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Roland Meynet

Le Mémorial
à la lumière de la rhétorique biblique

Ce m’est un agréable devoir de remercier Marc Leclerc, qui, connaissant mes travaux
sur les textes bibliques, m’incita un jour de juillet 2005, à analyser le Mémorial suivant
les procédures de l’analyse rhétorique biblique. Le résultat me surprit et l’enchanta. En
2007, dans le dernier chapitre de mon Traité de rhétorique biblique, intitulé « Pers-
pectives », voulant poser quelques jalons regardant l’extension possible de la rhétorique
spécifique de la Bible, je passai en revue rhétorique hébraïque, puis biblique, puis
sémitique, grecque même, orale enfin, et j’achevai mon parcours avec un paragraphe
intitulé « Et autres... ». J’y présentais une « réécriture » et une brève description de la
composition du Mémorial conduites selon « l’analyse rhétorique biblique ».1 L’étude
plus approfondie du Mémorial présentée ici se devait d’être précédée, pour les lecteurs
qui ne la connaissent pas ou trop peu, par une présentation, très synthétique, de la
rhétorique biblique.

A. UNE BRÈVE PRÉSENTATION DE LA RHÉTORIQUE BIBLIQUE


Il faut d’abord préciser ce que l’on entend par « rhétorique biblique ». L’expression
ne renvoie qu’à une seule des cinq parties des traités de rhétorique classique, la dispo-
sitio. L’analyse rhétorique biblique ne s’intéresse donc pas à l’inventio, ni à l’ornatus ou
elocutio, c’est-à-dire les figures, ni à la memoria et à l’actio. Convaincue que « la forme
est la porte du sens », elle accorde toute son attention à la composition des textes. Elle le
fait d’autant plus qu’elle part du présupposé que les textes bibliques ne sont pas
composites, comme le prétend la méthode historico-critique et en particulier la « critique
littéraire »,2 mais composés et, la plupart du temps, bien composés. Le problème est
qu’ils ne sont pas composés selon les règles de la rhétorique classique, gréco-latine, mais
selon les lois, de mieux en mieux connues, d’une rhétorique différente, la rhétorique
biblique et, plus largement, sémitique. En effet, les textes de l’aire sémitique, en amont
de la littérature biblique (akkadiens ou ougaritiques par exemple) comme en aval (Coran
et Hadîth), obéissent aux mêmes lois de composition que les textes bibliques.
————
1
R. MEYNET, Traité de rhétorique biblique, Rhétorique Sémitique 4, Lethielleux, Paris 2007, 648-
651.
2
Voir par ex. M.-É. BOISMARD et A. LAMOUILLE, La Vie des évangiles : Initiation à la critique des
textes, Initiations, Éd. du Cerf, Paris 1980.
2 R. Meynet

L’appellation de « rhétorique biblique » est simplement due au fait que ce sont des
biblistes qui à partir du XVIIe siècle ont découvert ces lois.3

LES CARACTÉRISTIQUES FONDAMENTALES DE LA RHÉTORIQUE BIBLIQUE


Il est possible de ramener les caractéristiques fondamentales de la rhétorique biblique
et sémitique à deux : la binarité et la parataxe.

1. La binarité
Dans la Bible les choses sont dites deux fois. L’exemple le plus simple est le
« parallélisme des membres » que Robert Lowth a exposé en 1753 dans la 19e de ses
Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux. Même s’il a eu des prédécesseurs, c’est lui que
tous les articles de dictionnaires sur la poésie biblique reconnaissent comme l’initiateur
de ce qu’on appelle maintenant la rhétorique biblique. Voici le premier exemple qu’il en
donne.4 Les quatre premiers segments du Ps 114 sont autant de segments bimembres :
Lorsqu’ISRAËL sortit d’Égypte,
Et LA MAISON DE JACOB, de chez un peuple barbare ;
JUDA était le domaine du Seigneur,
Et ISRAËL son empire.
LA MER le vit et s’enfuit :
LE JOURDAIN retourna en arrière :
LES MONTAGNES bondirent comme des béliers ;
Et LES COLLINES, comme les petits des brebis.

Lowth en était pratiquement resté au niveau de ce que j’appelle le « segment »,


unimembre, bimembre ou trimembre (ou pour ceux qui préfèrent parler grec :
monostique, distique ou tristique). En réalité, les vrais découvreurs des lois de cette
rhétorique sont deux Anglais du début du XIX e siècle, John Jebb5 et Thomas Boys,6 qui,
dans la tradition de l’empirisme anglo-saxon, ont mis au jour les compositions parallèles
et concentriques des textes bibliques, aussi bien du Nouveau que de l’Ancien Testament.
————
3
La première partie de ma première publication méthodologique est consacrée à l’histoire de la
découverte de la rhétorique biblique : L’Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour compren-
dre la Bible. Textes fondateurs et exposé systématique, Initiations, Les Éditions du Cerf, Paris 1989,
19-139. Je l’ai reprise, de manière plus synthétique dans le premier chapitre du Traité de rhétorique
biblique, « Historique », 31-110. Pour un état de la recherche actuelle, voir mon article, « La
rhétorique biblique et sémitique. État de la question », Rhetorica 28 (2010) 290-312.
4
La réécriture n’est pas de Lowth ; elle est mienne, pour mieux donner à voir les rapports entre les
termes des deux membres de chaque segment bimembre. Il en va de même pour toutes les autres
réécritures du présent article.
5
T. BOYS, Tactica Sacra. An attempt to develope, and to exhibit to the eye by tabular arrange-
ments, a general rule of composition prevailing in the Holy Scriptures, London, T. Hamilton, 1824 ;
disponible sur www.retoricabiblicaesemitica.org > Textes fondateurs. ID., A Key to the Book of the
Psalms, London, L.B Seeley & Sons, 1825.
6
J. JEBB, Sacred Literature comprising a review of the principles of composition laid down by the
late Robert Lowth, Lord Bishop of London in his Praelectiones and Isaiah : and an application of
the principles so reviewed, to the illustration of the New Testament in a series of critical obser-
vations on the style and structure of that sacred volume, Londres, T. Cadell & W. Davies, 1820;
disponible sur www.retoricabiblicaesemitica.org > Textes fondateurs.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 3

Ces compositions dépassent le premier niveau d’organisation des textes, celui des
simples segments étudiés par Lowth. John Jebb donne par exemple un ensemble très
simple et très évident de deux segments trimembres qui sont parallèles entre eux (Mt
7,7-8) :
Demandez et il vous sera donné,
Cherchez et vous trouverez,
Frappez et l’on vous ouvrira ;
Car quiconque demande reçoit,
Qui cherche trouve,
Et à qui frappe il sera ouvert.

Mais le parallélisme peut être beaucoup plus développé (Mt 7,24-27) :

+ 24 Donc quiconque ÉCOUTE CES MIENNES PAROLES


+ et FAIT ELLES

– sera comparable à un homme AVISÉ


– lequel a construit sa maison SUR LE ROC.
---------------------------------------------------------------------------------------------------
: 25 Et est descendue la pluie
: et sont venus les fleuves,
: et ont soufflé les vents
:: et ils ont chuté-contre cette maison-là.
--------------------------------------------------------------------------------
= Et elle n’a pas chuté
= car elle avait été fondée sur le roc.

