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PAUL GUTH
LE NAÏF AUX 40 ENFANTS
Je m'imaginais que l'Etat traitait ses jeunes agrégés comme des petits princes
que les concierges recevaient au seuil des lycées avec l'attendrissement admiratif
des vieux serviteurs. Nous étions la jeunesse dorée du régime. La République nous
suivait sans doute de ce regard d’indulgence amusée que les mères dédient à leurs
beaux enfants dans les squares.
Je découvrais brusquement que ce titre, si envié, m'assurait du traitement,
non un prestige, que je devrais conquérir. Cette constatation aurait dû me réjouir,
puisque je ne croyais qu'au mérite. Mais, par une espèce de sophisme, j’aurais
voulu bénéficier du rayonnement de l'agrégation, tout en prétendant ne le devoir
qu'à moi …
Les deux jours précédents déjà je frissonnais en lisant sur les boutiques les
mots rentrée des classes. Je ne comprenais pas que les grandes personnes eussent la
cruauté de jouer avec cette formule qui me glaçait.
Mais je pensais que cette panique était le lot des élèves. Les professeurs qui,
eux, détenaient le pouvoir, devaient y échapper.
Maintenant j'étais professeur. Et je frissonnais comme autrefois. Je devais
rentrer à huit heures. J'étais déjà levé à six. Et je n'avais pas dormi de la nuit.
J'avais vingt-trois ans. J'étais le maître de mes désirs. Mais ce maître
tremblait si fort en se rasant qu'il se planta la lame dans le menton et que la
serviette rougit de son sang. Moi qui voulais présenter à mes élèves un visage net,
je leur offrirais une balafre. Quarante regards convergeraient vers elle,
accompagnés du commentaire tacite ou susurré : « Le prof s'est coupé!. .. »
Ces quarante présences, déjà, m'obsédaient. Comment seraient-ils? Question
angoissante que le matador se pose sur le taureau avant d'entrer dans l'arène. J'étais
à l'âge où on sait le moins parler à des enfants. Et l'Université ne nous avait guère
enseigné à le faire.
Durant toute l'année de l'agrégation on nous dispensa à peine, à la Sorbonne,
deux ou trois heures de pédagogie théorique, qui ne furent qu'une occasion de
chahut. Nous couvrions de nos clameurs la voix du cuistre nuageux qui nous
narrait les essais de jardinage d'Emile, chez Rousseau.
Ensuite on nous soumit au « stage ». Dans un lycée de Paris nous assistâmes,
par paquets de cinq, à quelques classes d'un professeur. Sous les regards
sarcastiques des élèves, nous admirions d'autant plus son autorité qu'à la fin de
l'expérience nous devions nous-mêmes monter en chaire. Le jour où ce fut mon
tour, quand je me vis, sur mon perchoir, mitraillé par tous ces yeux, mon sang se
plaqua sur mes joues. Je lus en bafouillant les gloses que j'avais mijotées sur les
amours d'Enée et de Didon. Je rendis compte des versions latines sans oser
affronter le visage de leurs auteurs. La tête rabattue comme sous un sac de plomb,
j'égrenai, hors d'haleine, le chapelet des faux sens, contresens, non-sens, sans que
mon regard eût le courage de croiser celui de leurs responsables.
Ce matin-là, je n'aurais plus un gardien qui menace les tigres de son
revolver. Je serais seul, plus nu devant quatre-vingts yeux d'enfants que si le vent
m'avait arraché mes hardes.
Le proviseur m'avait attribué une classe de Troisième. L’âge ingrat par
excellence.
J’arrivai au lycée à sept heures et demie. Comment allais-je tuer le temps
jusqu'à huit? Je ne pouvais pas déambuler dans la cour, autour de la statue du grand
homme. Je serais le point de mire des élèves. Si je me rendais dans la salle des
professeurs je devrais me présenter à mes collègues et subir leur examen. C'en
serait trop pour aujourd'hui.
Les murs étaient peints du même gris que les chaussettes du proviseur.
Je humai cette odeur d'encre, de poussière et de craie qui composerait mon
univers. Il s'y ajouterait celle des pieds en été, à moins que le climat du Nord-Ouest
ne fût trop frais.
Je flattai de ma main le tableau noir: le fronton où j’inscrirais les règles de
ce monde clos: concordance des temps, participe passé conjugué avec l'auxiliaire
avoir...
Enfin je les vis. Ils obstruaient le couloir en désordre. Ils criaillaient,
cancanaient. Leurs petites âmes étaient encore pleines du sable des plages et de
l'odeur de menthe des montagnes. Je m'avançai lentement. Je comprenais soudain
la purification des prêtres en prières et des chevaliers durant leur veillée d'armes.
Moi si faible et si nerveux, je m’efforçai d'être la force et la paix.
Je devais transformer ces sauvages en une cité. Mais je devais être aussi le
charme, plus puissant que la force. Solon, le législateur, et Orphée qui enchaînait
les tigres au sons de sa lyre.
Je les regardai lentement. J’amassai dans mes yeux la rigueur de la
discipline et la fascination de l'ordre. En y ajoutant une espèce d'évidence.
Je frappai dans mes mains. Le geste me parut bien classique, mais je n'en
trouvai pas d'autre. Pour attirer l’attention, les présidents d'assemblée usent d'une
clochette.
Soudain une griserie me prit : celle du candidat au permis de conduire qui
s'aperçoit que sa voiture obéit à l’accélérateur, au frein, au volant, et qui accélère,
et qui freine, et qui tourne dans des extases.
« Les petits devant, les grands derrière ! » dis-je sévèrement, en retrouvant
un des principes de l'art du défilé, comme Pascal à douze ans, en dessinant des
ronds dans le sable, retrouvait la géométrie.
