Le Mémorial
à la lumière de la rhétorique biblique
Ce m’est un agréable devoir de remercier Marc Leclerc, qui, connaissant mes travaux
sur les textes bibliques, m’incita un jour de juillet 2005, à analyser le Mémorial suivant
les procédures de l’analyse rhétorique biblique. Le résultat me surprit et l’enchanta. En
2007, dans le dernier chapitre de mon Traité de rhétorique biblique, intitulé « Pers-
pectives », voulant poser quelques jalons regardant l’extension possible de la rhétorique
spécifique de la Bible, je passai en revue rhétorique hébraïque, puis biblique, puis
sémitique, grecque même, orale enfin, et j’achevai mon parcours avec un paragraphe
intitulé « Et autres... ». J’y présentais une « réécriture » et une brève description de la
composition du Mémorial conduites selon « l’analyse rhétorique biblique ».1 L’étude
plus approfondie du Mémorial présentée ici se devait d’être précédée, pour les lecteurs
qui ne la connaissent pas ou trop peu, par une présentation, très synthétique, de la
rhétorique biblique.
L’appellation de « rhétorique biblique » est simplement due au fait que ce sont des
biblistes qui à partir du XVIIe siècle ont découvert ces lois.3
1. La binarité
Dans la Bible les choses sont dites deux fois. L’exemple le plus simple est le
« parallélisme des membres » que Robert Lowth a exposé en 1753 dans la 19e de ses
Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux. Même s’il a eu des prédécesseurs, c’est lui que
tous les articles de dictionnaires sur la poésie biblique reconnaissent comme l’initiateur
de ce qu’on appelle maintenant la rhétorique biblique. Voici le premier exemple qu’il en
donne.4 Les quatre premiers segments du Ps 114 sont autant de segments bimembres :
Lorsqu’ISRAËL sortit d’Égypte,
Et LA MAISON DE JACOB, de chez un peuple barbare ;
JUDA était le domaine du Seigneur,
Et ISRAËL son empire.
LA MER le vit et s’enfuit :
LE JOURDAIN retourna en arrière :
LES MONTAGNES bondirent comme des béliers ;
Et LES COLLINES, comme les petits des brebis.
Ces compositions dépassent le premier niveau d’organisation des textes, celui des
simples segments étudiés par Lowth. John Jebb donne par exemple un ensemble très
simple et très évident de deux segments trimembres qui sont parallèles entre eux (Mt
7,7-8) :
Demandez et il vous sera donné,
Cherchez et vous trouverez,
Frappez et l’on vous ouvrira ;
Car quiconque demande reçoit,
Qui cherche trouve,
Et à qui frappe il sera ouvert.
Jebb et Boys ont eu quelques successeurs au XIXe siècle, mais c’est surtout Nils
Lund qui dans la première moitié du XX e a repris le flambeau. Voici un seul exemple,
d’un texte semblable à celui qui vient d’être présenté, mais plus complexe (Ps 115,4-8) :
La binarité se retrouve à tous les niveaux. Voici par exemple comment est organisée
la deuxième section du livre d’Amos (3,1–6,14) : elle comprend sept séquences,
organisées de manière concentrique.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 5
Dans cet exemple on voit que les séquences B2 et B3 forment un couple où il s’agit
des « richesses » et des « sacrifices » ; et de même les séquences B5 et B6 selon les
mêmes sujets. À leur tour les deux couples forment un couple, B2 et B3 correspondant,
de manière spéculaire, à B5 et B6. Il en va de même pour les séquences extrêmes (B1 et
B7) qui forment un autre couple où « le piège » correspond au « poison », tous deux
instruments de mort. L’ensemble est focalisé sur la lamentation funèbre de la séquence
B4. Bel exemple de construction concentrique.
Ajoutons pour finir d’autres exemples de binarité, fort connus :
– la Bible donne deux versions du Décalogue ;
– deux versions du Notre Père, l’une selon Matthieu, l’autre selon Luc ;
– deux récits de l’enfance de Jésus, selon Matthieu et selon Luc.
– Et la Bible chrétienne comprend deux testaments, l’Ancien et le Nouveau.
