Vous êtes sur la page 1sur 8

See

discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.net/publication/318284764

Devenir anthropologue entre l’Est et l’Ouest :


Auto-ethnographie d’un parcours
professionnel nomade. In Les sciences...

Chapter · December 2015

CITATIONS READS

0 2

1 author:

Lorena Anton
University of Bucharest
11 PUBLICATIONS 9 CITATIONS

SEE PROFILE

Some of the authors of this publication are also working on these related projects:

The Memory of Abortion in Ceausescu's Romania View project

Protest Movements in Europe: Past and Present View project

All content following this page was uploaded by Lorena Anton on 19 July 2017.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


Devenir anthropologue entre l’Est et l’Ouest : auto-ethnographie d’un
parcours professionnel nomade

LORENA ANTON
Marie Curie-CIG Fellow (2013-2017)
Université de Bucarest, Roumanie

In memoriam Pierre Bidart (1947-2010)

En octobre 20131, neuf ans après ma première rencontre avec le Professeur Pierre Bidart en tant que
jeune étudiante à l’École Doctorale en Sciences Sociales en Europe centrale et orientale, je revenais à
l’Université de Bucarest en tant que chercheuse Marie Curie. Le financement européen2 qui soutenait ce
statut pour les quatre ans à venir était attribué après un post-doctorat en anthropologie de la santé dans le
cadre du Laboratoire ADES, l’une des UMR du CNRS à l’Université de Bordeaux. J’avais intégré ce
laboratoire après ma thèse en ethnologie (mention « anthropologie sociale et culturelle »), thèse commencée
en 2005 à Bucarest et soutenue en juin 2010 à Bordeaux.
Les pages suivantes exposent brièvement l’histoire de ce parcours, pour exemplifier les
transformations de l’ethnologie/anthropologie en Roumanie contemporaine, ainsi que l’évolution des
traditions académiques et des cadres institutionnels de la formation universitaire et postuniversitaire et les
difficultés d’articuler les deux. Il témoigne en même temps des mutations des sciences humaines et sociales
dans les sociétés européennes postcommunistes, considérées « en transition », ainsi que de l’importance des
rencontres personnelles dans le parcours et le devenir d’un jeune chercheur.

UN PROJET DOCTORAL ENTRE CHOIX PERSONNELS ET CONTRAINTES


INSTITUTIONNELLES

La démarche de ma thèse, développée entre 2005 et 2010 dans le cadre d’une cotutelle internationale3
entre l’Université de Bucarest et l’Université de Bordeaux, a visé à dresser une ethnographie des formes de
la mémoire de l’interdiction de l’avortement dans la Roumanie communiste. Entre 1966 et 1989, le régime
de Ceauşescu a interdit en Roumanie les interruptions volontaires de grossesse – légalisées auparavant en
1957 – au nom du « bien de la Nation ». L’accès aux moyens de contraception était presque inexistant. À
l’aide des politiques publiques pronatalistes, surtout coercitives, et des grandes campagnes de propagande,
le régime a légitimé et renforcé sa « démographie politique » pour plus de deux décennies – jusqu’à déclarer
au milieu des années 1980, par la voix de son dirigeant, que « le fœtus est la propriété socialiste de la nation
entière ! »4
Ma première rencontre avec les récits mémoriaux liés au pronatalisme communiste a eu lieu par
hasard, pendant mes études universitaires. En 2000, lors de ma première année de maîtrise en philologie à la
Faculté des Lettres de l’Université de Bucarest, j’ai été attirée par un cours magistral sur la culture
traditionnelle et le folklore roumain. Comme pour ma formation de double spécialisation en langue et
littérature roumaine/ langue et littérature anglaise je pouvais choisir un quota annuel de cours optionnels, j’ai
opté toutes les années à venir pour les cours en ethnologie5. C’est ainsi que pendant ma deuxième année de
maîtrise j’ai participé à mon premier terrain d’ethnologie urbaine. Initiée par le Musée du Paysan Roumain
et animée par l’un des plus actifs anthropologues roumains de l’époque, l’inoubliable Irina Nicolau, cette

1 Cet essai a comme point de départ ma communication au sein de la journée d’étude « L’évolution des sciences sociales dans
les sociétés en transition », journée organisée en hommage à Pierre Bidart en octobre 2011 à Bucarest. Néanmoins, le texte
définitif a été finalisé au printemps 2014, quelques mois après mon retour en Roumanie et ma réintégration à l’Université de
Bucarest, étant donc actualisé avec des données liées à mon parcours professionnel des deux dernières années.
2 En ligne : http://cordis.europa.eu/projects/rcn/108641_en.html.
3 Sous la direction des professeurs Bernard Traimond (Université de Bordeaux, France) et Nicolae Constantinescu (Université

de Bucarest, Roumanie).
4 Cité par David & Băban, 1996, p. 235-245.
5 C’est d’ailleurs dans ce domaine que j’ai choisi de réaliser mon mémoire de fin d’études (sous la direction de la Professeure

