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Cet exposé se divise en deux volets : (1) la mise en lumière des difficultés d’interprétation du
calcul de l’héritabilité et (2) une tentative d’explicitation des présupposés théoriques des
sciences sociales en matière d’héritabilité, présupposés qui peuvent poser problème dans le
dialogue entre sciences du vivant et sciences sociales.
a) L’héritabilité correspond à des mesures, des calculs et des comparaisons faits au niveau des
phénotypes (données observables) et non pas au niveau des génotypes. Ainsi, par exemple, il
n’y a pas (ou rarement) des explicitations de chaînes causales allant des gènes aux protéines,
des protéines aux structures du cerveau et des structures du cerveau aux comportements
étudiés. Cette constatation prend toute son importance lorsqu’on sait que beaucoup de choses
peuvent être héritables sans être génétiques (ou biologiques) ;
b) le calcul de l’héritabilité porte sur des variations dans une population dans un milieu
donné. Ce n’est donc en aucun cas une mesure de la part du génétique et de la part de
l’environnement dans un trait donné chez l’individu. En termes probabilistes, le calcul de
l’héritabilité donne la probabilité qu’un individu X adopte un comportement Y en fonction
d’un génotype donné et d’un environnement donné. Il reste cependant souvent (toujours ?) la
possibilité que l’individu X adopte un autre comportement que Y. Et même si l’individu, dans
les faits, adopte le comportement Y (ou un autre), le calcul de l’héritabilité ne nous permet
pas de savoir pourquoi, ce calcul portant sur une population. L’héritabilité n’est pas une
analyse causale même si elle est souvent interprétée comme telle ! D’autre part, le calcul
de l’héritabilité porte sur une population dans des circonstances données. Ainsi, par
exemple, en prenant des populations dans des conditions alimentaires différentes (conditions
homogènes ou hétérogènes), l’héritabilité de la taille des gens change. Ceci montre bien que
l’héritabilité ne donne pas la part dans l’absolu du génétique dans la détermination de la taille
chez l’être humain. Si c’était le cas, nous ne verrions alors pas pourquoi l’héritabilité pourrait
changer des individus aux autres. De même, si on prend une population dont les conditions
d’alimentation sont idéalement parfaitement identiques, la variation de la taille due à
l’environnement est nulle, et l’héritabilité de la taille est donc de 1 (100%). Pourtant, on ne
peut pas en déduire que, dans cette population, l’influence de l’environnement sur la taille des
gens aurait comme disparu par enchantement ;
Bien sûr, les scientifiques sérieux ne prétendent pas que le calcul de l’héritabilité donne la
part respective du génétique et de l’environnemental dans un comportement donné chez
l’individu. Toutefois, force est de constater que, pour des raisons diverses, certains ont tenté
(et tentent toujours ?) de propager cette interprétation frauduleuse du concept. Force est aussi
de constater la puissance de la propension qui est en chacun de nous à, quasi-inconsciemment,
interpréter des corrélations en termes de causes et à transposer des résultats portant sur une
population donnée (dans des circonstances données) aux individus qui la composent (et
indépendamment des circonstances) !
Au delà des difficultés d’interprétation, il y a, aux yeux du représentant des sciences sociales,
deux grands problèmes méthodologiques d’une importance cruciale :
B) l’énorme difficulté à définir et mesurer les traits et les comportements étudiés. Peut-on
vraiment définir et quantifier précisément un comportement indépendamment de son contexte
(ex. l’agressivité) ? Est-ce qu’un trait physique (la taille par exemple) peut être considéré et
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analysé de la même manière qu’un comportement social complexe (le vote par exemple) ?
Est-ce que tous les types de comportement sont comparables (une maladie physique ou
mentale et le choix de son partenaire au sein du couple) ? N’est-on pas en droit d’imaginer des
modèles causaux différents pour des traits et des comportements de type différent ?