2. La parataxe
Dans la Bible les choses ne sont pas liées entre elles à la manière gréco-latine, leur
relation logique n’est pas exprimée linguistiquement ; elles sont posées les unes à côté
des autres et c’est au lecteur de saisir le rapport qui les lie. Cela se voit clairement déjà
au niveau le plus simple, celui du segment bimembre. Les deux membres du verset 3 du
Ps 51 sont simplement juxtaposés :
: AIE PITIÉ DE MOI, Dieu, selon ta grâce,
: selon ta grande miséricorde EFFACE MES TRANSGRESSIONS
Avec le verbe initial « avoir pitié », le premier membre est très général, tandis que le
second explicite ce qui est demandé à Dieu. Comment Dieu aura-t-il pitié de moi ? En
effaçant mes transgressions. Il est possible de comprendre et donc de traduire, en
6 R. Meynet
subordonnant le second membre au premier pour faire ressortir le rapport entre les deux
membres :
: Aie pitié de moi, Dieu, selon ta grâce,
: en effaçant mes transgressions selon ta grande miséricorde7.
La parataxe se retrouvera à tous les niveaux ; si elle ne pose généralement pas de grands
problèmes d’interprétation aux niveaux les plus élémentaires comme dans les proverbes,
il n’en va pas de même aux niveaux supérieurs. Émile Osty écrivait à propos des divers
recueils réunis dans le livre des Proverbes :
D’une manière générale, on peut dire qu’aucun principe directeur n’a présidé à l’organisation de
ces recueils. Les proverbes ont été jetés pêle-mêle, n’importe comment, sans aucun souci
d’ordonner tant d’éléments disparates, et de les grouper selon leurs affinités. C’est ce qui rend
pénible et fastidieuse la lecture de tant de pages qui n’offrent qu’une mosaïque de sentences
n’ayant entre elles ni lien ni parenté (Bible Osty, p. 1280).
De même, au regard de ceux qui sont formés à la rhétorique occidentale, les livres
des prophètes paraissent des compilations d’oracles qui semblent n’avoir pas grand-
chose à voir les uns avec les autres, au point qu’on pensera qu’ils ont été prononcés en
diverses occasions et qu’ils ont été réunis dans un livre sans que l’on puisse y discerner
un ordre logique. Et cela vaut aussi pour les évangiles. Tout récemment encore, un
exégète français bien connu, Simon Légasse, écrivait :
Notons que leur mode de composition se distingue de ce qu’on peut découvrir dans les Vies
gréco-romaines. Non qu’il faille, comme on l’a fait encore naguère, ne voir dans les évangélistes
que de simples compilateurs – nous verrons qu’ils ont pleinement droit au titre d’auteurs –, mais
leur œuvre porte les traces évidentes d’une pluralité de documentation, d’épisodes d’abord
véhiculés isolément ou par petits groupes, pièces que la bonne volonté sinon le talent des
évangélistes s’est efforcée d’unir entre elles par des jonctions dont l’artifice saute aux yeux
(L’Évangile de Marc, p. 33).
On voit bien que, selon cet auteur et selon bien d’autres, ceux qui ont écrit les évangiles
ne soutiennent pas la comparaison avec les grands auteurs classiques, grecs et latins !
Cela est vrai uniquement si on les juge selon les critères de la rhétorique occidentale.
Mais quand on les analyse de l’intérieur, c’est-à-dire en fonction des lois de leur
rhétorique propre, la rhétorique biblique, ou plus largement sémitique, il apparait que ces
livres sont composés, et bien composés. En voici un exemple, particulièrement éclairant
(Mc 10,35-52)8.
————
7
Autres exemples de segments bimembres de ce type dans Traité, 22-23.
8
Cet exemple a déjà été utilisé dans mon article : « L’analyse rhétorique, une nouvelle méthode
pour comprendre la Bible », NRTh 116 (1994) 641-657 ; repris dans www.retoricabiblicaesemi-
tica.org: L’analyse rhétorique biblique, Un article (31.01.2002 ; 14.10.2012). Voir surtout R.
MEYNET, Une nouvelle introduction aux évangiles synoptiques, Rhétorique Sémitique 6, Paris
2009, où la sous-séquence de Mc 10,35-52 est analysée en détail en parallèle à celle de Matthieu,
lesquelles sont ensuite situées dans les séquences de Mc 10 et de Mt 19–20 dont elles font partie
intégrante. Le thème de l’ouverture des yeux parcourt les séquences d’un bout à l’autre.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 7
35
Et PARTENT-vers lui Jacques et Jean, les fils de Zébédée lui disant : « Maître, nous voulons
que ce que nous te demanderons tu le fasses pour nous. » 36 Il leur dit :
« QUE VOULEZ-VOUS QUE JE FASSE POUR VOUS ? »
37
Ils lui dirent : « Donne-nous que à ta droite et à ta gauche nous soyons ASSIS dans ta gloire. »
38
Jésus leur dit : « VOUS NE SAVEZ PAS ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe
que moi je bois ou être baptisés du baptême dont moi je serai baptisé ? » 39 Ils lui dirent : « Nous
le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que moi je bois vous la boirez et le baptême dont moi je
suis baptisé vous en serez baptisés.40 Mais d’être ASSIS à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à
moi de le donner ; c’est pour ceux à qui cela a été préparé. »
41
Ayant entendu, les dix se mirent à se fâcher contre Jacques et Jean.