Rodica Zane) sur « Le discours officiel et la mémoire de la collectivisation en Roumanie », pour lequel j’ai réalisé à l’époque
une étude de cas sur une commune du nord de l’Olténie où la collectivisation –la transformation socialiste de l’agriculture par
la mise en place des fermes collectives d’Etat – a eu lieu dès le début de années 1950.
recherche a réuni une collection des récits mémoriaux sur différents aspects de la vie quotidienne dans le
Bucarest des années 1980, à partir d’une liste de mots-clés6. L’équipe dont je faisais partie était formée d’une
dizaine d’étudiantes en deuxième année de maîtrise, étant dirigée par la Professeure Rodica Zane, ethnologue
à la Faculté des Lettres de l’Université de Bucarest. La plupart d’entre nous avaient à peine 21 ans lorsque
nous avons entendu, lors de son cours d’ethnologie et en relation avec le projet d’histoire orale sous-
mentionné, les premières informations sur le pronatalisme roumain.
Après la fin de mes études de maîtrise, j’ai déposé ma candidature pour la DEA interdisciplinaire en
sciences sociales organisée par l’Agence universitaire de la Francophonie, Bureau Europe centrale et
orientale (AUF BECO) et l’Université de Bucarest, avec un projet sur les stratégies de contournement des
politiques communistes pronatalistes dans la vie quotidienne des années 1980. À l’époque, cette formation –
intitulée École Doctorale en Sciences Sociales (EDSS)7, et commencée en 1993 comme une initiative de
l’EHESS en Europe Centrale et Orientale – était la seule proposant un parcours en anthropologie à
l’Université de Bucarest. Les étudiants étaient formés par des professeurs étrangers provenant des universités
de France, Belgique, Suisse et du Canada. Parmi les quatre domaines enseignés – l’anthropologie, la
sociologie, l’histoire et les sciences politiques –, chaque étudiant devrait choisir ses propres spécialisations,
une principale et une autre secondaire, dans lesquelles il suivait des cours intensifs8. Ce choix était très
important pour le parcours doctoral ultérieur, en orientant l’étudiant vers ses directeurs de mémoire (un
directeur étranger et un directeur roumain) qui, dans la plupart des cas, devenaient ses futurs directeurs de
thèse. À l’époque, l’AUF BECO proposait des bourses d’études pour chaque étudiant qui suivait les cours de
l’EDSS. À la fin de l’année, les dix premiers de la promotion recevaient un financement de trois ans pour
une formation doctorale, qui devait impérativement inclure une cotutelle internationale.
Comme mon sujet de recherche impliqué une interrogation du passé récent, j’ai été orientée vers les
domaines d’histoire et d’anthropologie, en développant mon projet originel de recherche dans le cadre
théorique des études mémorielles et de l’histoire orale. En ce sens, j’ai été suivie et encadrée par deux
historiens, Professeur Bogumil Koss de l’Université Laval (Québec) et Professeure Zoe Petre de l’Université
de Bucarest. Mon projet professionnel initial de continuer ma formation (dans l’éventualité de recevoir une
bourse à la fin de l’année) avec un doctorat à l’Université Laval, où Professeur Koss dirigeait la Chaire de
recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire, a dû être restructuré à cause d’un changement
majeur dans l’organisation des études universitaires en Roumanie.
En 2005, les universités roumaines ont implémenté « le système Bologne », avec des licences de
trois ans, suivies par des masters de deux ans et des doctorats de trois ans. Les études doctorales – organisées
dans un système libéral auparavant, et consistant plus ou moins dans une recherche individuelle pour une
période de sept à dix ans (ou plus), encadrée par un directeur de thèse – devraient être préparées dans des
écoles doctorales, avec un encadrement plus strict, une participation à plusieurs séminaires et cours
magistraux et une évaluation permanente. J’ai été donc obligée de reconsidérer mon projet doctoral initial à
l’Université Laval (où la présence pendant la première année universitaire était obligatoire), pour avoir la
possibilité d’être mobile chaque année et pouvoir réaliser les demandes de l’école doctorale roumaine. En
plus, au printemps 2005 j’avais été recrutée en tant que maître assistant en ethnologie (en roumain preparator
universitar) à la Faculté des Lettres (au sein du Département d’Ethnologie et Folklore), avec un contrat à
durée indéterminée, ayant donc besoin d’être présente à Bucarest au moins un semestre par an pour enseigner.
Pour ces raisons multiples, j’ai finalement opté pour commencer une formation doctorale9 en ethnologie à
l’Université Victor Segalen Bordeaux 210 (au sein de l’Ecole Doctorale 303 de l’UFR de Sciences de
l’Homme), en cotutelle avec l’Université de Bucarest (au sein de l’Ecole Doctorale de la Faculté des Lettres).

