
comme si dans ce tissu des pieds avec le sol qui entremêle les fils du corps et de l’espace
s’immisçait déjà le fil rouge du temps, de la « durée ». L’usage du terme durée nous
rappelle que Valéry est lecteur de Bergson, qui, dès 1889, a développé son concept de
durée dans son Essai sur les données immédiates de la conscience. Que le flot de la durée
puisse être tissé, enchevêtré, avec les poussières de la terre, voilà qui ouvre une relation
très forte entre contact avec le sol, relation gravitaire et durée ; les sensations se tissent
avec la multiplicité des poussières du sol et « tressent » l’hétérogénéité de la durée.
S’ouvrent alors des échos clairs entre philosophie et danse, comme sensations et travail de
la durée, et c’est déjà là que la lecture de Bergson s’insère dans l’acuité de l’hétérogénéité
de la durée, au travers de la tension gravitaire qui habite la danse.
Les modifications de cette tension entre importance du sol et essence de légèreté au
sein même des textes de Valéry font varier les métaphores conjointes de la philosophie et
de la danse. D’une abstraction idéelle dans la métaphore de la métaphore que sont les
méduses, à un ancrage dans la durée tissée avec le sol, s’opèrent chez Valéry une riche
variation des métaphores comme opérations de la pensée, dansée et philosophique.
La danse des philosophes est souvent de prime abord une image inspiratrice de la
légèreté comme détachement, de ce qui est pourtant le plus intimement lié au corps dans
son mouvement même, mais qui semble échapper à cette pesanteur de la masse et fournir
ainsi une métaphore idéale de la pensée légère, fluide et pure. Mais, nous l’avons vu, dès
que le travail se fait plus profond, la relation se complexifie, et le panorama philosophique
26
est loin d’être univoque. Il permet l’émergence de relations plus complexes avec la danse
que ce que parfois l’on peut entendre28.
28
Richard Shusterman explique ainsi que « les philosophes (y compris ceux qui défendaient le corps) ont
longtemps dénigré toute focalisation sur les sentiments et mouvements corporels, considérant l’absorption en
soi comme une distraction préjudiciable, voire comme une forme de corruption morale. » Conscience du
corps. Pour une soma-esthétique. éd. de l’Éclat, Paris-tel Aviv, 2007, p7
27
III Badiou, la danse entre métaphore et événement
29
Alain BADIOU, « La danse comme métaphore de la pensée », p11-22, in ouv. coll., Danse et pensée, éd.
GERMS, Paris, 1993, p12
30
Idem
31
Idem
32
Ibidem, p12-13
33
Ibidem, p12
28
est le mouvement même de son intensification immanente, plutôt qu’une représentation
extérieure contraignante, d’une quelconque élévation par exemple. C’est exactement en ce
sens que la danse peut être, pour Badiou, une figure de l’événement, concept central de sa
pensée. Est alors énoncé à nouveau le champ de tension qui se crée à la rencontre de la
danse et de la philosophie, entre immanence et représentation, qui exige directement de
penser la question d’une immédiateté à partir de cette rencontre. Et pourtant, toujours une
métaphore…
Penser la métaphore comme intensification immanente est permis par le travail sur
la gravité que le texte vient d’opérer. En repartant des danseuses de Zarathoustra, légères
contre l’esprit de pesanteur, nous faisions remarquer le lien singulier établi entre la danse
et la terre. Lorsque Badiou lit Nietzsche, même si la danse est prise dans son image de la
légèreté, ça n’est pas dans une abstraction du sol foulé et des pieds qui sillonnent la terre.
Badiou reprend ainsi :
« c’est que la question centrale de la danse est le rapport entre verticalité et
attraction, verticalité et attraction qui transitent dans le corps dansant, et
l’autorisent à manifester un possible paradoxal : que terre et air échangent leurs
positions, passent l’un dans l’autre34. »
Cette remarque sur la danse prise dans ce rapport gravitaire est essentielle : il ne s’agit pas
d’une négation de l’attraction terrestre, mais d’une tension qui en est l’intensification
même.
Pourtant par moment, Badiou tend dans la suite du texte à dresser la verticalité
comme légèreté contre la lourdeur d’une horizontalité qu’il identifie comme bruyante,
brutale et militaire, alors même qu’il semblait fournir une manière de complexifier le
rapport et de dépasser la simple métaphore rhétorique de la danseuse comme abstraction du
sol commun qui tous nous attire. Dans un rapprochement qui n’est pourtant pas évident
entre horizontalité et lourdeur martelant au pas, et en l’opposant à une verticalité qui
s’élève « sur pointe », BadiouAinsi décrit le corps militaire en contrepoint de la danse, en
revenant à opposer lourdeur et légèreté aérienne, en utilisant l’image classique des pointes:
« C’est le corps aligné et martelant, le corps horizontal et sonore. Le corps de
la cadence frappée. Alors que la danse est le corps aérien et rompu, le corps
34
Idem
29
vertical. Pas du tout le corps martelant mais le corps « sur pointes », le corps
qui pique le sol comme si c’était un nuage35. »
35
Ibidem, p13
36
Ibidem, p12
37
Ibidem, p14
30
mouvement" cette attitude envers le poids, la gravité, qui existe déjà avant que
nous bougions, dans le seul fait d’être debout, et qui va produire la charge
expressive du mouvement que nous allons exécuter. (…) c’est lui qui
détermine l’état de tension du corps et qui définit la qualité, la couleur
spécifique de chaque geste38. »
Badiou va encore plus loin dans cette direction, jusqu’à faire de ce pré-mouvement,
ici de ce pré-temps, l’essence même de la danse, qui l’engloberait toute, tout en réaffirmant
son essence de métaphore :
« mais si la danse est métaphore de l’événement « avant » le nom, elle ne peut
participer de ce temps que seul le nom, par sa coupure, institue. Elle est
soustraite à la décision temporelle. Il y a donc, dans la danse, quelque chose
d’avant le temps, de pré-temporel39. »
38
Hubert GODARD, « Le geste et sa perception » (p224-229), post-face à Isabelle GINOT et Marcelle
MICHEL, La danse au XXème siècle¸ éd. Borda, Paris, 1995, p224
39
Alain BADIOU, Ibidem., p15
31
conditions communes de pesanteur, et une réalité en mouvement d’un corps reconvoqué à
l’exercice philosophique sur la terre.
32
IV Nancy, un corps dansant et pe(n)sant
Dans la philosophie contemporaine, Jean-Luc Nancy est une figure singulière d’un
philosophe qui a saisi le poids de la danse dans la pensée. Son échange avec Mathilde
Monnier fut l’occasion de livres et de présentations publiques autour de cette rencontre40.
Plus largement, sa philosophie s’est posée la question du poids du corps41, élaborant une
pensée qui cherche à penser le sens avec la matérialité, tant dans son écriture, que dans son
expérience de faire de la philosophie. Marc Grün a réalisé sur lui un film explicitement
intitulé Le corps du philosophe. L’ouvrage Allitérations, collaboration avec Mathilde
Monnier qui fait suite à un spectacle du même nom, est l’occasion d’un déplacement, telle
une danse philosophique, ils se lèvent et marchent côte à côte, se mettent en route, en
trajectoire :
« Puis de l’expérience de se lever et de marcher. De perdre l’adhérence au sol
et au lieu fixe42. »
Déjà là, la danse est action réelle, expérience de pensée. Qui plus est, elle est
primordialement marche et ontologiquement déplacement ; et là encore:
« Immédiatement surgit une affaire (je ne dis pas une question) de sens, au sens
de : manière de sentir la terre et son corps dessus ; posé allongé ou plaqué, à
ramper, dressé sur ses pieds, ne reposant sur le sol que par peu de peau et peu
de temps, tendanciellement se dégageant, sautant, bondissant, ne volant
pourtant pas, n’entrant pas dans ce tout autre régime de rapport à la terre43. »
40
Citons un spectacle : Allitérations, créé en 2002 et des ouvrages : Dehors la danse, éd. Rroz, Lyon, 2001 ;
« Seul(e) au monde, dialogue entre Mathilde Monnier et Jean-Luc Nancy » (p. 51-62), in Claire ROUSSIER
(dir.), La danse en solo. Une figure singulière de la modernité, éd. Centre National de la Danse, Pantin,
2002 ; et Allitérations – Conversations sur la danse, avec Mathilde Monnier, éd. Galilée, coll. Incises, 2005
41
Le titre parle de lui-même : Le poids d’une pensée, éd. Le Griffon d’argile, Québec, 1991
42
Mathilde MONNIER et Jean-Luc NANCY, Allitérations. Conversations sur la danse, op ; cit., p22
43
Idem
33
de sujet ou d’objet danseuse. Il n’y a même pas de sujet dans la phrase ; juste une
« affaire » qui surgit, entre la danse et la philosophie. La rencontre de la philosophie avec
la danse la fait donc parler d’immédiateté, de terre, de pieds (telles les chevilles de
Zarathoustra), de peau en contact et de temps, de durée enfin, de tendance.
À nouveau, cette tension gravitaire, entre légèreté et ancrage au sol qui ne s’oppose
pas, est au cœur de la principale inquiétude que la danse provoque chez le philosophe :
« En somme, tout se passerait entre enfouissement et envol : ni l’un ni l’autre,
mais une tension entre les deux44. »
Ce qui se joue autour de cette question de la gravité pour un philosophe, c’est
toujours et encore son insertion dans le monde, l’exercice de la pensée comme expérience
de la réalité, et les liens qui s’y nouent et s’y tordent. Nous avons vu chez Badiou cette
tendance de la danse comme métaphore à créer un extérieur au temps, dans ce qu’elle
serait essentiellement « retenue ». Nancy reprend ce terme, pour avancer au contraire que
la danse n’est dans aucun extérieur :
« Et elle [la danse] tiendrait, elle ferait jouer en elle la tension de cette retenue.
La danse ferait être au monde de la manière la plus stricte : ni en dessous, ni
au-dessus, ni en deçà, ni au-delà, mais juste au monde45 »
La retenue n’est pas une extraction du monde, elle est cet écart entre, qui force le contact
attentif avec la gravité. Se noue la question de savoir comment la danse en ce qu’elle est
une certaine expérience sensible de la gravité, met en jeu une certaine immédiateté au
monde, tout en maintenant une tension, qui est le lieu même de la production du geste. Il y
a un écart qui force un déplacement dans la pensée. Mais cette retenue n’est pas rajoutée,
elle est intrinsèque à la danse dans le sens où le corps n’est jamais totalement donné dans
son geste, qui pourtant engage tout le corps mais ne le dévoile pas entièrement. Ne serait-
ce pas en effet le propre du corps d’être notre plus radicale réalité, et en même temps,
toujours partiellement en cache ?
Ce qui force à penser dans la rencontre entre la danse et la philosophie, c’est cette
expérience sensible de la gravité comme ancrage dans le monde, et la pensée serait alors
force de déplacement des concepts. Faire une philosophie avec la danse, faire de la
44
Idem
45
Ibidem, p23. C’est moi qui souligne.
34
philosophie une danse, c’est mettre la pensée à l’épreuve de son ancrage au monde. Ce que
la danse fait à la pensée : un corps pe(n)sant.
Conclusion chapitre 1
Le rapide trajet dans cette danse des philosophes non moins riche que complexe
nous déligne un champ de tensions où se noue le rapport à la gravité, en tordant
l’opposition simple entre lourdeur et légèreté, et en prenant dans la torsion les questions de
temps, de durée et d’immanence. Loin de vouloir établir une exhaustivité des occurences à
la danse dans la philosophie46, le passage par les quatre références philosophiques a défini
notre problème : l’on ne pourra penser la danse comme la légèreté d’une abstraction qui
constituerait son essence dans une opposition à la lourdeur. Si métaphore il y a, nous ne la
chercherons pas du côté d’une rhétorique de la légèreté tendant à une élévation
aristocratique, ni de celui d’une image fixe d’un corps, mais dans le déplacement qu’elle
implique, dans la « tension » concrète entre les deux termes de la métaphore, étant
« métaphore vive47». En défaisant la métaphore de sa rhétorique, nous l’ancrons dans les
opérations qu’elle effectue : un mouvement traversé par la pesanteur dans le sens ouvre ces
propres déplacements aux contextes socio-politiques plutôt que de s’en abstraire. Ce qui
nous force au moment de penser les corps en mouvement, c’est la tension jamais résolue
qui est à l’œuvre dans leur expérience de la gravité, plutôt qu’un envol léger au-dessus
d’une réalité. La matérialité corporelle de la danse est réalité, qui force la pensée dans la
dynamique toujours renouvelée de la tension gravitaire qui la traverse.
46
Nous renvoyons pour un travail sur la présence de la danse dans la philosophie esthétique à Frédéric
POUILLAUDE, Le désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse, Thèse de doctorat
en philosophie sous la direction de Catherine KINTZLER, Université de Lille III, novembre 2006. En
particulier la première partie « la philosophie de la danse ou l’absentement des œuvres ».
47
Cf. Paul RICOEUR, La Métaphore Vive, op ; cit.
35
Déjà, l’expérience esthétique que Schopenhauer identifie dans l’art architectural se
laisse-t-elle saisir dans cette tension. Nous y lisons la danse. L’architecture, le premier art
dont traite Schopenhauer dans le livre III du Monde comme volonté et représentation, est
essentiellement matière (la pierre pesante). Ses qualités sont alors celles de « la pesanteur,
la cohérence, la résistance, la fluidité, la réflexion de la lumière, etc.48 ». Dans un étrange
écho avec la danse -qui la fait définitivement sortir d’une icône de la légèreté abstraite-, les
corps en mouvement, comme les bâtiments d’architecture, « au point de vue simplement
artistique49 », sont pris entre la pesanteur et la résistance à celle-ci, et leur art est de rendre
sensible le détournement, nous disions la torsion, nous dirons l’écart, de ce qui n’est déjà
plus une simple opposition binaire.
« Car, à vrai dire, c’est la lutte entre la pesanteur et la résistance qui constitue à
elle seule l’intérêt esthétique de la belle architecture ; faire ressortir cette lutte
d’une manière complexe et parfaitement claire, telle est sa tâche. Voici
comment elle s’en acquitte : elle empêche ces indestructibles forces de suivre
leur voie directe et de s’exercer librement ; elle les détourne pour les contenir ;
elle prolonge ainsi la lutte et elle rend visible sous mille aspects l’effort
infatigable des deux forces. (…) Aussi, grâce à ces détours forcés, grâce à ces
obstacles, les forces immanentes aux pierres brutes se manifestent de la façon
la plus claire et la plus complexe50. »
Dans cette lutte qui détourne l’opposition en la reflétant dans des directions multiples, se
donnent à voir des imbrications de la matière avec les forces en mouvement. La clarté de
cette description de la tension gravitaire déviée rapproche la danse de l’architecture par les
forces de la pesanteur des pierres, plutôt, par exemple, que du théâtre de l’expression de
personnages. En la saisissant dans cette tension qui n’est pas opposition, la danse ne peut
définitivement plus être une métaphore légère pour une pensée abstraite, et se donne, en
même temps claire et complexe, dans un terrain d’effectuation des forces
multidirectionnelles propres à la matière traversée par la pesanteur. Son art n’est alors pas
celui de la métaphore rhétorique, ni celui d’un simple affaissement consensuel aux lois du
48
Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et représentation, (trad. A. Burdeau), éd. PUF
Quadrige, 1966, Livre III, §43, p275
49
Idem
50
Ibidem, p275-276
36
monde, mais il rend sensibles les détours exigeants d’une tension toujours changeante, qui
dure nécessairement le temps des détournements.
37
Chapitre 2
La relation gravitaire, un lieu de déplacements
pour la danse
Le rapport à la gravité change sans cesse, et traverse différemment les corps et leurs
mouvements. La sensation de cette attraction des masses, que l’on appelle communément
notre poids, irrigue profondément les différents projets, les différentes esthétiques,
représentations et modalités de travail du corps dans la danse. Les corps en mouvement ne
cessent de se re-définir par rapport à leur arrangement avec la gravité et c’est en cela qu’il
ne peut s’agir de penser la danse à partir d’un corps fixe, mais des dynamiques de
mouvements. En cela également l’on ne pourra qu’au risque d’alimenter un régime des
corps à qui échappent leur dynamique, leur fiction, en un mot, leur danse, parler de
« corps ». Michel Bernard le dit clairement et dans toute la complexité du problème : il faut
travailler au corps « en adoptant un autre regard et en substituant à ce modèle
substantialiste, sémiotique et instrumental, celui réticulaire, intensif et hétérogène de
« corporéité » »51. L’hétérogénéité dynamique de ces corporéités se comprend
particulièrement à travers l’expérience gravitaire et permet de comprendre à son tour
l’interaction possible entre les déplacements dans les organisations et les représentations de
la danse, et les transformations des corps, des gestes et de leurs agencements.
Ainsi, les dynamiques gravitaires peuvent constituer l’indice, de certains
changements dans la création chorégraphique. Le poids se pose comme le point
51
Michel BERNARD, De la création chorégraphique, éd. Centre National de la Danse, Pantin, 2001, p24
38
d’interrogation de la danse, l’inquiétude qui traverse et met en mouvement les corps
dansants, ou peut-être plutôt une question des masses, à la frontière entre le singulier et le
pluriel… non plus la définition d’un poids, sa gestion pour plus de légèreté, mais des
arrangements toujours mouvants de masses, masses des corps.
« Le concept de masse est ici très justement pointé comme celui qui se
substitue dans la danse contemporaine à celui de poids: il procède d’un usage
métaphorique, qui indique un problème plus qu’une théorie52 »
Véronique Fabbri, à propos d’un texte de Nancy53, souligne combien la danse
contemporaine se construit principalement autour d’un problème de masse. S’il faut se
méfier des ruptures trop claires en matière d’histoire de l’art, il est intéressant de voir
comment le fait de penser en termes de masse insiste en tous cas sur cette relation qui
travaille la danse, toujours en voie de modification, soit en tant que « quotient de l’intensité
d’une force » (masse inerte), ou en tant que « grandeur qui caractérise ce corps
relativement à l’attraction qu’il subit de la part d’un autre (masse pesante) », et ce dans un
sens bien autant, et même davantage, physique qu’allégorique. Métaphores concrètes des
masses en mouvement, la relation dynamique des masses ouvre au temps, à la vitesse
d’accélération de la danse. Un danseur explique ainsi :
« Le poids, en danse, c’est une force, la vitesse à laquelle on cède ou non à la
pesanteur, qui est reliée à la perception de notre corps dans l’espace. « avoir
conscience du poids » comme on dit, c’est avoir la capacité ou non de céder
plus ou moins vite à la pesanteur et cela dépend de la façon dont on s’oriente
dans l’espace, dont on construit ou pense l’espace de son geste. En danse,
suivant le contexte, un même poids peut subir des variations de masse, se
dilater ou se rétracter, et l’on peut chercher à travailler sur une masse
homogène ou hétérogène54. »
Prendre les variations de cette masse comme un des éléments qui « font » la danse,
c’est dès maintenant poser à la danse les questions de dilatation et de rétraction,
d’homogénéité et d’hétérogénéité. Immédiatement s’ouvre une figure transversale, celle du
52
Véronique FABBRI, « Langage, sens et contact dans l’improvisation dansée », (p83-101), in Anne
BOISSIERE et Catherine KINTZLER (ouv. coll.), Approche philosophique du geste dansé. De
l’improvisation à la performance, éd. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2006, p86
53
« Seul(e) au monde, dialogue entre Mathilde Monnier et Jean-Luc Nancy » (p. 51-62), in Claire
ROUSSIER (dir.), La danse en solo. Une figure singulière de la modernité, op. cit.
54
Boris CHARMATZ et Isabelle LAUNAY, Entretenir, éd. Centre National de la Danse, Les presses du
Réel, Paris, 2003, p42
39
temps ; dilaté et contracté, homogène et hétérogène, successivement ou par superposition,
les temporalités qu’ouvre cette danse sont intimement liées à ses variations de masses.
C’est une, ou plusieurs, durée(s) qui s’ouvre(nt) dans ce rapport à la gravité, et déjà la
philosophie de Bergson se fait entendre… continuité et changement, teneur et
différenciation, tels sont les concepts en jeu physiquement dans la relation des masses en
danse.
40
Note d’attention
Cette expérience de l’attraction de la masse du corps par la masse de la Terre,
qu’est la gravité, est changeante ; l’arrangement du contact au sol se modifie sans cesse, en
même temps qu’il continue ; et c’est tout le corps qui ne cesse de se mouvoir, dans cette
répartition des masses. À la réalité de la gravité, se joint le réarrangement du corps, et la
relation gravitaire plus ou moins attentive à ce réarrangement, continu et changeant.
Pour rendre ce double aspect nous parlerons plus volontiers de relation gravitaire
que de rapport. Nous avons avec le terme relation le sens du dynamisme d’une
modification mutuelle, renouvelée et toujours changeante, alors que le rapport est plus
constant. Il s’agira donc pour nous de tracer quelques modifications de cette relation
gravitaire dans la danse, modification des relations de masses. Par ailleurs, ces
changements, si nous les prenons à travers le prisme particulier de cette relation gravitaire,
deviennent plus clairement des déplacements. Relation et déplacements, tels seraient les
termes qui semblent décrire au mieux la réalité de la gravité comme moteur des corps en
mouvement.
Notre premier chapitre nous a amené à penser une métaphore limite de la danse
comme déplacement plutôt qu’abstraction rhétorique, après que la relation gravité a été la
majeure tension qui intéressa les philosophes à la danse. Nous voilà désormais face à
l’exigence d’une pensée du déplacement. Se déplacer, c’est modifier sa relation à la
gravité, c’est, plus fortement encore, engager toute sa masse dans le déplacement, c’est
déplacer son centre de gravité, et emmener quelque chose de la gravité du monde dans le
déplacement. Se déplacer en emmenant un peu de poussière du sol dans ses pas, y laisser
quelques gouttes qui tombent sur le sol, partir en se déplaçant, en « tirant un bout de nappe
avec soi55 ». Des déplacements, il y en a dans deux sens : au sein de chaque danse, dans les
mouvements des danseurs, avec une variation de l’attention et de l’entremise avec la
gravité ; mais aussi entre différents moments de l’histoire de la création chorégraphique.
Partir de la relation gravitaire, c’est faire l’hypothèse que ces deux sens des déplacements
sont imbriqués, et significatifs les uns des autres. Il s’agira pour nous de saisir quelques-
55
Sur les lignes de fuite, voir Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, Flammarion, Paris, 1996, p47
et suivantes.
41
uns de ces déplacements dans les lieux, et la manière “de faire la danse”, déplacements de
gravité ; de la même manière nous pourrions parler de “faire de la philosophie”,
essentiellement comme “faire l’expérience de la réalité”, et déplacer et être déplacés.
I Déplacements historiques
Cette relation gravitaire dans la danse peut ainsi constituer un critère pour penser
les déplacements opérés dans l’histoire de la danse. Loin de vouloir affirmer une histoire
linéaire de la danse au XXème siècle dans une schématisation qui irait d’une fausse illusion
de la légèreté à la vérité d’une lourdeur, voyons comment cette question du rapport au sol
et à la gravité constitue un plan de coupe de certains moments, de certaines expériences de
danse. Même si l’on peut dire, comme repère, que le tournant du XIXème au XXème siècle
correspond au passage de la danse classique de ballet à la danse moderne, dans des échos
particuliers entre Europe et États-Unis, et qu’un second virage aura lieu dans les années
1950-1960, que l’on trouve le plus souvent sous le terme « postmodern dance», alors que
d’autres n’y voient qu’une continuation de la modernité dans un temps qui nous est plus
« contemporain », il n’en reste pas moins que l’histoire de cette danse n’est absolument pas
linéaire au niveau des modes de composition, des esthétiques, des vocabulaires de
mouvement, c’est-à-dire, dans les termes de Michel Bernard, des « corporéités » en jeu. Il
s’agit pour nous alors de prévenir au mieux cette paresse de langage qui nous ferait penser
en termes de linéarité successive dans un cadre téléologique d’un progrès nécessaire et
continu56.
56
Sur l’histoire de la danse comme non linéaire, voir les travaux d’Isabelle LAUNAY sur la danse moderne,
par exemple : A la recherche d’une danse moderne. Rudolf Laban, Mary Wigman, éd. Chiron, Paris, 1997 ; et
Isabelle GINOT, et Marcelle MICHEL, la danse au XXème siècle, op. cit.
43
A] Une rupture postmoderne?
44
postmodernité ; non pas tant dans une grande exposition panoramique de la situation que
par une étude précise, en un point ou deux, creusés dans le terrain de danse qui nous
occupe.
Sur cette période qui va au plus large des années 1950 aux années 1970, les
études sur la danse sont quasiment toutes redevables de la principale recherche historique
et conceptuelle propre au champ de la danse menée par Sally Banes, dans des travaux
longs et précis, et qui, dès 1980, donnent le ton, que ce soit en accord ou en disharmonie,
des autres études menées sur le sujet. Elle s’explique sur la notion de danse postmoderne
dans « l’Introduction à l’édition de Wesleyan » de 1987 de son ouvrage fondamental
Terpsichore in Sneakers : Post-Modern Dance, dont la première publication date de 1980.
Cette même introduction est reproduite dans la traduction française de l’ouvrage, parue en
2002. Elle s’ouvre sur l’attribution de l’appellation de post-modern dance à Yvonne
Rainer, qui parlait ainsi du Judson Dance Theater auquel elle appartenait, puis cite
également un article de Michael Kirby, dans The Drama Review consacré à ce thème en
mars 1975, qui définit ainsi la post-modern dance :
« Dans la théorie de la post-modern dance, le chorégraphe n'applique pas des
critères visuels. Il envisage l'œuvre de l'intérieur: le mouvement n'est pas
sélectionné pour son aspect, mais résulte d'un certain nombre de décisions,
objectifs, plans, schémas, règles, concepts ou questions. Tout mouvement se
produisant au cours de la représentation est acceptable du moment qu'il adhère
aux principes restrictifs et limitatifs de la définition57 »
57
Michael KIRBY, “The Drama Review”, n°19, mars 1975, p3. Cité in Sally BANES, Terpsichore en
baskets. Post-modern dance, éd. Chiron, Paris, 2002, p18
45
autonomisation de l’œuvre d’art, dans des plans et schémas internes, ne correspond-elle
pas à une idée antérieure de l’art ? Toujours est-il qu’un enjeu se dessine autour de la
place du chorégraphe.
Sur l’utilisation du terme “post-modern”, Sally Banes fait remarquer que la
définition de Kirby donnée ici est trop étroite à son sens, car « elle ne renvoie qu’à l’une
des nombreuses étapes – la post-modern dance analytique- de l’évolution que je souhaite
retracer ici58. » Sally Banes énonce ensuite plusieurs mise en garde quant à ce terme, et non
des moindres…
« Dans la danse, la confusion créée par le terme “post-moderne” se complique
encore du fait que la modern dance historique n’a jamais vraiment été
moderniste. Souvent, les questions soulevées par le modernisme dans les autres
arts surgissent précisément dans l’arène de la post-modern dance : l’inventaire
des propriétés du médium, l’exposition des qualités essentielles de la danse
considérée comme un art, la dissociation des éléments formels, l’élimination de
tout contenu extérieur à la danse59. »
Banes le note ici très clairement : la danse qu’elle appelle postmoderne est
traversée par des projets de la modernité. En effet, la danse postmoderne se désignerait
ainsi en opposition à la modern dance - « appellation globale de toute la danse scénique
ayant rompu avec le ballet et le divertissement populaire60 », au XXème siècle -, qui n’était
pas elle-même moderniste, et même plus, la danse dite postmoderne reprendrait à son
compte un projet de la modernité que la modern dance, n’aurait pas mené à bien (travail
sur le médium, etc.), tout en se constituant clairement en opposition radicale avec la
modern dance. Mais cependant, Banes assure tout de même que :
« certains aspects de la post-modern dance coïncident tout à fait avec les
notions post-modernistes observées dans les autres arts : pastiche, ironie, jeux,
référence historique et emprunts de matériaux populaires, continuités des
cultures, intérêt pour le processus et non pour le produit, suppression des
frontières entre les formes artistiques d’une part, entre l’art et la vie d’autre
part, et nouvelles relations entre l’artiste et le public61 »
Si les pastiches peuvent en effet rejoindre le questionnement, souvent identifié comme
postmoderne, portant sur l’origine impossible d’une succession de simulacres de simulacre,
le jeu qui ébranle la frontière entre l’art et la vie semble beaucoup plus difficile à
58
Sally BANES, Terpsichore en baskets. Post-modern dance, op. cit., p18
59
Ibidem, p19
60
Ibidem, p17
61
Ibidem, p19
46
circonscrire dans cette même période… et traverse beaucoup plus profondément l’histoire
de l’art dans son ensemble et plus particulièrement ce que Rancière appelle « le régime
esthétique des arts62 », dans une distinction qui pourra critiquer et faire l’économie de cette
dichotomie entre moderne et postmoderne.
Banes quant à elle revendique la pertinence du terme postmoderne pour désigner
cette danse qui court des années 1960 au début des années 1980, et marquer ainsi une
rupture et une certaine filiation, après avoir mis en garde contre les confusions et les
approximations qui entourent ce terme, dues en particulier à l’éclectisme de ces pratiques,
comme elle l’explique dans un ouvrage clairement intitulé Writting Dancing in the Age of
Postmodernism :
« Le sens du terme "postmoderne" en danse est partiellement historique et
descriptif, comme je l'ai suggéré. Il a d’abord été un terme de chorégraphe pour
attirer l'attention sur une génération émergente de nouveaux artistes en danse.
Ces chorégraphes –dont beaucoup, mais pas tous, ont été liés au Judson Dance
Theater- n’avaient pas forcément un style unique. Leurs méthodes allaient de
procédés aléatoires à l'improvisation, en passant par des partitions visuelles,
des règles du jeu ou bien des tâches à exécuter, et d'un intérêt minimaliste pour
le soutien d’“une chose” à un fatras multimédia. Leur vocabulaire a également
participé de l’esprit unique de pluralisme démocratique du début des années
1960, en embrassant des activités ordinaires non stylisées- le jeu d'enfant, la
danse sociale, les tâches quotidiennes - aussi bien que les actions plus
spécialisées que sont l'athlétisme, le ballet et les techniques de danse
moderne63. »
62
Cf. Jacques RANCIERE, Le partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, Paris, 2000
63
Sally BANES, Writing Dancing in the Age of Postmodernism, Wesleyan University Press, Hanover et
Londres, 1994, p303. (“The meaning of the term « postmodern » in dance is partly historical and descriptive, as I have suggested.
It began as a choreographer’s term to call attention to an emergent generation of new dance artists. Those choreographers –many, but
not all, of whom were connected with the Judson Dance Theatre- were not necessarily united stylistically. Their methods ranged from
chance procedures to improvisation to picture-scores to rule-games and tasks, and from a minimalist interest in sustaining “one thing” to
a welter of multimedia. Their vocabulary too, partook of a uniquely early sixties spirit of democratic pluralism, embracing unstylised
ordinary activities –child’s play, social dancing, daily tasks- as well as the more specialized actions of athletics, ballet, and modern
dance techniques.”)
47
les torsions, les retours, les digressions, et les alliances en cours de route-, le
mouvement s’est appelé lui-même postmoderne, et de nombreux praticiens
continuent d’utiliser ce titre64. »
64
Ibidem, p304 (“because practices that are (compared to the visual arts, for instance) both modernist and postmodernist have
already both been subsumed under the rubric “postmodern dance”. Historically –no matter what its twists, turns, digressions, and
alliances along the way- the movement has called itself postmodern, and many of its practitioners still use that title.”)
65
André LEPECKI, Exhausting dance, Performance and politics of movement, éd. Routledge, New York,
2006, p14 (“My hesitancy throughout the book in using this central term in dance studies derives not only from the inconclusive
debate in the late 1980s on the pages of The Drama Review between Susan Manning and Sally Bane on what constitutes “postmodern
dance”, but also from the profound insight by Bhabba when he writes that “ the project of modernity is itself rendered so contradictory
and unresolved through the insertion of the ‘time-lag’ in which colonial and postcolonial moments emerge as sign and history, that I am
sceptical of those transitions to postmodernity” that “Western academic writing” theorizes”), citation de Homi K. BHABBA,
The location of culture, éd. Routledge, Londres et New York, 1994, p 238
48
De la même manière, lors de la même année 2006, le livre de Ramsay Burt sur le
Judson Church Theater s’ouvre sur la même hésitation : tout en reconnaissant l’inestimable
apport des recherches de Sally Banes pour ses propres travaux, il se distingue de son
analyse sur la danse américaine des années 1960 comme post-moderne, en particulier du
fait du rapprochement qu’il propose entre les œuvres de Pina Bausch et de Trisha Brown.
Dans un paragraphe intitulé « Théorie de la danse moderniste et danse postmoderne », il
explique :
« Trouver un tel terreau commun à la danse européenne et américaine c'est se
départir radicalement de la vision de la danse postmoderne développée par
Sally Banes. De son point de vue, la danse post-moderne était un "phénomène
largement Américain”66. »
Les réticences portent essentiellement sur la clôture dans laquelle le concept de
postmodernité a enfermé l’art et ses discours, sans pour autant que ces mêmes auteurs nient
l’importance du travail, y compris conceptuel, que Banes a effectué sous cette catégorie.
Son travail, il faut le dire, est essentiel pour qui se penche sur cette période. Sans entrer ici
dans le cœur du débat qui se noue, en chaussures de combat67, entre Banes et Manning, en
1988 après la sortie de la deuxième édition du livre de Banes sous titré post-modern dance,
et qui innervera toutes les recherches en dance studies et performances studies,
remarquons que ce terme de postmodernité est hautement polémique par ses sous entendus
et ses implications.
Dans le contexte français, Laurence Louppe, chercheuse, performeuse, critique et
théoricienne, figure forte de la pensée dans et sur la danse actuelle en France, ouvre
également son ouvrage consacré à la danse contemporaine par un positionnement sur ce
terme de danse postmoderne. Là encore, il apparaît clairement que le fait d’écrire en
France introduit le débat en des termes très différents: elle commence par annoncer qu’elle
ne fait pas de distinction entre danse moderne et danse contemporaine, dans le sens où ce
qu’elle identifie comme un projet moderne de la danse du début du XXème siècle n’aurait
pas épuisé sa réalisation et ressurgit dans les poussées radicales les plus récentes. Elle
66
Ramsay BURT, Judson Dance Theatre. Performatives traces, éd. Routledge, Londres et New York, 2006,
p5 (“To find such common ground between European and American dance is to depart radically from the view of postmodern dance
developed by Sally Banes. In her view postmodern dance was a “largely United States phenomenon”.”)
67
Cf. Susan MANNING, Reviewed work(s): « Terpsichore in Sneakers: Post-Modern Dance by Sally
Banes », (p. 32-39), The Drama Review, Vol. 32, N° 4, hiver 1988; et Sally BANES, «"Terpsichore" Combat
Continued » (p. 17-18), The Drama Review, Vol. 33, N° 4, hiver, 1989
49
explique ainsi qu’elle ne voit pas pourquoi distinguer une danse postmoderne, même si,
pour Merce Cunningham ou Trisha Brown:
« tout rapprochement de la 'modern dance' est impensable, dès lors qu'eux-
mêmes en ont combattu l'institution quelque peu arrogante. Toute leur œuvre
n'est qu'un long décollement par rapport à des éléments antérieurs qu'ils ne
cessent de remettre en question. (…) Pour moi, il n'existe qu'une danse
contemporaine, dès lors que l'idée d'un langage gestuel non transmis a surgi au
début de ce siècle: mieux, à travers toutes les écoles, je retrouve, peut-être pas
les mêmes partis pris esthétiques (ce qui a peu à peu perdu, dans ce travail, son
importance) mais les mêmes 'valeurs' : valeurs subissant des traitements parfois
opposés, mais à travers eux toujours reconnaissables (ce qu'une Françoise
Dupuis appelle très bien les fondamentaux de la danse contemporaine) 68. »
Elle trace dans ses ouvrages ces déplacements plus ou moins novateurs, qu’elle
appelle « originaux », de ces fondamentaux. Tout en soulignant l’importance radicale de
l’inventivité des années 1960 aux États-Unis pour la danse contemporaine, elle relie ces
expériences à celles du début du siècle, après Delsarte, Wigman, Duncan, etc., et ne
reprend en aucun cas la catégorie de postmodernité. Ce serait finalement un projet
moderne, vite enfermé dans son « institutionnalisation », qui serait radicalement
dépoussiéré par la génération des années 1960. Elle explique ainsi dans le deuxième
volume de son ouvrage sur la Poétique de la danse contemporaine, la situation qui était
celle de la « danse contemporaine » au moment de la rédaction du premier volume :
« Je ne cachais pas ma déception : la danse moderne m’apparaissait davantage
fondée sur des processus élus par chaque artiste- ce qui pourrait passer pour
être le propre d’un art contemporain. La danse m’apparaissait plus
contemporaine que ce qui s’offrait à mon regard. Sans parler des époques de
grande radicalité comme les années 1920, puis 1960-1970 aux États-Unis, dont
de nombreux danseurs ou étudiants nourrissaient avec moi l’incurable
nostalgie69. »
Cette nostalgie, avouée pour mieux s’en départir en faisant le constat d’un
changement à partir de la moitié des années 1990, nous permet de voir comment selon elle
les critères qui traversent la danse sont ceux de modernité, radicalité, et contemporanéité,
plutôt que l’opposition moderne/postmoderne.
Finalement, le refus d’utiliser le terme postmoderne dans ce contexte français
viendrait de l’absence de renoncement au projet moderne, encore plus profondément que la
68
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, éd. Contredanse, Bruxelles, 2000, p36
69
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine. La suite, éd. Contredanse, Bruxelles, 2007, p7-8
50
crainte de la clôture que nous voyions dans le monde anglo-saxon actuel. La vision de
l’histoire de la danse par « périodes » successives et ruptures entre ces périodes s’en trouve
changée :
« On pourrait définir le moment contemporain, selon les termes mêmes de
Barthes dans le séminaire en question « comme un temps où se partagent les
mêmes problématiques ». Du coup, s’élargissent les durées. S’effondre le
régime des concomitances. Car les rejets que font aujourd’hui les artistes
chorégraphiques des normes spectaculaires résonnent comme l’écho attardé des
années radicales 60-70 aux États-Unis, et même des avant-gardes des années
2070 »
Nous trouvons alors dans les écrits de Louppe sur la danse un maillage des
pratiques chorégraphiques selon leur contemporanéité, décrit dans une non linéarité d’une
durée ouverte et épaisse (notre analyse de Bergson s’immisce déjà), par les
« problématiques » qui l’animent et une certaine radicalité de l’exploration de ces
problématiques. Ce sont ces « années radicales 60-70 » qu’il s’agit pour nous de travailler
depuis la philosophie, non pas pour ajouter une pierre de plus à une quelconque
« nostalgie », mais pour affiner la saisie des déplacements alors opérés aux frontières des
champs artistiques, politiques et philosophique.
Ne pas voir dans ces radicalités artistiques une rupture avec la modernité mais la
résurgence d’une tension qui anime toute modernité artistique –tel que la question du
médium comme art-, dans une histoire non linéaire de tensions et résurgences, voilà une
des propositions particulièrement fortes de la philosophie de Rancière. Ainsi dans son
ouvrage Le partage du sensible tout comme dans un texte proposé au MACBA de
Barcelone, il revient sur cette séparation modernité/postmodernité. Pour lui, il existe un
paradoxe fondamental qui provoque ce simili de rupture de la postmodernité alors qu’il n’a
cessé de travailler l’art, y compris au moment que l’on a appelé sa « modernité » : ce
paradoxe fondamental de l’art est que l'art est art, malgré le fait qu'il soit également
toujours non art. Si nous acceptons de nous confronter directement à ce paradoxe,
« nous n'avons donc pas besoin d'imaginer une fin pathétique de la modernité
ou une explosion plaisante de la postmodernité, qui mette fin à la grande
aventure moderne de l'autonomie de l'art et de l'émancipation par l'art. Il n'y a
pas de rupture postmoderne. Il y a une contradiction originaire continûment en
70
Ibidem, p15. Parmi ces artistes chorégraphiques d’aujourd’hui, elle nomme dans ce même texte Xavier Le
Roy.
51
marche. La solitude de l'œuvre contient une promesse d'émancipation. Mais
l'accomplissement de cette promesse consiste en la suppression de l'art comme
réalité à part, en sa transformation en une forme de vie71.»
Cette contradiction traverse la modernité, ou plutôt, pour Rancière, « le régime
esthétique de l’art » parce que c’est fondamentalement à un autre grand récit, en termes de
rupture et de courants, que se raccroche cette séparation entre modernité et postmodernité.
Rancière définit ainsi le postmodernisme :
« nom sous lequel certains artistes et penseurs ont pris conscience de ce
qu'avait été le modernisme: une tentative désespérée de fonder un 'propre de
l'art' en l'accrochant à une téléologie simple de l'évolution et de la rupture
historiques72. »
Rancière propose ainsi avec force de sortir de cette dichotomie dont la clarté se
révèle plus éblouissante que réellement éclairante, en montrant comment la notion même
de modernité est déjà une manière de masquer les déplacements réellement effectués par
l’art ; à cette modernité, il préfère le concept qu’il forge de « régime esthétique des
arts » qui s’oppose au « régime représentatif », qui lui-même se différenciait du « régime
éthique des images »:
« On peut dire que le régime esthétique des arts est le nom véritable de ce que
désigne l’appellation confuse de modernité. Mais la “modernité” est plus
qu’une appellation confuse. La “modernité” sous ses différentes versions est le
concept qui s’applique à occulter la spécificité de ce régime des arts et le sens
même de la spécificité des régimes de l’art. Il trace pour exalter ou la déplorer,
une ligne simple de passage ou de rupture entre l’ancien et le moderne, le
représentatif et le non-représentatif ou l’anti-représentatif. (…) Le régime
esthétique des arts n’oppose pas l’ancien et le moderne. Il oppose plus
profondément deux régimes d’historicité. C’est au sein du régime mimétique
que l’ancien s’oppose au moderne. Dans le régime esthétique de l’art, le futur
de l’art, son écart avec le présent du non-art, ne cesse de remettre en scène le
passé73. »
La modernité comme son opposé la postmodernité, ne font que masquer les réels
déplacements de l’art comme « partage du sensible », spécifiquement dans ce que Rancière
appelle le « régime esthétique des arts » ; que ces déplacements s’effectuent sur le terrain
du sensible, dans une hétérogénéité, et dans un partage, -c’est-à-dire en même temps
séparation et co-présence-, voilà ce qui constitue le lieu où art et politique se con-joignent.
71
Jacques RANCIERE, Sobre políticas estéticas, éd. MACBA / UAB. Barcelone, 2005, p29. (Je traduis)
72
Jacques RANCIERE, Le partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, Paris, 2000, p42
73
Ibidem, p32-34
52
Cette temporalité permet de penser profondément les pratiques artistiques qui nous
intéressent, et leurs imbrications philosophiques et politiques, comme des déplacements,
nous l’avons déjà vu. Il s’ait plus précisément de déplacements de cette « ligne de
partage » plutôt que dans des ruptures d’époque. Le sensible dont nous parlons est
principalement sensible de la relation gravitaire, sensibilité ouverte à un ici et maintenant
commun, toujours en réarrangement sur le sol à travers la pesanteur, le commun des
danseurs partageant un espace, et ouvrant une temporalité spécifique qui fait écho avec
celle renouvelée par Rancière à un autre niveau, celui de l’histoire de l’art :
« l’idée de modernité est une notion équivoque qui voudrait trancher dans la
configuration complexe du régime esthétique des arts, retenir les formes de
rupture, les gestes iconoclastes, etc., en les séparant du contexte qui les
autorise : la reproduction généralisée, l’interprétation, l’histoire, le musée, le
patrimoine… Elle voudrait qu’il y ait un sens unique alors que la temporalité
propre du régime esthétique des arts est celle d’une co-présence de
temporalités hétérogènes74.»
Une fois de plus, cette hétérogénéité des temporalités parlent de plusieurs niveaux,
celui de l’histoire de l’art, celui des œuvres chorégraphiques, celui des corps en
mouvement, et court, à ces différents niveaux, le risque d’une perte d’autorité, de
légitimité.
C’est certainement en ce sens que Sally Banes, pour dégager l’originalité des
travaux menés en danse à partir des années 1960, pour expliquer leur intrication avec des
mouvements sociaux et politiques de la même époque, et plus largement, pour inscrire ces
œuvres sous une identité précise dans l’histoire de l’art et y revendiquer leur légitimité,
définit et circonscrit ces mouvements sous le concept de postmodernité. Tout en prévenant
du risque de réduction et de faux effet de perspective, et en effectuant un travail très précis
de recensement et de documentation, elle les « accroche » dans le cadre d’une grande
rupture, pour mieux fonder leur originalité. Telles sont les visées de cette classification,
relevant d’un « désir d’énonciation » qui revêt, comme l’explique Michel Bernard, deux
caractéristiques principales : épistémologique et axiologique, participant ainsi:
« d’une quête de repérage, de délimitation par un souci de sécurité, c’est-à-dire,
selon une perspective nietzschéenne, de la peur de l’insolite. (…) Identifier
74
Ibidem, p37
53
pour classer, pour ordonner, donc soumettre à mon entendement quelque chose
qui de prime abord le gêne. C’est une première visée. Deuxième visée qui est
connexe, c’est un désir de valorisation, transformant l’ordre épistémologique
qui est donné par la première visée en ordre axiologique75. »
Le concept de temps est le lieu de tension de ces différentes perspectives prises sur
l’histoire de la danse, et traverse le faire de la danse à tous ses niveaux. à travers cette
critique, Michel Bernard montre bien comment en abandonnant une vision linéaire et
progressive du temps qui conditionne l’usage des catégories de moderne, postmoderne, et
contemporain, pourront être « récus[ées] les trois catégories au profit d’une autre forme
d’énonciation, qui souligne et restitue la spécificité qualitative du processus constitutif de
l’art76 », et ainsi permettre de rester au plus près du temps singulier de la danse, qui, de
même que dans son histoire, est prise dans son exécution même dans une temporalité,
qualitative, hétérogène, non linéaire. Entre étrangement en résonance avec la durée
bergsonienne, le « jeu de l’entrelacs sensoriel qui est tissé et détissé, jeu de tissage et
détissage de la temporalité par la corporéité, affirmation que tout moment en situation, se
trouve apporter une sorte de corporéité distincte77 » que décrit Bernard. Le temps n’est
alors plus le cadre dans lequel viennent successivement s’accrocher les tableaux de
courants artistiques successifs, mais se trouve lui-même modifié dans sa texture par les
pratiques et œuvres dansées, comme expériences et manifestations sensorielles et
constitution qualitative de temporalités.
Si la perspective épistémologique et axiologique cherchant à déterminer des
ruptures historiques absolues poussent dans le travail de Banes à l’usage d’un temps
linéaire et de catégories parfois figées, son travail de recherche, d’archives, de mise en
relation des éléments les uns avec les autres sur cette période constitue un outil précieux et
intelligent pour notre étude. Nous entendons saisir et suivre les déplacements radicaux de
la danse des années 1960 et 1970 aux États-Unis, comme deux pistes intimement liées à
lever pour suivre quelques déplacements artistiques et conceptuels, c’est-à-dire des
75
Michel BERNARD, « Généalogie et pouvoir du discours : de l’usage des catégories moderne,
postmoderne, contemporain, à propos de la danse » (p21-29), in Revue Rue Descartes n°44, Penser la danse
contemporaine¸ revue du Collège International de Philosophie, éd. PUF, Paris, Juin 2004, p21
76
Ibidem, p24
77
Idem
54
déplacements qui forcent la pensée en certains sens, dans des déplacements de lignes de
partage du sensible, dans cette « co-présence de temporalités hétérogènes ». La première
piste est celle de la relation gravitaire comme mode de production et de composition de la
danse, et la deuxième est celle du caractère fondamentalement collectif de ces expériences,
participant toutes deux d’un ébranlement profond de la place du chorégraphe, la tendance
de sa disparition, qui peut caractériser ce moment artistique, dans ce partage du sensible
qu’il réalise. Ce sont là des aspects présents dans les analyses précises que fait Banes des
entre-implications théoriques et politiques. Cependant, il faut souligner que le caractère
collectif des expérimentations de ces années-là, s’il est souligné par des livres consacrés
aux collectifs (Judson Dance Theater), est souvent masqué par un effet de perspective qui
retient plus facilement les grands noms, tant par habitude que par institutionnalisation.
Nous pouvons comprendre à cela plusieurs raisons, d’abord la reconnaissance des
trajectoires personnelles de chorégraphes que bon nombres suivront ensuite, mais aussi le
côté éphémère de ces expériences collectives : le Judson Dance Theater n’a fonctionné
collectivement qu’un peu plus d’un an78, et le Grand Union a duré plus longtemps mais
souvent compris sous des formes collectives variables (allant jusqu’à être souvent vu
comme la compagnie d’Yvonne Rainer, alors même qu’elle n’en faisait pas toujours
partie79). Il est important de comprendre alors les logiques, fictions et réalités de ces
collectifs, et d’en souligné les déplacements majeurs en tant que collectif.
78
Même si les dates « officielles » sont 62-64, le fonctionnement collectif prend la suite des ateliers de Dunn
à l’automne 62, et « selon Jill Johnston, l’élan originel du noyau d’origine s’étiole dès la fin de 1963 », Sally
BANES, Terpsichore en baskets, op.cit., p60
79
Cf. le chapitre consacré au Grand Union dans Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p253-286
80
Cf. Isabelle GINOT, “ Un lieu commun ”, Repères/Adage n° 11, revue de la Biennale nationale de danse
du Val-de-Marne, mars 2003
55
sera pas le lieu d’une discussion historique mais l’esquisse, depuis la version la plus
largement acceptée de Sally Banes, de traits communs qui dessinent la réception actuelle
de cette danse ; pour ensuite entrer de plein pied dans notre travail sur les déplacements
conjoints de la relation gravitaire et du rôle du chorégraphe. Au vu de ce que la danse
contemporaine actuelle remobilise dans ce qui est maintenant devenue une tradition de la
danse des années 1960, dite postmoderne, il nous intéresse ici de reprendre les thématiques
principalement reconnues pour cette période, pour penser un premier terrain de
déplacements qui président à l’improvisation comme danse en spectacle. Les références
aux pratiques et aux idées attribuées à cette danse irriguent les créations chorégraphiques
contemporaines des dernières années, tant dans des créations originales que dans des
reprises d’œuvres de ces années-là, ce qui nourrit un intérêt particulier pour creuser ce
qu’ont été les déplacements majeurs de la danse qui s’expérimente entre la fin des années
1950 et les années 1970 en particulier aux États-Unis. Notre travail ne prétend en aucun
cas tenir un rôle historiographique, mais puiser dans les échanges entre ces différents
moments les figures de déplacements opérés dans ce terrain théorico-pratique des corps en
mouvement. Afin d’en étudier quelques-unes des implications, en particulier au niveau de
l’improvisation et d’une possible création immédiate.
56
B] Quelques points d’ancrage
L’improvisation n’est pas “apparue” dans les années 1960, et nous n’y chercherons pas une origine
absolue. Dans les années 1920, elle faisait partie des recherches inaugurales de la danse moderne. Laurence
Louppe rappelle que les expériences d’improvisation prirent un essor particulier avec Laban en 1915 à
Zurich. Elle insiste sur le caractère imprévisible de ces expériences en improvisation.
« L’art de l’imprévu érigé en canon de l’avant-garde dominait dans les différents processus de
dislocation de l’initiative artistique : les automatismes, les collages, le hasard invoqué par Arp.
Des événements, des danses, des actions alors impliquant la présence de Laban et des danseurs
réfugiés à Zurich permit à la danse de traverser une première fois cette expérience décisive :
lever le contrôle du sujet créateur sur l’évolution et plus encore l’aboutissement de son travail.
L’improvisation comme questionnement, comme interrogations de l’inconnu et de
l’imprévisible, comme « désordre » et comme aventure sur quoi le créateur comme l’interprète
refusent de tirer un plan81. »
C’était l’époque des "précurseurs" (Delsarte en France, fin XIXème; Dalcroze en Allemagne dans les
années 1920 à 1950; Laban en Allemagne puis Angleterre à partir des années 1920) sur le corps et le
mouvement, se dessinent les lignées de "Pionniers", qui sont, il faut le remarquer, surtout des Pionnières
(Loïe Fuller , Isadora Duncan, Ruth Saint Denis, Mary Wigman, etc.) . Il est commun de penser le
développement de la danse au XXème siècle autour de ce qui s'appelle la Danse Moderne, qui se différencie de
la danse d'école, c'est-à-dire du ballet, tout autant que des danses de sociétés. Elle ne constitue certes en
aucun cas une homogénéité, mais ouvre la possibilité d'y dessiner différents projets directeurs.
Sally Banes explique comment la modern dance se base sur l'expression personnelle, et se constitue
dans une série de rupture entre les générations, dans la distance qui se prend entre les élèves et leurs
professeurs, alors que la danse classique, la danse de ballet, se construit dans une transmission de génération
en génération (ce qui n'empêche bien sûr pas des transformations et des inventions personnelles); s'inscrivant
dans une tradition académique qui permet justement d'absorber ces évolutions. La danse moderne se construit
donc à coup de recherches personnelles et de ruptures avec les 'maîtres'. La modern dance, en faisant appel à
des recherches subjectives et des styles personnels, permet l'ouverture de petites différences dans la
transmission, qui se transforme en révoltes fondatrices, comme l'explique Banes.
«Chaque nouvelle génération devait se déterminer, puis soit intégrer le nouvel académisme
(pour inévitablement le diluer et le banaliser, du même coup), soit créer un nouvel
establishment. Dans ce système, le chorégraphe prévaut évidemment sur le danseur. La
"tradition du nouveau" exige de tout danseur qu'il soit un chorégraphe en puissance82.»
81
Laurence LOUPPE, in Improviser dans la danse, éd. le cratère d’Alès, Alès, 1999, p6
82
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op.cit., p49-50. Citation d’Harold Rosenberg, version française : La
Tradition du Nouveau, éd. de Minuit, Paris, 1990
57
Dans ce vacillement entre expressionnisme fervent et jeux de sens lancés au hasard, Laurence
Louppe veut voir une ligne forte de sortie de la mimésis. Le corps est force d'expression en soi, et ce dès la
marche. Il y a bien ici les germes de ce qui se trouvera dans les projets de la Judson Church, où se réunissent
d'ailleurs des danseurs et des danseuses sortis des studios de Cunningham. Des lignes émergent alors, mais
opérant des virages radicaux, dans des projets différents.
Sally Banes, explique ainsi:
«Contrairement aux chorégraphes postmodernes qui, tout en s'inspirant des idées de Merce
Cunningham ou en critiquant ses méthodes, vont pousser ses théories plus avant, lui-même
demeure retranché dans son langage technique. Celui qu'il a inventé combine le port élégant et
le brillant travail de jambes du ballet avec la souplesse de la colonne vertébrale et des bras de
Martha Graham et ses contemporains. Merce Cunningham a enrichi cette synthèse stylistique
d'apports personnels: la précision, la sérénité, la sensibilité à une vaste gamme de vitesses, le
déploiement soutenu des pas et des mouvements, leur découpage inhabituel résultant des
combinaisons aléatoires. L'invention technique et la liberté dans la conception chorégraphique
créent un style de danse qui semble incarner la flexibilité, l'autonomie, le changement et le
plaisir du drame idiosyncrasique de l'individualité (surtout dans les solos de Merce
Cunningham lui-même) 83.»
Décentralisation de l'espace du corps et de l’espace scénique, changement de lieux possibles, sont
déjà présents chez Cunningham, mais encore une fois, le projet des danseurs de la Judson Church sera
différent, et la communauté du mouvement en sera un aspect. En effet, le mouvement chez Cunningham reste
hautement technique, alors que des expériences du Judson Dance Theater travaillent la marche, un
mouvement commun, comme élément compositionnel. C’est peut-être sur le terrain de ce « drame de
l’individualité » que s’opèrera le principal déplacement.
Certains passant par les cours d'été d'Ann Halprin, qui travaille sur des improvisations structurées et
des partitions organisées de tasks84 dès les années 1950 sur la côte Ouest, et par les cours de composition de
Robert Dunn, qui avait étudié la composition musicale avec John Cage, lors d'un atelier au sein de l'école de
Cunningham, les danseurs et danseuses de cette génération dite "post-moderne" se retrouvent pour une
première présentation de leur travail le 6 juillet 1962, à la Judson Church, église réformée en centre culturel à
New York. Lors de cette présentation alternée de films, de solos dansés et de pièces de groupe, se retrouvent,
entre autres, Steve Paxton, David Gordon, Deborah Hay, Yvonne Rainer, Elaine Summers, Ruth Emerson.
Après cette présentation et lorsque les ateliers de compositions de Dunn s'arrêtent, Steve Paxton et Yvonne
Rainer proposent une réunion hebdomadaire de travail qui sous peu se fera à la Judson Church même, sortant
des studios de Cunningham. Cet atelier collectif continuera de présenter différentes soirées, où
s'expérimentent de nombreuses formes de spectacles. Jamais un et homogène, le collectif du Judson Dance
Theater est un lieu d'expérimentation dès la fin de l’année 1962.
Conservant un temps leur distance avec les pratiques de happening, les disciplines se rencontrent
finalement lorsque qu'un artiste plastique, Robert Raushenberg, intègre le collectif. Selon Sally Banes, le
public change alors, et le collectif aussi:
83
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op.cit., p52
84
Ce sont des « Tâches à exécuter », comme se lever, porter quelque chose, etc.
58
«un certain sens du vedettariat et de la hiérarchie émerge au sein du groupe. Une branche du
groupe se consolide : Trisha Brown, Lucinda Childs, David Gordon, Alex Hay, Deborah Hay,
Robert Morris, Steve Paxton, Yvonne Rainer et Robert Raushenberg sont invités à se produire
en dehors de New York85.»
La multiplicité des activités semble permettre au collectif de ne pas s'institutionnaliser trop vite,
mais c’est aussi cette dispersion qui, selon Banes, explique, pour reprendre les mots de Jill Johnston -alors
l'unique critique de danse au Village Voice à mentionner ce collectif-, que «l'élan originel du noyau d'origine
s'étiole dès la fin de 196386.» Ces premiers "concerts" à la Judson Church –le choix du mot concert n'est pas
anodin pour le changement de perspective du « spectacle de danse »- jettent les base d'un projet novateur en
danse. Nouvelle rupture qui continue l'histoire en ligne brisée de la danse moderne, ou changement radical de
pratiques et d'art? Pour Sally Banes,
« les tribulations et expérimentations du Judson Church Theater et de ses multiples
ramifications ont posé les fondations d'une esthétique post-moderne, qui s'est propagée en
représentant souvent un défi aux objectifs, contenus, motivations, structures et styles de la
danse. A ce jour, cette esthétique innerve encore la chorégraphie la plus intéressante87.»
Si les débats sur le découpage de l'histoire de l'art n’échappent que difficilement à une vision
linéaire et progressive d'un temps, dont échappent bien souvent les lignages souterrains et hasardeux, mais
parfois significatifs. Toujours est-il que c'est à partir de ces rencontres hétérogènes que se donneront de
multiples expériences au sein desquelles nous nous attacherons à étudier celles où semblent être remise en
cause la présence et/ou la fonction du chorégraphe. Dans ces déplacements, des studios de Cunningham au
Judson Church, se déplacent radicalement les hiérarchies de la création, entre chorégraphe et danseurs. C’est
le point de notre hypothèse d’une disparition du chorégraphe, principalement supportée par le caractère
collectif de ces créations, qu’il nous reste à étudier plus en détail, dans un mouvement conjoint à celui du
déplacement de la gravité comme moteur du mouvement.
Nous repartirons des analyses de Sally Banes en ce qu’ils ont constitué les « lieux
communs » sur cette période, en ce qu’ils ont nourri la génération actuelle de danseurs et
chorégraphes de ce qui est perçu comme les traits fondateurs -en termes de démocratisation
par exemple- de cette danse “postmoderne”, terme que nous mettrons en discussion.
Reprendre ce terreau c’est nous ouvrir le moment où l’on pourra mettre en tension les idées
reçues en héritage, depuis le terrain de rencontre entre philosophie et danse qui s’exerce
ici.
85
Sally BANES, Terpsichore en baskets, p59
86
Ibidem, p60
87
Ibidem, p61
59
II Déplacement du chorégraphe, répartition des masses
La radicalité des années 1960, en particulier dans l’héritage arrivé jusqu’à nous
comme lieux communs de la chorégraphie contemporaine, se joue dans une certaine
articulation au contexte socio-politique. Sally Banes revient sur les différentes manières de
penser ce rapport dans un article intitulé « Pouvoir et corps dansant »89. Ainsi les pratiques
collectives s’inscrivent-elles dans ce contexte des discours et des pratiques des années
1960, mettent en jeu des critiques à la représentation habituelle du travail en danse, et de
toute la société, dans un réseau d’idées politiques circulant alors. S’identifient alors des
déplacements sur le terrain de l’organisation et de la représentation, conjointement à
d’autres dans les corporéités.
Voyons d’abord comment sur ce premier terrain, ces collectifs ne sont pas les
premiers dans l’histoire de la danse. Se retrouve à différents moments de l’histoire de la
danse des expériences de collectifs de danse. À ce titre, le travail de recherche et de
diffusion effectué par le Centre National de la Danse lors de la saison 2007-2008 autour du
New Dance Group l’a rappelé avec force : fondé en 1932 à New York, affilié à la Workers
Dance League, le travail de coopération égalitaire de ses chorégraphies qu’il propose dans
88
Jaques RANCIERE, Le partage du sensible. Esthétique et politique, op. cit., p37
89
Sally BANES, « pouvoir et corps dansant », (p27-39) in Danse et Utopie, Mobiles 1, publication du
département de danse, éd. l’Harmattan, Paris, 1999
60
son collectif entend être une intervention réelle dans la lutte de classe. Sa dimension
collective se pense alors comme une intervention directe sur le politique. En ce sens, il ne
s’agit en aucun cas d’établir ni la primordialité, ni l’originalité absolue d’un quelconque
collectif, mais de porter notre attention sur un déplacement qui s’opère dans ces années
1960 et 1970 aux États-Unis, et qui innerve, de manière non linéaire mais bien réelle, la
danse contemporaine.
Dans une période allant de 1962 à 1976, la recherche menée collectivement dans
deux groupes qui n’entrent pas dans la catégorie de compagnie, nous restent sous deux
noms de collectifs qui arrivent jusqu’à nous au milieu des grands noms de chorégraphes :
le Judson Dance Theater, et le Grand Union. Même si au niveau des œuvres, les solos
occupent une place importante et que les pièces ont souvent un « auteur » identifiable, la
fonction auteur du chorégraphe en vigueur jusque-là, de même que la fonction du danseur,
sont fortement mises en cause dans le travail collectif. Ces déplacements de la répartition
du poids (physique et symbolique) se produisent autant dans le corps qu’entre les corps,
dans des expérimentations collectives. C’est cette double implication qui nous intéresse ici.
Nous étudierons en premier lieu les expérimentations menées au sein du groupe qui
se réunit à la Judson Church à New-York entre 1962 et 1964 : suite à un atelier de
composition que donne Robert Dunn, où la plupart de ces danseurs se sont rencontrés,
certains d’entre eux décident de se retrouver pour continuer de travailler ensemble. A partir
des textes des protagonistes ou d’analystes, nous tenterons de voir comment se sont jouées
les questions suivantes : qui a fait la danse ? Comment se fait la danse ? Qui l’écrit ? ou la
compose ? En échos à la relation à la gravité.
Nous verrons ensuite comment, de ces déplacements conjoints de la répartition du
poids, dans la relation gravitaire et la recherche collective, ont émergé dans les années
1970 nombre de pratiques dont certaines, –singulièrement celles qui ont été traversées le
plus radicalement par l’inquiétude de la relation gravitaire et de l’évidement de la place du
chorégraphe– se tournent vers l’improvisation comme mode de composition et de
présentation, -tel le contact improvisation-, à la croisée de démarches spécifiques de
certain.e.s et d’une autre expérience collective que fut le Grand Union.
Notons dès à présent que le premier déplacement repérable dans celui du rôle du
chorégraphe comme auteur de la danse est le partage collectif du processus de création.
C’est pourquoi nous nous attacherons, au moins en tant qu’elles sont fondatrices, à ces
61
expériences collectives parfois effacées quand on les regarde aujourd’hui, derrière les
grands noms que la postérité nous fait projeter sur ce moment-là90. Le fonctionnement
socio-économique de la danse autant que l’habitude des noms des chorégraphes est aussi
un autre écran qui s’interpose entre nous et ces collectifs : le fonctionnement nominal des
bibliothèques, même spécialisées, oblige par exemple à ordonner les ouvrages, écrits ou
films, sous des noms d’auteur, alors même qu’ils ont été collectivement produits : il faut
déterminer alors qui est le plus important du groupe et remportera l’ordre alphabétique.
Afin de souligner l’enjeu qui entoure cette question du collectif pour ces expériences,
attardons-nous un instant sur le cas du Grand Union, par exemple, et la difficulté à nommer
le collectif, pour les critiques de l’époque, comme force d’acceptation sociale et
institutionnelle :
« Dans les premières années, certains font références au groupe sous son nom
officiel, The Rio Grande Union, tandis que d’autres le confondent avec la
troupe d’Yvonne Rainer. Pourtant, cette dernière accepte consciemment le
fonctionnement démocratique du Grand Union, tout en réaffirmant son rôle de
directrice dans ses propres chorégraphies. La tendance de nombreux critiques à
rechercher un auteur au travail présenté par le groupe et à choisir Yvonne
Rainer comme la candidate la plus vraisemblable vaut à la presse au moins une
lettre de protestation publique91. »
Le caractère collectif de ces expériences n’est donc pas une simple déclaration,
mais un déplacement toujours à reprendre sur le terrain de la hiérarchie, mettant au travail
la question de l’égalité, et dans un sens, de manière plus complexe et moins évidente que
cela semble dans cette citation, la question de la démocratie. Il s’agirait, pour reprendre
l’éclairage de Rancière sur la démocratie qui nous servira dans cette partie, de vérifier
l’égalité dans un acte. La représentation de l’auteur de la danse s’en trouve nécessairement
fortement mise en cause. Tels sont les premiers aspects soulevés par cette ligne collective
toujours à re-déplacer, ré-estimer.
90
Au sens fort d’un moment, tel qu’Alain Badiou l’utilise lorsqu’il parle d’un « moment philosophique
français » entre les années 1950 et 1970. Cf. la conférence donnée à la Bibliothèque Nationale de Buenos
Aires en mai 2004 publiée sous le titre, « Panorama de la filosofía francesa contemporánea », in Voces de la
filosofía francesa contemporánea Miguel ABENSOUR (dir.), éd. Colihue, Buenos Aires, 2005
91
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p259
62
Le premier concert à la Judson Church (une église transformée en théâtre et qui
donnera son nom au Judson Dance Theatre) a lieu le 6 juillet 1962, pour une présentation à
l’issue des cours de composition de Robert Dunn, où se retrouvaient des danseurs du studio
de Cunningham. Robert Dunn qui a étudié et collaboré avec John Cage, propose ces cours
de composition de 1960 à 1962. S’y croiseront nombre de ceux et celles qui formeront
ensuite le Judson Dance Theater, tel Paul Berenson, Simone Forti, Marnie Mahaffey, Steve
Paxton, Yvonne Rainer, Ruth Allphon, Judith Dunn, Ruth Emerson, Trisha Brown, David
Gordon Alex Hay, Deborah Hay, et Elaine Summers. La soirée du 6 juillet réunira au total,
en plus des films présentés en ouverture, seize pièces dansées92. Il ne s’agit pas d’un
spectacle proposé par un seul chorégraphe, comme il est d’usage, mais de propositions,
toujours présentées sous un nom, mais travaillées collectivement au sein de l’atelier.
D’ailleurs la soirée ne s’affiche pas comme un spectacle mais comme un “concert”, et ce
sera le cas pour les autres présentations du groupe93. Un premier déplacement a bien lieu
dans le sens d’un collectif : chacun dansait dans les propositions des autres et passait ainsi
du statut de “chorégraphe” à celui d’“interprète” alternativement, lors de ce « marathon de
trois heures94. » Pour autant, les pièces présentées sont bien conçues par un ou une
« chorégraphe », et il n’y a pas à proprement parler d’improvisation comme l’on pourra
voir émerger plus tard, nous y reviendrons, tout en remettant paradoxalement en cause sa
fonction d’auteur comme sujet créateur, s’exprimant dans sa chorégraphie. En effet, même
si présentées sous un nom, les pièces, en faisant circuler les mêmes personnes comme
chorégraphes et comme danseurs, marquent déjà une répartition tournante des fonctions,
une certaine égalisation et une ouverture à la participation dans les projets des uns et des
autres. Les formes de travail et les corporéités mises en jeu ébranlent fortement les
répartitions habituelles des rôles. Laurence Louppe parle ainsi de Trisha Brown, qui, si elle
ne participe pas au premier concert, intègrera le groupe du Judson, et représente bien cette
tension autour de la fonction chorégraphe, puisqu’elle fera ensuite une carrière
internationale comme chorégraphe de sa compagnie dans les décennies suivantes :
92
Ibidem, p57
93
Laban utilisait déjà ce terme de « danses de concerts » au début du XXème siècle. Cf. Rudolf LABAN, La
danse moderne éducative, « Avant-propos » de Jacqueline Challet-Haas, éd. complexes et CND, Pantin,
2003, p8
94
Yvonne RAINER, Work, p8, citée par Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p58
63
« L'écriture, alors, s'engage dans et par le corps du danseur, par ses savoirs et
ses convictions quant à la philosophie du corps. Une fois de plus, ici, la notion
d’“interprète”, simple relais de l'œuvre, vacille. Car la création chorégraphique
cesse d'être ce fait unique et originaire d'un “auteur”, comme le sont la plupart
des œuvres d'art. Plusieurs corps circulent et sont convoqués dans le corps et la
sensibilité du chorégraphe. Et ces corps se démultiplient dans le dialogue avec
le corps des danseurs, eux-mêmes traversés d'histoires personnelles
multiples95. »
Cependant, Louppe souligne qu’il ne s’agit pas d’une évolution homogène à partir
des années 1960, et que la place du chorégraphe comme auteur de la danse, si elle s’est
transformée, par moments jusqu’à disparaître, elle n’a en rien disparue. Ainsi pour elle, les
années 1980 voient se développer en France la « danse d’auteur », où le style et l’identité
forte des chorégraphes marquent le paysage chorégraphique. Le sens de cet ébranlement de
la fonction du chorégraphe qui traverse alors ces années-là se voit plus fortement dans une
situation de survalorisation plutôt que de déhiérarchisation, là où tout danseur devient
chorégraphe. Loin de brouiller les frontières, et de répartir les masses, une certaine
tendance de lutte d’egos a mené à la situation paradoxale d’une fragmentation, un
individualisme forcené, qui rend quasiment impossible le fait de participer à un projet
proposé par quelqu’un d’autre.