42
Les ayant convoqués, Jésus leur dit :
« VOUS SAVEZ que ceux qui passent
. pour commander aux nations exercent leur domination sur eux
. et que ceux qui sont grands parmi eux exercent leur autorité sur eux.
43
Ce n’est pas ainsi parmi vous,
+ mais celui qui VEUT devenir grand parmi vous sera de vous le serviteur
+ 44 et celui qui VEUT devenir parmi vous premier sera de tous l’esclave.
45
Car le Fils de l’homme n’est pas venu
. pour être servi mais pour servir
. et pour donner sa vie en rançon pour beaucoup. »
46
Et ils vont à Jéricho.
Comme ils PARTAIENT-de Jéricho, lui, ses disciples et une foule considérable, le fils de Timée,
Bartimée, un AVEUGLE demandant-l’aumône était ASSIS près de la route.47 Ayant entendu que
c’est Jésus le Nazarénien, il commença à crier et à dire : « Fils de David, Jésus, aie pitié de
moi ! » 48 Beaucoup le menaçaient pour qu’il se taise, mais lui criait beaucoup plus : « Fils de
David, aie pitié de moi ! » 49 S’arrêtant, Jésus dit : « Appelez-le. » Ils appelèrent l’aveugle en
disant : « Aie confiance, lève-toi, il t’appelle. » 50 Rejetant son manteau, bondissant, il vint vers
Jésus. 51 Répondant, Jésus lui dit :
« QUE VEUX -TU QUE JE FASSE POUR TOI ? »
L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je voie-à-nouveau. » 52 Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. »
Et aussitôt il vit-à-nouveau et le suivait sur la route.
Il s’agit d’une sous-séquence qui comprend trois passages. Si les deux premiers sont
souvent considérés liés et même, pour certains, ne formant qu’une seule péricope, le
troisième passage n’est jamais tenu par les commentateurs comme faisant partie inté-
grante d’une unité littéraire : il est donc expliqué en lui-même, sans qu’un quelconque
lien soit noté avec ce qui précède. Sans entrer ici dans les détails, le fait que les trois
passages soit encadrés par deux demandes presque identiques suffirait à indiquer les
limites d’un ensemble à lire comme un tout. Comme le « fils de Timée », les « fils de
Zébédée » sont aveugles : ils « ne savent pas », ne voient pas – comme on dit – ce
qu’implique leur demande. Jésus va tenter de leur ouvrir les yeux (38-40), puis il le fera
encore pour l’ensemble des Douze dans le passage central, sans que l’on sache s’ils
seront guéris de leur aveuglement. Il arrive souvent que, commentant la guérison de
Bartimée, on explique que, au-delà de la guérison physique, il faut y discerner un sens
spirituel. Or, on comprendra qu’il n’est pas besoin d’injecter artificiellement un sens
8 R. Meynet
spirituel dans ce récit : lisant l’ensemble comme un tout cohérent, il est clair que la
cécité de l’un renvoie à l’aveuglement des autres.
La réécriture permet de repérer facilement les reprises lexicales ; on aura noté, entre
autres, la double reprise de « vouloir » au centre (43-44) comme dans les questions qui
font inclusion (36.51), ce qui indique le thème du désir, qui anime tous les personnages.
LE CADRE MÉTHODOLOGIQUE
----------------------------------------------------------------------------------------------
+ LES DOULEURS saisirent les habitants de PHILISTIE ;
– 15 alors S’ÉPOUVANTÈRENT
LES CHEFS d’ Édom.
Les morceaux extrêmes (14a.16a) sont parallèles. Les deux bimembres du morceau
central se correspondent de manière spéculaire. La composition de l’ensemble est donc
spéculaire elle aussi.