+ 26 Et quiconque ÉCOUTANT CES MIENNES PAROLES


+ et ne FAISANT pas ELLES

– sera comparable à un homme INSENSÉ


– lequel a construit sa maison SUR LE SABLE.
--------------------------------------------------------------------------------------------------
: Et
27
est descendue la pluie
: et sont venus les fleuves,
: et ont soufflé les vents
:: et ils ont heurté-contre cette maison-là.
--------------------------------------------------------------------------------
= Et elle a chuté
= et fut sa chute grande.

Voici maintenant un autre exemple de quatre segments bimembres dont la


composition est concentrique (Ps 135,15-18) :
4 R. Meynet

+ LES IDOLES des nations sont argent et or,


– FAITES par les mains de l’homme.
----------------------------------------------------------------------
: Elles ont une bouche
et ne parlent pas,
- Elles ont des yeux et ne voient pas,
- Elles ont des oreilles et n’entendent pas,
Il n’y a même pas de souffle
: en leur bouche.
----------------------------------------------------------------------
– Comme elles ceux qui les FONT,
+ Tous ceux qui mettent leur foi en ELLES.

Jebb et Boys ont eu quelques successeurs au XIXe siècle, mais c’est surtout Nils
Lund qui dans la première moitié du XX e a repris le flambeau. Voici un seul exemple,
d’un texte semblable à celui qui vient d’être présenté, mais plus complexe (Ps 115,4-8) :

+ 4 Leurs IDOLES, c’est de l’argent et de l’or,


– FAITES par les mains de l’homme.
------------------------------------------------------------------
: 5 Une bouche elles ont mais ne parlent pas ;
- Des yeux elles ont mais ne voient pas ;
- 6 Des oreilles elles ont mais n’entendent pas.

Un nez elles ont mais ne sentent pas.


7
- Elles ont des mains mais ne touchent pas ;
- Elles ont des pieds mais ne marchent pas ;
: Elles n’émettent aucun son avec leur gosier.
------------------------------------------------------------------
– 8 Que deviennent comme elles, ceux qui les FONT,
+ Tous ceux qui se fient en ELLES.

La binarité se retrouve à tous les niveaux. Voici par exemple comment est organisée
la deuxième section du livre d’Amos (3,1–6,14) : elle comprend sept séquences,
organisées de manière concentrique.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 5

B1 : Un piège pour les Fils d’Israël 3,1-8

B2 : La multiplication des richesses ne sauvera pas les Fils d’Israël 3,9–4,3

B3 : La multiplication des sacrifices ne sauvera pas les Fils d’Israël 4,4-13

B4 : LAMENTATION FUNÈBRE SUR LA VIERGE D’ISRAËL 5,1-17

B5 : Un culte perverti ne sauvera pas la Maison d’Israël 5,18-27

B6 : Une richesse pervertie ne sauvera pas la Maison d’Israël 6,1-7

B7 : Le poison de la Maison d’Israël 6,8-14

Dans cet exemple on voit que les séquences B2 et B3 forment un couple où il s’agit
des « richesses » et des « sacrifices » ; et de même les séquences B5 et B6 selon les
mêmes sujets. À leur tour les deux couples forment un couple, B2 et B3 correspondant,
de manière spéculaire, à B5 et B6. Il en va de même pour les séquences extrêmes (B1 et
B7) qui forment un autre couple où « le piège » correspond au « poison », tous deux
instruments de mort. L’ensemble est focalisé sur la lamentation funèbre de la séquence
B4. Bel exemple de construction concentrique.
Ajoutons pour finir d’autres exemples de binarité, fort connus :
– la Bible donne deux versions du Décalogue ;
– deux versions du Notre Père, l’une selon Matthieu, l’autre selon Luc ;
– deux récits de l’enfance de Jésus, selon Matthieu et selon Luc.
– Et la Bible chrétienne comprend deux testaments, l’Ancien et le Nouveau.

2. La parataxe
Dans la Bible les choses ne sont pas liées entre elles à la manière gréco-latine, leur
relation logique n’est pas exprimée linguistiquement ; elles sont posées les unes à côté
des autres et c’est au lecteur de saisir le rapport qui les lie. Cela se voit clairement déjà
au niveau le plus simple, celui du segment bimembre. Les deux membres du verset 3 du
Ps 51 sont simplement juxtaposés :
: AIE PITIÉ DE MOI, Dieu, selon ta grâce,
: selon ta grande miséricorde EFFACE MES TRANSGRESSIONS
Avec le verbe initial « avoir pitié », le premier membre est très général, tandis que le
second explicite ce qui est demandé à Dieu. Comment Dieu aura-t-il pitié de moi ? En
effaçant mes transgressions. Il est possible de comprendre et donc de traduire, en
6 R. Meynet

subordonnant le second membre au premier pour faire ressortir le rapport entre les deux
membres :
: Aie pitié de moi, Dieu, selon ta grâce,
: en effaçant mes transgressions selon ta grande miséricorde7.

La parataxe se retrouvera à tous les niveaux ; si elle ne pose généralement pas de grands
problèmes d’interprétation aux niveaux les plus élémentaires comme dans les proverbes,
il n’en va pas de même aux niveaux supérieurs. Émile Osty écrivait à propos des divers
recueils réunis dans le livre des Proverbes :
D’une manière générale, on peut dire qu’aucun principe directeur n’a présidé à l’organisation de
ces recueils. Les proverbes ont été jetés pêle-mêle, n’importe comment, sans aucun souci
d’ordonner tant d’éléments disparates, et de les grouper selon leurs affinités. C’est ce qui rend
pénible et fastidieuse la lecture de tant de pages qui n’offrent qu’une mosaïque de sentences
n’ayant entre elles ni lien ni parenté (Bible Osty, p. 1280).

De même, au regard de ceux qui sont formés à la rhétorique occidentale, les livres
des prophètes paraissent des compilations d’oracles qui semblent n’avoir pas grand-
chose à voir les uns avec les autres, au point qu’on pensera qu’ils ont été prononcés en
diverses occasions et qu’ils ont été réunis dans un livre sans que l’on puisse y discerner
un ordre logique. Et cela vaut aussi pour les évangiles. Tout récemment encore, un
exégète français bien connu, Simon Légasse, écrivait :
Notons que leur mode de composition se distingue de ce qu’on peut découvrir dans les Vies
gréco-romaines. Non qu’il faille, comme on l’a fait encore naguère, ne voir dans les évangélistes
que de simples compilateurs – nous verrons qu’ils ont pleinement droit au titre d’auteurs –, mais
leur œuvre porte les traces évidentes d’une pluralité de documentation, d’épisodes d’abord
véhiculés isolément ou par petits groupes, pièces que la bonne volonté sinon le talent des
évangélistes s’est efforcée d’unir entre elles par des jonctions dont l’artifice saute aux yeux
(L’Évangile de Marc, p. 33).