95
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p73
96
Cf. à ce sujet à l’article de Christophe Wavelet, « Ici et maintenant, coalitions temporaires » (p18-21), in
Mouvement n°2, septembre-novembre 1998
97
Véronique FABBRI, “Langage, sens et contact dans l’improvisation dansée », art. cit, p83, à propos de
Pina Bausch.
64
C’est la critique que faisait Maguy Marin98 à ce retournement étrange d’une
certaine « émancipation » des interprètes en une impossibilité du collectif : elle soulignait
l’importance de pouvoir s’engager dans un projet qui n’est pas le sien, démarche qu’elle
sentait comme une difficulté des dernières générations. À ce titre, une réelle
déhiérarchisation passerait peut-être plus par un changement permanent de direction,
ouvrant la possibilité d’être, selon les projets, à la direction d’un projet, ou participant à
celui-ci, que par l’accumulation de projets individuels. N’est-ce pas le sens profond de ce
qui sera analysé comme une « démocratisation » ? Que chacun et chacune puisse à tout
moment être élu autant qu’électeur, et que la responsabilité soit tournante, en droit entre
tous, sens égalitariste de la démocratie, plutôt qu’une accumulation de projets individuels
imperméables les uns aux autres ? C’est en tous cas certainement plus proche du sens d’un
collectif, terme par lequel nous ouvrions cette sous-partie, et de ce que nous avons vu du
concert du Judson Dance Theatre, où chacun proposait une pièce et pouvait danser dans
celles des autres. Les déplacements opérés dans la place du chorégraphe doivent donc être
pensés à partir de l’expérience collective fondamentale. À ce titre et en contrepoint, les
tentatives de mise en cause les plus « radicales », en tous cas les plus visibles, de la
fonction auteur dans les dernières années, en particulier les œuvres de Jérôme Bel, si elles
portaient bien sur la fonction d’auteur d’une pièce chorégraphique, ont eu paradoxalement
tendance à faire ressortir un nom, le nom de l’auteur¸ dans des performances qui certes
questionnent, mais soulignent en même temps, l’identité du sujet auteur, jusqu’au
paroxysme de la pièce éponyme Jérôme Bel (1995).
Pourtant, il ne s’agissait pas tant d’un déplacement vers un monde chorégraphique
où tout le monde serait auteur, qu’un ébranlement de la fonction même d’“auteur” ? C’est
ainsi que Burt analyse le Judson Dance Theater :
« L’idée de « mort de l’auteur » est applicable à la situation du Judson Dance
Theater, que je viens de décrire, dans le sens où ces travaux artistiques
98
Communication personnelle lors d’une journée de réflexion autour de la notion de présence, organisée à
Ramdam le 5 avril 2008.
Voir http://www.ramdam-quoi.org/pageshtml/questcequivasepasserici/portevoix.html
65
n’étaient plus vus comme chargés de sens dans la mesure où ils seraient la
manifestation de la présence de l’auteur qui les contrôle99. »
En reprenant l’analyse de Foucault, Ramsay Burt explique comment c’est bien cette
« fonction-auteur100» a été fondamentalement ébranlée dans ces expériences du Judson
Dance Theater, dans l’organisation des collectifs de danse, mais aussi dans ce que nous
étudierons comme une déhiérarchisation des poids, des relations de masses.
Alors que l’atelier de Dunn ne reprend pas, à l’automne de l’année 1962, Steve
Paxton et Yvonne Rainer proposent au groupe qui a organisé le concert du 6 juillet de
continuer à se retrouver pour expérimenter ensemble ce qu’ils avaient commencé. Ça n’est
pas la constitution d’une compagnie, il n’y a pas de direction, dès le début le projet est
collectif, et marqué par le refus de reproduire l’institution d’une compagnie qui définit
clairement une hiérarchisation des fonctions. Le déplacement opéré par l’évidement de la
place du chorégraphe est bien principalement celui de la fonction d’auteur qui se répartit
alors entre les danseurs, sans distinction de fonction, ou plutôt dans une distinction
tournante.
Ce sera également le cas au sein du Grand Union, à partir du projet tout d’abord
dirigé par Rainer : Continuous Process Altered Daily, en 1970, mais qui fonctionnera
comme collectif par la suite. Dans la reprise de cette pièce par le Quatuor Albrecht Knust,
(Christophe Wavelet, Jérôme Bel, Boris Charmatz, Emmanuelle Huyn, et Xavier Le Roy)
en 1996, comme une nouvelle citation-actualisation de l’œuvre, ce sont ces mêmes
questions qui se trouvent posées. Cette pièce constitue un exemple particulièrement
prégnant de l’entrelacs singulier entre le caractère collectif de la composition, l’effacement
du chorégraphe, et la temporalité singulière d’une transformation qualitative continue d’un
processus continu altéré quotidiennement, où sont manifestes les transformations
nécessaires d’un œuvre qui, à chacune de ces présentations ne cherche pas à maintenir
l’illusion d’une identité de l’œuvre à elle-même, qui passe par exemple par l’identité de
l’auteur ; faire montre de l’action altérante –rendant autre- du temps qui continue. Au cours
99
Ramsay BURT « Genealogy and Dance History : Foucault, Rainer, Bausch, and de Keersmaeker », (p29-
44), in André LEPECKI (dir.), Of the presence of the body. Essays on Dance and Performance Theory, éd.
Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, 2004, p31
(“the idea of the “mort de l’auteur” is applicable to the situation I have just described at Judson Dance Theatre in that works of art were
no longer seen as meaningful only insofar as they exemplified the author’s presence and were controlled by it.”)
100
Voir Michel FOUCAULT, « Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), Dits et Écrits, Gallimard, 1994, t. I
66
de cette pièce la répartition des rôles entre chorégraphe et interprètes se transformera, au
cours de la pièce les fonctions seront autre, et la responsabilité de l’auteur se répartit entre
eux ; faire montre de la répartition tournante et changeante des fonctions.
Se joue alors une réévaluation différenciée des lieux, des temporalités et des
corporéités de la danse, par les déplacements conjoints de masses et de fonction, dans ce
jeu de négociation entre pesanteur et légèreté.
67
B] La question de l’écriture
Nous le voyions dans notre premier chapitre, si la danse se joue dans cette tension
des masses, entre pesanteur et légèreté, la légèreté toujours désignée et invoquée dans la
danse n’est-elle pas, plus profondément qu’une abstraction de la pesanteur, un
échappement à l’inscription ? La difficulté qui se présente à la pensée qui se saisit de -et
est saisie par- la danse ne prend-elle pas plus de consistance dans l’impossibilité d’inscrire
ce geste des plus éphémères qu’il soit que dans le saut comme abstraction ? C’est déjà le
problème soulevé par Platon dans les Lois101, où l’étranger athénien, le Socrate déguisé de
ce dialogue, explique qu’en Égypte, les « attitudes rythmées » les plus « décentes » de la
danse ont été inscrites, peintes ou sculptées dans leurs temples, et que seules celles-ci
peuvent être enseignées, qui ne paraissent aucunement plus laides que d’autres plus
récentes. L’inscription de ces “attitudes” -notons que le terme n’est pas figure, ou image,
pour décrire la danse, il s’agit d’attitude- dans la pierre maintient conjointement le critère
du beau et du bon dans la transmission dans ce domaine des Muses, contre la légèreté,
morale, propre à la danse et aux chœurs, qui, comme pratique sociale et éducative, risquent
de pervertir les « jeunes gens ». L’inscription de la danse prend dès ce début
philosophique, la dimension d’une gravité, en marquant dans la pierre ces attitudes.
C’est de cette question que se tisse le nom que prend la danse comme art : choré-
graphie. Ainsi la danse se désigne elle-même comme écriture quand elle se nomme comme
chorégraphie ; pour la première fois en 1699 dans le traité de Feuillet, Chorégraphie ou
l’Art de Décrire la Danse, par Caractères, Figures et Signes Démonstratifs. Et du même
geste de nomination prend corps l’auteur de la danse : le chorégraphe. Hélène Laplace-
Claverie rappelle ainsi
« que d’un point de vue étymologique, le chorégraphe est celui qui écrit la
danse, qui inscrit le mouvement dansé à même la scène et éventuellement le
101
PLATON, Les Lois, livre II, 656d-657b, (trad. Luc Brisson), éd. Flammarion, Paris, 2006
68
retranscrit sur le papier, grâce au truchement d’un système de notation sténo-
chorégraphique102. »
102
LAPLACE-CLAVERIE Hélène, Les livrets de ballet de Théophile Gautier à Jean Cocteau (1870-1914),
« La revanche du chorégraphe », p320 à 330, éd. Honoré Champion, Paris, 2001, p321
103
Fugacité, entre fuyant et point de fuite. Cette tension traverse très fortement la recherche en danse, que ce
soit du point de vue des notations (Cf. Laurence LOUPPE (coll.), Danses Tracées : Dessins et Notation des
Chorégraphes, éd. Dis Voir, Paris, 1991), de la transmission, du statut de l’œuvre chorégraphique (voir les
travaux déjà cités d’Isabelle LAUNAY, ou de Frédéric POUILLAUDE), et, entre autres, des corps et des
gestes comme inscription eux-mêmes. Ainsi Isabelle GINOT travaille cette problématique propre à la
chorégraphie, comme ici dans « La peau perlée de sens », in Corps provisoires, éd. Armand Colin, Paris,
1992: « l’œuvre chorégraphique tremble. Si elle est inscrite quelque part, c’est moins dans la permanence des
corps qui sont son unique mémoire que dans le miracle toujours renouvelé de ces corps vivants, dont le
souffle, le tonus, l’état intérieur et même les cellules ne sont jamais identique, qui chaque soir la réinventent,
jamais la même, toujours elle-même. (…) L’œuvre chorégraphique est le contraire d’une œuvre sans trace :
elle n’épargne aux corps qu’elle travaille aucune marque, aucune inscription. Mais cette trace échappe à toute
fin d’exploitation ; elle est indéchiffrable. » p198-199
69
La dénomination même de « chorégraphe » tend le corps dans sa masse et le temps
dans son présent. Comme l’explique très justement Lepecki dans l’introduction de
l’ouvrage collectif qu’il dirige, intitulé Of the presence of the body. Essays on Dance and
Performance Theory104, la question du corps et de la présence, alors qu’elle ne se posait
pas du tout dans la danse de la Renaissance105, se pose dès la première page de l’ouvrage
reconnu comme une auto définition de la danse Occidentale comme chorégraphie :
l’ouvrage de Feuillet de 1699, Chorégraphie ou l’Art de Décrire la Danse, par Caractères,
Figures et Signes Démonstratifs.
« Sur la page qui ouvre Chorégraphie, nous voyons une illustration d’un espace
théâtral schématisé et une illustration d’un corps schématisé. Le théâtre
schématisé est représenté par un carré vide. Le corps schématisé est représenté
par un conglomérat de traces, dans ce qui semble être une nouvelle calligraphie
–des lettres inconnues composant une figure abstraite. (…) Ce corps
calligraphique est accompagné par un sous-titre étonnant : « de la présence du
corps ». Pas juste la présence (du corps) ni non plus juste (la présence de) le
corps, la danse s’annonce elle-même comme une imbrication interstitielle de
l’un dans l’autre, au travers d’une dialectique de la différence qui prend place
dans un espace vide106. »
104
André LEPECKI (dir.), Of the presence of the body. Essays on Dance and Performance Theory, éd.
Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, 2004
105
Mark FRANCO, The Dancing Body in Renaissance Choreography, éd. Summa Publications, Birmingham
1986, cité par André LEPECKI, Of the presence of the body. Essays on Dance and Performance Theory, op.
cit. p2
106
André LEPECKI (dir.), Of the presence of the body. Essays on Dance and Performance Theory, op. cit.,
p3
(“In the opening page of chorégraphie, we see a figure of a schematized theatrical space and a figure of a schematized body. The
schematized theatre is represented by an empty square. The squematized body is represented by a conglomerate of traces, in what
appears to be a new calligraphy – unknown letters composing an abstract figure. (…) this calligraphic body is accompanied by an
intriguing caption: “De la présence du corps”. Neither just presence (of the body) nor just (the presence of) the body, dance announces
itself as an interstitial imbrication of one into the other by the means of a dialectics of difference taking place in an empty space.”)
107
Hélène LAPLACE-CLAVERIE, op.cit., p321
70
A l’écriture s’adjoint la composition, et le rôle du chorégraphe est multiple, entre
composition et écriture. Mais le sens d’inscription est peut-être le plus spécifique à la
fonction du chorégraphe : un artiste de la danse des dernières années en France, Loïc
Touzé, fait remarquer comment ces questions sont prises dans une problématique
institutionnelle, l’écriture donnant du poids, c’est-à-dire ici du crédit, à la danse, elle-lui
donne un statut d’œuvre par la conservation qu’elle permet :
« C’est vrai qu’on voit bien comment ce mot-là s’est institutionnalisé. C’est
surtout cela. On donne de l’argent, en termes d’institution, à la “création
chorégraphique”. (…) Pour moi, en tant qu’artiste, depuis cette place-là, le
“chorégraphique” est une zone assez instable. (…) cela comprend une notion
de composition et d’écriture. Mais encore faut-il qu’on repense pour chacun “
qu’est-ce que c’est la composition ” et “ qu’est-ce que c’est l’écriture”. Puisque
tout s’écrit, même l’improvisé est de l’écriture puisque c’est de la composition
instantanée et on est déjà dans l’écriture. Dès qu’il y a langage il y a écriture.
On l’écrit ou on ne l’écrit pas. (…) après est-ce qu’on fait le choix de conserver
cette écriture, ce chorégraphique ? L’institution a plutôt tendance à dire, il y a
écriture à partir du moment où il y a … une partition presque… partition pour
conservation, pour dire on peut reproduire, refaire… Cela permet, après, de
faire des musées, des centres nationaux de la danse ou des endroits qui peuvent
garder… c’est aussi une bonne chose, ce n’est pas péjoratif, mais ce ne sont pas
les mêmes enjeux…108; »
Là encore une distinction de temps… de la danse qui se définit par son inscription
en amont et en aval. Céline Roux situe à un niveau temporel, au sujet d’une danse
contemporaine qu’elle appelle « performative », les déplacements forts dans le rôle du
chorégraphe:
« La désacralisation de l’acte artistique, évoquée par Antonin Artaud préférant
donner de l’importance à la « préparation », sera effective dans la seconde
moitié du XXème siècle notamment par l’attitude performative qui va devenir
l’un des catalyseurs de cette nouvelle forme de pensée de la créativité
artistique. Avec la création de groupes de travail comme le Judson Church
Theater ou le Grand Union, se développe un mode d’expression plus objectif et
plus démocratique qui tend vers une non hiérarchisation des actes artistiques et
une désacralisation de l’acte dansé. Le chorégraphe devient alors tour à tour
organisateur, coordinateur, médiateur, collaborateur109 »
108
Cf. Céline ROUX, danse(s) performative(s), éd. L’Harmattan, coll. Le corps en question, Paris 2007.
« Lorsque le chorégraphe devient auteur-concepteur », (p111-121), p112
109
Ibidem, p111
71
Se distinguent alors l’écriture comme composition, agencement d’éléments
sensibles, dans la danse en train de se faire, et l’écriture comme inscription et conservation,
dans une préparation ou une post-production de la danse. Variation de temporalités : si la
chorégraphie comme écriture est inscription, alors l’improvisation en est l’esquive ; si la
chorégraphie-écriture est composition, l’improvisation en est l’esquisse au présent. Il est
certain que l’improvisation opère un déplacement de la fonction auteur en la personne du
chorégraphe, par sa tendance à disparaître, conjoint avec le déplacement de l’écriture de la
danse. Une légèreté de l’éphémère d’une non-inscription et un attachement profond à la
composition constituent les deux extrêmes d’une tension qui se décline différemment selon
les artistes. L’improvisation fait jouer singulièrement ces questions de l’écriture et de la
composition, parce qu’elle fait jouer singulièrement, nous le verrons, le rapport à la gravité
et au temps.
110
Julyen Hamilton, qui centre son travail sur ce qu’il appelle la composition instantanée, produit lui-même
par exemple des vidéos de ses performances, qu’il vend comme témoignage et comme œuvre.
72
Dans un ouvrage collectif consacré à l’improvisation depuis la philosophie,
Véronique Fabbri fait ainsi circuler les concepts de chorégraphie, d’improvisation et de
composition, en déclinant les différentes places possibles de l’improvisation :
« L’improvisation dans la danse contemporaine (…) peut (…) s’insérer dans la
trame d’une chorégraphie composée (pour prendre un exemple simple, c’est le
cas lorsque les danseurs forment un tas, ou une masse dans les Lieux de là de
Mathilde Monnier, moment inchorégraphiable) 111 »
Véronique Fabbri, annonce explicitement que le moment d’improvisation est
inchorégraphiable, dans le sens où nous le disions plus haut, mais elle avance,
implicitement, qu’il échappe aussi à toute composition, puisqu’il s’insère mais diffère
d’une « chorégraphie composée ». L’exemple qu’elle prend n’est pas anodin, celui de la
masse, dans le sens du tas, informe. Ce moment des masses est irrépétable,
inchorégraphiable, ininscriptible, quelque part incontrôlable depuis un extérieur ; mais en
assimilant l’écriture-inscription et l’écriture-composition, l’on risque de perdre une
richesse possible de la composition des corps en mouvement. Véronique Fabbri utilisera
d’ailleurs dans la suite de son article le terme de composition, en parlant du Contact
Improvisation. Il y a bien en effet une composition en improvisation, même sans écriture
dans le sens d’un inscription-conservation en vue d’une répétition « à l’identique ».
111
Véronique FABBRI, « Langage, sens et contact dans l’improvisation dansée », art. cit., p83
112
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p217
73
L’art de la danse contemporaine serait essentiellement composition, d’une matière
qui surgit en même temps que son agencement, et non depuis un extérieur, se produit et se
compose une matière à même les corps en mouvements, déplaçant par là même, le statut de
danseur en même temps que celui de chorégraphe, dans un rapprochement des deux sur le
terrain de la « production »:
« Nous disons bien danseur, pas forcément chorégraphe, dans la mesure
d'ailleurs où ces deux fonctions peuvent être dissociées en danse
contemporaine: car tout danseur contemporain est d'abord producteur, même
s'il s'inclut dans le travail d'un autre. Sans cet apprentissage d'un 'corps
producteur', la danse contemporaine n'existe pas, on perd la majeure de sa
poétique113. »
113
Ibidem, p215
114
Ibidem, p220. Citation de Steve Paxton in Cynthia NOVACK, Sharing the dance. Contact improvisation
and American culture, éd. The University of Wisconsin Press, Madison, (Wisconsin), 1990, p54.
115
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit. p20
74
« L’improvisation comme spectacle abouti, mais comme expérience d’abord,
est, on l’aura compris, un des éléments essentiels de la danse contemporaine,
de son projet d’exploration des limites116. »
116
Ibidem, p226
117
Ibidem, p228
118
Ibidem, p247
75
pendant des siècles : une pratique sans œuvres, où l’interprète, surexposé, magnifié, est
tout ce qu’on vient voir. »
Sans écriture, le danseur passerait d’être un « producteur du geste » dans le cadre
d’une chorégraphie, à être un simple « montreur », « sublime exécutant ».
« Pour le danseur comme pour la danse, ces structures archaïques sont encore
trop proches, trop menaçantes, pour qu’on puisse impunément annihiler le rôle
du créateur en chorégraphie qui, lui, fait partie de la modernité, et y engage
tous ses partenaires autour d’une philosophie artistique singulière119 »
L’enjeu du statut de création artistique pour la danse se trouve ainsi profondément
rattachée à la question de la chorégraphie comme écriture : le raccourci est pris en
quelques lignes. Sous la pression du risque d’une disparition de l’art de la danse dans les
tréfonds archaïques, on glisse de la composition comme essence de la danse contemporaine
à la « signature chorégraphique », au « rôle du créateur », en passant par « une ‘écriture’ ».
Signature d’un auteur, qui atteste d’une création passant par une écriture, une possible
pérennité ? Non seulement une composition, un travail d’agencement de la matière
sensible des mouvements dans une présentation, est nécessaire, pour Louppe, à la danse
comme art, mais l’est aussi une écriture qui garantirait les conditions minimales pour « un
corps au travail dans une pensée120 », et que la danse soit un acte créateur. Le statut de
l’œuvre en danse est sans cesse remis en chantier par la singularité de son intrication de
pratiques sociales et artistiques, qui l’a souvent éclipsée de la scène des grands arts, de la
scène de la philosophie esthétique, il faut le reconnaître, tout particulièrement. Ce passé
traumatique ne cesse d’animer le monde de la danse des dernières décennies, et c’est dans
ce contexte de lutte pour une légitimation en tant qu’art que s’effectuent les resserrements
de la définition de l’œuvre et du statut du chorégraphe121. Le risque de l’évanescence
travaille la danse dans ses entrailles, et la question de son écriture rencontre intimement
celle de son ancrage dans le monde des arts et de son inscription sociale. Là encore,
question de poids, question de masses et question de temporalité.
119
Ibidem, p248
120
Idem
121
Pour un travail philosophique sur le statut d’œuvre chorégraphique, renvoyons également à la thèse de
doctorat de Frédéric Pouillaude en novembre 2006, intitulée Le désœuvrement chorégraphique. Étude sur la
notion d’œuvre en danse, op. cit., En particulier les deuxième et troisième parties.
76
Resserrer la problématique de l’inscription autour d’un problème de temporalité
permet d’échapper à la simplification à laquelle pourrait tendre une première approche du
déplacement du chorégraphe d’un intérieur à un extérieur. Une tension écarte la
composition même, et il ne s’agit en aucun cas d’opposer une mauvaise écriture impropre à
une présence pure véritable du geste. Simon Hecquet et Sabine Prokhoris sont à ce sujet
très clairs122 : l’écriture, de la même manière que le geste dansé opère des transformations,
des « traductions », et est un acte créateur en soi. Ils critiquent par là le faux combat mené
contre la notation du mouvement en des partitions comme inscription de la danse, au nom
d’une plus grande authenticité. En brisant la dichotomie qui opposerait l’auto-
référencement du corps dansant présent à l’écriture comme substitut impropre dénaturant
la réalité de la danse, ils proposent de voir la notation comme une pratique à l’œuvre, d’une
œuvre. Ça n’est qu’en maintenant la même suspicion à l’égard de cette dichotomie, que
peuvent se penser des corps dansants composant sans une inscription, sans pour autant
s’accrocher au critère d’une authenticité, ou au mythe d’une présence. C’est poser la
question de l’immédiateté d’une composition, immédiateté que Hecquet et Prokhoris
renvoient du côté de l’œuvre sacrée auto-référencée. Pourtant il semble bien que l’on
puisse parler d’un processus de composition (pas une simple transparence à soi, au monde)
dans cette immédiateté ; peut-être alors la « traduction » qu’ils identifient dans l’écriture se
trace à même le geste, dans l’épaisseur de ce présent attentionnel ; et la métaphore concrète
nous intéresse au trajet, à l’écart, plus qu’aux instances traduites original/copie. En pensant
concrètement à partir de l’expérience gravitaire, le déplacement du chorégraphe et de
l’écriture strie le présent dans un écart.
Également, la composition
Les enjeux touchant au déplacement du statut du chorégraphe traversent la danse à
tous les niveaux, de son geste à sa critique, en passant par sa création. Nous garderons à la
lecture de ces écrits sur la danse le concept de composition comme dénominateur commun
de ce qui fait danse, dans une tension toujours à l’œuvre et que nous ne prétendrons pas
résoudre une fois pour toute, entre l’existence de la danse comme art du présent et son
122
Cf. l’introduction virulente de Simon HECQUET et Sabine PROKHORIS à leur ouvrage Fabriques de la
danse¸ éd. PUF, Paris, 2007, intitulée : « Liminaire : d’une atopie » (p13-21)
77
inscription. La composition, ainsi que Deleuze et Guattari l’entendent, est le travail propre
de l’art, dans une formule étonnement définitive :
« Composition, composition, c’est la seule définition de l’art. La composition
est esthétique, et ce qui n’est pas composé n’est pas une œuvre d’art123. »
Ils parlent principalement dans l’art, de la peinture, parfois la sculpture et la
musique ; mais le « plan de composition esthétique», le plan de l’art, entre singulièrement
en écho avec la danse. On y retrouve le problème de l’épaisseur du plan de la première
tension que nous identifions entre légèreté et gravité chez Valéry : un renversement de la
légèreté s’effectuait avec la peinture des danseuses de Degas. La relation à la gravité
intrinsèque à la danse complexifiait l’image de la danseuse comme légère et métaphorique,
et le sol loin de se faire oublier, devenait le plan de composition des forces en jeu124. Un
écho s’ouvre entre le sol de ces peintures de Degas vues par Valéry et le plan de
composition esthétique de l’art chez Deleuze et Guattari, un feuilletage des « subtiles
répercussions » de celui-là et « une promotion du sol » chez ceux-ci, « puisque le plan se
stratifie », « en procédant par imbibations, fibres, feuilletés », créant, pour la musique cette
fois « au plan sonore une épaisseur singulière125. » De plus, ce plan de composition est
composition de sensations, tout comme la relation gravitaire est en danse intrinsèquement
sensation.
« C’est à cette condition que la matière devient expressive : le composé de
sensations se réalise dans le matériau, ou le matériau passe dans le composé,
mais toujours de manière à se situer sur un plan de composition proprement
esthétique. (…) en fonction des problèmes de composition esthétique qui
concernent les composés de sensations et le plan auquel ils se rapportent
nécessairement avec leurs matériaux. Toute sensation est une question, même
si le silence seul y répond126. »
Cette composition de sensations dans un plan esthétique, traversé par les forces en
mouvement, relations gravitaires en changement continuel, reste tendue par la question de
l’auteur, du créateur, de la danse ainsi définie. Les déplacements du statut du chorégraphe,
de par les enjeux vivaces qui touchent à l’inscription, pour conjurer l’envol de la danse se
font dans la gravité d’une tendance à l’échappement de soi. Ce qui semble cependant
123
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, éd. de Minuit, 1991, p181
124
Cf. Supra : partie I, chapitre 1, II, sur Valéry.
125
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p184
126
Ibidem, p185
78
pointer dans les expériences collectives que nous prenons pour objet, plutôt qu’un
désengagement de la production/création du mouvement, est un co-engagement des
différents corps de la danse, à travers le partage d’un plan commun de composition que
serait le sol comme lieu des échanges gravitaires. Ce co-engagement déplace certes
radicalement la place du chorégraphe dans le cas de pièces improvisées, mais concerne
profondément une bonne part de la création chorégraphique contemporaine.
« Il me semble que l’improvisation met en lumière tous ces corps et les fait
jouer entre eux : le corps tangible, le corps imaginaire et les multiples facettes
du corps éclectique trouvant des ressources inédites dans la mémoire multiple
d’un sujet en relation ou non avec ses partenaires. (…) Ces corps aux origines
et aux formations multiples dialoguent sur la scène chorégraphique
européenne. Nulle homogénéité n’est requise. (…) Cette dissociation entre les
corps et entre les territoires amène également l’effacement de la notion de
« compagnie » avec la hiérarchie traditionnelle entre interprètes et
chorégraphes. Comme si la disparité des corps avait entraîné la déconstruction
d’une structure historique et économique presque centenaire…127 »
127
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine. La suite, op. cit., p62-63
128
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine¸ op. cit., p246
79
Malgré la peur, légitime, d’une annihilation totale de l’œuvre chorégraphique dans
la disparition du chorégraphe, il faut voir que s’est déplacée profondément une ligne de
partage, partage des fonctions certes, mais partage du sensible primordialement -le sensible
est ici la relation gravitaire-, inventant et transformant les manières de faire la danse. Aux
déplacements reconnus sur le plan de la représentation des fonctions et des hiérarchies se
connectent les déplacements sensibles des poids, dans des correspondances multiples. La
tension gravitaire comme expérience sensible joue, rejoue et réinvente sans cesse les
déplacements hiérarchiques que nous identifions comme répartition entre les corps
multiples qui fait vivre des expériences, émerger des formes et redistribue des rôles et des
places. Encore une fois, et dans une perspective qui souligne le trait collectif de la
répartition égalitaire, Rancière propose, avec son concept de partage du sensible dans le
cadre du régime esthétique des arts, des outils pour penser ces déplacements :
« le régime esthétique des arts bouleverse cette répartition des espaces. Il ne
remet pas en cause simplement le dédoublement mimétique au profit d'une
immanence de la pensée dans la matière sensible. Il remet en cause le statut
neutralisé de la tekhnè, l'idée de la technique comme imposition d'une forme de
pensée à une matière inerte129. »
129
Jacques RANCIERE, Le partage du sensible, op. cit., p.69. C’est l’auteur qui souligne
80
Renouvellement des déplacements conjoints du chorégraphe et de la relation
gravitaire dans la composition des sensations de la danse. Le chorégraphe ne s’évapore pas
dans l’air, dans une disparition onirique dans un lieu absent, - u-topie- ; par le travail des
masses en relation, il se disperse dans la terre en commun, kaléidoscope décentré d’une
répartition changeante des poids -hétérotopie.
81
C] Dans des déplacements gravitaires
130
Steve PAXTON, « Élaboration de techniques intérieures », Contact Quaterly, hiver-printemps 1993, (p61-
66) ; traduit de l’anglais par C. Laferrière et cité par Véronique FABBRI, « Langage, sens et contact dans
l’improvisation dansée », op. cit., p87
82
comprend, à la jointure de l’artistique et du politique, comme un partage du commun, qui
caractérise pour Rancière le « régime esthétique des arts », et qui se substitue, dans son
analyse, à la catégorie de modernité.
"J'appelle partage du sensible ce système d'évidences sensibles qui donne à
voir en même temps l'existence d'un commun et les découpages qui y
définissent les places et les parts respectives. (…) Le partage du sensible fait
voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu'il fait, du temps et de
l'espace dans lesquels cette activité s'exerce. (…). Cela définit le fait d'être ou
non visible dans un espace commun, doué d'une parole commune, etc131. »
Le déplacement opéré dans cette tendance de la disparition du chorégraphe, plutôt qu’un
projet homogène et constant d’une manière de faire la danse collectivement, est l’indice
d’un déplacement de la ligne de partage dans la répartition des lieux et des parts entre les
danseurs ; déplacement donc d’une ligne de partage aux deux sens de partage, ce qui
distingue et ce qui échange.
131
Jacques RANCIERE, Le partage du sensible. Esthétique et politique, op. cit., p12-13
83
Les expérimentations du groupe du Judson Church furent un foisonnement de
recherches sur le corps, et la relation gravitaire en a constitué un aspect extrêmement
important. Ce travail des corps avec le poids, la pesanteur, a fondé bon nombres des
pratiques, de manière évidente pour celles qui se regrouperont à partir des années 1970
sous le terme de Contact Improvisation. C’est une des caractéristiques du travail qui réunit
ces artistes à cette période que de se concentrer sur le rapport gravitaire, et de partir de
cette simplicité : tomber, se jeter sur quelqu’un, recevoir le poids de son partenaire,
marcher, courir, sur un plan incliné, une façade, etc. L’attention portée à la gravité se mêle
à l’inclusion de mouvements quotidiens dans la danse, c’est bien l’indice que le travail sur
la gravité participe de ce partage du sensible ici identifié.
Se mettre en mouvement à la masse ; le mouvement se déroulant à partir d’un
échange des poids, engageant ainsi tout le corps, fut-ce dans le contact du bout du doigt.
En effet, c’est la masse du corps dans son ensemble qui se réarrange en permanence dans
cette relation gravitaire, en contact avec l’autre et avec la terre ; c’est en ce sens que l’on
peut parler d’engagement, de tout le corps, du centre de gravité dans cette relation.
Engager son centre de gravité, c’est engager son corps, en tant que masse, dans l’action. Si
le centre de gravité est mobilisé dans tout mouvement, c’est la qualité du comment il est
engagé qui varie, dans ce qui se dessine ici comme une attention sensible. De même que
pour pétrir une pâte ou planter un clou, il faut pour vraiment « y aller », déplacer,
réarranger le corps dans tout son rapport à la gravité pour entrer dans la matière. Cette
question du centre de gravité sera spécifiquement travaillée par le Contact Improvisation,
comme en témoigne le dossier de la revue de Contact Quaterly de l’automne 1978 qui lui
est consacré.
Ces inquiétudes sur le rapport de la danse, ou plus exactement des danseurs et des
danseuses (c’est d’ailleurs déjà l’indice que l’on se place plus du point de vue de
l’effectuation du mouvement que d’un regard extérieur, chorégraphe ou public,
dé-placement) aux masses en jeu se croisent et se recroisent dans toute l’histoire de la
danse, donnant à chaque fois des modes de réponses différents, et tissant ainsi un maillage
de correspondances entre des danses d’époque différentes. Par exemple, la génération des
« pionniers » au début du XXème siècle, appelée ainsi pour le rôle historique qui leur est
84
attribué en tant que « fondateurs » de la danse moderne, a mis au travail la question du
rapport à la gravité comme moteur du mouvement de manière singulièrement proche de ce
qui pourra se voir, s’entendre et se lire dans les expériences qui nous intéressent à partir
des années 1960, aux États-Unis. C’est toute la composition de la danse moderne qui s’en
trouvera modifiée, Laurence Louppe y insiste particulièrement dans ces travaux, ainsi chez
un « précurseur » de cette génération des « pionniers », Dalcroze :
« La « plastique » dalcrozienne offre à l’optique cette mise en visibilité du
musical (au sens élargi) des rythmes, des accents, des fluctuations qui lui
échappaient jusque là. Le corps à travers tous ses relais organiques (nerfs,
tensilité, rapports de poids) recèle à la fois des flux musicaux et
l’instrumentarium le plus puissant pour les manifester. (…) Chez Dalcroze par
exemple, la « plastique », comme « phrasé d’espace » instaure d’emblée un
champ de forces. Et fait communiquer les données spatiales, les masses, les
volumes, humains ou non humains (obstacles, dénivellations, parois d’appuis)
avec la musique intérieure. Et articule dans un même traitement, le régime des
tensions musculaires, le déplacement, la durée132. »
Et la relation des masses dans cette philosophie dalcrozienne tisse nécessairement une
temporalité nouvelle qui comprend en son mouvement une composition de forces.
Il ne s’agit pas ici de faire un travail historique sur les récurrences et les différences
de « citation » de ce problème de la masse, mais bien de s’en saisir comme un outil pour
décrire et comprendre les déplacements qui s’opèrent dans ce qu’on a tout d’abord appelé
la disparition du chorégraphe.
Certes tout mouvement est un changement de mon contact au sol, et la gravité est
toujours au moins une manière de voir le mouvement, de l’analyser, par ce qu’on appelle
les « appuis ». Ainsi la danse classique s’analyse à partir des appuis, car, si « légère » soit-
elle aux yeux des spectateurs, elle se travaille à partir d’une relation au sol très précisément
travaillée, parfois pour mieux le faire disparaître. Se rejoue alors cette tension entre la
nécessité de travailler la gravité et celle de faire oublier ce travail ; de le rendre invisible.
Mais le rapport gravitaire peut passer d’être un simple mode d’effectuation des
mouvements à en constituer le point d’attention sensible, dans leur effectuation comme
132
Laurence LOUPPE, “quelques visions dans le grand atelier” (p11-32), Revue Nouvelles de Danse,
n°36-37 : La composition, éd. Contredanse, automne-hiver 1998, Bruxelles, p17
85
dans leur regard133. La relation gravitaire est donc intrinsèque à toute effectuation de
mouvement, elle est son moteur, à la croisée de sa matérialité dynamique et de son sens.
Elle est aussi un vecteur de modification des « qualités » du mouvement. Elle peut être
également la base de la composition, temporelle et spatiale d’une danse, nous le verrons
par la suite. C’est parce qu’elle est cette modification permanente des processus du
mouvement, de leurs qualités, dans un échange à double -ou plus- sens, qu’il est, encore
une fois, plus pertinent de parler de relation gravitaire, ou gravitationnelle, que de rapport,
qui serait constant.
Laurence Louppe accorde ainsi un chapitre au « Poids » dans son ouvrage qui livre
avec finesse sa pensée de la danse, Poétique de la danse contemporaine, dans lequel elle
choisit de ne pas tant distinguer danse moderne et postmoderne que de marquer des jeux de
résonances et contrastes, des ruptures et des filiations plus subtiles : il y aurait une
continuation plurielle d’un projet qui traverse la danse moderne et les danses
contemporaines. Elle affirme : « il n'existe qu'une danse contemporaine, dès lors que l'idée
d'un langage gestuel non transmis a surgi au début de ce siècle134. » Ce chapitre « Poids »
s’ouvre sur cette citation de Jean-Luc Nancy :
« On ne pense pas le corps, si on ne le pense pas comme pesant135 ».
Elle explique ensuite comment déjà Laban, dans son travail novateur du début du
XXème siècle qui étudie le corps en mouvement et non pas comme matière inerte, identifie
le poids comme un des quatre facteurs du mouvement (avec le flux, l’espace et le temps).
Et Louppe de préciser :
« Parmi ces quatre facteurs, le plus important, le poids, tient une place à part :
il est à la fois l’agent et l’agi du geste. Le transfert de poids est ce qui définit
tout mouvement. La cinétographie de Laban, dès les années 1920, en fait
l’unité ouverte qui fonde tout acte moteur. Mais le poids n’est pas seulement
déplacé : lui-même déplace, construit, symbolise, à partir de sa propre
sensation136. »
133
Voir tout le travail d’analyse du mouvement et les travaux d’Hubert Godard à ce sujet. Nous y reviendrons
postérieurement.
134
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p36
135
Ibidem, p96
136
Idem
86
Le poids, ou plutôt sa modification constitue tout mouvement, mais plus encore la
relation à la gravité est à la fois opérante et opérée du déplacement. Un transfert de poids
devient un déplacement, le déplacement est transfert de poids et toute modification de
poids est en elle-même un déplacement. C’est exactement le déplacement sous ce double
aspect que nous entendons identifier ; décrire des déplacements qu’opèrent des pratiques,
et les décrire en termes de déplacements de poids. En effet, l’intérêt particulier porté au
travail de la pesanteur sur les corps, à la relation gravitationnelle comme opératrice du
mouvement, et comme opérée par les mouvements, est tout sauf un hasard : le mode de
sensation – et Louppe dit bien « à partir de [la] propre sensation [du poids] » – et d’action
que définit un certain rapport au poids est hautement caractéristique des déplacements
esthétiques, politiques, philosophiques qui sont opérés et opérants de ces pratiques.
La question tranchante pour ce travail en plein champ est bien ici celui du rapport
au poids et à la gravité dans ces pratiques chorégraphiques, tout au long du vieux XXème
siècle et de notre jeune XXIème siècle. Les avant-gardes des années 1920, nous l’avons
évoqué, opèrent un bouleversement radical à ce propos, qui sera digéré de différentes
manières par la danse moderne, avant de resurgir dans une autre radicalité au cours des
années 1960 aux États-Unis. Même si, donc, le rôle de la gravité dans la danse n’a cessé de
varier d’intensité, l’on peut s’accorder à déterminer un pivot important à ce moment-là, en
particulier en ce que ce déplacement s’accentue par d’autres déplacements qui semblent
l’accompagner dans un jusqu’au-boutisme que d’aucuns qualifieront, a posteriori, d’utopie.
Ce terme d’utopie est l’angle de vue pris dans l’ouvrage Danse et utopie, dans
lequel Michel Bernard propose de passer de l’utopie à l’utopique qui « n’est pas au-delà du
réel, mais le tisse par l’activité permanente de notre perception137. » Isabelle Ginot met
ainsi en tension au sujet de cette « période des années 1960 –caractéristique des
“mirages” » un dépassement définitif de ces utopies, du “corps démocratique” et une
indéniable « redistribution des valeurs, dans le corps et entre les corps138. », soulignant le
parallèle qui existe entre le travail du corps, l’état de corps du danseur, les modes
137
Michel BERNARD, « Des utopies à l’utopique ou quelques réflexions désabusées sur l’art du temps »,
(p15-25), in Danse et utopie, Mobiles 1, publication du département de danse, coll. Arts 8, éd. l’Harmattan,
Paris, 1999
138
Isabelle GINOT, « Une ‘structure démocratique instable’ », (p112-118), in Danse et utopie, op. cit., p112.
Je souligne.
87
d’écritures chorégraphiques, et l’organisation du groupe social qui crée une pièce
chorégraphique. Voici qui détermine ce que Michel Bernard appelle « les corporéités » en
jeu dans ces danses.
Les déplacements s’opèrent alors entre les danseurs et leur contexte : déplacement
des lieux de la danse (studios, théâtres vers les galeries, les espaces publics des rues et des
parcs) et de la place du public ; entre les danseurs : déplacement du statut du chorégraphe
comme auteur et des interprètes exécutants, vers un ensemble qui écrit selon différentes
stratégies la danse et déplacement des images légitimes du corps dansant (des corps non
athlétiques peuvent danser); entre le corps lui-même : des lieux dans le corps qui font
mouvement (déhiérarchisation des différentes parties du corps) ; tous ces déplacements,
donc, peuvent se lire et se décrire à la lumière des déplacements du masse et de la relation
gravitaire.
Lepecki remarque en ce sens, et à propos du programme qu’Yvonne Rainer a écrit
pour the Mind is a Muscle, dans sa version donnée le 11 avril 1968 au Théâtre Anderson à
New York, mêlant réflexions politiques et présentation de la danse :
« c’est pourquoi elle écrit dans son programme de 1968 qu’elle aime aussi le
corps, la réalité de son poids, de sa masse, et de sa physicalité sans
emphase139. »
139
Ramsay BURT, Judson Dance Theatre, Performatives Traces, op. cit.,p117; citation de Yvonne RAINER,
Work 1961-73, Halifax, NS, the Press of Novia Scotia College of Art and Design, 1974, p71.
(“This is why she wrote in her 1968 programme note that she also love the body, “ its actual weight, mass,
and unenhanced physicality.”)
88
Interlude : la marche en commun
140
« concrètement, ce schéma postural s’organise pour l’essentiel autour du rapport au sol par la
fonctionnalité du pied et de ses différents capteurs de pression, du regard (particulièrement le regard
périphérique) et de l’oreille interne ». Hubert GODARD : Patricia KUYPERS, « Des Trous Noirs. Entretien
avec Hubert GODARD», revue Nouvelles de Danse, n° 53, Bruxelles, 2006, p70
89
une partie de mon corps en contact avec le sol, sans avoir à frapper des talons, par le
simple dé-roulé du pied. Le rouler ne sera-t-il pas le mouvement qui nous mettra le mieux
dans une continuité de la sensibilité de la relation gravitaire ? Et le plus simple roulé, le
roulé des pieds qui marchent faisant qu’à chaque pas se réorganise tout le squelette,
s’actualise cet écart d’une torsion gravitaire/lévitaire. A chaque pas un déplacement, du
centre de gravité, depuis l’engagement de toute ma masse avec la masse de la terre,
chaque pas entremêle pieds et poussière, qui dans un sillon déplace leur rencontre féconde
à une lieue de là.
Un pas de côté, le geste inaugural de l’AN 01141 : des gens, en faisant un pas de
côté, emmènent un bout du monde avec eux, « tirent la nappe en partant », parce que leur
poids est pleinement engagé dans la réalité présente.
Et le philosophe de Königsberg marche en fond de scène, comme une question en
marche sur le lien intime entre les concepts et nos pieds en marche, philosophie en cours.
Le pas est bien plus l’intervalle que le point, la relation gravitaire s’ouvre à la
continuité du temps dans une marche qui n’en finit pas, dans un pas qui n’a jamais fini ; le
pied se soulevant projette déjà sa trajectoire vers le sol, en même temps que l’autre pied se
soulève. Indivisibilité d’un pas, et de toute une marche, de “quelques secondes, ou des
jours, des mois, des années : peu importe”; ça roule en marchant.
En marchant c’est une trace qui ouvre un terrain en partage, c’est le mouvement
commun, banal, commun, à partager, commun, à plusieurs.
La déhiérarchisation de ces danses est en marche…
141
L’An 01, réalisé par Jacques DOILLON, GEBE, Alain RESNAIS et Jean ROUCH, UZ Production, 1973
90
Dès 1961 avec Proxy, qui sera présentée au premier concert à la Judson Church,
Steve Paxton inclus des moments de marche simple. Sally Banes écrit à ce propos :
« Et ils marchent. Steve Paxton se rendra compte rétrospectivement de
l’importance capitale qu’a pour lui à l’époque la marche. Elle contient toute
une gamme de mouvements étrangers à la danse, ainsi qu’une absence de
hiérarchie et une attitude scénique à la fois décontractée et pleine d’autorité.
Elle devient le leitmotiv de l’approche démocratique de Steve Paxton, car tout
le monde marche, même les danseurs lorsqu’ils ne sont pas « en scène ». La
marche tisse des liens d’empathie entre danseurs et spectateurs, offre le partage
d’une expérience ouverte aux particularités et aux styles personnels. Il n’y a
pas de manière unique de marcher, pas de manière unique qui soit correcte142. »
La marche est un mouvement non spécialiste, commun, et inclure la marche
quotidienne dans la danse, c’est déplacer ce qui fait la danse, ce n’est plus une
spécialisation, une virtuosité, c’est un partage d’expérience sensible : la marche. Par une
empathie, kinesthésique, les spectateurs sentent une communauté de mouvements possible,
et se déplacent conjointement, alors que pour Paxton, lors d’autres spectacles de danse, et
même de ceux de Cunningham, « les spectateurs risquent de sortir des spectacles avec
l’impression que leurs propres mouvement n’ont aucun intérêt » ; ce qui exige à ce
moment-là pour Paxton et d’autres, un déplacement radical du statut du mouvement dansé.
C’est en ce sens que l’inclusion de la marche participe de la déhiérarchisation
qu’annonce Paxton, et qui sera, pour Banes, une caractéristique des compositions et des
corporéités des danses de ces années-là. Elle trouve alors sa démarche propre dans la
marche. Ce problème de la hiérarchie se pose pour Paxton lors de son travail au sein de la
compagnie de Cunningham, ainsi que Banes le rapporte :
« Steve Paxton critique également la hiérarchie de la compagnie, qui selon lui
déteint sur les représentations et les répétitions. Il lui semble que les débuts de
la modern dance –le travail d’Isadora Duncan, puis l’analyse du mouvement de
Rudolf Laban- étaient prometteur de liberté et d’égalitarisme143. »
Cet égalitarisme et cette liberté, les deux faces d’un projet dit « démocratique »,
ressurgissent donc singulièrement dans la marche. Mais quelles réalités et quels mythes
imprègnent cette annonce de déhiérarchisation ? La marche est quotidienne, certainement,
dans le sens où elle constitue l’action quotidienne de tout le monde, les spectateurs ne se
142
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p108
143
Ibidem, p107
91
sentent pas exclus d’un possible mouvement dansé, d’autant plus que ce sont souvent des
non-danseurs sur scène. Même dans le cas de danseurs, le travail sensible modifie
certainement la perception de sa marche, mais peut-être s’agit-il alors d’une différence
dans l’attention portée au mouvement, plutôt qu’une technicité, ou qu’une virtuosité,
valeur rejetée alors comme constitutive de la danse144.
La marche est le signe de l’inclusion du quotidien dans la danse, s’ouvre en
marchant une continuité de la relation au sol et d’un temps qui n’a pas de raison de
terminer à la sortie du studio, qui tend à se ramifier dans la rue, en rentrant chez soi, etc.
C’est bien, plus profondément encore, un déplacement radical du rapport au temps, dans ce
mouvement commun, et souvent en commun, on retrouve les deux pistes que nous levions
pour notre étude : relation gravitationnelle et expérience collective. Ce qui marque pour
Banes le « triomphe de la marche » dans la danse de Paxton ce sont justement deux pièces
pour des grands groupes : Satisfyin Lover, en 1967145, qui réunit des non-danseurs, « un
grand groupe de participants (de trente à quatre-vingt-quatre) évoluent selon une partition
écrite ; ils traversent l’espace en marchant de cour à jardin, en s’interrompant parfois pour
se tenir immobile ou pour s’asseoir146 » puis State en 1968, « un grand groupe qui marche :
les quarante-deux participants avancent jusqu’au centre de l’espace puis s’immobilisent, en
se regroupant au hasard ou en se dispersant sur le plateau147. »
L’inclusion du mouvement quotidien de la marche se fait dans des pièces de
groupe, dans le cadre d’une partition précise, que l’organisation des entrées et sorties
soient réglés, en interne, sur le « marcheur » précédent (Satisfyin Lover) ou, de manière
externe, par des noirs de lumières (State). Ces pièces sont collectives ici dans le sens du
grand nombre qui exécute des mouvements ordinaires, particulièrement la marche, comme
réunion de l’anonymat et de la singularité de chaque démarche, d’autant plus qu’elles
144
L’expression la plus claire de cela se trouve certainement dans le No Manifest d’Yvonne Rainer écrit en
1965 : « NON au grand spectacle non à la virtuosité non aux transformations et à la magie et au faire-
semblant non au glamour et à la transcendance de l’image de la vedette non à l’héroïque non à l’anti-héroïque
non à la camelote visuelle non à l’implication de l’exécutant ou du spectateur non au style non au kitsch non
à la séduction du spectateur par les ruses du danseur non à l’excentricité non au fait d’émouvoir ou d’être
ému. » citée par Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p90
145
Cette pièce sera remontée par le Quatuor Knust en 1996 à Paris, de même que "Continuous Project-
Altered Daily" (1970) de Rainer.
146
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p108
147
Ibidem, p109
92
réunissaient parfois des ‘non danseurs’, des amateurs. La danse perdait alors son statut de
technicité, de virtuosité, pour donner à voir un autre partage. L’ébranlement du rôle
d’auteur du chorégraphe, par une structure en partie mathématiquement calculée et en
partie hasardeuse, se fait conjointement ici à cette remise en cause peut-être encore plus
radicale du geste reconnu comme dansé, du statut de virtuose du danseur, qui s’engage plus
dans une attention sensible à ces divers mouvements ordinaires qu’à une virtuosité
technique de souplesse, de rapidité, etc. Le développement d’une certaine attention
sensible au mouvement semble pouvoir caractériser les corporéités alors en jeu dans cette
redistribution des poids et des masses.
Ces déplacements peuvent parfaitement souffrir des résonances partielles et non
linéaires, ainsi dans ce que nous voyons comme échos actuels de ces changements tant sur
le plan représentatif que sur le plan des corporéités, remarquons que Gérard Mayen fait une
étude de la marche en danse à partir de la pièce Déroutes de Mathilde Monnier, dans un
ouvrage intitulé De marche en danse148. L’inclusion du mouvement quotidien de la marche
sur un plateau de danse n’est pas anodine, mais prend des sens divers selon les contextes.
En tous cas, cela fait jouer très particulièrement la relation gravitaire et le temps, les
temporalités ouvertes par la marche, d’un continuum essaimé de mille petites variations,
qui ne se totalisent à aucun moment, si la totalité du saut peine à se donner dans la chute,
dans l’affirmation d’un retour frappé sur terre, la marche reste toujours ouverte à la limite,
tant que la mort, le sommeil, ou l’évaporation ne surgissent pas… La marche se poursuit,
dans ses infimes variations, et donne ainsi une cadence non différenciée fixement par
juxtaposition mais se différenciant au cours de son effectuation. Les variations
d’arrangement de la relation gravitaire, autant que les variations entre les différentes
personnes qui marchent, tissent un continuum hétérogène, sans que le passage sur scène
constitue un grand événement, et partageant plus qu’une image, la temporalité des actions
quotidiennes.
148
Gérard MAYEN, De marche en danse¸ dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier, éd. l’Harmattan,
Paris, 2005
93
« Steve Paxton, Yvonne Rainer, Deborah Hay et Lucinda Childs, entre autres,
partageaient l’idée qu’une activité simple, non modifiée rythmiquement,
pourrait avoir une valeur esthétique intrinsèque149. »
Reste à voir comment cette quotidienneté et son analyse tendent parfois à faire interpréter
ces démarches comme rompant avec une artificialité de la scène, alimentant l’imaginaire
d’une réalité plus authentique, plus « naturelle » mise sur scène ou d’autres espaces. Or il
semble bien qu’il ne s’agisse en aucun cas de cela, le déplacement existe puisque l’action
se fait sur scène, et en tire une force poétique. Parallèlement, toute action est éminemment
artificielle, y compris, à la rigueur, quand je marche dans la rue. Plutôt que de se situer
dans un débat stérile sur la dichotomie entre naturel et culturel, ce sont les dynamiques
croisées entre l’art et la vie qui sont à repenser dans ces évolutions.
La limite entre art et non-art peut constituer un enjeu d’affirmation de la danse,
dans le sens où la reformulation de cette limite constitue un point important de ce que
Rancière avance comme renégociation en cours dans le régime esthétique des arts. La non
virtuosité, la quotidienneté de la marche incluse dans l’art participe de ce déplacement
propre au régime esthétique des arts, où l’esthétique ne renvoie plus à un jugement
esthétique mais à une aisthésis, c’est-à-dire une sensibilité en jeu dans l’art au titre de son
partage150. S’en dégage ce que Rancière appelle un "art au singulier" qui:
« délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets, des
genres et des arts. Mais il le fait en faisant voler en éclats la barrière mimétique
qui distinguait les manières de faire de l'art des autres manières de faire et
séparait ses règles de l'ordre des occupations sociales. Il affirme l'absolue
singularité de l'art et détruit en même temps tout critère pragmatique de cette
singularité. Il fonde en même temps l'autonomie de l'art et l'identité de ses
formes avec celles par lesquelles la vie se forme elle-même151. »
Penser les transformations conjointes sur les terrains de la représentation et du sensible
redistribue les dualités art et vie en des débordements transversaux.
149
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p110
150
« dans “esthétique” j'entends aisthesis : une manière d'être affecté par un objet, un acte, une
représentation, une manière d'habiter le sensible », Jacques RANCIERE, « Histoire des mots, mots de
l'histoire », entretien avec Martyne Perrot et Martin de la Soudière, revue Communications, n° 58, L'écriture
des sciences de l'homme, Le Seuil, 1994, p. 89
151
Jacques RANCIERE, Le partage du sensible, op. cit., p33
94
S’insérer dans la tension des binarités et les tordres, telle serait l’action du partage
du sensible. En ce sens c’est un acte, non pas un pur tracé topologique, mais une action, un
acte, qui prend la mesure de l’écart, du partage transversal. Dans le partage du sensible se
joue à la fois un faire et un sentir, cette jonction est peut-être la plus importante pour
poursuivre. Les déplacements ici identifiés nous placent dans cet entre deux du faire et du
sentir, plutôt que dans une rupture des formes. Cette attention sensible à la gravité nous
amène à penser, à expérimenter ce partage, cette réunion/distinction entre faire et sentir,
qui travaille au cœur la répartition des représentations et des actes.
Si l’on parle alors de démocratie pour ces corps et ces danses, il s’agit
profondément d’une mise à l’œuvre de la déhiérarchisation dans ce projet annoncé comme
« démocratique ». Il y a, dans ces actions communes prises dans la danse, comme la
marche, un déplacement en plusieurs sens, un passage qui se fait, un partage, comme
« communauté du partage, au double sens du terme : appartenance au même monde qui ne
peut se dire que dans la polémique, rassemblement qui ne peut se faire que dans le
combat », et cette « communauté du partage (…) est(…) la démocratie152 »? Certes se
voient sur scène (et hors de scène, dans des rues prises comme scène) des gestes et des
corps extraordinaires, mais en même temps, les partitions, tasks, fixent des règles plus
fortes que jamais. C’est peut-être que ces déplacements « démocratiques » se font bien
autant dans le sens d’une égalité que d’une liberté. En effet, l’hétérogénéité des corps, des
mouvements, qui travaille la danse ne signifie-t-elle pas une égalité affirmée et remise au
travail à chaque expérience ? De même, le déplacement que nous avons identifié comme
celui de la fonction-auteur du chorégraphe ne rejoue-t-elle pas à chaque fois la question
d’une répartition collective des poids, d’une répartition de la masse dans le corps, entre les
corps, et dans la relation gravitaire ? N’est-ce pas le partage du sensible différent que
provoquent les expériences du Judson, puis, nous le verrons, d’une manière différente,
celles du Grand Union, et d’autres pratiques improvisées, dans le sens d’une
déhiérarchisation ?
152
Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, éd. La Fabrique, Paris, 1998, p92
95
D] Vers une déhiérarchisation
153
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine. La suite, op. cit., p50
154
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p24
155
Sally BANES, Reinventing Dance in the 1960s : Everything Was Possible, éd. University of Wisconsin
Press, Madison (WI), 2003
96
la seule institution sur laquelle les artistes ont une quelconque influence. Mais
en attaquant l’art en tant qu’institution, c’est leur attitude envers les institutions
en général qui devient claire. Alors que Banes croyait que la nouvelle danse
des années 1960 donnait corps à la démocratie, il aurait été plus approprié de
décrire les danseurs comme anarchistes. En 1968, Jill Johnston voyait la danse
en ce sens :
« tout mouvement underground est une révolte contre une autorité ou une
autre. La danse underground des années 1960 est plus que ce problème de
révolte enfants-parents. Les nouveaux chorégraphes remettaient
outrageusement en cause la nature même de l’autorité. La pensée derrière ce
travail dépasse la démocratie jusqu’à l’anarchie. Aucun membre ne ressort.
Aucun corps nécessairement plus beau qu’un autre corps. Aucun mouvement
plus important ou plus beau qu’un autre mouvement156. »
Passer de l’idéal démocratique à l’anarchie prend le sens ici d’une répartition, d’une
déhiérarchisation. La marche répartit égalitairement entre les corps, entre les mouvements,
entre les moments de la danse : c’est ce qu’affirme avec force d’images, la critique Jill
Johnston après avoir vu Satisfyin Lover (1967), la pièce groupale marchée de Paxton dans
une version de 1968 :
« l’incroyable diversité des corps, tous les bons vieux corps de nos bonnes
vieilles vies… traversant l’un après l’autre le gymnase en marchant, vêtus de
leurs bons vieux vêtements. Des gros, des maigres, des moyens, des mous un
peu avachis, des grands droits comme des I, des jambes arquées et des genoux
cagneux, des gauches, des élégants, des bruts, des délicats, des gravides, des
pré-pubères, et j’en passe, toutes les positions possibles dans toute la gamme
imaginable, autrement dit, vous et moi, au stade le plus quotidien, le plus
ordinaire, le plus je-m’en-foutiste quant à la splendeur posturale157 »
Une marche, collective, donne un mouvement en commun où n’importe quel corps
fait l’affaire, et, comme dit Johnston, « vous et moi ». Tel serait un des déplacements
singuliers de cette danse : l’implication du spectateur dans ce mouvement commun ; par le
156
Ramsay BURT, Judson Dance Theatre. Performatives traces, op. cit., p10. Citation de Jill JOHNSTON,
Marmalade me, Hanover, NH and London, Wesleyan University Press, 1998, p117
(“But there is surely always a critical, negative aspect to avant-garde work. Avant-garde attacks on art are an attack on the only
institution over which artists have any influence. But in attacking art as an institution, their attitude towards institutions in general is
made clear. Whereas Banes believed the new dance of the 1960s embodied democracy, it would be more appropriate to describe the
dancers as anarchic. Writing in 1968, Jill Johnston saw the new dance in this way :
« Evey underground movement is a revolt against one authority or another. The dance underground of the sixties is more than this
natural child-parent affair. The new choreographers are outrageously invalidating the very nature of authority. The thinking behind the
work goes beyond democracy into anarchy. No member outstanding. No body necessarily more beautiful than any other body. No
movement necessarily more important or more beautiful than any other movement. » )
157
Jill JOHNSTON, « Paxton’s People », revue Village Voice, 4 avril 1968 ; reproduit dans Jill JOHNSTON,
Marmalade Me, éd. Duton, New-York, 1971, p.135-137 ; cité en français dans Sally BANES, Terpsichore
en baskets, op. cit., p108
97
déplacement de cette ligne réaffirmée par la virtuosité qui fixait une ligne de partage claire
entre ceux qui prennent part à la danse et ceux qui ne prennent pas part. Attention, il ne
s’agit pas de dire que tous les mouvements de danse doivent à partir de là être, en droit,
exécutables universellement par tous, comme un impératif catégorique, mais de noter le
déplacement d’une ligne de distinction forte entre les lieux, les corps, les mouvements
dicibles ou visibles, force d’action du « n’importe lequel » plutôt que force de simple
déclaration du « tout le monde », de l’Un.
« un Un qui n’est plus celui de l’incorporation collective mais de l’égalité de
n’importe quel un à n’importe quel autre. Le propre de l’égalité, en effet, est
moins d’unifier que de déclassifier, de défaire la naturalité supposée des ordres
pour la remplacer par les figures polémiques de la division158. »
La division, toujours polémique, toujours en lutte, pour une « part des sans part », est ce
qui anime, selon Rancière, la réalité démocratique. Le sens de démocratie se laisse alors
traversé par une déhiérarchisation, qui le déplace depuis son lieu de « tout est possible ».
Cette non-virtuosité du mouvement sera explicitement revendiquée par quelqu’un
comme Yvonne Rainer dans son No Manifest de 1965, ayant été le moteur implicite de ses
travaux depuis déjà longtemps. Ainsi à propos de ces travaux de l’année 1963 au Judson
Dance Theater, comme Terrain, Banes écrit:
« La danse de Rainer semblait dire que n’importe quel mouvement pouvait
être valable comme choix chorégraphique, mais aussi que n’importe quel
corps, n’importe quelle personne, pouvait valoir la peine d’être regardé159 »
158
Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op. cit., 1998, p68
159
Sally BANES, Democracy’s Body, Judson Dance Theatre, 1962-1964, éd. Duke University Press,
Durham, NC et Londres, 1995, p113, (“Rainer’s dance seemed to say that any movement might be available as choreographic
choice, but also that any body, any person, could be worth watching.”)
98
particulier. À partir d’une certaine “égalité des intelligences”, pour reprendre un terme de
Rancière, nous pourrions formuler ici l’hypothèse comme intelligences sensibles, au
mouvement. C’est en tout cas un des déplacements profonds opérés dans cette génération
qui a redistribué les cartes entre les danseurs et les chorégraphes, les danseurs et le public,
et qui caractérise les échos actuels de ces expériences. Elle n’est ni une formule, ni une
idée, ni un style que justement l’expérience gravitaire a délité, mais une pratique, un
concept en ce sens, qu’elle a toujours renouvelée selon les terrains d’exercice, et les
contextes.
Quelqu’un comme Mathilde Monnier est traversée dans son travail par ces
inquiétudes-là et narre ainsi, dans ses Allitérations en dialogue avec Jean-Luc Nancy, le
travail préparatoire à Publique160,
« l’idée n’est pas de danser comme tout le monde (cela ne veut rien dire), mais
de produire un état « danse » qui soit évocateur pour celui qui le regarde, qui
soit empathique. Un état que chacun puisse reconnaître en lui dans cette
capacité qu’a le danseur de se relier directement à son public et pour le public
de se projeter en tant que spectateur comme un danseur potentiel. Cette phrase
porte une reconnaissance implicite danseur-spectateur, chacun pouvant intégrer
la capacité à la danse de l’autre161. »
Il ne s’agit pas de dire que la danse doit danser comme tout le monde, dans une imitation,
ou même une comparaison, mais d’énoncer le partage intime, kinesthésique, sensible qui
se joue dans la danse, dans un lien direct, c’est-à-dire ici empathique, entre danseur et
spectateur. Cette égalité n’est alors pas un nivellement imitatif, mais un certain partage
possible, ou plutôt une actualisation de cette virtualité à chaque pièce présentée, à chaque
phrase de mouvement (à chaque phrase égalitaire), plutôt qu’une déclaration d’intention
générale égalitariste, le point précis où politique et artistique se mêlent.
160
Mathilde MONNIER, Publique, première au festival international Montpellier danse, 2004
161
Mathilde MONNIER et Jean-Luc NANCY, Allitérations. Conversations sur la danse, op. cit., p57
99
réduire, hiérarchise les inégalités, hiérarchise les priorités, hiérarchise les
intelligences et reproduit indéfiniment de l’inégalité162. »
162
Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op. cit., p98
100
Vérification de l’égalité
163
Voir le rôle primordial que Louppe accorde au tracing : « un exercice important, surtout utilisé par Trisha
Brown, consiste en le "tracing": le danseur explore par le toucher toutes les parties de son corps, comme pour
en revisiter l'étayage, l'emplacement des foyers viscéraux et énergétiques, mais aussi les contours, la
périphérie épidermique. Il s'agit d'un exercice à la fois de l'ordre du voir, mais aussi du dessiner. » Poétique
de la danse contemporaine, op. cit., p64
101
danseurs décident d’aller danser dans d’autres lieux : la rue, des parcs, des façades
d’immeubles.
Le questionnement du statut de l’auteur, dans un collectif qui mène la danse,
émergera à partir de là dans une élaboration collective, de manière plus franche dans les
années 1970, avec le Grand Union, et diverses expériences d’improvisation. De ce
déplacement au niveau des fonctions, il en est des indices au niveau des corporéités, mais
sans que l’on puisse y voir une conséquence, pas plus qu’une cause, mais bien des échos
qui travaillent la danse en ce qu’elle est expérience de la réalité par les corps en
mouvement, et renouvelés à chaque fois que l’a danse s’st posé la question de ces modes
d’effectuation, d’organisation, et de présentation. Ainsi, cette déhiérarchisation a été un
déplacement opératoire au cours de l’histoire de la danse : perte de la face seule, du signe
du visage, perte de la prépondérance de la tête qui trône sur une colonne fixe, sont des
exemples maintes fois commentés du passage de la danse classique à la danse moderne,
puis à ces suites.
Ici, c’est Trisha Brown qui l’explique pour l’époque où elle participait aux
expériences collectives du Judson Church et du Grand Union entre 1962 et 1975,:
« Cette idée de corps démocratique consistait à s’intéresser à tout ce qui était
délaissé ou ignoré dans le corps. Non seulement utiliser des parties du corps
rarement mises en valeur, mais aussi des directions inhabituelles pour ces
différentes parties, et des directions inhabituelles164. »
164
Isabelle GINOT, « Entretien avec Trisha Brown : en ce temps-là l’utopie… » (p107-111), Mobiles 1 :
Danse et utopie, op. cit., p108
102
continuité, égalité et différenciation, entre les corps, entre les danseurs et le contexte, entre
le corps.
Cette réalité est habituellement, et de manière consensuelle, reprise sous le thème
d’une démocratisation du corps dansant. Mais dans quel sens ? Certainement dans les
multiples sens que prennent une liberté et une égalité, les deux cordes qui tirent, tendent, et
souvent déchirent l’affirmation démocratique ? Autant dans les expériences collectives du
Judson, que dans celles du Grand Union et les créations improvisées, l’interprétation en
termes de démocratisation insiste majoritairement sur la liberté comme caractéristique
démocratique majeure, passant parfois plus inaperçue cette autre corde qui tend la
démocratie : l’égalité. Nous voyons pourtant comment le déplacement des lignes de
partage entre danseur et chorégraphe, entre danseur et non-danseur, et des lignes de forces
de la composition des masses en relation, est intrinsèquement un déplacement qui tend vers
l’égalité, bien autant voire plus que vers la liberté, dans ses déhiérarchisation à plusieurs
niveaux. Et Rancière, qui sur la démocratie propose pour nos travaux une pensée
particulièrement pertinente en ce qu’il effectue une fine et forte jonction entre esthétique et
politique, de rappeler :
« l’égalité et la liberté sont des puissances qui s’engendrent et s’accroissent par
leur acte propre165. »
165
Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op. cit., p93
166
Cf. supra, partie I, chapitre 2, II, C. et in Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p90
103
de le déplacer d’une virtuosité à une attention particulière, ou au moins, pour reprendre les
termes d’Isabelle Ginot, d’ « un corps tout puissant » à un « corps compétent167.»
Ce qui n’empêche aucunement un travail précis, au contraire : cette non
spécialisation virtuose dans le travail, sans retomber dans une pure expression de soi à
laquelle nous ferait croire la dichotomie classique entre technique et expression de soi,
nous amène plutôt vers un travail attentif, particulièrement à la relation gravitaire, mon
contact au sol. Une telle attention n’est pas une virtuosité technique, mais un effort
particulier d’attention, précis, en un point qui immédiatement rayonne en une multiplicité.