Historiquement, le QI est peut-être le trait qui montre avec le plus d’acuité tous ces problèmes
de définition et de mesure. Aux yeux des représentant des sciences sociales, ces difficultés
revêtent une grande importance car, si « on ne sait pas trop ce qu’on mesure », on risque de
perdre la possibilité d’évaluer sérieusement la pertinence des modèles causaux retenus pour
rendre compte de tel ou tel trait ou comportement, et on se retrouve encore moins à même de
maîtriser expérimentalement les variables environnementales.
En majorité (car des exceptions existent), les sciences sociales semblent avoir un présupposé
« discontinuiste », c’est-à-dire qu’elles opèrent une « rupture » ente nature et culture, entre
animal et homme, et entre évolution biologique et histoire individuelle ou collective.
Attention, cette « rupture » n’est pas forcément radicale. Il serait faux de penser que les
sciences sociales croient que les « lois » biologiques ne s’appliquent pas (ou plus) à l’être
humain. Plutôt, les sciences sociales reconnaissent à l’humanité (notamment avec l’apparition
du symbole et du langage) une place particulière dans l’ordre de la nature. Cette vision
dialectique entre continuité et discontinuité peut être résumée grosso modo par l’idée que
« l’être humain est naturellement un être de culture ». Ce « discontinuisme » (et on a vu à quel
point les guillemets sont ici nécessaires) semble avoir au moins trois conséquences :
1) la difficulté pour les sciences sociales à considérer comme toujours valides les explications
de l’être humain faites à partir de considération sur l’animal. D’une part, il y a souvent dans
ce type d’explications un processus (par le langage employé) d’anthropomorphisation de
l’animal et, par retour, de zoologisation de l’humain. Les sciences sociales tendent à dénoncer
ce double processus. D’autre part, il est aisé de considérer que les mêmes causes chez
l’animal et chez l’humain ne donnent pas forcément les mêmes résultats, ou que des effets
similaires peuvent avoir des causes différentes chez l’animal et l’humain ;
2) le fait que les sciences sociales sont portées à croire qu’il n’y a pas (ou rarement) un gène
ou un complexe de gènes spécifique qui code pour un comportement spécifique (≠ général).
En ce sens, le génétique donnerait les capacités générales aux individus, capacités qui leur
sont communes. Ainsi, ce serait le bilan global du développement d’un organisme dans son
environnement qui pourrait rendre compte d’un comportement donné ;
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si les modèles biologiques arrivent à expliquer la variance des comportements de genre au
niveau individuel, ils ne pourront jamais expliquer pourquoi la structure de genre aux USA a
changé entre 1930 et 1990 » (Sociology and Biology : What Biology Do Sociologists Need to
Know ? Social Forces, vol.73, no 4 : juin 1995, pp. 1267-1278. Traduit par nos soins). Cette
vaste question pose tout le problème de savoir quels comportements, et à quel degré de
spécificité, les biologistes peuvent légitimement étudier avec l’espoir d’arriver à des
conclusions pertinentes. De belles empoignades semblent se dessiner sur ce point, d’autant
plus que, expérimentalement parlant, nous avons accès uniquement à des comportements
spécifiques, c’est-à-dire des comportements généraux « cadrés » par le biologique mais
forcément actualisés dans un contexte socio-culturel donné, du moins pour l’humain.
En guise de conclusion
a) En matière d’héritabilité, les sciences sociales cherchent donc, en majorité, à adopter une
position qui se veut la moins réductionniste possible. C’est l’idée que les phénomènes mis en
relation (causale notamment) doivent autant que possible être de même échelle et de même
nature. C’est l’idée que, si on ne peut pas réduire toute l’explication du biologique aux
phénomènes purement physico-chimiques, on ne peut pas non plus réduire les faits sociaux
(et, notamment, les comportements sociaux complexes) aux phénomènes biologiques ou aux
interactions gènes-environnement qui les constituent. Ce point de vue semble d’ailleurs
passablement soutenu par les sciences du vivant elles-mêmes qui, en proposant une théorie
des niveaux successifs d’intégration du vivant, stipulent qu’à chaque nouveau niveau
d’intégration (la cellule, puis l’organe, puis l’organisme, puis le groupe, etc.) apparaissent des
propriétés irréductibles aux propriétés constitutives des éléments qui composent le niveau de
réalité en question !