On voit bien que, selon cet auteur et selon bien d’autres, ceux qui ont écrit les évangiles
ne soutiennent pas la comparaison avec les grands auteurs classiques, grecs et latins !
Cela est vrai uniquement si on les juge selon les critères de la rhétorique occidentale.
Mais quand on les analyse de l’intérieur, c’est-à-dire en fonction des lois de leur
rhétorique propre, la rhétorique biblique, ou plus largement sémitique, il apparait que ces
livres sont composés, et bien composés. En voici un exemple, particulièrement éclairant
(Mc 10,35-52)8.

————
7
Autres exemples de segments bimembres de ce type dans Traité, 22-23.
8
Cet exemple a déjà été utilisé dans mon article : « L’analyse rhétorique, une nouvelle méthode
pour comprendre la Bible », NRTh 116 (1994) 641-657 ; repris dans www.retoricabiblicaesemi-
tica.org: L’analyse rhétorique biblique, Un article (31.01.2002 ; 14.10.2012). Voir surtout R.
MEYNET, Une nouvelle introduction aux évangiles synoptiques, Rhétorique Sémitique 6, Paris
2009, où la sous-séquence de Mc 10,35-52 est analysée en détail en parallèle à celle de Matthieu,
lesquelles sont ensuite situées dans les séquences de Mc 10 et de Mt 19–20 dont elles font partie
intégrante. Le thème de l’ouverture des yeux parcourt les séquences d’un bout à l’autre.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 7

35
Et PARTENT-vers lui Jacques et Jean, les fils de Zébédée lui disant : « Maître, nous voulons
que ce que nous te demanderons tu le fasses pour nous. » 36 Il leur dit :
« QUE VOULEZ-VOUS QUE JE FASSE POUR VOUS ? »
37
Ils lui dirent : « Donne-nous que à ta droite et à ta gauche nous soyons ASSIS dans ta gloire. »
38
Jésus leur dit : « VOUS NE SAVEZ PAS ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe
que moi je bois ou être baptisés du baptême dont moi je serai baptisé ? » 39 Ils lui dirent : « Nous
le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que moi je bois vous la boirez et le baptême dont moi je
suis baptisé vous en serez baptisés.40 Mais d’être ASSIS à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à
moi de le donner ; c’est pour ceux à qui cela a été préparé. »

41
Ayant entendu, les dix se mirent à se fâcher contre Jacques et Jean.
42
Les ayant convoqués, Jésus leur dit :
« VOUS SAVEZ que ceux qui passent
. pour commander aux nations exercent leur domination sur eux
. et que ceux qui sont grands parmi eux exercent leur autorité sur eux.
43
Ce n’est pas ainsi parmi vous,
+ mais celui qui VEUT devenir grand parmi vous sera de vous le serviteur
+ 44 et celui qui VEUT devenir parmi vous premier sera de tous l’esclave.
45
Car le Fils de l’homme n’est pas venu
. pour être servi mais pour servir
. et pour donner sa vie en rançon pour beaucoup. »
46
Et ils vont à Jéricho.

Comme ils PARTAIENT-de Jéricho, lui, ses disciples et une foule considérable, le fils de Timée,
Bartimée, un AVEUGLE demandant-l’aumône était ASSIS près de la route.47 Ayant entendu que
c’est Jésus le Nazarénien, il commença à crier et à dire : « Fils de David, Jésus, aie pitié de
moi ! » 48 Beaucoup le menaçaient pour qu’il se taise, mais lui criait beaucoup plus : « Fils de
David, aie pitié de moi ! » 49 S’arrêtant, Jésus dit : « Appelez-le. » Ils appelèrent l’aveugle en
disant : « Aie confiance, lève-toi, il t’appelle. » 50 Rejetant son manteau, bondissant, il vint vers
Jésus. 51 Répondant, Jésus lui dit :
« QUE VEUX -TU QUE JE FASSE POUR TOI ? »
L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je voie-à-nouveau. » 52 Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. »
Et aussitôt il vit-à-nouveau et le suivait sur la route.

Il s’agit d’une sous-séquence qui comprend trois passages. Si les deux premiers sont
souvent considérés liés et même, pour certains, ne formant qu’une seule péricope, le
troisième passage n’est jamais tenu par les commentateurs comme faisant partie inté-
grante d’une unité littéraire : il est donc expliqué en lui-même, sans qu’un quelconque
lien soit noté avec ce qui précède. Sans entrer ici dans les détails, le fait que les trois
passages soit encadrés par deux demandes presque identiques suffirait à indiquer les
limites d’un ensemble à lire comme un tout. Comme le « fils de Timée », les « fils de
Zébédée » sont aveugles : ils « ne savent pas », ne voient pas – comme on dit – ce
qu’implique leur demande. Jésus va tenter de leur ouvrir les yeux (38-40), puis il le fera
encore pour l’ensemble des Douze dans le passage central, sans que l’on sache s’ils
seront guéris de leur aveuglement. Il arrive souvent que, commentant la guérison de
Bartimée, on explique que, au-delà de la guérison physique, il faut y discerner un sens
spirituel. Or, on comprendra qu’il n’est pas besoin d’injecter artificiellement un sens
8 R. Meynet

spirituel dans ce récit : lisant l’ensemble comme un tout cohérent, il est clair que la
cécité de l’un renvoie à l’aveuglement des autres.
La réécriture permet de repérer facilement les reprises lexicales ; on aura noté, entre
autres, la double reprise de « vouloir » au centre (43-44) comme dans les questions qui
font inclusion (36.51), ce qui indique le thème du désir, qui anime tous les personnages.

LE CADRE MÉTHODOLOGIQUE

1. Les figures de composition


On vient de voir que les textes bibliques sont construits soit de manière parallèle, soit
de manière concentrique. Il faut ajouter un troisième type de construction : la
composition spéculaire. En voici deux exemples :
Le premier est de la taille d’une partie, formée de trois morceaux (Ex 15,14-16a)9 :

= 14 Ils ont entendu LES PEUPLES ILS FRÉMISSENT.

----------------------------------------------------------------------------------------------
+ LES DOULEURS saisirent les habitants de PHILISTIE ;
– 15 alors S’ÉPOUVANTÈRENT
LES CHEFS d’ Édom.

LES PRINCES de Moab


– saisit LE TREMBLEMENT ;
+ ils SONT BOULEVERSÉS tous les habitants de CANAAN.
----------------------------------------------------------------------------------------------
= 16 Tombent SUR EUX LA TERREUR et L’EFFROI.