UNE THÈSE EN COTUTELLE AVEC UN SEUL DIPLÔME

Après l’inscription en thèse, j’ai commencé un terrain de longue durée sur la mémoire de
“l’avortement11 dans la Roumanie communiste” (en roumain avortul în comunism), l’expression courante

6 Pour des détails concernant ce projet, ainsi que la base de données réalisée, voir le numéro 7/2002 de la revue d’anthropologie
du Musée du Paysan Roumain, Martor, en ligne (en anglais) :
http://martor.memoria.ro/?location=archive&action=details&id=7 (Consulté le 12 février 2014).
7 Pour des détails concernant cette formation à présent, voir en ligne : http://www.edss.ro/ ou http://www.villanoel.ro.
8 Les cours enseignés dans les deux autres spécialisations étaient aussi obligatoires, mais dans une formule plus légère.
9 A ce titre, j’ai été doctorante au laboratoire ATOTEM [EA 2963, Anthropologie des Traditions Orales et du Temps], et

membre du CCEF (en roumain Centrul de Cercetări în Ethnologie şi Folclor / Centre de Recherches en Ethnologie et Folklore).
10 Actuellement Université Bordeaux Segalen, partie intégrante de l’Université de Bordeaux.
11 En parallèle, je me suis aussi intéressée aux mouvements de protestation autour de la libéralisation de l’avortement en Europe,