Faire l’expérience concrète de la réalité, en un point de ma situation, plutôt que de chercher
une vision générale explicative, experte. Le déplacement de la virtuosité aux mouvements
communs tracera deux lignes, l’une vers la vulnérabilité nous y reviendrons, l’autre vers
l’égalité des intelligences, nous y sommes. La non expertise est chez Rancière ignorance,
qui n’est pas un manque de travail, et requiert au contraire un effort particulier. Le Maître
ignorant en est un actant, enseigner ce que lui-même ne sait pas, mais dans un effort sur
l’attention. Cette non expertise traverse l’œuvre de Rancière par la philosophie déplacée¸
jusqu’aux Bords du politique, où la démocratie est pensée comme vérification de l’égalité,
nous l’avons vu. Ce déplacement profond de la philosophie hors de l’expertise est
déplacement de Celui-ci, l’Expert, vers n’importe lequel, n’importe où, pourvu qu’on trace
un cercle, précisément ; chorégraphie d’une égalité toujours à vérifier, dans sa non
virtuosité :
« On peut partir de n’importe où. Il suffit de savoir tracer un cercle où l’on
isole le « quelque chose » à quoi rapporter tout le reste, en transformant le
cercle en spirale. Ce cercle s’oppose à la chaîne. La figure intellectuelle de
l’oppression, c’est celle de la chaîne infinie : pour agir, il faut comprendre :
pour comprendre, il faut tirer toute la chaîne des raisons ; mais comme la
chaîne est infinie, on n’a jamais fini de la tirer. (…)
Tracer un cercle, c’est contrevenir au principe de la chaîne, on peut prendre des
fragments de discours, des petits bouts de savoirs qu’on a vérifiés, tracer son
cercle initial et se mettre en route avec sa petite machine168. »
Ça n’est pas une expertise, c’est un travail de vérification, un acte ; et cet acte
consiste singulièrement à tracer un cercle sur le sol qui s’ouvre en spirale ; non pas qui
167
Isabelle GINOT, « une ‘structure démocratique instable’ », (p112-118), in Mobiles 1 : Danse et utopie,
op. cit., p115
168
Jacques RANCIERE, « la méthode de l’égalité » (p507-523), in Laurence CORNU et Patrice
VERMEREN, La philosophie déplacée. Autour de Jacques Rancière, éd. Horlieu, Lyon , 2006, p. 515-516
104
s'enferme, mais qui définit la situation depuis laquelle prendre le réel dans cette spirale; or
le mouvement en cercle qui devient spirale, c'est en danse le mouvement où mon ancrage
est engagement de ma masse avec celle de la terre, dans une relation d'expansion, où mon
centre de gravité est engagé dans le monde. C'est "se mettre en route avec sa petite
machine"; procédé machinique beckettien, en écho à Deleuze, mais dans le champ à
labourer bien singulier à Rancière : l’égalité des intelligences. L'égalité des intelligences
n'est pas le repos du brave :
« le fait que tout le monde pense n’est pas une évidence partagée. (Et) nous ne
sommes nullement dispensés par son énoncé de l’analyse de ses implications et
du travail pour donner toute sa puissance au trait égalitaire qui se découvre
dans le mouvement de l’émancipation169. »
Ce mouvement d’émancipation est l’acte qui ne cesse de vérifier l’égalité des
intelligences, puisque pour Rancière, il s'agit de :
« penser la politique comme production d’un certain effet : comme affirmation
d’une capacité et comme reconfiguration du territoire du visible, du pensable et
du possible, corrélative de cette affirmation170. »
Le mouvement de cette affirmation est alors l’acte, toujours à reprendre, de
l’affirmation de « l’égalité des intelligences » ; peut-on y voir un parallèle avec ce qui
apparaît comme une déhiérarchisation, ou « démocratisation » du corps ? Elle ne se déclare
pas, elle s’acte, elle s’agit. Elle n’est pas une vérité qui est, donnée, mais elle se prouve,
elle n’existe que par l’acte qui la vérifie. Dans cette actualité qui est la nôtre des projets
chorégraphiques reprenant des pièces ou des écrits de ces années 1960, l’on a vu comment
la simple citation de cette démocratisation dans le corps ne garantit pas une réelle
déhiérarchisation. Ce serait à chaque fois reprendre le travail de l’acte de la vérification de
l’égalité, du partage sensible des parts, de ce qui est visible, de ce qui se donne voir, et à
dire.
169
Ibidem, p514
170
Idem
105
C’est ainsi que la tête traditionnellement porteuse du visage, le sens, l'intellect,
« devient corps, poids, matière », « principe redoublé et porté à son extrême
dans le 'contact improvisation' qui joue essentiellement sur la fonction d'appui
répartie dans l'ensemble du corps172. »
Cette déhiérarchisation des lieux du corps s’opère également entre les corps, contrairement
à l’esthétique classique qui opérait un effacement de tous les autres corps possibles,
faibles, dérisoires, insensés.
« afin de convoquer, au-delà de la figure admise et reconnaissable, tous ces
autres corps possibles, ces corps poétiques, susceptibles de transformer le
monde à travers la transformation de leur matière propre173."
171
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p65
172
Ibidem, p66
173
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, p66
174
Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op. cit., p94
175
Son ouvrage de 1980, nous le rappelons, s’intitule Terpsichore en baskets (Terpsichore in sneakers)
106
quotidien, pedestrian en anglais, -l’on dit callejero en espagnol et l’on y trouve la rue-, en
constitue un lieu de déplacement fondamental. Le pied, dans une marche en baskets,
quotidienne, de la rue, prend en charge la relation gravitaire, dans un partage avec les
poussières du sol et dans les territoires du visible. La marche est en ce sens un mouvement
commun, banal et qui trace des lignes de partage, caractéristique de cette danse déplacée
déplaçant la place du chorégraphe. On marche, et on s’allonge sur le sol.
« J’ai choisi d’être au sol pour ne pas traiter du fait que les jambes servent
habituellement à soutenir la moitié supérieure du corps. Elles n’ont vraiment
pas la même liberté que le torse, les bras ou la tête. En position allongée au sol,
je libère mes jambes et elles peuvent fonctionner comme les autres parties du
corps.
Pendant toute une phase du travail, je me suis sentie extrêmement vulnérable176. »
Trisha Brown parlait ainsi pendant qu’elle faisait son Primary accumulation de
1972, en présence de Sally Banes. Le contact d’une plus grande partie du corps possible
avec le sol répartit concrètement les appuis dans tout le corps, actualisant le plus
directement possible cette déhiérarchisation des parties du corps, cette dissémination des
lieux du mouvement, c’est-à-dire du faire et du sentir. La même Trisha Brown poursuivra
et sera poursuivie par cette expérience de la vulnérabilité dans If you couldn’t see me, un
solo entièrement dansé de dos. Laurence Louppe y voit un renversement exceptionnel de la
répartition des sens de la danse, « par rapport à l'interface palpitante et vulnérable que
représente le devant du corps », habituellement l’organe de communication et de sens :
« Il faut s'appeler Trisha Brown pour oser s'exposer en une danse de dos, avec
tous les frémissements et les relâchements faisant de cette paroi non une
clôture mais une géographie poétique de l'abandon177 ».
Une telle répartition des lieux du corps marque la danse, les danses, dans leur hiérarchie
habituelle, et ne peut laisser indemne le modèle de l’expression de soi. C’est bien toute
l’identité du corps signifiant qui en est ébranlée, le visage, les mains, les côtes, le dos,
ayant le même niveau de pesée, de pensée, (l’étymologie fait résonner, comme Jean-Luc
176
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op; cit., p131
177
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p168
107
Nancy nous le rappelle dans Le poids d’une pensée178, la pesée dans la pensée), s’offrant à
une nouvelle répartition de cette relation gravitaire, de l’engagement de sa masse avec celle
du monde, en une vulnérabilité renouvelée. La déhiérarchisation n’est pas annoncée, ni
même revendiquée, elle s’acte et s’agit c’est-à-dire qu’elle se pense et se pèse. La gravité
concerne toute la masse du corps, et porter son attention sur cette relation de masses amène
à porter son attention sur toutes les parties, dans leur ensemble et dans leurs différences.
L’expérience sensible du rouler, du toucher, du poids du corps, et des dynamiques propres
à cette relation gravitaire tend à répartir l’attention et donc l’importance entre les différents
lieux du corps, faisant perdre ainsi leur suprématie aux hauts lieux de l’expression, et aussi
de la défense, que sont la face ventrale, le visage, les mains.
Vulnérabilité
S’opère dans cette répartition sensible une transformation des modes d’être au
monde. Dans le sens d’un partage du sensible, l’action est un sentir, et à ce titre une
certaine action et réception des autres et du contexte, dont le modèle nous est donné par la
dynamique gravitaire (se laisser traversé par la gravité et se dresser, se tenir debout,
repousser) caractérisent profondément les corporéités qui se forgent dans ces déplacements
de masses et de fonction que nous étudions ici dans le sens d’une déhiérarchisation. Non
pas tant qu’il s’agirait de se montrer vulnérables sur un plateau de danse, mais dans le sens
où Suely Rolnik pense, à la croisée des pratiques artistiques, politiques et cliniques, les
processus de subjectivité en cours en termes de vulnérabilité. Une sensibilité à être ébranlé,
à être, là encore, déplacé par les forces du monde, et par autrui, toujours en passe d’être
annihilé, c’est-à-dire toujours à acter, à vérifier dans les actes-sentir:
« Un des problèmes visés par les pratiques artistiques dans la politique de
subjectivation en cours est l’anesthésie de la vulnérabilité à l’autre –anesthésie
d’autant plus néfaste lorsque cet autre est représenté comme hiérarchiquement
inférieur dans la carte établie, par sa condition économique, sociale, raciale ou
autre. C’est que la vulnérabilité est la condition pour que l’autre cesse d’être un
simple objet de projection d’images préétablis et puisse devenir une présence
178
Jean-Luc NANCY, Le poids d’une pensée, éd. Le Griffon d’Argile, Québec, et PUG, Grenoble, 1991
108
vivante, avec laquelle nous construisons nos territoires d’existence et les
contours changeants de notre subjectivité179 »
La vulnérabilité serait alors un versant essentiel de l’esthétique, dans ce sens
premier auquel s’oppose l’anesthésie, comme vulnérabilité sensible au monde et aux
autres. Or, explique Rolnik, cette vulnérabilité met en jeu une capacité sensible, où les
forces du monde traversent notre “corps vibratile”, dans un processus de transformation
permanente :
« Avec elle, l’autre est une présence vivante faite d’une multiplicité plastique
de forces qui pulsent notre texture sensible, devenant ainsi partie de nous-
mêmes. Ici se dissolvent les figures du sujet et de l’objet et, avec elles, ce qui
sépare le corps du monde180. »
Cette capacité sensible entre en tension avec celle de la perception, qui saisit le monde
dans ses formes fixes et nous permet de nous y mouvoir avec plus de stabilité, en attribuant
du sens à ces représentations où s’érigent par exemple les figures claires de sujet et d’objet
« clairement délimitées et maintenant entre elles une relation d’extériorité181. »
Ces deux niveaux de relation avec le monde, la première correspondant à une
capacité sous-corticale, la seconde à une corticale, selon une distinction que Rolnik attribue
à Hubert Godard182, ne s’annulent pas l’un l’autre, mais entrent en tension l’un avec
l’autre, obligeant à des déplacements, des réajustements permanents, de par la vulnérabilité
qu’implique la première.
« Entre la vibratilité du corps et sa capacité de perception il y a une relation
paradoxale, puisqu’il s’agit de modes d’appréhension de la réalité qui obéissent
à des logiques totalement différentes, en particulier dans leur rythme et leur
temporalité, irréductibles l’une à l’autre183. »
Une fois de plus, une ouverture sensible, ici à cette vulnérabilité, ouvre des
temporalités spécifiques, de même que la relation singulière à la gravité le faisait. Cette
relation entre les deux force à des réajustements permanents, qui créent ce que Rolnik
appelle une « subjectivité flexible » où les dosages des deux capacités, perceptives et
179
Suely ROLNIK, “Géopolitique du maquereautage”, traduction du brésilien par Renaud Barbaras, inédit.
Version espagnole : “Geopolítica del rufián” (p477-491) in Félix GUATTARI, Suely ROLNIK,
Micropolíticas. Cartografías del deseo, éd. Tinta Limon, Buenos Aires, p479
180
Ibidem, p479-480
181
Ibidem, p479
182
Hubert GODARD, « regard aveugle », in Lygia Clark, de l’œuvre à l’événement. Nous sommes le moule.
A vous de donner le souffle, catalogue de l’exposition du même nom réalisée en co-commissariat par Suely
Rolnik et Corinne Diserens, éd. Musée des Beaux-Arts, Nantes, 2005, p. 73-78
183
Suely ROLNIK, “Géopolitique du maquereau”, op. cit., p480
109
sensibles, plus ou moins vulnérables créent des processus dynamiques de réajustements
permanents. Cette subjectivité flexible est à la fois ce qui « mobilise et donne l’impulsion à
la puissance de la pensée/création », mais aussi ce que le « capitalisme cognitif »
« maquereaute » pour son propre fonctionnement. Rolnik explique très bien comment ces
créations qu’elle situe dans la contre-culture des années 1960, visant une émancipation, se
sont trouvées, dans les années 1980, phagocytées par un système marchand, de marketing
et de management de cette plasticité de la subjectivité. Ainsi l’on pourrait penser à
l’expérience sensible de la répartition du poids transformée en technique de plus grande
efficacité et rendement au travail184. Pour Rolnik, le concept de vulnérabilité est un pivot
critique possible pour distinguer les usages de cette subjectivité, car cette sensibilité tend à
plomber toute efficacité marchande. Ainsi, le concept de vulnérabilité et celui de corps
vibratile peuvent fournir des outils pertinents pour l’étude que nous menons ici, d’autant
plus en ce qui s’y tissent et détissent les figures de sujet et d’objet, et des identités
remarquables.
184
Il y a un enjeu particulièrement fort à penser les relations spécifiques entre les savoirs actuels sur et de la
danse, les techniques somatiques par exemple, et les techniques de management. Les liens entre bien-être
dans le mouvement et efficacité de l’action, commencent dès les expériences de Laban sur le travail à la
chaîne. N’est-ce qu’une simple question de fins et de moyens ? Cultiver le bien-être et l’efficacité du
mouvement comme une fin et non comme un moyen ? Peut-être y aurait-il à problématiser plus justement le
rapport entre une certaine efficacité, un ancrage dans la réalité qui nous entoure, et une utilité hétéronome. À
ce titre, la distinction que nous ferons à partir de Bergson dans la deuxième partie de ce travail entre utilité et
concrétude permettrait de dégager une première issue.
110
subjectivation politique est la mise en acte de l’égalité (…) par des gens qui
sont ensemble pour autant qu’ils sont entre185. »
185
Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op. cit., p119. Voir aussi Éric ALLIER: « car on peut lire en
un brutal effet autobiographique l’une des phrase-clé de La Mésentente : « toute subjectivation est une
désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet où n’importe
qui… », in “Existe-t-il une esthétique ranciérienne ?” (p271-287), La philosophie déplacée, op.cit., p273
111
à fait distincts, il faudrait que la surface entière du corps atteigne un degré
absolu d’imperméabilité, ce qui est impossible186. »
S’ancre ici tout la force de la question de savoir dans quelle mesure faire le choix
de l’improvisation est une ouverture au déplacement et au devenir, ou bien un resserrement
sur un moi créateur plus fort que tout, une identité qui vaudrait d’être exprimée, performée.
186
Judith BUTLER, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, (trad. de Cynthia Kraus), éd.
La Découverte, Paris, 2005, p253-256
187
Voir la large diffusion des textes de Didier Anzieu dans le monde de la danse. (Didier ANZIEU, Le moi-
peau, éd. Dunod, Paris, 1995 ; Une peau pour les pensées, (1986) Entretiens avec Gilbert Tarrab, Paris, 2ème
éd. Apsygée, 1990; Le Corps de l'œuvre, éd. Gallimard, 1981). Par exemple, Laurence LOUPPE, Poétique de
la danse contemporaine. La suite, op. cit. : « on peut évoquer à ce propos l’approche suggestive de Didier
Anzieu, qui fait du “moi-peau“ un fond sur quoi se détacherait une figure en mouvement. Analogie picturale,
particulièrement bienvenue en ce cas, car le passage de la main de l’artiste sur son propre corps, comme
métaphore du tracé, pourrait renvoyer à la naissance même de la figure. Et ceci sans recours à la
scarification : pour marquer un corps, un léger effleurement suffit. A citer également le Contact
Improvisation (encore une fois né à la même époque), où le toucher, le partage pondéral avec le corps d’un
autre permet d’identifier les zones d’ancrage, d’appui, de glissement. Observation doublée par les
informations tactiles qui démultiplient le prisme perceptif des parcours intercorporels (le corps de l’autre
comme partition de mon propre mouvement). » p41
188
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine. La suite, op. cit, p50
112
Oser la vulnérabilité, c’est aussi le choix de l’improvisation : laisser voir les
errements, les erreurs, qui finalement n’en sont plus. La vulnérabilité comme se laisser
déplacer et entrer dans un processus de devenir, c’est en premier la relation gravitaire qui
nous la donne : l’attention portée au point de contact entre mon corps et le sol, entre mon
corps et un autre, à l’attraction gravitaire qui s’y joue. Se mettre au bord de ne rien faire, se
laisser mouvoir par l’échange des masses.
189
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p255
190
Ibidem, p256
113
collectives quelque chose de l’ordre de se défaire de quelque chose. Se défaire de son
statut d’interprète, mais c’est, dans le même mouvement, tout le statut du sujet qui
s’ébranle, or nous croyons que l’expérience radicale de la relation gravitationnelle est
fondamentale pour ce que nous pourrions appeler un déplacement de l’expérience
subjective. En même temps que s’éviderait la place du chorégraphe, s’éviderait également,
ou plutôt se tordrait le rôle du danseur, son statut d’interprète et sa fonction expressive,
déplacement que nous pouvons appeler désidentification du sujet.
Mais peut-on dire pour autant qu’il s’agit, en devenant ces masses en relation les
unes avec les autres, de devenir des objets ? mais les objets de quels sujet ? La critique de
la fonction auteur du chorégraphe n’entend-elle pas justement sortir d’un certain rapport
d’objectisation et revendiquer leur puissance de sujet créateur ? Et pourtant, le travail
qu’ils mènent alors ébranle profondément leur fonction de sujet. En ce sens nous l’avons
vu, la fonction interprète, ou danseur, est conjointement mise en cause à celle d’auteur.
Cette tension révèle, ici sur un cas bien particulier, le poids qui pèse sur les pensées qui
insistent sur les failles qui strient toujours la stabilité, la clôture du sujet comme base fixe.
Pour résumer en des termes triviaux l’inquiétude surgie ici : dans quelle mesure peut-on
penser la désintégration de la catégorie de sujet dans un processus d’émancipation et non
d’aliénation d’un être considéré comme objet ? C’est bien alors que ces tentatives
théorico-pratiques, ne proposent pas tant de déconstruire la catégorie de sujet pour
comprendre le monde dans celle d’objet qu’ils ne s’attaquent à la binarité opposant sujet et
objet. Déplacer la ligne de partage de la binarité sujet/objet dans un déplacement et devenir
des masses en jeu, nous verrons que ce sera une des conséquences de la pensée de
l’immédiateté chez Bergson.
Le double déplacement des masses en mouvement et d’une création collective qui
fissure le rôle d’auteur du chorégraphe s’accompagne d’un ébranlement que nous
appelions désidentification. Ce déplacement s’éclaire sur un aspect particulier, celui d’un
questionnement autour d’une dépersonnalisation, dans le sens d’un effacement de la
personnalité qui s’exprimerait dans la danse. Ramsay Burt explique ainsi, que dans ces
années 1960, et plus précisément en 1963 avec Word Words, :
114
« La collaboration entre Paxton et Rainer, Word Words (1963) est
probablement la première pièce dans lequel elle explore la performance d’un
matériel impersonnel mis à plat dans une attitude détendue, neutre191. »
Ils utilisèrent du maquillage pour se ressembler et gommer les différences individuelles,
expressives192, dans un mouvement commun de mise en cause de l’expression individuelle
-en même temps que de la fonction auteur-, expressionisme qui caractérise, partiellement,
les recherches de la danse moderne, dans la première moitié du XXème siècle en tous cas.
« Brown a aussi consciemment rejeté cette sorte d’individualisme expressif.
Elle semble avoir eu des idées similaires à celles de Paxton et Rainer sur
comment le danseur projette sa présence vers le public, ayant sans aucun doute
discuté de cela avec eux193. »
191
Ramsay BURT, Judson Dance Theatre. Performatives traces, op. cit., p73
(“Paxton and Rainer’s collaboration Word words (1963) is probably the first piece in which she explored the
performance of flattened, impersonal material in a cool, neutral maneer.”)
192
Ramsay BURT insiste ainsi: « The idea of using make-up to make dancers look alike was taken up in Paxton’s group piece
English in which skin-coloured greasepaint was used to cover the face, including eyebrows and lips. (…) choreographers whose work
abandoned the angst-ridden expressive individualism of modern dance in favour of a blank, neutral mode of behaving during
performance. (…) The piece’s depersonalization and minimalism were all attributes that it shared with other works created by artists
associated with Judson Dance Theatre.” Ibidem, p74
193
Ibidem, p75
(“Brown also consciously rejected this kind of expressive individualism. She seems to have had similar thoughts to Paxton and Rainer
about how the dancer projects her presence towards the audience, undoubtedly discussing this with them.”)
115
l’égalité des sujets, la destruction du rapport hiérarchique forme/matière ; qu’il
provoque des déplacements des corps, comme la disjonction entre les bras du
menuisier et son regard 194. »
194
Jacques RANCIERE, « la méthode de l’égalité » (p507-523), in Laurence CORNU et Patrice
VERMEREN, La philosophie déplacée. Autour de Jacques Rancière, op. cit., p 522
116
Un exemple de recherche collective et sur le poids : Leaning Duet
Trisha BROWN,
Leaning duet,
80 wooster Street,
New York, 18 avril 1970:
Trisha Brown,
Jared Bark, Carmen
Beuchat, Ben Dolphin,
Caroline Gooden, Richard
Nonas, Patsy Norwell,
Lincoln Scott, Kei Takei, et
un Inconnu.
1970 est l’année de fondation du Grand Union, et ce 18 avril c’est le jour où se fait
la performance Man walking down the side of buiding. Il est intéressant de remarquer que
l’on a plus retenu cette dernière action d’un homme marchant en descendant la façade d’un
immeuble que les duos marchant dans la rue en se tenant par la main, le pied de chacun
attaché à l’autre. L’action est certes plus impressionnante, et le lieu déconcertant, mais
notons également que c’est une action individuelle, alors que le même jour dix danseurs
effectuaient, au même endroit, dans le même esprit, une pièce collective, fondée sur
l’interaction entre deux personnes. Du collectif pour ces artistes, le filtre de l’histoire
semble n’avoir laissé passer que le plus extraordinaire, au moment même où la danse
questionnait fortement la virtuosité, et des trajectoires individuelles, alors qu’elles étaient
alors essentiellement collectives… Au tournant crucial des années 1960-70, Leaning Duet
réunit plusieurs des traits caractéristiques des recherches de la décennie tout juste achevée :
déplacement du lieu, du théâtre ou du studio à la rue, intérêt pour le processus, plutôt que
pour un résultat, un travail sur la pesanteur, -en commun avec Man walking down the side
of buiding- et enfin une expérimentation collective.
117
Il est très clair que le partage du poids entraîne un partage du rythme, que pour
maintenir l’équilibre entre les deux corps accrochés par une main, bras tendus, et qui
avancent un pied contre l’autre à chaque pas, il faut poser le pied au même moment, dans
la relation gravitaire sur un sol commun, s’ouvre la temporalité commune toujours à
ajuster, une continuité se différenciant. C’est une expérience, un jeu, les équilibristes rient,
ils ont une consigne mais rient de leur échec. Il est évident que ce travail se fait en lien
avec certains artistes qui étaient, comme Trisha Brown, dans le groupe du Judson Church,
qui seront dans le Grand Union, à partir de cette même année 1970, et dans des échos
évidents avec le Contact Improvisation qui naîtra sous ce nom deux années plus tard, suite
à ces recherches alors entreprises.
Le hasard était un mode de composition déjà utilisé par Cunningham, qui a ouvert
sur ce terrain-là des portes expérimentales largement reprises par ces danseurs qui sont
partis de ses studios. Sa pièce Suite by chance, par exemple, en 1953, est composée par un
enchaînement de mouvements déterminé à pile ou face. Même s’il reste clairement l’auteur
de ces pièces, Cunningham introduit le hasard comme mode de composition pour déjouer
l’expressivité comme source d’inspiration et de composition. C’est l’expressivité de
l’interprète qui est ici mis en cause, mais indirectement aussi, l’idée que la pièce, comme le
geste, devrait exprimer les sentiments, inspirations ou volonté d’un auteur. Les procédés
aléatoires peuvent opérés à différents niveaux de la composition, -spatial, temporel,
dynamique, etc.-, variété renforcée par ses collaborations avec John Cage.
Michel Bernard note cependant le paradoxe de ce choix du hasard comme mode de
composition, en ce qu’il prétend sortir d’un certain déterminisme (celui de la volonté de
118
l’auteur), tout en se soumettant à un plus fort : le déterminisme des lois de la probabilité195.
Il est certain que c’est le paradoxe même du hasard que d’être involontaire et implacable à
la fois. Pourtant, par le hasard introduit comme mode de composition, il s’agit bien de
déplacer le lieu de la prise de décision, et de se défaire du modèle de l’expression, comme
expression d’une intériorité en particulier. Il s’agit donc bien ici de déplacer le centre de
gravité de la composition de l’intérieur de la visée du chorégraphe, à un extérieur, extérieur
pur et non volontaire, celui du coup de dé. De cela plusieurs remarques : le déplacement du
chorégraphe ne tient définitivement pas dans la distinction entre intérieur et extérieur,
puisqu’il était précédemment déplacement d’une extériorité du regard et du jugement à un
intérieur des co-positions, et qu’il est ici d’un intérieur du soi de la décision, et de
l’expression, à un extérieur de la fatalité du hasard. Porter notre attention sur le
déplacement temporel qui est en jeu nous permet de comprendre quelques enjeux de cette
composition par hasard : ce coup de dé se donne sur des choix d’ordre des entrées,
d’enchaînement des mouvements, d’élections de qui participera, etc., il est donc utilisé
dans une phase antérieure à la présentation, et il sert à un agencement de matière déjà
prédéterminée : les mouvements préexistent au tirage du dé qui ne fait que déterminer leur
ordre. Il ne prend pas part à la fabrication même du mouvement.
Par ailleurs, ce jet de dé est un déplacement d’une intériorité qui s’exprimerait dans
le choix chorégraphique, vers un pur extérieur, celui du hasard ; mais c’est premièrement,
faire reposer la composition chorégraphique sur une mise dans un certain ordre d’éléments
d’écriture (et pas sur la création d’une matière),ce qui semble bien réducteur, et,
deuxièmement, échapper à la volonté individuelle en se soumettant à une autre, celle du
hasard : cette pure extériorité de l’aléatoire sert donc à déjouer l’intériorité expressive de
l’auteur de la danse, mais sort en même temps de toute élaboration collective.
A ce sujet, Banes souligne bien que
« pourtant, dans son entreprise, Merce Cunningham a rarement autorisé les
danseurs à improviser ou à déterminer spontanément l’ordre des séquences196 »
195
Cf. Michel BERNARD, « Danse et hasard ou les paradoxes de la composition chorégraphique aléatoire »,
Revue d'Esthétique, numéro spécial, Et la danse, Toulouse, Privat, 1993
196
Sally BANES, Terpsichore en baskets, p52
119
Cependant, ce choix du hasard comme mode de composition participe en un sens
d’une répartition collective des faires de la danse, en mettant tout le monde, tous les gestes
sur un pied d’égalité, chacun pouvant être tiré au sort à tout moment, participant ainsi du
mouvement que nous appelions de déhiérarchisation qui caractérisait, à différents niveaux,
les projets dansés de ces années 1960.
Un autre moyen employé dans ces années-là pour déjouer la volonté expressive et
déplacer le centre de gravité de la composition de la danse est celui des tasks (tâches à
exécuter).
« C’était l’époque des premières « tasks improvisations », qui allaient
rapidement connaître un succès considérable. L’idée de ces « tâches » était de
se saisir d’un paramètre ou d’un objet, et d’explorer physiquement les
possibilités qu’il offrait. L’influence du Bauhaus est ici évidente. Mais surtout,
en procédant ainsi, nous nous donnions la possibilité d’enrichir notre
imaginaire corporel et cinétique d’une façon directe, sans plus être inféodés à
des référents extérieurs (littéraire, psychologiques...), comme c’était le cas
jusqu’alors dans la plupart des pratiques en danse197. »
197
Simone FORTI, entretien avec Christophe WAVELET, (p32-34) in Mouvement, n°2, automne 1998, p33
120
Jill Johnston écrit à propos de Lightfall (1963), un duo de Trisha Brown et Steve
Paxton :
« Mademoiselle Brown a du génie pour l’improvisation, pour être prête quand
le moment l’appelle, pour ‘être là’ quand le moment arrive. Une telle facilité
n’est pas un pur bavardage, mais le résultat d’un calme extérieur, d’une
confiance, et de réponses kinesthésiques hautement développées. Elle est
vraiment détendue et belle198.»
Se trouvent explicités, dans cette fine description des caractéristiques de
l’improvisation de Trisha Brown lors d’une pièce présentée à l’occasion d’un concert de
danse du Judson Dance Theater, les problèmes singuliers posés par une improvisation en
spectacle : une certaine disponibilité fondée sur une confiance dans le fait que quelque
chose va arriver, une temporalité particulière d’un juste avant l’événement qui se tend avec
le moment même, ouvrant des sensations kinesthésiques, de perception et mouvement dans
un temps dilaté, qui instille, au sein même de l’urgence de la situation, une tranquillité. Il
s’agit alors essentiellement d’une corporéité de l’être ici et maintenant, dans une
temporalité ouverte, donnant sa richesse sensible au mouvement. Cette pratique de
l’improvisation, cette génération l’a souvent, comme Brown, développée au Mils College,
et surtout lors de cours d’été avec Ann Halprin, dès les années 1950.
198
Jill JOHNSTON, “Judson Concerts #3, #4”,(p9-19), Village Voice, 28 février 1963, p19.
(“Miss Brown has a genius for improvisation, for being ready when the moment calls, for ‘being there’ when the moment arrives. Such
facility is no mere tongue wagging, but the result of an exterior calm and confidence and of highly developed kinaesthetic responses.
She’s really relaxed and beautiful.”)
121
Conclusion chapitre 2
199
Sally BANES, Terpsichore en baskets, p113
200
Ibidem, p114
123
Chapitre 3
Des mouvements communs à l’improvisation
I De la question de l’auteur-chorégraphe à
l’improvisation
124
communs. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une technique unifiée, encore moins d’un style
homogène. Après le succès du premier concert de juillet 1962, Elaine Summers en
organise un autre à Woodstock, (New York) à la fin août, dont le programme explique
clairement les modes de composition :
«Nous voudrions reconnaître notre dette envers Robert et Judith Dunn, qui ont
proposé un cadre de travail dans lequel les danseurs puissent librement
explorer leur art et eux-mêmes. Ce programme présente un certain nombre
d’approches de la danse et de la chorégraphie que nous avons explorées avec
les Dunn. Certains de ces travaux utilisent des techniques indéterminées ou
aléatoires, la détermination spontanée, et l’improvisation201. »
Sont énoncées les stratégies que nous identifions auparavant et parmi elles,
l’improvisation. Les artistes se souviennent qu’il s’agissait parfois de raisons techniques,
du peu de temps de répétition par exemple, même si la décision de présenter une
improvisation en spectacle démontre nécessairement une manière de penser la répartition
des fonctions bien précise, une confiance et un travail collectif. S’il n’y a pas d’implication
nécessaire de cause à effet entre travail collectif et improvisation, l’un et l’autre résonnent
avec la mise en question du rôle de l’auteur.
C’est dans un même déplacement empreint de ces mouvements communs que se
joignent ces pratiques improvisées. Il ne s’agit pas directement de marquer une origine de
l’improvisation au moment du Judson, mais d’en relever les traits communs avec la suite,
quitte à ce que cela exige des nuances dans l’icône traditionnelle. Sally Banes explique à ce
sujet:
« Une manière pour les danseurs des années 1960 de rompre avec la génération
précédente fut alors de mettre directement sur scène la forme de danse
« amateur », alors méprisée, souvent dans des lieux qui n’étaient pas vraiment
des théâtres (suscitant l’horreur de professeurs et de critiques, qui cherchaient à
voir un produit fini sur une vraie scène). De plus, les valeurs de l’activité
amateur – quotidienneté, égalité, et le fait de danser pour le plaisir- étaient en
accord avec les pratiques de la période. L’élan d’improvisation qui a
commencé dans la danse américaine des années 1960 a culminé au cours des
années 1970 dans deux arènes : le groupe de danse-théâtre Grand Union, et le
réseau de contact improvisation qui s’est étendu aux États-Unis et en Europe.
201
Programme de A Concert of Dance (#2), pas de date, Turnau Opera House, Woodstock, New York. Cité
par Sally BANES, Democracy’s body. Judson Dance Theatre 1962-1964, op; cit., p 72, note 8
(“We would like to acknowledge our debt to Robert and Judith Dunn, who provided a framework in which dancers could freely explore
their art and themselves. This program represents a number of approaches to dance and choreography which were investigated with the
Dunns. Some of the works utilize indeterminate or chance techniques, spontaneous determination, and improvisation.”)
125
Même si certaines des valeurs des années 1960 attirent la génération actuelle
d’improvisateurs, leurs motivations –tout autant que leurs styles- divergent
souvent profondément de ceux de la génération précédente202. »
Elle établit explicitement un lien entre l’improvisation et les innovations autour de la figure
de l’amateur, comme refus d’une spécialisation, d’une virtuosité, une caractéristique déjà
soulignée plus haut. Elle le fait dans une certaine succession et rupture d’une génération à
l’autre. Il est intéressant pour nous de voir en quoi ces mouvements communs des années
1960 n’ont cessé d’être diversement traversés par les questions de la fonction de l’auteur
de la danse et d’une certaine égalité non hiérarchique dans la relation gravitaire et les
expériences collectives. L’improvisation est un mode, non uniforme, de réponse pratique,
qui mobilise et est mobilisé par, transversalement et de manière hétérogène, la relation
gravitaire et la création collective.
Dans la chronologie de successions et de ruptures qu’établit Banes, elle met en
garde contre un certain effet de perspective qui nous fait attribuer l’improvisation à la
génération du Judson Church, par une remarque historiographique précise :
« Bien qu’on se souvienne souvent de l’improvisation comme de l’un des
principaux héritages du Judson Dance Theater, ce concert particulier (#14),
avec ses huit danses réunies par leur méthode commune : l’improvisation, n’a
pas été considéré comme un succès. Jill Johnston écrit :
“Ironiquement, un des concerts de cette dernière série (…) a été une grande
improvisation, avec des restrictions de liberté minimales, et la plus grande
collection de danseurs et d’artistes d’avant-garde (…) n’a pas réussi à faire
décoller le Sésame Ouvert (un jeu libre) qu’ils avaient accepté. Tout le monde
était très poli, sauf Yvonne Rainer (…) et la réponse à son énervement aurait
dû être le pandémonium, si quelqu’un avait carrément fait face à cette
assertion.”
Cependant, c’était le côté improvisation du Judson Dance Theater, signe de
liberté, qui donnerait plus tard naissance, par exemple, au Grand Union, -un
des projets les plus brillants de la danse postmoderne203. »
202
Sally BANES, Writing Dancing in the Age of Postmodernism, op.cit, p342-343
(“one way for the sixties dancers to break with the generation that came before them, then, was to put the despised “amateur” form of
dancing right there onstage, often in venues that weren’t really theatres (to the horror of teachers and critics, who looked for a finished
product on a proper stage). Moreover, the values of amateur activity –dailyness, equality, and dancing for pleasure- were attuned to the
ethos of the period. The improvisatory impulse that began in American dance in the sixties peaked in the seventies in two arenas: the
dance-theatre group Grand Union, and the contact improvisation network that spread across the U S and Europe. Although some of the
sixties values appeal to the current generation of improvisers, their motives –as well as their styles- often diverge sharply from the earlier
generation.”)
203
Ibidem, p 224
126
Prise dans les déplacements concernant la place du chorégraphe, l’improvisation
apparaît comme une stratégie pour se défaire d’une fonction auteur, innervant, à côté du
hasard et des tasks, les pratiques du Judson Church. Pourtant, ce sera fondamentalement au
tournant des années 1960 et des années 1970 que l’improvisation comme mode de
composition devant un public prendra toute son envergure, selon les deux lignes tracées
plus haut : celle des expériences collectives, comme autre terrain de fissure de cette même
fonction auteur, avec le Grand Union d’un côté, et celle de la relation gravitaire comme
lieu essentiel du déplacement de la fonction auteur d’un autre, avec le Contact
Improvisation.
(“Although improvisation is often remembered as one of the most important legacies of the Judson Dance Theatre, this particular
concert (14), with its eight dances all conjoined by the shared method of improvisation, was not considered successful. Jill Johnston
wrote:
“ironically, one of the concerts on this last series… was a great improvisation, with minimal restrictions on freedom, and the most
impressive collection of vanguard dancers and artists… couldn’t get this tacitly accepted Open Sesame (free play) off the ground.
Everybody was very polite except for Yvonne Rainer … and the response to her nerve should have been pandemonium if anybody had
faced the assertion squarely.”
Yet it was improvisatory side of the Judson Dance Theatre, signalling freedom, that would later give rise to, for example, the Grand
Union –one of the most brilliant projects of the postmodern dance.”)
127
B] Grand Union
Le groupe du Grand Union se retrouvera entre 1970 et 1976, cherchant à penser et
réinventer en permanence son mode de fonctionnement, et modifiant ainsi nécessairement
la manière de danser, les corporéités autant que la composition des soirées de danse qu’il
présente au public, souvent basé sur l’improvisation. La présentation que Steve Paxton fait
du groupe est claire en termes politiques :
« Les membres fondateurs de ce collectif théâtral démocratique et anarchiste
furent : Becky Arnold, Trisha Brown, Dong Douglas Dunn, David Gordon,
Nancy Green, Barbara Lloyd, Steve Paxton et Yvonne Rainer204. »
Certains se connaissaient de longue date et ils se sont d’abord retrouvé autour d’un
projet d’Yvonne Rainer, Continuous Project – Altered Daily, présenté en mars 1970 au
Whitney Museum. La continuité et le changement comme temporalité spécifique de cette
danse, se retrouve dans le titre et la pratique qui donnera lieu à ce collectif singulier, et son
intégration de l’improvisation dans la composition de ses spectacles. Yvonne Rainer insiste
sur ce lien dans un entretien avec Lyn Blumenthal pour la revue Profile en 1984 :
« on se sentait comme un groupe de rock. Ma création appelée Continous
Project-Altered Daily, a incorporé l’idée de changement continu dès ses
prémisses. J’ai petit à petit lâché mon contrôle, et Barbara [Lloyd] a été l’une
des instigatrices de la question : pourquoi certains d’entre nous ne pourraient
pas apporter du matériel ?
Au début ce fut difficile, puis à un certain point, un momentum a décollé. Et
j’ai vu mon travail littéralement détruit ou détourné, dispersé et éparpillé par
l’apport des autres. Nous avons commencé à nous penser comme une
coopérative, un collectif. On nous a appelés soudainement Grand Union205. »
204
Steve PAXTON, Grand Union, trad. Elisabeth SCHWARTZ, in Improviser la danse, publication des
rencontres “Improviser dans la musique et la danse” (25-29 avril 1998), éd. Cratère, théâtre d’Alès, Alès,
1999, p29
205
Yvonne RAINER, “Interview avec Lyn Blumenthal”, in Profile, vol. 4, n°6, automne 1984, in Yvonne
RAINER, A Woman Who…, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1999, p67
128
« Ils créent des soirées de danse basées sur des structures d’organisation
partiellement improvisées, souvent empruntées à Yvonne Rainer. Les membres
du groupe assument successivement le rôle temporaire de directeur et de
chorégraphe206. »
Ils décident donc de continuer en essayant de déplacer le rôle de boss lady de Rainer, dans
un processus qui n’est pas une solution, une réponse à une question posée, mais une réelle
re-création permanente de répartition du poids, des fonctions, dans l’organisation et dans la
danse. Ils présenteront essentiellement des pièces improvisées. La direction tournante sera
un mode de fonctionnement du collectif du Grand Union, qui cherche réellement un mode
de décision non hiérarchique207, comme l’une des possibilités évoquées au moment où
nous évoquions l’aspect collectif de ces recherches208. L’histoire de ce groupe dans ses
déplacements du rôle du chorégraphe et son usage de l’improvisation, est tout sauf
homogène, traversée qu’elle est par des remises en cause radicales. Le groupe s’est donc
d’abord réuni au début autour d’une pièce d’Yvonne Rainer, pour ensuite continuer sans
elle :
« au cours des répétitions de sa pièce, Rainer encouragea les danseurs à prendre
des initiatives et à concevoir leur propre matériel qui pouvait, dans certains cas,
remplacer le sien. Elle les encouragea à improviser pendant la performance
plutôt que de “performer” son matériel écrit. Elle a ensuite invité Trisha Brown
à se joindre à la pièce, non seulement pour sa longue expérience en
improvisation, mais aussi parce qu’elle n’avait pas appris et ne pouvait donc
danser la chorégraphie de Rainer. Rainer changea alors le nom de la compagnie
en The Grand Union et annonça qu’elle n’était plus sa directrice mais que ça
devenait un collectif. Elle en a ensuite démissionné et s’est tournée vers la
réalisation de films [jusqu’en 1999] 209. »
Le déplacement a donc été progressif, protéiforme, et non sans remous, puisqu’il a conduit
à la démission de Rainer. N’en restent pas moins les résonances entre organisation et
composition de la danse, répartition des poids et des fonctions, dans une expérience
collective fondamentale dans l’histoire de l’improvisation, où se sont croisés bon nombre
206
Sally BANES, Terpsichore en baskets, op. cit., p258
207
Idem
208
Cf. supra, chapitre 2, II, A
209
Ramsay BURT, Judson Church Theatre, op. cit., p197
(“While rehearsing her piece Grand Union Dreams, Rainer encouraged the dancers to take initiative and devise their own material which
could, in some cases, replace hers. She encouraged them to improvise during performance rather than perform her set material. She then
invited Trisha Brown to join the piece, not only because of her long experience of improvisation but also because she hadn’t learnt and
therefore couldn’t perform Rainer’s choreography. Rainer then changed the name of the company to The Grand Union and announced
that she was no longer its director but that it was collective. And then she resigned from it and turned to film making” until 1999.”)
129
d’artistes continuant, ou non, cette pratique par la suite.
130
C] Contact Improvisation
210
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p225
211
Nous nous permettons de renvoyer à une vidéo qui présente le Contact Improvisation par les acteurs eux-
mêmes, cf.http://www.artsalive.ca/fr/dan/mediatheque/videos/videosDetails.asp?mediaID=428
131
début des années 1960, “même la compagnie Cunningham était en fait une
dictature”. Paxton s’est tourné vers l’utilisation de partitions et de règles du jeu
pour “reconnaître la créativité du performeur”. Et maintenant, trente ans plus
tard se fait cette réflexion “Je refuse toujours de manipuler d’autres personnes.
Je suis soliste par défaut. Cela n’a rien à voir avec l’art chorégraphique. Je n’ai
pas trouvé la façon de travailler avec les autres comme je le fais avec moi-
même. Je ne peux pas leur demander d’exécuter mon mouvement. Je ne peux
pas avoir une compagnie.” Même le contact-improvisation, la forme de duo
initiée par Paxton au début des années 1970, s’est révélé insuffisamment
démocratique à son goût. “J’avais pensé que cela pourrait créer tellement de
possibilités de mouvement et enrichir la chorégraphie… et en un sens ce fut le
cas – en terme d’égalité sexuelle et de la façon de se positionner des
partenaires. Mais sa forme a été fixée dès le tout début et n’a pas été assez
remise en question”. A travers ses solos – les plus récents (étant) The
Goldberg Variations and Unknown Solo, sur les Suites Anglaises de Bach –
Paxton s’est engagé dans “l’utilisation de l’improvisation comme d’une force”
pour découvrir simultanément des formes architecturales et émotionnelles,
explorant “le mouvement comme une raison, et pas seulement comme
l’expression du besoin temporaire d’une personne”212 ».
Que le contact soit pris dans cette dynamique nous pousse à le comprendre comme
une répartition sensible du poids, une déhiérarchisation. La mise en contact avec cette
sensation de la gravité peut se faire de différentes manières. Nous en retiendrons ici trois :
allongé sur le sol, debout « immobile » ou en roulant allongé sur le sol. Ce sont trois
exercices courants du contact improvisation, même si pas exclusifs. Le rouler - même s’il
en existe certaines formes spécifiques au CI, rouler « en croissant » c’est-à-dire en
maintenant la forme d’un croissant, où les extrémités sont rapprochées ou au contraire
éloignées d’une distance égale au cours du rouler, se retrouve dans d’autre. Le plus
caractéristique des exercices de Contact pourrait alors bien être la « petite danse » : se
212
Sally BANES, Writing Dancing in the Age of Postmodernism, op. cit., p350
(“Steve Paxton’s stance as a soloist is not so much a fiscal one as a radically democratic political choice that has remained constant since
his earliest work, in which he left “the need to see if a democratic situation could exist in a world where it was professed”. For many in
the fifties and sixties, Cunningham’s choreography seemed to topple hierarchies and symbolize democracy. But for Paxton, who danced
in the company in the early sixties, “even the Cunningham company was in fact a dictatorship”. Paxton turned to the use of scores and
rule-games “to acknowledge the performer’s creativity”. And now, thirty years later, he muses, “I still refuse to manipulate other
people. I’m a soloist by default. It has nothing to do with art or choreography. I haven’t thought of a way to work with others the way I
work myself. I can’t ask them to do my movement. I can’t have a company”. Even contact improvisation, the duet form Paxton initiated
in the early seventies, has proved insufficiently democratic for his taste. “ I thought it would create so many movement possibilities and
enrich choreography. And in a way it has – in terms of sexual equality and the positioning of partners. But its form was set right at the
beginning and hasn’t been questioned enough”. Through his solos –most recently, The Goldberg Variations and Unknown Solo, set to
Bach’s English Suites- Paxton is involved in “using improvisation as a force” to discover architectural and emotional forms
simultaneously, exploring “movement as a reason, not just as an expression of someone’s momentary need”. )
132
mettre debout, en fermant les yeux, et sans se déplacer, faire l’expérience de la pesanteur et
y « engager » la masse du corps, chaque partie, pour ne garder que la tonicité musculaire
minimum qui nous maintient debout. Il s’agit par là de constater que l’on n’est jamais
immobile, il y a toujours déjà les poumons qui se remplissent et se vident, et surtout un
réarrangement permanent à la pesanteur. Des micro-mouvements d’adaptation ne cessent
d’agiter le corps, de toutes parts, il n’y a donc pas à commencer à bouger à partir d’une
immobilité, à créer un mouvement ex nihilo : il y a toujours déjà des mouvements, par la
relation gravitaire même, qui concerne le corps relativement à d’autres masses ; en
particulier celle de la terre.
Ce changement constant de la continuité qu’est la relation gravitaire constitue
l’expérience primordiale de l’improvisation, et ouvre à une temporalité à la fois continue et
hétérogène. Steve Paxton insiste sur l’importance du processus temporel de changement
comme un défi à la tendance à fixer, à conserver.
« L’improvisation est un mot pour quelque chose qui ne peut garder de nom ; si
elle reste figée quelque part assez longtemps pour acquérir un nom, elle
commence à se mouvoir vers la fixité. L’improvisation penche vers cette
direction.
La danse est l’art de faire advenir quelque chose dans un lieu. La danse
improvisée trouve les espaces213. »
213
Steve PAXTON, Extrait de l’article intitulé « Improvisation is a word for something that can’t keep a
name » paru dans Contact Quaterly, Vol XII n°2, Spring/summer 1987. Traduction en français par Patricia
Kuypers, Nouvelles de Danse, Hiver 1995, n° 22
133
Entre les années 1960 où se développent les recherches du Judson et les années
1970 avec l’expansion du travail d’improvisation, se croisent à la fois des déplacements
communs (la mise en question de la fonction auteur) et des procédés opposés.
De ce point de vue, d’un côté les tasks, des partitions très précises de tâches à
effectuer même si soumises au hasard dans leur construction, et de l’autre, l’improvisation
dessinent quant à la question de la nécessité deux perspectives divergentes. Les deux sont
bel et bien prises dans un déplacement de la nécessité créatrice comme expression de soi,
mais l’une en déliant cette nécessité de l’expression de soi pour la rattacher à une nécessité
purement extérieure : les tâches « insignifiantes » à accomplir, réglées par hasard ; et
l’autre en reconnaissant une certaine nécessité interne à la composition, faisant le pari non
pas de l’aléatoire, ou de l’arbitraire (les deux faces du hasard) mais d’une complexion de la
nécessité, de son déplacement radical non pas d’un extérieur à un intérieur absolus, mais
dans un entre temporel, au présent. En se complexifiant dans l’intrication des forces de la
relation gravitaire, entre les corps, entre les danseurs et le contexte, la nécessité perd de son
intransigeance et tisse avec la liberté une nouvelle toile : c’est toute la scène du possible et
du réel qui doit être repensée, en termes d’actuel et virtuel, nous le verrons. C’est aussi
toute la scène de la décision, de la perception dans son lien intime à l’action qui s’en trouve
conjointement remise au travail : le temps n’est plus une ligne d’effectuation de causes en
des effets, pas plus qu’une ligne interrompue par des points de décision de libre arbitre, il
est texture sensible, épaisseur toujours en cours d’actualisation, où se rejoignent
singulièrement perception et action, écoute et geste, lecture de l’espace, du temps et du
contexte, et composition spatio-temporelle, dramaturgie et insertion dans le contexte.
Alors, plus qu’une liberté dans les actions et dans l’espace, émergent des
mouvements communs dans un partage d’un terrain sensible, sol épaissi d’une relation
gravitaire toujours allant en différant ; une égalité actée dans un temps hétérogène, dans
une durée créatrice. Les temporalités comme texture du mouvement, bien autant que des
espaces de leur exposition, une égalité des corps en mouvement, bien autant, voire plus
qu’une liberté d’un tout est possible. La durée tissée par des pieds qui marchent et foulent
le sol et sa poussière, dans des arrangements en changement continu, s’ouvre dans
134
l’épaisseur de la peau, et les volumes des corps qui ne s’affichent pas tant qu’ils se tendent
dans leurs mouvements en des respirations cutanées. Or l’improvisation se situe dans cette
durée singulière ; elle dit cette tension, cette dé-possibilité toujours rejouée à chaque
instant. À chaque instant ? Plutôt au bord, au bord de ne pas avoir lieu. L’improvisation ne
définit peut-être pas une forme de danse, elle s’immisce dans tout acte créateur, mais elle
dit une certaine posture, qui peut être poussée au bout de la présentation en spectacle,
d’ouverture à l’imprévisible toujours renouvelée dans une actualité qui n’a jamais
totalement lieu. Choisir l’improvisation comme présentation en spectacle, c’est se mettre
au bord de ne rien faire, et jouer en permanence avec le fait qu’il n’y a justement rien à
faire. La composition, le sens qui surgit dans l’agencement des éléments (corporels,
dynamiques, lumineux, textuels, etc.), est comme toujours déjà-là, à fleur de peau, au bord
d’avoir lieu, sans jamais totalement avoir lieu, sans non plus être possible avant de se
réaliser. C’est en ce sens que nous pouvons dire que c’est toute la relation classique entre
le possible et le réel qui se déplace, un réarrangement temporel et vital, dans cette
temporalité ouverte à un présent non préécrit, ça n’est pas vierge, c’est non préarrangé. Il
se passe quelque chose qui n’a pas totalement lieu, qui est dans cet entre deux, au bord,
exigeant une finesse de l’attention temporelle. En ce sens par exemple Deleuze et Guattari
écrivent en 1984214 que « Mai 68 n’a pas eu lieu ».
« L’événement lui-même est en décrochage ou en rupture avec les causalités ;
c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui
ouvre un nouveau champ de possibles. (…) le possible ne préexiste pas, il est
créé par l’événement c’est une question de vie. L’événement crée une nouvelle
existence, il produit une nouvelle subjectivité (nouveaux rapports avec le corps,
le temps, la sexualité, le milieu, la culture, le travail…)215. »
Tout était possible ? non rien n’était possible avant d’avoir partiellement lieu ; un
déplacement profond de la ligne entre possible et réel, qui déplace en même temps la
possibilité d’un tout est possible. Rien n’est au contraire possible avant d’arriver, de
devenir possible sans cesse inachevé. Ici le terme d’événement sert à désigner cette
bifurcation, mais ne nous laissons pas embarquer si vite dans ses imbrications. Il est tout
d’abord écart de l’imprévisible qui se détermine en s’actualisant. Nous y reviendrons.
214
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, « Mai 68 n’ pas eu lieu », in revue Les Nouvelles Littéraires, 3-9
mai 1984, p75-76. Republié dans Gilles DELEUZE, L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, Paris, 2003,
p215-217
215
Ibidem, p215-216
135
L’évidement de la place du chorégraphe, les déplacements de masses en
mouvements communs déplacent conjointement les temporalités dans son élaboration
jusque dans l’élaboration du possible. Il s’agira alors de travailler à une ouverture
perceptive, attentive, à l’ « imprévisible nouveauté » sans l’angélisme d’un absolument
nouveau, mais avec l’attention portée sur le nouveau en train de se faire, -c’est-à-dire de
différer- un temps présent, une pensée contemporaine, une danse peut-être…
136
II Problématisation de l’improvisation
137
Faire le choix d’improviser, est-ce faire le pari que l’on a quelque chose de
tellement intéressant à dire que l’on n’a pas besoin de le pré-écrire, penser, réfléchir ?
Deux termes se télescopent déjà, qui ne sont pas synonymes : penser et réfléchir.
Effectivement, improviser, c’est, en un certain sens, ne pas ré-fléchir, ne pas revenir sur
une idée ou une sensation pour la biffer, la corriger, la sélectionner, mais c’est bien
pourtant penser ce que l’on fait, ou même plutôt penser en faisant ce que l’on est en train
de faire. Le gérondif et la formule « en train de » sont les béquilles pour esquisser une
forme de pensée non ré-flexive dont le modèle ou plutôt l’expérience nous est donné par
l’expérience du mouvement dansé…
Mais alors ne pas réfléchir à ce que l’on présente, se mettre dans la situation
d’improviser, est-ce se baser sur l’intérêt d’une expression d’un moi profond, d’une nature
humaine, et surtout sur l’intention d’une authenticité totale ? L’on entend très souvent dire
dans des cours d’improvisation qu’il faut être plus « authentique », plus « naturel ». C’est
bien ainsi que posent la question, chacun à leur manière, mais dans un même souci
critique, Michel Bernard et Frédéric Pouillaude dans le livre collectif Approche
philosophique du geste dansé : de l’improvisation à la performance.
Celui-là voit dans le « mythe » de l’improvisation, qu’il distingue justement de son
« expérience », une positivité liée à « l’ordre autarcique d’un fonds ontologique
originaire et subjectif caché216. » Pourtant il semble bien, et c’est une ligne de notre étude,
que s’ouvre avec l’improvisation une temporalité spécifique, dont la durée bergsonienne
nous fournira le paradigme, qui déplace radicalement l’idée d’origine, de substrat fixe et
véridique a priori d’un moi. Cela dit, les trois effets que Michel Bernard dégage comme les
apories que l’improvisation dans sa mythologie, favorise, constituent des points
d’achoppement des théories-pratiques de l’improvisation : d’abord renforcer le mythe
d’une liberté comme libre arbitre autonome, ensuite favoriser la croyance en une
originalité créatrice d’un moi abstrait des conditions de la formation de ses œuvres, et enfin
parier sur une adéquation transparente dans le sujet, entre soi et soi, qui s’illuminerait dans
216
Michel BERNARD « Du bon usage de l’improvisation en danse ou du mythe à l’expérience » (p 129-
141), in Anne BOISSIERE et Catherine KINTZLER (dir.), Approche philosophique du geste dansé. De
l’improvisation à la performance., Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuvre d’Ascq, 2006, p130
138
un instant de présence absolue, oubliant la différenciation toujours à l’œuvre dans notre
sensibilité, ce que nous voyions comme notre vulnérabilité aux autres et au monde217. Il
reste donc à penser dans ces clous les singularités d’un temps ouvert sur le présent de corps
en mouvements improvisés, en ce qu’il s’agit de « composer et d’exécuter dans l’immédiat
quelque chose d’imprévu218. » Notons déjà que le terme d’instantané, accolé à immédiat
dans la première définition, a disparu dans la définition de l’improvisation que donne
Bernard vingt-six ans plus tard. Nous reviendrons sur l’importance de cette disparition,
signe d’une épaisseur d’un sensible qui ne se laisse pas saisir par un instant immobilisé.
217
Voir à ce sujet Michel BERNARD « Du bon usage de l’improvisation en danse ou du mythe à
l’expérience », op. cit., p130. Voir aussi du même auteur, « Le mythe de l’improvisation théâtrale ou Les
travestissements d’une théâtralité normalisée » (p 25-33), in revue L’envers du théâtre, n°1-2, éd. 10/18,
1977
218
Michel BERNARD « Du bon usage de l’improvisation en danse ou du mythe à l’expérience », op. cit.,
p130
219
L’Histoire de la sexualité est à ce titre bien sûr tout à fait éclairant. Michel FOUCAULT, Histoire de la
sexualité, t.1, (1976) éd. Gallimard, Paris, 2002. Sur le sexe comme fausse authenticité de la sexualité, voir
par exemple les pages 207-208 de cette même édition.
139
grande prétention, faire confiance à un possible effet collatéral, reprenons cet outil de
déconstruction de l’authenticité naturelle : faire de l’improvisation ça n’est pas tant
attendre et favoriser l’expression d’une nature humaine, générale ou individuelle, que
proposer l’agencement toujours singulier des dispositifs de nos vies, et plus
particulièrement des moments qui font pièces improvisées (pour ne pas dire œuvres…)
C’est fondamentalement faire confiance, ou plutôt affirmer l’invention toujours
renouvelée des corps avec le monde, c’est-à-dire avec les autres à travers le monde.
Toujours renouvelée, autrement dit dans un changement permanent, non pas des formes
d’expression d’une nature profonde, mais de ce moi profond lui-même, au point qu’il
disparaisse. Telle est l’exigence critique à relever pour penser l’improvisation en danse, qui
implique de penser ce déplacement à un niveau temporel et subjectif. C’est au cœur de
l’intrication de cette problématique que Bergson intervient, par l’affirmation d’un
changement permanent, de cette durée qui continue, mais aussi dans la disparition du moi
profond. Pour Bergson, le mouvant primait sur le substrat, le moi n’était qu’en tant que
flux de la durée, mouvant et différenciant : il n’était pas le fil qui reliait les perles du
collier, mais l’expérience même du changement qualitatif d’une perle à l’autre,
changement continu et hétérogène, dans une indistinction entre elles, dans leur
compénétration.
Improviser ce n’est pas, alors, exprimer ma nature profonde, mais entrer dans le
flux changeant que serait le “moi profond” chez Bergson. C’est « saisir », saisir le monde
et moi-même dans une indistinction de la frontière entre les deux ; la saisie comme
passivité active de la perception, qui toujours est déjà imagination. En effet, quand je
perçois, je compose toujours déjà ma perception, je noircis certaines parties de ce flux
incessant de mouvements/lumières qui n’émanent pas tant du monde qu’ils le constituent.
C’est en cela que la distinction de deux temps successifs, celui de l’improvisation puis
celui de la composition, cesse d’être nécessaire si déjà la composition est dans la
perception/action de ma saisie du monde. C’est l’activité de composition qui se déplace
alors, dans un mouvement complexe, et que nous pourrions même dire démocratique, ou
égalitaire.
140
Certes la composition comprise comme écriture qui donne son essence à l’œuvre en
danse en la rendant répétable et respectable220 se distingue nécessairement de
l’improvisation comme production spontanée de matière, et ne peut s’établir entre elles
qu’un rapport dialectique plus ou moins contraignant, la composition « niant » plus ou
moins, laissant plus ou moins de lest à cette expression libre. Au contraire, la composition
comprise, comme nous le proposons, comme un certain agencement attentionné de
temporalités et de déplacements dans l’espace, à l’écoute d’une certaine dramaturgie
propre au moment en cours, ne s’oppose plus à l’improvisation ; elle en est l’agent autant
que le résultat. Improviser c’est à la fois sentir et présenter, c’est le « saisir ». Saisir, c’est à
la fois percevoir et présenter, dans un acte commun à l’imagination. Improviser c’est alors
pointer son attention sur la composition toujours déjà à l’œuvre, c’est tailler avec précision
dans la multiplicité de ce qui arrive toujours, c’est présenter l’absence en taillant dans le vif
de la présence en cours. C’est supposer que voir c’est toujours déjà trancher dans le
paysage, monter des coupes franches.
Apparaît alors la tension entre mettre des humains, rien que des humains qui
exprimeraient leur moi authentique sur scène, au risque d’une scène humaine, trop
humaine, dont Nietzsche nous prévient, expliquant quelque chose du malaise face à des
joutes d’improvisations théâtrales ; et la coprésence de corps qui ne cesse d’être déplacés
par la présence du contexte et des autres, dans des mouvements d’une danse qui ne clôt pas
la question de l’expression.
Pourtant les références à notre nature humaine, comme bon socle de notre bonne
conscience bien pensante émaillent les discours des cours de danse, de contact
improvisation en particulier. S’instaure dans ces pratiques, en même temps qu’un
éloignement total des partages avec l’environnement sociopolitique qui avait donné lieu à
ses premières ébauches, des projets collectifs, une pensée unique sur la nature humaine qui
s’exposerait dans sa simplicité, et sa naturalité dans l’improvisation.
Cette idée d’authenticité semble pouvoir être déviée si l’on étudie précisément
l’improvisation dans la relation gravitaire et le concept-pratique de temps qu’elle propose
alors, déplaçant les limites traditionnelles qui circonscrivaient les questions de liberté et du
220
Cf. supra, chapitre 2, II, B
141
moi. C’est, nous le verrons le projet bergsonien par excellence, lorsqu’il forge, au tournant
des XIXème et XXème siècles, son concept de durée. Ce sont en tous cas pour l’instant les
enjeux forts qui tendent la scène de l’improvisation.
142
III Expériences d’improvisation
Simone Forti
Pour étudier l’actualité du projet d’improvisation, qui renouvèle les questions des
mouvements communs, nous puiserons dans le travail de Julyen Hamilton, ses pièces vues
ou enregistrées, ses textes, des entretiens et son enseignement. Ce choix est clairement
221
Simone FORTI, « Danse animée. Une pratique de l’improvisation en danse. », (p209-224, trad. fr Agnès
Benoît-Nader), in Improviser dans la danse, op ; cit ; rééd. Nouvelles de Danse, N°44-45, Simone Forti,
Manuel en mouvement, éd. Contredanse, Bruxelles, automne-hiver. 2000, p214
143
guidé par ma volonté, éclaircie dans l’introduction, de travailler au plus près de mon
expérience concrète de danse. Son travail se développe autour de la relation gravitaire,
pose le problème de la composition, et développe une pensée forte de sa pratique, en
particulier dans sa pédagogie. Il ne s’agit pas de faire la théorie de sa pratique, puisque la
distinction entre les deux ne tient que très rarement, et si la démonstration de cela doit
encore être faite, la danse contemporaine en est un exemple vivace. Il s’agit plutôt de faire
circuler les déplacements de pensée, y compris philosophiques, à l’œuvre dans ce travail,
vers un terrain plus spécifiquement philosophique ; se placer à ras du sol plutôt que sur un
surplomb, et décrire les mouvements effectués et les problèmes qui se posent.
Il ne s’agit en aucun cas d’en faire l’héritier direct des collectifs susnommés ou du
Contact Improvisation, mais de voir comment les questionnements ont traversés et
continuent de travailler ou non la pratique de Julyen Hamilton. Il explique ses liens avec le
Contact Improvisation comme un contexte nourricier de toute une génération, plutôt
qu’une filiation linéaire. Il souligne dans un article consacré au Contact Improvisation à la
fois le caractère d’ « influence fondamentale » pour son travail, et le risque qu’il court de
fournir un étiquetage « esthétique et kinesthésique » d’une grande variété d’approches. Ce
serait en faire un arbre généalogique quand c’est un réseau mouvant d’influences. Ainsi
précise-t-il :
« Au milieu des années 1980, je faisais des performances avec une série de
danseurs, dont la plupart pratiquaient le C.I. (Kirstie Simson, Danny Lepkoff,
Lisa Nelson, Nancy Stark Smith, Andrew Harwood. Donc c’était dans l’air du
temps, j’ai appris par osmose. Le C.I. semblait nous rassembler tous, bien que
ce n’était en aucun cas la seule manifestation de nos collaborations. (…)
Pour de nombreux danseurs, moi y compris, le C.I. a été non seulement une
remarquable technique, mais aussi un vecteur de socialisation, nous permettant
d’avoir des échanges en dehors de structures basées sur les compagnies
hiérarchiques. Ainsi, il a constitué une grande force d’individuation et
d’émancipation222. »
Ce sont bien les déplacements de déhiérarchisation d’un travail collectif et de
transformations sensibles des corporéités que Julyen Hamilton identifient comme ayant
baigné sa génération. L’improvisation que nous choisissons d’étudier ici n’est pas un
222
Julyen HAMILTON, « le contact improvisation a été une question de ma génération », trad. (Claire
Destrée), in revue Nouvelle de Danse éd. contredanse, Bruxelles, printemps-été 1999, n° 38-39, Contact
Improvisation, p198-199
144
héritage, mais le terrain où apparaissent, s’effacent et peuvent se réinventer les traces
mouvantes laissées par ces déplacements dans les corporéités.
Nous irons au plus près de la pratique en danse, avant d’aller au plus près du texte
de Bergson. La pratique la plus vivace que nous ayons est celle de pratiques et
d’observations des stages de formation que propose Julyen Hamilton.
Corps partiel
145
Toutes les parties ou presque de la surface du corps sont aptes à rouler, à se mettre
en mouvement, et Trisha Brown parle à ce sujet, nous l’avons vu, d’une « démocratisation
du corps » ; dans le sens d’une déhiérarchisation des parties à l’œuvre, une égale
répartition des masses en mouvement dans tout le corps indifféremment, ou plutôt, se
différenciant sans cesse dans des niveaux d’intensité qui traversent le corps entier.
Cette relation gravitationnelle peut passer par chaque recoin de peau, et, en même
temps que ce continuum de temps et de peau qui s’ouvre conjointement, se multiplient les
points d’appui du mouvement. Par cette relation à la gravité, la peau devient l’organe du
mouvement, dans une diffraction des forces qui la traversent, dans un costume d’arlequin,
mais costume pris dans l’épaisseur des vecteurs de mouvement qui le traversent et le
meuvent, dans une intensité.
En creux de l’impossibilité d’écrire sur le corps, de le définir, l’on pourrait parler à
la rigueur, pour décrire ces expériences, d’un corps partiel, en opposition à un corps total
qui serait constitué dans sa totalité par le mouvement. Là les différenciations fortes opèrent
à l’intérieur du corps, et peut mêler différentes dynamiques dans une dynamique jamais
finie qui traverse les corps en mouvement. Pour partir d’une critique conceptuelle de la
totalité plutôt que d’une définition du corps, nous reprenons ici la critique que Deleuze et
Guattari adressent à l’image de la pensée traditionnelle qui pense par totalité close ; il
semble bien que notre étude des corps en mouvement nous amène à constater de manière
similaire l’ineffectivité du concept total et clos pour penser ces corps. Cette tension autour
du concept de totalité est un des aspects essentiels de la pensée de Deleuze et Guattari, qui
noue de nombreuses autres créations conceptuelles, plus visibles, comme celle de « corps
sans organes », souvent citée, réclamée ou décriée dans les textes sur la danse, nous y
reviendrons223. Il reste particulièrement important à notre sens de voir les déplacements
philosophiques qui sous-tendent des créations conceptuelles, tels ceux autour de la
question de la totalité.
223
Cf. supra, partie 2, chapitre 3, C
146
Continuité et changement qualitatif
On se met à rouler et ça ne s’arrête jamais, il n’y a pas de raison pour que ça
s’arrête, à part l’épuisement ; ça continue, ça ne s’arrête jamais, telle est l’expérience d’une
certaine temporalité à laquelle nous fait accéder cette expérience du rouler : le
« continuum », pour employer un terme utilisé par Julyen Hamilton lorsqu’il parle de cette
expérience de la gravité. Ce continuum de la temporalité qui s’ouvre au roulis de mon
corps sur le sol se joint à la continuité de « l’organe » d’échange de la relation gravitaire :
la peau.
En effet s’il est possible d’ainsi rouler dans une continuité, c’est qu’il y a toujours
une partie de la peau « juste sur le point de toucher » le sol. Par ce rouler, c’est la peau qui
est en jeu comme zone d’échange de gravité et comme moteur du mouvement dans cette
dynamique même. Mais il ne s’agit pas de mettre en jeu une supposée surface plane du
corps : si ce rouler mobilise le continuum de cette enveloppe qu’est la peau, c’est
également dans son épaisseur, de manière intensive. Chaque partie de la peau autour de
celle qui est en contact avec le sol a été ou va être en contact avec le sol, mais cette
succession et continuité sont également vraies dans la tridimensionalité du corps : chaque
contact est répercuté à travers la peau, et le rouler est également un exercice d’éveil de
cette sensibilité de l’épaisseur de la peau, et de la tridimensionnalité du corps. Ce n’est pas
là encore, que le corps sera plus ou moins, quantitativement, tridimensionnel, mais de
porter son attention sur cette réalité sensible, souvent conjurée par la représentation
bidimensionnelle du corps en ce qu’il est vu, ou projeté, en particulier à travers la frontalité
d’une scène de théâtre. C’est ainsi que ce que l’on aurait pu voir comme un exercice
cherchant à réaffirmer (et presque raffermir) la peau comme enveloppe continue, limite
imperméable, entend faire atteindre à l’expansion propre d’une peau qui par son épaisseur
perçoit en trois dimensions le juste avant et le juste après, - ou comme nous le verrons dans
la deuxième partie, le passé immédiat et le futur immédiat, conjointement au juste en
dessous et juste au dessus. Se mêlent donc un travail sur une certaine qualité d’état de
corps en mouvement et un travail sur les temporalités propres à ce continuum de la gravité.
147
C’est ainsi que les exercices des jours suivants dans les stages d’Hamilton se
concentrent sur la peau et le fait de vérifier par le toucher son épaisseur, sa texture, et
d’ainsi affiner la perception de ce qui arrivera juste après, et ce qui vient de passer juste
avant. Le travail d’attention porte particulièrement sur la peau du dos, comme pour y
ouvrir une perception dans une direction privée de vue. Ce travail qui se concentre sur ma
sensation de la gravité ouvre à une sensation de continuité et de l’épaisseur de cette
continuité : d’un côté, ça ne s’arrête jamais ; depuis que je suis née, je suis attirée par la
masse de la Terre ; d’un autre côté, je peux affiner la sensation de cette relation gravitaire,
c’est-à-dire d’une certaine temporalité à l’œuvre. Ma localisation, la seule que j’ai au
moment de danser est celle de mon corps sur le sol ; entrer au plus près de cette continuité
qui me traverse au présent, à chaque instant et pourtant continuellement.
148
B] Au présent
224
Cf. André LEPECKI, Exhausting dance. Performance and politics of movement¸ op. cit.
225
Ce fut le thème d’une journée d’étude organisée par le Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-
Pape, à Ramdam le 5 avril 2008.