Les morceaux extrêmes (14a.16a) sont parallèles. Les deux bimembres du morceau
central se correspondent de manière spéculaire. La composition de l’ensemble est donc
spéculaire elle aussi.
L’Évangile de Luc comprend quatre sections qui se correspondent de manière
spéculaire :

A. La venue du Christ préparée par les messagers du Seigneur 1,5– 4,13

B. Jésus constitue la communauté de ses disciples en Galilée 4,14–9,50

C. Jésus conduit la communauté de ses disciples à Jérusalem 9,51–21,38

D. La Pâque du Christ annoncée par les Écritures d’Israël 22,1–24,53

————
9
Voir R. MEYNET, « Le cantique de Moïse et le cantique de l’Agneau (Ap 15 et Ex 15) »,
Gregorianum 73 (1992) 19-55 ; voir pp. 32-33 ; 52.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 9

À côté de ces trois types de construction, de ces trois « figures de composition


totale », il faut signaler les « figures partielles » que sont les termes initiaux, finaux,
extrêmes, centraux et médians. Les termes initiaux marquent le début d’unités en
rapport, les termes finaux leur fin, les termes extrêmes (ou « inclusion ») leurs
extrémités, les termes centraux leurs centres, les termes médians agrafent deux unités,
marquant la fin d’une unité et le début de l’unité symétrique.

2. Les niveaux d’organisation des textes


Les figures de composition se retrouvent à tous les niveaux d’organisation des textes.
La mise en place du système des niveaux représente certainement une contribution
essentielle de l’analyse rhétorique biblique.
Le premier niveau est celui du « segment » qui est le plus souvent formé de deux
membres, mais aussi de trois, et même d’un seul. Le second est celui du « morceau »
formé d’un, de deux ou de trois segments. Le troisième est celui de la partie, formée
d’un, de deux ou de trois morceaux.
Avec le « passage » (la « péricope » des exégètes), on laisse les niveaux non
autonomes, pour passer aux niveaux autonomes ; en d’autres termes, les niveaux de
citation pour les niveaux de récitation. Dans la proclamation de l’Évangile durant les
célébrations liturgiques, on ne lit jamais moins d’un passage. La définition du passage ne
correspond plus à celles des niveaux inférieurs : un passage en effet est formé d’une ou
de plusieurs parties.
À leur tour les passages s’organisent en « séquences », les séquences en « sections »
et les sections forment le « livre ». On a été amené à ajouter, quand cela est nécessaire,
les niveaux intermédiaires de la « sous-partie », qui a la même définition que la partie,
de la « sous-séquence » et de la « sous-section ».

LA TECHNIQUE DE LA RÉÉCRITURE
En conclusion de ce bref exposé sur la rhétorique biblique, il faut mentionner l’art de
la réécriture. Celui-ci consiste à visualiser, par une disposition typographique spécifique,
la composition des textes ; les exemples qui ont été présentés jusqu’ici en ont donné un
aperçu. Trouvant son origine vingt ans avant Lowth, c’est-à-dire en 1733, cette
technique a été développée peu à peu et systématisée dans le Traité de rhétorique
biblique qui consacre un chapitre entier à en édicter les normes.
10 R. Meynet

B. ANALYSE RHÉTORIQUE DU MÉMORIAL DE PASCAL

Nos commentaires bibliques comprennent trois rubriques : la « Composition », qui


présente la réécriture et la description de la construction du texte ; le « Contexte
biblique », qui met en rapport le texte étudié avec d’autres textes qu’il cite, auquel il fait
référence ou allusion, ou qui, entrant en consonance avec lui, permet de le mieux
comprendre ; enfin l’« Interprétation », fruit des deux opérations précédentes, propose ce
que l’auteur de l’analyse a compris du sens du texte.10 L’analyse du Mémorial se
développera selon ces trois temps, ou ces trois opérations.

COMPOSITION
De la mesure d’un « passage », le Mémorial comprend quatre parties organisées de
manière spéculaire.

Première partie (lignes 1-6)


La première partie (1-6) marque le temps de l’illumination. Les trois composantes de
la date sont marquées par la majuscule au début des lignes 1, 2 et 5. L’année d’abord (1)
est référée à la « grâce », c’est-à-dire à l’Incarnation ; le jour du mois (2) mentionne les
saints du calendrier romain (2-3) et y ajoute ceux du lendemain (4) ; enfin les heures
sont précisées, celle du début (5) et de la fin de l’illumination (6). La mention des saints
du jour (2-3) et du lendemain (4) est peut-être appelée par le fait que l’expérience
mystique a commencé le soir et s’est prolongée jusqu’après minuit. Cette première
partie, reproduite telle quelle dans la réécriture générale, peut donc être récrite de la
manière suivante :

+ L'an de grace 1654 1


e bre
– Lundy 23 nov. 2
:: jour de St Clément Pape et m. et autres au martirologe Romain 3
:: veille de St Chrysogone m. et autres &ce. 4

= Depuis environ dix heures et demi du soir 5


= jusques environ minuit et demi 6

Ce sont trois segments, un unimembre pour la date, un trimembre de type ABB’ pour le
jour, un bimembre enfin pour les heures. On notera le parallélisme strict des second et
troisième membres du deuxième segment (3-4) ainsi que des deux membres du troisième
segment (5-6). Il serait aussi possible de remarquer que le rythme ternaire du premier
segment trouve un écho dans celui du premier membre du second segment.

————
10
Ce sont là les trois grandes parties du Traité : « Composition » (111-344), « Contexte » (345-
506), « Interprétation » (507-635). Ces trois parties sont précédées par l’« Historique » de la
découverte des lois de la rhétorique biblique (31-110) et suivies par un dernier chapitre intitulé
« Perspectives » (637-654).
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 11

Deuxième partie (7-13)


La seconde partie (7-13) comprend deux morceaux. Le premier tient en un seul mot,
qu’on peut entendre comme une sorte d’exclamation qui introduit le second morceau.
Celui-ci est de construction concentrique.

FEU 7
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------
• DIEU D’ABRAHAM. DIEU D’ISAAC. DIEU DE JACOB 8
– non des philosophes et savans. 9
certitude joye certitude sentiment veue joye 10
• DIEU DE JÉSUS CHRIST. 11
– Deum meum et Deum vestrum. Jeh. 20.17. 12
– Ton Dieu sera mon Dieu. Ruth. 13

Dans leurs premiers membres les segments extrêmes (8-9 et 11-13) mettent en parallèle
deux appellations du même « Dieu », référé aux « pères » du peuple juif puis à Jésus
Christ. Dans le premier segment les pères d’Israël – Abraham, Isaac et Jacob – sont
opposés aux « philosophes et savants ». Dans le dernier segment, le deuxième membre
(12) cite les paroles adressées par Jésus à Marie Madeleine après la résurrection : « Va
trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et
votre Dieu » (Jn 20,17). Ainsi le Dieu de Jésus Christ n’est pas celui des « philosophes
et savants », mais celui de ses disciples. Cette citation est suivie d’une deuxième dont le
rythme est semblable ; elle reprend les mots de Ruth la Moabite, l’étrangère, qui, en
suivant sa belle-mère Noémi, s’attache au Dieu d’Abraham, d’Isaac et Jacob (Rt 1,16).
Ce qui est donc posé n’est rien moins que le rapport entre les deux Testaments, et cela
doublement : par la mise en parallèle du Dieu des pères et du Dieu de Jésus Christ, et, en
finale, par la mise en parallèle de la citation de l’Évangile de Jean et du livre de Ruth.
On notera le phénomène de clôture : en effet, la citation vétérotestamentaire suit celle du
Nouveau Testament, et ainsi la bouche est bouclée.
Au centre, un segment où les six termes énoncent ce que Pascal éprouve à la pensée
brûlante de son Dieu. Ces six termes pourraient être récrits sur trois lignes :

certitude JOYE
certitude sentiment
veue JOYE

Les deux premiers membres commencent avec le même « certitude » ; les membres
extrêmes s’achèvent avec « joye ». Il est tentant d’interpréter que la « vue » appartient
au même champ sémantique que la « certitude » : il est certain parce qu’il a vu. Quant au
« sentiment », ce ne peut être que celui de la « joie ».
Le rapport entre les deux morceaux s’éclaire si on se rappelle que la citation du
Buisson ardent – « “Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le
Dieu de Jacob”. Alors Moïse se voila le visage, car il craignit de regarder Dieu » (Ex
3,6), qui constitue le premier membre du second morceau (8) – est précédée dans le récit
d’Exode par deux occurrences du mot « feu » (Ex 3,2).
12 R. Meynet

