Vous êtes sur la page 1sur 4

Héritabilité et plasticité phénotypique :

quelques réflexions d’un représentant des sciences sociales

Cet exposé se divise en deux volets : (1) la mise en lumière des difficultés d’interprétation du
calcul de l’héritabilité et (2) une tentative d’explicitation des présupposés théoriques des
sciences sociales en matière d’héritabilité, présupposés qui peuvent poser problème dans le
dialogue entre sciences du vivant et sciences sociales.

En remarque préliminaire, il convient de remarquer qu’il est difficile de trouver dans la


littérature des sciences sociales des discussions fouillées portant sur le concept même
d’héritabilité. En fait, la critique raisonnée du concept (avant tout statistique) de l’héritabilité
se retrouve essentiellement chez les représentations des sciences du vivant eux-mêmes
(Jacquard, etc.). Aussi, la traditionnelle opposition que l’on établit entre sciences du vivant et
sciences sociales à propos des « déterminismes » a certes un intérêt, pédagogique notamment.
Toutefois, il importe de relativiser fortement cette opposition puisque, dans la réalité, les
critiques (parfois virulentes) du déterminisme biologique apparaissent souvent le fait des
biologistes eux-mêmes. Symétriquement, on observe une séduction constante qu’exerce le
déterminisme biologique auprès des sciences sociales (Herbert Spencer propose
l’évolutionnisme social avant même la formulation par Darwin de la théorie de l’évolution
des espèces). Dans les deux « camps » (sciences du vivant et sciences sociales), on retrouve
donc une gradation des positions allant des avis les plus déterministes au moins déterministes,
que ce soit un déterminisme d’ordre biologique et/ou environnemental.

Les difficultés d’interprétation du calcul de l’héritabilité

a) L’héritabilité correspond à des mesures, des calculs et des comparaisons faits au niveau des
phénotypes (données observables) et non pas au niveau des génotypes. Ainsi, par exemple, il
n’y a pas (ou rarement) des explicitations de chaînes causales allant des gènes aux protéines,
des protéines aux structures du cerveau et des structures du cerveau aux comportements
étudiés. Cette constatation prend toute son importance lorsqu’on sait que beaucoup de choses
peuvent être héritables sans être génétiques (ou biologiques) ;

b) le calcul de l’héritabilité porte sur des variations dans une population dans un milieu
donné. Ce n’est donc en aucun cas une mesure de la part du génétique et de la part de
l’environnement dans un trait donné chez l’individu. En termes probabilistes, le calcul de
l’héritabilité donne la probabilité qu’un individu X adopte un comportement Y en fonction
d’un génotype donné et d’un environnement donné. Il reste cependant souvent (toujours ?) la
possibilité que l’individu X adopte un autre comportement que Y. Et même si l’individu, dans
les faits, adopte le comportement Y (ou un autre), le calcul de l’héritabilité ne nous permet
pas de savoir pourquoi, ce calcul portant sur une population. L’héritabilité n’est pas une
analyse causale même si elle est souvent interprétée comme telle ! D’autre part, le calcul
de l’héritabilité porte sur une population dans des circonstances données. Ainsi, par
exemple, en prenant des populations dans des conditions alimentaires différentes (conditions
homogènes ou hétérogènes), l’héritabilité de la taille des gens change. Ceci montre bien que
l’héritabilité ne donne pas la part dans l’absolu du génétique dans la détermination de la taille
chez l’être humain. Si c’était le cas, nous ne verrions alors pas pourquoi l’héritabilité pourrait
changer des individus aux autres. De même, si on prend une population dont les conditions
d’alimentation sont idéalement parfaitement identiques, la variation de la taille due à
l’environnement est nulle, et l’héritabilité de la taille est donc de 1 (100%). Pourtant, on ne
peut pas en déduire que, dans cette population, l’influence de l’environnement sur la taille des
gens aurait comme disparu par enchantement ;

c) la formule habituelle du calcul de l’héritabilité est VP = VG + VE , d’où h2 = VG/VP . Dans


cette conception, les effets génétiques et les effets de l’environnement sont considérés comme
indépendants et uniquement additifs. Il n’y a donc pas prise en compte des effets d’interaction
G x E ; d’où une formule qui devrait être VP = VG + VE + V(G x E) . Pourtant, il semblerait que
la tendance actuelle en biologie et ailleurs soit de reconnaître une forte importance à ces effets
d’interaction non indépendants et non purement additifs. Or, la présence massive de tels effets
empêche la quantification de la part respective du génétique et de l’environnemental dans un
trait ou un comportement. Pour prendre une métaphore pâtissière, on passe d’un modèle
« millefeuille » (où les divers éléments se retrouvent en couches séparées bien repérables) à
un modèle « cake » (où les ingrédients de départ ne sont plus discernables dans le produit
final).