Voir http://www.ramdam-quoi.org/pageshtml/questcequivasepasserici/portevoix.html
226
Gilles DELEUZE « lettre-préface » in Mireille BUYDENS, Sahara. L’esthétique de Gilles Deleuze, Paris,
Vrin, 1990
149
Interlude de la présence
-création
Pourquoi la page blanche au début de tous les livres, double page blanche
apparemment inutile, comme une respiration avant de plonger. Pré-silence, et trous
dedans. Les deux versants du vide dans la littérature. Nécessaire trou entre les mots pour
reconnaître les mots.
Pouréviterlasensationd'erranced'unelangueétrangèreindistinctedansleflotdesesparoles.
Trous de la ponctuation qui donne le sens. Point. Ellipse de la phrase qui se remplit de
sens. Tout ce qui n'est pas dit, ce qui est absent, le verbe, le sujet ou le complément. C'est
là, encore plus fort, quand c'est caché…'cachez-moi ce sens que je ne saurais percevoir'.
Trou dans la description qui devient cœur de l'action. Et puis cet homme qui a noirci des
mots dans le livre qu'il vient d'écrire. Tous les trous, les vides sont bons à prendre, pour
comprendre et faire sens. Repos, respiration, résonance, et révélateur de sens.
C'est le petit carré blanc dans un coin du tableau qui fait résonner toutes les autres
couleurs, c'est le trou qui remplit et non le trou qui manque de couleur; le trou c'est le vide
fait dans la matière. La musique comme création de silence, respiration nécessaire pour la
composition de tout le morceau. La percussion marque le silence, troue le temps pour faire
de la place aux images musicales. Tout le morceau contenu dans la petite respiration
avant de commencer, la baguette du chef d'orchestre qui s'élève, qui déchire le temps d'un
silence gros de ce qui va venir tout en étant déjà là, et qui ne sera jamais totalement là
non plus.. Les comptes silencieux du batteur « one, two, one, two, three, four » qui ouvre
la possibilité même de la musique. Le violon est plus son vide que son bois, trou interne,
"âme du violon" dit-on. Alors le vide permet la résonance ; exister c'est résonner?
La danse, mouvement qui crée l'espace vide. Je suis là parce que je ne suis plus là
où j'étais. Je bouge et je crée des vides, je me meus et je crée en creux. Et plus il y a de
l'espace, de vide, dans le corps, dans chacune des articulations, plus l'échange des
espaces, du corps et du contexte, est riche et à double sens, plus la composition est claire,
150
le corps marque l'espace comme autant de traces qu’il y laisse, séparées par des vides
clairs, qui donne composition et donc sens interne à la "chorégraphie" de l'intérieur.
Travail agraire des sillons tracés sur scène, ou ailleurs. Evidage-évidence de l'espace
plein du théâtre, le sens pousse tout seul comme la mauvaise herbe dès que le sol a été
retourné par la lame d'acier. Et un autre vide : le saut est l'illusion de l'absence d'un
moment. Le saut, si cher à la danse, et surtout à ses discours non pratiquants, le saut c'est
l'acte dansé. C'est l'illusion de la petite mort, de ma coupure d'avec le continu du monde :
mon rapport à la gravité. Mourir pour une seconde. J'existe dans la gravité, la seule
permanence sentie, ressentie, c'est mon attraction pour la terre, et sa réponse organisée
qui fait que je me tiens debout. Continuum de la relation gravitaire. Le temps peut bien ne
pas être linéaire, faire des arrêts, des sursauts… la gravité existe toujours, à part pour les
quelques Gagarine. Mon poids sur la Terre et poids du monde sur mes épaules… Dans un
saut, paraissent se résumer ma mort et mon désir, désir de toute puissance, d'échapper à la
chute de la pomme. Le temps suspend son vol, dans un saut, éternité impossible et actuelle
entrouverte. Schisme
- perception
Déjà percevoir, au-delà de toute création, ou en deçà, ou à côté… c'est enlever,
ôter une ligne de toutes la myriade de données du sensible pour que se constitue une
perception, une image. Activité bergsonienne d'une conscience en mouvement, qui prélève
des coupes mobiles dans le mouvement de la matière. Couper, ôter n'est pas immobiliser;
bien au contraire, c'est entrer dans le flux de la matière, saisir en perception, c'est évidant,
dynamiquement. Tout est déjà là, donné, il ne s'agit pas d'aller chercher la vraie
perception au-delà. Tout est là, réel en cours de production, ma perception est une griffure
dans le flot de matière. Ce n'est même pas la chair du monde que je garde en secret sous
mon ongle, c'est le monde strié, c'est la réalité en creux. C'est en enlevant quelques-uns
des faisceaux de lumière de la matière que ma perception se crée. C'est en ôtant une à une
les fréquences ondulatoires du noir que se déclinent les couleurs. La perception comme
composition en creux de mon rapport immédiat aux choses. L'intuition comme contact
premier ; la perception comme évidage. Évidence d'un tout évidé. L'évidence surgit dans le
petit trou fait aux choses, dans la lacération, la griffure qui enlève un lignage de chair, et
fait apparaître le flot évident orienté par cette strie.
151
- sens
Le sens d’un vide ? On n’obtiendra jamais de sens par le remplissage, par les
couches de significations appliquées par-dessus, par saupoudrage de références par-
dessus. Le sens, ce n'est pas la cerise sur le gâteau, c'est la distance entre les couches,
l'interstice, le silence de la pensée qui prend son envol. C'est le découpage de la
perception, l'évidage du flot, en lignages composés.
C'est le sens qui entre dans l'absence, pas en référence au grand manque de la
signification… non, plutôt le sens comme tension des petites différences qui se réalisent
dans les trous, qui ne manquent de rien au monde. Il n'y a pas de grande signifiance du
vide et de l'absence en référence à un autre monde plein, plein d'Idées, plein de Lois. Ce
n'est pas le trou préformé d'une serrure où introduire la clé de la Grande Connaissance,
de la compréhension. C'est la strie dans le temps, c'est l'envol silencieux de l'oiseau avant
l'attaque, le frémissement avant la révolte.
C'est le trou formé par la question, par son point d’interrogation, ça ne manque de
rien, mais ça produit un trou, même pas pour être rempli par la réponse, justement, l'art de
répondre, c'est de garder le trou de la question dans la réponse. Évider l'espace d'un coup
de crayon, d’un geste d’arabesque ? et souligner l'évidage par le point, l'évidence par le
regard.
« toute sensation est une question, même si le silence seul y répond227 »
Saisir, c’est produire, c'est strier le monde, regard acéré, esprit tranchant, geste
percutant.
Evider, faire l'évidence. Sentir, trouer la sensation. Comprendre, ôter une ligne
pour laisser jaillir le sens. Créer, faire des évidages dans la matière.
227
Deleuze, Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p185
152
Évidanse, une danse troglodyte dans l'espace.
153
Une certaine attention
Outre la résonance dans les termes, l’attention pourrait constituer un contre point à
l’intention, en ce que cette dernière s’entend comme le travail de l’interprète, au théâtre
mais aussi en danse : une seule consigne « avoir une intention claire ».
Dans un entretien, Hamilton revient longuement sur cette notion d’intention, qu’il
oppose, en dernière instance, à celle d’attention. Il note que l’intention, alors qu’il a utilisé
le concept pendant une partie de son travail, comme structuration du mouvement dansé se
charge finalement de tensions qui empêchent quelque chose. Il ne s’agit ni de nier la
nécessité de précision, ou de direction claire dans le mouvement, ni de nier l’existence
d’une intention générale, c’est-à-dire d’un projet qui dirige le travail, une intention
générale qu’Hamilton résume de manière provocatrice comme l’intention « de faire un art
intéressant et de gagner de l’argent228. » Mais quant à bouger « avec une intention »,
expression que toute personne ayant pris un cours de théâtre aura entendue, il ne voit pas
ce que cela veut dire. En premier lieu, parce que faire un mouvement avec une intention
228
Julyen HAMILTON, entretien du 23 avril 2008, cf. annexe 1.
154
spécifique, c’est avoir une volonté nette d’exprimer quelque chose de précis et de
l’imprimer au public229. Ce schéma de communication claire entre un intérieur qui
s’exprimerait vers un extérieur qu’il imprimerait ne recouvre pas la pratique de
l’improvisation telle que Hamilton la conçoit. Cette temporalité spécifique à l’expérience
de la relation gravitaire brouille radicalement les cartes dans la distribution entre un
intérieur et un extérieur, nous ne cessons de le voir à différents niveaux.
Pour la précision, la spécificité du mouvement, l’intention bloque plus qu’elle ne
permet, parce qu’elle est avant tout ten(t)sion :
« quand je vois beaucoup de travaux, dans les stages, autour de l’idée de faire
avec une certaine intention, je ne vois pas d’intention, je vois surtout une
tension autour de ça, et un manque de fascination, un manque d’ouverture pour
ce qui sera la réalité de ce qui se passe230. »
L’intension est une contraction qui bloque toute expansion à la réalité de ce qui se passe,
qui est changeante, dans des urgences toujours renouvelées, saisie par la force du
mouvement actualisé :
« Et souvent je trouve que les choses qui ont beaucoup de forces c’est parce
que, enfin, nous avons laissé tomber une certaine intention et ça sort de soi-
même, ou, c’est parce que dans le fait de lâcher l’intention même, nous avons
trouvé une nouvelle urgence qui n’est pas bloquée par une intention. »
Ce pouvoir d’attention est dans une force qui n’est pas figée mais dynamique, et c’est cette
capacité d’actualiser les sensations et les mouvements dans un certain dynamisme qui
caractérise, pour Hamilton, son propre travail. Cette perméabilité au contexte rappelle ce
que nous voyons avec Rolnik comme vulnérabilité231. Il parle quant à lui d’une « stabilité
dynamique » :
229
« Mais de bouger avec une intention, d’imprimer le public avec ce sentiment, je ne vois pas comment dire
que ce mouvement, ou cette chose imprimera le public avec cette sensation, ou j’ai cette intention de
m’exprimer… mais je ne veux vraiment pas m’exprimer ! » Julyen HAMILTON, entretien du 23 avril 2008,
cf. annexe 1
230
Julyen HAMILTON, entretien du 23 avril 2008, cf. annexe 1
231
Cf. supra, partie 1, chapitre 2, II
155
mobile dans le sens où tu perdrais ce qui est en train de se passer, c’est-à-dire
le besoin du moment. (…) dans cet état de stabilité dynamique, où tu es ferme
par rapport à un concept, une pensée, un désir, mais que tu sais que c'est
seulement à travers le mélange, en ayant une flexibilité, en ayant peut-être à
laisser tomber cette même intention, qu'il pourra continuer. Donc ces choses
sont liées entre elles pour moi, l’immédiateté et l’attention aux détails qui te
maintient au courant avec l’habileté profonde, que j’appelle stabilité
dynamique232. »
232
Julyen HAMILTON, entretien du 23 avril 2008, cf. annexe 1
233
Idem
156
« blablabla » sorte. Et si c’est ma volonté qui emplit cette intention de dire
« blablabla », alors les gens entendent mon intention, mon urgence et pas le
réel « blablabla ». 234. »
Cette intention qui s’interpose, le modèle intentionnel de l’action, du geste, est en
définitive une méditation, non pas tant le fait d’avoir des intentions en général, des projets,
des désirs - et Hamilton est clair là-dessus235, que dans celui d’une intentionnalité qui
s’interpose ou se superpose à la perception et au mouvement en cours :
« Ok, on doit être honnête avec ça aussi, parce que dans un autre sens, j’ai des
intentions. Mais, je trouve que le processus avec l’immédiateté c’est une
manière d’avoir une relation avec nos intentions où cette intentionnalité ne
bloque pas le déroulement, l’arrivée, l’expression, et la concrétisation en mots,
en écriture, en mouvements, en musique, de ce qui arrive. Donc je ne suis pas
blasé dans le sens où je n’aurais aucune intention236. »
Entre en jeu en sortant de ces intentions une certaine immédiateté, dans le sens de
ce qui ne bloque pas un certain élan du matériau, élan singulièrement imaginable en ce qui
concerne la danse.
« Je crois que c’est quelque chose dans ce terme d’intention. Et ça c’est lié
avec l’immédiat, parce que moi je travaille avec l’immédiat parce que c’est un
« truc », c’est une manière de faire, un modus operandus, qui aide, qui
m’oblige, qui me stimule à être dans l’état, dans une position, à l’intérieur de la
fabrication de quelque chose qui ne bloque pas le déroulement, l’élan du
matériel même237 »
Se définit en creux dans le corps un “état”, mais toujours pris dans la fabrication en cours,
une « position » que nous dirons posture, une attention perceptive et active :
« Je crois que l’attention, ou l’observance, c’est une manière de constamment
non pas questionner, mais de pratiquer un type d’ajournalisation,
[actualisation], de mise à jour de nos perceptions, de notre attention. 238 »
L’improvisation dessine cette posture au présent comme mise à jour, au présent des
perceptions, d’où est produit le geste. Cette posture attentive qui prend son épaisseur dans
l’immédiateté du mouvement dansé invite déjà à des résonances bergsoniennes dans la
234
Idem
235
« j’ai la sensation que ces philosophies, ces manières de voir, ces intérêts, n’entrent en fait pas en conflit
avec le fait de vouloir, de désirer, de faire des plans, de sentir des conclusions, à certains moments, avoir des
rêves, avoir des projets… » Idem
236
Idem
237
Idem
238
Idem
157
manière où la posture attentive dessine une temporalité, une sensibilité, et une relation au
nouveau, au possible et à l’actuel, singulières.
Deleuze, dans un des rares cas où il parle de la danse, décrit quelques unes de ces
singularités, dans une brève résonance avec ce qui a traversé la première partie de ce
travail :
« les concordances de l’art de Beckett avec le ballet moderne sont
nombreuses : l’abandon de tout privilège de la stature verticale, l’agglutination
des corps pour tenir debout, la substitution d’un espace quelconque aux
étendues qualifiées, le remplacement de toute histoire ou narration par un
« gestus » comme logique des postures et des positions ; la recherche d’un
minimalisme, l’investissement par la danse de la marche et ses accidents, la
conquête de dissonances gestuelles239 »
Marcher et s’allonger sur le sol, deux postures - nous reviendrons sur le terme - de
ces déplacements en danse. Égalisation d’un espace quelconque, par différenciation
(dissonances) d’une durée qui n’est ni linéaire, ni narrative, telles sont les processus de
composition en danse.
239
Gilles DELEUZE, « l’épuisé », post-face à Samuel BECKETT, Quad et autres pièces pour la télévision,
éd. de Minuit, Paris, 1992, p61
158
C] Une attention
240
Henri BERGSON, « Le rêve », (p443-463), Conférence 26 mars 1901, L’Énergie Spirituelle, in
Mélanges, éd. PUF, Paris, 1972, p461
159
continuellement mouvant : telle, je le répète, ma mélodie qu’on perçoit
indivisible, et qui constitue d’un bout à l’autre (…) un perpétuel présent,
quoique cette perpétuité n’ait rien de commun avec l’immutabilité ni cette
indivisibilité avec l’instantanéité. Il s’agit d’un présent qui dure241. »
Que le présent dure, l’improvisation en est une expérience réelle, et cette durée n’a rien à
voir avec une constance identique, pas plus qu’avec des juxtapositions d’instants cadrés.
L’on est mis au défi d’un présent toujours changeant, mouvant et qui occupe un certain
temps, qui, en un mot, dure.
La relation gravitaire nous donnait cette sensation de continuité présente et
mouvante à la fois, et nous place dans la situation faire un effort d’attention. Cette attention
à la vie est au plus proche d’une attention à la vie pratique utile qui fixerait le mouvement
de ce présent qui dure en dés préoccupations qui nécessité un découpage du temps
linéarisé. Nous reviendrons sur cette idée de l’utile chez Bergson, qui ne fait ici
qu’indiquer une piste pour penser cette attention au présent de l’improvisation.
241
Henri BERGSON, « la perception du changement », (p142-176), (1911), in La Pensée et le Mouvant,
P.U.F., Paris, 1998, p169, 170
242
Henri BERGSON, « Le bon sens » (p360-372), discours du 30 juillet 1895 prononcé à la distribution des
prix du concours général, in Mélanges, op. cit., p363
160
qui lui donne le lest et l’équilibre. L’activité de l’esprit déborde infiniment la
masse des souvenirs accumulés, comme cette masse de souvenirs déborde
infiniment elle-même les sensations et les mouvements de l’heure présente ;
mais ces sensations et ces mouvements conditionnent ce qu’on pourrait appeler
l’attention à la vie, et c’est pourquoi tout dépend de leur cohésion dans le
travail normal de l’esprit, comme dans une pyramide qui se tiendrait debout sur
sa pointe243. »
Il ne s’agit pas d’une absolue liberté dissociée de tout passé, puisqu’il s’agit au
contraire une dilatation maximum vers le passé, d’un passé non pas comme souvenirs purs,
mais comme actualisation permanente.
Qu’est-ce qui pourrait mieux rendre, à la fois continuité et changement pour dire le
présent que la danse met en jeu, singulièrement dans l’improvisation, que cette attention?
Se joue de manière fort différente le rapport entre liberté et déterminisme, non pas depuis
une répartition extérieure des cartes, mais depuis une activité sensible, un partage, dans
l’épaisseur même du temps, dans cette oscillation entre « instinct » et « science », en
entrant dans le présent toujours en train de se faire. L’attention à la vie est alors la
conscience sensori-motrice qui définit mon présent, comme engagement de ma masse avec
la masse de la terre, toutes deux prises dans le changement continu qu’est la matière en
mouvement, c’est-à-dire toute la réalité. Bergson parle du bon sens, -la chose du monde la
mieux partagée, pour cette attention. Il ne s’agit donc pas d’une spécialisation hors des
conditions communes de vie, mais d’une attention particulière. Le travail d’une virtuosité
technique devient un effort concret de la vie. Se dessine donc à la croisée de la danse et de
la philosophie une posture commune, à elles deux, mais aussi dans le sens d’un partage du
commun qui apparaît dans ce parcours dans l’improvisation comme mode de composition
en danse, à travers la remise en cause de la fonction-auteur de la danse, et dans le projet
collectif même qui en a émergé.
Pas vraiment une croyance, pas non plus un grigri, ni même une conviction, plutôt
un lieu d’ancrage de notre pensée dans le monde, en relation avec lequel nous construisons
notre pensée, un acte toujours à renouveler, qui force à penser la métaphysique, dans un
parallèle avec l’art comme une intuition, une certaine immédiateté.
243
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, (1896), éd. PUF, Paris, 1985, p193
161
Partie2
Entre philosophie et danse, la saisie
bergsonienne du mouvement
Henri Bergson
1
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit, p211
162
Chapitre 1
La posture de l’intuition
163
maintenant comme pratiques d’une certaine attention immédiate. Elles se situent au bord
d’avoir (non)-lieu, et tissent ainsi une relation singulière d’attention avec un présent,
partageant un certain rapport égalitaire non pas tant en ce qui concerne leur espace que leur
temporalité, particulièrement définie à travers l’expérience sensible de leurs relation à la
gravité. Tels sont les traits et les problématiques d’une philosophie du mouvement, que la
philosophie de Bergson nourrit singulièrement.
Notre lecture de Bergson se fera comme une pratique, comme on lit un texte en en
précisant des catégories et des concepts qui organisent une pensée, avec l’exigence de
précision que cette première intuition de la résonance entre ces deux « pratiques », de
danse et de philosophie, acère au contact de la réalité. Lire le texte donc, en déchiffrant les
échos que ces catégories et ces concepts éveillent dans l'expérience des mouvements
dansants effectués par des danseurs, et dans l'expérience que moi-même ou tout autre
pouvons faire en dansant. Cette double lecture de Bergson va alors elle-même dédoubler
Bergson. Elle va donner une (autre) extension à ce qu'il réussit à penser radicalement du
mouvement du point de vue de l'approche sans médiation qu'il en explore, une pensée de
l’immédiateté qui s’élabore particulièrement à la frontière avec l’art. D'autre part, cette
lecture va esquisser une sorte de Bergson dansant, elle va éclairer à la lumière de la danse
la spécificité de la manière inédite de philosopher que Bergson inaugure pour effectuer ce
travail par rapport au mouvement, une posture mouvante.
En premier lieu, Bergson élabore donc une pensée du mouvement; mais bien autant
que cela, ne fait-il pas surtout une philosophie par le mouvement, voire, en mouvement,
qui nous ouvre cette ligne de partage avec la danse ? Ce glissement de l’objet étudié à la
manière d’étudier les objets transparaît comme un aspect propre à la philosophie
bergsonienne.
Pour penser le mouvement, il propose par exemple à plusieurs reprises d’effectuer
un mouvement de la main d’un point A à un point B, pour expérimenter dans cette simple
action la distinction entre l’indivisibilité du mouvement et la divisibilité de l’espace
parcouru :
164
« Voici, par exemple, ma main posée au point A. je la porte au point B,
parcourant d’un trait l’intervalle. Il y a dans ce mouvement, tout à la fois, une
image qui frappe ma vue et un acte que ma conscience musculaire saisit. Ma
conscience me donne la sensation intérieure d’un fait simple, car en A était le
repos, en B est le repos encore, et entre A et B se place un acte indivisible ou
tout au moins indivisé, passage du repos au repos, qui est le mouvement même.
Mais ma vue perçoit le mouvement sous forme d’une ligne AB qui se parcourt,
et cette ligne, comme tout espace, est indéfiniment décomposable. (…)
Toutefois, en écartant toute idée préconçue, je m’aperçois bien vite que je n’ai
pas le choix, que ma vue elle-même saisit le mouvement de A en B comme un
tout indivisible, et que si elle divise quelque chose, c’est la ligne supposée
parcourue et non pas le mouvement qui la parcourt2. »
Ce récit à la première personne du mouvement de la main résonne comme une invitation
pour le lecteur à effectuer l’expérience. C’est un simple exemple pour appuyer sa théorie
sur la spatialisation erronée du temps quand on pense le mouvement, mais c’est aussi
l’indice d’une manière de faire de la philosophie, une piste pour suivre ce glissement : nous
inviter à faire le mouvement, parce que la pensée doit se déployer à partir du mouvement
vécu, senti, dont l’étude attentive nous fournira le chemin de la philosophie.
Au-delà de cet exemple précis en effet, c’est toute l’écriture de Bergson, parfois
surprenante à première lecture, qui se compose en une invitation au mouvement, et,
paradoxalement, comme nous le verrons, à l’expérience concrète. Les exemples qu’il
prend, les images qu’il choisit, construisent un texte soucieux des expériences communes
et partagées. Le morceau de sucre qui fond dans un verre d’eau3 est plus qu’une
illustration, c’est un récit qui fait appel à une expérience concrète et commune. Le fait de
devoir attendre que le sucre fonde, et de savoir que plus rien ne pourra être fait pour
reconstituer le morceau de sucre tel qu’il était, donne à sentir l’épaisseur de l’écoulement
du temps, sa non réversibilité, et l’impossibilité de le penser comme succession d’instants,
« étalée d’un coup dans l’espace ». Plus qu’un exemple illustratif, il s’agit d’une
expérience donnant l’entière mesure de ce qu’avance Bergson dans sa philosophie. Si
2
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p209-210. Le même exemple se retrouve dans « V. La
perception du changement »(1911), (p142-176), in La Pensée et le Mouvant, op. cit., p158
3
Henri BERGSON, L’Évolution Créatrice¸ (1907), PUF, Paris, 1941, p9-10 : « Si je veux me préparer un
verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements.
Car le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de
l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide
avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni
rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. »
165
l’invitation à l’expérience concrète est bien particulière à Bergson, elle n’en est pas moins
l’indice d’un questionnement profond de la philosophie par l’expérience ; la philosophie
moderne toute entière pose la question du statut de l’expérience. Au-delà même d’un
simple exemple, ou d’une vérification, l’expérience est ce qui, profondément, met en
branle la pensée lorsqu’elle forge des concepts. La philosophie se construit dans cette
tension entre des expériences qui font penser et une pensée qui pense les expériences.
Chaque philosophe pourrait être lu en le situant à un niveau différent de cette tension. Chez
Descartes par exemple, l’expérience du morceau de cire peut être lue comme un moment
particulièrement sensible. En lisant les Méditations métaphysiques, on ne peut s’empêcher
d’imaginer Descartes prenant réellement un morceau de cire, et à la lecture de ce passage,
l’envie est forte de prendre à nouveau un morceau de cire pour faire l’expérience de son
changement de forme. L’expérience dans le sens de la convocation de la vie concrète,
quotidienne, est donc un moment de la construction philosophique, acquérant bien sûr des
statuts distincts selon les systèmes philosophiques déployés. La philosophie peut, en ce
sens, se penser comme expérience de la réalité (comme un faire de la philosophie disions-
nous en introduction), qui exige justement des déplacements, déplacements permanents du
philosophe, déplacements qui traversent conjointement le contexte (social, politique,
culturel, artistique, etc.) qui l’entoure. Faire de la philosophie comme expérience de la
réalité et effectuation de déplacements, écrire de la philosophie pour saisir les trajets de ces
déplacements exigés par l’expérience de la réalité.
Pourtant, ce qui semble constituer la particularité de la philosophie de Bergson à ce
niveau-là est le fait que cette expérience n’est pas le simple moment fondateur de sa
métaphysique mais une manière de situer toute pratique philosophique à ce niveau, et
d’abord lorsqu’il s’attache à penser le mouvement et le temps. C’est là que nous retrouvons
la distinction entre deux perspectives : Bergson pense le mouvement et Bergson pense par
le mouvement, ou même en mouvement. Si nous élargissons cette idée de l’expérience,
alors nous voyons que c’est la posture entière de Bergson qui se met en mouvement : une
manière de se placer dans « notre faculté de percevoir », dans le concret de la vie, qui
donnerait à notre connaissance « une continuité (…) expérimentée et vécue4 » : l’intuition.
4
La Pensée et le Mouvant, ‘V. La perception du changement’, op. cit., p157
166
C’est en ces termes que nous nous proposons de lire et de penser Bergson, qui plus est en
résonance avec la danse. Il ne s’agirait là encore non pas d’étudier une simple méthode
mais de voir conjointement dans quelle mesure la méthode constitue la philosophie elle-
même. L’intuition apparaît comme un aspect particulier de la durée. Elle n’est pas tant une
méthode à appliquer, qu’une réalité de notre rapport au monde. Cette saisie intuitive de la
réalité est occasionnelle, et il s’agit pour Bergson, d’en comprendre les occasions, les
réalisations et les implications conceptuelles. Nous verrons en effet comment l’intuition est
intrinsèquement dépendante de la durée, continue et changeante. Bien autant que de nous
permettre d’accéder à la durée, l’intuition est déjà une réalité de la durée. Mais l’intuition
st-elle une méthode ? Deleuze parle clairement de « l’intuition comme méthode » du
bergsonisme5. L’intuition n’apparaît pas toujours clairement comme méthode dans les
textes de Bergson mais plutôt comme une réalité de la durée. Pourtant il s’agit d’en
ressaisir les conditions pour penser la métaphysique, et lorsqu’il parle d’un projet pour la
métaphysique, Bergson utilise l’idée d’une méthode. Déjà dans Matière et Mémoire, puis
dans l’introduction à La Pensée et le Mouvant. Cette question de la méthode se posera tout
au long de notre lecture de Bergson en résonance avec la danse, et nous verrons très
rapidement comment l’intuition semble être en premier lieu une posture, puis une attitude
caractérisée par une certaine attention aux mouvements et changements de la durée.
Le rapport intuition/durée n’est plus alors explicatif ou illustratif mais dynamique
et pratique ; nous verrons comment elles s’impliquent l’une l’autre. Telle est l’idée,
l’expérience de lecture qui dessine une posture possible pour la philosophie et la danse,
que ce premier chapitre de notre deuxième partie développera, s’appuyant particulièrement
sur les articles issus respectivement d’une conférence intitulée « La perception du
changement », prononcée à Oxford en 1911, et d’un article paru en 1903 qui a pour titre :
« Introduction à la métaphysique », et que l’on retrouve aux chapitres V et VI de La
Pensée et le Mouvant. Ils présentent tous deux clairement et succinctement la pensée de
Bergson sur l’intuition comme saisie du changement, du mouvement et de la durée. Au
cours de cette étude à partir de la posture, le concept d’immédiat, qui apparaissait en fin de
la première partie, sera enrichi par la perspective bergsonienne que nous tâcherons, dans un
5
Gilles DELEUZE, Le bergsonisme, (1966), éd. PUF, Paris, 1998, chapitre 1 « L’intuition comme méthode »
(p1-28)
167
deuxième chapitre d’expliciter, de critiquer, en faisant dialoguer Matière et mémoire et les
pratiques dansées qui nous occupent ici, pour enfin tenter d’affiner leurs modes de
fonctionnement dans un troisième chapitre posant la question d’une composition dans
l’immédiat.
6
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, ‘V. La perception du changement’, op. cit., p153
7
Henri BERGSON Essai sur les données immédiates de la conscience, (1889), PUF, 2003, p67 : « Nous
allons donc demander à la conscience de s’isoler du monde extérieur, et, par un vigoureux effort
d’abstraction, de redevenir elle-même. »
168
Mais en même temps, il forge son concept de durée sur des critères de réalité
concrète. Les adjectifs qui caractérisent le temps tel que le concept de durée doit le saisir
sont ceux de « concret », « vécu », « réel »… Il y a bien donc là une tension radicale à
comprendre entre utile et concret, ou vécu. La mise en tension se donne en de nombreux
endroits des textes de Bergson ; l’article intitulé « La perception du changement» est, à ce
titre, comme à bien d’autres, particulièrement précieux : Bergson y explique en effet qu’à
partir de ce constat d’incapacité de la visée utile à saisir la réalité des choses, la plupart des
philosophes (pour ne pas dire la totalité) se sont tournés vers un « autre » monde, ont
cherché un ailleurs de l’utilité. Cette tradition métaphysique, qu’il fait aller de Platon à
Kant en passant par Plotin, avait en commun cette abstraction :
« tous ont cru que se détacher de la vie pratique était lui tourner le dos8. »
Il entend pour sa part seulement « mieux » voir le même monde et non pas en
chercher un autre : ne pas regarder ailleurs, ne pas « fuir » ou « se transporter tout de suite
dans un monde différent de celui où nous vivons », mais « continuer à regarder ce que tout
le monde regarde9. »
Le paradoxe initial se joue alors sur la distinction entre utilité et concrétude, dans
un projet philosophique qui se veut à la fois concret et inutile.
Plus qu’une contradiction pure et simple, il s’agit d’une tension animant toute
l’œuvre de Bergson : se dégager de l’utilité quotidienne sans pour autant se tourner vers un
autre monde pour faire de la métaphysique. Il cherche à ne pas utiliser les outils de
l’intelligence tournée vers l’action utile sans s’isoler du monde vécu, concret : regarder ce
que tout le monde regarde, plus attentivement. C’est en cela que le sens commun est
souvent convoqué, comme expérience immédiate de la réalité, contre une philosophie trop
précieuse et pas assez précise. Dans une page de Matière et Mémoire, le sens commun est
même rapproché de la démarche enfantine contre les « théoriciens »:
« Les choses s’éclaircissent si l’on va ainsi de la périphérie de la représentation
au centre, comme le fait l’enfant, comme nous y invitent l’expérience
commune et le sens commun10. »
8
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, ‘V. La perception du changement’, op. cit., p155
9
Ibidem, p153-154
10
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p46
169
Là encore, nous le recevons comme une invitation à affiner cette posture et à poser
des questions au cœur de cette tension fondamentale et certainement parfois paradoxale
entre utile et concret, qui ne cesse de se jouer pour la pensée philosophique, voire tout
travail intellectuel : il ne s’asservit pas à une utilité environnante, son indépendance inutile
directement lui étant vitale. Mais une telle indépendance court le risque de justifier une
évasion de la réalité concrète11.
Cette mise en tension entre l’utile et le concret est l’occasion d’une distinction clé
pour la compréhension de la philosophie de Bergson : la différence entre le médiat et
l’immédiat. En effet, le problème que pose finalement le souci d’utilité est d’imposer une
certaine médiation, celle de la finalité utilitaire, dans ce qui se donne alors comme un
rapport de la conscience au monde, alors justement que les critères de vécu et de concret
correspondent au caractère fondamental d’immédiateté dans la saisie de la conscience chez
Bergson. C’est ainsi que cette volonté d’éclairer le projet de notre travail entre les deux
terrains de pensée que sont la danse et la philosophie en posant le problème d’une
« pratique » de la philosophie nous a permis de mettre le doigt sur un caractère
fondamental, et toujours à redessiner dans la philosophie de Bergson, à savoir
l’immédiateté. Cette question de l’immédiateté prendra toute son envergure, nous l’avons
annoncé, dans le deuxième chapitre.
Si très rapidement nous avons esquissé nos problématiques de philosophie des
corps en mouvement, dans le champ de l’expérience de la réalité comme lieu de la
métaphysique, et dans la méthode comme philosophie même, alors nous pouvons préciser
que le questionnement central de ce premier chapitre tournera autour de ce que l’on
appellera la posture du philosophe au moment de philosopher.
11
Repenser cette tension entre utile et concret est apparu comme un enjeu particulièrement vif pour penser
les questions de professionnalisation des études à l’Université, à l’occasion de la loi dite « d’autonomie des
universités » et des mouvements de l’automne 2007 contre son application, qui ont été, un moment, le
contexte agité de ma recherche doctorale.
170
I La question de la posture
12
Patricia KUYPERS, « Des Trous Noirs. Entretien avec Hubert GODARD», op. cit., p69
171
recherche plus ample de l’“état de corps” au moment de danser, la question de la posture
recouvre à nouveau un champ assez large, du plus concret, physique, au plus abstrait, au
positionnement. La posture peut être la position de départ d’une séquence de mouvement
(faisant varier l’orientation et l’ouverture des pieds par exemple), elle est alors un code,
une annonce de style. La posture peut être aussi le parti pris du danseur ou du chorégraphe
par rapport à des choix esthétiques, ou politiques. La posture peut enfin s’entendre comme
une pré-attitude avant le geste même, empreinte d’un mélange de questions de style et de
points de vue sur le monde, mais moins déterminée qu’un parti pris, échappant à un
vocabulaire précis : c’est la posture en lien avec la gravité qui constitue l’axe de pensée
qu’Hubert Godard mène sur le mouvement, et par laquelle nous avons ouvert cette sous-
partie. Mais pourtant, le terme de posture ne renvoie-t-il pas fondamentalement à une
image figée, déterminé et déterminante ? Il est donc important de voir dans quelle mesure
ce concept peut se penser dans un sens dynamique, celui d’une tendance impliquant ma
masse dans sa relation à la terre, et d’ainsi pouvoir embrasser cette « anacrouse
gestuelle13. » Ce qui nous intéresse dans le terme de posture, c’est qu’il est à la fois
hautement physique et profondément philosophique, en se situant juste au croisement qui
nous intéresse dans cet entre-éclairage entre danse et philosophie, là où théorie et pratique
se mêlent, se confondent et où la limite entre les deux tend à disparaître. Poser la question
de la posture du philosophe c’est aussi pouvoir poser la question de sa situation physique
au moment de penser, au moment d’écrire, renvoyant à l’activité concrète qu’est l’acte
philosophant14. C’est en même temps poser la question de sa situation par rapport au
monde, par rapport à ce qu’il pense. La posture est alors la relation dynamique entre cette
situation et la pensée, et en cela même, elle nous permet d’échapper à deux apories : celle
d’une définition de but en blanc d’un système philosophique purement abstrait d’un côté,
et celle de l’étude des conditions extérieures comme déterminantes de la production
13
Hubert GODARD, “Le déséquilibre fondateur”, Entretien avec Laurence Louppe (p138-143) in Le corps
du danseur : épreuve du réel, revue Art Press, n° spécial hors série n°13, 1992 : « Le pré-mouvement est une
zone vide, sans déplacement, sans activité segmentaire. Et pourtant tout s’y est déjà joué, toute la charge
poétique, le coloris de l’action. Bref passage dépressionnaire correspondant à ce moment totalement
fondateur : l’anacrouse gestuelle ».
14
Hubert GODARD conclut un article pour le dossier « le corps qui pense » par ce clin d’œil : « La pensée
sur le corps dépendrait-elle du corps qui la pense ? », revue Marsyas, n° 16, décembre 1990, p23
172
philosophique. La posture serait un certain croisement des déterminations (extérieures) et
des choix (intérieurs) du moment de penser. Poser la question de la posture, c’est aussi déjà
mettre en jeu la distinction intérieur/extérieur.
Prenons le temps de lire ce que dit Paxton de la posture, pour avoir une
image plus précise et déjà mouvante de ce que l’on peut entendre par là en danse. À
nouveau s’établit le lien intime, comme chez Godard cité en exergue, entre posture et
relation gravitaire. Paxton a participé au Judson Church Theatre dans les années 1960, aux
débuts du Contact Improvisation dans les années 1970, et a développé ensuite dans les
années 1980 son travail plus spécifique autour de la colonne, Material for the Spine15.
Dans une interview donnée à Rosario en Argentine en 1999 où il évoque les liens entre
mouvement, postures et émotions, il explique :
« La posture est une chose très subtile, elle a généralement à voir avec ce qui
est approprié pour la relation avec la gravité, « ça, ça n’est pas approprié » (il
montre la posture où le coccyx pointe vers le haut), ça met beaucoup de stress
dans certains disques du dos (…) Essayer de trouver une relation à travers le
corps, la relation entre ces os de la colonne, les disques et les cartilages,
essayer de trouver une relation entre ces os et les cartilages pour que les
muscles soient relâchés et prêts à commencer le mouvement. (…) La tête est à
une extrémité, elle se connecte avec la terre et sa rotation a un grand effet sur la
colonne et vers le centre de la masse dans le bassin. La tête emmène au centre
de masse du corps, ses micromouvements sont comme un langage que nous
lisons quand nous nous voyons en train de parler. Essayez maintenant de vous
retourner avec la tête un peu plus en avant par rapport au centre, et regardez
derrière vous, et voyez ce que vous sentez quand vous regardez. Maintenant
amenez la tête en arrière par rapport à la ligne centrale, et regardez derrière
vous, et voyez quelle sensation différente c’est16 ! »
La posture est liée à l’arrangement gravitaire, essentiellement osseuse, nous
rappelant ici le lien entre sol, gravité, os et « masse », que Valéry avait très bien noté, à
l’inverse pour parler de la légèreté comme absence de sol et d’os, dans sa comparaison
15
Cf. Material for the Spine, Autour de Steve Paxton (titre provisoire), éd. Contredanse, Bruxelles, A
paraître.
16
Steve PAXTON, transcription d’une conférence au Centre Culturel Bernardino Rivadavia, Rosario,
(Argentine), 6 novembre 1999, traduction de l’anglais à l’espagnol, Laura Civalero. Je remercie Gabriela
Morales, une des organisatrices de cette conférence, de m’avoir donné ce texte. Traduction en français par
mes soins.
173
entre les danseuses et les méduses17 ; la posture appropriée est celle qui permet une plus
grande disponibilité au mouvement, d’être prêt à partir dans n’importe quelle direction. Le
travail du danseur consiste à porter son attention sur les petites différences engendrées par
des postures gravitaires différentes, c’est bien un effort, un effort d’attention, dans une
expérimentation non pas conclusive, mais qui doit toujours être faite, telle que le montre la
proposition de mouvement dans cette conférence, qui ressemble en bien des points au
travail somatique tel que le travail de Feldenkraïs le propose.
Voici l’invitation que l’on prend pour penser la posture comme ancrage au monde
et disponibilité au changement, au mouvement, entre danse et philosophie. Une relation à
la gravité qui permet d’être prêt à commencer le mouvement, en tous sens, et à se défaire,
nous le verrons, de certaines habitudes, c’est une posture qui est avant tout temporel, un
certain arrangement au présent.
Nous reviendrons dans un premier temps sur ce que pourrait être la posture de
Bergson au moment de philosopher, avec l’intuition ; pour ensuite faire marcher les
résonances avec des questions de danse et ainsi dégager les perspectives principales que
cette posture ouvre, en particulier en termes d’immédiateté; et enfin conclure en tirant les
conséquences que ces réflexions peuvent entraîner sur la question classique du rapport
moi-corps/monde, en particulier à travers la mise en jeu des termes ‘intérieur’ et
‘extérieur’.
17
Paul VALERY, Degas, danse, dessin, op. cit., p27
174
A] La posture du philosophe
18
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « VI. Introduction à la métaphysique », (p177-227)
19
Ibidem, p 181
175
souligne à de nombreuses reprises qu’elle est hautement nécessaire, pour les sciences, pour
une certaine compréhension du monde utile à la vie, et qu’elle fonctionne parfaitement
avec le langage, qui est une structure d’éléments fixes de laquelle on ne peut échapper.
Il ne s’agit donc pas d’établir un jugement de valeur entre intuition et analyse, mais
plutôt d’y identifier deux postures différentes et leurs usages distincts. Bergson continue
dans ce texte :
« Dans son désir éternellement inassouvi d’embrasser l’objet autour duquel elle
est condamnée à tourner, l’analyse multiplie sans fin les points de vue pour
compléter la représentation toujours incomplète, varie sans relâche les
symboles pour parfaire la traduction toujours imparfaite. Elle se continue donc
à l’infini. Mais l’intuition, si elle est possible, est un acte simple20. »
Ce qui semble caractériser alors l’analyse c’est qu’elle se fait en tournant autour de
l’objet, en en multipliant les points de vue pour reconstituer une complétude à partir
d’instantanés, comme le fait l’intelligence. On voit se dessiner dans la critique de Bergson
une posture du métaphysicien, ou de toute personne qui analyse un objet : il se déplace
dans un cercle autour de lui, en découpe des blocs qui correspondent à des mots qu’il peut
mettre dessus. Mais le travail est infini en ce que l’analyse ne pourra jamais reconstituer la
complétude de la chose par des blocs fixes découpés sur elle. Le critère qui importe pour
Bergson est ici celui de complétude, peut-être pas tant dans le sens d’une totalité que dans
celui d’une continuité de la réalité, dont l’analyse ne peut rendre compte. L’intuition prend
ici toute sa force, dans sa tentative de saisir cette continuité, adoptant une posture
radicalement opposée. Dans le texte déjà cité, en contrepoint de ce qu’il dit de l’analyse,
Bergson écrit :
« nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à
l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent
d’inexprimable21. »
20
Idem
21
Idem
176
caractériser cette pratique de l’intuition, d’autant plus importante qu’elle permettra
d’articuler l’intuition de ma vie intime et l’intuition des autres. En effet, un problème
central de la philosophie de Bergson est celui de l’intuition de l’autre et de l’univers. Nous
ne traiterons ce problème que dans la mesure où il prend part à la question de la posture, et
où il participe d’une articulation intéressante entre les concepts d’intérieur et d’extérieur.
Ici s’esquisse une posture : le philosophe-métaphysicien Bergson au moment de penser sa
saisie du monde, propose donc de faire ne pas faire un pas de recul à l’extérieur de l’objet
pour l’analyser mais à rester au plus près, à entrer en ce qui peut être saisi par l’intuition :
une distinction dansée entre deux gestes : « se placer dans», « ressaisir » la réalité dans sa
mobilité, plutôt que de tourner autour en prenant divers points de vue.
22
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « Introduction. Première Partie » (p2-23), p2
23
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., “Introduction. Deuxième Partie” (p25-98), p70
177
Il ne s’agit pas, encore une fois, de condamner une des deux manières de connaître
le monde (analyse ou intuition) mais de discriminer ce qui revient à l’une et à l’autre.
Plutôt qu’un système général de vérité, il s’agit, avec l’intuition bergsonienne, d’une saisie
précise et minutieuse de la réalité, saisie dont un des critères est l’immédiateté : coller à la
réalité pour ne pas laisser l’espace d’une médiation interprétative24. Le philosophe, et
semble-t-il l’artiste25, se placent du côté de l’intensification de la perception, c’est-à-dire de
l’intuition, une posture qui se donne parfois pour « faire » de la philosophie : « embrasser
si étroitement » la réalité qu’on ne peut être en extériorité avec elle. C’est la posture la plus
proche, il le faut le noter, de celle du bon sens, ou du sens commun. Ce rapprochement, ce
glissement, qui fait souvent disparaître la solution de continuité entre posture du
philosophe et posture du sens commun est particulièrement sensible chez Bergson, et
singulièrement pertinent pour les déplacements des mouvements communs qui nous
occupent ici.
« Le bon sens choisit. Il tient certaines influences pour pratiquement
négligeables, et s’arrête dans le développement d’un principe, au point précis
où une logique trop brutale froisserait la délicatesse du réel. Entre les faits et
les raisons qui luttent, se poussent et se pressent, il fait qu’une sélection
s’opère. Enfin c’est plus que de l’instinct et moins que de la science ; il y
faudrait plutôt voir un pli de l’esprit, une certaine pente de l’attention. On
pourrait presque dire que le bon sens est l’attention même, orientée dans le sens
de la vie26 »
Une certaine pente, une tendance attentive dans le sens de la vie, définissent le
mouvement de cette posture. Cette dynamique de la posture ne correspond-elle pas à une
attitude dans la posture définit par la qualité de la relation gravitationnelle, qui, pour ne pas
“écraser” la délicatesse du réel, s’écarte d’une technique logique brute, mais ne s’écarte
pas du réel ? N’est-ce pas l’attitude d’oscillation dynamique de la volonté propre à
l’improvisation, et sûrement, à toute interprétation sensible, à toute danse comme
actualisation d’une tension gravitaire sensible ? Il ne s’agit pas d’une absolue liberté
24
Ce problème de l’immédiateté sera l’objet de notre deuxième chapitre
25
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « La perception du changement », p149-152. Bergson
donne l’artiste comme une preuve « qu’une extension des facultés de percevoir est possible. »
26
Henri BERGSON, « Le bon sens », (p360-372), in Mélanges, op. cit., p363
178
dissociée de tout passé, puisque c’est au contraire une dilatation d’une attention à l’ancrage
dans la réalité.
Se joue de manière différente le rapport entre liberté et déterminisme, non pas
depuis une répartition extérieure des cartes, mais depuis une activité dans l’épaisseur
même du temps, dans cet oscillation entre instinct et science, qui fait entrer dans le présent
toujours en train de se faire, de tendre et de pencher, au prix d’une attention à la vie la plus
dilatée possible. L’attention à la vie est alors la conscience sensori-motrice qui définit mon
présent, comme engagement de ma masse avec la masse de la terre, toutes deux prises dans
le changement continu qu’est la matière en mouvement, c’est-à-dire toute la réalité.
S’esquisse une posture intuitive, une posture perceptive et active, dans une certaine
attention au flux continu du changement, à la durée ; une attention particulière, une
certaine présence à la vie.
179
B] Intuition de la durée, intuition du mouvement
Comprendre par intuition ça n’est alors pas simplement entrer en contact, mais se
positionner dans la réalité la plus simple à embrasser par intuition : notre propre durée
intérieure. Dans cette succession non discrète, continue, d’états intérieurs, enchevêtrés et
non découpés en segments se donnent les perceptions autant que les sentiments. L’intuition
27
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « VI. Introduction à la métaphysique », p210
28
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « Introduction (Deuxième partie) », p27
180
est ici présentée comme une saisie possible d’une continuité, s’opposant au découpage en
blocs qu’opère l’analyse.
La danse, telle que nous l’avons étudiée dans notre première partie, se situe au cœur
de ce défi d’un sensible pris entre continuité et changement permanent, dont l’intuition
nous donnerait un pendant philosophique, au niveau, pour l’instant, d’une perception
depuis l’intérieur de cet enroulement/déroulement qu’est notre conscience intime,
« La continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie
intérieure. Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience
immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est
contact et même coïncidence29. »
Se dessine alors cette posture de l’intuition qui consiste à se mettre à l’intérieur de nous-
mêmes, et de saisir la poussée de notre durée intérieure dans son immédiateté. Mais alors
n’est-elle valable que pour notre propre durée intime, dans un mouvement
d’introspection ? C’est une des critiques essentielles que Merleau-Ponty adressera à
Bergson : l’intuition ne concerne que la vie intime et est condamnée à en rester à
l’immédiat comme « vie solitaire, aveugle et muette30».
Loin d’être un angle mort dans la pensée bergsonienne, cette limite est
explicitement formulée dans la suite du texte, Bergson :
« N’est-elle que l’intuition de nous-mêmes ? Entre notre conscience et les
autres consciences la séparation est moins tranchée qu’entre notre corps et les
autres corps, car c’est l’espace qui fait les divisions nettes. La sympathie et
l’antipathie irréfléchies, qui sont si souvent divinatrices, témoignent d’une
interpénétration possible des consciences humaines. L’intuition nous
introduirait dans la conscience en général31. »
Il y répond par la sympathie, la possibilité pour notre intuition de saisir les autres
consciences, d’une manière « irréfléchie[s] ». En effet, la réflexion est fondamentalement
du côté de l’analyse et de l’intelligence. L’intuition est « conscience immédiate »
esquissant les traits d’une conscience non réflexive. Au travers de cette possibilité de
s’étendre à d’autres consciences, l’intuition dépasse le seul cadre de notre propre
29
Idem
30
Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, chapitre IV, « Le champ
phénoménal » (p78-94), Paris, 2005, p84. Nous reviendrons sur cette différence que Merleau-Ponty
revendique par rapport à Bergson, là encore en terme de posture.
31
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, « Introduction (Deuxième partie) », op. cit., p28
181
conscience intime. Par ce geste, elle en fait craqueler les limites : en tant que sujet
percevant, je me distingue « à peine » de ce que je vois, je suis traversée et déplacée dans
cette intuition, qui s’étend, de droit et par son immédiateté même à d’autres conscience.
C’est l’individuation et l’unité spatiale et temporelle de ma personne qui se trouvent mis en
mouvement dans la pensée bergsonienne. Cette dynamique permet à Bergson de passe à un
troisième degré dans l’intuition :
« Mais ne sympathisons-nous qu’avec des consciences ? Si tout être vivant
naît, se développe et meurt, si la vie est une évolution et si la durée est ici une
réalité, n’y a-t-il pas aussi une intuition du vital, et par conséquent une
métaphysique de la vie, qui prolongera la science du vivant32 ? »
32
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « Introduction (Deuxième partie) », p28
33
Surgit alors la question de savoir s’il existe une seule durée et que tout participerait d’un grand Un que
serait la durée, ou plusieurs durées qui s’enchevêtrent dans le monde et l’ouvre. Ce sera une question
d’ouverture et de multiplicité, essentielle pour Deleuze, qui y consacrera un chapitre dans son livre Le
Bergsonisme.
182
« Mais l’univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre conscience ; il
attend lui-même. Ou il dure, ou il est solidaire de notre durée. Qu’il se rattache
à l’esprit par ses origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans l’autre il
relève de l’intuition par tout ce qu’il contient de changement et de mouvement
réels34. »
L’intuition est intimement liée à la durée, or le monde matériel dans son ensemble,
parce qu’il est changement et mouvement, est donc durée. L’intuition peut saisir le monde
matériel dans son ensemble, au moins en ce qu’il dure. Ceci se comprend parce qu’il est
essentiellement « changement » et « mouvement ». Le monde matériel est mobile, il
change, l’intuition, qui elle-même dure, change, fournit la posture pour le saisir. Déjà la
conclusion de Matière et Mémoire avançait sur ce point : « sans doute enfin l’univers
matériel lui-même, défini comme la totalité des images, est une espèce de conscience35 ».
Philosophie prise dans un vertige, où l’intuition ne distingue presque plus entre percevant
et perçu, ce que rend très bien le terme « saisissant ».
Se brouille la possibilité de penser avec la dichotomie habituelle intérieur/extérieur,
parce que la séparation, la limite d’une spatialité partes extra partes perd toute pertinence
dans ce monde de la durée. Qu’est-ce qui est intérieur à quoi ? Qu’est-ce qui comprend
quoi ? L’engloutissement de l’acte de saisie du monde par le monde lui-même est un saut
dans le gouffre qui renforce le mouvement bergsonien en ce qu’il est à la fois une pratique
et une théorie, méthode et métaphysique. Merleau-Ponty reproche spécifiquement cette
alliance à Bergson, dans une formule cinglante:
« Le regard philosophique cherchait à être ce qu’il ne pouvait pas voir par
principe36 ».
L’intuition consiste donc à coïncider avec le réel, à entrer dans une réalité qui dure,
et à saisir essentiellement une continuité plutôt que des blocs d’analyse. C’est ainsi que se
dégage, à ce point, une posture du philosophe au moment de faire de la métaphysique :
coïncider avec le mouvement, en entrant dans le flux de la réalité ; entrer dans une danse ?
La posture du philosophe, l’intuition pour Bergson devient un élément de l’ontologie
34
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « Introduction. Deuxième partie », , p28
35
Henri BERGSON, Matière et Mémoire¸ op. cit., p264
36
Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p84
183
même, qu’est la durée. Nous pouvons dire pour l’instant que toute réalité est changement,
mouvement, qu’elle dure, et que par là même l’intuition participe de ce mouvement
général.
184
C] Une pensée en mouvement
Tel serait donc le point commun entre une posture au moment de danser et une
posture au moment de philosopher : une tendance, une direction en train d’être prise. Dans
le projet, qui ne s’énonce en définitive qu’au gérondif, de saisir la réalité en tant qu’elle est
« changeante », en train de devenir, toujours en mouvement et en changement, notre
attention doit se porter sur ce pré-mouvement, cette tendance qui est déjà toujours
37
BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « VI. Introduction à la métaphysique », p211-213
185
mouvement. Toute réalité est donc tendance dans le sens d’un pré-mouvement, d’une
direction sur le point d’avoir lieu, et l’intuition consiste alors à « adopter la direction ».
La perspective qui veut que nous rentrions dans les choses s’affine alors : il s’agit
d’adopter une tendance, une position plus fine, de s’orienter dans « la direction à l’état
naissant ». C’est une certaine attitude que définit ce pré-mouvement, en tant que la réalité
prend certaines directions à tout moment. Bien plus donc qu’une installation “à l’intérieur”
une substance définie par ses limites, comme dans un certain vaisseau en mouvement, il
s’agit d’une attitude de préparation au mouvement, non pas tant de prédétermination d’un
mouvement que d’une attention à suivre la tendance changeante de la réalité. De là que la
posture ne peut être qu’intrinsèquement dynamique, travaillée par ces attitudes. Elle est
tendance, c’est-à-dire jamais totalement donnée, toujours sur le point de, ou plus
exactement en devenir, elle s’anime elle-même, elle est déjà pré-mouvement, pré-saisie.
38
Patricia KUYPERS, « Des Trous Noirs. Entretien avec Hubert GODARD», op. cit., p69
186
petit arrangement, petit silence, petit blanc qui précèdent, et donnent couleur et
retentissement, intensité, au geste qui suit). Cette attitude est intimement liée au jeu des
masses. Faire l’expérience de la relation gravitaire c’est faire l’expérience d’un
changement continu, à la croisée d’un temps qui se déroule et d’un contact au sol. Travail
d’affinement gravitaire d’une expérience située d’une durée, attention à la croisée de la
matière et de la conscience. Nous l’avons vu, l’attention portée sur cette relation peut
définir une certaine attitude sensible de la danse, une tendance au mouvement. Le fait de
penser en terme de tendance dans cet univers en mouvement parce qu’il dure est
indissociable du fait de penser en terme d’intensité et de qualités, nous y reviendrons.
S’affine ici la posture en des attitudes pour définir cette relation singulière du corps
traversé par la gravité et prêt à en entrer en mouvement avec le mouvement de la réalité.
L’intuition est une posture dynamique, toujours en train de saisir les tendances qui
animent sans cesse la réalité. Il semble bien que Bergson invite à se mettre en mouvement,
pour saisir le mouvement, s’estompant ainsi la différence de position pour une
communauté de posture, où il devient difficile de situer un point de référence, un port
d’attache de la pensée, qui part dans le mouvement de son intuition. Cette posture
dynamique est un exemple de ces parallèles théorico-pratiques nourris entre danse et
philosophie. Le terme de posture, pris dans la fixité de sa description, devient de moins en
moins adéquat, au fur et à mesure que s’affine cette pratique intuitive : le terme dynamique
est donc nécessaire pour rendre cette précision de la danse à saisir dans les pré-directions
que prend la réalité. Plus qu’un état, un processus, plutôt qu’une posture, une dynamique :
une attitude dans la posture caractérisée par son attention. Être disponible à tout
mouvement possible, c’est bien l’état de danse, dynamique par excellence.
Enfin, cette attitude dans la posture qui se dessine ici est essentiellement
temporelle, parce que gravitationnelle. L’attention au pré-mouvement renégocie en
permanence les habitudes jouées dans la relation gravitaire. Nous verrons comment cette
attitude attentive est essentiellement actualisation, processus temporel qui saisira
conjointement danse et philosophie. Elle est, et c’est avant tout ce qui nous reste à
comprendre, attitude dans une certaine mesure immédiate. Est-elle pour autant disponible à
tous les mouvements possibles ? C’est plus profondément la catégorie de possible qui s’en
trouve déplacée dans cette attitude, comme nous le verrons dans notre conclusion.
187
La question de la posture au moment de philosopher, en particulier sur le
mouvement, nous a bien montré comment il s’agissait d’une philosophie en mouvement
bien plus que du mouvement. Ce glissement de pensée sur un objet, le mouvement, à une
pensée en ce qui cesse d’être alors un simple objet, le mouvement. Nous verrons comment
l’on peut se laisser glisser encore vers une pensée avec les choses, avec le mouvement,
avec la réalité.
188
II L’immédiateté de l’intuition : déplacement de la
distance entre sujet et objet.
39
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., « Introduction. Deuxième partie », p27
189
dialogue, dialogue qui trouve son majeur développement et affinement dans les travaux de
Michel Bernard40.
Notons qu’un certain rapprochement de la conscience et du monde peut être lu
comme un projet commun à ces deux perspectives ou postures, bergsonienne et
phénoménologique. Elles coïncident d’ailleurs, (les débuts de la phénoménologie et le
projet bergsonien) au tournant du siècle (du XIXème au XXème), moment où les recherches
en psychologie s’étendent et exigent de la philosophie de repenser son rapport au monde et
au corps. Un même « cri de guerre41 », selon les mots de Deleuze, était lancé, contre la
distinction absolue entre la conscience et la chose, mais dans des directions différentes par
Husserl et Bergson.
Les mouvements et les gestes de danses pris dans leur singularité improvisée se
laissent saisir par l’attitude d’une attention, plutôt que d’une intention. Avec Bergson, la
posture au moment de philosopher et de danser se dessine comme une conscience attentive
en mouvement, plutôt qu’une conscience intentionnelle. La distinction entre sujet et objet
est le pivot qui différencie ces deux démarches, attentionnelle et intentionnelle. En effet
l’intentionnalité comme relation au monde conserve un certain rapport d’un sujet à un
objet, comme l’explique Paola Marrati en reprenant les textes de Deleuze sur Bergson,
dans son ouvrage sur le cinéma42. Pour Deleuze, Husserl, dans la volonté qu’il partage
avec Bergson de « combler la différence entre l’ordre de la conscience et l’ordre des
choses43 » n’a pas réduit au maximum ce passage entre la conscience et le monde qui
passait classiquement par une transcendance (quelle qu’elle soit), car la conscience de cet
être dans le monde est toujours conscience “de” quelque chose. Cette “intentionnalité” qui
résulte bien de la tentative de dépassement du dualisme classique, continue de passer pour
Deleuze par «une philosophie de la subjectivité, (…) un concept réélaboré du sujet
transcendantal44 », qui lui fait en partie rater son projet initial de rapprochement de la
conscience et du monde.
40
Cf. à ce sujet, Michel BERNARD, De la Création Chorégraphique, éd. CND, Pantin, 2001.
41
Gilles DELEUZE, L’image-mouvement. Cinéma1, éd. de Minuit, Paris, 1983, p83
42
Paola MARRATI, Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie, éditions P.U.F., Paris, 2003, chapitre II
43
Ibidem, p.41
44
Gilles DELEUZE cité par Paola MARRATI, Ibidem, p.41
190
Pour préciser cette esquisse de la distance entre sujet et objet comme pivot qui
différencie bergsonisme et phénoménologie, voyons rapidement l’usage de la lumière dans
ces philosophies. En effet, dans les modèles de théorie de la connaissance distinguant sujet
et objet, la lumière de la conscience du sujet illumine l’objet du monde lorsqu’elle se porte
sur lui pour le comprendre, et est réfléchie par l’objet, en connaissance et re-connaissance :
elle est dès ce mouvement de la lumière une conscience réfléchie. Or ce qui caractérise la
philosophie bergsonienne, en particulier dans Matière et Mémoire et son premier chapitre
sur les images, c’est que la lumière se confond avec la matière comme mouvement, comme
image en mouvement. De cette matière en mouvement (dont mon corps n’est qu’une
image, particulière certes, mais en mouvement parmi tant d’autres en mouvement) émane
la lumière, que ma conscience va obscurcir en parties pour ne sélectionner que ce dont elle
aura besoin pour agir, s’en faire une représentation, pour la connaissance :
« Ce qu’il faut pour obtenir cette conversion [en représentation], ce n’est pas
éclairer l’objet, mais au contraire en obscurcir certains côtés, le diminuer de la
plus grande partie de lui-même (…). Tout se passera alors pour nous comme si
nous réfléchissions sur les surfaces la lumière qui en émane, lumière qui, se
propageant toujours, n'eût jamais été révélée45. »
La lumière vient de la matière en mouvement, elle est la matière en mouvement. De là que
notre conscience qui perçoit ne porte pas sa lumière sur la réalité, mais la difracte et ne se
laisse imprimer que par certains aspects, certains rayons. Cette conception s’oppose à la
tradition philosophique moderne d’une lumière plus ou moins naturelle de l’intelligence
comme faculté de la conscience humaine (sujet) qui éclaire la réalité (objet) pour la
comprendre (et la maîtriser : « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »). La
conscience intelligente ne réfléchit plus, à la limite, elle obscurcit ! Cette inversion de la
lumière est un risque, en aucun cas évident, face à l’image de la pensée habituelle d’une
conscience qui éclaire le monde. Bergson lui-même continue parfois d’utiliser des
expressions où la conscience projette sa lumière sur quelque chose. Mais cette lumière ne
se porte plus sur un objet perçu mais sur le passé, en tant qu’il est concerné par et concerne
l’action présente46. Ce renversement du statut et du mouvement de la lumière, outre le fait
45
Henri BERGSON, Matière et Mémoire¸ op. cit., p33-34. Voir à ce sujet les pages de Deleuze sur le
premier chapitre de Matière et Mémoire dans Cinéma1- L’image-mouvement, op. cit., chapitre 4, en
particulier sur la lumière, p88-90
46
Voir Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p167 et p182.
191
de mettre fortement en jeu la limite intérieur/extérieur, et celle entre activité et passivité,
opère une prise de distance les traditions philosophiques matérialistes et spiritualistes que
Bergson n’a de cesse de renvoyer dos à dos. Même la phénoménologie semble conserver
cette idée d’une lumière de la conscience.
Merleau-Ponty s’attache également à semer le trouble sur ces mêmes distinctions,
dans les très belles pages sur le toucher/touchant, vu/voyant, convoquant une inversion des
mouvements de la conscience sur le monde dans une conscience au monde, il prévient
dans les premières pages de Le visible et l’invisible que la frontière séparant et éloignant
sujet et objet que défend la tradition, philosophique comme psychologique, ne cesse de se
brouiller, si l’on pense par exemple au fait que le psychologue a aussi un psychisme. Cette
inversion toujours possible entre vu et voyant, touché et touchant, ouvre une certaine
perméabilité dans cette frontière entre sujet et objet.
« Le visible ne peut ainsi me remplir et m'occuper que parce que, moi qui le
vois, je ne le vois pas du fond du néant, mais du milieu de lui-même, moi le
voyant, je suis aussi visible47 »
Cependant, il continue de maintenir ces deux instances et une certaine distance nécessaire
au moins dans la distinction de leurs fonctions : Merleau-Ponty n’effectue pas le pas au-
dessus de la distance qui continue de séparer sujet et objet. En un mot, c’est le pas de
l’immédiateté, lié à la peur de disparaître dans ce rapprochement :
« Je disparais au fur et à mesure que je m'approche48. »
C’est justement ce risque de disparition, d’engloutissement, qu’il reproche
fondamentalement à Bergson et à sa philosophie de l’intuition. Il tient à la distance qui,
prévenant de toute coïncidence, rend possible la perception dans qui opère dans la
distinction entre expérience et être:
« Dans une intuition par coïncidence et fusion, tout ce qu'on donne à l'Être est
ôté à l'expérience, tout ce qu'on donne à l'expérience est ôté à l'Être49 »
Le pas dans le gouffre effectué par Bergson, dans un monde où tout est images en
mouvement, c’est-à-dire lumière, tend à rendre caduque la distinction nette entre sujet et
objet, entre conscience et matière, pour instaurer une relation d’immédiateté. La
phénoménologie, quant à elle, maintient une distance entre deux instances, certes affectées
47
Maurice MERLEAU-PONTY, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p152
48
Ibidem, p163
49
Idem
192
mutuellement mais distinctes. La peur est juste, et l’inquiétude du maintien d’un certain
écart ne cesse de se poser au concept d’immédiateté. Le rapprochement radical court le
risque d’un aplatissement total, alors même que, nous y reviendrons, “ il se passe encore
quelque chose”, il reste quelque chose qui fait écart dans la tension, une distinction
justement, ou une différence.
Ainsi chez Bergson l’immédiateté est une absorption d’une certaine distance dans
notre saisie dans le monde, par une élimination de ces deux instances distinctes la
conscience-sujet et le monde-objet. Ils deviennent de même nature, nous y reviendrons,
puisqu’ils sont images en mouvement. Plus rien ne s’interpose, pas d’instrument, pas
d’ « interprétation50 », pure saisie immédiate. Là encore la danse est à première vue
également cet art qui travaille sans instrument. De prime abord, si on la compare aux autres
arts : par rapport au peintre et ses pinceaux et sa toile, au musicien et son instrument, le
danseur ne s’amène que lui-même pour danser, avec à la rigueur des vêtements de travail
différents. Mais cette idée doit être fortement nuancé, en soulignant à quel point le corps de
la danse est modifié, par un travail long de préparation, et qu’il peut parfois être aussi
préparé comme un instrument, qui doit être performant, même si les pratiques tendent à se
diversifier de plus en plus dans la danse contemporaine avec les techniques somatiques,
arts martiaux, et à s’éloigner de la préparation d’un corps instrument. De plus, à l’inverse,
certains musiciens ne font réellement qu’un avec leur instrument, qui cesse d’être un outil
distinct pour faire partie d’eux-mêmes. Enfin, l’art de la danse convoque bien d’autres
éléments : de la musique, des lumières, des costumes, des vidéos, une scénographie,
parfois des textes. Il ne s’agit donc aucunement de chercher une quelconque danse pure,
appauvrie de toutes les rencontres qui l’ont constituée comme art, mais de poser la
question de l’immédiateté de cet art dans les corps en mouvements au présent. Apparaîtra
alors un travail de sape de l’image du corps-instrument, comme une des évolutions de la
danse au XXème, dans le sens du déplacement que nous étudions dans notre première partie
50
Cf. Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, op. cit., “Introduction. Deuxième Partie”, p70
193
vers une plus grande coïncidence entre le corps « quotidien » et le corps « dansant 51 »,
réduisant la distance et la médiation, le spectaculaire et le représentatif52. Le concept
d’immédiat ne cherche donc pas à se rapprocher d’une plus grande naturalité, contre
l’artificialité de l’instrument, mais remet en jeu les distributions du quotidien et du
spectaculaire ici, du sens commun et de l’intelligence là.
51
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p44. L’auteure explique comment la
recherche de la danse moderne dès le début fut d’évacuer le caractère spectaculaire de la danse, et en
comparant avec les autres arts, elle explique que jusque dans la danse contemporaine, le danseur n’a d’autre
instrument que « ce qui le localise, surtout comme sujet dans le monde, son corps ».
52
Cf. supra, Première partie, chapitre 2.
194
Conclusion chapitre 1
L’immédiateté de l’intuition est donc principalement une coïncidence avec les
choses en mouvement, en changement, et, pour être plus précis, avec les choses en tant
qu’elles durent. Elle concerne en premier lieu ma vie intérieure, mais aussi, puisqu’elles
durent également, les autres consciences, et également le monde matériel en ce qu’il dure.
L’immédiateté s’ouvre dans ce pré-mouvement, prêt à saisir les tendances. Cette
immédiateté que constitue la saisie par intuition est principalement cette approche
vertigineuse de l’intérieur de la chose, le moment où ma conscience qui dure peut pénétrer
la durée changeante du monde, qui perd alors son statut d’objet. L’intuition me fait entrer
dans la chose et coïncider avec elle, c’est-à-dire en avoir une immédiate appréhension, en
étant « à l’intérieur » de cette chose. Mais alors, comment être à l’intérieur d’une chose qui
nous est extérieure, depuis notre propre intérieur qui semble comme s’épandre vers
l’intérieur des choses, en tous cas des consciences ? Bergson nous le dit, la séparation entre
ces deux consciences n’est pas spatiale, et la limite intérieur/extérieur tend à cesser de
l’être, ouvrant le champ à une certaine immédiateté53. Dans le geste de la coïncidence
intuitive se brouille la limite sujet/objet, et, à la limite, se retourne la séparation
intérieur/extérieur, comme une chaussette. L’attitude dans la posture par son dynamisme,
strie transversalement la frontière entre intérieur et extérieur qui requiert un minimum de
stabilité.
En effet, que dans une dimension spatiale, l’intuition est un concept traversé en
profondeur par une pensée du temps. La posture philosophique de Bergson, qui s’est
affinée en attitude attentive, se donne dans un présent travaillé par le passé. La conscience
perceptive est mémoire, et la philosophie de Bergson par là même est fondamentalement
temporelle, et le concept d’immédiateté qui y est forgé est à comprendre intimement depuis
son attitude temporelle. Bergson l’annonce explicitement en ce qui concerne la distinction
53
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, « Introduction. Deuxième partie », op. cit., p28-29, « Entre
notre conscience et les autres consciences la séparation est moins tranchée qu’entre notre corps et les autres
corps, car c’est l’espace qui fait les divisions nettes. » Bergson explique ensuite que la sympathie est possible
avec le vivant et également l’inorganique « l’univers matériel (…) relève de l’intuition par tout ce qu’il
contient de changement et de mouvements réels ».