Troisième partie (14-30)


La troisième partie s’organise en deux sous-parties qui se répondent de selon le
schéma A(BC) / (B’C’)A’.
Le premier et le dernier morceau (14-15 et 29-30) sont très semblables et remplissent
donc la fonction de termes extrêmes. Ils se correspondent de manière spéculaire.
« L’oubly du monde et de tout » du début est repris par « renonciation totale » à la fin
(14.29) ; le parallélisme de ces deux membres pourrait laisser entendre que la douceur
qui tempère la « renonciation » en 30 est due au « Dieu » qui est distingué du « monde et
de tout ». En 15 et 29 ce n’est « que par les voies enseignées par l’Évangile » qu’il « se
trouve » puis « se conserve » ; le référent du sujet de ces deux phrases ne peut être autre
que « Dieu » (14) dont le nom n’est pourtant pas repris dans le dernier morceau.

+ Oubly du monde et de Tout hormis DIEU. 14


= IL NE SE trouve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 15
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
– Grandeur de l’ame humaine. 16
– PÈRE JUSTE, le monde ne t’a point CONNU, mais je t’ay CONNU. Jeh. 17. 17
:: Joye Joye Joye et pleurs de joye 18
----------------------------------------------------------------------
- 19
Dereliquerunt me fontem 20
mon Dieu me quitterez-vous 21
- eternellement. 22

– Cette est la vie eternelle qu’ils te CONNOISSENT seul vray DIEU 23


– et celuy que tu as envoyé 24
:: Jesus Christ 25
:: Jesus Christ 26
----------------------------------------------------------------------
je l’ay fui renoncé crucifié
- 27
- 28
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
= IL NE SE conserve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 29
+ Renonciation Totale et douce 30

Les seconds morceaux (16-18 et 23-26) sont parallèles. Ce sont d’abord deux
segments bimembres qui traitent de la connaissance de Dieu, par Jésus d’abord (17) puis
par ses disciples (23) ; à la connaissance de Dieu de 17 s’ajoute celle de celui qu’il a
envoyé (24). La connaissance de Dieu d’abord présentée comme « grandeur de l’âme
humaine » (16) est qualifiée de « vie éternelle » ensuite (23), ce qui semble marquer un
saut qualitatif notable. Dans les seconds segments (18 et 25-26) les mots répétés de
« joye » et de « Jésus » sont en rapport de paronomase par leur initiale, qui sont en
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 13

majuscule pour les trois premières occurrences de « Joye », comme celle des deux
occurrences de « Jésus ». Il eut été possible de récrire 18 sur deux lignes, pour mieux
visualiser le rapport entre les deux segments :

:: Joye Joye Joye :: Jesus Christ


:: et pleurs de joye :: Jesus Christ

Mais il a semblé préférable de respecter en ce cas la réécriture de Pascal.


Le troisième morceau de la première sous-partie (19-22) est construit de manière
spéculaire : le deuxième membre du premier segment et le premier du second segment
énoncent tous deux une séparation, due à l’homme d’abord et ensuite à Dieu. Le
troisième morceau de la seconde sous-partie (27-28) correspond au dernier morceau de
la première sous-partie, mais l’abrège : en effet, 27 et 28 ne reprennent que les membres
extrêmes des deux segments du morceau symétrique (19 et 22). Toutefois, l’ajout suscrit
de 27 (« je l’ay fui renoncé crucifié ») compense en quelque sorte l’abréviation. « Que je
n’en sois jamais séparé » de 28 semble être plus radical que le membre symétrique de
22 : en effet, « éternellement » envisage la vie future, tandis que « jamais » parait inclure
aussi la vie présente.
Les deux sous-parties sont agrafées par les termes médians « éternellement » (22) et
« éternelle » (23).

Dernière partie (31-33)


La quatrième partie ne comprend qu’un seul segment trimembre dont les trois
membres sont parallèles du point de vue du rythme : chacun compte cinq termes, qui se
regroupent syntaxiquement en trois groupes : 2 + 2 + 1.

+ SOUMISSION TOTALE à Jésus Christ et à mon directeur. 31


= éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre 32
+ NON OBLIVISCAR sermones tuos. Amen. 33

Les membres extrêmes sont parallèles. En effet, « Non obliviscar » rappelle « sou-
mission totale », car tous deux expriment un même engagement, de se soumettre, c’est-
à-dire de ne pas oublier ; les compléments eux aussi se correspondent, les « sermones »
(de Dieu) se manifestant dans ceux de « Jésus Christ », transmis ou confirmés par son
« directeur ».
Le membre central énonce la « joie » éternelle qui récompensera « l’exercice sur la
terre », lequel consiste concrètement en la « soumission totale » à Jésus Christ en même
temps qu’aux « sermones » qui sont ceux de Dieu selon le Ps 119,1611.

————
11
On pourrait être tenté de considérer que la ligne 31 est incluse dans la partie précédente, où elle
expliciterait le membre précédent :
+ Renonciation totale et douce
+ Soumission totale à Jésus Christ et à mon directeur
Dans ce cas, l’extrême régularité de cette partie, avec la symétrie entre les morceaux extrêmes (14-
15 et 29-30), serait quelque peu compromise.
14 R. Meynet

L’ensemble du passage
+
+ L'an de grace 1654 1
– Lundy 23e nov.bre 2
:: jour de St Clément Pape et m. et autres au martirologe Romain 3
:: veille de St Chrysogone m. et autres &ce. 4
= Depuis environ dix heures et demi du soir 5
= jusques environ minuit et demi 6

FEV 7
----------------------------------------------------------------------------------------------------------
• DIEU D’Abraham. DIEU d’Isaac. DIEU de Jacob 8
non des philosophes et savans. 9
joye
certitude joye certitude sentiment veue 10
• DIEU DE Jesus Christ. 11
DEUM meum et DEUM vestrum. Jeh. 20.17. 12
Ton DIEU sera mon DIEU. Ruth. 13