L’Évangile de Luc comprend quatre sections qui se correspondent de manière
spéculaire :
————
9
Voir R. MEYNET, « Le cantique de Moïse et le cantique de l’Agneau (Ap 15 et Ex 15) »,
Gregorianum 73 (1992) 19-55 ; voir pp. 32-33 ; 52.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 9
LA TECHNIQUE DE LA RÉÉCRITURE
En conclusion de ce bref exposé sur la rhétorique biblique, il faut mentionner l’art de
la réécriture. Celui-ci consiste à visualiser, par une disposition typographique spécifique,
la composition des textes ; les exemples qui ont été présentés jusqu’ici en ont donné un
aperçu. Trouvant son origine vingt ans avant Lowth, c’est-à-dire en 1733, cette
technique a été développée peu à peu et systématisée dans le Traité de rhétorique
biblique qui consacre un chapitre entier à en édicter les normes.
10 R. Meynet
COMPOSITION
De la mesure d’un « passage », le Mémorial comprend quatre parties organisées de
manière spéculaire.
Ce sont trois segments, un unimembre pour la date, un trimembre de type ABB’ pour le
jour, un bimembre enfin pour les heures. On notera le parallélisme strict des second et
troisième membres du deuxième segment (3-4) ainsi que des deux membres du troisième
segment (5-6). Il serait aussi possible de remarquer que le rythme ternaire du premier
segment trouve un écho dans celui du premier membre du second segment.
————
10
Ce sont là les trois grandes parties du Traité : « Composition » (111-344), « Contexte » (345-
506), « Interprétation » (507-635). Ces trois parties sont précédées par l’« Historique » de la
découverte des lois de la rhétorique biblique (31-110) et suivies par un dernier chapitre intitulé
« Perspectives » (637-654).
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 11
FEU 7
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------
• DIEU D’ABRAHAM. DIEU D’ISAAC. DIEU DE JACOB 8
– non des philosophes et savans. 9
certitude joye certitude sentiment veue joye 10
• DIEU DE JÉSUS CHRIST. 11
– Deum meum et Deum vestrum. Jeh. 20.17. 12
– Ton Dieu sera mon Dieu. Ruth. 13
Dans leurs premiers membres les segments extrêmes (8-9 et 11-13) mettent en parallèle
deux appellations du même « Dieu », référé aux « pères » du peuple juif puis à Jésus
Christ. Dans le premier segment les pères d’Israël – Abraham, Isaac et Jacob – sont
opposés aux « philosophes et savants ». Dans le dernier segment, le deuxième membre
(12) cite les paroles adressées par Jésus à Marie Madeleine après la résurrection : « Va
trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et
votre Dieu » (Jn 20,17). Ainsi le Dieu de Jésus Christ n’est pas celui des « philosophes
et savants », mais celui de ses disciples. Cette citation est suivie d’une deuxième dont le
rythme est semblable ; elle reprend les mots de Ruth la Moabite, l’étrangère, qui, en
suivant sa belle-mère Noémi, s’attache au Dieu d’Abraham, d’Isaac et Jacob (Rt 1,16).
Ce qui est donc posé n’est rien moins que le rapport entre les deux Testaments, et cela
doublement : par la mise en parallèle du Dieu des pères et du Dieu de Jésus Christ, et, en
finale, par la mise en parallèle de la citation de l’Évangile de Jean et du livre de Ruth.
On notera le phénomène de clôture : en effet, la citation vétérotestamentaire suit celle du
Nouveau Testament, et ainsi la bouche est bouclée.
Au centre, un segment où les six termes énoncent ce que Pascal éprouve à la pensée
brûlante de son Dieu. Ces six termes pourraient être récrits sur trois lignes :
certitude JOYE
certitude sentiment
veue JOYE
Les deux premiers membres commencent avec le même « certitude » ; les membres
extrêmes s’achèvent avec « joye ». Il est tentant d’interpréter que la « vue » appartient
au même champ sémantique que la « certitude » : il est certain parce qu’il a vu. Quant au
« sentiment », ce ne peut être que celui de la « joie ».
Le rapport entre les deux morceaux s’éclaire si on se rappelle que la citation du
Buisson ardent – « “Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le
Dieu de Jacob”. Alors Moïse se voila le visage, car il craignit de regarder Dieu » (Ex
3,6), qui constitue le premier membre du second morceau (8) – est précédée dans le récit
d’Exode par deux occurrences du mot « feu » (Ex 3,2).