des deux côtés du mur du Berlin. Cet intérêt de recherche s’est concrétisé par ma participation entre 2006 et 2010 dans un projet
concernant la démographie politique du régime de Ceauşescu. Ce fut un parcours professionnel long,
stimulant, mais parfois difficile : d’une part, à cause de la nécessité de trouver le juste milieu entre les deux
laboratoires d’accueil et, surtout, entre les deux traditions académiques, entre l’anthropologie en France et
l’ethnologie (et souvent le folklore) en Roumanie. D’autre part, à cause de la spécificité de la recherche
même, avec un terrain pas facile dans ma langue d’origine, le roumain, mais avec l’écriture anthropologique
dans une autre langue, le français, que je maîtrisais à peine à mon arrivée à Bordeaux en mars 2006 (ayant
une formation philologique bilingue en roumain et anglais).
Mon enquête de terrain, effectuée entre 2005 et 2009 et soutenue pour une période de deux ans par
un financement CNCSIS12, a été menée selon deux principes complémentaires. D’un côté, je me suis
intéressée à l’analyse des plusieurs sources reliées au passé communiste, à partir du discours pronataliste
officiel jusqu’aux récits mémoriaux autobiographiques. D’un autre côté, le texte post-enquête a été lié – et
en conséquence construit – autour des trois principales « formes » (voir Assmann, 1995) de la mémoire de
l’avortement en Roumanie communiste, c'est-à-dire la mémoire historique officielle, sa mémoire culturelle
et sa mémoire sociale partagée.
La thèse a été soutenue le 4 juin 2010 à l’Université de Bordeaux après deux changements
consécutifs du lieu de soutenance, marqués officiellement dans une convention de cotutelle et deux avenants.
À cela s’ajoutent trois bourses de formation à la recherche de la part de l’AUF BECO, deux contrats de
« bourse pour des études à l’étranger » de la part du Gouvernement Roumain, et un nombre assez grand
d’ordres de mission signés par le Recteur de l’Université de Bucarest (la plupart pour des stages d’étude à
l’Université de Bordeaux). Ces missions ont été doublées par ma participation à cinq universités d’été entre
l’été 2006 et l’été 2010, à l’ouest où à l’est de l’Europe - la plupart dédiées aux Études Mémorielles ou à
l’anthropologie des mondes postcommunistes et de la santé.
Pour un parcours doctoral de cinq ans, cette mobilité peut être perçue comme excessive, même pour
les habitués du monde académique. A posteriori dans la vie d’un chercheur, on se demande parfois si l’on
referait un tel parcours de recherche, qui n’implique pas seulement une immense réserve d’énergie pour
résoudre des dits « problèmes administratifs », mais aussi beaucoup des sacrifices dans la vie personnelle,
qui – comme dans beaucoup de parcours doctoraux – devient dominée par la vie professionnelle, située en
plus dans le cadre d’une mobilité permanente. Les relations familiales, la vie de couple ou les relations
amicales ont toutes passé en arrière-plan au fur et à mesure que le moment de la soutenance approchait.
Sur mon diplôme de doctorat en ethnologie, délivré en janvier 2011, sont marqués les noms des deux
universités, Bordeaux et Bucarest, et la mention, « spécialisation anthropologie sociale et culturelle ». À ma
connaissance, c’est le premier diplôme de doctorat en ethnologie/anthropologie à l’Université de Bucarest,
depuis la réforme universitaire selon le système Bologne. L’explication est liée à l’héritage institutionnel du
régime communiste, qui a totalement restructuré les sciences humaines et sociales en interdisant de nombreux
domaines considérés « réactionnaires », mais aussi aux nombreuses réformes dans l’enseignement et la
recherche après 1989. Par exemple, dans la Roumanie contemporaine, l’anthropologie fait partie du domaine
sciences sociales et l’ethnologie du domaine des études culturelles. Cet encadrement officiel pose en pratique
de nombreux problèmes, comme chaque candidature pour un concours où un appel d’offres est évalué
différemment d’un domaine scientifique à l’autre.
L’histoire de ma thèse de doctorat pourrait donc être vue, et surtout lue, comme une illustration
possible du statut de l’ethnologie/anthropologie dans le contexte roumain postcommuniste de l’enseignement
et de la recherche, ou la logique scientifique était toujours doublée par des logiques administratives en
évolution constante. Le carrefour de ces logiques, souvent opposées, je l’ai expérimenté dès le début de mon
parcours doctoral. Pour l’école doctorale roumaine, affiliée à la Faculté des Lettres (donc langues et
littératures, incluant, pour la spécialisation en langue et littérature roumaine, le folklore comme « littérature
orale »), il a fallu expliquer et réexpliquer le fait que ma recherche n’est pas une recherche « classique » en
ethnologie à la Faculté des Lettres, c’est-à-dire en folklore. Que le titre de mon projet – « La mémoire de
l’avortement en Roumanie communiste » – jugé « trop sociologique » par le jury d’admission, est justifié par
une recherche en cotutelle avec un département d’anthropologie sociale, en France. De l’autre côté, pour
l’école doctorale bordelaise, le fait de ne pas avoir un parcours classique en anthropologie selon le modèle
français (avec une licence suivie d’un master 1 et un master 2) a nécessité beaucoup d’explications au moment
des inscriptions.
En plus de ces difficultés d’articuler les demandes des deux écoles doctorales avec des traditions
académiques totalement différentes, j’ai rencontré un problème majeur lors de mon premier séjour en France

européen FP6 sur les mouvements de protestations en Europe après la Deuxième Guerre Mondiale. En ligne :
http://www.protest-research.eu (Consulté le 15 février 2014).
12 Le Conseil National de la Recherche dans l’Enseignement Supérieur, qui a évoluée depuis vers l’UEFISCDI (l’Unité

Exécutive pour Le Financement de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche, du Développent et de l’Innovation), en ligne :