+ Oubly du monde et de Tout hormis DIEV. 14


= IL NE SE trouve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 15
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
– Grandeur de l’ame humaine. 16
– PÈRE JUSTE, le monde ne t’a point CONNU, mais je t’ay CONNU. Jeh. 17. 17
:: Joye Joye Joye et pleurs de joye 18
----------------------------------------------------------------------
- 19
Dereliquerunt me fontem 20
mon DIEU me quitterez-vous 21
- eternellement. 22

– Cette est la vie eternelle qu’ils te CONNOISSENT seul vray DIEU 23


– et celuy que tu as envoyé 24
:: Jesus Christ 25
:: Jesus Christ 26
----------------------------------------------------------------------
je l’ay fui renoncé crucifié
- 27
- 28
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
= IL NE SE conserve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 29
+ Renonciation Totale et douce 30

+ Soûmission totale à Jésus Christ et à mon directeur. 31


eternellement en joye pour un jour d’exercice sur la terre. 32
+ non obliviscar sermones tuos. amen. + 33
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 15

Les parties extrêmes


La partie conclusive fait pendant à la première, dans la mesure où elle vise le futur,
en fonction de ce qui est arrivé dans la nuit dont le souvenir est daté au passé du 23
novembre 1654. L’engagement de Pascal à se soumettre totalement à Jésus Christ et à
son directeur, à ne pas oublier ses paroles, est qualifié au centre de la partie comme « un
jour d’exercice sur la terre » qui lui vaudra d’être « éternellement en joie » ; cela semble
correspondre au sort des martyrs mentionnés au début, le sacrifice de leur vie qui les a
portés à la vie éternelle.

Rapports entre les deux dernières parties


Les deux occurrences de « totale » (30 et 31) jouent le rôle de termes médians qui
agrafent les deux dernières parties. Des deux parties précédentes, la partie conclusive
reprend en outre « Jésus Christ » (31, comme en 11 et 25-26), « eternellement » (32,
comme en 22) et « joye » (32, comme en 10 et en 18).

Rapports entre la deuxième et la troisième partie


Le nom de « Dieu » qui revient huit fois dans la deuxième partie est repris deux fois
dans la partie suivante, en position de relief à la fin des premiers membres de chaque
sous-partie (14.23) ; Dieu est appelé « Père juste » au début de la citation de 17.
Le même rapport complémentaire entre le « Dieu d’Abraham... » et le « Dieu de
Jésus Christ », qui structure la deuxième partie, se retrouve dans la troisième partie,
spécialement dans la seconde citation de l’évangile de Jean qui met en parallèle « le seul
vrai Dieu » et « celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (23-24) ; déjà dans la première
citation johannique (17) Jésus lui-même dit que c’est lui qui donne la connaissance de
Dieu.
L’opposition entre le Dieu révélé et celui « des philosophes et savants » au début de
la deuxième partie (8-9) se retrouve au début de la partie suivante entre « le monde » et
« Dieu » (14) : l’« oubli du monde et de tout » est le refus ou l’abandon du Dieu des
philosophes et des savants, tandis que le Dieu auquel Pascal adhère seul est le « Dieu
d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ». Cette même opposition peut se lire aussi
dans la citation de Jérémie (20) que le lecteur ne saurait manquer de compléter : « Ils
m’ont abandonné, moi la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes
lézardées qui ne tiennent pas l’eau » (Jr 2,13). Elle se lisait déjà dans la première citation
de Jean : « le monde » (comme en 14) ne saurait donner accès à la connaissance de Dieu,
qui est révélée par le seul Jésus Christ (17). Enfin, de manière pour ainsi dire unilatérale,
c’est la même idée qui est reprise aux extrémités de la troisième partie où il est dit que
Dieu « ne se trouve » et « ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile »
(15.29).
Le « Feu » par lequel Pascal a été illuminé, qu’il a « vu » (10), est celui de la
« connaissance » de Dieu et de celui qu’il a envoyé (17.23-25). Et c’est ce qui provoque
sa joie et ses pleurs (10.18).

Rapports entre les quatre parties


Le mouvement qui, dans la deuxième partie, porte du « Dieu d’Abraham, Dieu
d’Isaac, Dieu de Jacob » (8) au « Dieu de Jésus Christ » (11), se retrouve dans la partie
16 R. Meynet

suivante : de la connaissance du « Père juste » (17) à celle de « celui que tu as envoyé


Jésus Christ » (24-26). Il se retrouve enfin dans la dernière partie où les « sermones » de
Dieu (33) sont mises en relation avec les commandements de Jésus Christ tels qu’ils sont
relayés par le « directeur » (31).
Avec les deux occurrences de « joye » de la deuxième partie (10) et les quatre de la
troisième (18) la dernière occurrence du mot (32) porte le total à sept occurrences, le
chiffre biblique de la totalité ou de la perfection12.

CONTEXTE BIBLIQUE
Le contexte biblique du Mémorial est particulièrement riche : il compte en effet sept
citations (7-8, 12, 13, 17, 20, 23-25, 33) et trois allusions (11, 21, 22.28) soit à l’Ancien
Testament soit au Nouveau, soit aux deux en même temps quand le Nouveau Testament
cite l’Ancien.13

Le Buisson ardent et la controverse sur la résurrection (7-8)


Le premier mot du Mémorial, « feu », renvoie aux deux occurrences du même mot en
Ex 3,2 : « L’Ange de Yhwh lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson.
Moïse regarda et voici que le buisson était brûlé par le feu, mais le buisson n’était pas
dévoré » (trad. Osty). Suit la citation d’Ex 3,6 : « Il dit : “Je suis le Dieu de ton père, le
Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob” ».
Dans chacun des trois synoptiques, ces mots seront repris à l’occasion de la
controverse avec les Saducéens dans le temple : « Sur la résurrection des morts, n’avez-
vous pas lu ce qui vous a été annoncé par Dieu quand il dit : “Moi, je suis le Dieu
d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob” ? Il n’est pas un Dieu de morts, mais de
vivants » (Mt 22,32 ; parallèle en Mc 12,26 et Lc 20,37 ; repris aussi en Ac 3,13 et 7,32).

« Deum meum et Deum vestrum » – « Ton Dieu sera mon Dieu » (12.13)
Pascal a juxtaposé deux citations dont il donne, dans le parchemin, la référence. La
première est tirée du Nouveau Testament. À Marie Madeleine qui vient de le reconnaitre
après sa résurrection il dit : « va-t’en vers mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon
Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu” » (Jn 20,17).
La deuxième citation reprend les paroles de Ruth la Moabite qui décide après la mort
de son mari, de suivre sa belle-mère Noémi et de s’attacher ainsi au Dieu d’Israël :
« N’insiste pas auprès de moi pour que je t’abandonne et m’en retourne de derrière toi,
car où tu iras j’irai, où tu logeras je logerai, ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera
mon Dieu » (Rt 1,16). Ruth l’étrangère épouse Booz dont elle a un fils, Obed, « C’est le
père de Jessé, père de David » (Rt 4,17). Elle entre ainsi dans la généalogie de Jésus :
« Booz engendra Jobed, de Ruth ; Jobed engendra Jessé ; Jessé engendra le roi David »
(Mt 1,5-6 ; voir Lc 3,31-32).
On retrouve donc dans cette citation double, le rapport, plus explicite encore, entre
Nouveau et Ancien Testament qui avait déjà été noté à propos de la citation du Buisson.