195
qui tend à disparaître entre sujet et objet, une des conséquences de l’attitude intuitive que
nous avons étudiée ici :
« Les questions relatives au sujet et à l’objet, à leur distinction et à leur union,
doivent se poser en fonction du temps plutôt que de l’espace54. »
C’est ainsi que nous pouvons penser l’attitude dans la posture du philosophe dans
l’acte intuition/composition de philosopher comme entrant en jeu à cette frontière, d’une
manière qui peut être éclairante sur la situation du danseur au moment de danser ; ce qui
s’entend parfois sous les termes d’“état de danse”, ou “ état de corps”, -paradoxalement car
il s’agit moins d’un état que d’une tendance-, se caractérise par une disponibilité ample du
corps pour coïncider avec le rythme des mouvements, avec les autres corps, et peut-être,
avec les images-réalités qui inspirent la danse. Le travail du danseur consiste en une
préparation de tout son être à coïncider dans une certaine expansion de soi vers les choses,
les autres, en tant également qu’ils changent et se meuvent. Si l’on peut, à la rigueur, dire
que la danse est un art immédiat dans le sens qu’il n’utilise pas d’instrument, ou plutôt
qu’elle se rapproche dans ses (plus ou moins) récentes évolutions de corporéités
quotidiennes, elle l’est surtout dans le sens de cette attitude engageant une
perception/composition. Cet ancrage au monde en mouvements qui se travaille dans une
conscience affinée du pré-mouvement gravitaire qui permet de rejouer ses habitudes en les
modifiant, dans une actualisation au présent.
54
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p74
196
Chapitre 2
L’immédiateté entre philosophie et danse
55
Si j’insiste sur le rapport d’application, ici dans le sens spécifique de l’application d’une théorie à une
pratique, c’est parce qu’il fait écho à un autre problème chez Bergson, celui de l’application de l’espace au
temps, dans la saisie du mouvement en particulier.
56
Ce fut l’objet du mémoire de maîtrise que j’ai soutenu à l’Université Paris 8 en 2003, intitulée « Rencontre
philosophique, la durée chez Bergson et la danse improvisée de Julyen Hamilton ».
197
fait, les présenter sur le moment, seul ou à plusieurs sur scène, souvent sans musique, c’est
se placer dans une certaine attitude “immédiate”. C’est une distinction temporelle qui
constitue l’improvisation : ne pas pré-écrire les mouvements qui seront présentés sur scène.
C’est spécifiquement en cela que le rapprochement avec l’intuition bergsonienne a été
possible. Il convient maintenant de prendre le temps de préciser ce concept d’immédiateté,
afin de voir ce qu’il implique, autant pour préciser son propre fonctionnement que pour
avancer une compréhension singulière de l’immédiateté chez Bergson.
La question de l’immédiateté chez Bergson se situe à la croisée des problèmes du
rapport de la conscience et du corps (d’une possible immédiateté comme non médiation
dans la saisie de la réalité) et de la pensée du temps, (immédiat comme moment immédiat).
Cette transversalité de la question de l’immédiat est fondamentale dans une pensée de la
durée, épaisse, concrète, créatrice de nouveauté. De même, une pensée qui s’attache en
même temps aux problèmes du présent et à ceux du corps traverse évidemment la danse,
ou plutôt les danses. Il n’est qu’à voir (et à repenser) pour cela le rôle prépondérant du
terme de « présence » comme critère de travail, de composition et d’évaluation dans les
cours ou les spectacles de danse.
Les pratiques improvisées font directement appel au temps, et particulièrement au
présent, dans les noms qu’elles se donnent. Que ce soit par exemple la « composition
instantanée », terme sous lequel se retrouvent, entre autres, Julyen Hamilton et Marc
Tompkins57, ou encore « composition en temps réel », qui est le terme propre à João
Fiadeiro et quelques autres, les noms de l’improvisation énoncent ce lien particulier au
présent, à un certain temps non pré-adapté au spectaculaire. Jouent alors présent et
57
Pour donner quelques exemples, non exhaustifs : en France, Haïm Hadri de la compagnie Sisyphe
Heureux, ou Julie Serpinet, de la Compagnie Songe décrivent leur travail comme composition instantanée.
En Argentine, Fabiana Capriotti, utilise également le terme de « composition instantanée » pour définir son
travail. Ce lien particulier au présent, au nouveau, et à la réalité est ainsi exprimé par Fabiana Capriotti :
« Improviser c’est dévoiler l’inconnu dans un contexte présent. (…) c’est construire des mondes présents
entre réel et imaginaire, entre tangible et intangible, à la vitesse de composition qui comprend (ou prend le
risque) spontanément combien de réel et combien d’images un moment peut avoir besoin ; et qui l’oublie
aussi rapidement que cela arrive, pour être disponible au nouveau lieu. »
(http://fabianacapriotti.blogspot.com)
(“Improvisar es develar lo desconocido en un contexto presente. Improvisar es develar el inconciente
en un contexto real. Es construir mundos presentes entre lo real y lo imaginario, lo tangible e intangible, con
la velocidad compositiva que entiende (o arriesga) espontáneamente cuánto de real y cuánto de imagen puede
un momento necesitar, y olvidándolo tan pronto como ocurre para estar disponible para el nuevo lugar.”)
198
présence dans cette immédiateté d’une improvisation présentée à un public ; des corps
plongés dans un présent, au bord de ne rien faire, de ne rien avoir à faire, qu’il ne se passe
rien. Sans oublier que se forgent autour de l’improvisation le mythe de la page vierge,
d’une pure expression d’un soi « authentique », ou celui d’une présence totale58. Quel
présent immédiat, et pourtant en relation avec un contexte, un passé, les autres, est alors en
jeu ? L’immédiateté est, nous le verrons, essentiellement immédiation, entre perceptions et
actions, une posture perceptive et active à la fois, ouverte à ce présent, une attention à la
relation gravitaire.
Être présent pour improviser, être au présent, que peut-on y faire? Dans l’immédiat,
y a-t-il une conscience de ce moment singulier qu’est mon présent ? Prenons le temps de
voir comment ces enjeux se travaillent dans une page de Matière et mémoire, ouvrage qui
met en œuvre le concept d’immédiat -objet central de notre étude-, celui d’image -le pas
conceptuel à franchir pour comprendre l’immédiat-, et d’un certain milieu, -qui prend le
rôle de ce que nous appelions l’entre- , comme l’expose Montebello:
« Ce livre est dans son ensemble un éloge de l’immédiat, de la voie du milieu
où se donnent les choses, de l’image comme médium entre sujet et choses,
avant même que la sécheresse du symbolisme mathématique et psychologique
ou de la réduction matérialiste ne recouvre cette expérience première59. »
L’immédiateté, concept actif de Matière et mémoire, met en floue la distinction sujet/objet,
alors que le concept d’image permet de penser ce qui se passe dans cette immédiateté, dans
le présent d’une conscience immédiate.
58
Cf. supra, partie 1, chapitre 3, II
59
Pierre MONTEBELLO, L’autre métaphysique, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 2003, p254
199
I Présent et immédiateté, en parcourant une page de
Matière et Mémoire
« Mon présent est, par essence, sensori-moteur. C’est dire que mon
présent consiste dans la conscience que j’ai de mon corps60. »
Henri Bergson
60
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p153
61
Idem
62
Idem
200
dans un présent tisse l'épaisseur de cet entre. Ce pont qui réunit également un mouvement
“qui m’ébranle“ et un mouvement “que j’ébranle“.
« Or le passé immédiat, en tant que perçu, est (…) sensation, puisque toute
sensation traduit une très longue succession d’ébranlements élémentaires ; et
l’avenir immédiat, en tant que se déterminant, est action ou mouvement63 »
Perception et détermination de mouvements, succession de petits mouvements, soit
sensation, soit action, telle est l’activité de mon présent comme ébranlement. Ma sensation
comme mon action sont mouvements, ébranlements. Se rapproche alors ce qui était
souvent distingué : percevoir et agir, passivité et activité, passé et futur, en tant
qu’immédiats, participants à mon présent.
« D’où je conclus que mon présent consiste dans un système combiné de
sensations et de mouvements.
(…)Sensations et mouvements se localisant en des points déterminés de cette
étendue, il ne peut y avoir, à un moment donné, qu’un seul système de
mouvements et de sensations64. »
Sensation et mouvement touchent à cette étendue qu’est mon corps; ils sont précisément
localisés par mon corps, entrant ainsi dans un seul et même système. La différence de
nature s’amenuise entre percevoir et bouger, entre sensation et mouvement. Les parois
s’affinent jusqu’à être transpercées, et ça circule dans tous les sens. Les instances,
sensations et mouvements, disparaissent même en tant qu’instance et ne se distinguent plus
que, dans le texte de Bergson, par des vecteurs directionnels différents : de l’extérieur vers
l’intérieur pour les sensations, de l’intérieur vers l’extérieur pour les actions. S’il ne s’agit
plus que d’une différence de direction, la question de savoir ce qui constitue encore une
frontière entre intérieur et extérieur se renouvelle dans ce problème de penser le présent.
Mon présent est donc ce mouvement en tous sens déterminé, mouvement de
matière, présent de mon corps :
« Placé entre la matière qui influe sur lui et la matière sur laquelle il influe,
mon corps est centre d’action65. »
Mon présent, mon corps au présent, ce sont ces flux de matière dont mon corps est
le centre, centre d’action et toujours en même temps de perception. Mon corps apparaît en
même temps comme matière, mouvements lui-même, et durée lui-même. Il est aussi ce
63
Idem
64
Idem
65
Idem
201
laps de temps, cette épaisseur qui retarde, et l’éloigne d’un système stimuli/réponse
mécanique. Mon présent est matériel, cette bulle de temps, cette épaisseur est matérielle,
centre d’indétermination.
« Notre présent est la matérialité même de notre existence, c’est-à-dire un
ensemble de sensations et de mouvements, rien autre chose66. »
La matière est ici perception et action, les mouvements et ébranlements qui
constituent mon présent, comme une bulle de temps et de matière indivise. Là encore
l’immédiateté du passé et du futur devient l’immédiateté de la sensation et de l’action, les
deux étant mouvements.
66
Ibidem, p154
202
II Critique de l’immédiateté
Notons tout d’abord très rapidement le fait que le terme d’immédiat n’est pas
nécessairement synonyme de premier. En effet ce qui semble nous être donné
premièrement, ça n’est pas ce présent riche et épais, mais bien plutôt un instant sec et
abstrait ; une « métaphysique vraiment intuitive67 » relève, paradoxalement d’un effort.
Déjà Bergson l’explique dans ses textes sur l’intuition en particulier dans La Pensée et le
Mouvant ; l’intuition immédiate est un effort qui n’est pas donné en premier :
« Il est vrai qu’alors la philosophie exigera un effort nouveau pour chaque
nouveau problème68. »
Effort de la philosophie pour constituer une saisie précise de chaque nouveau
problème, effort semble-t-il pour la composition de cette philosophie de l’intuition. Cette
notion d’effort est capitale chez Bergson. Elle explique le fait que les images, même si
elles ne peuvent rendre l’intuition parfaitement, sont toujours mieux que les concepts. Les
images nous “mettent au travail”, alors que les concepts, abstraits et généraux, « n’exigent
de nous aucun effort69 ». Par les images, en revanche,
« en faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences
d’aspects, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de
tension, on accoutumera peu à peu la conscience à une disposition toute
particulière et bien déterminée (…). Mais encore faudra-t-il qu’elle consente à
cet effort. Car on ne lui aura rien montré. On l’aura simplement placée dans
l’attitude qu’elle doit prendre pour faire l’effort voulu et arriver d’elle-même à
l’intuition70. »
Cette « attitude» qui demande un effort pour faire de la philosophie est une des
manières de comprendre l’immédiateté dont parle Bergson, affinant encore ce que nous
67
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, « Introduction. Deuxième partie », op. cit., p26
68
Ibidem, p27
69
Henri BERGSON La Pensée et le Mouvant, « Introduction à la métaphysique », p186
70
Idem
203
avons d’abord appelé la posture du philosophe. S’esquisse alors un rapprochement possible
entre la saisie d’un monde continu sans l’analyser, et une composition d’une philosophie
en mots : s’il existe bien une médiation dans la composition de la philosophie par les mots,
il faudrait qu’elle soit cette incitation à l’effort d’intuition que peuvent constituer les
images. Les mots du philosophe pourraient alors être ces incitateurs à l’effort
philosophique, dans un jeu médiation/immédiateté particulièrement fin.
Une certaine posture de danse apparaît en filigrane dans cette description : une
attention, c’est-à-dire un effort à faire tendance, à déplacer, par les mouvements qui
mettent en jeu les masses, dans des déplacements gravitaires affectant autant les danseurs
que les spectateurs, dans une relation de sympathie, de coïncidence immédiate, qui pousse
à se mouvoir. Hubert Godard parle de ce dynamisme kinesthésique ainsi :
« c’est ce qu’on peut nommer l’empathie kinesthésique ou la contagion
gravitaire71. »
Les mouvements dansés tendent à nous faire bouger, ils nous mettent dans cette
attitude d’effort, encore plus immédiatement peut-être que les images écrites rendant une
intuition. Cette attitude attentive du danseur comme du spectateur n’est certainement pas
première, exige un effort, un travail.
71
Hubert GODARD, « Le Geste et sa Perception », op.cit., p227
72
Cf. sur ce point Gilles DELEUZE, “Bergson 1859-1941”, in Maurice MERLEAU-PONTY (dir.), Les
Philosophes Célèbres, éd. Lucien Mazenod, Paris, 1956, p. 292-299. Republié dans Gilles DELEUZE, « 4.
Bergson, 1859-1941 » (p28-42), L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, Paris, 2002
73
DELEUZE Gilles, L’île déserte et autres textes, op.cit., p.30
204
d’intuition. Il s’agit pour nous de remarquer le fait que l’intuition comme saisie immédiate
est un retour et se donne paradoxalement dans une certaine médiation de l’effort
philosophique, ce qui l’éloigne d’une intuition quasi mystique d’un tout donné immédiat
qui nous laisserait presque paralysés plutôt que de nous mettre en mouvement.
Remarquons qu’il s’agit, à nouveau, d’une tendance qui est à l’œuvre dans l’intuition,
d’une tension qui caractérise l’immédiateté, un pont tendu qui met en mouvement dans
cette tension, dans ma saisie du monde.
Notons rapidement que l’on peut voir ici un modèle classique, en particulier
platonicien, l’immédiat serait l’Idée, la pureté, et il faut trouver le chemin d’accès, se
dépouiller pour y accéder. Mais la donnée immédiate chez Bergson est bien de ce monde et
pas d’un autre, elle est au contraire, nous le voyions plus haut, plus proche du réel, du
vécu, des qualités ; et ce sont les nombres qui sont les abstractions habituelles dont il faut
se défaire. Platonisme, ou bien renversement complet du platonisme, cette tension
paradoxale anime la pensée bergsonienne -comme souvent, et c’est peut-être une des
réalités les plus prégnantes de la pratique de la philosophie, non pas résoudre les
contradictions mais s’asseoir dessus, pas pour les oublier, mais pour être toujours assis
entre deux chaises, et donc pouvoir penser ce malaise le paradoxe d’un "ça devient
immédiat…"
Voilà donc comment l’immédiateté dont on parle avec Bergson n’est pas
nécessairement première chronologiquement, pas plus d’ailleurs qu’elle n’est instantanée.
205
B] L’immédiat n’est pas instantané
74
Ibidem, p152
206
être plus ou moins long, on parle d’ « instantané lent » pour un temps de pose d’une
seconde. L’instant élargi, qui prend un certain temps, saisit le mouvement, si infime soit-
il : le mouvement de l'objet pris en photo, qui laisse alors des traces, mais aussi, et
toujours, le mouvement de la lumière réfléchie jusqu’à l’appareil, argentique. La lenteur de
l’instant prend l’épaisseur du grain de la photo ; le présent ouvert de la relation gravitaire
marque le grain de l’épaisseur de la peau. Mille ébranlements constituent toujours un
instant qui cesse alors d’être instant pur, abstrait, et à la limite instant tout court, pour
s’élargir dans le mouvement du concret, du vivant. Une certaine expérience du temps en
cas d’accident, où la conscience est particulièrement attentive à un court instant, nous
donne à sentir qu’il est fait de mille variations : ça a duré une éternité. L’immédiat prend
ici sa distance avec l’illusion de l’instant parfait, pour se diriger vers d’autres aspects
déterminant son immédiateté qui toujours dure… tension paradoxale qui nous pousse à
affiner toujours plus notre pensée.
Si l’on va au bout du problème, penser une immédiateté au moment de danser sur le
modèle de l’instant, cela supposerait que le temps se suspend à tout moment pour regarder
de l’extérieur ce qu’il est en train de se passer et anticiper sur ce qui va arriver. Il faudrait
alors qu’existe un instant t où se prenne une décision pour la suite, où se projette une
conséquence. Ce serait un moment où la ligne du temps est sur le point de se séparer en un
point/instant pour faire un choix en s’abstrayant du flux de changement continu75. Pourtant
jamais le temps ne s’arrête et, une fois la pièce commencée, le moment de suspension
continue d’être vu, fait toujours déjà parti de la pièce, est déjà « dans » l’œuvre en étant à
l’œuvre76. Il n’y a pas de moment ni d’abstraction de la situation comme un œil
absolument extérieur qui prendrait de la distance, et suspendrait le temps.
Pourtant des choix se font, la danse n’est pas une pure adéquation à de quelconques
mouvements naturels et absolument spontanés, c’est en cela, nous l’avons vu, que l’on peut
parler de composition. Si l’on peut parler alors d’immédiateté, ce n’est pas dans le sens
d’un premièrement donné, pas plus que d’un instant de suspension décisive, mais à
75
C’est grosso modo le schéma du libre arbitre dont Bergson fait la critique dans le troisième chapitre de
l’Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., particulièrement p133
76
À ce titre, le cas des scores de Lisa Nelson est particulièrement intéressant, puisque les danseurs peuvent, à
l’intérieur de la pièce ou lorsqu’ils sont sur les côtés, intervenir pour changer une personne sur scène, faire un
retour en arrière, boucler le mouvement dans un loops, etc.
207
nouveau plutôt dans celui d’une tendance, d’une mise en mouvement qui ne passe pas par
une extériorité, ou plutôt une prévision. Cette confusion sur les termes d’immédiat et
d’instantané nous a permis d’affiner ce déplacement très important opéré par cette situation
d’improvisation : l’évidement de la place du regard du chorégraphe-auteur qui pré-écrirait
le geste s’accompagne d’un ébranlement de la limite intérieur/extérieur. Ce déplacement
majeur est, à nouveau, celui qui déjà se dessine dans le texte de Bergson, sans s’y effectuer
totalement : il n’y a plus que des directions qui distinguent le percevoir de l’agir qui ne
sont plus deux instances de natures différentes : l’intérieur et l’extérieur, la conscience et le
monde, la mémoire et la matière. C’est bien là le déplacement le plus important, qu’il nous
reste à saisir. Mais c’est avant tout un déplacement temporel d’une non pré-écriture qui
ouvre le présent dans une certaine immédiateté à une relation singulière au passé. Le
mouvement dansé, la composition, se donne dans cette tension “entre“ qu’est
l’immédiateté de ma relation au monde, telle que la lecture de Bergson nous en a donné un
concept, qui est intrinsèquement tension entre passé immédiat et futur immédiat. C’est bien
ce partage (ce lieu où la division devient échange) dans un certain entre mouvant qui
constitue le point de résonance radicale entre ces deux pensées, l’une philosophique et
l’autre dansée.
208
III Danser, une expérience de l’immédiateté
A] Danser entre
La tension entre mouvements-sensations et mouvements-actions qui constitue la
conscience et le présent de mon corps se déploie au moment d’improviser. Combiner
mouvements-sensations et mouvements-actions, sentir et se mouvoir, écouter/lire et agir,
telle pourrait être une première manière de dire ce qui se passe dans une danse improvisée.
Après avoir dessiné l’attitude dans la posture sur un terrain commun, celui de la gravité,
entre danse et philosophie, il nous faut voir de quelle immédiation l’on peut parler pour la
danse. L’improvisation opère des déplacements au niveau de la fonction auteur, et au
niveau de l’écriture qui prennent la direction d’une certaine immédiation, d’une
composition sur le moment, au cours du mouvement. La composition dans l’espace et le
temps d’une pièce improvisée se donne dans cette attitude immédiate. Il n’y a plus un
moment antérieur d’écriture, de correction, d’application du mouvement écrit à
l’inspiration, à la visée du chorégraphe. Resserrement du temps d’un côté par une absence
d’anticipation intentionnelle des gestes, expansion du présent de l’autre, par l’attention
portée à la diffraction des mouvements perceptifs et actifs.
Le déplacement principal opéré au moment de l’essor des recherches en danse
autour de l’improvisation, à partir des années 1960 aux États-Unis, puis ailleurs, s’effectue,
nous l’avons vu, en effet sur le terrain de savoir qui décide, écrit, compose la danse, qui est
l’auteur, et qui signe le geste. Ce déplacement est avant tout temporel. La remise en cause
du statut du chorégraphe comme employeur, directeur et auteur de la danse, s’accompagne
d’une part d’un glissement d’une pré-écriture à une écriture sur le moment, et d’un
questionnement des instances qui organisent la composition en danse : temps compté et
mesuré, musique, chorégraphe, narration, etc. Ainsi, le choix qui est souvent fait de danser
sans une musique qui fournissait souvent un certain décompte linéaire du temps, constitue
un premier exemple de ce déplacement, dans la temporalité.
La composition se fait au cours de la pièce ; elle doit alors se penser entre des
mouvements-sensations et des mouvements-actions, dans une perception/présentation des
209
images. Percevoir, écouter le contexte est l’activité même du danseur à ce moment-là. Mais
alors, il faut que la perception soit production ou présentation de quelque chose, pour que
ce moment d’improvisation ne soit pas une simple introspection individuelle et donne
quelque chose en partage. Il faut par ailleurs, pour éviter d’être une simple transcription de
la réalité, que ce lieu entre de la perception soit l’occasion d’une intensification, d’une
indétermination des réponses, en un mot, d’une composition. Dans quelle mesure la
composition est déjà en jeu dans ces mouvements de perception ? Nous verrons dans un
aller-retour entre Bergson et les théories du mouvement, avec en particulier Hubert
Godard, que cet entre comme attitude perceptive est attention et se tisse alors déjà d’une
activité, d’un sens, voire d’une imagination. La difficulté est celle de penser dans
l’immédiateté d’une sensation qui s’expose, d’un geste qui brise la dichotomie intérieur/
extérieur. Le sensible présent-é.
Les gestes et les déplacements se donnent comme perception plus fine des
intensités de l’espace, de l’architecture, que ce soit de la scénographie ou du lieu en lui-
même. L’on peut alors parler d’un mouvement dansé comme une lecture/écoute de
l’espace et du temps, plus largement du contexte. Ça n’est pas un commentaire, une
interprétation passant par la réflexion, mais une lecture sensible de l’espace. Il n’y a pas de
différence de nature entre percevoir et faire, ou plutôt le percevoir est toujours déjà une
action. C’est ainsi qu’une autre binarité, celle qui oppose passif et actif, est remise en
cause. La perception, habituellement passive, ne s’oppose plus ici à l’action. Dans cette
ouverture multisensorielle, en tous sens, du corps dansant, toute perception est active et
l’activité est celle de la perception. C’est là l’immédiateté, la bulle sensorimotrice qui
réunit représentation et matière. Resterait, dans un autre travail, à voir dans quelle mesure
cette perception/activité s’accompagne toujours d’un lieu de passivité, d’une zone de
réception, d’une harmonique immobile, passive, de la même manière qu’une très grande
rapidité de mouvement est toujours habitée par un endroit très calme dans une partie du
corps.
Le mouvement se travaille alors comme une perception. En brisant un schéma
habituel d’une perception qui entre, de l’extérieur vers l’intérieur, et à laquelle répond un
mouvement, de l’intérieur vers l’extérieur, le mouvement peut être entendu comme un
déplacement perceptif. L’immédiateté que l’on dégageait chez Bergson entre fortement en
210
résonance ici, même si un pas supplémentaire est effectué : alors que perception et action
ne se différenciaient déjà plus que comme deux vecteurs distincts en étant tous les deux de
même nature (des mouvements, des « ébranlements élémentaires ») mais conservant des
directions différentes, ils sont au moment de danser un seul et même canal où ça circule
dans tous les sens; encore une limite qui tend à céder au flot. Elle cède parfois au sein
même du texte de Bergson qui, dans le deuxième chapitre de Matière et Mémoire explique
que la perception doublée d’un mouvement centrifuge, de l’intérieur vers l’extérieur :
« La découverte récente de fibres perceptives centrifuges nous inclineraient à
penser que les choses se passent régulièrement ainsi, et qu’à côté du processus
afférent qui porte l’impression au centre, il y en a un autre, inverse, qui ramène
l’image à la périphérie77. »
La perception ouvre mon présent dans tous les sens, et c’est ce qui définit l’attitude
qui nous intéresse ici, qui est, nous le répétons, essentiellement temporelle. Percevoir, c‘est
à la fois ré-agencer un passé au présent, et combiner une impression et une action : une
attitude physique :
« le mouvement ne peut produire que du mouvement, (…) que le rôle de
l’ébranlement perceptif est simplement d’imprimer au corps une certaine
attitude où les souvenirs viennent s’insérer, (…), tout l’effet des ébranlements
matériels étant épuisé dans ce travail d’adaptation motrice78. »
Or cette attitude se définit intrinsèquement par son attention, et deviendra, dans la
suite du texte, « perception attentive79 ». Cette attention apparaît au milieu du deuxième
chapitre, juste avant la page étudiée auparavant sur le présent, et nous permet de mieux
saisir encore le passage.
«De degré en degré, on sera amené à définir l’attention par une adaptation
générale du corps plutôt que de l’esprit, et à voir dans cette attitude de la
conscience, avant tout, la conscience d’une attitude80. »
77
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p112
78
Ibidem, p108
79
Ibidem, p112
80
Ibidem, p110
81
Nous signalons ici l’importance de l’attention aux détails dans le travail d’improvisation.
211
Cette attention perceptive n’est pas une « attention à la vie » tournée vers l’action
utile ; elle ne s’y oppose pas, mais la biaise, l’écarte et y insère un délai, une
indétermination, où se rejoue le passé des habitudes. En prêtant attention aux détails et non
plus seulement aux faces saillantes reflétant une action possible sur les objets, la
conscience sensori-motrice au présent s’épaissit. Les habitudes qui se jouaient
inconsciemment toujours de la même manière, se rejouent différemment au présent,
laissant même la place, ou plutôt le temps, à de nouveaux agencements des images-
souvenirs.
« l’attention implique un retour en arrière de l’esprit qui renonce à poursuivre
l’effet utile de la perception présente : il y aura d’abord une inhibition de
mouvement, une action d’arrêt. Mais sur cette attitude générale viendront bien
vite se greffer des mouvements plus subtils (…). Avec ces mouvements
commence le travail positif, et non plus simplement négatif, de l’attention83. »
82
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p109
83
Ibidem, p110
84
Patricia KUYPERS, « Des Trous Noirs. Entretien avec Hubert GODARD», op. cit., p61
212
L’attention développe justement ce pré-mouvement, sur ce juste-avant le geste qui
en est déjà un. Le pré-mouvement est le lieu d’une possible renégociation des habitudes,
tout en étant déjà mouvement. Il n’est pas une planification réfléchie du mouvement, et
participe, en ce sens, d’une certaine immédiation qui se dessine jusqu’ici dans notre étude.
Il est écart dans l’en cours, travaillé dans la relation intime et physique à la gravité, il n’est
pas une projection du mouvement, mais un écart qui lui donne sa teinte, sa nuance, son
intensité. L’attention définit cet écart-entre qui permet non pas seulement une nouvelle
organisation, mais la production de nouveaux gestes. L’enjeu du nouveau travaille toute
l’improvisation, et se trouve singulièrement éclairci par le développement de cette attitude
attentive. C’est que déjà le travail conceptuel de Bergson autour de l’immédiateté est
intimement attaché au surgissement de nouveauté, rendu possible par le concept de durée.
Improviser n’est pas alors inventer toujours de l’absolument nouveau, mais être
dans une attitude d’attention qui permet de rejouer les habitudes différemment, à l’écoute
du contexte, dans un processus d’actualisation. L’attitude attentive se développe à partir
d’une perception active, d’une « percepaction », pour reprendre un terme de Christine
Roquet en analyse du mouvement85. C’est l’idée d’une sortie de soi pour percevoir
présente chez Paxton comme chez Hamilton86. C’est fondamentalement sur ce point que
joue le concept d’immédiateté comme immédiation. Tout le travail d’Hubert Godard
avance en ce sens, lorsqu’il dit par exemple que l’« on peut considérer la perception
comme un geste 87». Un geste, c’est-à-dire pour lui un mouvement ayant une portée
signifiante, ancrée justement dans la spécificité d’une relation gravitaire qui définit
l’attitude dans la posture. Attitude attentive à un contexte toujours en train de changer,
autant que mon corps, et la relation gravitaire. Dans cet écart qui n’est plus distance
“entre” et distinction, mais tension (et différenciation), entre percevoir et se mouvoir, c’est
le sens qui se tend.
85
Cf. La scène amoureuse en danse. Codes, modes et normes de l'intercorporéité dans le duo
chorégraphique, thèse de doctorat de Christine Roquet, soutenue le 20 décembre 2002, à l’Université Paris 8
86
C’est ce qu’Hamilton, citant Paxton, explique : il y a un mouvement centrifuge dans la perception, une
sortie de soi pour percevoir le monde. Cf. Annexe 2
87
Hubert GODARD, « Le Geste Manquant », op. cit., p68
213
Cet écart Michel Bernard l’appelle, en reprenant Merleau-Ponty, chiasme, ou plutôt
l’entrecroisement des trois chiasmes [intra-sensoriel, sentir et se sentir à la fois ; inter-
sensoriel, l’œil écoute ; para-sensoriel, entre acte d’énonciation et acte de sensation]. Il ne
s’agit plus d’élaborer un imaginaire à partir des sensations, mais de voir comment
« l’imaginaire est le moteur profond de la sensation, et par là même, le moteur
de la danse88. »
Il n’y a pas deux temps successifs, l’un de la sensation, l’autre de l’imagination :
toute sensation contient déjà, pour Bernard, l’altérité d’un simulacre qui double la
sensation dans le chiasme intra-sensoriel. Le philosophe situe la poétique de la danse dans
cet écart particulier qu’est le chiasme, dès cette auto-affection, dans la « production de
fiction à l’intérieur du système sensoriel89 ». Ainsi donne-t-il à la suite une définition de la
danse qui reprend les caractéristiques énoncées jusque-là.
« la danse est une dynamique de métamorphose indéfinie de tissage et de
détissage de la temporalité qui s’effectue à l’intérieur d’un dialogue avec la
gravitation90. »
Avec ces trois chiasmes croisés se dit clairement dans toute sa complexité le
problème d’une danse qui se donne et se prend dans ce feuilletage de sensation et
monstration, dans un entre qui est image. Remarquons que chez Bernard, il est
particulièrement entre deux, et même dédoublement. La séparation s’ouvre dans
l’articulation entre sensation et imaginaire, et donne en reflet parallèle le doublement
sensible de notre « corporéité apparente ».
Par l’entremise de l’expérience gravitaire, ce doublement de la corporéité apparente
par la sensible en un « imaginaire second » ou une « métafiction »91 se tord, et rejoue
l’articulation du sensible et des images en les faisant échapper d’un face à face de la
projection fictionnelle. Elles sont alors cette coupe mouvante et épaisse sur la durée, dans
une imbrication avec le virtuel certes, mais dans le processus du geste même. Déjà du
reflet de Socrate dansant chez Xénophon se difractait les images de la philosophie en
88
Michel BERNARD, « Sens et Fiction, ou les effets étranges de trois chiasmes sensoriels », (p56-64) in
Revue Nouvelles de Danse n°17, éd. Contredanse, Bruxelles, 1993, p61. Republié dans Michel BERNARD,
De la création chorégraphique¸ op. it., p95-100
89
Ibidem, p63
90
Idem
91
Idem
214
dehors d’un doublement de ressemblance, produisant alors les troubles les plus pertinents
d’une philosophie qui ne cesse de se déplacer en se saisissant elle-même toujours autre;
ensuite dans le modèle architectural de Schopenhauer, la pesanteur et la résistance, dans
l’art, étaient déviées dans leur opposition, et ces forces prises dans le détournement de cette
tension entre les deux en fondaient l’expérience et la puissance esthétiques. Il y a donc
bien, dans la sensation, l’ouverture de cet entre qui permet de distinguer et de rejoindre à la
fois un sensible et une image, mais peut-être à travers les mouvements de la danse cet entre
ne peut-il être dédoublement puisque, dans une certaine extension de la durée, il est
torsion, en de multiples directions.
L’entre de la sensation des corps en mouvement échappe en partie, dans la
continuité et la mutabilité de l’expérience de la gravité, à la fiction qui projette son double
« selon le mécanisme foncier de projection qui est celui du débrayage linguistique92 »,
certes jamais absolument fixe et instantané chez Bernard, mais dont la figure du
dédoublement demanderait à être tordue un quart de tour en plus. L’entre qui se tend alors
entre immédiateté et composition, s’il est fondamentalement articulation entre sensible et
imaginaire, sensation et exposition d’une image qui circule à travers les corporéités, ça
n’est que dans la mesure où l’articulation n’est pas dans le modèle duelle d’une séparation
en deux, mais un assemblage multidirectionnel toujours à remettre au travail du
mouvement. L’articulation de la hanche est peut-être alors le lieu privilégié d’une telle
expérience, articulation multidirectionnelle –au contraire du genou par exemple. Le travail
d’exploration de l’articulation de la hanche donne à sentir l’imbrication intime et en tous
sens de sensations et d’images, de sentir et d’agir, de force et d’intimité. Elle est également
le mouvement, dans le corps, équivalent au rouler sur le sol : multidirectionnelle, l’on peut
dire qu’elle roule et donne dans son roulis la sensation de continuité changeante de
l’expérience de la gravité. Elle est à ce titre un lieu de partage du sentir et de l’exposer, de
ce qui ne peut déjà plus se dire comme intérieur et extérieur. La fiction du mouvement
dansé réside certainement dans ces arrangements nécessairement temporaires et à la fois
toujours renouvelés. Se forge dans ces frottements le concept d’écart en bordure de la
pensée entre sens et fiction de Bernard.
92
Idem
215
À un autre niveau, l’improvisation ne serait, à la limite, qu’une réunion encore plus
intime de ces deux temps qui ne sont plus séparés : la sensation et la composition. Une
attitude temporelle qui fait jouer directement, immédiatement, la poésie qui travaille la
sensation dans son écart. La sensation ne trouvera pas son sens dans une réflexion après-
coup, une interprétation, pas plus que le mouvement d’ailleurs. Elle est chargée de sens
dans cet écart, qui est à la limite toujours au bord de l’imagination. A ce propos, nous
verrons le rôle des images dans cette attention chez Bergson, qui ne sont ni des
représentations, ni de pures sensations, mais, à mi chemin entre les deux, des tendances de
la matière. Nous rapprochons ici ce que Bergson dit de l’image et ce que Hamilton dit de
l’imaginaire. Nous le faisons car cet imaginaire est au cœur de la perception, il est, selon
Hamilton « tangible », concret. La perception comme mouvement déjà imaginaire, tel est
le chemin qui se dessine ici, chemin escarpé. C’est une des conditions qui fait qu’une
improvisation n’est pas une simple et plate transcription de la réalité, illusion d’une photo
instantanée prise sur le monde. Julyen Hamilton sait bien que c’est à cette condition que
cela tient : il dit clairement dans ses stages que percevoir une fenêtre et imaginer une
fenêtre sont presque la même chose. Il est ainsi difficile, en improvisant, de déterminer ce
que l’on accorde à la perception et ce que l’on associerait à une production, les deux sont,
à la limite, production d’images, que seule une indistinction entre activité et passivité peut
rendre. Il y a, pour lui, toujours déjà un travail « d’édition » dans la perception. Des choix
attentifs s’opèrent, des coupes et des extensions travaillent la perception du temps et de
l’espace. La dramaturgie s’ancre donc toujours déjà dans le travail perceptif même, et n’est
pas une narration dans la trame de laquelle s’insèrera, par la suite, les mouvements. C’est
au prix de ce travail sur le concept d’image que l’improvisation tient comme composition,
et que l’immédiat n’est pas aplatissement. C’est dans cette tension entre deux de
l’immédiat que le sens travaille.
Lisa Nelson à propos d’une pièce improvisée Excavations continued qu’ils ont
présenté avec Steve Paxton à Montpellier en juin 1996, définit l’état d’improvisation
comme un état d’écoute, mêlée à une lecture, dans un même mouvement de rapprochement
entre perception et action. L’écoute serait l’attitude attentive, dans laquelle pointe, comme
en relief, une lecture compositionnelle. À l’immédiateté de la perception et de l’action se
216
noue le problème de la composition. Nous retrouvons dans les mots de Lisa Nelson les
problématiques propres à l’immédiateté de l’improvisation : les habitudes, l’intrication
perception/composition, et le délai du choix, de la décision :
« Nous ne faisons que lire et lire encore, en tous cas, en tous cas, c’est comme
ça que je le considère. Je lis mon corps, je lis l’espace, je lis mes sens et mes
sentiments : mes souvenirs par rapport à ça, la manière dont je conçois les
formes. Puis, je reconnais quelque chose et je peux répéter cette chose. (…)
L’écoute est un état qui est plus ouvert que la lecture et qui existe dans le
même temps. C’est comme lorsque nous sautez dans l’eau et que vous ne savez
pas si ça va être chaud ou froid. L’écoute est un état beaucoup plus animal :
vous ne savez pas quelles caractéristiques vous allez trouver, il n’y aucune
interprétation, vous laissez les choses vous traverser : vous écoutez et vous
suivez. Cela se passe donc à un niveau particulier. Alors que, lorsque vous
lisez, vous arrivez à comprendre les choses. Si je produis une action, il se peut
que je la lise comme étant linéaire, à partir de ce qui a été créé auparavant ; je
veux dire linéaire par rapport à mon expérience du temps. (…) la lecture est
pour moi, en quelque sorte, une activité liée à la composition alors que l’écoute
est plutôt une activité sensorielle : elles sont donc plus ou moins en dialogue
l’une avec l’autre. Afin d’apprendre, il y a une autre notion qui est très
importante : c’est l’inhibition. Il y a beaucoup plus de choses que je décide de
ne pas faire, que de choses que je décide de faire dans mon corps. Il se passe
tellement de choses dans chaque instant d’un geste du corps, que l’action
d’inhiber crée un écho qui apparaît comme un mouvement93. »
Dans cette immédiateté de la perception/action subsiste un délai : la décision, et
surtout celle des silences. L’attitude immédiate de l’improvisation est alors tout sauf un pur
mouvement spontané où tous les mouvements naturels seraient donnés à voir dans un flux
continu et homogène. Elle est attention différenciante, écart qui creuse la perception et la
rend compositionnelle.
93
Revue Nouvelles de Danse, n°32-33, On the edge. Créateurs de l’imprévu, éd. Contredanse, Bruxelles,
automne-hiver 1997, p80-82. Lisa Nelson a enrichi cette idée que la sensation est une image dans son
expérience croisée en danse et au cinéma. Cf. « La sensation est l’image », revue Nouvelle de Danse n° 38-
39, Contact Improvisation, éd. contredanse, Bruxelles, printemps-été 1999
217
des images en quelque sorte écartelées. (…) en vertu de l’intervalle, ce sont des
réactions retardées, qui ont le temps de sélectionner leurs éléments, de les
organiser ou de les intégrer dans un mouvement nouveau, impossible à
conclure par simple prolongement de l’excitation reçue. De telles réactions qui
présentent quelque chose d’imprévisible ou de nouveau s’appelleront « action »
à proprement parler94. »
Dans l’écart est l’image, si attention il y a dans une perception alors la perception
est un écart, rendu possible par le concept d’image. Ceci ne contredit pas une certaine
immédiateté, une immédiation ou immanence. Il n’y a pas une mise à distance d’une autre
instance interprétative, traductrice, jugeante, mais un écart toujours déjà à l’œuvre, dans la
perception. L’écart est ce qui dans la réalité déplace et est déplacé, un gradient qui change
de niveau, une prise d’accélération, une montée de fièvre. Ainsi en espagnol on dit de
quelqu’un non pas qu’il a de la fièvre, mais qu’il a levé de la fièvre, ou plutôt qu’une fièvre
l’a traversé : “levanto fiebre”, “il a monté la fièvre”. Ni la fièvre s’est levée en lui, où il
existe comme objet, ni il a eu de la fièvre, où il se maintient comme sujet, mais une
accélération, un réchauffement dans l’écart entre lui et la fièvre, où les deux sont pris dans
l’écart entre les deux, qui est production de chaleur. La perception pourrait alors être cette
prise de fièvre, une relation où se mêlent lenteur et vitesse dans un déplacement qui prend
et est pris par la vitesse.
Notre étude de l’immédiateté comme attitude de l’improvisation nous amène à
penser cette pratique en danse comme mouvements d’images. Mais dans ce rapprochement
entre perceptions et actions, de quel type d’images parlons-nous ? Mark Tompkins,
improvisateur, danseur, chorégraphe de la compagnie IDA, se défend par exemple de
danser à partir d’images. Mais c’est qu’il les prend au sens le plus strict du terme :
« - Il y a des personnes qui travaillent à partir d’images, moi ce n’est pas du
tout ça, j’ai une imagination très pauvre. Certaines personnes peuvent dire « là
tu étais un cheval qui courait dans les champs ». (…)
- Alors qu’est-ce qui vous fait bouger ?
- Le concret : une ligne dans l’espace, la lumière qui change, le corps qui
tombe… c’est énormément de déséquilibres, le fait d’être désaxé, la sensation
intérieure d’une articulation, la vitesse à laquelle je m’approche de quelqu’un,
ou à la laquelle je m’éloigne95. »
94
Gilles DELEUZE, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p91
95
Mark TOMPKINS, « entretien avec Agnès BENOIT », in revue Nouvelles de Danse, On the Edge.
Créateurs de l’imprévu, op. cit., p228
218
C’est l’écart, le déséquilibre qui fait bouger, la perception d’une ligne met en
branle. Alors ces images qui n’en sont pas seraient la matière de l’improvisation,
perception/action par capillarité, dans une prise de vitesse. Forger le concept d’images
concrètes, lumières et mouvements, pour saisir le déséquilibre qui force au mouvement, tel
l’apprentissage de notre parcours bergsonien.
Cet écart est image, percevoir c’est imaginer. Dans l’écart avec la réalité, de la
réalité, avec. C’est toujours du milieu, au milieu de l’écart, pas comme un point originaire
déplacé et étiré en une certaine durée, mais un déplacement oscillatoire qui déplace, ne
cesse de déplacer par vibration. Pensée des corps en mouvement, saisie d’un écart sensitif
et sensé par le mouvement même de sa production. C’est une composition de perceptions
et d’actions, de mouvements pris dans cet écart. L’écart, le délai permet une composition
prise dans une certaine immédiateté. C’est l’attitude attentive dans la posture au moment
de danser qui permet de penser une composition immédiate. La tension de ces deux canaux
toujours en train de s’évanouir qui produit le mouvement. Com-ponere, entre deux, ou
plutôt au milieu.
219
B] De entre à mi-lieu
96
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p169
220
les données immédiates de la conscience entre conscience et monde matériel -même si tout
préparait déjà ce passage-, par l’entremise du concept d’image. Pierre Montebello le
souligne en citant Bergson:
« La notion d’image œuvre justement à un rapprochement entre subjectif et
objectif : « la matière est, pour nous, un ensemble d’“images”. Et par “images”
nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l’idéalisme
appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose,
-une existence située à mi-chemin entre la “chose” et la “représentation”. » 97. »
L’image est ce qui se situe entre, mais plus encore que limite elle est milieu
mouvant, qui rend intrinsèquement nécessaire une saisie par intuition, dans une certaine
immédiateté, une immédiation. L’image est un milieu, qui permet de sortir du matérialisme
et de l’idéalisme :
« L’image n’est ni une pure chose, ni un pur état de conscience, mais ce qui se
donne comme étant un milieu. Partir du donné, c’est donc partir de l’image, et
finalement d’une présence irréfutable98 »
Cette expérience première, c’est-à-dire ce qui nous est donné, ce sont finalement
des images, paradoxalement ici en même temps médium et dans une immédiateté. Souvent
les mots manquent pour décrire une telle réalité, et Bergson ne cesse de le rappeler : le
langage fige la réalité intrinsèquement mouvante. Il paraît d’autant plus pertinent alors de
saisir les échos possibles d’une telle philosophie des images et de l’immédiateté dans la
danse, qui échappe, en partie au moins, au risque de fixité du langage.
97
Pierre MONTEBELLO, L’autre métaphysique, op. cit., p.254. Citation de Bergson, Matière et Mémoire,
Avant-propos, 1
98
Ibidem, p.255
221
la problématique de l’immédiateté nouée à une lecture attentive des textes de Bergson,
redoublée de l’attention permanente à ne pas tomber dans une simplification plate de
l’immédiateté sans relief, fait de l’entre un milieu. La tension est rapidement apparue
comme l’aspect essentiel de cet entre, et le terme de lieu, puis de mi-lieu paraît alors plus
approprié pour rendre compte de cette tension.
Pourtant, il ne résout pas directement, par son simple nom, les problèmes de
l’immédiateté et de la présentation du geste sensible. Ce concept de mi-lieu est un outil qui
voudrait nous permettre de penser cette immédiateté épaisse, qui n’écraserait pas la
possibilité de penser, les reliefs, et les conflits par exemple. Sans prétendre résoudre ici la
question de la possibilité de penser le conflit dans la philosophie de Deleuze, une phrase de
Différence et Répétition peut au moins aider à en saisir les enjeux et la conscience qu’en a
Deleuze au moment où il élabore sa philosophie sans négation dialectique, dans une
certaine affirmation, qui court le danger vertigineux d’aplatissement propre à l’immanence
de sa pensée :
« L'histoire ne passe pas par la négation, et la négation de la négation, mais par
la décision des problèmes et l'affirmation des différences. Elle n'en est pas
moins sanglante et cruelle pour cela99. »
Un mi-lieu n’est pas ici un juste milieu tiède, mais un ancrage qui s’ouvre en une
tension. En cela, ce concept de milieu permet de penser en termes d’intensité, simplement
en ce qu’il fonctionne dans une tension. Dans notre projet particulier d'étude des corps en
mouvement, ce milieu peut se penser en se déclinant entre les dynamiques du corps qui
produisent le mouvement (relation gravitaire,…), entre les mouvements qui se succèdent ;
entre les corps en mouvement ; et entre les danseurs et le contexte, les spectateurs,
l’architecture du lieu, etc. En glissant de l’entre au lieu comme milieu, nous retrouvons
notre question introductrice : le déplacement du lieu de la production et de la composition
de pièces dansées : d’un extérieur vers un milieu, ou plus encore, d’une pré-écriture à une
composition au milieu, au présent écarté.
99
Gilles DELEUZE, Différence et Répétition (1968), PUF, Paris, 2005, p344
222
C] Au milieu à plusieurs niveaux
La composition se situerait alors dans cette tension entre les mouvements. Dans la
manière dont une « phrase » de mouvement se tend dans l’autre, et où la temporalité
s’ouvre alors dans une épaisseur. Sens qui surgit dans l’évide-dense, comme dans la
tension du silence entre les mots produisant une composition non séquentielle, non
grammaticale et non linéaire qui se donne comme différences de couleur et de rythme, de
"qualité" et ruptures, d'une zone “entre“ qui est alors non extensive, pure intensité qui
marque la composition. Ne suivant plus un rythme pré-écrit, la composition rythmique est
décidée à chaque instant.
La relation entre les danseurs se donne également pleinement dans ce mi-lieu. Non
plus un espace préconçu qui coordonne les mouvements entre les danseurs, qui les choré-
graphie en amont de leur présentation, mais une composition dans une perception/action
d’un présent ouvert entre les danseurs. Chaque geste traverse l'espace pour percuter et
s'offrir à la possible composition d'un autre corps. Ce milieu s’élargit également jusqu'aux
spectateurs et les inclut dans le même espace pour le temps de la pièce. Dans des espaces
modifiés qui rompent la frontalité, ou bien pour des durées très longues où ils peuvent
sortir, se déplacer, entrer à nouveau, le public tende à se défaire de sa posture extérieure,
l'œil jugeant et comparant, pour atteindre une certaine participation. La participation du
public dans les performances à partir des années 1960 constituerait un signe de ce
déplacement de la relation artiste/spectateur, non plus comme un rapport extériorisant,
mais comme la constitution d'un espace entre, ou plutôt là encore d’un mi-lieu.
Mais ça n’est pas une recette, une leçon pour l’improvisation, c’est une variation
toujours en cours. Penser la composition momentanée (plutôt qu’instantanée) en terme de
milieu, c’est penser l’oscillation qui écarte toujours l’immédiateté qui s’y dessine. Penser
la tension d’être seul et au milieu, alors, ne jamais être seul ; improviser c’est se situer dans
ce milieu, bien plus qu’exprimer son for intérieur.
« Mais je crois en tous cas qu’un des facteurs de l’improvisation est
directement lié au fait que l’on ne peut pas simplement suivre sa propre
direction en ignorant les autres. Il devient alors possible d’entendre si ce que
223
vous dites résonne ou non chez les spectateurs en les considérant ainsi avec
beaucoup d’empathie.
Vous pouvez choisir de jouer avec le public et cela peut, par exemple, modifier
votre relation au temps. Ce n’est pas que vous devez attendre et vérifier ce que
vous faites d’une manière consciente. Par contre, je sens qu’intuitivement ce
qui est révélé, ce qu’une personne écoute lorsqu’elle improvise, n’est pas
seulement son propre ego, sa voix individuelle : c’est aussi l’espace entier et
peut-être plus encore, la pièce, la ville, le pays…
Parfois, être à l’écoute du public me paraît moins important : je veux seulement
aller sur scène pour improviser et suivre ma propre inspiration. Alors qu’à
d’autres moments, c’est presque comme si j’étais un véhicule passif qui
servirait à concrétiser l’atmosphère. Ça change. Ce n’est pas simplement un
point de vue présenté de manière séparée et volontaire, ça varie vraiment100. »
Julyen Hamilton, ici dans un entretien avec Agnès Benoît, dit cette tension à
l’œuvre dans l’improvisation entre ses mouvements et le contexte, une composition au
milieu. Mais ça n’est pas une ligne stricte à suivre, c’est un mouvement de balancier, qui se
donne dans cet écart.
Bouger depuis le milieu, dans un paysage transformé du rapport au monde : des
mouvements à fleur de peau…
La peau au milieu
Remarquons pour finir que si la peau est particulièrement mise au travail dans la
danse contemporaine en général, et en contact improvisation en particulier, c’est bien dans
la mesure où elle devient ce champ de forces en tension entre intérieur et extérieur, tendant
à s’évaporer, ou au moins à se déplacer, à chaque respiration. Telle est la piste déjà
explorée et toujours à poursuivre du travail de la peau, sur la peau. La peau comme lieu de
la durée : il n’est qu’à voir les rides. Une philosophie des caresses, une danse des plis.
La peau est travaillée dans son épaisseur, animée et animant cette tension, cette
écoute qui se donne en mouvements, en frissons, intensités. Elle peut s’épandre ou se
rétracter dans une respiration propre à cette écoute/composition qui se donne dans
l’immédiateté comme tension. Là encore s’opère le déplacement qui a animé les dernières
pages : plus qu’une limite, qu’un « entre » deux, la peau est un mi-lieu. L’épaisseur du lieu
plutôt que la finesse de l’entre, ce qui se passe comme sensation/action se passe plus dans
100
Julyen HAMILTON, entretien avec Agnès BENOIT, in Nouvelles de Danse, On the Edge. Créateurs de
l’imprévu, op. cit., p200
224
ce mi-lieu que dans chacune des deux instances séparées par l’entre deux. Un milieu créé
par cette tension soutenue, et traversé de conflits, d’affirmations et de guerres. Le milieu
cutané, avec ses propres bêtes, amphibies inversées d’un intérieur/extérieur partagé dans
tous les sens. La peau comme mi-lieu.
La peau est un organe, mais organe décentré par excellence, pas de cœur, pas de
centre, pas de directions, il ne reste que la limite intérieur/extérieur, qui, nous y avons
insisté, tend à se perdre dans son éclatement multidirectionnel, dans cette égalisation entre
activité et passivité, et tisse une épaisseur intensive. A la fois étendue, continue et morcelée
dans des segmentations de vecteurs toujours renouvelées, la peau est un lieu de
désorganisation du corps et du mouvement, pas dans un repli sur soi, mais dans une
expansion qui déjoue les limites habituelles et individuantes.
Laurence Louppe a de très belles pages sur la peau, qui, par la relation gravitaire,
devient « milieu perceptif 101», en lien avec tous les points de l’espace. La peau se départit
ainsi de son rôle de fermeture, d’emballage, en s’ouvrant, sensiblement, « elle enfante des
volumes », qui ouvrent le corps au monde. A ce titre, elle remarque que
«la pratique du 'contact improvisation' nous enseigne qu'elle recèle, en son
déploiement et ses facultés tactiles, les ressorts de la tridimensionalité102. »
Pensant ainsi le corps non pas avant le mouvement, mais plutôt le corps avec le
mouvement, la peau est ce « costume d’arlequin » dont parle Deleuze, où les couleurs sont
zones d’intensité.
101
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p 67
102
Idem
225
Interlude de la peau
Je roule et ma peau entre en rapport avec tous les points du sol. Puis chaque pore
entre en rapport avec tous les points de l’espace, de l’air. À travers le volume se déploie la
durée continue. C’est dans ce rapport que je comprends le passage de la direction à
l’intensité, cette fusion mobile de la qualité et de la quantité. Devenant épaisseur elle-
même, ma peau est traversée dans sa porosité, vulnérable. Devenant épaisseur, ma peau
est lestée d’accueil et partage, force. En roulant, ma peau devient précision et souplesse, et
prend les chemins d’écoute de tel lieu du sol, de tel endroit de l’air. Emportant tous le
corps dans le geste d’écoute, se dessine une danse, ample mais pas vague. L’écoute est
attention précise aux détails, ma peau s’épand et tranche en même temps. Elle est le lieu
de la fiction : l’on fait tous semblant de croire que le geste s’y arrête, comme mon corps,
l’on fait tous semblant de croire que les regards des spectateurs s’y arrêtent. Mais l’on
sait/sent bien que le mouvement va plus loin, résonne dans l’espace au-delà, et que le
regard du spectateur part de plus loin (de sa propre ligne de gravité) et se pose plus loin,
ou encore se meut entre les corps en mouvement. Les limites sont mobiles et pourtant
taillent des tranchées. Et la peau n’est jamais seule, les muscles, les os, les liquides, les
organes, sont mobilisés et la mobilisent à travers elle.
L’écoute action de la peau comme gradient d’intensité sur l’œuf. C’est peut-être le
seul moment où je comprenne vraiment ce concept de Corps sans Organe, avec la peau.
Par la détermination absolue des rapports de chaque endroit de la peau à chaque moment
de contact. Par le gradient, l’intensité qui met en mouvement, et qui explose toute pensée
possible, d’un intérieur et d’un extérieur, d’une cause et d’une conséquence, d’une
fonction et d’une expression en ce sens. Et pourtant, il se passe quelque chose… Après
avoir roulé sur la terre, et avoir senti que toujours la peau roulait également dans l’air,
c’est toute la danse qui est imprégnée de peau. Par l’éveil de l’épaisseur, du juste au
dessus et du juste en dessous de la peau, se difractent les rapports au contexte et aux
autres. Là encore ce sont des images, pas des relations, des images entre, ou les deux
termes et sujets de la relation perdent de l’importance. La circulation éclatée des images
entre font porter l’attention sur le milieu. L’espace prend corps et prend les corps dans des
rapports diffractés d’images sans sujet ni objet. L’espace s’épaissit de vibrations dans les
226
processus en cours. C’est là que j’ai saisi ce que devenir voulait dire. Ne rien discourir.
Être avec.
Un spectacle : SKIN
Créé en octobre 2000 au festival Presa Diretta en Italie, le duo Skin est présenté par
Julyen Hamilton et Carme Renalias dans le cadre du festival d’improvisation à New York
la même année, où il a été filmé. Il prend pour titre la peau, et s’annonce comme un travail
sur les possibilités qui s’ouvrent au présent103. L’occasion de voir comment les deux
danseurs partagent un temps et un espace par des mouvements improvisés. La première
impression en regardant cette pièce est celle d’une grande précision des gestes, qui dessine
et taille des corporéités travaillées dans la tenue, donnant à voir la peau presque comme un
coup de crayon. Le noir et blanc de la vidéo renforce certainement cette impression. Se
découpe un timing clair des débuts et des fins de séquence de mouvement, et se construit
dans cette définition une composition fine et précise de différentes durées ; celle de chacun
des danseurs, mais aussi une ligne de basse continue sur laquelle semblent se tisser les
autres : chez Carme Renalias, ce sont de larges mouvements circulaires, particulièrement
des bras qui insistent sur le continuum du temps qui passe ; chez Julyen Hamilton, se sont
des silences de mouvements, qui ne sont pas tant des pauses, des suspensions, qu’une
écoute continue. Parfois un mouvement a lieu et s’interrompt, semblant se poursuivre dans
l’espace alors que le danseur fait déjà autre chose. Ellipses, superpositions, et répétitions
entremêlent des durées, en complexifiant dans l’épaisseur cette continuité d’abord sentie.
Aucun des déplacements, gestes, mouvements n’étaient fixés à l’avance, pas plus
que les changements de lumière. Sont définis les plans de feu, l’agencement de la salle, et
un titre : la peau. La deuxième impression évidente qui émane de cette pièce est celle d’un
ensemble, d’un partage intime du temps : les changements de lumière se font dans une
grande affinité avec les mouvements. Sans toujours se regarder les danseurs « tombent
ensemble » souvent, partagent des phrases de mouvement. Ce partage intime du temps
passe visiblement par un travail sur la gravité, des mouvements en spirale ascendants ou
103
Cf. : http://www.julyenhamilton.com/SKIN/skin.html
227
descendants dont la fin est prévisible, autant kinesthésiquement que visiblement. C’est que
la tenue dans les corps est équilibrée par un lâcher dans la gravité. Les corps entiers,
jusqu’au bout des doigts, même jusqu’au regard prennent leur force, leur vitesse, dans la
gravité qui les traverse. Cette relation gravitaire est contagion, transpire à travers leur peau,
et noue un dialogue, dans le toucher comme à la distance. Les distances entre les danseurs
varient comme dans une expansion rétraction d’un élastique entre eux, comme si l’espace
devenait l’épaisseur d’un temps partagé. Ce qui attire souvent notre attention de spectateur
est alors cette épaisseur entre eux plutôt que la danse de chacun d’eux. Skin, une peau
traversée par l’expérience de la gravité, ouvre un partage sensible de la durée, et donne à
voir un milieu entre deux danseurs réellement ensemble.
104
Gille DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, Flammarion, Paris, 1996, p65. (Citation de Miller, Sexus,
éditions Buchet-Chastel, p29.)
228
attentive au moment de danser, il n’en reste pas moins que ça n’est pas une systémisation
globale de la danse. Ce rapport entre la philosophie de l’immédiateté et l’improvisation en
danse ne se voulait en aucun cas une application. Il est important d’en marquer, même
rapidement, les limites. Toute danse, pas plus que toute improvisation, ne se situe pas dans
un rapport immédiat au présent. En un mot, ça ne marche pas tout le temps. Puisse l’étude
descriptive de cette attitude permettre d’en saisir certains aspects, sans en constituer une
méthode. Une chose est sûre, cette attitude intuitive est un effort plutôt qu’un état de grâce.
Elle se définit par un travail, et définit un travail, celui du métaphysicien, celui du danseur.
Ainsi Hamilton insiste-t-il sur le travail, sur la pratique précise de l’attention :
« Ce travail avec l’immédiateté consiste à pratiquer ton attention et à oser
penser que ce sur quoi tu portes ton attention est et sera ce qui t’amènera
exactement à ce dont tu as besoin. C’est là aussi le lien avec le « first thought,
best thought », et ça n’est pas n’importe quelle pensée à n’importe quel
moment, non, c’est quand tu es dans cet état que tu pratiques, d’attentionnneté,
que la première pensée est toujours la bonne. Et c’est très strict! C’est pour ça
que nous faisons un “déchauffement”105, que nous utilisons toutes les choses
dans le corps, dans la voix, pour arriver dans un état où « first thought is best
thought », et résonant, c’est-à-dire que ça n’est pas une chose « gratuite »,
parce que depuis cet état, tu es en résonance avec tout l’intérieur et l’extérieur,
donc tu es dans le monde, ça veut dire qu’à ce moment-là tout ce qui se passe,
tout ce que tu fais, c’est aligné avec les marées du moment106. »
105
Terme formé sur échauffement (warming up/warming down), qui désigne un court moment, souvent à
deux, qui clôt une journée de formation par un mouvement de détente afin de lâcher tension et attention.
106
Annexe 1, interview avec Julyen Hamilton
229
Conclusion chapitre 2 :
Attitude attentive dans la posture, l’intuition se dessine comme rapport au monde ;
et son immédiateté est plutôt immédiation. Cette attitude dans la posture décrit un rapport
singulier au présent et aux mouvements des corps propres à la situation d’improvisation en
danse. Pourtant, l’une ne s’applique pas à l’autre, et les limites et les risques de ce parallèle
sont nombreux. De la même manière, l’attitude attentive qui définit l’improvisation dans
son rapport singulier au présent, ça ne marche pas toujours. Les stratégies adoptées en
improvisations ont diverses, et les partitions, coups de dés, définissant rythmes, états de
danses ou choix de séquences fournissent des pistes différentes à des propositions
improvisées. La force des résonances ne doit pas masquer ni la diversité des pratiques
d’improvisation, ni les liens intimes entre l’attitude d’improvisation et celle
d’interprétation. Décrire les résonances, c’est montrer en quoi les problèmes peuvent être
communs : problèmes et risques de l’aplatissement de l’immédiateté, et enjeux autour de la
méthode ou de la posture. Encore une fois, plutôt qu’une application systématique d’une
philosophie à une danse, ou inversement, le présent travail consiste en une explicitation des
enjeux qui parcourent les deux pratiques.
Ainsi, l’intuition n’est pas une méthode à appliquer mais une posture possible dans
certaines occasions. Ça n’arrive pas toujours, c’est un travail un effort. Ça n’est pas une
leçon à donner, mais des occasions à voir et faire voir. Si Bergson ne présente pas
l’intuition comme une méthode applicable à volonté, il utilise parfois le terme de méthode,
en particulier pour insister sur la difficulté et l’effort intrinsèques à l’intuition. Ainsi déjà
dans Matière et Mémoire s’énoncent nombre des enjeux autour de l’intuition et de
l’immédiateté:
« Cette méthode présente, dans l’application, des difficultés considérables et
sans cesse renaissante, parce qu’elle exige, pour la solution de chaque nouveau
problème, un effort entièrement nouveau. Renoncer à certaines habitudes de
penser et même de percevoir est déjà malaisé : encore n’est-ce là que la partie
négative du travail à faire ; et quand on l’a fait, quand on s’est placé à ce que
nous appelions le tournant de l’expérience, quand on a profité de la naissante
lueur qui, éclairant le passage de l’immédiat à l’utile, commence l’aube de
notre expérience humaine, il reste à reconstituer, avec les éléments infiniment
petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la forme de la courbe
même qui s’étend dans l’obscurité derrière eux. En ce sens, la tâche du
philosophe, telle que nous l’entendons, ressemble beaucoup à celle du
mathématicien qui détermine une fonction en partant de la différentielle. La
230
démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail
d’intégration107. »
Son statut de méthode est ainsi paradoxalement remis en cause dans ce paragraphe
par la difficulté et la rareté de son application possible, autant que par le renouvellement
permanent qu’exige le changement continu de la réalité. À la rigueur, il faut autant de
méthodes que d’occasions différentes, l’intuition exige une nouvelle méthode à chaque
moment. Elle saisit la réalité dans son immédiateté avant qu’elle ne soit perçue dans son
utilité, or une méthode est souvent tournée vers l’utilité, une efficacité, et là se rejoue toute
la tension entre utile et concret, au cœur de cette (non)méthode de l’intuition. C’est en
définitive, nous le verrons, cette tension qui est caractéristique de l’immédiateté. Non pas
tant une méthode donc qu’une tension, une at-tention, toujours sur le point de se cristalliser
en action utile. Précision et effort de cette posture qui est à la fois perceptive et active.
Dans quelle mesure alors la perception immédiate est-elle toujours déjà composition,
reconstitution d’un mouvement dont on a perçu la tendance ? Actualisation de la
différenciation en cours ? Donner à voir et à sentir les processus de la réalité, démarche
extrême de la danse. Un autre problème se pose, une limite surgit : nous avons jusqu’alors
parler d’un travail individuel sur l’attention, et pourtant les pratiques que nous entendons
saisir sont collectives. Le travail du concept d’immédiateté court toujours le risque d’un
repli sur soi, d’une impossibilité de faire avec, de penser un collectif.
Qu’est-ce qui fait composition dans l’immédiateté de cette perception ?
Quelles temporalités se tissent dans le présent ouvert par l’attention portée à la gravité?
Quelles textures s’actualisent dans les différences en cours ? Quel partage possible de
l’épaisseur de cette durée dans une composition improvisée ?
107
Henri BERGSON, Matière et Mémoire¸ op. cit., p205-206
231
Chapitre 3
Composition immédiate
Composer, c’est mettre des choses ensemble, com-ponere. Il faut donc distinguer
des « choses » à mettre ensemble ? Autre difficulté, et non des moindres, pour penser
l’improvisation en danse comme expérience de l’immédiateté. De la même manière que
l’immédiateté paraissait, de prime abord, être première, elle paraît également être simple,
Une, et ne pouvoir rien voir à mettre ensemble. Toute articulation entre des divers est déjà
une possible médiation, sépare et installe des intervalles explicatifs, discursifs. Lorsque
mon présent réunit à la fois des éléments de mon passé immédiat et de mon futur immédiat
en tant qu’ébranlements de sensations et d’actions, il serait séparable en plusieurs éléments
et cesserait donc d’être immédiat, simple. Mais le présent tel que nous venons de le voir est
un moment qui empiète à la fois sur mon futur et mon passé, qui ne sont, en tant
qu’immédiats, pas tant divisés par un instant abstrait, que tendus dans une continuité
changeante. Mon présent est bien cette immédiateté d’une tension entre passé et futur
232
encore agissants, en mouvement pour moi. Encore une fois, il paraît contradictoire de
parler à la fois d’immédiat et de « très longue succession d’ébranlements élémentaires.»
C’est le défi de cette pensée de l’immédiat; voyons-en quelques pratiques conceptuelles.
108
Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p57
233
Ces multiplicités quantitatives comprennent des éléments discrets, qui s’arrangent
dans un certain ordre, ordre rendu possible par leurs contours et leurs intervalles, c’est-à-
dire par le milieu homogène dans lequel ils sont projetés. Ces éléments entretiennent entre
eux des rapports d’extériorité, partes extra partes, grâce à une homogénéité qui explique
l’impénétrabilité de ces éléments entre eux. C’est ce critère d’impénétrabilité qui constitue
le pivot permettant à Bergson d’établir la distinction entre cette multiplicité quantitative et
celle qu’il décrit, au contraire, comme qualitative.
Ces multiplicités quantitatives se distinguent en effet des multiplicités qualitatives,
en ce que ces dernières peuvent rendre compte de ce qui change continuellement, de ce qui
se succède sans se distinguer (au sens du clair et distinct, des contours et des intervalles)
mais en se différenciant. Il n’est qu’à peine possible de parler d’éléments, de plusieurs, qui
constituent cette multiplicité, tant ils sont fondus les uns dans les autres, et ne se
distinguent pas comme unités. Se pense alors un rapport de compénétration dynamique, sur
le modèle des états de conscience changeants (qui cessent dès lors d’être des états pour
devenir des processus) de ma durée interne. Il y a changement, production d’autre, il y a
donc différenciation au sein de cette multiplicité. Cette différence n’est pas un jugement de
dissemblance entre une chose et une autre, entre des unités que l’on comparerait à partir de
leur ressemblance, de leur identité, et donc qu’on pourrait compter, comme on pouvait
effectuer la somme des moutons dans un troupeau. Sur le modèle du changement incessant
de sentiments, d’idées, de volitions, Bergson explique cette multiplicité qualitative de
compénétration qui constitue le tissu de notre durée concrète.
« Bref, la pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements
qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune
tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté
avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure109. »
109
Ibidem, p79
234
encore plus dans L’Évolution Créatrice, la durée s’étend à l’univers entier. Ce mouvement
de la durée intérieure se déploie au niveau de l’univers entier, comme nous l’avons déjà vu
au début de cette partie dans notre étude de l’intuition. L’univers matériel même est pris
dans ce changement continu en tant que tout n’est pas donné en même temps, il y a un
retardement qui fait que la matière se donne dans un mouvement de variation continue.
C’est ce qui s’effectue dans les deux premiers chapitres de Matière et Mémoire où se
mettent en mouvement et entrent dans le changement autant le monde que mes états
intérieurs. L’équivalence entre matière, image, lumière, mouvement, changement continu
et, à la limite, conscience constitue l’ontologie de Bergson.
Si l’on repart de la distinction premièrement établie entre les deux types de
multiplicités, l’on peut saisir le bond effectué entre les deux moments de la philosophie
bergsonienne. Il y a en effet, dans un premier temps, entre les multiplicités quantitatives et
les multiplicités qualitatives une distance qui recouvre presque celle qu’il y a entre la
matière comme objet et la conscience, entre l’extérieur autour de moi et mon intérieur,
entre l’étendu et l’inétendu. Le texte reste en effet dans une certaine opposition binaire,
même s’il l’on peut remarquer la préparation de l’affinement ultérieur de la pensée dans
certaines remarques clés : Bergson attire notre attention sur le fait qu’ « il faudrait donc
distinguer entre la perception de l’étendue et la conception de l’espace110 ».
Le concept d’images tel qu’exposé dans le premier chapitre de Matière et Mémoire
provoquera une mise en flou de cette limite entre intérieur et extérieur. Les termes de la
binarité premièrement exposée seront rapprochés et liés d’une nouvelle manière. Ce
premier chapitre, intitulé « De la sélection des images pour la représentation. - Le rôle du
corps. » est à ce titre fulgurant. La matière devient images, se réduisant ainsi la brèche
entre « matière » et « représentation » qui animait les débats stériles entre « matérialistes et
dualistes111 ». Ça n’est cependant pas la disparition de toute distinction, c’est une
redistribution des distinctions et des voies de distinction. Toutes ces images entretiennent
une relation particulière avec l’une de ces images : mon corps.