http://uefiscdi.gov.ro (Consulté le 15 février 2014).
en mars 2006. Comme la Roumanie est devenue membre de l’Union européenne en janvier 2007, chaque
étudiant roumain avait besoin d’un visa d’entrée sur le territoire français. À cause du fait que la période de
mobilité au sein de l’école doctorale bordelaise était assez courte pendant ma première année de doctorat
(quatre mois), l’Ambassade de France à Bucarest a considéré normal de m’accorder un visa avec « dispense
temporaire de titre de séjour ». Mais tout étudiant étranger avait besoin d’un titre de séjour pour s’inscrire
aux études et avoir accès aux logements universitaires (y compris les aides financières pour payer ces
logements). Avec deux autres collègues arrivées en même temps et avec le même type de visa, nous sommes
allés voir Professeur Bidart dans son bureau à la Victoire, un lundi matin, pour lui demander conseil. En
comprenant tout de suite le paradoxe de la situation – nous devrons revenir en France pour au moins les deux
années suivantes, mais nous étions dans l’impossibilité d’obtenir un titre de séjour avec le visa délivré à
Bucarest – il a tout de suite pris le téléphone et a appelé le Chef de la Police, qui nous a facilité l’entrée à la
Préfecture de Bordeaux. Dans la semaine même, nous avons laissé nos passeports dans un bureau là-bas,
pour revenir le lendemain et retirer nos titres de séjour. Sans la connaissance approfondie du système, ou son
aide précieux, mon premier séjour à Bordeaux aurait finir plutôt comme une expérience négative. Faciliter
l’intégration des étudiants étrangers était néanmoins sa façon de faire – après cette première expérience, j’ai
été témoin de plusieurs actes synonymes, à partir de l’écriture des invitations officielles pour faciliter
l’obtention d’un visa jusqu’à sa volonté de se porter garant pour les étudiants voulant louer un logement en
ville.
Pour ce qui tient à la logique scientifique, mon parcours doctoral est aussi représentatif pour
décortiquer l’évolution des « objets d’étude » anthropologiques en Roumanie postcommuniste. Longtemps
liées aux terrains folkloriques ou aux faits de « culture traditionnelle roumaine », les thèses dans cette
discipline étaient susceptibles de respecter une certaine tradition dans le choix du « sujet ». Des intérêts de
recherche liés au folklore littéraire, à la parenté, à la religion ou bien aux rites de passage sur le territoire
roumain étaient – et sont toujours – considérés fort légitimes. Dans ce contexte, s’intéresser à la mémoire
problématique d’un sujet tabou pendant le communisme, comme l’avortement illégal, n’a pas facilité les
choses. Même si l’explosion de la mémoire est un phénomène normal des sociétés postcommunistes dans
l’Europe contemporaine, il faut souligner le fait que tous les aspects du passé communiste ne sont pas mis en
mémoire de la même manière. Alors que certains passés font l’objet des nombreuses études, des débats
publics, même des projets de loi, d’autres sont totalement ou partiellement oubliés. Pour moi, suite à cette
enquête, la mémoire de l’avortement en Roumanie communiste fait partie de cette deuxième catégorie.
Interroger la mémoire d’un tabou communiste - considéré par tour le monde un sujet problématique de
recherche – n’a pas été facile, surtout d’un point de vue éthique13. Comme pour la plupart des jeunes
chercheurs en Roumanie actuelle, je fais partie des dernières générations des pionieri (le mot roumain pour
désigner les plus jeunes communistes). Le communisme a toujours représenté pour moi le passé de mes
parents et mes grands-parents, mais jamais « mon » propre passé. C’est dans ce sens que le passé que j’ai
analysé et j’ai essayé de comprendre tout au long de ma recherche doctorale restera un « Autre » passé,
toujours différent, même si mon terrain a eu lieu « chez moi », dans ma langue maternelle et au sein de ma
propre société.
Même vingt ans après la modification de la législation pronataliste communiste, l’avortement en
Roumanie communiste reste toujours l’un des tabous centraux du communisme roumain. Les causes de cette
« remémoration-faible » (Anton, 2009), en constante évolution comme pour tout phénomène mémoriel,
pourraient être classées en deux catégories. D’abord des causes liées au passé, à la construction du
pronatalisme et à son héritage. Dans le but de légitimer ses politiques démographiques, le régime communiste
a développé pendant vingt-trois ans une propagande pronataliste sans précédent – la « tradition de la femme-
mère ». La déconstruction de cette « tradition » qui a légitimé des politiques absurdes intervenant dans la vie
intime des centaines de milliers de couples devient très difficile aujourd’hui, d’autant plus qu’elle était
intrinsèquement liée à la société roumaine et à ses valeurs morales. Cette intersubjectivité rend pratiquement
impossible une analyse politique critique du pronatalisme roumain, et en conséquence sa remémoration dans
la sphère publique postcommuniste.
Ensuite, des causes liées au présent de la remémoration, comme l’absence d’un groupe cible qui
donnerait voix à cette mémoire sur la place publique. Ce passé étant trop lié à l’intimité et à la sexualité de
chacun, la grande majorité des femmes préfèrent rester silencieuses. Comparée à d’autres remémorations
publiques du passé communiste, qui ont pour but d’en redresser les injustices par des compensations
tangibles, la remémoration du pronatalisme ne peut avoir aucune compensation, qu’elle soit sociale ou
symbolique. De plus, une grande partie de ces femmes n’ont jamais raconté ces épisodes douloureux à leurs
propres enfants. C’est pourquoi la position du chercheur reste très délicate sur un tel terrain – on ne peut pas
forcer la mémoire de ceux et celles qui préfèrent garder le silence.