————
12
Ce qui ne saurait manquer de rappeler Jn 3,27-29 : « Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de
l’époux qui se tient là et qui l’entend, de joie se réjouit à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle
est parfaite ».
13
Sur les 168 mots que compte le corps du Mémorial (datation exclue), 76 sont soit des citations
soit des allusions à l’Écriture, soit 45,25% du texte.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 17

Dieu de Jésus Christ (11)


Sans être une citation au sens strict, cette expression rappelle une appellation plus
développée que Paul utilise trois fois : « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ »
(Rm 15,6 ; 2Co 1,3 ; Ep 1,3) ; les deux dernières fois sous forme de bénédiction : « Béni
soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ ».

Jean et Jérémie (17 et 23-25 ; 20)


Dans la troisième partie, deux citations de Jean se trouvent en position symétrique :
Jn 17,25 au début du second morceau de la première sous-partie (17), Jn 17,3 au début
du premier morceau de la deuxième sous-partie (23-25). La première se trouve à la fin
du même chapitre 17 de Jean, la « Prière sacerdotale », la dernière au début.
Complémentaires (voir p. 12), ces citations encadrent une autre citation, de l’Ancien
Testament : « Derelinquerunt me fontem », « Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau
vive, pour se creuser des citernes, des citernes lézardées qui ne tiennent pas l’eau » (Jr
2,13).

« Mon Dieu, me quitterez-vous ? » (21)


« Que je n’en sois pas séparé ! » (22.28)
En position symétrique de nouveau (19-22 et 27-28) une double allusion qui concerne
la séparation de la part de Dieu (21) et de la part de l’orant (19.22 et 28). La question
« Mon Dieu, me quitterez-vous ? » rappelle le début du Ps 22, « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? », repris par Jésus en croix selon Mt 27,46 et Mc 15,34.
Ce cri rappelle le « ne m’abandonne pas » des Ps 27,9 ; 38,22 ; 71,9.18 (et 139,9 selon la
Vulgate).14
« Que je n’en sois pas séparé éternellement » (22) et « que je n’en sois jamais
séparé » (28) fait penser d’abord à la seconde prière que le prêtre dit à voix basse avant
de communier durant la messe : « a te nunquam separari permittas » ; c’est aussi une
réminiscence d’une phrase de la fameuse prière Anima Christi : « Ne permittas me
separari a te » (« ne permets pas que je sois séparé de toi ») ; Enfin, il n’est pas exclu
d’entendre un écho des mots de Paul dans l’Épître aux Romains :

+ 35 Qui nous séparera de l’amour du Christ ?


– La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ?
[...]
– 38 Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés,
ni présent ni avenir, ni puissances, 39 ni hauteur ni profondeur,
ni aucune autre créature
+ ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu
+ manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur. (Rm 8)

« Non obliviscar sermones tuos » (33)


Le Mémorial s’achève enfin sur une citation, en latin, du grand psaume de la Loi :
« En ta Loi je trouve mes délices, je n’oublie pas ta parole » (16), qui trouve un écho
tout au long du psaume : « je n’oublie pas ta Loi » (61.109.153), « tes volontés » (83),
————
14
Voir B. PASCAL, Œuvres complètes, Texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard, Biblio-
thèque européenne, Paris 1964-1992, 53.
18 R. Meynet

« tes préceptes » (141 ; au futur au verset 93 : « jamais je n’oublierai tes préceptes ») et


qui est repris en finale : « J’erre comme une brebis perdue ; cherche ton serviteur, car tes
commandements je ne les oublie pas » (176).
Cette citation est sans doute à mettre en rapport avec les allusions dont il vient d’être
question dans le paragraphe précédent. En effet, « oublier Dieu » c’est s’en séparer :
« Tout cela nous advint sans t’avoir oublié, sans avoir trahi ton alliance, sans que nos
cœurs soient revenus en arrière, sans que nos pas aient quitté ton sentier » (Ps 44,18-19 ;
voir aussi Ps 13,2). Et quand il est dit que Dieu oublie son peuple, c’est qu’il le rejette :
« Et pourtant, tu nous as rejetés et bafoués » (Ps 44,10), « Pourquoi caches-tu ta face,
oublies-tu notre oppression, notre misère ? » (25).

INTERPRÉTATION
Il est clair que, pour conduire une interprétation du Mémorial digne de ce nom, il
faudrait le situer avant tout dans le contexte que représente toute l’œuvre de son auteur.
N’étant pas « pascalien », devant donc me limiter au champ de compétence du bibliste
que je suis, je me contenterai de proposer les quelques observations que l’analyse
rhétorique biblique me suggère.

Le temps de la grâce, celui d’un jour nouveau


La manière de dater l’évènement relaté peut sembler anodine dans sa facture
convenue. Toutefois, le reste du texte invite à s’y arrêter quelque peu. L’année est
comptée à partir de « la grâce », qui n’est autre que celle de la naissance de Jésus Christ,
laquelle marque le passage de la révélation vétérotestamentaire à celle de la nouvelle
alliance. Le changement d’ère, avec le renversement dans le comput des années qu’elle
implique, représente un saut, une nouveauté radicale. C’est ce rapport que la deuxième
partie du texte exprime à sa façon en faisant se succéder le temps du « Dieu d’Abraham,
Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » et celui « Dieu de Jésus Christ ». Il n’est pas jusqu’au
passage d’un jour vieillissant à un jour nouveau (3-4 et 5-6) qui pourrait être interprété
comme une sorte de nouvelle naissance.

L’Évangile accomplit la Loi


Il serait toutefois erroné de penser que la nouveauté radicale de la nouvelle alliance
s’oppose et abolit l’ancienne, que l’Ancien Testament est remplacé par le Nouveau.
L’affirmation que Dieu « ne se trouve » et « ne se conserve que par les voies enseignées
dans l’Évangile » (15.29) pourrait donner l’impression que l’Évangile suffit à lui seul et
que la Torah et tout l’Ancien Testament sont désormais dépassés par lui. Ce serait se
méprendre que de comprendre « L’Évangile » comme une désignation des quatre livres
du Nouveau Testament qui portent ce titre. L’Évangile est « la bonne nouvelle de la
grâce de Dieu » (Ac 20,24), cette « grâce » apportée Jésus Christ par laquelle les
promesses contenues dans la Loi, les Prophètes et les Écrits s’accomplissent. La
deuxième partie n’oppose pas le « Dieu d’Abraham... » au « Dieu de Jésus Christ »,
comme si c’était un autre Dieu, et le fait que Jésus reprenne les paroles de Ruth (12-13)
laisse bien entendre que son Dieu est le même que celui de son aïeule. Déjà du reste la
toute première citation, « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » renvoyait en
même temps au livre de l’Exode et à chacun des trois évangiles synoptiques ainsi qu’au
Actes des apôtres. Il en va de même dans la troisième partie où les citations et allusions
du Nouveau Testament et celles de l’Ancien s’entrecroisent. Enfin, dans la dernière
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 19

partie la citation finale du Ps 119 où Pascal en reprenant à son compte l’engagement du


psalmiste envers Dieu, « non obliviscar sermones tuos », promet de se soumettre
totalement à Jésus Christ et aux paroles de son directeur qui le représente.

La source d’eau vive et les citernes fissurées


L’opposition ne se trouve pas entre le Nouveau Testament et l’Ancien, mais entre
« le monde » et « Dieu » (14), entre le « Dieu des philosophes et savans » et celui de la
révélation biblique (8-9). Telle est l’illumination, la révélation, la « certitude » que
Pascal a reçue, ce qu’il a soudain « vu » dans le feu de la nuit du 23 au 24 novembre
1654. La « joie » qu’il en éprouve jusqu’aux « pleurs » est d’avoir découvert la source
de l’eau vive, celle-là même que Jésus annonça à la Samaritaine venue au puits de
Jacob : « Quiconque boira de cette eau [l’eau du puits] aura encore soif, mais celui qui
boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif : l’eau que je lui donnerai
deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 13-14). Pascal prend
tout à coup conscience qu’en « se séparant » de Dieu et de Jésus Christ (19.27) qu’il
reconnait même avoir « fui, renoncé, crucifié », il avait « abandonné la source » d’eau
vive, pour des citernes dont il se rend compte maintenant qu’elles sont fissurées et ne
tiennent pas l’eau. C’est pour cela que « l’oubli du monde et de tout » (15), que cette
« renonciation totale » lui est « douce » (30), comme est douce l’eau de la source qui ne
saurait faire regretter celle des citernes lézardées. C’est qu’il n’y a pas de commune
mesure entre « un jour d’exercice sur la terre » et d’être « éternellement en joie » (32).

RÉÉCRITURES

Le lecteur n’aura pas manqué de remarquer l’importance de la « réécriture » dans la


démarche de l’analyse rhétorique biblique. Plus qu’un simple procédé pédagogique, elle
représente un instrument indispensable pour concrétiser visuellement les résultats de
l’analyse. Tout au long de la découverte de la rhétorique biblique les chercheurs y ont
accordé une attention toujours plus grande. Le cas spécifique du Mémorial invite à pro-
poser pour conclure quelques réflexions sur différents aspects de la réécriture de ce
texte15.
La version papier peut être considérée comme une réécriture de l’expérience
mystique vécue ou du moins comme sa transcription, jetée sur le papier d’une écriture
rapide, juste après ou peut-être même durant l’illumination.
Le fait que près de la moitié du texte soit constitué de citations ou allusions à
l’Écriture représente un autre aspect de la réécriture et non des moindres : réécrivant des
extraits de la Bible, Pascal les intègre dans sa propre écriture.
Il se trouve en outre que plusieurs de ces textes appartenant à la Bible hébraïque
avaient déjà été réécrits et incorporés dans certains des livres du Nouveau Testament :
c’est vrai de la première citation tirée du récit du Buisson ardent, mais cela se vérifie,
comme on l’a déjà dit, dans les deux citations par lesquelles s’achève la deuxième partie

————
15
Voir l’étude de Laurent SUSINI, « Pour un Pascal juif. Ordre du cœur et rhétorique sémitique dans
l’œuvre pascalienne », à paraitre dans Retorica biblica e semitica 3. Atti del terzo convegno della
RBS, Retorica biblica 20, Bologna 2013, 317-345, en particulier 321-324.
20 R. Meynet

(voir p. 16). En intégrant ces textes à son Mémorial, Pascal redouble donc la réécriture
biblique.
Plus tard il réécrit « au propre », sur parchemin, le texte précédemment jeté sur le
papier. Non seulement la graphie quelquefois à peine déchiffrable du papier devient
calligraphie sur le parchemin, mais la disposition en devient plus soignée. Il ajoute trois
références bibliques, mais surtout il visualise certains rapports : « FEV » et « DIEV »
sont réécrits en majuscules (mes lignes 7 et 14), deux occurrences de « Jésus Christ »
sont réécrites en lettres plus grandes (11.26).
La copie sur parchemin de la main de Pascal est perdue, mais son neveu Louis Périer
en a réalisé une « copie figurée » qui constitue une troisième réécriture du Mémorial.
Utilisant les ressources de la typographie et de l’informatique, j’ai voulu réaliser à
mon tour une réécriture, comme j’ai coutume de le faire pour les textes bibliques. Celle-
ci respecte le plus souvent la segmentation de l’auteur ; toutefois, il m’a paru licite de
l’améliorer quelquefois pour respecter le rythme. Ainsi la phrase « Il ne se trouve que
par les voyes enseignées dans l’Évangile » (15), de même que son double (29), ont été
placées sur une seule ligne, alors que sur le parchemin « dans l’Évangile » avait dû être
reporté au début de la ligne suivante par manque de place. Cette modification était
d’autant plus légitime que ces deux phrases se trouvent sur une seule ligne dans la
version papier originale. Étant donné le corps choisi, j’ai pu mettre sur une seule ligne la
première citation de Jean (17) ; et j’ai réparti différemment les deux premières lignes de
la seconde citation de Jean (17-18) pour respecter la coordination entre « seul vray
Dieu » et « celui que tu as envoyé ».16 Cette dernière réécriture est le fruit de l’analyse
de la composition du texte et elle est dictée par le souci de donner à voir l’architecture
du Mémorial, à chacun de ses niveaux successifs, depuis celui des « membres », des
« segments », des « morceaux », des « parties » et « sous-parties » jusqu’à celui du
« passage ». Au-delà de la technique, mais pas sans elle, réécrire un texte, et ne pas se
contenter de le commenter, représente sans doute une des meilleures manières que se
l’approprier, pas seulement par les yeux comme on le fait trop souvent, mais aussi par la
main. Les yeux sont l’organe de la contemplation, pour Pascal celui de la vision
fulgurante de la nuit de feu ; la main de l’artisan, qui empoigne ses outils, assure aussi
un contact non pas intellectuel mais charnel avec l’objet qu’elle manipule, elle est en
définitive l’organe de la caresse amoureuse. Pour ce qui concerne la Bible, la réécriture
n’assure rien moins que le contact direct avec Dieu lui-même :
Chaque homme en Israël a le devoir d’acquérir un Séfer Tora ; et s’il l’écrit lui-même, il est
digne d’éloges. Nos Sages n’ont-ils pas dit : s’il l’a écrit lui-même, c’est comme s’il l’avait reçu
au Sinaï ?17

Roland Meynet, « Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique », XVIIe siècle 65


(2013) 601-619.

————
16
La division de ces deux lignes est différente dans la version papier : « seul vray/ Dieu et celui »
au lieu de « qu’ils te connaissent / seul vray Dieu », d’où l’on comprend bien que ces divisions
étaient imposées par la place dont disposait le scripteur.
17
Sefer Ha-Hinnuk. Le Livre des 613 commandements : les bases de l’éducation juive, trad. Robert
Samuel, Paris, Comptoir du livre de Keren hasefer, 1974.1980.1986, 508. Voir Traité, 342-344.

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