Un flottement parcourut les rangs. Ils hésitaient.
« Allons ! » dis-je, en forçant ma voix et en obtenant un effet de clairon dont
je me serais cru incapable.
Une tentation militaire me gagna. Devais-je dire : En avant ? Si l'un d'eux
ajoutait Marche ! tout s'écroulait. Devais-je me borner au civil et anodin Entrez !
Quelqu'un pourrait chuchoter un après vous, je vous en prie !
Quand ils furent assis je les fouillai encore longuement du regard. Ils étaient
quarante. Comment arriverais-je à les connaître ? J'avais la mémoire des visages,
mais pas celle des noms.
« Qui était le premier en dessin l'année dernière ? »
Cette question les étonna : Tiens! C'est un artiste! Un sourire voleta, encore
respectueux, mais à cet âge un sourire ne cohabite pas longtemps avec le respect.
Un grand se leva au dernier rang, avec des mollesses d'algue… Il semblait le
père des autres. Des cheveux ondulés lui faisaient un casque luisant. Il avait la
lassitude des danseurs de tango argentins de l'entre-deux-guerres. Dans la poche de
son pantalon, plongeait une main languissante.
« Feillard ! dit-il. J'étais premier en dessin.
— Monsieur Feillard, dis-je (j'étais contre les familiarités et les tutoiements.
Je tenais à les appeler « monsieur»). Monsieur Feillard, ôtez votre main de la
poche, prenez une copie double et venez ! »
J'étalai sa copie sur ma chaire.
« Vous voyez ma chaire ? Je la dessine ici ».
Au bas du milieu de la copie double, à l'endroit de la pliure, je traçai un petit
rectangle.
« En face de cette chaire vous ferez des rectangles qui représenteront les
tables. Dans ces rectangles vous inscrirez les noms de vos camarades ».
Une stupeur de curiosité parcourut l'assistance. Un gouffre muet et flatteur
se creusa : Intéressant ! Qu'est-ce que c'est que ce type ?
Je voulais innover en tout : méthodes inédites, ton flambant neuf. En entrant
dans ma classe ils devaient pénétrer dans un climat sans égal.
La maison et la classe se dressaient face à face, comme les tours ennemies
des Capulets et des Montaigus à Vérone.
L’élève aurait désormais deux maisons. J'ajoutai : Deux maisons de verre. Il
passerait de l'une à l'autre dans la joie.
En général une demande d'audience des parents terrifiait comme une des dix
plaies d'Egypte. On leur attribuait le pouvoir rongeur des sauterelles et
l'acharnement collant de la poix. Moi je leur ouvrais mes bras. Je les recevrais au
parloir tous les mercredis, de quatre à six.
Et je les chargeai d'une mission. Chaque semaine je leur enverrais le carnet
des notes méritées par leur enfant en classe. Eux, de leur côté, me transmettraient
le carnet des notes méritées par leur enfant à la maison : Santé, Conduite, Travail.
« Vous ferez signer ce texte par vos parents et vous me le rapporterez
demain. »
« … Signé par votre père, et par votre mère ! » ajoutais-je, dans une
inspiration subite. Sans parler des cas où l’élève imite effrontément la signature
des parents, il se glisse souvent à la jointure qui les sépare. Il tâte le plus faible (la
mère) et en fait son complice. Il désagrège le bloc de l'autorité.
J’ouvris une pause musicale. J'eus l'air de rêver. Mais d’un de ces rêves où le
dieu ne dort que d'un œil et du fond duquel il réduirait le rebelle en cendres.
« Prenez une copie !... »
« Il nous en fait dépenser du papier! » diraient peut-être certains. Mais,
comme un Lyautey, je voulais les habituer à la magnificence.
« Cette feuille, c'est vous-mêmes qui allez la remplir ! »
Leurs yeux s'émerveillèrent.
« Livres préférés, œuvres d'art préférées, spectacles préférés, jeux préférés.
Régions de France préférées. Situation que vous désireriez occuper plus tard.
Adresse et profession des parents ».
DEVOIRS
I. Questionnaire:
1) Pourquoi l’auteur appelait la génération à laquelle il appartenait «la jeunesse
dorée du régime»? 2) Quel titre le personnage principal possédait-il? Est-ce que
c’était prestigieux? Qu’est-ce que cela lui assurait? 3) Pourquoi le jeune homme,
étant devenu professeur, frissonnait toujours en lisant sur les boutiques les mots
rentrée des classes? 4) A quelle heure s’est-il levé le jour de sa première leçon, à
quelle heure est-il rentré en classe? A-t-il bien dormi la veille de la rentrée? 5)
Quel âge le personnage principal avait-il? 6) Quelle expérience pédagogique avait-
il? 7) Quelle classe a-t-on attribuée au jeune professeur? 8) A quelle heure est-il
arrivé au lycée? Comment a-t-il tué le temps? 9) Qu’est-ce que le héros principal a
senti dès qu’il a vu les élèves? 10) Qu’a-t-il fait pour attirer l’attention des enfants?
11) Combien de lycéens y avait-il dans la classe du Naïf? 12) Que le jeune
professeur a-t-il inventé pour connaître les élèves? 13) Qui était Feillard? Pourquoi
le professeur s’est adressé à lui? 14) En quoi le personnage principal voulait-il
innover? 15) De quelle mission chargeait-il ses élèves? 16) Quel carnet les enfants
devaient-ils remplir à la maison?
6. Expliquez les mots agrégation f (agrégé m) et les noms propres du texte: Solon,
Orphée, Enée, Didon, Pascal.