Bien sûr, les scientifiques sérieux ne prétendent pas que le calcul de l’héritabilité donne la
part respective du génétique et de l’environnemental dans un comportement donné chez
l’individu. Toutefois, force est de constater que, pour des raisons diverses, certains ont tenté
(et tentent toujours ?) de propager cette interprétation frauduleuse du concept. Force est aussi
de constater la puissance de la propension qui est en chacun de nous à, quasi-inconsciemment,
interpréter des corrélations en termes de causes et à transposer des résultats portant sur une
population donnée (dans des circonstances données) aux individus qui la composent (et
indépendamment des circonstances) !

Au delà des difficultés d’interprétation, il y a, aux yeux du représentant des sciences sociales,
deux grands problèmes méthodologiques d’une importance cruciale :

A) l’énorme difficulté à élaborer un modèle de la manière dont les facteurs environnementaux


influencent traits et comportements, ainsi que l’énorme difficulté à maîtriser
expérimentalement les variables environnementales. Par exemple, dans les études portant sur
des jumeaux élevés ensemble ou séparément, il est relativement aisé de maîtriser la variable
génétique, c’est-à-dire de déterminer si on a affaire à des jumeaux monozygotes ou dizygotes.
Par contre, au niveau environnemental, les choses se compliquent. Pourtant, dans ce genre
d’études, il a souvent été admis que les jumeaux vivaient dans un milieu semblable lorsqu’ils
étaient élevés dans la même famille, et qu’ils vivaient dans un milieu différent lorsqu’ils
n’étaient pas élevés dans la même famille, et uniquement cela ! Mais qu’est-ce au juste que
l’environnement ? Est-ce le milieu cellulaire, l’utérus, la famille, la société, la culture, la
planète entière, etc. ? Quels sont les éléments du milieu a priori pertinents qui peuvent rendre
compte de tout ou partie de tel ou tel trait ou comportement ? Peu de modèles très probants
existent à ce propos. Qu’est-ce qu’un environnement semblable ou dissemblable à un autre ?
Peut-on quantifier la dissemblance environnementale ? Et si, pour prendre une analogie dans
le monde de la physique, nous serions en présence d’un système chaotique, un système où une
infime différence environnementale pourrait avoir de grandes conséquences
comportementales ? Etc. ;

B) l’énorme difficulté à définir et mesurer les traits et les comportements étudiés. Peut-on
vraiment définir et quantifier précisément un comportement indépendamment de son contexte
(ex. l’agressivité) ? Est-ce qu’un trait physique (la taille par exemple) peut être considéré et

2
analysé de la même manière qu’un comportement social complexe (le vote par exemple) ?
Est-ce que tous les types de comportement sont comparables (une maladie physique ou
mentale et le choix de son partenaire au sein du couple) ? N’est-on pas en droit d’imaginer des
modèles causaux différents pour des traits et des comportements de type différent ?
Historiquement, le QI est peut-être le trait qui montre avec le plus d’acuité tous ces problèmes
de définition et de mesure. Aux yeux des représentant des sciences sociales, ces difficultés
revêtent une grande importance car, si « on ne sait pas trop ce qu’on mesure », on risque de
perdre la possibilité d’évaluer sérieusement la pertinence des modèles causaux retenus pour
rendre compte de tel ou tel trait ou comportement, et on se retrouve encore moins à même de
maîtriser expérimentalement les variables environnementales.

Les présupposés théoriques des sciences sociales en matière d’héritabilité

En majorité (car des exceptions existent), les sciences sociales semblent avoir un présupposé
« discontinuiste », c’est-à-dire qu’elles opèrent une « rupture » ente nature et culture, entre
animal et homme, et entre évolution biologique et histoire individuelle ou collective.
Attention, cette « rupture » n’est pas forcément radicale. Il serait faux de penser que les
sciences sociales croient que les « lois » biologiques ne s’appliquent pas (ou plus) à l’être
humain. Plutôt, les sciences sociales reconnaissent à l’humanité (notamment avec l’apparition
du symbole et du langage) une place particulière dans l’ordre de la nature. Cette vision
dialectique entre continuité et discontinuité peut être résumée grosso modo par l’idée que
« l’être humain est naturellement un être de culture ». Ce « discontinuisme » (et on a vu à quel
point les guillemets sont ici nécessaires) semble avoir au moins trois conséquences :

1) la difficulté pour les sciences sociales à considérer comme toujours valides les explications
de l’être humain faites à partir de considération sur l’animal. D’une part, il y a souvent dans
ce type d’explications un processus (par le langage employé) d’anthropomorphisation de
l’animal et, par retour, de zoologisation de l’humain. Les sciences sociales tendent à dénoncer
ce double processus. D’autre part, il est aisé de considérer que les mêmes causes chez
l’animal et chez l’humain ne donnent pas forcément les mêmes résultats, ou que des effets
similaires peuvent avoir des causes différentes chez l’animal et l’humain ;

2) le fait que les sciences sociales sont portées à croire qu’il n’y a pas (ou rarement) un gène
ou un complexe de gènes spécifique qui code pour un comportement spécifique (≠ général).
En ce sens, le génétique donnerait les capacités générales aux individus, capacités qui leur
sont communes. Ainsi, ce serait le bilan global du développement d’un organisme dans son
environnement qui pourrait rendre compte d’un comportement donné ;

3) l’idée de la surdétermination socio-culturelle des comportements spécifiques (≠ généraux).