13 Pour une discussion détaillée en ce sens, voir Anton, 2014.


UNE EXPÉRIENCE POSTDOCTORALE EN ANTHROPOLOGIE MÉDICALE

Après la fin de la thèse, réaliser un nouveau terrain – plus ou moins dans le même champ d’intérêt
– a été pour moi une continuation logique de ce parcours professionnel pour « devenir anthropologue ». J’ai
déposé ma candidature pour un post-doctorat en France, et – toujours dans la région bordelaise – j’ai travaillé
pendant septembre 2010 et mai 2013 dans un projet collectif sur les « Inégalités dans l’accès aux soins en
santé génésique et reproductive : le cas des femmes précaires et/ou migrantes du Médoc (33) ». Ce projet,
dirigé par Laurence Kotobi (maître des conférences en anthropologie à l’Université Bordeaux Segalen), a été
financé par l’IReSP, Institut de Recherche en Santé Publique, dans le but de rendre compte des effets des
dispositifs de santé existants ou récemment mis en place sur l’accès et le recours aux soins en santé
reproductive et génésique dans un territoire rural sous-médicalisé de Gironde. Grosso modo, deux objectifs
généraux ont été poursuivis dans cette recherche conduite par trois anthropologues et trois sociologues :
(a) D’une part, la reconstruction - à partir des discours des acteurs – des parcours et des itinéraires
de santé afin de mesurer l’accessibilité ou non des institutions de soins et des structures associatives et
caritatives.
(b) D’autre part, l’analyse de la relation soignant-soigné et/ou prestataire/bénéficiaire (normes
imposées par les dispositifs et représentations des publics par les professionnels), qui joue souvent sur le
recours ou le non-recours au système socio-sanitaire, surtout en santé sexuelle et reproductive.
En parallèle, j’ai enseigné en tant que chargé d’étude des TD d’Histoire de l’anthropologie et de la
Pratique de l’enquête, au sein du Département d’anthropologie sociale-Ethnologie de l’Université Bordeaux
Segalen, chaque mercredi pendant toute ma première année de post-doctorat. J’ai aussi commencé à
m’intéresser aux options de professionnalisation dans le monde français d’enseignement et de la recherche.
Très vite, je me suis rendu compte que mon parcours de formation doctorale, considéré un parcours
d’excellence en Roumanie, était perçu en France comme un parcours commun. Le fait d’entreprendre le post-
doctorat plus ou moins dans la même université – même si mon ancienne équipe d’accueil avait intégré en
janvier 2011 une grande UMR bordelaise, qui est devenue mon laboratoire d’accueil – n’était pas un atout
dans les concours à suivre. Par exemple, le concours pour devenir chercheur au CNRS – aventure que j’ai
tentée pour la première fois pendant l’année universitaire 2010-2011– demandait dès la candidature en ligne
la période des éventuels « stages postdoctoraux à l’étranger ». Pour bien acquérir cette « expérience
imposée » dans mon parcours professionnel, j’ai déposé plusieurs candidatures pendant ma première année
de post-doctorat. Finalement, en relation directe avec mes intérêts de recherches particuliers sur la migration
des femmes roumaines en France et leurs pratiques de santé reproductive, j’ai effectué pendant la période
juillet-octobre 2011 un stage de recherche à l’Université d’Édimbourg, Écosse, comme boursière de la
fondation Mellon14. Ce stage a eu lieu à IASH, Institute for Advanced Studies in the Humanities, et au sein
du Department of Social Anthopology (sous le mentoring du professeur Janet Carsten), avec un projet sur
Socialist Mothers and their Legacies: Migration, Reproductive Health and “Body-Memory” in Post-
Communist Romania.

UN PROJET PROFESSIONNEL ENTRE MOBILITÉ ET NOMADISME ACADÉMIQUE15

Cette balance très délicate entre « mobilité recherchée » et « nomadisme imposé » a eu néanmoins
des conséquences importantes sur mon projet professionnel de longue durée. L’une de plus dure a été le choix
que j’ai dû faire à l’automne 2011 entre mon contrat à durée indéterminée à l’Université de Bucarest, en tant
que maître-assistant en ethnologie, et mon contrat postdoctoral en France. Comme j’avais pris beaucoup trop
des congés de formation pendant mon doctorat en cotutelle entre 2005 et 2010, et ensuite une année
sabbatique pour ma première année de post-doctorat, le Département des Ressources Humaines de
l’Université de Bucarest a jugé inacceptable ma demande de congé envoyée en juillet 2011 pour encore une
année de formation postdoctorale (même si la nouvelle loi sur l’enseignement et la recherche, votée en avril
2011, stipulait la possibilité de prolonger la période maximale de congé per enseignant-chercheur dans le
cadre des mobilités effectuées entre des universités partenaires et au sein des programmes de collaboration,
ce qui était mon cas). À la fin de l’été 2011, je me suis donc retrouvée en Écosse (toujours dans mon « stage