12 R. Meynet
Les seconds morceaux (16-18 et 23-26) sont parallèles. Ce sont d’abord deux
segments bimembres qui traitent de la connaissance de Dieu, par Jésus d’abord (17) puis
par ses disciples (23) ; à la connaissance de Dieu de 17 s’ajoute celle de celui qu’il a
envoyé (24). La connaissance de Dieu d’abord présentée comme « grandeur de l’âme
humaine » (16) est qualifiée de « vie éternelle » ensuite (23), ce qui semble marquer un
saut qualitatif notable. Dans les seconds segments (18 et 25-26) les mots répétés de
« joye » et de « Jésus » sont en rapport de paronomase par leur initiale, qui sont en
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 13
majuscule pour les trois premières occurrences de « Joye », comme celle des deux
occurrences de « Jésus ». Il eut été possible de récrire 18 sur deux lignes, pour mieux
visualiser le rapport entre les deux segments :
Les membres extrêmes sont parallèles. En effet, « Non obliviscar » rappelle « sou-
mission totale », car tous deux expriment un même engagement, de se soumettre, c’est-
à-dire de ne pas oublier ; les compléments eux aussi se correspondent, les « sermones »
(de Dieu) se manifestant dans ceux de « Jésus Christ », transmis ou confirmés par son
« directeur ».
Le membre central énonce la « joie » éternelle qui récompensera « l’exercice sur la
terre », lequel consiste concrètement en la « soumission totale » à Jésus Christ en même
temps qu’aux « sermones » qui sont ceux de Dieu selon le Ps 119,1611.
————
11
On pourrait être tenté de considérer que la ligne 31 est incluse dans la partie précédente, où elle
expliciterait le membre précédent :
+ Renonciation totale et douce
+ Soumission totale à Jésus Christ et à mon directeur
Dans ce cas, l’extrême régularité de cette partie, avec la symétrie entre les morceaux extrêmes (14-
15 et 29-30), serait quelque peu compromise.
14 R. Meynet
L’ensemble du passage
+
+ L'an de grace 1654 1
– Lundy 23e nov.bre 2
:: jour de St Clément Pape et m. et autres au martirologe Romain 3
:: veille de St Chrysogone m. et autres &ce. 4
= Depuis environ dix heures et demi du soir 5
= jusques environ minuit et demi 6
FEV 7
----------------------------------------------------------------------------------------------------------
• DIEU D’Abraham. DIEU d’Isaac. DIEU de Jacob 8
non des philosophes et savans. 9
joye
certitude joye certitude sentiment veue 10
• DIEU DE Jesus Christ. 11
DEUM meum et DEUM vestrum. Jeh. 20.17. 12
Ton DIEU sera mon DIEU. Ruth. 13
CONTEXTE BIBLIQUE
Le contexte biblique du Mémorial est particulièrement riche : il compte en effet sept
citations (7-8, 12, 13, 17, 20, 23-25, 33) et trois allusions (11, 21, 22.28) soit à l’Ancien
Testament soit au Nouveau, soit aux deux en même temps quand le Nouveau Testament
cite l’Ancien.13
« Deum meum et Deum vestrum » – « Ton Dieu sera mon Dieu » (12.13)
Pascal a juxtaposé deux citations dont il donne, dans le parchemin, la référence. La
première est tirée du Nouveau Testament. À Marie Madeleine qui vient de le reconnaitre
après sa résurrection il dit : « va-t’en vers mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon
Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu” » (Jn 20,17).
La deuxième citation reprend les paroles de Ruth la Moabite qui décide après la mort
de son mari, de suivre sa belle-mère Noémi et de s’attacher ainsi au Dieu d’Israël :
« N’insiste pas auprès de moi pour que je t’abandonne et m’en retourne de derrière toi,
car où tu iras j’irai, où tu logeras je logerai, ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera
mon Dieu » (Rt 1,16). Ruth l’étrangère épouse Booz dont elle a un fils, Obed, « C’est le
père de Jessé, père de David » (Rt 4,17). Elle entre ainsi dans la généalogie de Jésus :
« Booz engendra Jobed, de Ruth ; Jobed engendra Jessé ; Jessé engendra le roi David »
(Mt 1,5-6 ; voir Lc 3,31-32).
On retrouve donc dans cette citation double, le rapport, plus explicite encore, entre
Nouveau et Ancien Testament qui avait déjà été noté à propos de la citation du Buisson.
————
12
Ce qui ne saurait manquer de rappeler Jn 3,27-29 : « Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de
l’époux qui se tient là et qui l’entend, de joie se réjouit à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle
est parfaite ».
13
Sur les 168 mots que compte le corps du Mémorial (datation exclue), 76 sont soit des citations
soit des allusions à l’Écriture, soit 45,25% du texte.
« Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique » 17
INTERPRÉTATION
Il est clair que, pour conduire une interprétation du Mémorial digne de ce nom, il
faudrait le situer avant tout dans le contexte que représente toute l’œuvre de son auteur.
N’étant pas « pascalien », devant donc me limiter au champ de compétence du bibliste
que je suis, je me contenterai de proposer les quelques observations que l’analyse
rhétorique biblique me suggère.
RÉÉCRITURES
————
15
Voir l’étude de Laurent SUSINI, « Pour un Pascal juif. Ordre du cœur et rhétorique sémitique dans
l’œuvre pascalienne », à paraitre dans Retorica biblica e semitica 3. Atti del terzo convegno della
RBS, Retorica biblica 20, Bologna 2013, 317-345, en particulier 321-324.
20 R. Meynet
(voir p. 16). En intégrant ces textes à son Mémorial, Pascal redouble donc la réécriture
biblique.
Plus tard il réécrit « au propre », sur parchemin, le texte précédemment jeté sur le
papier. Non seulement la graphie quelquefois à peine déchiffrable du papier devient
calligraphie sur le parchemin, mais la disposition en devient plus soignée. Il ajoute trois
références bibliques, mais surtout il visualise certains rapports : « FEV » et « DIEV »
sont réécrits en majuscules (mes lignes 7 et 14), deux occurrences de « Jésus Christ »
sont réécrites en lettres plus grandes (11.26).
La copie sur parchemin de la main de Pascal est perdue, mais son neveu Louis Périer
en a réalisé une « copie figurée » qui constitue une troisième réécriture du Mémorial.
Utilisant les ressources de la typographie et de l’informatique, j’ai voulu réaliser à
mon tour une réécriture, comme j’ai coutume de le faire pour les textes bibliques. Celle-
ci respecte le plus souvent la segmentation de l’auteur ; toutefois, il m’a paru licite de
l’améliorer quelquefois pour respecter le rythme. Ainsi la phrase « Il ne se trouve que
par les voyes enseignées dans l’Évangile » (15), de même que son double (29), ont été
placées sur une seule ligne, alors que sur le parchemin « dans l’Évangile » avait dû être
reporté au début de la ligne suivante par manque de place. Cette modification était
d’autant plus légitime que ces deux phrases se trouvent sur une seule ligne dans la
version papier originale. Étant donné le corps choisi, j’ai pu mettre sur une seule ligne la
première citation de Jean (17) ; et j’ai réparti différemment les deux premières lignes de
la seconde citation de Jean (17-18) pour respecter la coordination entre « seul vray
Dieu » et « celui que tu as envoyé ».16 Cette dernière réécriture est le fruit de l’analyse
de la composition du texte et elle est dictée par le souci de donner à voir l’architecture
du Mémorial, à chacun de ses niveaux successifs, depuis celui des « membres », des
« segments », des « morceaux », des « parties » et « sous-parties » jusqu’à celui du
« passage ». Au-delà de la technique, mais pas sans elle, réécrire un texte, et ne pas se
contenter de le commenter, représente sans doute une des meilleures manières que se
l’approprier, pas seulement par les yeux comme on le fait trop souvent, mais aussi par la
main. Les yeux sont l’organe de la contemplation, pour Pascal celui de la vision
fulgurante de la nuit de feu ; la main de l’artisan, qui empoigne ses outils, assure aussi
un contact non pas intellectuel mais charnel avec l’objet qu’elle manipule, elle est en
définitive l’organe de la caresse amoureuse. Pour ce qui concerne la Bible, la réécriture
n’assure rien moins que le contact direct avec Dieu lui-même :
Chaque homme en Israël a le devoir d’acquérir un Séfer Tora ; et s’il l’écrit lui-même, il est
digne d’éloges. Nos Sages n’ont-ils pas dit : s’il l’a écrit lui-même, c’est comme s’il l’avait reçu
au Sinaï ?17
————
16
La division de ces deux lignes est différente dans la version papier : « seul vray/ Dieu et celui »
au lieu de « qu’ils te connaissent / seul vray Dieu », d’où l’on comprend bien que ces divisions
étaient imposées par la place dont disposait le scripteur.
17
Sefer Ha-Hinnuk. Le Livre des 613 commandements : les bases de l’éducation juive, trad. Robert
Samuel, Paris, Comptoir du livre de Keren hasefer, 1974.1980.1986, 508. Voir Traité, 342-344.