« Voici les images extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications
apportées par mon corps aux images environnantes. Je vois bien comment les
110
Ibidem, p71
111
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op ; cit., p19
235
images extérieures influent sur l’image que j’appelle mon corps : elles lui
transmettent du mouvement. Et je vois aussi comment ce corps influe sur les
images extérieures : il leur restitue du mouvement. Mon corps est donc, dans
l’ensemble du monde matériel, une image qui agit comme les autres images,
recevant et rendant du mouvement, avec cette seule différence, peut-être, que
mon corps paraît choisir, dans une certaine mesure, la manière de rendre ce
qu’il reçoit112. »
Mon corps et le monde matériel sont déployés sur un plan d’égalité en images. Ces images
sont déhiérarchisées dans un sens : les unes et les autres transmettent des mouvements.
Plus qu’un concept médian entre conscience et matière, elles sont un partage entre les
deux. Il ne s’agit pas d’une égalisation par une uniformisation, mais un redéploiement de la
ligne de partage entre les deux. Si l’on ne peut s’empêcher d’avoir une image spatiale de ce
déploiement, il est néanmoins temporel : toutes les images fonctionnent par mouvements,
successions d’ébranlements. La distinction qui persiste entre les deux types d’images est
elle aussi temporelle : mon corps est une image qui insère un délai, un écart pour un choix.
Ce chapitre opère un déploiement de la matière et de la conscience, un déplacement de la
ligne de partage, plutôt qu’une médiation entre les deux, synthèse de deux instances
opposées et se niant l’une l’autre dialectiquement.
Avec ce concept d’image semble s’ouvrir l’actualisation d’une saisie immédiate du
mouvement de la matière par la conscience en mouvement. C’est dans une tension qui ne
cesse d’être immédiate qu’un écart subsiste : il est cette tension propre à l’extension des
images, en même temps qu’à la saisie possible de cette immédiateté par intuition : un écart
qualitatif qui fait perception. Ainsi dans la conclusion de Matière et Mémoire :
« Ce qui est donné, ce qui est réel, c’est quelque chose d’intermédiaire entre
l’étendue divisée et l’inétendu pur ; c’est ce que nous avons appelé l’extensif.
L’extension est la qualité apparente de la perception113.»
Avec les images et l’extension, la qualité cesse d’être absolument et nécessairement
inétendue, elle est extension. Le concept de multiplicité qualitative, d’abord construit dans
une opposition au quantitatif étendu, permet en fait de saisir des qualités dynamiques, dans
une perception par extension, et de forger le concept d’image.
La distinction entre les deux types de multiplicités ne constitue plus alors une
opposition dialectique entre matière et conscience. Elle opère le premier déplacement qui
112
Ibidem, p14
113
Ibidem, p276
236
permettra le rapprochement renvoyant dos à dos matérialistes et spiritualistes, dans une
immédiation. Les images de Matière et Mémoire ne sont pas tant une synthèse qu’un saut à
toujours effectuer, un bond, qu’il dure une seconde ou des années.
Remarquons que par cette distinction entre multiplicité qualitative et multiplicité
quantitative, les qualités deviennent la caractéristique essentielle de la durée. Les qualités
tissent la texture de la durée. Mon présent vécu m’apparaît donc comme épais parce qu’il
se tend dans le temps -nous l’avons vu- mais aussi parce qu’il est tissé de qualités sensibles
enchevêtrées. N’est-ce pas une des définitions possibles de la danse que de donner à sentir
la texture physique d’un temps riche de qualités hétérogènes ? L’immédiat est tension d’un
moment ramassé et étendu à la fois, dans ce double mouvement d’extension et de
contraction propre à la philosophie bergsonienne. L’immédiat est alors multiplicité,
déplaçant ainsi la contradiction Un/multiple. C’est une des difficultés de lecture de la
philosophie de Bergson, et un aspect capital : cette tension entre l’hétérogénéité qui lui est
constitutive et la simplicité qui le donne à sentir. L’immédiat est essentiellement épais,
tissé de qualités compénétrées. La saisie immédiate, lorsqu’elle est possible, est à la fois
donnée d’un coup et multiplicité. Il n’est pas la synthèse d’une dialectique mais le geste
enrichi de deux tendances.
114
Gilles DELEUZE, Le Bergsonisme, op. cit., p31
237
du compte, une et multiple à la fois? C'est que, avec les multiplicités, la ligne de partage se
dévie, et ne recouvre plus cette distinction Un/multiple.
« Le mot "multiplicité" n’est pas là comme un vague substantif correspondant à
la notion philosophique bien connue du Multiple en général. En effet, il ne
s’agit pas pour Bergson d’opposer le Multiple à l’Un, mais au contraire de
distinguer deux types de multiplicité115. »
Cette redéfinition de la ligne de partage est un des actes philosophiques de
Bergson ; pouvoir penser la durée comme multiplicité, à la fois composée et indivise.
Mais plus encore, ce geste qui déplace la ligne de partage entre Un et Multiple et la
fait passer entre multiplicité qualitative et multiplicité quantitative enrichit notre concept-
outil d’"immédiat" en déplaçant d’autres concepts dans le champ de l’histoire de la
philosophie116. C’est Deleuze qui souligne particulièrement ce déplacement, et il est
évident que les déplacements qu’il met au jour dans l’œuvre de Bergson se prolongeront
dans sa propre philosophie : sortir de l’opposition Un/multiple :
« La notion de multitude nous évite de penser en termes de "Un et Multiple".
Nous connaissons beaucoup de théories qui combinent l’un et le multiple. Elles
ont en commun de prétendre recomposer le réel avec des idées générales. On
nous dit : le Moi est un (thèse), et il est multiple (antithèse, puis il est unité du
multiple (synthèse). Ou bien, on nous dit : l’Un est déjà multiple, l’Être passe
par le non-être, et produit le devenir. Les pages où Bergson dénonce la pensée
abstraite font partie des plus belles de son œuvre : il a l’impression que, dans
une telle méthode dialectique, on part de concepts beaucoup trop larges,
comme de vêtements qui flottent117. »
Si Deleuze insiste sur le concept de multiplicité comme fondateur chez Bergson,
c’est qu’il y voit une sortie possible de la dialectique, surtout hégélienne, pour la pensée.
La critique de la dialectique en ces termes constituera, par exemple, une des lignes de
forces de Différence et Répétition. L’Un et le multiple sont des généralités, par lesquelles
passent les éléments organisés de la réalité, dans la dialectique. Bergson n’oppose par l’Un
115
Idem. (C’est Deleuze qui souligne)
116
J’insiste sur cette idée de déplacement de la ligne de partage qui permet de saisir certains gestes
philosophiques. Nous nous en sommes expliqués dans notre première partie.
117
Gilles DELEUZE, Le Bergsonisme, op. cit., p37-38. Sur la largeur des concepts, voir Henri BERGSON,
La Pensée et le Mouvant, « Introduction I », op. cit., p 3 (« ce qui a le plus manqué en philosophie, c'est la
précision. Les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. Ils sont
trop larges pour elle.»). Deleuze reprend une image parallèle lorsqu’il parle de la dialectique : « le filet est si
large qu’il laisse passer les plus gros poissons » dans Différence et Répétition, op ; cit., p94
238
au multiple, mais la multiplicité qualitative à la quantitative, pour serrer le réel au plus
près, et en saisir les qualités hétérogènes.
« Ce que Bergson réclame, contre la dialectique, contre une conception
générale des contraires (L’Un et le Multiple), c’est une fine perception de la
multiplicité, une fine perception du « quel » et du « combien », de ce qu’il
appelle la « nuance » ou le nombre en puissance. (…) Cette multiplicité qu’est
la durée ne se confond nullement avec le multiple, pas plus que sa simplicité ne
se confond avec l’Un118 ».
Il ne s’agit donc pas pour Bergson d’exposer deux étapes, d’abord le temps est Un,
comme cadre extérieur par exemple, puis, à l’opposé, Multiple, comme vécu (ou l’inverse),
pour enfin se retrouver dans la synthèse des deux. La durée est toujours en même temps
simplicité et multiplicité, donnée d’un coup et fourmillant de mille ébranlements. Il
convoque à ce titre la musique, en ce qu’elle est l’expérience la plus proche de la durée, les
notes séparées ne sont pas une mélodie, la mélodie, pour être, doit être donnée tout d’un
coup, mais elle est constituée de mille vibrations différentes, elle est même plus finement
cette différenciation entre les notes. Ces deux tendances conjointes sont ce qu’il y a de plus
fort à saisir chez Bergson, directement et non pas seulement dans « le bébé dans le dos »
que lui a fait Deleuze. Enfin, ces deux tendances coexistent non pas comme juxtaposition
discrète mais comme succession de compénétration. C’est la compénétration dynamique
des différentes qualités qui rend cette double tendance viable. C’est là, une fois de plus, ce
qui peut apparaître comme l’épaisseur de la durée, et en particulier du moment présent.
Deleuze insiste sur l’importance de saisir la finesse de cette différence entre les
deux types de multiplicité :
« l’une est (…) une multiplicité d’extériorité, de simultanéité, de juxtaposition,
d’ordre, de différenciation quantitative, (…) une multiplicité numérique,
discontinue et actuelle. L’autre se présente dans la durée pure ; c’est une
multiplicité interne, de succession, de fusion, d’organisation ou de différence
de nature, une multiplicité virtuelle et continue, irréductible au nombre119. »
Cette multiplicité hétérogène et qualitative qu’est la durée, le temps concret et vécu
chez Bergson, est une des clés pour comprendre cette ré-articulation du monde, et pour
dépasser ce qui apparaissait comme une contradiction, en passant par une distinction qui
118
Gilles DELEUZE, Le Bergsonisme, op. cit., p40
119
Ibidem¸ p30-31. (C’est Deleuze qui souligne)
239
fondera la philosophie deleuzienne, entre actuel et virtuel. Deleuze le résume en une
formule particulièrement percutante :
« Il y a autre, sans qu’il y ait plusieurs120 »
Il y a hétérogénéité et simplicité ; il y a qualités sans dissociation d’avec un
substrat. Continuité et changement, tels qu’ils apparaissaient dans la relation gravitaire.
C’est bien alors que ça fonctionne encore une fois dans une non-extériorité, évitant un
aplatissement. Le concept de multiplicité qualitative nous permet d’avancer dans la
compréhension d’une possible composition dans une immédiateté.
C’est peut-être dans le livre « informel » de Dialogues que font ensemble Deleuze
et Parnet que l’on croise les multiplicités en action. C’est aussi là qu’elles rencontrent
explicitement d’autres aspects de la pensée de Deleuze, nous permettant de saisir plus
concrètement ce qu’elles sont. Ici la rencontre s’effectue entre l’invitation à une pensée du
ET, ET, ET, plutôt que du OU BIEN, OU BIEN (« essayez, c’est une pensée tout à fait
extraordinaire et pourtant c’est la vie »), et les multiplicités :
« Et ce n’est pas une pensée dialectique, comme quand on dit « un donne deux
qui va donner trois ». Le multiple n’est plus un adjectif encore subordonné à
l’Un qui se divise ou à l'Être qui l’englobe. Il est devenu substantif, une
multiplicité, qui ne cesse d’habiter chaque chose. Une multiplicité n’est jamais
dans les termes, en quelque nombre qu’ils soient, ni dans leur ensemble ou la
totalité. Une multiplicité est seulement dans le ET, qui n’a pas la même nature
que les éléments, les ensembles et même leurs relations. Si bien qu’il peut se
faire entre deux seulement, il n’en déroute pas moins le dualisme. Il y a une
sobriété, une pauvreté, une ascèse fondamentales du ET121. »
120
Ibidem, p36
121
Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, op. cit., p71-72
240
contexte et de la durée, telle pourrait être l’énonciation de notre étape de travail sur les
danses prises dans la singularité du déplacement du rôle de l’auteur, et par là partageant un
commun sensible qui partage et est partagé, dans une perception et une affirmation.
241
II Composition par différenciation
Repartir de la question agacée “oui d’accord on serre la réalité au plus près, mais,
alors, qu’est-ce qu’on peut faire ?”. Le problème d’une possible composition de pures
qualités, dans une hétérogénéité où il y a autre sans qu’il y ait plusieurs se pose en termes
par différenciation. Continuons notre lecture de Bergson : déjà dans l’Essai sur les
Données Immédiates de la Conscience, au moment où Bergson distingue l’espace de
multiplicités quantitatives et la durée des multiplicités qualitatives, autrement dit
l’homogène de l’hétérogène, il précise :
« Il n’y a pas d’autre définition possible de l’espace : c’est ce qui permet de
distinguer l’une de l’autre plusieurs sensations identiques et simultanées : c’est
donc un principe de différenciation autre que celui de la différenciation
qualitative122 ».
Ce qui se distingue intrinsèquement de la différenciation entre plusieurs choses
comparées dans l’espace, c’est la différenciation qualitative. C’est la différenciation du
temps hétérogène et continu. C’est la différenciation qualitative qui est la durée même :
une continuité de changements interpénétrés composée non pas, nous l’avons déjà vu,
d’états, d’unités, mais de processus. Il y a un certain type d’arrangement du plusieurs, une
composition par différenciation qualitative. De la même manière, dans la dernière partie de
l’« Introduction à la métaphysique », l’article qui constitue le sixième chapitre de La
Pensée et le Mouvant, Bergson explicite quelques points concernant la métaphysique de
l’intuition. Le septième point se conclut dans une phrase qui reconnaît le vertige de son
défi mais qui n’en annonce pas moins ce à quoi la métaphysique est appelée dans le cadre
exigeant qui vient d’être défini pour elle :
« Disons donc, ayant atténué par avance ce que la formule aurait à la fois de
trop modeste et de trop ambitieux, qu’un des objets de la métaphysique est
d’opérer des différenciations et des intégrations qualitatives123. »
122
Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p71
123
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, ‘VI. Introduction à la métaphysique’, op. cit., p215
242
En faisant référence aux mathématiques, Bergson parle donc de différentiation et de
qualités, après avoir expliqué que les mathématiques sont parties d’une intuition tout
comme la métaphysique doit le faire, mais cette dernière doit rester dans le domaine de
l’intuition et l’appliquer aux qualités, « c’est-à-dire à la réalité en général », alors que les
mathématiques en restent aux quantités, tout en sachant que la quantité n’est qu’une qualité
prise à son « état naissant », elle en constitue « le cas limite124. »
Nous avons là le rapprochement entre un champ spécifique qui est celui de la
réalité -c’est-à-dire les qualités- et le terme de différenciation. Comment se donnent les
qualités ? Dans leurs différences, et c’est ça l’hétérogénéité. Ce que peut saisir et manier
l’intuition ? Des différences en tant qu’elles se différencient qualitativement, c’est-à-dire
qu’elles esquissent des tendances. La différenciation qualitative est alors une sorte de mise
en mouvement, cette tension qui fait penser. Cette idée entre en cohérence avec celle qui
faisait de la durée une multiplicité qualitative, non de juxtaposition mais de
compénétration, car, nous l’avons vu, si l’intuition peut saisir quelque chose, c’est la durée.
L’intuition saisit alors ces différences qualitatives, immédiatement et en continu, elle est
elle-même en quelques sortes composition par différenciation. Il s’agit alors pour la
philosophie d’être sensible à ces différences, de saisir et penser des qualités, laissant aux
sciences le soin, extrêmement utile à la vie, de penser les quantités.
S’il y a un domaine du qualitatif, c’est bien celui de l’art. Lorsque dans Le Rire
Bergson s’attache à décrire « l’objet de l’art125 », il insiste sur les qualités et les
différences. La danse n’est-elle pas une composition de qualités ? Une composition
attachée au continu ne se fait-elle pas dans ces différenciations continuées et interpénétrées
que seraient les mouvements dansés chez les danseurs ; et chez le public ? Pour reprendre
des termes avancés dans la première partie de notre travail, le sensible n’est-il pas un autre
nom du qualitatif, tous deux pris dans des mouvements de différenciation ? C’est le
mouvement qui nous permet d’effectuer ce rapprochement : voyons d’abord comment ce
rapprochement s’effectue chez Bergson dans le quatrième chapitre de Matière et Mémoire,
124
Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, ‘VI. Introduction à la métaphysique’, op. cit., p215
125
Henri BERGSON, Le Rire, (1899), éd. PUF, Paris, 1993. Sur l’objet de l’art cf. chapitre 3, p115 sqq. Ce
livre regroupe des articles écrits peu de temps après Matière et Mémoire.
243
nous verrons ensuite dans la danse. Les qualités sont ici l’équivalent des sensations qui
sont les perceptions touchant directement mon corps. Bergson montre comment elles se
rapprochent du mouvement, en ce que les mouvements sont également changement
qualitatif continu et indivisible :
« Nous n’avons fait, en réalité, que resserrer progressivement l’intervalle entre
deux termes qu’on oppose l’un à l’autre, les qualités ou sensations, et les
mouvements. A première vue, la distance paraît infranchissable. Les qualités
sont hétérogènes entre elles, les mouvements homogènes. Les sensations,
indivisibles par essence, échappent à la mesure ; les mouvements, toujours
divisibles, se distinguent par des différences calculables (…). Mais la question
est justement de savoir si les mouvements réels ne présentent entre eux que des
différences de quantité, ou s’ils ne seraient pas la qualité même, vibrant pour
ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent
incalculable de moments126. »
Si les mouvements sont qualités, c’est en ce qu’ils sont vibrations non mesurables,
pris dans le rythme sensible qui scandent leur existence. Les opposés se rapprochent
lorsqu’on considère leur nature temporelle et sensible plutôt que l’analyse qu’on en fait
dans un espace homogène de calcul. Si l’on parle ici d’un mouvement qui n’est pas le
nôtre, n’est-ce pas tout le travail d’analyse du mouvement en danse, depuis le travail de
Laban jusqu’aux avancées les plus récentes, qui essaient de saisir ces corps en mouvement
dans leur qualités. Toutes les problématiques de description du mouvement dansé se
retrouvent ici, dans l’impossibilité de mesurer l’intensité sensible du mouvement, et la
difficulté à rendre les variations de rythme non mesurables. Le mouvement est sensations
et qualités quand on le prend dans sa réalité de durée, plutôt que le trajet quantifiable qu’il
fait dans l’espace. Cela ne veut pas dire que l’espace en danse ne soit pas traversé de
qualités et de sensations, mais c’est ici l’entremêlement du mouvement avec la durée qui
nous intéresse, puisque c’est dans ce tissage d’hétérogénéité que l’on peut comprendre une
certaine immédiateté au moment de danser, et envisager la composition comme
différenciation. Poursuivons :
« Le mouvement que la mécanique étudie n’est qu’une abstraction ou un
symbole, une commune mesure, un dénominateur commun permettant de
comparer entre eux tous les mouvements réels ; mais ces mouvements,
envisagés en eux-mêmes, sont des indivisibles qui occupent de la durée,
supposent un avant et un après, et relient les moments successifs du temps par
126
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p226-227
244
un fil de qualité variable qui ne doit pas être sans quelque analogie avec la
continuité de notre propre conscience. Ne pouvons-nous pas concevoir, par
exemple, que l’irréductibilité de deux couleurs aperçues tienne surtout à
l’étroite durée où se contractent les trillions de vibrations qu’elles exécutent en
un de nos instants ? Si nous pouvions étirer cette durée, c’est-à-dire la vivre
dans un rythme plus lent, ne verrions-nous pas, à mesure que ce rythme se
ralentirait, les couleurs pâlir et s’allonger en impressions successives, encore
colorées sans doute, mais de plus en plus près de se confondre avec des
ébranlements purs127 ? »
En se distinguant des mouvements étudiés dans leur mécanique et leur nombre, les
mouvements réels se saisissent dans leurs qualités, c’est-à-dire leur changement continu.
Bergson parle à leur propos d’un « fil de qualité variable », multiplicité qualitative au
même titre que la durée de la conscience. C’est un fil hétérogène et non homogène comme
celui qui tiendrait ensemble les perles d’un collier. La variation des couleurs constitue la
variabilité du fil même128. La différence qualitative qui se donne dans la continuité de ces
mouvements est comparable à des vibrations, des intensités contractées en un court instant.
La saisie de cette différenciation qualitative en cours exige l’expansion d’une durée, qui
permet de percevoir la tension qui l’anime. C’est bien l’attention sensible propre à une
attitude immédiate qui est ici variation de rythme sensible. N’est-ce pas là une description
possible d’une attitude dansée ? Dilater notre perception pour percevoir la vibration même
de la sensation, jusqu’à retrouver le mouvement intime de chaque élément qualitatif du
contexte. Le mouvement dansé est alors une saisie de cette différenciation en étant
différenciation en mouvement lui-même. Cette différenciation qualitative permet de penser
la composition du mouvement dansé, un écartement au moment de son effectuation ; son
actualisation, nous y reviendrons.
Chaque qualité dure, comme ma conscience dure, et comme le mouvement, le mien
et celui des autres, et de l’univers entier. Une certaine contraction due à l’habitude de
l’action utile compresse les qualités (tel un changement d’une couleur à une autre paraît
127
Ibidem, p227-228
128
Cf. sur cette image du collier de perles Henri BERGSON, L’Évolution Créatrice, op. cit., « Où il y a
fluidité de nuances fuyantes qui empiètent les unes sur les autres, elle [l’attention] aperçoit des couleurs
tranchées, et pour ainsi dire solides, qui se juxtaposent comme les perles variées d’un collier : force lui est de
supposer alors un fil, non moins solide, qui retiendrait les perles ensemble. Mais si ce substrat incolore est
sans cesse coloré par ce qui le recouvre, il est pour nous, dans son indétermination, comme s’il n’existait pas.
Or, nous ne percevons précisément que du coloré, c’est-à-dire des états psychologiques. » p3
245
tranché) jusqu’à en faire deux points discrets. Alors faire l’expérience du ralentissement129
nous fait voir les mouvements intermédiaires, dans un fondu-enchaîné des qualités. En
entrant dans un mouvement de dilatation, l’on touche à l’expansion de la durée, par un
mouvement inutile et concret à la fois. C’est en cela que la différenciation comme tension
permet de saisir une certaine composition : par dilatation et contraction des mouvements,
donc des sensations. Se composent ensemble des tensions, des tendances dans des
intensités différentes, plutôt que dans des directions différentes. Mais précisons encore ce
que cela peut vouloir dire pour la danse.
129
Penser ici non pas tant à la lenteur d’un état de lenteur que d’un ralentissement, une vitesse en train de
changer, comme le verdoiement de l’arbre plutôt que le qualia vert de l’arbre auquel Deleuze nous invite à
penser.
246
entre différences et qualités semblent rendre compte de la réalité de la composition en
danse. Le « déséquilibre fondateur » dont parle Hubert Godard à propos de l’anacrouse
gestuelle est un processus de différenciation au cours de l’effectuation mouvement. En
effet, faire confiance aux différences toujours présentes pour composer une pièce, plutôt
que d’en rajouter comme vecteurs linguistiques d’une écriture symbolique de la danse
constitue des manières distinctes de faire danse, de faire des danses. Attachons-nous un
instant à la dimension de l’improvisation, en tant que composition au présent d’une pièce
dansée, comme nous en avons déjà tracé quelques jalons dans le fil du texte. Il ne s’agit
toujours pas d’opposer une bonne pure manière de faire de l’improvisation à une fausse
triche du biffage de l’écriture, les tendances communes sont très fortes. Certains choix
d’improvisation comme méthode et processus finaux compositionnels radicalisent les
dimensions d’immédiateté et de continuité signalées plus haut, présentation immédiate
d’une pièce qui n’est pas pré-écrite ou médiatisée auparavant, création en continu dans un
temps non prédécoupé, elle tâche de rendre une certaine composition perçue de ce temps
dans une composition immédiate. C’est en cela qu’elle nous parle tout particulièrement de
cette attitude attentive dans la posture intuitive que Bergson propose pour la philosophie, et
en ceci également qu’elle compose par différenciations qualitatives. Improviser des
mouvements, c’est s’ouvrir à la perception de tout ce qui peut déclencher le mouvement, et
l’actualiser sans en avoir une image préconçue. L’actualisation d’un certain mouvement
par le corps (qui est toujours en mouvement, même imperceptible) est comme
l’effectuation en cours d’une tension, d’une tendance, d’une différence de potentiel, dans
l’espace, dans le temps, dans le contexte de la pièce en train de se faire.
247
changement par les mouvements du corps ne se résume pas à des mouvements
automatiques du type action/réaction. L’immédiateté du présent est en partie indéterminée.
« ramassant, organisant la totalité de son expérience dans ce que nous
appelions son caractère, il la fera converger vers des actions où vous trouverez,
avec le passé qui leur sert de matière, la forme imprévue que la
personnalité leur imprime ; mais l’action ne sera réalisable que si elle vient
s’encadrer dans la situation actuelle, c’est-à-dire dans cet ensemble de
circonstances qui naît d’une certaine position déterminée du corps dans le
temps et dans l’espace130. »
C’est la posture du corps qui actualise, ici qui maintient au présent, l’action. S’il
existe un caractère qui conforme en partie cette posture, l’attitude attentive ouvre à une
certaine imprévisibilité. C’est ainsi que Bergson poursuit en affirmant :
« notre corps, avec les sensations qu’il reçoit d’un côté et les mouvements qu’il
est capable d’exécuter de l’autre, est donc ce qui fixe notre esprit, ce qui lui
donne le lest et l’équilibre. (…) ces sensations et ces mouvements [de l’heure
présente] conditionnent ce qu’on pourrait appeler l’attention à la vie, et c’est
pourquoi tout dépend de leur cohésion dans le travail normal de l’esprit,
comme dans une pyramide qui se tiendrait debout sur sa pointe131. »
Dans ce flux continu de différences, c’est le corps qui permet à la fois d’être en
équilibre au présent et que prenne forme l’imprévisible, dans la situation actuelle. C’est
que le corps nous ancre dans la situation présente, en particulier à travers la relation
gravitaire. L’expérience de la gravité, si l’on porte son attention sensible dessus, nous
donne à sentir la différenciation de la durée en cours.
C’est ainsi qu’en entrant dans la conscience physique intime de notre arrangement
gravitaire, l’on peut petit à petit noter, les différents mouvements qui ont déjà toujours lieu.
Nous avons évoquer à ce titre l’expérience de la « petite danse » dans les exercices de
préparation en Contact Improvisation. C’est souvent en réduisant l’amplitude du
mouvement pour grossir les détails que se révèlent les différentes dynamiques qui
traversent le corps, dans le lien intime et indivisible entre perception et action. Si nous
parlons ici de différenciation comme processus compositionnel pour la danse et
singulièrement en improvisation, c’est bien dans ce sens là. Composer dans le moment de
la présentation, c’est faire confiance au fait que les processus compositionnels sont déjà
toujours existants. La pratique de l’improvisation passe donc souvent par une exploration
130
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p193
131
Idem
248
attentive des différents processus en cours, en particulier les multiples arrangements
gravitaires ; c’est là que les exercices sur le rouler prennent toute leur ampleur
compositionnelle.
Ce que nous avons appelé différenciation à partir de l’étude des multiplicités
qualitatives chez Bergson nous donne à comprendre un peu mieux ce que pourrait être la
composition « dans l’instant », improvisée. Nous suivrons la piste de l’actualisation
comme composition en danse dans nos pistes conclusives. Revenons pour l’instant au
concept de qualités dans les différences qualitatives chez Bergson pour comprendre leurs
liens avec le mouvement et la différenciation. Les qualités sont sensibles en ce qu’elles
mettent en tension et tendent à devenir intensités, dans le passage qui a lieu de l’Essai sur
les Données Immédiates de la Conscience à Matière et Mémoire. C’est au cœur de
l’immédiateté de la perception en mouvement que le concept de qualités se trouve modifié,
ainsi dans la conclusion de Matière et Mémoire :
« le mouvement concret, capable, comme la conscience, de prolonger son passé
dans son présent, capable, en se répétant, d’engendrer les qualités sensibles,
[est] déjà quelque chose de la conscience, déjà quelque chose de la
sensation132. »
Ces qualités sensibles, au croisement présent du passé, dessinent une attitude
temporelle, où l’attention au présent se complique de mouvements d’expansion et de
resserrement, en un mot, d’intensités. L’attitude est alors prise dans une tension, dans des
différenciations de tension, dans des mouvements, toujours. Ainsi dans la suite du même
texte de conclusion :
« entre les qualités sensibles envisagées dans notre représentation, et ces
mêmes qualités traitées comme des changements (…), il n’y a donc qu’une
différence de rythme de durée, une différence de tension intérieure. Ainsi, par
l’idée de tension nous avons cherché à lever l’opposition de la qualité à la
quantité, comme par l’idée d’extension celle de l’inétendu à l’étendu133. »
Par la tension l’on sort de l’opposition simple entre quantité et qualité, et nous
restons alors plus avec l’intensité comme qualité différenciante, tendue dans l’écart qui se
tient dans l’immédiat décrit plus haut. Nous avons maintenant ces qualités hétérogènes, ces
intensités qui se composent ensemble. Mais comment ?
132
Ibidem, p278
133
Idem
249
L’exemple que prend Bergson pour faire sentir la compénétration des qualités
hétérogènes dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience est celui de la
musique. Il parle au sujet de la mélodie d’une certaine hétérogénéité qualitative, qui
s’organise comme durée. Ce milieu immédiat entre sensation et composition peut-il se
penser comme organisation, terme qui n’est pas sans poser problème, d’autant plus que
nous venons de voir comment ces multiplicités qualitatives fonctionnent par
différenciation ? Des intensités peuvent-elle s’organiser ? La différenciation est-elle un
processus d’organisation ? La composition improvisée est-elle une organisation ?
250
III Composition, une organisation ?
Composer des qualités sensibles est-ce les organiser ? Bergson prend à ce propos
l’exemple récurrent de la musique, et affirme que les multiplicités qualitatives ne sont non
pas partes extra partes, dans un ordre discret, mais dans une certaine composition, elles
s’organisent entre elles par compénétration.
« Je les [les deux images] apercevrai l’une dans l’autre, se pénétrant et
s’organisant entre elles comme les notes d’une mélodie, de manière à former
ce que nous appellerons une multiplicité indistincte ou qualitative, sans aucune
ressemblance avec le nombre : j’obtiendrai ainsi l’image de la durée pure, mais
aussi je me serai entièrement dégagé de l’idée d’un milieu homogène ou d’une
quantité mesurable134. »
Ce terme d’ « organisation » tel qu’il apparaît dans l’Essai pour décrire les
multiplicités qualitatives en opposition à l’ « ordre » des multiplicités quantitatives n’est
pas sans poser problèmes. Il renvoie explicitement à l’organisation des parties du corps,
presque directement aux organes, lorsqu’il parle de la durée pure:
« Il [le moi] n’a pas besoin non plus d’oublier les états antérieurs : il suffit
qu’en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l’état actuel comme un
point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous
nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie. Ne
pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons
néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un
être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même
de leur solidarité135 ? »
Mais l’organisation ne se donne-t-elle pas toujours entre des termes distincts ?
Certes l’on comprend bien pourquoi Bergson reprend cette idée d’organisation, « comme
un être vivant », pour avancer sur le dynamisme, le changement, propre au vivant, et
propre à la durée qui en est l’essence active et l’intime arrangement entre les non-éléments
d’une multiplicité qualitative. Pourtant, cette même idée d’organisation ne renvoie-t-elle
pas en même temps à une certaine distance entre des parties fixes dans leur fonction, et
hiérarchisées dans leur relation ? Dans quel sens peut-on parler d’organisation de
l’hétérogène, des multiplicités qualitatives ? Cette tension entre multiplicités qualitatives et
134
Ibidem, p78, (je souligne)
135
Ibidem, p75
251
organisation est particulièrement vive si l’on confronte Bergson à la lecture qu’en fait
Deleuze. Ce dernier en effet insiste sur l’importance décisive du concept de multiplicités
qualitatives pour la philosophie et rejette en même temps l’idée d’une organisation.
Ce qui n’entretient aucune relation d’extériorité c’est l’organisation de la
multiplicité qualitative pour Bergson. En se distinguant radicalement de ce qui est
mesurable par comparaison, constituant des unités basées sur l’identité, les multiplicités
qualitatives ne s’éloignent-elles pas de toute organisation ? Deleuze seul, et avec Guattari,
construira partie de sa philosophie dans une distinction de l’organisation, en particulier au
moment de reprendre dans leur boîte à outil le concept de Corps Sans Organe d’Artaud,
dans Mille plateaux en particulier, s’élevant contre l’ « organisation de l’organisme ». En
effet un organisme, en tant que fermé et fonctionnant comme un tout, fonctionne par
totalisation et hiérarchisation, ce dont Deleuze et Guattari essaient de se défaire.
Cette question de l’usage de l’organisation pour décrire les multiplicités
qualitatives semble d’autant plus cruciale à affiner que l’on peut voir dans le concept
d’agencement dont le CsO peut être un exemple, une suite sur la ligne des multiplicités
qualitatives. C’est sur cette articulation particulière que nous voulons nous arrêter un
moment. Déjà forgé et utilisé dans l’Anti-Œdipe136, le concept de CsO prend une grande
place particulière dans Mille Plateaux, en s’étendant sur un plateau entier, « 6. 28
novembre 1947 – Comment se faire un Corps sans Organes ? ». Le CsO est une réalité,
dès qu’on désire, il y a un CsO, et il est toujours limite.
« Le Corps sans Organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a
jamais fini d’y accéder, c’est une limite137. »
Il ne pourra, une fois encore, pas totalement définir ce qu’est le corps au moment
où l’on danse, où l’on improvise, mais il pourrait nous indiquer des pistes pour parler de
ces pratiques.
« Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble
de pratiques138. »
136
L’étude de l’usage de ce concept dans l’Anti-Œdipe a constitué une partie de mon mémoire de DEA.
137
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux (1980), éd. de Minuit, Paris, 2004, p186
138
Idem
252
Encore une fois, il s’agit de prendre en compte ces réserves, tout en continuant à
dire, à parler, à écrire ; ne prenons pas cette impossibilité de définition comme une
injonction à ne plus rien dire, dans un respect silencieux, quasi religieux, de la pensée qui
se veut non totale. C’est une question d’usage, et d’usage de ce qui a été écrit, publié, etc.,
alors usons ! C’est un corps sans organes non pas tant quand disparaissent les organes que
quand disparaît l’organisme, l’organisation du corps.
« Nous nous apercevons peu à peu que le CsO n’est nullement le contraire des
organes. Ses ennemis ne sont pas les organes. L’ennemi c’est l’organisme. Le
CsO s’oppose, non pas aux organes, mais à cette organisation des organes
qu’on appelle organisme139. »
C’est pourtant bien ce terme, « corps sans organes », que Deleuze et Guattari
reprennent à Artaud. Ils expliquent ainsi que c’est pourtant déjà à l’organisme qu’Artaud
s’attaque en attaquant les organes, et ceci en montrant qu’il s’attaque conjointement au
système du jugement de Dieu. :
« Il est vrai qu’Artaud mène sa lutte contre les organes, mais en même temps
c’est à l’organisme qu’il en a, qu’il en veut : le corps est le corps. Il est seul. Et
n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes
sont les ennemis du corps. (…) Le jugement de Dieu, le système du jugement
de Dieu, le système théologique, c’est précisément l’opération de Celui qui fait
un organisme, une organisation d’organes qu’on appelle organisme, parce qu’Il
ne peut pas supporter le CsO, parce qu’il le poursuit, l’éventre pour passer le
premier, et faire passer le premier l’organisme. L’organisme, c’est déjà ça, le
jugement de Dieu, dont les médecins profitent et tirent leur pouvoir. (…)
(…) le CsO hurle : on m’a fait un organisme ! on m’a plié indûment ! on m’a
volé mon corps ! le jugement de Dieu l’arrache à son immanence, et lui fait un
organisme, une signification, un sujet. C’est lui le stratifié140.»
139
Ibidem, p196
140
Ibidem, p197
253
plutôt une pratique, de ce que pourrait être ce corps désorganisé produit et produisant ces
danses sans chorégraphe. Le concept/outil avec lequel nous nous sommes retrouvés le plus
souvent au moment de répondre à la question de savoir comment ça marche dans cet
immédiat, c’est celui de l’agencement, or le CsO semble bien pouvoir être compris comme
une sorte d’agencement du corps lui-même. S’exercer au corps sans organe comme
s’exercer à un corps multiples, de compénétration d’éléments non distincts plutôt que
d’une organisation de parties partes extra partes (organes) qui se hiérarchisent dans un
fonctionnement de cause et conséquence (organisation). Bien loin encore une fois de
constituer un rejet de ce qui est sale parce qu’organique, le concept de corps sans organes
est plutôt une pratique de désorganisation du corps. Utilisé et cité dans l’univers de la
danse, ce concept de CsO reste souvent compris comme un rejet de ce qui est proprement
corporel, matériel, dans le corps ; en effet le terme d’organique en danse renvoie souvent à
ce qui est « naturel », ce qui est informe parce que plus « sauvage », et par là même positif
parce qu’« authentique ». C’est en ce sens -et paradoxalement si on lit la citation
précédente qu’elle fait de Deleuze sur le corps qui force à penser- que Geisha Fontaine
dans son ouvrage Les danses du temps écrit sur le Corps sans Organes:
« La danseuse et la chorégraphe que je suis éprouve quelque difficulté à
souscrire à cette notion. Elle me semble relever encore d’une dichotomie entre
ce qui du corps serait sale et négatif (mais organiquement utile) et ce qui serait
fécond et positif (pour la pensée). Pauvre corps donc, si limité, tellement
organicisé ; et pourtant, jusqu’à nouvel ordre plutôt futé…141. »
Or, comme l’explicite la citation de Mille plateaux précédente, le problème que le
CsO entend poser n’est pourtant pas celui de l’organe comme sale, mais de l’organisation
(qui serait même, à la rigueur, ce qui est fécond…). Même si à d’autres égards il est
pertinent de poser la question du corps réel chez Deleuze, il ne semble pas que le concept
de Corps sans Organe puisse être pris comme un rejet de la réalité vitale du corps. La mise
en cause de l’organisation de l’organisme par Deleuze et Guattari n’est pas un rejet du
corps dans sa réalité, pas plus que de l’organe142. De plus, il est difficile de faire porter à
141
Geisha FONTAINE, Les danses du temps, éd. du CND, Pantin, 2004, p39
142
Il n’est qu’à voir la première page de l’Anti-Oedipe pour différer toute interprétation dans ce sens chez
Deleuze, et, peut-être encore plus, chez Guattari. « Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu.
Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des
machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leur couplages, leurs
connexions. » Anti-Œdipe, op. cit., p7
254
Artaud, créateur du concept de Corps sans Organes, le poids d’un cartésianisme atavique à
la recherche d’un corps sain, fécond pour la pensée… Cette méfiance qu’entretiennent les
textes et les chercheurs en danse envers ce qui serait un cartésianisme lové dans toute
philosophie est tenace, parfois mais pas toujours justifiée. Elle constitue un enjeu
particulièrement important d’un rapprochement, d’une lecture/écriture toujours plus fines
sphère de la danse et la philosophie.
255
IV Composition : de la sympathie à l’agencement
Dans ces questionnements concernant les déplacements qui peuvent amener à créer
des pièces de danse non préécrites, la modification du rapport au rythme est très
importante, non seulement en tant que base d’écriture des mouvements, on le comprend
bien, mais surtout comme base sensible de partage entre danseurs, et avec les spectateurs.
Bergson, dans le premier chapitre de l’Essai sur les Données Immédiates de la Conscience,
pense ce partage en termes de sentiment de grâce esthétique. C’est, selon lui, le rythme qui
donne toute son intensité au sentiment de grâce que l’on éprouve face à une œuvre d’art.
« C’est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux
les mouvements de l’artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les
maîtres. Comme nous devinons presque l’attitude qu’il va prendre, il paraît
nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui
et nous une espèce de communication143. »
143
Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 9 (je souligne)
144
Idem. Il ne nomme pas explicitement l’art de la danse, mais les termes utilisés se prêtent tout
particulièrement à une étude de la danse, et elle se dessine implicitement comme cet art des mouvements
gracieux, accompagnés par une musique.
145
Idem
256
Cette sympathie physique constitue un objet d’étude particulièrement important
dans les études sur la danse, pour comprendre ce qui se passe chez le public dans spectacle
de danse. Voir quelqu’un en train de se mouvoir provoque un mouvement interne, une
tendance au mouvement. Alain Berthoz développe à ce titre un concept d’« empathie146 »,
qui dans un sens peut éclairer actuellement ce concept bergsonien de sympathie physique,
dans les neurosciences actuelles. C’est une empathie kinesthésique, un réel déplacement
dans la place de l’autre
« l’empathie consiste à se mettre à la place de l’autre147 »
147
Alain BERTHOZ et Gérard JORLAND (dir.), L’Empathie, éd. Odile Jacob, Paris, 2004, p20.
148
Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p10
257
Laurence Louppe149, dansait sans musique et les danseurs donnaient eux-mêmes le rythme.
Ce sera une des caractéristiques de certains artistes de la Judson Church également,
remettant en cause le travail qu’a pu proposer Cunningham, même s’il déconstruisait déjà
la régularité et la linéarité de la relation avec la musique : sa collaboration avec Cage, sa
composition par hasard, sans forcément que les danseurs connaissent la musique avant la
première, sont autant d’éléments qui indiquent un certain déplacement dans le rapport
mouvement/musique. En mettant en jeu le hasard dans la détermination des temps du
mouvement, les phrases se chevauchent, et l’on perd la clarté et la distinction des temps
réguliers. Pour autant, Laurence Louppe présente la génération du Judson comme
effectuant une rupture par rapport avec l’usage habituel du phrasé entendu « comme
appartenant à l’organisation de base d’un récit, d’une histoire, à partir d’une durée
égalisée150. » C’est ainsi qu’elle cite Steve Paxton, une des personnes constituant ce
groupe :
« un temps se révèle, qui n’est pas mesurable, et n’a pas de durée précise151. »
149
Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit. Cf. « Les Quatre Facteurs - le poids »
150
Ibidem, p150
151
Ibidem, p153
258
avec le temps de la composition en danse. Apparaît ainsi la critique de départ qu’adresse
Bergson aux philosophes et scientifiques qui l’ont précédé : avoir une image du temps que
l’on applique sur l’espace, avoir établi un concept du temps spatialisé en voulant le
mesurer, et croire qu’avec cela ils avaient le temps. Mais le temps réel, la durée, est tout
autre, non pas durée au sens de longueur calculée de temps (dans le sens où Paxton l’utilise
dans la citation précédente) mais durée comme ce temps continu et épais qui ne peut être
saisi, lorsque c’est possible, que par l’intuition. Cette épaississement du temps peut
constituer une manière de comprendre la composition de nombreuses danses des dernières
décennies : l’attention passe des accents du mouvement aux transitions, le phrasé régulier
se déconstruit, la narration s’explose en différentes intensités.
Une certaine manière de danser semble bien alors ouvrir quelques pistes pour
penser une composition continue et en continu, telle que Bergson veut penser la
philosophie. On se trouve ici à la limite récurrente qu’est l’impossibilité d’écrire en mots le
continu. C’est un gouffre, point vertigineux et attrayant, craint et productif d’une
philosophie bergsonienne qui passe par le langage tout en l’inscrivant dans ses limites. Une
chose est sûre, c’est que quelque faille s’ouvre nécessairement ; dans tant d’immédiateté,
dans un flux continu, il y a bien pourtant quelque chose qui se passe. Dans cette tension
entre une chose et sa saisie immédiate, dans cette continuité qui n’est pourtant pas
homogène, il y a la place pour la production de quelque chose, comme un écart productif,
un soupir de création. Nous l’avons vu, l’immédiateté ne doit pas s’entendre comme un
tout donné toujours de manière primordiale, dans une immanence sans relief. En effet, le
plus important de cette réalité immédiate et continue est qu’elle est hétérogène,
différenciante. Mais comment penser un hétérogène, que l’on nous annonce spécifique à la
réalité que peut saisir l’intuition, dans un flux absolu continu ?
C’est en essayant de penser ce paradoxe non pas en termes spatiaux où
s’opposeraient continuité totale et apparition d’autre chose, mais dans le (non) cadre du
temps pur, en qualités plutôt qu’en quantités, que Bergson crée une philosophie bien
particulière. La quantité est du côté de l’analyse et la qualité de celui de l’intuition.
Sympathie et résonance
Le concept de « sympathie » revient dans l’œuvre de Bergson comme un acteur
principal de l’intuition. En effet, l’intuition comme méthode puis comme ontologie est
259
toute entière sympathie avec le monde, et plus précisément avec la durée du monde, son
changement et son mouvement. La sympathie comme cas très précis du sentiment de grâce
esthétique liée à un rythme régulier donnant la fluidité et la prévisibilité aux mouvements
s’étendra à l’attitude plus vaste et moins strictement déterminée de l’intuition. Cette
sympathie donc peut s’étendre pour comprendre ce qui se passe dans certain cas où le
rythme des mouvements n’est pas nécessairement régulier.
C’est ce qui se passe au moment où la danse se compose sans musique, ou avec une
musique non régulière. Il paraît essentiel à la fois pour comprendre, mais aussi pour
pratiquer ces danses, de saisir ce qu’il se passe au niveau du phrasé. Il n’y a plus de
comptes réguliers qui constituaient la base de la composition de la majorité des traditions
de danse. Mais alors sans régularité, la sympathie dont parle Bergson fonctionne-t-elle
toujours, et comment peut se penser cette possible relation immédiate entre spectateur et
danseur, et entre les danseurs eux-mêmes ?
Hors d’une régularité fixée en amont, l’expérience de la gravité ouvre un temps
partagé. C’est, pour Hubert Godard, l’expérience d’une sympathie gravitaire que définit
cette sympathie qu’est « l’empathie kinesthésique » :
« la contagion gravitaire (…) : dans le corps du danseur, dans son rapport aux
autres danseurs, se joue une aventure politique (le partage du territoire). Une
« nouvelle donne » de l’espace et des tensions qui l’habitent va interroger les
espaces et les tensions propres du spectateur152. »
La gravité comme expérience sensible permet au plein du mot un partage entre
danseurs et avec les spectateurs : un partage du sensible. Un pas de plus dans notre
description de l’immédiateté comme milieu de l’improvisation et d’une composition
possible.
S’il n’est pas régulier, le temps de l’improvisation n’en est pas moins objet d’un
travail attentionné, et lieu de composition. La clarté du phrasé, c’est-à-dire les variations
rythmiques d’un mouvement ou d’une série de mouvements est la base d’un partage
possible entre danseurs et avec le public. Il est par ailleurs remarquable comment un geste
dont le début est clairement entamé tend à trouver une fin claire. Au milieu de la perte des
habitudes à laquelle joue l’improvisation, il faut des lieux communs pour élaborer entre
danseurs et avec les spectateurs une danse. Non pas signifier le début ou la fin, ce qui
152
Hubert GODARD, « le regard et sa perception », op. cit., p227
260
revient à la doubler et donc à brouiller la clarté du geste, mais trancher clairement dans le
temps pour y laisser une strie sensible par tous, telle pourrait être une des expériences de
l’improvisation. Donné des actes indubitables au milieu du doute sur ce qui va arriver
encourage l’attitude de confiance et d’écoute. Surgissent ici deux dangers de
l’improvisation dont les spectateurs sont souvent bien conscients : l’indifférenciation
rébarbative d’un flot de mouvements continu et homogène d’un côté, et le doute permanent
de chaque geste qui attend l’approbation des autres et installe un climat de malaise et
génère, plus que de la sympathie, de la compassion, à la rigueur de l’admiration pour avoir
osé prendre le risque, mais certainement pas une quelconque sympathie esthétique.
C’est bien la base d’un travail en improvisation, que de sentir un phrasé non pas
prédéfini mais produit au cours de la danse-même. Le travail sur le poids, et ce
particulièrement dans le Contact Improvisation donne une sensation particulièrement claire
de l’établissement d’un rythme irrégulier certes, mais néanmoins commun. La sensation
d’entrer dans une « bulle » de temps commun est souvent assez claire dans des moments
d’improvisation dansée. Une des caractéristiques du rythme en effet reste de fournir une
base de partage, entre danseurs et avec le public. Il semble bien que ce rythme, sans être
régulier n’en constitue pas moins un lieu sensible de partage. C’est le cas donc d’un travail
autour du poids, ou autour de la respiration, ou encore dans des cas plus extrême ou l’axe
de travail n’est pas tant cela qu’une exploration des « nécessités du moment ». Dans le cas
de la composition instantanée en effet, il ne s’agit pas forcément d’un choix prédéterminé
de source du rythme, et pourtant la composition temporelle est fondamentale.
Julyen Hamilton, par exemple, comme acteur de la composition instantanée, sans
donner un lieu déterminé où puiser le rythme de son improvisation (le poids, ou la
respiration) base sa technique d’improvisation, sur la composition du temps (qui, avec
l’espace, donne la dramaturgie). La temporalité de ses improvisations153 se base non pas
sur un rythme régulier donné par une musique (dans le cas où il improvise avec de la
musique, c’est avec des musiciens sur le plateau, improvisant comme lui, une musique sans
rythme régulier préétabli), ni sur la perception du rythme de la respiration, ni
153
Cette question a été l’objet de ma recherche de mon mémoire de maîtrise.
261
spécifiquement sur le rythme d’une chute - rétablissement de la relation au poids. Il y a
pourtant le développement d’une certaine sensibilité au rythme (irrégulier) du mouvement,
des mouvements entre eux, des alternances de mouvements lents et explosifs. Mais plus
profondément que cela c’est la sensibilité à un certain temps qui s’ouvre de manière
simple, parce que le temps est toujours là, dès qu’il y a mouvement, il y a espace et temps,
sentis et agis.
Le travail de préparation, les techniques de composition qu’il transmet lors de stage
de formation, se basent sur cette sensation de la continuité du temps d’un côté, et sur la
différenciation de ce continuum en une composition très fine d’autres lignes de temps d’un
autre. Ça n’est pas un temps imposé pour la composition, mais des temporalités qui
surgissent à partir de ce partage du sensible¸ à travers le temps. Il n’y a « rien à faire »
pour que le temps passe. C’est ce qui se passe très simplement quand on marche dans la
rue avec quelqu’un, nos pas s’accordent. Certes ils sont réguliers, mais si l’on est assez
attentif et que l’autre s’arrête brusquement, on s’arrêtera aussi. Non pas seulement parce
qu’on l’a vu mais aussi parce qu’on l’a senti, kinesthésiquement, par ce sixième sens lié au
mouvement de son propre corps, la proprioception. On peut en tous cas dire pour l’instant
que c’est une première expérience d’être dans une même bulle de temps. A partir de cela,
peuvent se complexifier les rapports, les compositions entre les différentes temporalités,
etc.
Il semble bien qu’il se joue quelque chose de l’ordre de cette sympathie physique
dont parlait Bergson, même dans des situations où le mouvement n’est pas mesuré par un
rythme régulier, il y a donc plus qu’une prévision de ce qui va se passer grâce au rythme, il
y a une « sympathie physique » de mes mouvements, même imperceptibles, avec les
mouvements de l’autre. C’est une des expériences du public d’un spectacle arythmique de
danse.
Or si le rythme est sympathie c’est qu’il permet de suivre, de prévoir, puis d’être
surpris. Voilà ce qui suscite l’attention du spectateur, le fait entrer dans la danse. C’est que
le rythme est une alternance de mouvement et de silence. Alors un mouvement non
rythmique mais qui ouvre à la sympathie est nécessairement un mouvement qui laisse en
lui des silences. Ce sont les respirations dans la composition qui permettent à l’attention du
public de s’y insérer, et c’est le défi de l’improvisation que de trouver ses silences. En
262
effet, si nous partions de l’idée qu’improviser c’était se mettre au risque du rien, nous
avons ensuite vu comment il y avait toujours déjà des mouvements en cours, et nous
arrivons finalement au problème inversé : le problème de la composition en improvisation
est celui de trouver des silences communs, pas nécessairement ensemble, mais qui
permettent un partage entre danseurs et avec le public. Ne pas tout faire, ne pas tout
actualiser, c’est en connaissant la force de ce qui n’est pas montré, des ellipses, en sentant
la réalité de la virtualité, que nous pouvons composer en improvisant.
Les articulations seraient les lieux du corps les plus aptes à saisir les silences. Elles
sont les espaces intimes du corps où peuvent s’insérer les mouvements empathiques des
spectateurs. Ne pas verrouiller les phrases compositionnelles en laissant des respirations.
Ne pas nécessairement enchaîner les mouvements dans des relations de cause à
conséquence. Éviter l’association d’images bout à bout : laisser un écart pour que cela
résonne. La résonance est l’arme de la présentation dans l’instant154. Faire résonner ça
n’est pas souligner. La résonance est l’écart qui tend l’immédiat, et qui permet un regard
sans une représentation.
De la sympathie à l’agencement
154
Cf. Annexe 2, Julyen Hamilton, « Notes de transcription du stage de Julyen Hamilton », avril 2008
263
et d’affectation du spectacle de danse. Les gestes composent le temps et l’espace d’une
pièce par “sympathie” entre eux. Les inspirations et les actions circulent entre les différents
corps par “sympathie”, dans une différenciation. Cette complexité peut se voir dans des
improvisations réunissant un grand groupe de danseurs. Il n’y a pas de linéarité, de rythme
ou de narration prédéterminée, et elles donnent pourtant parfois une sensation d’ensemble.
L’on sent souvent assez clairement quand ça marche et quand ça ne marche pas. Si le
concept de sympathie nous a mis sur la piste de ce partage d’un temps hétérogène et non
prédécoupé, nous pouvons maintenant aller plus loin dans les implications et
déterminations de cette sympathie, dans les différentes facettes de ce concept pour en voir
les productions. Quelle composition entre des multiplicités qualitatives, qui peuvent
s’ouvrir en une sympathie des mouvements dans une durée différenciante ?
« La sympathie n’est pas un vague sentiment d’estime ou de participation
spirituelle, au contraire c’est l’effort ou la pénétration des corps, haine ou
amour, car la haine aussi est un mélange, elle est un corps, elle n’est bonne que
lorsqu’elle se mélange à ce qu’elle hait. La sympathie, ce sont des corps qui
s’aiment ou se haïssent, et chaque fois des populations en jeu, dans ces corps
ou sur ces corps. Les corps peuvent être physiques, biologiques, psychiques,
sociaux, verbaux, ce sont toujours des corps ou des corpus155. »
155
Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues¸ op. cit., p65-66
264
d’homogénéité, mais pas les agencements. L’agencement, c’est le co-
fonctionnement, c’est la « sympathie », la symbiose. Croyez à ma
sympathie156. »
156
Ibidem, p.65
157
Ce fut une des conclusions de mon DEA sur « L’usage du corps chez Deleuze ».
158
Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, op. cit., p66
265
C’est ce que nous disions, pas d’éloignement depuis un extérieur haut perché
organisant et jugeant, qui font parler à la place de ; ce sont des co-, des co-positions, des
co-hétérogènes.
« C’est cela, agencer : être au milieu, sur la ligne de rencontre d’un monde
intérieur et d’un monde extérieur. Être au milieu159. »
Être au mi-lieu, pas tant sur un point précis que dans un milieu, dans un entre plusieurs
choses. Et la boucle est bouclée, nous revenons à ce milieu qui expliquait l’immédiat et qui
se pense pertinemment comme agencement.
L’agencement permet de penser ce que sont certaines expériences de création
dansée, et fournit un concept fondamental dans la lecture de Deleuze. C’est une des
perspectives, -certes très partielle, non conclusive, mais perspective quand même-,
qu’ouvre la question particulièrement cuisante et certainement beaucoup plus large, qui
touche à la possibilité de réellement penser le collectif dans une pensée de l’immanence
chez Deleuze. Cette question ne cesse de tarabuster notre lecture et donne son importance
au concept d’agencement. L’importance est affirmée par Deleuze lui-même, dans la phrase
qui entame le paragraphe en question :
« L’unité réelle minima, ce n’est pas le mot, ni l’idée ou le concept, ni le
signifiant, mais l’agencement. C’est toujours un agencement qui produit les
énoncés. Les énoncés n’ont pas pour cause un sujet qui agirait comme sujet
d’énonciation, pas plus qu’ils ne se rapportent à des sujets comme sujets
d’énoncé. L’énoncé est le produit d’un agencement, toujours collectif, qui met
en jeu, en nous et hors de nous, des populations, des multiplicités, des
territoires, des devenirs, des affects, des événements160. »
159
Idem
160
Idem.
266
tendant parfois à l’invocation magique, l’agencement permet, plus singulièrement, de
penser le monde non pas comme déjà organisé, mais comme des événements juxtaposés.
« le monde comme ensemble de parties hétérogènes : patchwork infini, ou mur
illimité de pierres sèches (un mur cimenté, ou les morceaux d’un puzzle,
recomposeraient une totalité)161. »
Plutôt qu’une organisation préconcevant le mode de relation disjonctive (soit, soit),
hiérarchique (ça subsume cela), causale (ceci implique cela), représentative/interprétative
(cela représente ceci, cela est interprété par cet autre comme ceci), etc., l’agencement est
une manière de dire la coexistence sans préorganisation.
Et nous revenons aux considérations temporelles qui ont introduit cette idée
d’agencement avec celui de sympathie : les agencements sont avant tout une innovation
temporelle : plus de structure et plus de genèse, ils se prennent au milieu. Comment penser
et composer un temps qui se prend toujours déjà au milieu ? C’est ce qui arrive dans le
plateau décisif qu’est « devenir-intense, devenir-animal, devenir –imperceptible » dans
Mille Plateaux. Deleuze et Guattari y prennent l’exemple de la musique, citant John Cage
et Philip Glass.
« Certains musiciens modernes opposent au plan transcendant d’organisation,
censé avoir dominé toute la musique classique occidentale, un plan sonore
immanent, toujours donné avec ce qu’il donne, qui fait percevoir
l’imperceptible, et ne porte plus que des vitesses et des lenteurs différentielles
dans une sorte de clapotement moléculaire : il faut que l’œuvre d’art marque
les secondes, les dixièmes, les centièmes de seconde. Ou plutôt il s’agit d’une
libération du temps, Aiôn, temps non pulsé pour une musique flottante, comme
dit Boulez, musique électronique où les formes cèdent la place à de pures
modifications de vitesse. C’est sans doute John Cage qui, le premier, a déployé
le plus parfaitement ce plan fixe sonore qui affirme un processus contre toute
structure ou genèse, un temps flottant contre le temps pulsé ou le tempo, une
expérimentation contre toute interprétation, et où le silence comme repos
sonore marque aussi bien l’état absolu du mouvement162
Mais c’est aussi, d’une autre manière, une danse qui tend à se passer de musique,
ou à soumettre sa composition au même processus d’improvisation que pour elle-même,
161
Deleuze, cité par Valérie Marange dans le feuillet de présentation du Chantier Co-écrire, « le lieu de
l’autre », 9 et 10 mars 2007
162
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux, op. cit., p327
267
que le phrasé des mouvements dansés est radicalement rénové. Une même expérimentation
contre l’interprétation, un même plan immanent contre les structures et genèse : prendre le
temps par le milieu, se placer au milieu du temps et composer les mouvements depuis ce
milieu.
163
Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, op. cit., p65
268
finir avec le jugement, qu’il soit de Dieu, comme l’a magnifiquement
proclamé, et de manière inégalable, phare de toute résistance contemporaine,
Antonin Artaud, ou avec celui des hommes qui ne vaut pas mieux, puisque
c’est le même. Il s’agit d’échapper à l’ordre du jugement et de la Loi pour
affirmer le droit au désir qui ne consiste pas à accaparer et consommer des
marchandises toujours renouvelées, mais à construire, avec les autres, avec la
nature, avec soi-même, si nous avons bien compris Deleuze, de nouveaux
agencements. Les agencements du désir opposés aux dispositifs mortels de la
civilisation164. »
164
René SCHERER, « Modernité : à qui la faute ? » (p25-42), in revue Chimères n°64, printemps 2007, p25
269
Conclusion chapitre 3
165
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p280
166
Cf. revue Nouvelles de Danse, n°32-33, éd. Contredanse, Bruxelles, automne-hiver 1997
271
parlons, il n’y a pas à prévoir l’imprévisible (…). On échappe complètement au
« voir » et au « prévoir », on ferme les yeux, on bouge à l’aveuglette, à tâtons,
on fait un pas… la danse est encore exemplaire : on fait un pas, et le premier
pas se fait dans un vide, ou dans un déséquilibre167. »
167
Mathilde MONNIER, Jean-Luc NANCY, Allitérations. Conversations sur la danse, éd. Galilée, coll.
Incises, 2005, p80
168
En particulier sur la notion de manque comme doublement de la réalité du désir dans L’Anti-Œdipe, op.
cit., p33
169
Clément ROSSET, Logique du pire¸ éd. PUF, Paris, 1970
170
Clément ROSSET, Le réel et son double, (1976), éd. Gallimard, Paris, 1984
171
Clément ROSSET, Le réel et son double, chapitre 2 « L’illusion métaphysique : le monde et son double »,
p55 : « La duplication du réel, qui constitue la structure oraculaire de tout événement, constitue également,
considérée d’un autre point de vue, la structure fondamentale du discours métaphysique, du Platon à nos
jours. »
172
Ibidem, p71
272
« Comme toute manifestation oraculaire, la pensée métaphysique se fonde sur
un refus, comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque
sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité173. »
L’immédiat est insupportable, parce qu’il n’est pas exactement réel, c’est-à-dire
redoubler dans son existence, et qu’il ne dit pas ce qu’il veut dire, sa signification lui
venant de son double :
« Mettre l’immédiateté à l’écart, la rapporter à un autre monde qui en possède
la clef, à la fois du point de vue de sa signification et du point de vue de sa
réalité, telle est donc l’entreprise métaphysique par excellence174. »
Notre habitude de pensée dans un monde dédoublé nous rend épineux l’accès à la
simple immédiateté, et par là même au présent. Il nous faut difracter l’expérience du
présent par un prisme « qui en érode l’insoutenable vigueur175 », exigeant une certaine
« dénégation du présent176». Cette vivacité du présent vient de son degré d’imprévisibilité,
et Rosset déplace dans sa pensée, tout autant que Bergson puis Deleuze, la ligne de partage
entre possible et réel. Le réel ne prend de sens que parce qu’il était possible, -y compris
dans le décalage de l’application de l’oracle qui ne fait que renforcer, selon Rosset, le
dédoublement-, et le possible n’est qu’une rétroprojection de l’événement édulcoré. C’est
en définitive l’ « imprévisible nouveauté » qu’il s’agit de penser, dans un lien direct entre
Rosset et Bergson.
Par ailleurs, Rosset reprend dans les mêmes pages les analyses de Bergson sur la
paramnésie, et le certain degré d’ « inattention à la vie177 » nécessaire à la relation utile au
monde, dénonçant le déni d’une relation immédiate à ce présent vif, une attention. Se
relient de manière claire les concepts d’immédiateté, de présent et d’attention. Cette
attention immédiate entre en résonance avec ce qui se dessinait comme une posture au
moment de danser, dans laquelle, selon Julyen Hamilton, la première pensée est la
bonne178.
173
Ibidem, p61
174
Ibidem, p68
175
Ibidem, p63
176
Ibidem, p66
177
Henri BERGSON, L’Énergie Spirituelle¸ cité par Clément ROSSET, Le réel et son double, op. cit., p63
178
Julyen HAMILTON, Entretien, cf. annexe1. Cf. supra citation Chapitre 2, C/ 3/
273
C’est cette peur viscérale de la métaphysique face à l’immédiateté et au présent qui
installe, pour Rosset, la représentation au cœur de la pensée occidentale :
« Le présent serait par trop inquiétant s’il n’était qu’immédiat et premier : il
n’est abordable que par le biais de la re-présentation, selon donc une structure
itérative179 »
179
Clément ROSSET, Le réel et son double, op. cit., p63
274
Pistes conclusives
1
Le dernier ouvrage de Sally BANES sur le Judson Church s’intitule explicitement Reinventing Dance in the
1960s : Everything Was Possible.
275
paradoxalement rendus visibles, ou plus justement peut-être sensibles, les virtualités à
l’œuvre, bien réelles. Ne serait-ce pas le propre du spectacle de danse, dans la mise en
présence des corps, entre spectateurs et danseurs, que de donner à sentir les virtualités des
corps en mouvement ? Les intensités ne sont-elles pas en définitive des mouvements
d’actualisation encore pleins de virtuel, qui ne cessent de s’épuiser sans jamais se donner
dans sa totalité ? En ce sens, le choix de l’improvisation en spectacle, ou tout autant une
composition de et dans l’immédiat, fait trembler et réinvestit différemment les catégories
de possible et de réel. En effet, essayer de comprendre les mouvements d’une
improvisation à travers la dichotomie possible/impossible mène à d’inévitables apories.
Dire que l’improvisation est une indétermination absolue des mouvements, où tous sont
possibles ne tient pas longtemps : toutes les habitudes (culture, formation, styles appris,
attente d’un public, influence d’un milieu, etc.) déterminent nécessairement en partie au
moins les mouvements. Mais chercher la possibilité des mouvements comme une cause qui
les anticipe, les détermine et donc pourrait a posteriori les expliquer ne mène pas plus loin.
Il s’agirait en effet de faire des choix parmi différents mouvements possibles, en un point
de suspension et d’extériorité où s’effectuerait un choix parmi une alternative, selon le
modèle du libre arbitre. Or tout le travail effectué jusque-là nous a menés à voir dans
l’improvisation une attention à une continuité hétérogène, une certaine immédiateté qui ne
comprend pas d’instant pour une suspension, encore moins d’en dehors objectivant.
Pourtant des choix se font, une composition a lieu, tel est le premier problème sur lequel il
nous faut tracer une piste conclusive. L’opposition entre déterminisme absolu et liberté
comme libre arbitre ne mène pas loin en ce cas, elle doit être déplacée. Un ancrage plutôt
qu’une suspension, amène à une attention qui insère un délai, une expansion, dans une
multiplicité de directions. S’instaure alors un certain jeu dynamique dans les habitudes, une
imbrication ouverte au nouveau entre passé et présent, par le rapprochement des
mouvements et de la réalité hétérogène de la durée.
On déclare que telle action était possible, ou même qu’une autre aurait été possible,
mais c’est après coup qu’on la caractérise ainsi et non pas avant sa réalisation, encore
moins au cours de celle-ci. Cette critique du possible, que Bergson opère premièrement,
dépend entièrement de l’élaboration du concept de durée qui soutient toute sa philosophie,
et implique une autre pensée de la liberté. Pour lui, une action libre ne saurait en aucun être
276
une action choisie entre plusieurs actions possibles. C’est ce qui est exposé dans le texte
« Le possible et le réel » publié en 1930 en Suède qui commence ainsi :
« Je voudrais revenir sur un sujet dont j’ai parlé, la création continue
d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. Pour ma
part, je crois l’expérimenter à chaque instant2. »
La question du possible et du réel est bien liée à la question de la nouveauté. Si la réalité
n’est que l’avènement de ce qui est possible, comme déjà contenue quelque part (dans un
autre ordre, domaine, monde) ou en puissance, alors ça n’est pas nouveau, c’était déjà,
d’une certaine manière avant que cela ne soit présent, et l’exigence de nouveauté se
satisfera, à la rigueur, d’une combinaison des éléments, des actions, des successions.
Tel est le passage subreptice, que Bergson critique dans la philosophie classique,
d’un sens négatif à un sens positif de l’idée de possibilité. Certes, la réalisation d’une chose
est conditionnée par sa non-impossibilité ; pour que quelque chose arrive il faut que cette
chose ne soit pas impossible.
« Fermez la barrière, vous savez que personne ne traversera la voie : il ne suit
pas de là que vous puissiez prédire qui la traversera quand vous ouvrirez3. »
L’on ne peut pas ensuite déduire du fait qu’une chose n’ait pas été impossible que cette
chose fût possible. Car alors la réalité ne serait que l’animation de ce qui était possible
avant, et
« le possible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure ; il serait
donc devenu réalité par l’addition de quelque chose, par je ne sais quelle
transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que c’est tout le contraire, que le
possible implique la réalité correspondante avec, en outre, quelque chose qui
s’y joint, puisque le possible est l’effet combiné de la réalité une fois apparue
et d’un dispositif qui la rejette en arrière4. »
La réalité ne se comprend donc pas dans un saut de nature entre le possible inanimé
et le réel qui advient. Le réel se déroule, dont on dira ensuite qu’il avait été possible,
possiblement prévisible pour qui l’aurait aperçu sous sa condition de possible pur. C’est le
réel qui se dit ensuite possible, qui devient possible à contrecoup, et non pas le possible qui
devient réel et ne précèdent pas le réel ; alors le possible d’explique rien. Le réel peut ainsi
admettre une chose une imprévisible nouveauté, de ce qui n’était pas possible mais
2
Henri BERGSON, « Le possible et le réel » (p99-116), in La Pensée et le Mouvant, op. cit., p99
3
Ibidem, p112
4
Ibidem, p111-112
277
seulement non-impossible, il peut être autre, différenciation non préconçue en tant que
positivement possible. La réalité ne peut être pensée, soupçonnée puis vérifiée à l’aune du
possible, qui nous donnerait les pistes de sa prévisibilité. Elle est en ce sens imprévisible,
positivement, le même ne se répète pas toujours. C’est le souci d’une attention à la
production différenciante du réel qui change sans cesse, changement dont la sensation nous
est donnée, exemplairement, par la relation gravitaire. Ce qui peut être autre, ce qui se
différencie, ce qui permet le « jaillissement de nouveauté » dont parle Bergson, c’est le
déroulement des multiplicités qualitatives dans une relation gravitaire qui a constitué le
terrain de travail privilégié de cette rencontre entre danse et philosophie.
Ce pas est un pas joyeux chez Bergson, c’est le pas qui marque les pages les plus
enthousiastes et parfois les plus étrangement lyriques de Bergson. Il tient au jaillissement
de nouveauté, à l’invention radicale de la réalité, et c’est ainsi que les deux derniers
paragraphes de cet article déclament, pour une philosophie joyeuse, au risque d’être moins
rassurante :
« Le Temps est immédiatement donné. Cela nous suffit, et, en
attendant qu’on nous démontre son inexistence ou sa perversité, nous
constaterons simplement qu’il y a jaillissement de nouveauté imprévisible.