14Avec une Andrew W. Mellon Research Fellowship for Central and Eastern Europe.
15 Le nomadisme, ou la mobilité permanente entre différents terrains de recherche et différents emplois dans le monde
académique, et néanmoins propre aux anthropologues, mais suscite rarement des réflexions approfondies. Avec des collègues
membres de l’EASA, European Association of Social Anthropologists, j’ai organisé en avril 2013 un workshop en ce sens, à
Bucarest, en ligne : http://www.easaonline.org/networks/europ/conferences/bucharest.shtml (Consulté le 15 février 2014).
à l’étranger » à l’Université d’Edinburgh, nécessaire pour toute application à des appels d’offres en France)
avec un ultimatum de la part de mes supérieurs en Roumanie : soit revenir « au poste » (et continuer ma
carrière dans le domaine de l’enseignement de l’ethnologie et le folklore roumain), soit renoncer au poste,
« avec l’accord des deux parties impliquées16 ». J’étais quand même dans une situation assez comique (mis
à part la difficulté de devoir quitter soit son poste permanent, soit son projet professionnel de spécialisation
dans un domaine très attirant comme l’anthropologie médicale, et en plus non représentée en Roumanie17) :
déjà en mobilité dans un pays européen, je ne savais où exactement je dois retourner et développer ma future
carrière – à l’Est ou à l’Ouest de l’Europe, à Bucarest ou à Bordeaux ? Avec beaucoup de regret, j’ai
finalement opté pour Bordeaux - pas nécessairement dans le cadre d’un projet de vie sur le territoire français,
mais surtout dans l’optique de finaliser ma spécialisation en anthropologie médicale.
Je suis donc revenue à Bordeaux pour continuer mon projet postdoctoral, et en parallèle enseigner
au sein du Département d’anthropologie sociale. Ethnologie pendant l’année universitaire 2011-2012. J’ai eu
aussi l’occasion, à l’invitation du Professeur Pierre Bidart en 2010, peu avant sa disparition, de développer
pour cette deuxième année en tant que chargé d’études un cours optionnel intitulé « Mutations des sciences
anthropologiques en Europe : la Roumanie ». Ayant comme public cible les étudiants de 3e année de licence
en ethnologie, ce cours était construit autour de deux grands objectifs pédagogiques : d’une part, celui de
familiariser les étudiants avec l’histoire de l’anthropologie/ethnologie en Europe centrale et orientale ;
d’autre part, celui d’orienter les étudiants vers la connaissance de la culture roumaine comme « terrain
d’étude » anthropologique.
À la fin du contrat IReSP, j’ai postulé pour plusieurs projets, soit en France, soit à l’étranger. J’avais
déjà intégré en 2012 une équipe pluridisciplinaire internationale, dirigée par le sociologue bordelais Ronan
Hervouet au Centre Émile Durkheim18, dans le cadre du projet de recherche financé par le Conseil Régional
d’Aquitaine et intitulé « La production et l’expression des sentiments moraux dans un contexte de
changement social radical. Une analyse des expériences rurales dans trois pays postcommunistes (Russie,
Biélorussie, Roumanie) », mais le financement était réduit aux frais de missions. J’avais donc besoin d’un
projet qui financerait aussi des frais de personnel, pour avoir un salaire dans le futur proche, et c’est en ce
sens que je me suis proposé de tenter une candidature aux appels d’offres européens. Pour envisager l’idée
de développer un projet de type Marie Curie (l’un des seuls possibles à l’étape respective de mon parcours
professionnel), une mobilité transnationale faisait partie des critères d’éligibilité. En effet, le candidat ne
pouvait pas opter pour une université d’accueil dans un pays où il a passé plus de douze moins dans les trois
années antérieures. J’ai choisi de revenir à l’Université de Bucarest – même si en théorie je pouvais choisir
n’importe quelle université européenne en dehors de la France – un choix personnel doublé par mon intention
de développer un nouveau terrain sur l’avortement et les politiques de la reproduction en Roumanie
postcommuniste. Après sept ans passés majoritairement dans le monde universitaire français, je revenais à
Bucarest à l’automne 2013, pour essayer de conduire un terrain de longue durée et réintégrer le monde
académique roumain.