C’est l’idée que, même s’il y a interaction en toutes circonstances entre le génétique (ou le
biologique) et l’environnement, cette conception interactionniste-là ne s’avère pas pertinente
pour éclairer nombre de comportements spécifiques. Par exemple, il est difficile d’imaginer
en quoi l’idée d’interaction gènes-environnement peut nous être utile pour élucider le fait
qu’on roule à gauche sur les routes anglaises. Ce type d’exemples peut être multiplié à
l’infini. Ainsi, Richard Udry, qui est pourtant un fervent adepte de l’entrée de la biologie en
sociologie, affirme : « Il y a beaucoup de choses en sociologie pour lesquelles la biologie n’a
rien à nous apprendre (…). La première et la plus importante de ces choses est le changement
social (…). Les modèles causaux qui expliquent le changement social ne peuvent pas être
déduits des modèles causaux qui expliquent la variance individuelle (…). Par exemple, même

3
si les modèles biologiques arrivent à expliquer la variance des comportements de genre au
niveau individuel, ils ne pourront jamais expliquer pourquoi la structure de genre aux USA a
changé entre 1930 et 1990 » (Sociology and Biology : What Biology Do Sociologists Need to
Know ? Social Forces, vol.73, no 4 : juin 1995, pp. 1267-1278. Traduit par nos soins). Cette
vaste question pose tout le problème de savoir quels comportements, et à quel degré de
spécificité, les biologistes peuvent légitimement étudier avec l’espoir d’arriver à des
conclusions pertinentes. De belles empoignades semblent se dessiner sur ce point, d’autant
plus que, expérimentalement parlant, nous avons accès uniquement à des comportements
spécifiques, c’est-à-dire des comportements généraux « cadrés » par le biologique mais
forcément actualisés dans un contexte socio-culturel donné, du moins pour l’humain.

En guise de conclusion

a) En matière d’héritabilité, les sciences sociales cherchent donc, en majorité, à adopter une
position qui se veut la moins réductionniste possible. C’est l’idée que les phénomènes mis en
relation (causale notamment) doivent autant que possible être de même échelle et de même
nature. C’est l’idée que, si on ne peut pas réduire toute l’explication du biologique aux
phénomènes purement physico-chimiques, on ne peut pas non plus réduire les faits sociaux
(et, notamment, les comportements sociaux complexes) aux phénomènes biologiques ou aux
interactions gènes-environnement qui les constituent. Ce point de vue semble d’ailleurs
passablement soutenu par les sciences du vivant elles-mêmes qui, en proposant une théorie
des niveaux successifs d’intégration du vivant, stipulent qu’à chaque nouveau niveau
d’intégration (la cellule, puis l’organe, puis l’organisme, puis le groupe, etc.) apparaissent des
propriétés irréductibles aux propriétés constitutives des éléments qui composent le niveau de
réalité en question !

b) les sciences sociales, en majorité, tentent de relativiser le « déterminisme » statistique (cf.


les difficultés d’interprétation du calcul de l’héritabilité), même si elles usent (et parfois
abusent) elles aussi de ce type de « déterminisme » (et, encore une fois, les guillemets sont ici
d’importance). Une place cherche à être laissée au hasard (la rencontre de deux, ou plus,
séries causales indépendantes), aux choix et à la liberté des êtres vivants. C’est, dans une
certaine mesure, la volonté de se donner la possibilité de fournir des explications scientifiques
sans tomber dans une position exagérément positiviste qui prétendrait pouvoir donner une
explication « mécaniste » à tout ;

c) les sciences sociales, en majorité, prennent beaucoup la notion de détermination ou de


cause non pas tant comme des caractéristiques intrinsèques des éléments de la Nature mais
plutôt comme des catégories d’analyse du chercheur. En ce sens, certains représentants des
sciences sociales cherchent à analyser les différentes acceptions que prennent les notions de
déterminisme ou de cause en fonction des circonstances, des intérêts de connaissance ou des
rapports de force à un moment donné dans un endroit donné.

Frédéric Ischy, Institut d’anthropologie et de sociologie de l’Université de Lausanne, novembre 2004

Vous aimerez peut-être aussi