La philosophie y gagnera de trouver quelque absolu dans le monde
mouvant des phénomènes. Mais nous gagnerons aussi de nous sentir joyeux et
forts. Plus joyeux, parce que la réalité qui s’invente sous nos yeux donnera à
chacun de nous, sans cesse, certaines des satisfactions que l’art procure de loin
en loin aux privilégiés de la fortune ; elle nous découvrira, par delà la fixité et
la monotonie qu’y apercevaient d’abord nos sens hypnotisés par la constance
de nos besoins, la nouveauté sans cesse renaissante, la mouvante originalité des
choses. Mais nous serons surtout plus forts, car à la grande œuvre de création
qui est à l’origine et qui se poursuit sous nos yeux nous nous sentirons
participer, créateurs de nous-mêmes. Notre faculté d’agir, en se ressaisissant,
s’intensifiera. Humiliés jusque-là dans une attitude d’obéissance, esclaves de je
ne sais quelles nécessités naturelles, nous nous redresserons, maîtres associés à
un plus grand Maître. Telle sera la conclusion de notre étude. Gardons-nous de
voir un simple jeu dans une spéculation sur les rapports du possible et du réel.
Ce peut être une préparation à bien vivre5. »
La liberté est alors insérée dans le mouvement du réel et n’a pas besoin de s’envoler, même
si l’enthousiasme des phrases sur le grand mettre, dans ce texte de 1930, résonne
5
Ibidem, p116
278
aujourd’hui étrangement. Cette attention ressaisie à l’immédiateté du temps donné nous
donne à voir ce que l’art donne seulement rarement à voir. Dans des occasions diverses,
l’art et la métaphysique (sans avoir à se distinguer absolument du sens commun) travaillent
à la saisie de cette imprévisible nouveauté. C’est que ce temps immédiat déplace
radicalement le problème de la liberté et de la nécessité. Plutôt qu’un détachement, la
liberté est un ancrage, adhésion sympathique au temps en cours comme hétérogénéité
continue, et donc gros de nouveauté. En effet, il y a bien quelque chose à partir de quoi
l’on agit, ça n’est pas depuis un détachement du passé pour atteindre à un nouveau absolu,
sans mémoire. Au contraire, en plongeant dans la durée hétérogène, la conscience devient
mémoire, et création à la fois. Ainsi, est libre l’acte qui émane de notre personne tout
entière, lisait-on dans l’Essai sur les Données Immédiates de la Conscience6, dans le sens
où notre personne, non fragmentée, se meut avec durée, hétérogénéité, et jaillissement de
nouveauté. La liberté n’est alors plus coincée entre déterminisme et libre arbitre. Si la vie
est durée, l’action peut se comprendre ni comme nécessité, ni comme délibération en
certains moments fixes de décision parmi une alternative, mais comme une évolution
créatrice. Il s’agit d’une certaine adhésion, sympathie de nous-mêmes avec nous-mêmes et
avec la durée, qui opère dans ce que nous avons souligné comme une attention de l’attitude
dans la posture. C’est que le concept de temporalité est radicalement changé et ne supporte
plus un raisonnement qui enchaînerait causes et conséquences, tel que le permettait le
schéma spatialisé de la ligne du temps, sécable, homogène, et réversible. Il ne s’agit donc
pas de nier les habitudes, et le caractère, en cherchant une quelconque absolue liberté dans
l’envol contre un déterminisme, mais de déplacer, là encore, la ligne de partage entre
possible et réel.
Tel est ce sur quoi Bergson ne cède pas : l’existence d’imprévisible nouveauté et
une certaine liberté qui lui est liée. Le lyrisme des textes de Bergson sur la nouveauté et la
liberté suscite une étrange méfiance. Il nous faut rappeler alors que cette attitude de saisie
immédiate, de sympathie, est un effort, un travail d’attention portée aux multiplicités. Si
parfois cette attitude est appelé « grâce », elle n’est pas un coup de grâce subi mais une
prise de conscience dans une certaine expansion de la durée, une continuité d’attention plus
6
Cf. Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p130, et tout le chapitre
III
279
qu’un coup du surgissement, sans pour autant que cette continuité ne fournisse une
possible compréhension des causes déterminantes de cette liberté par sympathie. Il ne
s’agit donc pas d’une recette qui marche à coup sûr, pas plus que du coup de grâce
hasardeux d’un don; c’est une attention à un temps dont la texture hétérogène provoque un
déplacement radical du possible et du réel, en dehors du déterminisme ou du hasard absolu,
et qui exige une grande précision dans l’écoute et dans l’action. Les pas les plus difficiles
s’effectuent lorsqu’on croise les problèmes radicaux qui animent une philosophie, au bord
de son annulation, de son basculement, tel Bergson et la liberté.
Et il y a, entre la philosophie et la danse, des différences de vitesse de saisie de la
réalité et le temps de l’écriture en philosophie est en temps long, l’écart de ces décalages
de vitesse sont autant de reflets diffractés dans la rencontre, des variations de
d’accélération. Dans ce sens, nous prendrons le temps dans ces pistes conclusives de suivre
les résonances du travail effectué dans les parties précédentes, en continuant de citer des
textes qui les éclairent.
Improviser, c’est se situer dans l’attitude attentive d’une certaine sympathie aux
mouvements en train de se faire, évacuant un pur déterminisme de reproduction de gestes,
autant qu’une création d’absolue nouveauté, de pure originalité. C’est essentiellement un
redéploiement du temps en une durée qui permet de saisir cette attitude singulière, en
échos à ce qu’Hubert Godard appelle le pré-mouvement. Sans en faire une préparation
déterminant absolument le mouvement à naître, elle est un certain caractère propre au
mouvement en train de se faire, pour reprendre les termes de Bergson. Cette négociation
gravitaire fait partie du mouvement, elle ne le précède pas tant -dans un moment à part et
7
Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op. cit., p193
280
absolument suspendu- qu’elle en strie son déroulement même. La temporalité des corps en
mouvement, telle que la philosophie bergsonienne a été la plus à même de nous la faire
saisir, se redéploie radicalement dans une hétérogénéité qui nous fait sortir du schéma
classique de cause/conséquence. À la limite, ce déplacement rend impossible tout schéma
de préparation du mouvement, et d’expression de soi dans le mouvement, si l’expression
reste pensée sous le schéma d’un fond quelconque –une cause- qui devrait s’exprimer dans
un geste –une conséquence-8, et donc en fournirait la possible explication par sa
connaissance. L’improvisation comme attention au présent en train de se faire actualise la
texture sensible d’un présent hétérogène. De cette première piste autour du possible et du
réel, nous pouvons saisir l’improvisation comme une actualisation. Un effort attentif au
cours de son actualisation dans une imprévisibilité au bord d’avoir lieu. Toute la scène de
la représentation s’en trouve chamboulée.
Nous verrons en effet comment, à travers la lecture que Deleuze fait de Bergson, se
tisse un lien direct entre la différenciation qui caractérise la durée, l’actualisation comme
mode de réalité, et la sortie de la représentation. Nous prendrons ensuite le temps de voir
quelques limites de notre travail et risques autour de la critique de la représentation, entre
Deleuze et Rancière, pour enfin conclure sur l’écart comme concept primordial de notre
étude sur l’immédiateté des corps en mouvements.
8
Pour une saisie plus fine du problème de l’expression nous renvoyons aux travaux de Michel Bernard et en
particulier L’Expressivité du corps, éd. Delarge, Paris, 1976 (réédité en 1986 chez Chiron), que nous ne
pouvons nous permettre de développer dans le cadre limité de cette recherche, en restant donc à un sens très
simplificateur de l’expression. Notre modeste inquiétude ici signalée est celle de mettre en garde contre une
utilisation à tort et à travers de l’idée de l’improvisation comme expression authentique de soi, quand les
implications d’une telle posture ne sont pas toujours évidentes ; encore faut-il qu’il y ait un soi déterminant à
déterminer et que les mouvements soient « naturellement » expressifs.
281
I L’actualisation, un processus de l’immédiateté
282
introduit une différence et implique un temps et un espace déterminés et
singuliers9. »
Même si Deleuze, comme le note Paola Marrati, reprend le concept d’élan vital et se réfère
particulièrement à L’Évolution Créatrice, l’actualisation comme différenciation est déjà un
fil dont la tension s’opère avec le concept de durée et sa texture de différences qualitatives,
qu nous servait à penser l’hétérogénéité sensible de la danse dans notre première partie.
9
Paola MARRATI, « le nouveau en train de se faire. Sur le bergsonisme de Deleuze » (p261-271), in
Deleuze Revue Internationale de Philosophie n°241, 3-2007, Bruxelles, 2007, p266
10
Gilles DELEUZE, Différence et Répétition, op. cit., p272-273
283
plutôt qu’identifier la différence dans une opposition négative telle que la produisent les
catégories de possibles et de réel :
« la différence ne peut plus être que le négatif déterminé par le concept : soit la
limitation des possibles entre eux pour se réaliser, soit l’opposition du possible
avec la réalité du réel. Le virtuel, au contraire, est le caractère de l’Idée ; c’est à
partir de sa réalité que l’existence est produite, et produite conformément à un
temps et un espace immanents à l’Idée11. »
Dans le système possible/réel, peuvent s’opposer deux choses que l’on peut comparer : ce
qui existe et ce qui n’existe pas. Entre le possible et le réel peut se jouer l’opposition parce
qu’il y a quelque chose d’identique qui cherche à se maintenir dans les vagues successives
qui passent de l’impossible au possible et du possible au réel. En définitive, l’identité fonde
le fonctionnement de réalisation du possible. L’image traditionnelle de la pensée
métaphysique sur laquelle travaille Deleuze dans le troisième chapitre de Différence et
Répétition a pour pivot l’identique, le semblable, le même.
« Dans la mesure où le possible se propose à la « réalisation », il est lui-même
conçu comme l’image du réel, et le réel, comme la ressemblance du possible.
C’est pourquoi l’on comprend si peu ce que l’existence ajoute au concept, en
doublant le semblable par le semblable. Telle est la tare du possible, tare qui le
dénonce comme produit après coup, fabriqué rétroactivement, lui-même à
l’image de ce qui lui ressemble12. »
Le problème que pose ici le fait de penser en terme de réel et de possible est celui
d’un doublement du même, d’une identité conceptuelle qui s’appliquerait dans le réel qui
se réaliserait en sautant le pas de l’existence. Il faudrait, lorsque nous distinguons le
possible du réel, qu’il existât quelque chose d’identique à l’existence réelle, dans un autre
ordre, d’une autre nature : le même mais dans son statut de possible, le concept pris dans
son identité avec ce qui sera la réalité. Ce dédoublement était l’objet de la critique que
Rosset développait dans son livre Le Réel et son Double.
Il y a toujours des différences, qui passent au travers des mailles du filet des ressacs
de la dialectique, de l’opposition possible/réel et du système cause/conséquence : des
grains de sable, des détails qui ne sont pas que des particuliers d’une généralité en cours,
11
Ibidem, p273
12
Idem
284
mais des singuliers qui se distinguent intimement du mouvement binaire et identitaire
générale. Porter son attention sur ces singularités exige pour Deleuze de passer de la
distinction entre réel et possible à celle entre actuel et virtuel. Le déplacement n’est pas
simplement spatial, il est intensif, les régions traversées sont distinctes et sortent des
coordonnées. À la réalisation comme processus du système possible/réel, Deleuze, à la
suite de Bergson, substitue l’actualisation comme se qui se donne entre le virtuel et
l’actuel, les deux étant bien réels. La différence ne se donne pas dans une opposition non
réel/réel, mais dans une actualisation du virtuel.
« Au contraire, l’actualisation du virtuel se fait toujours par différence,
divergence ou différenciation. L’actualisation ne rompt pas moins avec la
ressemblance comme processus qu’avec l’identité comme principe. Jamais les
termes actuels ne ressemblent à la virtualité qu’ils actualisent. (…)
l’actualisation, la différenciation, en ce sens est toujours une véritable
création13. »
13
Idem
14
Ibidem, p274
15
Idem
285
« En second lieu, le possible et le virtuel se distinguent encore parce que l’un
renvoie à la forme d’identité dans le concept, tandis que l’autre désigne une
multiplicité pure dans l’Idée, qui exclut radicalement l’identique comme
condition préalable16. »
16
Ibidem, p273
17
Ibidem, p274
286
B] L’improvisation : des mouvements d’actualisation ?
18
Rosalind CRISP et Isabelle GINOT, danse(1), Le Colombier, Bagnolet, juin 2007. Création à La Condition
Publique, Roubaix, mai 2006.
287
d’inspirations, trop d’idées, trop de projections. Or la situation de présentation d’une
improvisation à un regard exige une certaine lisibilité, accentuant ce que déjà nous notions
dès notre première partie : l’alliage intime entre sensation et exposition. De la même
manière que percevoir consiste à ne laisser passer la lumière que de certaines facettes des
multiples ébranlements qui composent la matière, l’improvisation n’actualise que quelques
mouvements parmi les multiples vibrations en cours dans le corps, dans le contexte ou plus
précisément au milieu d’eux. Le travail de l’improvisation en danse serait alors plutôt celui
d’une attention qui ose faire le vide, qui écoute la suspension des actualisations en cours,
qui ne comble pas l’écart au travail dans la perception-action immédiate. L’écart est
résonance et sens qui se donne, qui résonne sans conclure complètement. De l’art
d’affirmer sans conclure tout à fait, sans clore totalement…
19
Le travail de Frédéric Rambaud est décisif sur la question des critères dans l’œuvre de Deleuze. Il a très
finement montré comment l’évaluation était intrinsèque au processus d’actualisation dans son exposé sur
Différence et Répétition, proposé lors du séminaire du département de philosophie de Paris 8 en mars 2008
consacré à ce livre.
288
critères immanents ne sont pas sans poser des problèmes tant du point de vue d’une
critique des spectateurs, que de celui du danseur.
Ni les plans, ni le sens, ni les critères propres à la pièce, ne sont alors définis a
priori, mais en même temps un certain niveau d’acceptation de ce qui est en train d’arriver
n’empêche pas l’exigence de faire des choix. Le processus d’actualisation déplace aussi la
production de critères : ceux-ci sont immanents à l’actualisation même. Ça ne veut pas dire
que ça ne prenne pas du temps et que ça ne nécessite pas un travail, un effort20.
L’entraînement consiste alors à un affinement de l’attention et de la disponibilité aux
mouvements, sensitifs et actifs, et à composer ces images dans leur processus
d’actualisation. L’immanence des critères pose la question d’une possible critique. Sans
résoudre ici le problème fondamental pour la philosophie, et spécifiquement celle de
Deleuze, de savoir si l’immanence n’empêche pas toute posture critique, en rapport au
monde et à elle-même, remarquons que la production de critères immanents aux processus
d’actualisation pose la question de savoir ce que l’on peut dire d’une pièce improvisée. S’il
existe bien des conditions de réalisation, une histoire des danseurs, du lieu, un style d’un
milieu déterminé, il n’existe pas de plan préconçu auquel référer sa critique. Mais
comment dire alors quelque chose d’une pièce en danse, et ne pas rester dans une posture
quasi mystique de pure contemplation ? C’est peut-être, en un sens, qu’une telle danse fait
dire quelque chose, nous pousse à sentir, à penser, et à dire, et cette mobilisation
empathique serait la première, et adéquate, « critique » possible : non pas un jugement à
partir de critères préétablis, mais une description des effets, des résonances, des errances et
des désintérêts. Une telle posture attentive dans la pratique de l’improvisation exige peut-
être l’invention une posture critique attentive à l’hétérogène en cours. La question de
l’extériorité et de la critique ne va pas trouver ici sa complète solution ou conclusion, mais
le développement des concepts d’immédiateté et d’actualisation peuvent fournir des outils
pour penser cette posture critique en danse. Le travail sur la critique en danse qu’effectue
Isabelle Ginot avance dans ce sens, lorsqu’elle définit la posture critique d’invention plutôt
20
L’immédiat n’est ni instantané, ni premier absolument. Cf. Partie II, chapitre 2, II, A et B
289
que de conclusion, comme une attitude, délirante, rigoureuse et pertinente21. Se situer entre
divers espaces de l’œuvre plutôt que la surplomber, c’est en lisant Bergson que s’est
esquissé pour nous cette posture, « intuitive ».
Du point de vue du danseur, que peut bien signifier le fait que des mouvements
comme actualisation produisent et sont produits par des critères immanents ? Il existe une
manière d’apprécier au fur et à mesure de la pièce, un feedback sensoriel dans le
mouvement, qui ne passe ni par un dédoublement d’un regard extérieur, ni par une
représentation mentale des mouvements en cours, des siens et de ceux des autres. Toute
l’attitude immédiate qui se définissait par une lecture qui est action22, donne à penser ici
cet écart qui fend les processus d’actualisation par une appréciation. La vue perd alors son
primat d’évaluation face à la proprioception, ou plutôt les deux se complètent et
s’alimentent. L’appréciation des mouvements, de leur correspondance entre eux, de leur
situation dans l’architecture, dans l’espace, dans le temps de la pièce, se déploie dans
l’écoute perceptive/active. Julyen Hamilton pose très clairement ce problème en termes
d’appréciation au cours de la pièce.
Là encore, la distinction qui se dessine au premier abord en posant le problème des
critères, ou de l’évaluation, entre un regard extérieur et une plongée aveugle dans un soi
intime ne doit pas tant être comprise comme une opposition spatiale, que comme une
tension temporelle. L’appréciation se déplace, par l’expérience sensible du mouvement
dans la situation particulière de l’improvisation, vers un « en même temps », attention et
production et évaluation, dans le même temps, immédiatement, rendu possible par le
mouvement global d’actualisation. Julyen Hamilton explique ainsi :
« En travaillant sur quelque chose, tu produis quelque chose, mais ça n’est pas
l’un après l’autre. Tu peux goûter et apprécier cela en même temps, sans que ce
soit un but. Et le mental peut tanguer de l’un à l’autre, de ce sur quoi tu es en
train de travailler au produit23. »
21
Cf. le dernier travail sur la critique d’Isabelle GINOT : thèse d’habilitation à diriger les recherches, La
critique en danse contemporaine : théories et pratiques, pertinences et délires, sous la direction de J-P Olive,
Université Paris 8, septembre 2006
22
Cf. Supra, partie II
23
Cf. Annexe 2 « Notes de transcription du stage de Julyen Hamilton » avril 2008.
290
Il rapproche cette appréciation de la résonance : elle n’est pas une réflexion, elle est
résonance dans le corps mais aussi dans l’espace et jusqu’au public. Au cours de
l’effectuation du mouvement, il n’y a pas de mise à distance jugeant ce qui vient de se
passer, mais une sensibilité, un goût tout au long du mouvement en train de se faire ;
encore une fois, un écart qui n’est pas distance. Se précise un nouvel aspect de cet écart qui
est la pierre d’achoppement de notre travail en danse et en philosophie, et auquel nous
consacrerons la dernière partie de ces pistes conclusives.
Si l’écart n’est pas médiation dans l’actualisation qui produit de critères immanents,
c’est que le critère immanent est oscillation plus que prise de recul, constituant l’épaisseur
d’un écart qui n’est pas une distance médiatrice C’est peut-être dans Mille Plateaux que se
met en place de manière la plus prégnante ce qu’actualisation veut dire. Déjà la
composition en co-présence des différents plateaux, une tentative de contemporanéité au
sens fort du terme comme un pied de nez à la nécessaire linéarité des pages et des mots
écrits, fait jouer certains aspects d’une actualisation faite livre. Les tourbillons de chaque
plateau, étourdissant la lecture, se répètent et prennent des directions intensives différentes,
tout en éclaircissant certains aspects de la pensée des auteurs. En particulier en ce qui
concerne la question des critères immanents, a priori contradictoires : un critère implique
habituellement une certaine distance, une certaine extériorité de ce qu’il projette ou évalue.
Certes cela tend parfois à une obstruction d’un système qui ne veut pas en être un,
et qui en l’étant se mord la queue, mais il arrive que cette lecture de ce geste d’oscillation,
d’écart immanent, permette de comprendre ce qui paraissait, et est parfois, une aporie.
« expérimentez.
C’est facile à dire ? Mais s’il n’y a pas d’ordre logique préformé des devenirs
ou multiplicités, il y a des critères, et l’important est que ces critères ne
viennent pas après, qu’ils s’exercent au fur et à mesure, sur le moment,
suffisants pour nous guider parmi les dangers24. »
Ce plateau est l’occasion de poser le problème de l’immanence comme suite de la question
de l’immédiateté chez Bergson. Si la pensée des corps en mouvement de la danse pose la
question de l’immédiateté, qui est, nous l’avons vu dans notre deuxième partie,
24
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, « Devenir-intense, devenir-animal, Devenir-imperceptible », Mille
Plateaux, op. cit., p305
291
immédiation, il n’en reste pas moins qu’il entre particulièrement en résonance, quand nous
nous avançons dans les expansions deleuziennes à partir de Bergson, avec le concept
d’immanence. Nous en garderons cette approximation, liée à la question des critères, pour
poursuivre :
« un plan (…) immanent, toujours donné avec ce qu’il donne25 »
L’improvisation serait alors cette attention, immédiate, où la perception se joint à
l’actualisation, dans un même mouvement, et où les critères se définissent dans
l’actualisation même des mouvements.
25
Ibidem, p326
292
C] Le temps des devenirs
Le processus du réel qu’est l’actualisation est pris dans une pensée plus vaste du
temps qui est celle des devenirs. C’est d’abord la pensée de la durée chez Bergson, puis ici
celle du devenir chez Deleuze et Guattari qui nous donne des outils pour penser
l’improvisation, et certainement la danse plus largement, dans son travail temporel.
« C’est que devenir, ce n’est pas imiter quelque chose ou quelqu’un, ce n’est
pas s’identifier à lui. Aucune des deux figures d’analogie ne convient au
devenir, ni l’imitation d’un sujet, ni la proportionnalité d’une forme. Devenir,
c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on
possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles
on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les
plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient.
C’est en ce sens que le devenir est le processus du désir. Ce principe de
proximité ou d’approximation est tout à fait particulier, et ne réintroduit aucune
analogie. Il indique le plus rigoureusement possible une zone de voisinage ou
de co-présence d’une particule, le mouvement que prend toute particule quand
elle entre dans cette zone26. »
Phénomènes de contagion : nous avons vu la contagion gravitaire ; c’est aussi une
contagion imaginaire. Les images ont maintenant du poids et une vitesse, et un corps qui
passe à proximité peut être pris dans sa trajectoire, déviation momentanée, traversée par
capillarité. Il y a un processus de devenir, en cours dans une improvisation ; une attention
sensible temporelle, qui se donne dans un espace, épaissi par le concept de durée. C’est en
définitive la distinction entre espace et temps qui ne tient plus. À chaque fois, nous dirons
l’un puis l’autre, quand ils vont ensemble.
Ni une imitation, ni l’interprétation d’un personnage, l’expérience de devenirs, très
simplement, tout sauf magique, c’est incroyablement concret, ça commence en roulant sur
le sol. En entrant dans l’expérience de la gravité se déploie l’expérience d’une durée
créatrice, d’un devenir, devenir autre sans qu’il y ait plusieurs. Résonnent les pas d’un
acteur, qui en marchant s’approche de la figure des danses ici étudiées27. Il marche, et il
marche en crabe :
26
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux, op. cit, p334
27
Cf. partie 1, l’interlude de la marche
293
« l’acteur De Niro, dans une séquence de film, marche « comme » un crabe ;
mais il ne s’agit pas, dit-il, d’imiter le crabe ; il s’agit de composer avec
l’image, avec la vitesse de l’image, quelque chose qui a affaire avec le crabe.
Et c’est cela l’essentiel pour nous : on ne devient-animal que si, par des
moyens et des éléments quelconques, on émet des corpuscules qui entrent dans
le rapport de mouvement et de repos dans particules animales, ou, ce qui
revient au même, dans la zone de voisinage de la molécule animale28. »
Le devenir est la limite à laquelle l’on pousse la métaphore dont il était initialement
question pour parler de la danse en philosophie. En passant par la gravité, la durée et une
certaine immédiateté, on se retrouve avec un devenir.
La métaphore comme premier sol de rencontre entre danse et philosophie, lestée
dans sa légèreté rhétorique par l’ancrage de la gravité, finit ici par être poussée à sa limite,
dans son dernier retranchement tangible et non rhétorique : l’imperceptible. La métaphore
comme devenir se fait déplacement qui tend à devenir imperceptible plutôt qu’attaché à un
socle d’identité du sens redoublé dans sa signification.
« Devenir imperceptible veut dire beaucoup de choses. Quel rapport entre
l’imperceptible (anorganique), l’indiscernable (asignifiant) et l’impersonnel
(asubjectif) ?
On dirait d’abord : être comme tout le monde. C’est ce que raconte
Kierkegaard, dans son histoire du « chevalier de la foi », l’homme du devenir :
on a beau l’observer, on ne remarque rien, un bourgeois, rien qu’un bourgeois.
(…) être inconnu même de sa concierge et de ses voisins29. »
Ce devenir imperceptible est devenir comme tout le monde, danser dans un voyage
immobile :
« On est devenu comme tout le monde, mais justement on a fait de « tout le
monde » un devenir. On est devenu imperceptible, clandestin. On a fait un
curieux voyage immobile. (…) Le chevalier n’a plus les segments de la
résignation, mais il n’a pas non plus la souplesse d’un poète ou d’un danseur, il
ne se fait pas voir, il ressemblerait plutôt à un bourgeois, un percepteur, un
boutiquier, il danse avec tant de précision qu’on dirait qu’il ne fait que
marcher ou même rester immobile, il se confond avec le mur, mais le mur est
devenu vivant, il s’est peint gris sur gris, ou comme la Panthère rose il a peint
le monde à sa couleur, il a acquis quelque chose d’invulnérable, et il sait qu’en
aimant, même en aimant et pour aimer, on doit se suffire à soi-même,
abandonner l’amour et le moi… (…). Il n’est plus qu’une ligne abstraite, un
pur mouvement difficile à découvrir, il ne commence jamais, il prend les
28
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux, p336-337
29
Ibidem, p342
294
choses par le milieu, il est toujours au milieu (…) « je ne regarde qu’aux
mouvements30. »
30
Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, op. cit., p154-155
31
Mathilde MONNIER et Jean-Luc NANCY, Allitérations. Conversations sur la danse, op ; cit., 2005, p57
295
devenir imperceptible peut dire quelque chose de l’improvisation, en ce sens que Deleuze
et Guattari y voit une manière de
« produire immédiatement, directement, un monde, dans lequel c’est le monde
qui devient, on devient tout le monde. Que l’écriture soit comme la ligne du
dessin-poème chinois, c’était le rêve de Kérouac, ou déjà celui de Virginia
Woolf. Elle dit qu’il faut « saturer chaque atome », et pour cela éliminer,
éliminer tout ce qui est ressemblance et analogie, mais aussi « tout mettre » :
éliminer tout ce qui excède le moment mais mettre tout ce qu’il inclut – et le
moment n’est pas l’instantané, c’est l’heccéité, dans laquelle on se glisse, et qui
se glisse dans d’autres heccéités par transparence. Être à l’heure du monde32. »
Non pas devenir quelqu’un, exceptionnel, identité remarquable, mais intensifier dans la
gravité, la posture de ce devenir au présent de l’improvisation. Parfois des danseurs se
fondent, entre eux et dans le décor, dans l’architecture, ou l’histoire du lieu ou de ses
habitants, et l’on peut alors percevoir d’étranges compositions ; une tête et un mur, une
accélération et des figures géométriques. Des personnages mais transitoires : transition
plutôt qu’organisation ; transmutation plutôt que signification ; transduction plutôt que
sujet constitué.
32
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p343
33
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p343-344
296
« Ce mouvement comme tel échappe à la perception médiatrice, puisqu’il est
déjà effectué à tout moment, et que le danseur, ou l’amant, se retrouve déjà
« debout en marche », à la seconde même où il retombe, et même à l’instant où
il saute34. »
L’immédiateté se donne dans ce devenir, devenir imperceptible. Et la perception se
dissocie de toute médiation par la figure de la marche, dans le processus du déroulement de
la marche. Actualisation à chaque instant, ou plutôt devenir d’un moment, d’un monde,
comme tout le monde. Danser comme tout le monde ?
Il se trouve que la danse a ceci d’être comme tout le monde… la danse non plus sur
un plateau, mais dans une rue, une fête, un salon, une boîte, on danse, ça danse. et l’on
retrouve au détour de ce devenir imperceptible le n’importe lequel de l’égalité
ranciérienne, pourtant dans un paysage bien différent. Il y a une question intime du nom,
de la signature, et de l’égalité qui se pose aux deux, à travers l’anonymat et à travers le
devenir.
34
Ibidem, p344
297
II L’immédiateté : conséquences et limites pour la
représentation
A] Critiques de la représentation
Au tout début, il y avait l’expérience de la gravité : se laisser traverser par la
gravité, entrer dans ce rapport au monde, masse contre masse, avec. Ne pas retenir en son
centre tout son poids, celui des autres, le poids du monde sur ses épaules ; se laisser
traverser par le changement continu. Diffraction cutanée, feuilletage sensible ; il y a, une
peau. Aller au milieu ; on y va.
Notre première piste conclusive sur l’actualisation implique des modifications
profondes du concept de représentation, mais déjà le concept d’image chez Bergson opérait
une refonte radicale de la représentation. Cette métaphysique de la durée tire des lignes
dans un champ non représentatif. Tout d’abord parce qu’en étant hétérogénéité, puis
différenciation, la durée se rend difficile à représenter, et ni la perception, ni l’action, dans
ce mouvement de la durée ne peut être représentant ou représenté.
Quand Deleuze élabore sa philosophie dans Différence et Répétition, il nomme et
développe le projet de penser la différence (une certaine différence, que l’on peut pour
l’instant appeler différenciante, ou de multiplicités) ce qui implique de sortir des schèmes
de la représentation qui enserrent notre mode de pensée occidentale.
La représentation, dit Deleuze, rate la différence, les petites variations, les
singularités, la différence toujours en train d’émerger. C’est le grain de sable qui grippe la
machine du “tout le monde reconnaît que”, “tout le monde sait bien que” qui constitue
298
« l’image de la pensée » propre à l’histoire de la philosophie occidentale, préparée par
Platon et la mimésis, consacrée par Aristote et ses classifications de genre et espèce.
35
Cf. Suely ROLNIK, “Géopolitique du maquereautage”, op. cit.
299
que… », mais il y a toujours une singularité non représentée qui ne reconnaît
pas parce que précisément elle n’est pas tout le monde ou l’universel36. »
Les danses que nous étudions ici ne se laissent pas saisir par le système de
représentation habituel, dès que l’immédiateté que nous y identifions est immédiation. Or
la représentation est médiation. Or il y a une immédiateté des corps en mouvements qui est
immédiation. Voyons comment au niveau philosophique de sortie du concept de
représentation s’adjoignent au niveau artistique des projets non représentationnels, dans un
rapport non pas d’application ou d’illustration, mais d’enchevêtrement de pensées. Nous
retrouvons en parcourant les pages de Différence et Répétition l’ébranlement de la
distinction entre sujet et objet qui constitue ici un des socles du système représentatif, et
que déjà la pensée de Bergson mettait à mal. De plus, et c’est particulièrement intéressant
pour penser les liens avec la danse, Deleuze établit sa critique de la représentation sur deux
points : le sensible et le mouvement, points de danse s’il en est. En effet, par sa médiation
par un centre, la représentation ne réalise jamais le mouvement, et ne mobilise jamais la
« profonde conscience sensible ».
C’est que le mouvement crée et est créé dans une coexistence, un enchevêtrement,
une pluralité, une superposition de points de vue, de centres, de perspectives, de moments,
c’est-à-dire qu’il est, intrinsèquement, multiplicité. Ainsi, le mouvement déforme
nécessairement, en mouvant, en mobilisant, et en forçant au mouvement. Le premier
critère de critique de la représentation est donc le mouvement, qui plutôt que forme, est
force, et ceci essentiellement en ce qu’il force le mouvement. Saisir les corps en
mouvement dans leur immédiateté, nous l’avons vu, s’est les saisir par sympathie,
contagion de mouvement. C’est en cela même qu’ils ne représentent pas tant qu’ils forcent.
Ce qui force et par là déforme, plutôt que ce qui se forme autour d’une identité qui
constitue la forme de la représentation : la forme du concept comme identique. Il ne s’agit
pas tant d’opposer la force à la forme, comme deux structures de compréhension, que de
distinguer la forme de la représentation dans sa fixité de la force de ce qui toujours déjà
36
Gilles DELEUZE, Différence et Répétition, op. cit., .74
300
nous met en mouvement, comme mode opératoire ou moyen de construction ; ce qui nous
force à nous mouvoir, ce qui nous é-meut ?
Ce mouvement comme force, qui n’est force que par rapport à une autre force, à un
autre, -il n’y a, à la limite, que des rapports de forces-, nous intéresse tout particulièrement
ici pour une histoire de poids. Ce qui vraiment entraîne la conscience sensible et force le
mouvement, c’est cet enchevêtrement de forces, c’est le mouvement qui se donne dans un
réel échange poids, dans des rapports de gravité. Le contact improvisation fournit ici une
pratique incisive de cette production et composition de mouvements-forces à travers la
gravité.
302
B] Un mouvement décentré
37
Cf. Hubert GODARD, « Le déséquilibre fondateur », op. cit., p142
38
Hubert GODARD, « le corps du danseur : épreuve du réel », entretien avec Laurence Louppe in Art Press,
Hors série n°13, 1992. p142
303
mouvement, à chaque instant sa couleur, son intensité. La renégociation gravitaire des
habitudes et de la situation présente se fait moins en un instant de suspension qu’elle
n’écarte à tout moment le mouvement en train de se faire.
Les appuis, les dynamiques des contacts au sol, et donc la peau, constituent le
milieu privilégié de cette sensation/composition en danse. La peau est le moins centré des
organes, elle recouvre, cache et rend visible, elle enroule et déroule, se tend et prend son
volume entre expansion et contraction. Le mouvement est alors expansion multiple,
éparpillement dans des recoins, attention à des détails, il est décentré et multidirectionnel.
La peau est aussi décentrée dans son épaisseur, milieu entre un extérieur et intérieur qui ne
sont plus des instances juxtaposées mais des vecteurs qui tendent le mouvement, au milieu.
Relier le mouvement des corps à une ligne, ou plutôt une spirale. Dans les chutes et
remontées, jusqu’à l’intérieur même de la morphologie des os, ce sont des spirales, jamais
des lignes droites. Expansion et resserrement dans n’importe quelles directions. Le
déroulement des appuis modifient les gradients intensifs.
Nous trouvions en définitive chez Bergson une philosophie décentrée : l’exigence
posée et tenue par lui de penser un temps sans centre, et un corps/esprit, une
matière/mémoire décentrée. Ce corps sans centre tend et est tendu au présent sensori-
moteur, dans une attitude d’attention à la vie39.
Ce décentrement est finalement ce qui permet de comprendre en quoi ces danses
qui se pensent comme rapport de masse, et qui disséminent au sein des corps la possibilité
de mouvement et de sens dans chaque partie, ou chaque ligne, se construisent dans une
immédiateté et s’éloignent de la représentation. Il est finalement intéressant de relier cette
explosion, cette dissémination qui animent les corporéités dansantes à travers leur
39
Cf. Henri BERGSON, Matière et Mémoire, op ; cit. : « Qu’on jette d’ailleurs un coup d’œil sur la fine
structure du système nerveux, telle que l’ont révélée des découvertes récentes. On croira apercevoir partout
des conducteurs, nulle part des centres. Des fils placés bout à bout et dont les extrémités se rapprochent sans
doute quand le courant passe, voilà tout ce qu’on voit. Et voilà peut-être tout ce qu’il y a, s’il est vrai que le
corps soit un lieu de rendez-vous entre les excitations reçues et les mouvements accomplis, ainsi que nous
l’avons supposé dans tout le cours de notre travail. Mais ces fils qui reçoivent du milieu extérieur des
ébranlements ou des excitations et qui les lui renvoient sous forme de réactions appropriées, ces fils si
savamment tendus de la périphérie à la périphérie, assurent justement par la solidité de leurs connexions et la
précision de leurs entre-croisements l’équilibre sensori-moteur du corps, c’est-à-dire son adaptation à la
situation présente. Relâchez cette tension ou rompez cet équilibre : tout se passera comme si l’attention se
détachait de la vie. », p193-194
304
décentrement, à l’impossibilité de leur représentation. Demandez à un danseur de dire un
centre du mouvement, ce sera souvent une tension entre deux lieux, demandez lui la
représentation qu’il avait de son mouvement au moment de le faire, c’est soit une image
inspiratrice qui n’est pas le mouvement mais ce qui le met en tension, soit un
enchevêtrement de sensation kinesthésique, d’images visuelles, de souvenirs actualisés au
présent des appuis sur le sol.
Le mouvement dansé serait alors la possibilité d’expérimentation sensible
décentrée. Il ne s’agit pas ici d’établir un ordre des valeurs de différentes danses mais de
tracer quelques esquisses de résonance de ce décentrement, tant au niveau du travail du
corps qu’au niveau de la composition comme un mouvement décentré.
Il y a également un décentrement dans la composition entre les danseurs, dans
différents dispositifs, comme par exemple dans le cas d’improvisation : le point de vue est
la chose même au moment où est évidée la place d’un chorégraphe. Le centre de l’œuvre
est déplacé et arraché, éparpillé entre les danseurs, mais vraiment entre eux, au milieu et
non en chacun d’eux. La profonde conscience sensible en jeu dans la composition sur le
moment de mouvements qui se composent par différenciation, engloutissant l’identité
propre à la représentation. Une manière de saisir, de sentir, atteindre à l’immédiat défini
comme sub-représentatif.
Il reste alors la situation du public, qui n’assiste pas tant à une représentation qu’il
est forcé au mouvement, au déplacement intime, dans une sympathie é-mouvante, d’une
immédiateté sub-représentative. C’est un mouvement qui force au mouvement, dans son
rapport, de forces, aux spectateurs : le rapport d’empathie décrit par Alain Berthoz parle
bien de cette mise en mouvement du spectateur qui regarde de la danse.
C’est le lien explicite que Deleuze fait entre immédiateté et critique de la
représentation à propos du théâtre de Kierkegaard et de Nietzsche dans Différence et
Répétition :
« Ils veulent mettre la métaphysique en mouvement, en activité. Ils veulent la
faire passer à l’acte, et aux actes immédiats. Il ne leur suffit donc pas de
proposer une nouvelle représentation du mouvement ; la représentation est déjà
médiation. Il s’agit au contraire de produire dans l’œuvre un mouvement
capable d’émouvoir l’esprit hors de toute représentation ; il s’agit de faire du
mouvement lui-même une œuvre, sans interposition ; de substituer des signes
305
directs à des représentations médiates ; d’inventer des vibrations, des rotations,
des tournoiements, des gravitations, des danses et des sauts qui atteignent
directement l’esprit40. »
Projet étrangement dansé, gravitaire, pour un théâtre et une métaphysique du mouvement
et de l’acte, où le rapport de l’immédiateté à la représentation implique un rapport
particulier au public. Encore une fois : il ne s’agit pas toujours de cela dans des pièces
d’improvisation, et il peut très bien s’agir de cela dans des pièces non-improvisées. Mais
notre étude nous a amené à mettre au jour cette couche d’immédiateté dans la présentation
de pièces dansées à partir de l’improvisation. Nous n’entendons pas définir une totalité,
mais donner des pistes de saisie de cette couche sensible, hétérogène, décentrée,
immédiate, à l’œuvre en danse.
40
Gilles DELEUZE, Différence et Répétition, op. cit., p16-17
41
Ibidem, p78-79
306
l’ordre de la différenciation. Ce sont les métamorphoses qui agitent ce théâtre, des
métaphores prises comme transformations, qui mutent et se déplacent elles-mêmes en
déplaçant une indistinction entre la forme et le sens : une expérience. En 1968, Deleuze
évoque le théâtre comme cet art de la différence allant différant. Par la suite, le théâtre ne
se sortant pas de ces personnages, il sera la scène de l’inconscient représentatif de la
psychanalyse et Deleuze exercera plus volontiers sa philosophie avec les arts
cinématographique et littéraire (à l’exception notable de Becket et de l’acteur Carmelo
Bene).
La danse pourrait a posteriori fournir le terrain de passage entre le théâtre et le
cinéma, et le milieu des opérations de métamorphoses et de permutations. La
métamorphose est alors ce qui force à faire le mouvement, sensible du domaine sub-
représentatif. C’est tout du moins ce à quoi nous amène notre étude. Ce grand air ouvert
depuis Différence et Répétition sur la danse, ou par la danse, nous permet de traverser ce
décentrement de la représentation, cette profondeur de l’immédiateté, et ce qui nous force à
faire le mouvement : la danse comme art non pas tant du mouvement, ou de la présence,
mais du déplacement forcé et forçant, déplacement de forces.
307
dépassant largement le cadre de la danse, à partir de la catégorie d’ « art contextuel42 »
pour identifier des pratiques artistiques qui ne se produisent pas dans le cadre représentatif,
ou tout du moins en font trembler les limites.
En faisant porter notre étude sur l’improvisation et les opérations immédiates des
corps en mouvements nous avons pu voir les déplacements pratiques, sensibles et
conceptuels qui ébranlent la catégorie et les pratiques de représentation. Si la critique de la
représentation la plus affine avec notre propos, nous la trouvons chez Deleuze, c’est en ce
qu’elle vient d’un développement philosophique autour des multiplicités et de la
différence, que nous pouvons tracer depuis Bergson.
On en revient avec la sensation forte d’une pensée qui nous force à nous déplacer,
de la même manière que l’on peut traverser la pratique de la philosophie comme ce qui ne
cesse d’exiger de nous des déplacements dans l’expérience de la réalité qui la constitue. Si
la danse est métaphore, c’est dans le sens d’un déplacement ancré dans le sol, dans le
milieu, dans le contexte, qui transforme et est transformé par une pratique artistique. C’est
en définitive que la pratique de la pensée nous force à des déplacements, dansés,
philosophiques, et forcément politiques.
42
Paul ARDENNE, Un art contextuel (2002), éd. Flammarion, Paris, 2004
308
C] Inquiétudes sur le terrain de la représentation
309
Courir le risque de faire jouer la présence sensible contre la représentation : entre Deleuze
et Rancière
Il n’y a pas plus éclairant sur les risques d’une application esthétique deleuzienne
que la critique que Rancière adresse à Deleuze, en particulier sur le problème de la
représentation dans Logique de la sensation. Rancière montre comment Deleuze établit une
critique de la représentation au nom d’idéaux classique contre la doxa, l’opinion, et la
figuration.
« “Les données figuratives” ou la doxa, qu’est-ce que c’est ? C’est le
découpage sensori-moteur et signifiant du monde perceptif tel que l’organise
l’animal humain lorsqu’il se fait le centre du monde ; lorsqu’il transforme sa
position d’image parmi les images en cogito, en centre à partir de quoi il
découpe les images du monde. Les « données figuratives », c’est aussi le
découpage du visible ; du signifiant, du croyable tel que l’organisent les
empires, en tant qu’actualisations collectives de cet impérialisme du sujet. Le
travail de l’art est de défaire ce monde de la figuration ou de la doxa, de
dépeupler ce monde, de nettoyer ce qui est par avance sur toute toile, sur tout
écran, de fendre la tête de ces images pour y mettre un Sahara43 »
C’est finalement un certain élitisme du sensible que Rancière reproche à Deleuze.
C’est bien un risque, qui déjà existe chez Bergson, le risque de la pureté, du sensible pur.
Mais encore une fois, en revenant à Bergson pour lui-même, l’on peut voir comment ce qui
est pur, la durée pure en particulier, est ce qui est hétérogène. S’il existe une pureté comme
simplicité, c’est dans le problème, dans le fait de poser un problème qui ne soit pas un
mixte. Mais pour le reste, le pur n’est pas l’abstraction pure des conditions du concret, et
même du sens commun… Nous l’avons vu, en commençant notre deuxième partie, la ligne
de partage se trace entre utile et concret, et non entre utile = concret = doxa et abstrait,
inutile, détaché, supérieur = métaphysique ; et en ce sens, le sens commun partage souvent
le même terrain que la métaphysique de l’intuition. Si, au lieu de lire Bergson à travers
Deleuze, nous lisons Deleuze à travers Bergson, en se gardant de toute identification ou
filiation quelconque, nous pouvons pister dans ce décentrement de la figuration « tel[le]
que l’organise l’animal humain », les multiplicités hétérogènes que Bergson nous a appris
à voir. Leur pureté est pureté dynamique, tentative d’une pensée en mouvement qui se
43
Jacques RANCIERE, « Existe-il une esthétique deleuzienne ? », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique,
Eric ALLIEZ dir.), coll. Les empêcheurs de penser en rond, éd. Synthélabo, Paris, 1998, p530
310
défait de ses fixités, plus qu’une pureté morale d’élévation. Ce dynamisme est, nous
l’avons vu, chez Bergson, plongée dans le monde qui ne veut d’une abstraction purifiante.
Deleuze, pour Rancière, en a fait une aseptisation d’un plan dépeuplé.
Saisir les jeux dans les articulations entre ces pensées, c’est tenter d’affiner les
enjeux dans les distances, interstitielles et radicales à la fois, entre des pensées
contemporaines qui nous forcent à penser. Non pas pour les faire se correspondre points
par points, ni établir une large vue panoramique des deux philosophes, mais poser les
problèmes et les inquiétudes qui traversent notre conclusion. La tendance à l’aseptisation
que pointe Rancière maintient une inquiétude bénéfique à la lecture de Deleuze. Rancière
clôt le paragraphe sur la pensée de Deleuze sur le cinéma par cette sentence :
« Tout se passe comme si le propre de l’art était d’allégoriser la traversée vers
le vrai du sensible, vers le spirituel pur : le paysage qui voit, le paysage d’avant
l’homme, ce que précisément l’homme ne peut décrire44. »
Le sensible deviendrait le vrai et pur dans la traversée de l’art… en ce qu’il y a un avant
l’homme?
Ceci particulièrement parce que le problème d’un retour au sensible comme volonté
romantique de pureté se trouve dans le domaine de la danse, et particulièrement en ce qui
concerne les mouvements des années 1960. C’est ainsi que Ramsay Burt critique
l’interprétation la plus courante qui est faite de la danse des années 1960 aux États-Unis
comme d’une sortie définitive du combat entre expressionisme et technicité, pour aller vers
une danse pure, qui se prend elle-même pour objet, et qui est, il faut le souligner,
singulièrement états-unienne. Une telle interprétation construit cette danse postmoderne
contre la vieille Europe qui maintient un rapport usagé avec l’expression ou la technique.
Contrairement à cela, Burt45 propose une lecture en échos des œuvres de Pina Baush et de
Trisha Brown. Il met ainsi à mal la vision d’une histoire de la danse allant vers une plus
grande pureté de la danse, par son autonomisation, dans le contexte de la lutte pour sa
légitimation en tant qu’art, que nous avons déjà souligné. La notion de pureté ne servirait
alors pas à caractériser ces expériences dansées des années 1960. C’est donc l’articulation
entre pureté et sensible qu’il faut affiner, car c’est bien sur cette articulation que Rancière
critique Deleuze.
44
Jacques RANCIERE, « Existe-il une esthétique deleuzienne ? », op. cit., p532
45
Ramsay BURT, Judson Dance Theatre. Performatives traces, op. cit., 2006
311
La pureté du sensible : dans la littérature agencée par Deleuze, Rancière insiste sur
« la démocratie des âmes nues46 » de Whitman, comme éloge de la pureté, avec l’idée de la
nudité comme ce qui est le plus immédiatement sensible. La nudité comme transparence à
la vérité du sensible est un thème familier de la scène particulière de la danse. Et la même
prévention que Rancière adresse à la philosophie de Deleuze pourrait s’adresser à la scène
chorégraphique des dernières décennies. Les corps nus sur scène sont devenus une sorte de
classique de la provocation des codes soi-disant établis, jusqu’à courir le risque de ne plus
susciter aucun déplacement, aucune inquiétude, aucun questionnement. Si l’on repense au
Judson Church et au Grand Union, la nudité ne constitue pas un aspect particulièrement
important des pièces présentées et les déplacements qui y ont cours n’exigent pas une
nudité. Lorsqu’il y a nudité c’est dans le cadre de l’inclusion de mouvements quotidiens,
s’habiller, se déshabiller, ou dans le cadre bien spécifique d’une revendication militante :
au moment de la condamnation d’artistes qui avaient brûlé le drapeau des États-Unis,
Yvonne Rainer, Lincoln Scott, Steve Paxton, David Gordon, Nancy Green, et Barbara
Dilley dansent Trio A, une pièce de Rainer, nus, enveloppés dans des drapeaux47. La nudité
n’est donc utilisée que comme échos d’un contexte quotidien ou politique, injection et
juxtaposition des corps nus dans la danse, et non comme une quelconque transparence à
soi, ou vérité sensible du monde. De même dans les pratiques improvisées qui prolongent
certains de ces déplacements, l’illusion de l’authenticité et d’une pureté, n’ayant
finalement pas toujours cours, il n’y aurait pas de raison de recourir à la nudité dans une
recherche de vérité et pureté. D’un côté, le nu, le corps nu, est peut être au contraire le
moins bien placé pour déjouer les formes et les significations de la représentation ; d’un
autre, le déplacement du chorégraphe ne se fait pas tant dans le sens d’une pureté, d’une
transparence, que d’une multiplicité des niveaux de sensible à l’œuvre.
46
Jacques RANCIERE, La chair des mots, éd. Galilée, Paris, 1998, p198
47
Yvonne RAINER, Works, “In 1970 I and some members of the Grand Union -- Lincoln Scott, Steve
Paxton, David Gordon, Nancy Green, and Barbara Dilley -- performed it in the nude at Judson Church with
five-foot American flags tied around our necks during the opening of the People's Flag Show (organized by
Jon Hendricks, Faith Ringgold, and Jean Toche as a protest against the arrest of various people accused of
"desecrating" the American flag, including gallery owner Stephen Radich, who had shown the "flag-defiling"
work of sculptor Mark Morrel in 1967 and whose case travelled all the way to the Supreme Court, where it
was thrown out on a technicality).”
312
Nous notions dans notre première partie, que les déplacements opérés dans la place
du chorégraphe, le partage des masses, le collectif, tendaient plutôt à une hybridation qu’à
une pureté du geste, ou même du mouvement. Certes le risque de l’immédiateté est de
tendre à une épuration, mais l’aplatissement risqué s’est trouvé maintes fois relevé par
l’écart, le milieu, l’entre, qui apparaît comme le point d’achoppement de ces pensées, et
qui constituera la question activant la dernière piste conclusive.
Telle serait une fois de plus l’inquiétude qui subsiste dans notre conclusion, ravivée
et affinée par cette courte lecture des critiques de Rancière à Deleuze.
Reste une question à poser à notre travail qui s’annonçait être une certaine pratique
entre philosophie et danse, que l’on peut formuler en écho mineur de la question que
semble poser Rancière (et d’autres !) à Deleuze : d’accord mais avec tout ça qu’est-ce
qu’on fait ? À la puissance descriptive, à la puissance affirmative et à la force
qu’indéniablement provoque la philosophie de Deleuze singulièrement dans son travail
avec Guattari, se pose, c’est-à-dire que se juxtapose à la lecture la question de “qu’est-ce
qu’on fait avec ça”:
« Le problème est qu’avec cette substance pathique on n’écrit pas de livre. Et
le livre doit se faire par construction d’une fable analogique, d’une fable
construite pour faire ressentir le même affect que celui de ce pur sensible qui
pense peut-être mais, à coup sûr, n’écrit pas48. »
C’est, pour Rancière, parce que Deleuze prend le premier chemin du passage à
l’esthétique comme sensible hétérogène mais en refusant de voir « l’objet paradoxal »
qu’est l’œuvre d’art moderne, qu’il s’enferme dans une pureté qui à la limite peut être mais
ne peut rien faire. On sent l’agacement de Rancière comme devant l’obstination
inconséquente d’un enfant, qui ne veut pas voir, qui veut par exemple à tout prix maintenir
« la pureté d’un modèle anti-organique » chez Proust, en s’acharnant à trois reprises à en
sauver la « cohérence » et la pureté, sans en voir les conséquences paralysantes que
Rancière y entrevoit.
« Ici encore, Deleuze cherche à établir une cohérence de la littérature, une
cohérence du peuple qu’elle invente. Il s’agit de montrer dans la rupture
48
Jacques RANCIERE, « Existe-il une esthétique deleuzienne ? », op. cit., p535
313
littéraire la rupture radicale avec cette société des pères qu’est le monde de la
représentation. Mais tout se passe comme si cette cohérence construite par
force se troublait aussitôt49. »
49
Jacques RANCIERE, La chair des mots, éd. Galilée, Paris, 1998, p198
50
Cette absence de programme est explicite chez Deleuze et Guattari dans le dernier chapitre consacré à la
schizonalyse dans l’Anti-Œdipe. Cf. p456
51
Cf. Jacques RANCIERE, Le destin des images, éd. la Fabrique, Paris, 2003, p85
52
Ibidem, p86. Sur ce point, il faudrait voir ce que ceci a à voir avec les agencements d’énonciation chez
Deleuze et Guattari, dans un autre travail.
314
pour montrer la capacité à imiter la profondeur et modeler les corps, mais pour montrer sa
capacité à raconter des histoires. D’abord les fables et la puissance poétique des mots.
« Pour que [la peinture] soit vue comme plane, il faut que soient desserrés les
liens qui enserraient ses figures dans les hiérarchies de la représentation. Il
n’est pas nécessaire que la peinture ne « ressemble » plus. Il suffit que ses
ressemblances soient déliées du système de rapports qui subordonnaient la
ressemblance des figures à l’agencement des actions, le visible de la peinture
au quasi-visible des mots du poème et le poème lui-même à la hiérarchie des
sujets et des actions53. »
Les dynamiques du champ esthétique ne se laissent pas tant saisir par un quelconque rejet
de la mimesis mais par la « révocation de la hiérarchie des genres », avec justement la
peinture de genre : « cette représentation de gens vulgaires occupés à des activités
vulgaires qui s’opposait à la dignité de la peinture d’histoire comme la comédie à la
tragédie. »
Déjà, une déhiérarchisation des rôles et des fonctions nous a fourni en effet les
premiers traits de compréhensions des collectifs de danseurs étudiés dans notre première
partie. Nous avons pu comprendre ces déplacements par la redistribution de ceux qui font
et ceux qui signent la danse, qui reste des questions en cours dans les héritages revendiqués
ou non sur la scène contemporaine. Il est notable que cette redistribution ait touché jusqu’à
la question de savoir qui dit la danse, et qui écrit la danse ou sur la danse.
De ce premier déplacement majeur dans la hiérarchie des lieux, des fonctions, et de
l’organisation de la danse, nous en sommes arrivés à un questionnement profond de la
temporalité. Par l’étude précise des mouvements à travers la question de leur immédiateté
au monde, nous sommes revenus à la problématique de la représentation, d’abord chez
Bergson, puis chez Deleuze. Ceci nous permet de remarquer que la critique deleuzienne de
la représentation telle que lue en début de partie dans Différence et Répétition, tend plus à
décentrer l’identité dans la représentation qu’à s’opposer dans un face à face avec la
ressemblance. Le déplacement de la représentation se fait par décentrement, qui touche à
l’identité. Or déjouer l’identité, ou la rejouer, redistribue différemment les cartes que dans
une supposée opposition entre représentation = ressemblance et sensible pur, y compris les
cartes entre Deleuze et Rancière qui pensent, différemment sans aucun doute, un certain
jeu dans l’identité, une certaine désidentification.
53
Ibidem, p87
315
Toujours est-il que le passage par la puissante critique, puissant et éclairant, de
Rancière sur les problèmes de la représentation suscite d’utiles inquiétudes pour une
philosophie en danse. Ainsi lorsqu’il explique:
« la tradition phénoménologique et la philosophie deleuzienne donnent
volontiers à l’art la tâche de susciter la présence sous la représentation. Mais la
présence n’est pas la nudité de la chose picturale opposée aux significations de
la représentation. Présence et représentation sont deux régimes de tressage des
mots et des formes. C’est encore par la médiation des mots que se configure le
régime de visibilité des « immédiatetés » de la présence54. »
Cette inquiétude va tout droit à la danse : la présence n’est pas la nudité, n’est pas
la pureté, ou, nous disions en première instance, l’authenticité. Elle est toujours un certain
tressage, peut être pas tant des mots qui médiatisent cette configuration que de la
perception-mouvement. Dans la relation gravitaire qui en est le déplaçant et le déplacé, se
donne le tissage, hétérogène, des matières, des corps, des durées et des espaces, communs
et ouverts, en certains sens, et au présent… La critique d’une célébration naïve de la
présence passe par un rapprochement de Deleuze avec la phénoménologie, dans une
direction qui n’est pas celle que l’on a lu chez Deleuze qui, nous l’avons déjà dit n’est en
aucun cas à l’aise avec cette idée de présence.
Le problème de l’immédiateté de la présence constitue le point d’éloignement entre
Rancière et Deleuze. L’enjeu en cours est donc de penser et de voir comment dans notre
travail sont apparus à la fois l’immédiateté au moment de danser et en particulier
d’improviser -dans un écho bergsonien sur le présent singulièrement éclairant,
l’actualisation d’un virtuel chez Deleuze comme fonctionnement de ces mouvements
communs, et le partage d’un sensible, par la double ligne de la relation gravitaire et d’une
redistribution des tâches dans un collectif, en écho avec Rancière. C’est bien sur ce même
problème de l’écart, de ce mi-lieu que nous achoppons à notre tour. Non pas résoudre en
aplanissant le problème mais dérouler un peu les fils de cette pelote. La danse, en ce
qu’elle mêle intimement les forces et les formes, dans ce que nous disions d’un
mouvement comme lecture de l’espace et du temps, une percep-action ; un tracé toujours
54
Ibidem, p91
316
sur le point de se donner, d’une écoute immédiate de ce qui est en train de se passer, en
fournit un point de synergie particulier.
L’inquiétude renouvelée par notre travail persiste : l’enjeu qui s’en dégage est bien
la pensée de l’écart qui ne laisse aplatir la présence ou le sensible dans une transparence du
tout au tout. À la fois milieu entre sensation et composition, écart qui travaille le présent
dans son déroulement continu, différenciation en une actualisation immanente, l’écart est
l’image, le concept, qui prend force dans les déplacements en cours aux frontières de la
philosophie et de la danse comme improvisation.
Le défi serait alors celui de penser une immédiation qui ne colle pas à une identité,
mais saisisse les différences en cours, un immédiat qui prend et est pris par un écart. Un
déplacement s’opère. C’est le sens de l’immédiat chez Bergson qui entend justement saisir
les multiplicités hétérogènes, qui ne sont ni les perles de couleur différentes, ni le fil du
collier, mais un dynamisme différenciant de la durée. C’est la direction que prend
l’immanence de Deleuze qui cherche justement à sortir de l’identité. Encore une fois, en
revenant au déplacement de la temporalité opéré par Bergson, nous avons pu esquisser la
compréhension d’un immédiat désidentifiant, hétérogène, et créateur. Tel est en définitive
l’enjeu qui apparaît à penser l’improvisation collective en danse, comme agencement des
corps en mouvement dans une immédiateté créatrice. Ceci constitue bien autant une
invitation à poursuivre la recherche qu’une réponse conclusive.
La danse serait-elle alors une pensée à la hauteur de cet enjeu, entre le théâtre
ranciérien et le cinéma deleuzien ? Ne faire la sourde oreille ni aux exigences de l’acte de
l’égalité dans l’espace ranciérien, ni à la puissance du devenir du cinéma deleuzien ; tracer
un cercle, puis s’élancer.
Le deuxième risque majeur d’un tel travail entre danse et philosophie est celui de
l’application ou de l’illustration. Renvoyant la philosophie à son statut de théorie abstraite
et explicative d’un donné concret insensé par soi que serait la danse. Nous avions nommé
ce risque, ce qui ne nous a pas toujours prévenu de lui. Encore une fois, tout semblait
317
tellement bien marcher et s’imbriquer, c’était certainement que nous allions trop vite en
besogne, et négligions les points d’achoppement.
Dans quelque chose comme la chorégraphie qu’est l’écriture de cette thèse, serait
venu le moment de la [im]possible distance. Outre toutes les absences, qui, je l’espère,
trouvent leur justification dans la pertinence des présences, il y a la spécificité d’un travail
mené entre danse et philosophie. Ça ne marche pas à tous les coups. Toute la danse, ou
toute l’improvisation n’éclaire pas la philosophie et inversement. Cette limite est véritable
dans la mesure où nous n’avons pas toujours pu échapper à cette idée d’une application de
l’une à l’autre, d’une révélation dansée de la philosophie, d’une explication philosophique
de la danse. Cet écueil nous amène à confirmer la première avancée de ce travail autour de
la danse comme métaphore de la pensée : il ne peut alors plus s’agir de considérer la danse
comme métaphore rhétorique pour une philosophie qui voudrait s’abstraire des conditions
de sa production, mais bien de postures, d’attitudes attentives qui définirait le travail en
danse et en philosophie. C’est alors une métaphore dans le sens d’un déplacement ancré,
où la situation de travail est traversée par un changement profond et superficiel à la fois :
une intensité. D’une première présentation du regard que la philosophie porte sur la danse,
c’est finalement la posture et la situation de notre recherche qui se sont alors annoncées.
Notre travail s’est sans cesse trouvé à opérer des déplacements. La métaphore
métaphorisée, l’opérateur opéré.
Faire le bilan d’un temps de travail, et finir une trajectoire. D’autres s’ouvrent
immédiatement, et tel est peut-être l’apprentissage majeur de notre présent travail : plus de
trois années de doctorat, le temps de tracer quelques avancées, confrontations, problèmes
et trajectoires, le temps de faire des pas en arrière, douter, et l’exigence de transformer, à
chaque pas, le vertige de tout ce qui s’ouvre sans pouvoir être étudié ici en un
enthousiasme pour une poursuite. Que chaque pas effectué sur le terrain de la philosophie
ait été un pas sur le terrain de danse, telle a été l’intuition de départ de ce travail, et
l’exigence de son écriture. Cette intuition ne se trouve, en fin de compte, que renforcée au
cours du travail effectué. Les achoppements ont pourtant été et sont récurrents : grande
limitation du fait d’être entre deux champs et de ne pouvoir toucher qu’à une infime partie
des deux ; limite d’une écriture qui peine souvent à passer d’un champ à l’autre en gardant
une clarté ; confusion des intérêts de chaque communauté qui d’une part et d’autre ont pu
318
me suggérer des projets divergents. Et alors essayer de maintenir un cap, j’espère en avoir
maintenu un minimum.
Quoiqu’il en soit, une telle entreprise entre danse et philosophie n’est pas sans
courir le risque d’un appauvrissement dans le rapprochement comparatif, dans un simili de
dialogue entre deux pratiques. Peut-être dans cette rencontre le plus grand enthousiasme ne
vient-il pas tant de l’assimilation de la philosophie avec la danse, que des singularités de
chacune d’elle dans la friction des concepts. Elles sont à la limite renvoyée dos à dos à la
fin de la partie, ou diffractée, chacune dans leurs propres trajectoires et non pas assimilées.
Nous n’avons donc pas mis en scène un dialogue entre les deux, mais avons tenté de laisser
un problème, une question, être traversé par des expériences venant de deux domaines
distinctes. Cette traversée (qui est la définition que Nancy donne à la danse55) serait une
traversée de vitesses.
Qu’en est-il, en cette fin de trajectoire, du doute émis dès le départ sur l’existence
ou non d’une improvisation, c’est-à-dire d’un travail absolument distinct du travail
d’interprétation d’une chorégraphie en danse ? Le choix d’accorder notre attention à la
spécificité du dispositif d’improvisation en spectacle a permis à ce travail d’avancer, dans
la précision, sur l’immédiateté écartée de la posture du danseur au moment d’improviser.
Mais il est certain que cette avancée a, en de nombreux points, croisé la posture du danseur
au moment d’interpréter, c’est-à-dire de donner un présent à une écriture. L’extrême
variété des processus de composition, d’écriture, de présentation de spectacles en danse
contemporaine ne fait que multiplier les possibles points de rencontres entre improvisation
et écriture (anticipée). Il est alors clair que la création chorégraphique contemporaine est
largement, mais diversement, traversée par les déplacements identifiés dans cette thèse sur
l’improvisation : déplacement de la fonction de l’auteur-chorégraphe, attitude gravitaire au
55
« On dit trop peu quand on dit que le matériau, le médium ou l’objet de la danse est le corps propre, et que
cela définirait sa singularité parmi les arts : en réalité, l’objet est la traversée du corps, sa transe. Traversée
par quoi ? par rien peut-être, ou par une énergie, ou par une grâce – mais, quel que soit le mot, traversée du
corps par l’incorporel qui le retire à son organisation et à sa finalité de corps. Le corps devient l’incorporel
d’un sens qui pourtant n’est pas ailleurs qu’à travers le corps. Un sens en traversée plutôt qu’un sens de la
traversée, et même, si tu veux, un sens en travers du sens ou des sens, un sens en transe. L’ « échappée » du
sens, ou bien l’échappée de sens, c’est la transe, et la danse tient la transe, comme on dit « tenir le coup »,
tout en la retenant, mais la retenant juste sur le bord, à la limite. » Jean-Luc NANCY et Mathilde MONNIER,
Allitérations. Conversations sur la danse, op ; cit., p60
319
déroulement d’une durée continue et différenciante, et écart d’une attention sensible qui
compose en agençant des multiplicités de sensations-actions (entre les intensités d’un
corps, entre les corps en mouvements, entre les danseurs et le contexte : temps, espace,
spectateurs, …).
Le choix de l’improvisation s’est révélé pertinent pour dégager la spécificité d’un
écart, que nous avons pu saisir à partir de cette attitude singulière d’être au bord de ne rien
faire. Cela n’implique pas que les outils conceptuels alors dégagés ne parlent que de et à
l’improvisation, ne pourraient que lui être appliquer. La singularité du cas n’établit en
aucun cas sa distinction absolue d’un autre. Il est même probable qu’ils disent quelque
chose d’autres danses dont nous n’avons pas assez l’expérience pour raconter les reflets
diffractés. Dans la mesure où elles peuvent être saisies par le concept d’immédiateté,
d’autres danses viendraient certainement apporter d’autres éclairages, dans le futur.
320
III Une immédiateté prise en l’écart
321
Piste à poursuivre : l’éducation dans un écart ?
Une attention où peuvent, dans un certain sens, se rejouer les habitudes ne
fournirait-elle pas un outil pour penser d’autres processus collatéraux à ceux de
l’improvisation : l’apprentissage, et particulièrement des techniques d’éducation
somatique ? Une piste de travail s’ouvre autour de ces champs de l’éducation en et autour
de la danse. Si nous l’avons cité parfois, il faudrait étudier en profondeur le cas d’une
méthode somatique comme le Feldenkrais, qui intègre de plus en plus la formation des
danseurs, et travaille à une temporalité qui peut se rapprocher de ce que nous avons étudié
ici. Ce serait aussi l’occasion de parler de la danse comme ce qu’elle peut être sans jamais
non plus y arriver totalement, constituant un enjeu qui traverse son histoire et ses gestes au
bord de la danse que tout le monde danse : une pratique collective, sociale, dans des lieux
communs et non pas seulement sur un plateau, parce que ça danse un peu partout.
S’ouvrent alors deux pistes : la danse comme pratique d’un partage du sensible dans les
rues, les boites, les fêtes, les performances de rue politiques, etc. d’un côté, et la pratique
éducative autour de la danse d’un autre. S’il existe, pour cette dernière, un risque majeur,
rappelé par Badiou dans son Manuel d’inesthétique d’une normalisation éducative de la
pratique artistique par la philosophie dans un schème « didactique » de leur relation, il n’en
reste pas moins que nous pouvons remarquer comment les déplacements opérés dans les
expériences de danse étudiées dans ce travail et dans leur dissémination contemporaine,
ouvrent sur le terrain de l’éducation des pratiques renouvelées. Une attitude dans la posture
d’apprentissage comme effort d’attention au multiple en cours plutôt que suivi d’un plan
jusqu’à une conclusion ; engagement (gravitaire) dans un processus commun
d’apprentissage réciproque plutôt qu’une virtuosité technique : une certaine immédiateté
où il se passe quelque chose. Telles seraient les pistes qui s’ouvrent, en définitive tant pour
la danse que pour la philosophie.
Il est intéressant à ce sujet de voir comment Jean-Luc Nancy à partir de son travail
avec Mathilde Monnier explique qu’enseigner, c’est :
« partager une hexis, c’est-à-dire un habitus, un comportement habituel au sens
où l’habitude n’est pas la routine ni le mécanisme, mais une disposition, une
tenue au sens où l’on parle de la tenue du corps, de la façon dont on tient son
corps : il s’agit de partager une disposition à…, une disposition du corps à
322
occuper l’espace et à faire espace –poids, volume, écartement, élan- de telle ou
telle manière. Partage qui a lieu entre le danseur et le lieu, entre le danseur et
lui-même, le danseur et le chorégraphe, le danseur et le spectateur56. »
L’écart, propre à l’attitude attentive, singulièrement saisi à travers l’expérience gravitaire,
fournit des pistes pour travailler la question éducative, dans une rencontre à poursuivre
entre danse et philosophie ; mettre l’écart au travail.
56
Mathilde MONNIER et Jean-Luc NANCY, Allitérations. Conversations sur la danse, op. cit., p54-55
57
Cf. Jacques LEVY et Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés,
éd. Belin, Paris, 2003, définition d’écart.
58
Cf. Christian BOUQUET et Hélène VELASCO-GRACIET, Frontières, frontières, éd. l’Harmattan, Paris
2007
323
concept d’écart revient à la philosophie plus acéré encore pour dire le problème d’une
immédiateté qui produit quelque chose, d’une composition dans extériorité d’un schème.
Ainsi, ce problème que nomme ici l’écart s’est donné, certes de manières
profondément distinctes, comme une opération ou une inquiétude majeure de ce que nous
avons lu chez Badiou59, chez Deleuze60, chez Rancière61, chez Nancy62, chez Godard63,
chez Bernard64, textes traversés dans notre lecture par le problème d’une rencontre entre
philosophie et danse autour de l’improvisation comme déplacement du chorégraphe
comme auteur de la danse, des mouvements qui composent et se composent dans
l’immédiateté d’une percep-action et de l’expérience de la gravité comme partage d’un
présent commun en dansant.
59
La danse est « retenue » et « imminence », mais par là même « puissance affirmative ». Cf. Alain
BADIOUI, « La danse comme métaphore de la pensée », op. cit., p14-15
60
Chez Deleuze l’enjeu est de penser la différence, comme dispars dans l’immédiat : « s’il est vrai que la
représentation a l’identité comme élément, et un semblable comme unité de mesure, la pure présence telle
qu’elle apparaît dans le simulacre a le « dispars » pour unité de mesure, c’est-à-dire toujours une différence
de différence comme élément immédiat. » Différence et Répétition, p95. L’écart est encore plus précisément
le terme qui permet de penser le « délai » entre mouvement perception et mouvement action chez Bergson
dans les cours de Deleuze sur le cinéma (particulièrement celui du 5 janvier 1982 : http://www.univ-
paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=67).
61
Pour Rancière, il y a un écart comme intervalle intrinsèque au politique, un entre de l’exposition du
topos : « le lieu du sujet politique est un intervalle ou une faille : un être ensemble comme être entre : entre
les noms, les identités ou les cultures ». Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op. cit., p122
62
Chez Nancy, un écartement qui est détachement, rend compte de la danse, et du sujet « Dans ce geste pur il
y a aussi le détachement de l’objet, une sorte de sujet radical… Et peut-être pourrait-on dire que c’est ce
détachement qui fait le trait si commun de la danse. En définitive, je suis tenté de dire que la danse est
détachement bien avant et bien après d’être mouvement et corps en mouvement : elle détache le corps et se
détache de lui, dans un paradoxe. Elle le lance et elle le laisse –juste sur le passage de cette tenue et retenue
dans l’échappée du sens dont nous avons parlé. » Allitérations, op. cit., p55
63
Pour Godard, c’est le mouvement même qui est écart : « Le geste, qui s’inscrit dans l’écart entre ce
mouvement et la toile de fond tonique et gravitaire du sujet ; c’est-à-dire le pré-mouvement dans toutes ses
dimensions affectives et projectives ». « Le geste et sa perception », op. cit., p225
64
Chez Bernard, la sensation est toujours déjà écartée, dédoublée : « chaque sensation fait surgir en elle une
sorte de reflet virtuel, un simulacre d’elle-même porteur d’une certaine jouissance, elle produit ou suscite
« en creux » ou « en abîme » la présence gratifiante d’un double fictif et anonyme au sein de notre
corporéité. » De la création chorégraphique¸ op. cit., p118
324
de la nécessité d’un « sujet absolu », dirais-je peut-être : absolutum, détaché de
tout. Délié, la déliaison parfaite, voilà ce que, entre toutes les formes de pensée
physique, la danse propose de manière la plus affirmée… la déliaison parfaite
comme forme particulière de la liaison sociale… mais il est vrai que, en même
temps, la danse présente une socialité plus immédiate ou plus directe que celle
des autres arts : le danseur, la danseuse vont d’emblée au-dehors et, dans leur
cas, l’institution est aussi d’emblée plus ouverte sur le dehors, par une scène et
par un entraînement à danser65. »
Nous parlions d’un écart en cours dans la danse à partir de l’expérience gravitaire,
déplacement concret de la métaphore. Or l’image de ce détachement que propose Nancy ne
reste-elle pas soumise à l’idée d’une certaine opposition à la pesanteur ? C’est une manière
de penser cet écart constitutif, mais dans une version différente d’un ancrage. La déliaison
y est envol et détachement, à la limite d’une ab-stration, constituant un sujet ab-solu.
L’écart qui se dessine dans notre étude est une tension dans la durée, sur une même couche
mais intensivement écartée, nous dirions horizontalement plutôt que verticalement même si
la distinction ne tient pas, ou plutôt au cours de l’expérience gravitaire plutôt que contre
elle. Le sens n’est pas le résultat d’un écart, il est le processus compris dans le substantif
écart, l’écartement qui déjà résonne dans l’écart ; c’est qu’il y a également dans la danse
l’immédiateté d’un en dehors qui s’insère dans/entre les corps dansant.
65
Jean-Luc NANCY et Mathilde MONNIER, Allitérations, op. cit., p43
66
Alain BADIOU, « La danse comme métaphore de la pensée », (p11-22), in ouv. coll., Danse et pensée, éd.
GERMS, Paris, 1993, p14
325
d’une pensée en danse tranche la continuité dans son cours. L’écart est
extension/contraction, il a lieu et jamais totalement.
L’improvisation travaille l’imprévisible, mais sans chercher le grand événement,
elle entre dans des processus, et se donne dans ces mêmes processus. Elle compose des
coïncidences et des différenciations prises dans une durée multilinéaire. Elle tisse l’actuel
et le virtuel, en même temps. Elle ne retient pas tant qu’elle donne dans un geste, toujours
strié et qui peut ainsi résonner dans ce silence de son attention. Nous frôlions le concept
d’événement sans jamais en voir l’évidence pour décrire l’improvisation en danse, notre
étude se tourne plus vers l’attention que l’événement. La philosophie bergsonienne est une
pensée de la durée créatrice, plus que de l’événement, qui permet d’insister sur la
résonance que Julyen Hamilton identifie comme le travail à effectuer67.
67
Cf. Annexe 2
68
Skin, Carme Renalias et Julyen Hamilton, enregistré en public à la St Mark’s Church, New York, 2000,
Adme Production
326
Il s’agit alors de penser un écart dans l’ancrage. Pour Godard comme pour Bernard
l’enjeu d’une pensée en danse tourne autour du fait que l’écart déjà perceptif soit
mouvement, que la relation gravitaire soit lieu d’effectuation déjà ouverte sur une certaine
fictionnalité, sur un écart producteur de sens. Se pose alors la question d’un écart
producteur de sens entre les danseurs, entre les danseurs et le contexte, public, architecture,
histoire, etc. Il s’agirait de penser en écho avec cet écart de la relation gravitaire qui
traverse le corps, un partage sensible de cette gravité entre les danseurs, dans un même
écart producteur de sens. Pas un saupoudrage de sens, pas une narration, une fiction
sensuelle qui surgit entre les peaux en contact, direct ou à travers le sol, l’espace et le
temps réunis dans la gravité.
La philosophie se retrouve à vouloir saisir par les mots un écart de la danse, une
immédiation sensible et présentée. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, Michel Bernard
travaille la rencontre entre philosophie et danse autour des chiasmes sensoriels et de
l’expression. L’écart de l’auto-affection, est ce qui insère fiction et sens dans le geste. Il
l’explique, à partir de Merleau-Ponty, d’abord comme un doublement imaginaire dans la
sensation : la main qui touche une surface est comme doublée d’une autre main touchée en
même temps. La nature du chiasme est un écart, dans lequel la sensation prend sens,
imagination comme fiction aux différents niveaux des trois chiasmes. Dans toute la
subtilité de cette pensée, l’autrisation qui traverse le corps est doublement, « reflet virtuel,
simulacre », « la présence gratifiante d’un double fictif et anonyme au sein de notre
corporéité69 ». Il y a autre dans la sensation, un écart, mais sur le modèle du deux. Or
l’écart saisi en lisant Bergson depuis nos questions en danse prenait l’autrisation à travers
les multiplicités d’une différenciation, qui ne peut se réduire à un dédoublement.
Tels sont les reflets distincts d’une philosophie regardant une danse, et regardant
peut-être à travers elle sa propre danse, au plus près de l’écart qui s’y produit ; vertiges et
nuances de couleurs au moment de penser cet écart au point où nous nous trouvons,
69
Michel BERNARD, De la Création Chorégraphique, op. cit., p118. Cf. plus largement, tout le chapitre
« Esquisse d’une nouvelle problématique du concept de sensation et de son exploitation chorégraphique »
(p101-121)
327
toujours à la limite du non-lieu qui touche la philosophie au moment précis de parler du
corps, écrivant par corps et en-corps.
L’écart est le lieu où s’insère le sens dans l’extension d’une durée qui fait
juxtaposer sens et sensation. Intrinsèquement donc, les corps en mouvement pensent cet
écart différenciant, traversés qu’ils sont par la gravité. Il faudrait revenir incessamment à
l’expérience de la gravité comme pratique de l’écart des corps : en même temps leur
désorganisation et leur intensification. Alors l’image n’est pas reflet de moi comme autre,
mais matière sensible en mouvement, ancrage gravitaire dynamique. Le sens comme écart
n’est pas non plus ici différance, report à un avant ou un après la lettre, à distance
explicative ou signifiante.
Se dessine dans la rencontre entre philosophie et danse des corps pensants en
mouvement l’écart comme figure en partage dans les philosophies contemporaines les plus
récentes, en même temps qu’une ligne singulière pour celui-ci, à partir de l’expérience
croisée de la danse et de la philosophie dans le champ commun gravitaire. Un écart qui
s’étire, ne reporte rien à une extériorité, transforme en dehors la strie transversale de la
continuité changeante d’une gravité-durée. Il ne détache pas, il transforme, il travaille,
écart d’une métaphore concrète. Peut-être les corporéités dansantes y prennent-elles en ce
sens (étirement pas couperet) toute la force de leur singularité, et forcent la philosophie à
penser. Penser une immédiateté qui produit et compose, un écart non distant, ni
transparence d’une pure présence à soi, ni décollement léger qui échappe sur un extérieur
absolu. Un écart justement.
Une danse de la rouille et des petits bruits ? Autorisation des imperfections, les
miroirs tendent à disparaître des studios de danse, l’alignement peut supporter quelques
déraillements. Dans le grincement, dans l’écart, le sens ? Certainement en ce qu’il est au
bord du non sens, au bord de ne pas avoir lieu. Ce milieu entre avoir lieu et ne pas avoir
lieu, dans une actualisation où les deux ne s’opposent pas mais avancent ensemble ; ça
marche ensemble.
70
Hubert GODARD, « Le corps du danseur : épreuve du réel », op. cit.,: « Pour le danseur, c’est autour de
ces zones musculaires et émotives qui font mémoire que tout se joue. La tâche essentielle des muscles
toniques est d’inhiber la chute, de se maintenir dans la verticalité. Pour faire un mouvement, il faut que ces
muscles lâchent. C’est dans ce lâcher que se génère la qualité poétique du mouvement. Selon la plus ou
moins grande inhibition tonique, le mouvement sera autorisé de façon plus ou moins émouvante. » p142-143
329
Présenter à un public une pièce dont on n’a pas pré-écrit les mouvements, ça n’est
pas faire un mouvement absolument différent d’un mouvement écrit, mais c’est se placer
dans une attention singulière à l’écart qui creuse le mouvement ; au bord de rien faire.
L’écart du pied qui boîte, écartement d’une démarche qui grince. Boitillement
irrégulier d’un corps attentif à sa chute permanente, qui tisse entre la poussière du sol et ses
doigts de pied une durée toujours changeante, et ce faisant entonne sa ritournelle, et la fait
dériver.
« on trace un cercle, mais surtout on marche autour du cercle comme dans une
ronde enfantine (…) Maintenant enfin, on ouvre le cercle, on l’ouvre, on laisse
entrer quelqu’un, on appelle quelqu’un, ou bien l’on va soi-même dehors, on
s’élance. (…) On l’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est
rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui71. »
71
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux, op. cit., p383
330
« La scène. Entrer. “Maintenant, ils me voient. Qu’ils me voient, qu’ils s’habituent
à me regarder. Se calmer. S’ouvrir.” Je choisis un endroit. Je reste là. Je promène
rapidement mon regard sur le public. Pour les voir, pour qu’ils puissent voir mon visage,
toute mon attitude, un simple regard de reconnaissance en guise de bonjour. Je commence.
Avec ce qui se présente. Un souvenir, une forme dans la salle de spectacle. Je fais
confiance à cette première chose et je commence. J’espère que, la rencontre ayant eu lieu,
le public parvient à suivre ce qui m’intéresse, qu’il saisit mon engagement. Dans mon
imaginaire, je retourne sur le versant nord de Bald Mountain, où je vis. Je regarde autour
de moi, et hop, quelque chose se passe. Je vois de la neige. Je saute et je m’enroule dans
l’air. Les mains et les pieds dans l’air. Un fort vent d’hiver casse les tiges de tournesols
séchées. Encore. Encore, écrase, saute ! le son mat de la neige qui tombe du toit
surchargé. Les pieds glissent vers l’extérieur, son mat. Le corps tout entier, son mat, à plat
sur le sol72. »
72
Simone FORTI, « Danse animée. Une pratique de l’improvisation en danse. », (1996) in Improviser dans la
danse, (trad. fr Agnès Benoît-Nader) éd. du cratère, (pp209-224). Rééd. Revue Nouvelles de Danse, n°44-45,
« Simone Forti, Manuel en mouvement », éd. Contredanse, Bruxelles, automne-hiver. 2000
331
L’écart d’un commencement. Entrer sur scène au bord de ne rien faire. Devenir
imperceptible dans l’écart qui s’étire entre les coulisses et la scène, parfois confondues en
un seul lieu. Visibilités des singularités de l’improvisation dans ses débuts, ses débuts
historiques, et ses manières de commencer, de prendre la parole, d’entrer dans une pièce.
Les spectateurs arrivent et tout le monde est déjà sur le plateau, la transition du début est
l’écart, non pas comme rupture, changement de nature, mais une continuité qui se teinte
d’une atmosphère qui se transforme avec les lumières, le silence des publics, et une
certaine at-tension qui saisit, en longueur, les danseurs présents. L’écart inaugural a le
sourire en coin de qui continue à faire la même chose, quelqu’un regarde, et il se rit de la
solennité du grand commencement. Redistribution des gestes du partage sensible entre l’art
et la vie, injectée sur un plateau, dans l’écart qu’elle opère.
Quelqu’un arrive, marchant du pas de la rue, ouvre la porte et traverse la scène, s’y
laisse saisir par ce qu’il y a, des images en mouvement, c’est-à-dire des corps, avec le
monde.
332
333
Annexe 1 : Julyen Hamilton, interview par Marie Bardet
J. H. - Moi je suis très timide, ou strict avec mes termes et j’ai tendance à faire une sorte de
rejet de beaucoup de mots, beaucoup de termes, beaucoup de concepts, depuis toujours ; comme
quelqu’un qui arrive dans un nouvel appartement où il y a beaucoup de meubles, et qui ne veut pas
tous les garder. Donc si un terme arrive chez moi c’est après une frustration, une question : « ça
veut dire quoi » ? Et j’ai une tendance sceptique autour de beaucoup de termes, seulement parce
que je veux savoir, je veux employer ce filtre, pour avoir une connaissance plus profonde de moi,
de mon travail, des termes et d’une terminologie ; et alors non pas créer une nouvelle terminologie,
mais constamment nettoyerles termes, pour les revitaliser, comme par exemple avec cette chose de
l’intention. C’est pas que j’ai eu des mauvaises expériences avec ce mot, mais il ne m’attire pas,
parce que je l’associe avec le fait qu’il y a beaucoup de fuite là dedans. faire quelque chose avec
une intention, ça veut dire quoi ? C’est quelle intention ? Ça veut dire pouvoir non seulement faire
les choses mais savoir l’effet qu’elles doivent avoir. J’ai l’intention d’aller dans un magasin, donc
je me pousse moi-même à être dans l’état qui fait que dans le futur je serai dans le magasin, donc je
fais ça avec une intention. Je veux dire que je ne sais pas, je ne sais vraiment pas, ce que ça veut
dire de faire quelque chose avec une intention. Ou bien tu as vraiment un schéma, un planning, un
plan : tu écris une lettre en demandant à quelqu’un d’aller au cinéma avec toi, et ça c’est une
intention, c’est clair. Mais de bouger avec une intention, d’imprimer le public avec ce sentiment, je
ne vois pas ce que ça veut dire, que ce mouvement, ou cette chose imprimera le public avec cette
sensation, ou que j’ai cette intention de m’exprimer… mais je ne veux vraiment pas m’exprimer !
Oui bien sûr j’ai une intention, je veux être connu et faire de l’argent. Je veux faire un art
intéressant, mais c’est un contexte général qui peut être intéressant, ça n’est pas une spécificité
d’intention. Et souvent je trouve que les choses qui ont beaucoup de forces c’est parce que enfin
nous avons laissé tomber une certaine intention et ça sort de soi-même. C’est dans le fait de lâcher
334
l’intention même, que nous avons trouvé une nouvelle urgence qui n’est pas bloquée par une
intention. Bon, peut-être que tout ça c’est mon histoire, et que j’ai trop de problème avec cela. Mais
c’est comme ça. Aussi quand je vois de nombreux travaux, dans les workshops, autour de l’idée de
faire avec une certaine intention, je ne vois pas d’intention, je vois surtout une tension autour de ça,
et un manque de fascination, un manque d’ouverture pour ce qui sera la réalité de ce qui se passe.
C’est peut-être aussi lié à mon expérience avec la technique Alexander, parce que dans la
technique Alexander, ils disent : « arrête, stop, laisse le cou libre, laisse le dos être long et large »,
comme « laisse la possibilité aux choses de rouler d’elles-mêmes sans les contrôler »; mais ton
contrôle consiste à laisser tomber le contrôle, à l’inhiber, c’est beaucoup autour du stop et de
l’inhibition. C’est pas la répression mais la possibilité de ne pas être entre les choses et leur élan. Et
dans les arts créatifs, pour moi, je sens que ce moment où je laisse tomber vers un certain niveau
une intention, les choses roulent. Et dès que j’ai cette intention, ça me bloque. Et c’est souvent une
connivence avec le public, qui lui, est plein d’intentions de faire ça et ça. Parce que les choses qu’il
veut dire, la communication qu’il veut avec cette intention, c’est pas ce qui est en train de se passer,
c’est la communication de l’intention, du fait que ce soit une intention, et pas l’intention même.
C’est le rythme d’Alexander pour moi ; il ne s’agit pas tant de la volonté de dire « blablabla », que
du fait que je veuille que ce « blablabla » sorte. Et si c’est ma volonté qui emplit cette intention de
dire « blablabla », alors les gens entendent mon intention, mon urgence et pas le réel « blablabla ».
Je crois qu’il y a quelque chose dans ce terme d’intention. Et ça c’est lié avec l’immédiat,
parce que moi je travaille avec l’immédiat parce que c’est un « truc », c’est une manière de faire,
un modus operandus, qui aide, qui m’oblige, qui me stimule à être dans un ’état, dans une position,
à l’intérieur de la fabrication de quelque chose qui ne bloque pas le déroulement, l’élan du matériel
même. Et c’est pour ça, entre parenthèses, qu’aujourd’hui, dans la situation de la leçon, je me
perds, moi je suis perdu, mais le matériel n’est pas du tout perdu. Je me perds dans le matériel,
mais c’est seulement quand je peux vraiment laisser tomber mon intention de ce que je veux
enseigner.
MB - Je vois assez bien le lien que tu fais entre intention et expression, mais en même
temps, le fait de ne pas avoir d’intention, c’est comme avoir une attitude de très grande confiance.
JH - C’est lié à la confiance.
MB – Mais alors c’est une confiance en quoi ? Parce que si j’essaie de prendre une autre
position, alors si tu n’as pas d’intention ça veut dire que tu as extrêmement confiance dans le fait
que tout ce que tu fais est magnifique, ou alors que tout ce qui se passe dans le monde est
magnifique, et la question c’est alors : pourtant tu fais des choix et tu as aussi une posture critique,
donc d’où, ou comment, tu fais ?
335
JH - Parce que toutes les choses sont magnifiques dans un paramètre non comparatif, elles
sont magnifiques ontologiquement. Elles sont merveilleuses, elles ne sont pas relativement
merveilleuses73. Et c’est un état particulier de…, et oui un état de grâce ! C’est une pratique,
j’essaie de pratiquer ça, tous les jours, dans chaque situation ordinaire qui me donne la sensation
que cet état de grâce est permis : dans un stage, sur scène, avec certains amis, et ça, c’est
formidable. Parce que dans cet état de grâce tu n’as pas besoin de paramètres comparatifs. Ok, on
doit être honnête avec ça aussi, parce que dans un autre sens, j’ai des intentions. Mais, je trouve que
le processus avec l’immédiateté c’est une manière d’avoir une relation avec nos intentions où cette
intentionnalité ne bloque pas le déroulement, l’arrivée, l’expression, et la concrétisation en mots, en
écriture, en mouvements, en musique, de ce qui arrive. Donc je ne suis pas blasé dans le sens où je
n’aurais aucune intention. Je suis incroyablement ambitieux, extraordinairement ambitieux. Peut-
être c’est lié avec ça, j’ai d’un côté, une conduite ambitieuse, et peut-être tellement ambitieuse que
je dois employer un système pour laisser tomber l’intention.
Parce qu’en dessous de ça il reste cette ambition forte. Sinon je deviens très vite victime
des énergies de cette conduite, donc peut-être est-ce pour cela que j’ai développé cela, que je
travaille dans ce modèle d’immédiateté, parce que c’est la structure la plus légère, et parce que je
sais que j’ai cette intensité. Tu as parlé de confiance, mais confiance en quoi ? Pour moi c’est pas
possible d’avoir confiance en autre chose, ça c’est un système de croyances, non, la confiance, pour
moi c’est un secret que tu poses à toi, à l’intérieur, c’est un secret, tu en parles à personne. Ou si, tu
en parles entre toi et toi-même, tu envoies ça à ton intériorité. Peut-être que la prière c’est ça, je ne
sais pas. Mais cette confiance c’est une pratique, c’est pas que tu es né avec ça, que tu l’as ou tu
l’as pas, mais tu gagnes ça à travers l’expérience, toutes les diverses possibilités dans l’expérience
d’avoir beaucoup d’aide, pas d’aide ; les moments très difficiles, les moments faciles, etc.
MB - C’est un vrai travail.
JH - C’est une chose que nous sommes en train de recevoir mais en même temps, c’est une
chose active : nous pratiquons notre confiance. Je crois que c’est quelque chose que tu pratiques
vraiment que de travailler avec confiance. Et tu peux aussi travailler sans confiance, et tu gâches ta
confiance, tu la dégrades. Et dès que tu commences à dégrader ça, à l’attaquer, attention le bateau!
C’est très dangereux.
73
Je traduis ici par merveilleuses le terme wonderfull, qui ne rend pas en français le sens de full of wonder,
wonder étant une question, ou plutôt une inquiétude, un étnonnement (attitude proprement philosophique ?) ;
Hamilton explique qu’il choisit ce terme de wonderfull pour ces inquiétudes qui innervent et ne cessent
d’interroger l’expérience de cette beauté, comme des points d’interrogations qui habitent ce magnifique, ce
merveilleux.
336
MB - Et est-ce qu’on pourrait dire que ce travail-là, ce travail à mener, qui, dans ce cadre là
de l’improvisation n’est pas une intention, que c’est une attention ?
JH - Je crois que l’attention, ou l’observance, c’est une manière de constamment non pas
questionner, mais de pratiquer un type d’ajournalisation, [actualisation], de mise à jour de nos
perceptions, de notre attention.
MB - En fait, pour moi, c’est très fort le lien que je peux faire avec ce que Bergson, . Et ça
rejoint aussi des choses que tu as pu dire cette après-midi sur la vision. Tu disais que la
vision n’était pas en train de tout voir, tu sortais un peu devant tes yeux, pour pouvoir presque
choisir, ou noircir, ou éditer, et ça c’est quelque chose de très important, c’est un moment très fort
dans la philosophie, ce moment où Bergson dit : c’est pas vrai, c’est pas la lumière de notre
conscience qui se porte sur le monde, c’est la matière même qui est en mouvement et en lumière, et
nous ne faisons qu’obscurcir certains aspects pour nous agencer dans la vie.
JH - Et l’attention c’est un choix, c’est un choix déjà édité, c’est pourquoi si tu joues
vraiment le jeu de porter ton attention sur quelque chose, ça souligne le fait que c’est nous qui
portons notre attention vers ça ou ça ou ça. C’est beaucoup plus pragmatique que de recevoir tout
du monde,ce qui est un peu de l’idéalisme. C’est pour ça que la vieille tradition, par exemple chez
les poètes, c’est qu’à travers l’attention sur une petite chose, on peut arriver à tout, voir le monde
dans un grain de sable, aller dans le petit et voir ensuite tout, pas en essayant de prendre tout. C’est
presque une sorte de loi d’inversion: tu regardes à travers le petit, et tu as la possibilité de regarder
le global ; et ça c’est très vieux, c’est Blake, et même avant Blake, c’est la tradition chrétienne, je
veux dire que c’est une large gamme de philosophies et de spiritualités qui en ont parlé. La
possibilité d’entrer dans le grand à travers le spécifique, alors le spécifique demande une attention,
mais dès que tu as une intention, tu arrives avec quelque chose de préconçu, pré-écrit, moins
prédisposé pour le wonder (étonnement-beauté) ; voir la beauté dans un grain de sable.
Ce travail avec l’immédiateté consiste à pratiquer ton attention et à oser penser que ce sur
quoi tu portes ton attention est et sera ce qui t’amènera exactement à ce dont tu as besoin. C’est là
aussi le lien avec le « first thought, best thought », et ça n’est pas n’importe quelle pensée à
n’importe quel moment, non, c’est quand tu es dans la pratique de cet état, d’”attentionnneté”, que
la première pensée est toujours la bonne. Et c’est très très strict! C’est pour ça que nous faisons un
“déchauffement”74, que nous utilisons toutes les choses dans le corps, dans la voix, pour arriver
74
Terme formé sur échauffement (warming up/warming down), qui désigne un court moment, souvent à
deux, qui clôt une journée de formation par un mouvement de détente afin de lâcher tension et attention.
337
dans un état, d’une part où « first thought is best thought », et d’autre part un état résonant, c’est-à-
dire que ça n’est pas une chose « gratuite », parce que de cet état, tu es en résonance avec tout
l’intérieur et l’extérieur, donc tu es dans le monde, ça veut dire qu’à ce moment-là tout ce qui se
passe, tout ce que tu fais, c’est aligné avec les marées du moment.
MB – Donc, à la fois il y a dans l’attention le fait que tu vas choisir quelque chose, porter
ton attention sur quelque chose -ça n’est pas une espèce d’invasion de toutes les vibrations du
monde en toi-, mais en même temps tu ne prédétermines pas un sens à ce que tu vas regarder.
JH - Et aussi ce qui arrive dans cet état c’est : c’est toi qui as fait le choix ou c’est le choix
qui t’as choisi et ça c’est une sorte de paradoxe ludique. Est-ce que j’ai choisi le poème ou est-ce
que le poème m’a choisi ? Mais le double paradoxe est que peu importe qui a choisi ! Un jour, on a
demandé à Dylan “pourquoi avez-vous écrit ces chansons ? » et il a dit “oh, je les ai juste laissé
sortir, les chansons doivent sortir, je ne les fais pas, elles sont dans mon ADN. Oui, bien sûr parfois
elles ne peuvent pas sortir.” Et on lui a demandé “est-ce que tu as fait ça en raison de la situation
politique?” et il a répondu “je m’en fous de tout ça, elles sont juste sorties. ». Donc il ne s’agit pas
de savoir s’il est sorti pour les attraper, de la meme façon qu’ilne s’agit pas de savoir si nous
portons notre attention sur cette chose ou si cette chose nous pousse à porter notre attention sur elle.
Et je crois que la beauté pour moi, c’est, dans une vie personnelle, sentir que tes choix personnels
de « petit toi » peuvent aussi être de cette grande causalité qui t’invite à faire cette chose, et on ne
peut pas avoir une réponse à ça, donc à ce moment-là, continue juste à travailler, partage-le, peu
importe quoi, concrétise-le. Et c’est pour moi le luxe du travail, surtout sur scène et dans les stages,
c’est de concrétiser en mots, dans l’atmosphère avec les gens, avec le public. Mais ça n’est pas une
finalité conclusive, c’est une actualité qui est tranchante, qui n’est pas potentielle, mais actuelle, et
ça coupe. Mais c’est pas tranchant parce que c’est une conclusion. Et je crois que c’est beaucoup de
malentendus parce que le pouvoir de conclusion, c’est très moderne, et c’est un paramètre très
utilisé pour vérifier ou pour donner de la valeur aux choses.
MB - Ça veut dire quoi c’est très moderne ?
JH - Nous sommes très excités par les gens qui ont les solutions, qui savent, qui ne doutent
pas, qui admettent pas un « je ne sais pas ». La version politique récente c’est « non, non j’ai dit ça
mais j’ai fait une erreur », c’est le même type de conclusivité, et c’est validé comme une valeur. Et
face à ça, cette attention et cette action semblent vagues. Et vague c’est un peu démodé en ce
moment, il y a 300 ans le vague c’était important, et je comprends, nous sommes dans un grand
flux, un grand changement, donc c’est naturel que nous agrippions pour avoir quelque chose de
stable, n’importe quoi dans une période de grand flux.
MB - C’est un autre aspect qui m’a marqué : ce que tu dis sur le fait de savoir qu’il y a un
flux, alors qu’on a tendance à s’accrocher. Suely Rolnik parle de se rendre vulnérable, du fait de ne
338
pas avoir de conclusion, de pas tenir quelque chose de solide. Ce qui ne veut pas dire ne pas avoir
de position dans le monde, ne rien tenir. Ça ne veut pas dire ne rien savoir, ne rien dire sur rien et
ne rien faire, il y a là une subtilité à trouver.
JH - Ça c’est le malentendu.
MB - Et je pense que là il y a une difficulté. Face à quelqu’un qui dirait « nous, dans ce
flux-là, on fait le choix de ne pas s’accrocher à quelque chose de solide », on répondrait « oui mais
dans ce cas là, tu ne tiens rien, tu ne fais rien, tu ne peux rien critiquer, tu ne peux rien avancer. »
C’est vraiment vital en ce moment de trouver et de dire cette sortie.
JH - Pour moi, une chose qui m’a beaucoup aidé, c’est une définition de statique et
dynamique. Dans le sens où, il y a une force dans le statique et une force dans le dynamique :
certaines choses sont fortes parce qu’elles continuent d’être ce qu’elles sont, et certaines choses
sont fortes, parce qu’elles sont capables de changer, et il y a une confusion, entre les deux. Quand
une chose n’est pas forte dans le sens où elle est prête à changer, elle est discréditée ou jugée pour
être seulement fluide, continuellement changeante et toujours évasive ; pourtant, il existe une
stabilité, que j’appelle stabilité dynamique, c’est-à-dire une stabilité basée sur l’habileté à changer
et à être au courant des changements. mais pas dans le sens de fuir ou d’échapper. Et ça, ça vient du
corps même, c’est très clair, c’est développé, c’est stimulé par exemple avec le travail de Contact,
ou beaucoup de sports comme ça, où tu dois avoir l’habilité d’aller à gauche, à droite, d’être mobile
mais pas mobile dans le sens où tu perdrais ce qui est en train de se passer, c’est-à-dire le besoin du
moment. Et certains moments demandent une certaine stabilité statique, rigide, alors que certains
autres moments demandent une stabilité dynamique. Si tu es debout sur un petit bateau, pour rester
stable, tu dois être très dynamique parce que la situation change, et profondément, parce que nous
vivons dans un monde qui change, cette stabilité dynamique est toujours plus forte que cette
stabilité statique. Parce que celle-ci est basée sur le renforcement de certaines règles, c’est encore
un status quo, or le concept de status quo est basé sur une stabilité statique. Ça ne marche jamais
très bien parce que les choses changent beaucoup, et c’est la voix du status quo qui dit à la stabilité
dynamique « non, tu es juste en train de flotter, tu es vague, tu es juste en train de faire ce que tu
veux quand tu veux », et l’on caractérise cet esprit comme évasif. Et peut-être bien qu’il existe un
troisième lieu qui n’est pas une stabilité dynamique mais évasive, comme l’évasion même. Mais
dans cet état de stabilité dynamique, où tu es ferme par rapport à un concept, une pensée, un désir,
tu sais que c'est seulement à travers le mélange, en ayant une flexibilité, en ayant peut-être à laisser
tomber cette même intention, qu'il pourra continuer. Donc ces choses sont liées entre elles pour
moi, l’immédiateté et l’attention aux détails qui te maintiennent au courant avec l’habileté
profonde, que j’appelle stabilité dynamique. Peut-être que chez des personnes plus âgées ça
s’appelle sagesse. Peut-être c’est de la sagesse, les vieux qui ont déjà vu d’autres générations, et qui
339
savent la différence entre ce mouvement, ce mouvement et ce mouvement. Et ils savent que ce
mouvement et ce mouvement, ça va, parce que c’est seulement un équilibre, mais ce dernier
mouvement, c’est autre chose ; et je trouve que c’est un travail artistique parce que sagesse et art
doivent se rencontrer l’un l’autre. Et pour moi, tous les artistes par lesquels je suis touché, peu
importe l’âge, ont quelque chose de sage, ou ils sont en train de travailler autour de quelque chose
dont moi je peux dire que c’est une sorte de sagesse.
MB - Et en même temps c’est directement politique.
JH - Absolument. Et probablement c’est pour ça que certains artistes disent que c’est pas
du tout politique ; parce qu’ils savent que c’est tellement politique. Mais ils ne veulent pas que le
politique interrompe le pouvoir de la sagesse. Et bien sûr ils protègent ça en disant « non, c’est pas
du tout de la sagesse, je fais juste mon travail et basta ». Je comprends absolument ça parce que
c’est pas nécessaire d’annoncer ce que tu fais. On a demandé à Clint Eastwood “que pensez-vous
de tous vos personnages et les armes?” et il a dit “ je suis juste un homme, je fais des histoires, je
raconte des histoires. Vous pouvez les baisser ou les enfler. Je vous donne juste des histoires.” Tu
sais qu’il sait, avec bon sens, combien l’histoire est puissante, mais il protège ça en ne disant pas
que cette histoire en parle. Et je sens des choses similaires. C’est pour ça que j’ai pas nommé mes
stages avec un nom très intéressant, je suis resté avec « technique et improvisation », ou « voix et
mouvements », la chose la plus ennuyeuse que je puisse imaginer, la moins attrayante. C’est une
manière de protéger ce qui se passe, ce qui peut se passer.
MB - Pourtant j’ai l’impression que cet état d’attention, de sentir, d’aiguiser et de travailler
cette force d’une stabilité dynamique, c’est en même temps une posture politique. C’est un
positionnement.
JH - Et je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui font ça, et c’est aussi par respect pour eux
que je ne veux pas avoir ça comme drapeau… Mais certaines personnes m’avaient questionné là-
dessus en me disant : « oui ça va, mais est-ce que c’est pas une bonne idée de le dire haut et fort
pour soutenir les autres gens ? ». C’est sûr mais en même temps chacun fait à sa manière. Certains
sentent qu’ils doivent écrire et le crier, et que leur karma est là, et c’est bien. Et d’autres sont plus
souterrains, et le laissent juste se disséminer dans une petite région. Je ne crois pas qu’il y ait de
règles pour ça, il y a plein d’endroits, de niveaux différents, qui sont valides, et qui se coordonnent
d’une certaine manière dans une grande “soupe”. Et ça change à différents moments de la vie.
Waouh, c’est intime ! mais en ce moment pour moi, ce sont de nouvelles questions qui se posent
sur ce que je fais avec le reste de ma vie. Une sorte de crise, pas une crise, un excès, un croisement,
et une opportunité, un point un peu à part, duquel on peut dire : « ouais, ça va, jusqu’à maintenant »
mais « est-ce que ça va parce qu’on ne peut pas changer ce qui c’est passé, donc ça doit aller », ou
« ça va dans le sens que j’accepte ». Ca rend stimulé, plein de regrets, honteux, inspiré, etc. mais de
340
quel point de vue ? Qu’est-ce que je veux utiliser cette fois pour faire ceci, ou cela ? …est-ce que
c’est pour plus ? Avec quel niveau de dissémination des choses plus calmes ? Moins social ou plus
fort dans la société ? Mais ça ce sont des questions personnelles à un moment particulier de la vie.
MB - En tous cas, ça me fait penser à une question liée à cela. Ce processus d’attention
dans cette immédiateté, j’ai l’impression que c’est un état qui peut être éminemment collectif. Donc
est-ce que pour toi il y a ce fait d’être en lien ou de travailler avec d’autres, en sachant que ces
dernières années tu fais plutôt des solos, comment ça se passe ou comment ça s’est passé ? De
pièces collectives à solos, est-ce que ça change fondamentalement quelque chose ou rien ?
JH - Moi je crois que tu nais soliste, pour le meilleur ou pour le pire. C’est comme ça.
Quand je suis seul, je peux dire ce que je ne peux pas dire avec des gens autour. Et ce que j’ai à
dire, j’aime le dire, et j’aime cet état de solitude, et j’aime cette mélancolie de la solitude. C’est
pourquoi j’habite hors de mon pays, et j’aime la solitude du solo. Ça me calme, ça me stimule, je
peux très bien écouter à cet endroit. Donc j’ai fait des solos depuis longtemps. Par rapport au
groupe, c’est quelque chose que je voudrais et j’aime beaucoup ce collectif ; j’ai stimulé ça
pendant longtemps, mais est arrivé un moment, au début de ma famille, où j’ai pris une décision,
du fait que je ne pouvais pas, dans ma situation financière, et avec le manque de soutien autour de
moi, continuer ça. Donc c’était très pragmatique on peut dire.. Mais c’était pas facile pour moi de
laisser tomber la compagnie et ce genre de travail. Et dans les dernières années, les duos et le
travail avec d’autres musiciens, notamment les gens de Lyon, m’ont fait du bien.
Parce qu’à l’intérieur de ce contexte musical et entre les gens de l’Arfi75 par exemple, nous
sommes tous du même âge, et tous par coïncidence des hommes avec une famille, et nous avons
passé de nombreuses années dans l’art. Et par certains côtés nous sommes très normaux, pas
artistiques, nous continuons de désirer, il y a quelque chose de normal dans nos manières d’être. Et
ça pour moi c’est fabuleux, ça me donne beaucoup, quelque chose qui me manquait en n’ayant pas
de compagnie. C’est intéressant pour moi de regarder Katie Duck, parce qu’elle a quelque chose de
similaire, et par coïncidence, ou par nature, elle est arrivée il y a 15 ans à Amsterdam, et elle a eu
cette situation dans laquelle elle a pu être soutenue et soutenir son sens d’une famille. Elle est en
train de développer ça avec Magpie, et maintenant au-delà de ça, et c’est fantastique. Je suis très
content de voir ça, parce que, c’est pas qu’elle est en train de vivre ce que je voudrais vivre, mais
d’une certaine manière elle autorise que cela arrive. Et ça n’arrive pas dans ma situation, et ça va
aussi, je suis ok avec ça, maintenant ça va par rapport à ça, mais il y a eu un moment où ça m’a
rendu très triste, de ne pas pouvoir continuer ça. Mais je ne pouvais poursuivre ça sans soutien, et
75
Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire, collectifs de musiciens créé en 1978 à Lyon.
341
les soutiens sont juste tombés à l’eau. Ils n’ étaient pas intéressés, il n’y avait pas de soutien
financier, et je ne pouvais pas continuer à tout financer. Et voilà, maintenant, je ne sais pas, je suis
heureux, je fais tout ça à la maison, Et donc ces dernières années, dans beaucoup de collaborations
avec d’autres musiciens, d’autres danseurs, c’est comme si c’était ça qui arrivait pour moi. Je suis
invité dans des situations de groupe et ça me plaît beaucoup parce que je n’ai pas poussé pour ça,
dans une certaine manière d’organiser étape par étape.
MB - Et comment tu expliquerais la possibilité d’improviser en collectif, une pièce, un
stage, tout en étant dans une posture immédiate ? Parce qu’a priori il y a quelque chose de
contradictoire.
JH - Pourquoi ?
MB - Parce que c’est assez courant de penser que la relation avec l’autre établit une
médiation, qu’il faut communiquer, par exemple. En étant dans l’immédiateté, ça
paraît très compliqué de rentrer dans une relation avec les autres, en sachant par
exemple qu’il peut s’agir de relation de pouvoir, donc comment ça peut être ta vision,
ta perception, ton projet, ton désir d’une relation ou d’un moment collectif ?
JH – Parce que dans mon travail, ce ne sont pas les relations avec les autres qui
m’intéressent primordialement. Nous sommes tous intéressés par une seule relation, et c’est la
relation avec la pièce. Et ça c’est très clair, c’est une hiérarchie d’intérêts. L’intérêt le plus profond,
ça peut s’exprimer comme « jouer ensemble », mais notre premier intérêt, c’est pas la relation
personnelle, ou de pouvoir sur scène. Nous sommes tous au service de la pièce, et ça c’est très clair
pour moi, et avec certains groupes je ne le dis même pas, c’est évident, avec les musiciens, par
exemple, on ne parle jamais à ce niveau.
MB - Dans ce moment collectif qu’est la pièce ou le stage, où tout le monde se met au
service d’autre chose plutôt que de chacun individuellement, ou même de la relation entre les
personnes, il y a un processus de l’ordre de dépersonnalisation, « désubjectivisation » ou
« désidentification » ? ou peut-être plutôt un processus impersonnel ?
JH – Je pense que c’est beaucoup plus facile que ça ! Mets-toi juste à faire un film, et
appelle-le danse. Tu ne poserais pas la question pour un film, mais un film est bien un travail
d’équipe. Tu as le gars de la production, un autre pour autre chose, etc., des centaines de personnes
en train de faire un film. C’est collectif et c’est très clair !
MB - En même temps, je disais ça aussi parce que cet après-midi tu disais quelque chose
sur « c’est pas ton mouvement » ou dimanche après-midi c’était « finalement le son que tu fais ça
n’est pas toi qui le fais. » Et ça est-ce que c’est juste une blague, un outil ?
342
JH - Non, c’est une chose très intime de l’acte artistique même, c’est profondément intime,
c’est pas au niveau social. Au niveau social c’est clair : c’est mon mouvement, je l’ai fait, je rentre
chez moi. Je signe pour ça et c’est fait.
MB - Je suis responsable.
JH - Absolument. Dans l’intimité du faire un mouvement, faire un son, écrire un poème ou
écrire une chanson, dans la délicatesse du processus, c’est intéressant cette notion et cette sensation
même que, à la chaleur du moment de faire quelque chose, tu réalises que c’est toi et que c’est pas
seulement toi. Quelques fois, les proportions sont tellement extrêmes que c’est comme si tu étais un
petit écho autour du moment créatif. Mais ça c’est propre au processus de chacun et de chacune, et
je dis ça pour stimuler une sorte d’humilité, de liberté, et une autorité, les trois en même temps.
C’est aussi parce que je sens ça, et je sens que les autres sentent ça, mais c’est pas quelque chose
dont il faut parler en public d’une certaine façon, c’est pour ça que je dis que c’est intime. Je ne
veux pas dire que je veux taire ça, mais je ne le dirais pas dans certains contextes, parce que
certains contextes ne sont pas ouverts pour entendre ça, ça discréditerait, ça créerait des
malentendus. Mais dans d’autres situations, ça peut être très stimulant, et c’est exactement le genre
d’intimité qui arrive dans un stage. C’est parfois en ce sens plus intime que dans un spectacle parce
que tu as seulement l’atmosphère et le spectacle concret, alors que dans un stage tu es en train de
déconstruire, d’analyser, d’ouvrir un processus de sensations, d’actions, d’expériences.
MB - Effectivement on saute d’un niveau à l’autre. Moi je sens quelque chose de très
fort entre encore une fois ce moment d’attention et - parce que tu l’as cité l’autre jour
et je veux bien le refaire, même si ça fait une espèce de baguette magique – et « un
processus de devenir »
JH – J’ai la sensation que l’immédiat est une chance, un ruisseau de chances, ou un
ruisseau de chance, dans lequel on peut goûter notre devenir sans avoir besoin de ne jamais devenir
quelque chose. Sans la sensation ou le lien ou la sensibilité avec l’immédiat, nous sommes attachés
au fait d’être devenu quelque chose : un résultat. Et ensuite un non-résultat, et après ça un résultat,
et après… ça me semble très frustrant et lorsqu’on se demande ce qu’on fait ici, l’immédiateté, le
fait de travailler avec l’immédiateté, de sentir l’immédiateté, d’apprécier ce que l’on fait à travers
l’immédiateté, nous soulage de la conclusion, du besoin de conclure. Mais si l’immédiateté n’est
pas prise, selon moi, d’une manière sensible, pragmatique, concrète et tangible, ça devient une
potentialité, qui n’est pas un devenir. La potentialité est une manière de stopper le temps et de dire
ce qui pourrait être, mais devenir, c’est pas une évasion, c’est pas une potentialité.
MB - C’est une actualisation.
343
JH – Oui, et l’immédiat est une acceptation de la manifestation de ce que le devenir est en
train de devenir toujours, en même temps qu’il est en train de devenir. Sans la nécessité pour le
devenir d’être quelque chose avant le grand « être arrivé ».
MB – Là, c’est la chance de l’anglais d’avoir des gérondifs parce que…
JH – Oui, mais tu utilises des gérondifs quand tu les as.
MB - Parce que nous on est coincés en français.
JH – Le devenir, [becoming]… J’ai la sensation que ces philosophies, ces manières de voir,
ces intérêts, n’entrent en fait pas en conflit avec le fait de vouloir, de désirer, de faire des plans, de
sentir des conclusions, à certains moments, avoir des rêves, avoir des projets… Je ne crois pas
qu’ils doivent être en conflit, je crois juste que peut-être quand cette attitude sous-tend, les besoins,
les désirs, les plans, les conclusions prennent une autre légèreté. Et dès que je vois les gens essayer
de déborder, d’être dans cet autre état de devenir, quand ils sentent qu’ils doivent laisser tomber
toutes les conclusions, toutes les expériences, toutes les projections, toutes les choses comme ça, je
pense « ah quel dommage ! parce que c’était riche ça ». Mais dès que ça constitue les fondations, je
pense « ouh, je ne suis pas sûr que ça marche si bien». Mais dès que ce devenir, cette immédiateté
est juste en-dessous, ces autres concepts entrent en jeu, ils peuvent être ludiques. Tu essaies, tu
réussis ou tu échoues, et tu peux avoir une erreur plus claire, et tu peux tirer une conclusion sur
quelque chose, ou sur quelqu’un, on peut ensuite te prouver le contraire. Je sens qu’il y a un autre
niveau de temps, mais je n’opposerais pas cette philosophie-ci à celle-là ; je ne pense pas que ce
soit réel, et je ne pense pas que ce soit nécessaire. Je sens ça aussi dans la danse : que
l’immédiateté, la composition immédiate, c’est pas du tout contre cette chose de regarder, penser,
repenser, créer, recréer, produire, produire un autre, avoir l’intention de faire cette pièce, je trouve
que ce sont aussi des énergies, des manifestations de désir, et c’est vital. Si cet instant « en train de
faire », ou cette immédiateté deviennent la seule chose, je trouve que c’est vraiment pas nécessaire.
MB - Ça serait le déplacer cette immédiateté et en faire une conclusion ?
JH - C’est un autre type de conclusion qui dirait : « tu ne dois jamais utiliser de
conclusion» ; non, c’est juste une technique ! et ça devient réducteur, et nous ne sommes pas au
moment de réduire les choses. Parmi deux de mes poètes favoris, l’un écrit spontanément et l’autre
met trente ans pour trouver les bons mots pour la ligne, méticuleusement, mot après mot. Quant tu
lis certains poèmes, ou chansons, tous les mots sont parfaits et parfois ça a mis des années pour
trouver ce mot ; et c’est du génie également. Il ne faut pas mélanger les messages, pour moi, ils ont
chacun utilisé leur manière.
Une philosophie arrive, elle a de la résonance parce qu’elle est pertinente pour ce moment-
là, et le temps change. Je ne dis pas que la philosophie est là par superficialité. Tu sais, tu mets des
vêtements chauds en hiver, et pas en été, mais ça ne veut pas dire que tu dis qu’ils sont inutiles, ça
344
veut juste dire qu’ils n’ont pas d’utilité à ce moment-là, mais ça n’est pas un déni de qualité. Je
pense que la philosophie est avant tout dynamique. Peut-être bien que l’essence du dynamisme
c’est la philosophie. Je ne sais pas, je ne sais pas grand-chose là-dessus, j’ai juste la sensation que
les philosophes sont essentiellement dynamiques dans leurs esprits, même s’ils mettent ça sous une
forme conclusive, c’est juste pour mettre ça à jour (l’actualiser) pour que la personne suivante
puisse clairement repartir de là. Il y a quelque chose dans la philosophie de ludique, non pas
ludique dans le sens superficiel, mais temporel. Sinon, avec toute notre intelligence, je suis sûr que
nous aurions trouvé un philosophe que nous aurions garder pour toujours. Est-ce parce qu’ils n’y
arrivent pas ? Je ne crois pas ! En ce moment, certaines choses sont pertinentes, et ça redevient
pertinent à un autre moment; et peut-être sont-elles plus actuelles, plus nécessaires dans cette
époque, et d’autres dans une autre époque. Mais ils sont des aides, ils nous aident à nous détendre
et à vivre notre temps, ou du moins c’est ce que je prends chez eux, un petit peu; sans expliquer
comment sont les choses, ils illuminent : « ah ok, c’est ça qui est en train d’arriver ». Avant « je
peux changer ou pas », « j’aime ou pas » plus profondément que ça. Et moi dans le stage ça m’a
beaucoup touché cette manière d’agir. Et peut-être c’est pour ça que les gens me disent « ah tu es
philosophe », peut-être ça vient de là…
C’est étonnant… J’avais un ami quand j’étais petit, et je l’ai revu longtemps après, et je lui
disais « je ne sais pas comment tout ça est arrivé, etc. » et il m’a dit « tu as toujours su ce que tu
voulais et tu t’es battu pour ça ». Et ça m’a choqué, « t’étais un homme très fort, la personne la plus
forte, la plus capable que je connaisse ». Il m’a juste dit ça comme ça, or ça n’est pas ma sensation
du tout, pas du tout ! Il n’a pas vu ça dans ma vie quotidienne mais dans mon caractère,
profondément en moi, et ça m’a beaucoup touché. »
345
Annexe 2 Notes de transcription du stage de Julyen Hamilton
- Julyen Hamilton : « Hier, j’ai vu film de Scorcese sur l’histoire du cinéma américain.
Il ne par le pas de l’intention ou du sujet de ce qu’il raconte, mais de ce sur quoi ils sont en
train de travailler [what are they working on]. Ça donne une distance avec l’actualité de ce que l’on
fait, c’est peut–être la seule objectivité qu’on ait.
Pas le contenu, le processus, mais l’intérêt qui devient obsession.
Donc si on est dans un workshop, alors il s’agit de savoir « what are you working on ».
Pas comme une grande identité que chacun devrait avoir et savoir, mais utiliser ces heures
qui sont en dehors de la responsabilité quotidienne.
Certes, tous les mouvements ont déjà été faits : et ça c’est plus profond que l’ego. Mais
ensuite c’est sûr que jamais personne n’a fait ce que je fais. Ceci je ne le dis pas comment une
distance avec les autres, une DISTINCTION, mais une connexion :
“Fall down, and then you can connect” (Steve Paxton)
D’abord tomber, ça te donne l’ici, mais à travers ça, toucher les racines et tous les autres, et
les autres inspirations.
Comme un arbre planté à côté d’une maison, dont les racines puisent sous la maison.
Rends-le réel dans ta physiologie [Make it real in your physiology].
Vous, vous restez ici, quelque chose qui tombe à travers la gravité, qui peigne tout le
contenu, plus profondément que la surface du sol.
Tu es à la fois arbre et maison, parce qu’on s’est échauffé ensemble.
Le mouvement que tu fais maintenant, pas seulement le fruit de ta physiologie, ton travail,
mais de tous les « parents », de tes voisins. Sauf que maintenant vous dites : « là c’est moi qui
manifeste ça ».
C’est nous dans le maintenant qui définissons ce que nous sommes en train de faire.
346
Cette clarté, ça n’est pas une limite qui la donne, c’est la résonance de la masse même : et
heureusement, cette même masse c’est celle à travers laquelle la gravité passe pour être en lien
avec les autres choses.
347
n’est pas subtile : c’est la résonance des vibrations dans l’espace, des petits mouvements, qui sont
gommés quand les mouvements ne sont que dans les muscles.
La résonance, ça n’est pas un contes de fées en dehors de toi, ce sont des détails, les détails
ça veut dire résonance.
[It is not some fairytales out of you, it is details, details means résonance]
avant que ça ne quitte le corps les détails résonnent.
Et la directionnalité du corps, ce sont les os. Au contraire, essaie de pointer quelque part
avec un muscle...
Problème avec les articulations : tu dois oser les utiliser, vraiment, ne pas rester dans leur
potentialité. Ca n’est pas une potentialité des articulations, c’est une actualité, sinon ça devient le
bordel. Vous êtes toujours en train d’actualiser, c’est absolument cela, et seulement ce que c’est,
c’est pas à peu près.
Mais grâce aux articulations, la résonance de cette direction est dans le corps d’abord,
regarde les animaux : quand tu pointes quelque part ils regardent ton bras.
Les détails sont la manifestation de la résonance. Ça n’est pas un léger écho.
Si vous pouvez sentir la surface du sol de la même manière que vous sentez vos os, votre
squelette : alors la clarté, le sol dur, permet la résonance.
La résonance, voilà un exemple de ce sur quoi tu es en train de travailler (what you’re
working on), et c’est différent d’un but, tu peux arriver à un autre truc, tu produis quelque chose,
mais penser le produit, c’est différent de penser ce sur quoi tu es en train de travailler. Dès que tu
travailles sur quelque chose, tu produis quelque chose, même si c’est pas la même chose, mais être
conscient que en travaillant sur quelque chose, tu es en train de faire quelque chose, ces deux
choses ont une relation « commensal ».76
En travaillant sur quelque chose, tu produis quelque chose ; ça n’est pas l’un après l’autre.
Tu peux goûter et apprécier cela en même temps, sans que ce soit un but.
Et le mental peut tanguer de l’un à l’autre, de ce sur quoi tu es en train de trvaailler (what
you are working on) au produit.
La résonance n’est pas le son en lui-même, c’est le son qui est écouté par les murs.
76
Commensalisme : « biol. État d'animaux ou de végétaux vivant associés à d'autres espèces et profitant de
leurs aliments sans leur porter préjudice ». (www.cnrtl.fr)
348
Disponibilité de faire et écouter les sons en même temps, avant que ça quitte le corps, avant
les autres, et avant le grand monde.
Tu peux forcer un peu la résonance, attention pas le sens, la résonance.
Il y avait un jour une femme percussionniste, sourde : au début elle n’était pas acceptée par
les autres musiciens, parce que l’on n’acceptait pas qu’elle puisse être musicienne puisqu’elle ne
pouvait écouter ce qu’elle faisait. C’est terrible mais ça dit surtout quelque chose : un musicien
n’est pas celui qui produit un son, mais celui qui peut écouter.
Donc c’est pas la capacité de faire des choses, mais celle d’écouter les choses que vous
faites.
C’est pour ça que le contact improvisation c’est révolutionnaire, mais c’est un autre qui
sent la résonance, et c’est trop tard. Le travail porte pas sur l’intention, sur beauté, sur la pièce
même, mais sur l’habileté d’écouter la résonance.
349
train d’être dit l’autre est déjà en train de l’entendre, le pouvoir de ce qui est dit résonne dans
l’autre ; donc la grammaire n’a pas la nécessité de compléter la phrase.
C’est pour ça que parfois quand tu chorégraphies des phrases entières tu te sens stupide
face à un public, parce qu’ils ont déjà compris.
Dès qu’on écoute que nous sommes entendus, pas la peine de finir la phrase.
Charlie Parker : t’as pas besoin de toutes la phrase, une note suffit. Pas parce qu’il est
timide, mais parce que dans la note que tu joues, tu as toutes les autres. Donc c’est pour ça que l’art
est toujours physique, parce que dans la résonance.
Une scène de dialogue dit beaucoup plus de choses qu’une description ; dans un dialogue
c’est l’autre qui peut écouter, donc autre dynamique. Ça bouge à une autre vitesse, parce ce sont
deux personnes.
Danser à deux : aucun besoin de prouver que vous avez compris l’autre, juste savoir que
vous partagez le même contexte et que vous êtes sensibles. (habileté de sentir)
La résonance qui se passe dans mon corps c’est pas la même que celle que tu reçois toi,
exactement parce que mon corps résonne d’une autre manière. Voilà : la communication, ça ne
marche pas. Tu n’entends pas ce que je dis.
Parce que les choses vibrent à différents niveaux, il y a une gamme diverse de niveaux,
donc chaque personne du public peut entrer à un niveau, l’un intellectuel, l’autre rythmique ; et ça
c’est Shakespeare, c’est Hollywood…
Quand tu ne demandes pas aux gens de comprendre tout ce que tu fais, tu leur permets
d’entrer un niveau, et c’est complet, tu ne leur demandes pas de comprendre tout. Chaque
mouvement peut-être tout la pièce. [Any one mouvement can be all of the piece.] Mais pour cela,
tu dois, toi, savoir tout sur ces niveaux.
C’est pour ça que ce qui est fabuleux dans un livre c’est différent du même mot dans un
autre livre. Tu peux lire trois mots, et tu as le livre ; parce que tu ne peux pas tout retenir.
Mais nous, il faut qu’on accepte de résonner avec tous les niveaux, qu’on ose résonner
avec tous les niveaux de notre art, et ça c’est un travail.
Tu peux pas avoir tout à un seul niveau.
Marc : Et quand on y arrive pas ? J’aime bien quand je ne contacte pas, quand il n’y a pas
d’harmonie.
JH : Ça c’est un vieux conflit : il ne s’agit pas de gagner ou perdre mais d’ouvrir, dans le
conflit.
350
Est-ce qu’il faut un temps pour se connecter ? Mais avec pratique on peut arriver à moins
de temps, pas forcer mais stimuler : parce qu’on est humain, je crois qu’on est toujours prêt au
mouvement, au changement. Sois juste prêt [Just be ready to], pas que dans la salle de répétition,
en pantalon de danse, mais on est toujours prêt pour le changement.
C’est pour ça que répéter des moments sublimes, par définition, c’est très dur, en fait, c’est
impossible, ça demande l’humilité de dire que tu ne peux pas faire, ou alors tu dois être dieu.
Oui parce que il ne s’agit pas d’une interprétation, mais d’une « prétation ».
Mais en même temps, ça a quelque chose de très commun, il s’agit de la même chose.
Et accepter les deux faces de notre existence : spontanéité immédiate et aimer ce qui est
passé, mort, etc.
PAUSE
C’est quelqu’un d’autre qui danse, comme les sons, c’est chez toi, de ta poitrine, mais c’est
pas toi. Oui, bien sûr, c’est toi qui danses, mais c’est pas toi. Donc vous vous êtes dans un certain
sens libres de la danse que vous faites. Ce n’est pas toi qui fais cela, c’est ton bras. [It’s not you are
doing that, it’s your arm.]
351
Des fois c’est trop collé, la voix et la danse, parce que tu colles au rythme de la respiration,
alors qu’en fait, ça part dans deux directions divergentes
Le problème avec la chorégraphie c’est que ça peut perturber la chorégraphie, et c’est très
méchant : à ce moment-là c’est un évitement ; par exemple de marcher en chorégraphiant, ça
empêche de marcher.
Et quand tu es surpris par ce pied qui sort et touche le sol, c’est très visible, parce que ce
n’est pas toi ! C’est pas que l’on ne veuille pas te regarder, mais c’est pas le plus intéressant, on se
demande ensemble d’où sort ce pied, et on participe de ça avec toi.
Peut-être ai-je tort, mais ça pourrait être vrai… [Maybe I’m wrong… but it could be
right…]
Ce moment où tu es très intelligente, coordonnée, et où tu dépasses ton habileté, j’aime
beaucoup ce moment, où cette habileté n’est pas le but, ça arrive des fois. Il ne s’agit pas
d’échapper à cela. La virtuosité s’oppose au jeu [playfull].
Pas prendre la virtuosité comme un but, la dépasser. C’est pour cela que le rap est bon, ils
osent être virtuoses, mais c’est pas le but, ils passent à travers.
Steve Paxton a développé l’idée de quelque chose qui sort de l’oreille pour écouter.
[develop something out of the ear to listen]
Tu peux développée quelque chose devant tes yeux, parce qu’on ne peut pas supporter que
tout vienne dedans, mais qu’on ne veut pas se couper.
Je pense quelque chose similaire, que tu sors quelque chose et tu vois ici et pas ici, pour te
protéger du trop de stimulation. Tu es doux à cet endroit, si tu décides de sortir pour regarder.
Regarder dehors même si la lumière vient dedans. [To look out, even if the light come in]. Tu fais
comme une sélection avant que ça arrive, comme un filtre.
A cet endroit, tu laissais vraiment tomber tes mouvements, tu te vidais, comme si tu muais,
comme un serpent. Et ça c’était le centre de ton prochain mouvement, pour n’importe quel
mouvement. Si tu sens pas que l’arrêt du premier mouvement est le centre du prochain, alors tu
dois bouger pour commencer le suivant. Alors que la fin de ton mouvement, c’est déjà l’accès au
prochain mouvement, ça ne dit pas quel mouvement vient après, mais si tu sens cet accès sans
352
bouger, alors ton mouvement peut exister sans préparation parce que vous êtes toujours avec un
axe, et pouvez bouger dans toutes les directions, directement, par vitalité de cet axe.
Cet axe est le milieu du prochain mouvement : ça commence par le milieu. Et cet axe
comprend (inclut) les pensées, tu dois saisir l’axe de tes pensées également.
Être au milieu ça permet d’être disponible à partir dans n’importe quelle direction.
Être au milieu c’est aussi le lieu de la désintégration : le centre d’un cercle n’est pas le
cercle lui-même ; sens cela, c’est pour ça que c’est le lieu calme et esseulé.
Être dans l’axe de l’idée d’être Brad Pitt, c’est désintégrer cette identité ; être au milieu
c’est jamais être dans l’identité, alors que un peu à côté, tu es en relation avec l’identité, donc tu la
renforces.
De même pour une émotion: si tu es en plein centre de ton émotion, et bien c’est l’endroit
où se désintègre l’émotion, en plein milieu de la profonde tristesse, tu peux trouver la joie ; et ça
c’est le ballet.
Être au centre, ça peut être effrayent, parce qu’en étant tellement au centre, je pourrais
passer immédiatement de vivre à ne pas vivre.
Le moment d’un changement, ça nous demande d’être encore plus profondément dans
l’état avant le changement même.
Tu peux aller partout depuis là parce que c’est nulle part [you can go every where because
it’s nowhere].
Quand tu peux t’arrêter immédiatement, c’est que tu es au milieu [au beau milieu] de ce
que tu es en train de faire
Quand tu ne peux pas arrêter, c’est que tu es attaché : l’expression de soi c’est un
attachement. [Self expression it’s attachment]
Être en performance, c’est être toujours au milieu du maintenant, toujours prêts à tout
arrêter, c’est ne pas être attaché au produit. »
353
Bibliographie
(des ouvrages cités)
BANES Sally, - Reinventing Dance in the 1960s : Everything Was Possible, University
of Wisconsin Press, Madison (WI), 2003.
354
- Writing Dancing in the Age of Postmodernism, éd. Wesleyan
University Press, Hanover and London, 1994.
355
BOISSIERE Anne et KINTZLER Catherine (dir.), Approche philosophique du geste dansé.
De l’improvisation à la performance, éd. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve
d’Ascq, 2006.
BRIGINSHAW Valérie A., Dance, Space and Subjectivity, éd. Palgrave, New-York, 2001.
BURT Ramsay, - Judson Dance Theatre. Performatives traces, éd. Routledge, Londres
et New York, 2006.
BUTLER Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. de Cynthia
Kraus, Paris : La Découverte, 2005.
CHARMATZ Boris et LAUNAY Isabelle, Entretenir, Centre National de la Danse, éd. Les
presses du Réel, Paris, 2003.
356
DELEUZE Gilles et PARNET Claire, Dialogues, éd. Flammarion, Paris, 1996.
- « Mai 68 n’a pas eu lieu », in revue Les nouvelles littéraires, 3-9 mai
1984, p. 75-76. Republié dans DELEUZE Gilles, L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit,
Paris, 2003, p. 215-217.
- L’Anti-Œdipe, Paris : éd. de Minuit, 1972.
FOUCAULT Michel, « Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), Dits et Écrits, éd. Gallimard, Paris,
1994, tome I.
FRANCO Mark, The Dancing Body in Renaissance Choreography, éd. Summa Publications,
Birmingham, 1986.
357
- « Un lieu commun », Repères/Adage n° 11, Biennale nationale de
danse du Val-de-Marne, mars 2003.
GINOT Isabelle et MICHELE Marcelle, La Danse au XXè siècle, éd. Larousse, Paris, 2002.
GODARD Hubert, et KUYPERS Patricia, « Des trous noirs. Entretien avec Hubert
Godard», in Nouvelles de danses, n°53, Bruxelles, 2006.
HAY Deborah, My body, the buddhist, éd. Wesleyan University Press, Middletown,
Connecticut, 1997
HECQUET Simon et PROKHORIS Sabine, Fabriques de la danse, éd. PUF, Paris, 2007.
358
JOHNSTON Jill, - Marmalade me, éd. Wesleyan University Press, Hanovre, NH and
London, 1998.
- « Judson Concerts #3, #4 », Revue Village Voice, 28 février 1963,
p.9-19.
LAUNAY Isabelle, A la recherche d’une danse moderne. Rudolf Laban, Mary Wigman, éd.
Chiron, Paris, 1997.
359
MARANGE Valérie, feuillet de présentation du Chantier Co-écrire, «le lieu de l’autre », 9 et
10 mars 2007.
MAYEN Gérard, De marche en danse¸ dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier, éd.
l’Harmattan, Paris, 2005.
NANCY Jean-Luc, - Le poids d’une pensée, éd. Le Griffon d’argile, Québec, 1991.
NELSON Lisa, « La sensation est l’image », in revue Nouvelles de Danse n° 38-39, Contact
Improvisation, trad. LUCCIONI Denise, éd. Contredanse, Bruxelles, printemps-été 1999,
p. 144-158.
NELSON Lisa et STARK SMITH Nancy (dir.), Contact Sourcebook., Contact Editions,
Northampton MA, 1997.
NIETZSCHE Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), éd. Folio, Paris, 2002.
360
NOVACK Cynthia, Sharing the dance. Contact improvisation and American culture, éd. The
University of Wisconsin Press, Madison (Wisconsin), 1990.
PAXTON Steve, - Material for the Spine, Autour de Steve Paxton (titre provisoire),
Contredanse, Bruxelles, A paraître.
PLATON, Les Lois, livre II, 656d-657b, (trad. Luc Brisson), éd. Flammarion, Paris, 2006
RAINER Yvonne, - “Interview avec Lyn Blumenthal”, in Profile, vol. 4, n°6, automne
1984, in Yvonne RAINER, A Woman Who…, éd. The Johns Hopkins University Press,
Baltimore, 1999.
- Work 1961-73, Halifax : the Press of Novia Scotia College of Art and
Design, 1974.
361
ROLNIK Suely, « Géopolitique du maquereautage », traduction du brésilien par BARBARAS
Renaud, inédit en français. Version espagnole : « Geopolítica del rufián » in GUATTARI
Félix, ROLNIK Suely, Micropolíticas. Cartografías del deseo, Buenos Aires : Tinta Limón,
p. 477-491.
ROSSET Clément, - Le réel et son double, (1976), éd. Gallimard, Paris, 1984.
SCHERER René, « Modernité : à qui la faute ? », in revue Chimères n°64, Paris, printemps
2007, p.25-42.
VALERY Paul, - « Soma et cem », in Cahiers 1, 1905-1906, sans titre, III, éd.
Gallimard, La pléiade, Paris, 1973.
362
Revues, programme, catalogue d’exposition :
Programme: A Concert of Dance (#2), pas de date, Turnau Opera House, Woodstock, New
York.
Revues:
Improviser la danse, publication des rencontres “Improviser dans la musique et la danse” (25-
29 avril 1998), éd. Cratère, théâtre d’Alès, Alès, 1999
363
Résumé en français
La rencontre de la philosophie avec la danse, en redéfinissant un terrain théorico-pratique,
permet de saisir les corporéités en jeu à un niveau sensible et à un niveau représentationnel, à
travers la relation gravitaire. Les collectifs de danse qui se constituent dans les années 1960 et
1970 aux États-Unis (le Judson Dance Theatre et le Grand Union) mettent en cause la
fonction-auteur entre les membres des collectifs, et opèrent une répartition du poids dans le
corps et entre les corps. L’improvisation exprime singulièrement quelques-unes des multiples
directions prises par cette déhiérarchisation, dans une expérience gravitaire qui permet en
même temps d’en critiquer le mythe d’une authenticité à soi et de poser les termes du
problème d’une composition dans l’immédiateté. En travaillant cette dernière au plus près des
mouvements dansés de Julyen Hamilton se pense un présent de l’improvisation comme
attention, dans un écho saisissant avec la philosophie de la durée de Bergson. En partant de la
question de la posture intuitive se développe une pensée précise et critique de l’immédiateté et
d’une composition immédiate comme différenciations qualitatives, hétérogénéités et
agencements. Les déplacements qu’opère l’improvisation sur les terrains du possible
renouvèle une pensée de l’actualisation et des devenirs, dans des échos deleuziens, qui
travaillent le champ de la représentation, et se situent ainsi au cœur des enjeux contemporains
de la philosophie entre art et politique (Deleuze, Rancière) exigeant de penser et repenser
l’écart qui saisit finement la réalité d’une production et composition immédiates.
Résumé en anglais
This encounter between philosophy and dance -in redefining a theoretic-practical field- offers
an opportunity to seize corporeities at play in dance from both sensitive and representational
points of view, through its relationship with gravity. By splitting the weight in and amongst
bodies, North American dance groups of the sixties and seventies (like The Judson Dance
Theatre and The Grand Union) have called into question the author’s function amid group
members. Ever since then, improvisation has singularly expressed some of the many ways
taken by that dehierarchization. And it has done so through a gravitational experience that
allows both to criticise the myth of authenticity towards oneself, and to come to terms with
the problem of composition and immediacy. Working closely with the danced movements of
Julyen Hamilton, the present time of improvisation as attention is rethought in consonance
with Bergson’s philosophy of duration. And departing from the common question of intuitive
posture, a detailed and critical consideration of immediacy and immediate composition is
undertaken in terms of qualitative differentiation, heterogeneity and assemblage. Finally, the
shifts introduced by improvisation in the field of possibility renew the need for a philosophy
of actualisation and becoming. At the same time, this shifts contest the grounds of
representation in the edge of arts and politics that has livened up the latest philosophical
debates (Deleuze, Rancière). And they force to think and rethink the separation “écart” set up
in immediate production and composition.
364