CONCLUSION

Dans l’auto-ethnographie que j’ai énoncée dans ces dernières pages – caractérisée, comme toute
auto-ethnographie, par un degré élevé de subjectivité – émerge ce que je pourrais appeler « l’effet de
nomadisme » sur une formation académique acquise dans le contexte européen contemporain. Cet effet peut
être décrit en principal par le risque de subir des évaluations très différentes, même contradictoires d’après
les réalités nationales / communautaires / transnationales de professionnalisation. D’après mon expérience,
ce risque produit le plus souvent des « situations d’inégalité » ou perçues comme telles. Comment dépasser
ou contourner ce risque, ou comment trouver la bonne voie pour un parcours professionnel moins difficile
une fois que ce risque est apparu ?
En guise de conclusion, on se demande si on peut parler d’une « identité nomade » – imposée par la
relation compliquée entre le présent, le passé et le futur – dans le devenir professionnel des jeunes chercheurs
provenant du monde postcommuniste, surtout dans l’Europe d’aujourd’hui. « Vingt ans après », les
formations dans le champ des sciences sociales dans les pays d’origine restent toujours tributaires au passé
communiste, dans le sens d’un héritage diffus et à l’exclusion des différents domaines de spécialisation – qui
sont quand même « demandés » ou au moins « bien vus » dans l’aréna des financements ou des publications

16 C’est à dire, selon le Code du travail roumain en vigueur, renoncer à mon statut de titulaire et clôturer le contrat de commun
accord avec l’Université de Bucarest.
17 Pour un panorama des recherches en anthropologie médicale en Roumanie, voir Stan & Veron-Toma (2011).
18 En ligne : http://centredurkheim.fr/Identifications3.html (Consulté le 15 février 2014).
internationales. Le problème qui se pose dans cette réalité, c’est comment trouver le juste milieu entre les
demandes administratives et les besoins scientifiques de formation, dans cette culture nomade ?

REFERENCES CITEÉS

ANTON Lorena (2014), « “On n’en parlera jamais…” Interroger la mémoire de l’avortement en Roumanie
communiste », Ethnologie française, n0 3, p. 421-429.
― (2009), “On the Memory Work in Postcommunist Europe: A Case Study from Romania’s Ways of
Remembering the Past”, Anthropological Journal of European Cultures, 18 (2), p. 106-122.
ASSMANN Jan & CZAPLICKA John (1995), “Collective Memory and Cultural Identity”, New German Critique,
65, p. 125-133.
DAVID Henry & BĂBAN Adriana (1996), “Women’s Health and Reproductive Rights: Romanian Experience”,
Patient Education and Counselling, 28, p. 235-45.
STAN Sabina & VERON-TOMA Valentin (2011), “Medical Anthropology in Romania – Medical Anthropology
in Romania ?”, Cargo, vol. 1,2, p. 118-122.

RÉSUMÉ

En prenant comme fil rouge l’auto-ethnographie de mon devenir professionnel en anthropologie, cet
article met en avant les transformations de l’ethnologie/anthropologie dans la Roumanie contemporaine, ainsi que
l’évolution des traditions académiques et des cadres institutionnels de la formation universitaire et
postuniversitaire. Le récit mémoriel sur le « devenir anthropologue entre l’Est et l’Ouest » devient ainsi un
témoignage sur les mutations des sciences humaines et sociales dans les sociétés européennes postcommunistes,
ainsi que sur l’importance des rencontres personnelles dans le parcours et le devenir d’un jeune chercheur.

ABSTRACT

Constructed around the auto-ethnography of my becoming an anthropologist, this articles presents the
transformations of the fields of ethnology and anthropology in contemporary Romania, as well as the evolution of
academic traditions and associated institutional formation at graduate and postgraduate level. The memory-
narrative on ‘becoming an anthropologist between east and west’ becomes a testimony on the mutations of social
sciences and humanities in European post-communist societies, and on the importance of personal encounters in
the formation and the professional development of a young researcher.

REZUMAT
Având drept fir conductor auto-etnografia parcursului meu profesional în antropologie, acest articol
examinează transformările Etnologiei/Antropologiei în România contemporană, și evoluția tradițiilor academice
și a cadrelor instituționale dedicate formării universitare și post-universitare. Narațiunea memorială Cum am
devenit antropolog între Est și Vest devine astfel o mărturie asupra mutațiilor suferite de științele socio-umane în
societățile europene post-comuniste, cât și asupra importanței întâlnirilor personale în parcursul și evoluția unui
tânăr cercetător.

View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi