Vous êtes sur la page 1sur 6

116 Textes romanesques

■ SUJET ET CENTRES D’INTÉRÊT

[Le meurtre de Tchen] Expliquer une première page de roman présente toujours un notable
avantage : on n'a pas à préciser les données nécessaires à la compréhension
21 MARS 192Z de l’extrait, puisque le début du livre a justement pour objet de nous
plonger dans ce contexte. C’est le cas ici.
Minuit et demi.
Le lecteur ne connait donc que le titre du livre : La Condition humaine
Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse (on admettra qu’il n’est pas déjà averti par les critiques du contenu du
lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet livre). Sa première surprise, c’est de voir dès l’abord ce titre illustré par le
instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui récit. . . d’un meurtre. Surprise voulue par l’auteur pour l’entrainer dans un
tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait certain « suspense » : le meurtre va-t-il avoir lieu ?
seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair C’est sans doute une technique éprouvée du genre narratif pour plonger
d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle le public dans l'action d’un livre ou d’un film. . . Mais ce n’est pas ici un
d'électricité päle, coupé par les barreaux de la fenétre dont l’un rayait le lit juste au- simple artifice. On comprendra au fil du roman que la « condition
dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq humaine », c’est d’abord le destin de l’homme confronté aux diverses
klaxons grincèrent ä la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se
formes de la mort : la mort naturelle, la mort donnée aux autres (le
défendent, des ennemis éveillés !
meurtre), la mort qu'on se donne à soi-méme (le suicide), et pour finir
La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore
l’exécution capitale. Ainsi, dès l’ouverture du récit, ce face-à -face d’un
des embarras de voitures, lä-bas, dans le monde des hommes. . .). Il se retrouva en
homme avec le meurtre (politique) qu’il va commettre nous fait entrer dans
face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans
la thématique centrale de l’œuvre.
cette nuit où le temps n’existait plus.
Ce début en pleine action est aussi — nécessairement — une scène
Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le
tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet d’exposition. L’auteur doit nous situer dans l'espace et dans le temps, nous
homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendit — car, s’il se défendait, il préciser les enjeux, ébaucher le portrait d’un personnage crédible, etc. La
appellerait. technique de la narration réaliste — l’art de nous intriguer, de nous
Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui jusqu'à la nausée, non le informer et de nous « faire croire » — méritera donc une « étude indispen-
combattant qu’i) attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il sable, comme nous avons dù le faire en étudiant la première page du roman
avait choisis : sous son sacrifice ä la révolution grouillait un monde de profondeurs de Supervielle.
auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. « Assassiner n’est pas Ces aspects dominants — le style de cette narration et la psychologie du
seulement tuer... » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un personnage en train d’agir —, pourraient faire l’objet d’une explication
rasoir fermé, la gauche un court poignard. 11 les enfonçait le plus possible, comme linéaire, au fil du texte. Mais le passage est long : il est plus commode de
si la nuit n'eù t pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sû r, mais Tchen procéder au balayage successif de ces deux centres d’intérêt. Par ailleurs, on
sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il làcha peut se demander si ces deux études, en saisissant bien le réalisme apparent
le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa du texte, suffisent à rendre compte de son étrange atmosphère : atmosphère
poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la chargée d’angoisse d’un acte meurtrier dont la dimension symbolique
laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait dépasse la simple exécution d’un assassinat banal. D’où ces trois axes de
du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eù t dû déclencher lecture :
quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir. I. La narration : une première page en action
André MaJraux, La Condition humaine (1933) 2. Le personnage de Tchen
0 É ditions GALLIMARD 3. L’atmosphère et le symbolisme de l’acte
André Malraux
117 118 Textes romanesqucs

B UNE PREhgIÈRE PAGE« EN ACTION»


Tchen est donnée comme le fruit de son introspection (« il cannaissait sa
Les indications de femps et de lieu propre fermeté •, « Tchen découvrait en lui »).
« 21 nears 1927. Minuit et demi. » Fixer avec precision la date et l’heure L’effet de cette focalisation est bien sùr de favoriser notre identification
d’un fait ou d’un acte, c’est déjä lui donner la dimension d’un événement, au personnage, dont nous partageons — qu'on le veuille ou non —
c’est lui conférer une importance capitale. Le minutage accompagne et l'angoisse viscérale (cf. Clef n° 14 sur l'identification romanesque).
prepare l’angoisse devant ce qui est imminent. Le lecteur est plongé dans L’oction proprement dite : obstacles et progression
l’attente d’un moment décisif. On dit couramment d’ailleurs : « Minuit,
Nous retrouvons dans cette page les traits classiques du schéma narratif
l’heure du crime. »
(cf. Clef n° I l ) :
L'écriture ä l’imparfait et an passé simple est traditionnelle. Cependant, la
Le héros. II a sa mission, son acte-à-faire, an service des dieux de la
longueur du texte est révélatrice : il y a une difference sensible entre la durée
révolution qui l’y destinent.
du récit (le temps de lire cette page) et le bref moment que dure l’action
• La situation initiale. Elle est ici déjä donnée comme un état d’équilibre
(moins d’une minute : le temps d’entendre des coups de klaxons, de saisir le
rompu, puisque l'acte est commence. À noter que les questions du début du
poignard et de le lever). II s’ensuit une impression de ralenti qui intensifie
récit, au conditionnel (qui a la valeur d’un futur dans le passé) ne nous
l’attente, ce que confirment les notations explicites : « le temps n’existait
intriguent pas seulement sur l’avenir proche (Tchen va-t-il réussir '), mais
plus ›, • c’était toujours à fur d’agir ».
aussi sur ce qui précède son acte : qui l’envoie ? qui est la victime ? pourquoi
Le lieu nous est signifié indirectement. Le prénom du heros nous renvoie doit-il frapper ?
ä l’Asie ; la mousseline (une moustiquaire) nous indique un pays chaud ; le
• Une fois embrayée, cette action potentielle est freinée par une série
building et les voitures signalent une ville européanisée. À ces indications
d’obstacles : la mousseline blanche et le pied d’un homme qui se trouve sans
générales sur l’endroit où se situe l’histoire s’ajoutent des notations plus défense ; les coups de klaxons imprévus (mais ce faux obstacle, qui fait
précises concernant le lieu où se déroule l’action, ce lieu romanesque qui trembler le lecteur, se révèle plutót une aide inespérée pour Tchen qui réve
s’oppose au « monde des hommes » : c’est la chambre de la future victime, le de tuer un homme capable de combattre) ; la nausée que Tchen découvre
rectangle de lumière sur le tas de mousseline où dort de la chair d’homme, en lui-même ; le silence et la nuit qui semblent interdire cet assassinat.
la nuit partout « écrasée d’angaisse ». Le contraste entre le clair et l’obscur, le
• Entre chaque obstacle, nous avons une pause où prend place la
réalisme sensoriel (les details sont centres d’une part sur le lit, avec le pied,
description des choses ou l’évocation des sentiments du heros. On
et d’autre part à la fin du texte sur les mains et les armes du tueur),
remarque qu’aux obstacles (« opposants », en termes de narratologie) font
contribuent aussi ă mettre en relief l’acte potentiel de Tchen et sa difficulté à
pendant des aides (« adjuvants ») : il s’agit des armes que Tchen palpe an
le réaliser.
fond de ses poches, pour s’assurer et faire son choix.
Autant d’indications spatio-temporelles qui ont pour double effet de Enfin, Tchen agit : il choisie le poignard, lève le bras. Mais cette action est
nous informer et de nous intriguer. à nouveau différée par l’amb iance ext érieure qui la paralyse
provisoirement...
Lo localisation interne
Le narrateur n’apparait pas en tant que tel. La focalisation interne a été Naturellement, an fil de ces séquences, le lecteur est lui-méme en attente.
choisie pour que l’on se situe à còté du personnage ou en lui : on « voit » On progresse, on ralentit, on repart. Le coup de poignard est suspendu
tout par Tchen. Ainsi, les deux premières questions que pose le texte nous (comme une épée de Damoclès !) du debut ă la fin du texte, si bien qu'à
introduisent directement dans le problème technique que doit résoudre cette suspension de l'acte correspond très étroitement le • suspense » que vit
Tchen (c’est lui qui s’interroge, et le narrateur s’interroge avec lui, faisant le spectateur.
comme s’il n’en savait pas plus). Les sensations éprouvées (l’angoisse qui Le rÔIe de l’écriture
remue les entrailles de Tchen, le rasoir qui s’imprime dans ses doigts) sont
Le talent de Malraux porte ces divers aspects du récit. L’écriture est
enregistrées « de l’intérieur ». ì1 en est de méme pour la meditation continue forte, contrastée, imagée, voire hyperbolique : « on corps mains visible qu’une
de Tchen, qu’elle soit rapportée en style indirect (« if re répétait que ») ou ombre », « cette unit aù le temps n’existait plus ›, « grouillait un monde de
direct (« Assassiner n’est pas tuer. .. »). Même l’analyse des sentiments de profondeurs •, « cette unit écrasée d’angoisse n’était que clarté », etc. La
André Malraux 119 120 Textes romanesques

syntaxe, en particulier, est volontairement heurtée, traduisant le désordre Un premier élément d’explication nous est fourni : Tchen préférerait
intérieur d’un Tchen traversé pèle-méle par des perceptions objectives (le lutter 1 visage découvert contre un adversaire éveillé. Or, cet homme qui
pied, le vacarme, le poignard), des pensées soudaines (« assassiner n’est pas
dort sous la moustiquaire, Tchen ne le voit pas. Il est « en corps moiits visible
tuer ») et des émotions inachevées. Une alternance de questions,
qu’une ombre »' on n'en aperçoit que le pied, dont la lumière fait ressortir le
d’explica- tions concrètes (le mode d’emploi du tueur : poignarder ou
volume, si bien que Tchen est obligé de se convaincre qu’il y a là du
saigner ?), de certitudes, d’exclamations subites, nourrit et rythme la
« vivant », « de to chair d’homme ». Ce n’est donc pas simplement un
narration. Le lecteur assiste à un rapide montage de type
homme passif que Tchen doit assassiner, mais un homme imaginaire, un
cinématographique (en noir et blanc), qui n’en use pas moins des effets du
fantasme d’homme. « Rien n’existait que ce pied, cet homme » : ce gros plan
ralenti, et dans lequel les plans se succèdent aux plans sans que leur
sur le pied, qui donne un réalité fantasmatique à l’individu qu’il faut
relation soit explicitée, ce qui caractérise le style elliptique. En voici trois
« saigner », a quelque chose de dîsproportionné qui inhibe le tueur.
exemples :
Le second élément d'explication nous est suggéré (mais non explicité)
• « Quatre ou cinq klaxans grincèrent à la fai. Découvert ? Cambattre, camba Are
par la formule déjl citée : « Assassiner n’est pas tuer ». Quelle est donc la
des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! »
différence ? Tuer, c'est donner la mort, de façon nette et sans bavure, dans
La réaction précipitée de Tchen se traduit par une ellipse. En version lente et
une lutte franche et ouverte. Assassiner, c’est donner la mort làchement,
explicite, le passage donnerait : « Il se demanda aussitót s’i1 était découvert. Ah, si
clandestinement, dans l'ombre et par derrière, en ayant prémédité son acte :
seulement, pensa-t-il, il avait pu combattre des ennemis éveillés, des ennemis
cela donne au meurtre toute sa honte et tout son relief. Aussi comprend-on
capables de se défendre ! »
que Tchen refuse d’utiliser le rasoir, bien qu’il soit ‹ plus sûr » : le poignard
• « Pris ou nou, exécuté ou nau, peu importait. »
permet en effet de tuer de façon plus loyale, en donnant à la victime la
Nouveau raccourci pour : « Qu’il fût pris ou non, qu’il fùt exécuté ou non, cela chance de pouvoir se débattre ! C’est d’ailleurs ce qui arrivera à la fin de
importait peu. »
cette scène : Tchen va frapper le dormeur ä un moment où celui-ci se met à
• « Cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendit — car s’il se défendait, il bouger, l’usage du poignard retransformant alors l’assassinat en duel.
appellerait. » Tchen a décidé en effet de sacrifier cet homme dans le seul but de
On attendrait la précision : « sans que celui-ci se défendît » : la confusion des l’éliminer politiquement. Or, devant ce corps sans défense, son acte se
deux pronoms « il » traduit l’imbrication des deux protagonistes en présence, et le heurte à l’interdit immémorial du meurtre Tu ne Weras point, en méme
souci de rapidité. temps qu’il fait « grouiller » au fond de lui un instinct sadique qu’il ne
■ LE PERSONNAGE DE TCHEN connaissait pas. Mais nous touchons là à la portée symbolique de ce passage.
Le véritable obstacle que rencontre ici Tchen, c’est en réalité lui-méme.
Ce qui le paralyse, c’est paradoxalement que rien dans le réel ne s’oppose à ■ L’ATMOSPHÈRE ET LE SYMBOLISME DE L’A€TE
son acte. D’où la contradiction du personnage entre deux Tchen, celui du Tchen ne s’oppose donc pas seulement à un individu désarmé : il brave
pouvoir de décision, et celui de l’impuissance : une sorte de loi de la Nature. Lever un bras armé, se donner sur autrui le
• Tchen déterminé. ll connait « su fermeté » ; il veut « combattre » ; il sait droit de vie et de mort, c’est vraiment s’ériger en maitre du destin : l’univers
qu’il tuera ; il est prèt 1 étre « exécuté ». Il a choisi d’être un sacrificateur s’il peut-il laisser faire cela ?
le faut. 11 y parviendra quoi qu’il arrive. Mais en attendant l’angoisse L'interdit qui pèse sur cet acte transparaît dans les divers éléments
l’étreint. hostiles qui imprègnent l'atmosphère. Tout semble signe, et ce qui apparaît
• Tchen incapable. L’angoisse le possède inexplicablement. Il éprouve une en première lecture comme une série d’obstacles purement techniques à
véritable nausée, il songe « avec hébétude », il reste interdit devant le tas de l’exécution du meurtre se révèle, au second degré, comme la manifestation
mousseline blanche, ne comprenant pas ce monde de profondeurs qui d’un monde magique où les choses se liguent contre celui qui veut braver
grouille au fond de lui, il enfonce ses mains dans ses poches pour cacher ses l'interdit « naturel » ancestral. C'est du moins ce que ressent Tchen... et ce
gestes, mais se révèle incapable de se servir du rasoir. Le silence soudain, qui que montre le narrateur par diverses comparaisons (« comme pour en
suit l’élévation de son bras le paralyse. accentuer », • Cette nuit où le temps n’existait plus », • comme si la nutr n’etit
Comment un combattant révolutionnaire, qui a fait ses preuves, peut-il pas suffi », • comme st son geste eut dû déclencher »).
être ainsi freiné dans son ardente résolution ?
André Malraux 121 122 Textes romanesques

Voici donc ces « signes » hostiles qui conferent ä l’atmosphère de la scène Tons ces indices donnent à l’acte de Tchen une dimension qui dépasse la
sa portée symbolique : simple elimination d’un ennemi, au service d’une cause rëvolutionnaire. Le
• Le lieu du meurtre. II s’agit d’un lieu inhumain. Chambre close, mot « révolution », dans ce texte, évoque d’ailleurs moins une action
silencieuse, où la lumière est emprisonnée par les barreaux de la fenétre. En proprement politique qu’une noble mission, comme le confirment les
totale opposition avec l’espace extérieur de la ville, illuminé, bruyant (le termes religieux qui viennent sons la plume du narrateur : « sacrificateur »,
vacarme des klaxons), et qui est qualifié de « monde des hommes ». Tchen est « dieux ›, « sacrifice à la révolution ». Et Tchen n’est pas seulement sacrifi-
entré dans un lieu de mort, un sanctuaire en principe inviolable, et il paye cateur en ce qu’il immole la victime endormie. Il sacrifie à la revolution cet
cette effraction par son angoisse. homme, certes, maîs il y sacrifie aussi sa dignité de combattant qui se résout
à ce láche assassinat nocturne. Sans parler du sacrifice de sa vie, accepté dès
• Les jeux de la lumière. La nature oppose ä Tchen. . . un pied ! Un pied
le depart de sa mission (« exécuté on non »).
ironique, que souligne l’ombre de l’un des barreaux de la fenêtre, comme
De ce point de vue, au niveau symbolique, on peut lire dans cette page
pour en accentuer le volume et la vie : les choses défient le meurtrier, le
une confrontation entre les dieux de la nature, qui interdisent le meurtre,
mettant en face de la barbarie de son acte. C’est cette même ironie du sort
et les dieux de la revolution, qui l’autorisent en tant que sacrifice. Le
qui fait du corps de l’homme une « ombre » (et justement, peut-on tuer une
heros se trouve ainsi le jouet de forces contraires, qui eßes-mémes sont à
ombre ?).
l’origine de sa contradiction interne (culpabilité devant la Loi qui empêche
• La mousseline blanche. Matérießement, une moustiquaire, pour un Tchen de transgresser l’interdit, volonté révolutionnaire qui l’en rend capable
tueur, ce n’est rien. Et cependant, com me notre heros est fasciné, — mais comme sacrifice).
« interdit » (participe passé devenu adjectif), devant cette étoffe ! Cette
disproportion entre la minceur de la réalité et l’angoisse de Tchen signifie W CONCLUSION
que la mousseline est plus que de la mousseline, elle a un róle symbolique, L’efficacité et l’originalité de cette page sont d’abord dans la fusion
celui d’un voile virginal qui interdit littéralement l’approche du des elements qui la constituent : progression en ralenti vers l’acte,
meurtrier. Sa blancheur s’oppose 1 la nuit du crime. alternance des notations descriptives, narratives et psychologiques,
• La nuit. Elle est à la fois protectrice (eße cache les gestes) et troublante synthèse du réalisme et du symbolisme.
pour Tchen. Elle le cache, certes, mais elle lui cache tout. Elle est, dit le Comme première page de roman, elle réussit à mettre en scène un
texte, « ècrasée d’angoisse ›, sans que l’on sache si cette angoisse est l’effet de « héros » crédible, vivant, auquel bon gré mal gré le lecteur s'identifie :
celle de Tchen, ou sa cause. Car cette nuit qui cache les gestes, en même méme s’il réprouve l’acte de Tchen, c’est pour lui qu’il tremble ! On notera
temps, « n’est que clarté › en comparaison du mo nde obscur des que l’évocation d’un personnage en action est beaucoup plus efficace qu’une
profondeurs qui grouillent au cœur du heros : de sorte qu’elle révèle Tchen simple description statique (cas d’un portrait du heros précédant ses
à lui-même, en lui donnant le sentiment d’étre manipulé ou observé par des aventures). Le personnage, du debut 1 la fin de la scène, évolue, progresse :
puissances invisibles partout présentes (en lui comme hors de lui). ce n’est pas un heros tout fait, c’est un heros en train de se faire.
• Le silence et la durée. L’impression produite par le ralenti de la scène, Enfin, ă condition de ne pas la limiter ă elle-méme, cette page vaut par
c’est que tout s’arréte pour mettre Tchen en face de son acte, et le dissuader son caractère symbolique, qui s’amplifiera dans les lignes suivantes. La suite
de le commettre. « Le tempt n’existait plus », « Rien n’existait que ce pied, cet décrira en effet l’acte de mort auquel se livre Tchen comme une sorte de
homme ». L’univers est centré sur Tchen com me Tchen est centré sur son baptéme du meurtre. Ce baptéme commence déjă ici, nous l’avons vu,
meurtre. Les klaxons avaient déjä ce sens, ils semblaient crier : attention, un l’assassinat se présentant comme un sacrifice rituel ; mais il serait dommage
horn me va en assassiner un autre ! D’où l’émotion de Tchen, qui les que le commentateur ne tienne pas compte, pour étayer l’interprétation, de
interprète comme signifiant qu’il est découvert. Il en est de méme du silence ce qu’il sait de la suite du roman.
final : levant le bras, Tchen est stupéfait du « silence gut continuait à
Clef n” J 4. Lüdentificotion romanesque
l’entourer » (il se sent trop « entouré » par les choses qui l’attendent !). Se
voyant en train de braver un interdit universel, Tchen imagine que son geste Ła Clef n“ 7 a fait le point sUr le phénomène général de l’identiłication. II s’agit
devrait « déclencher quelque chute ». Mais non... c’est son trouble qui préte maintenonf de préciser la nolure propre de !’idenliÍicafion romanesque. Dons le fexîe
ces signes aux choses ! que l’on vient d'anaİyser, on a pU consłater aue le lecteur s’idenliÎie õ Tchen, qui esl le
Andre Malraux 123
124 Textes romanesques

tueur, Olors qu’iI serait touf de même plus humain de s‘intéresser ò la victime. Comme
nous a permi3 d'adhérer ò l'angois3e de Tchen ; la Îocali3alion interne nou3 oblige
c’est étrange ! Yous osons éprouver l’angoisse de l'assossin, nous sommes pris de
ò voir le monde par 3es yeux ; le résultaf est que nou3 nou3 identilion3 ò un a3sas3in.
compassion pour lui ! íes techniques romanesques sont-elles vraiment immorales ?
Processus identique ò celui dil de « caméra su* iective • au cinéma, qui Îilme loud ò
Deux voies, complémenfaires, nous conduisenf ò cefte identification.
parfir du rega rd du personnage, nous faisant coïncider totolement avec so
• Ł‘identificotion liée ou contenu du personnage : perception des choses.
”"Un” pesonnage de roman peut avoir un certain nombre de łraits commons avec le
Ces deux voies de l'idenliÍication sont évidemment complémentaires : par l'une,
lecteur. II est |eune, par exemple, il a de l'ambifion, des yeux b!eus et une ôme nous nous reconnaissons dans İe héros, fût-ce partiellement. far l'auțre, nous sommes pro|
sensible : si vous avez vous-mème vingl ans, le cœur romanlique et le désir de réussir, etés en ui. Celte olternonce, en cours de lecture, oboulif ò ce que peu Ò peu la
vous allez vous reconnoîfre en lui. Ces simililudes peuvenl porler sur loutes sorles •'nciure » du personnage • déteint sur a nôlre. Son denlitéȚiclive •. enrichil • Ía nÖlfe,
d'aspects : le corps du héros, son Ôge, so situation sociale ou familiale, son caractère, ou nous la lail mieux connaître (on va découvrir en soî par exemple, en s‘idenliÍianl Ò
les événements qui lui orrivent, cerloines circonstonces, ses émolions ou so Îoçon de Tchen, une Strange pulsion sadia ue I). Ł’identification n’esî donc pas seulement un
réagir au monde, etc. II sufÎif souvent de quelques traits commun s pour que nous
processes neutre permettani de mieux entrer dans un rócif : elle laisse des traces, eł
accepfions. .aaus întéresser Ò lui comme ò nous-mëmes (en négİigeont ce qui nous
c'esl aussi pour cela qu‘on peut aimer fire (ou êlre spectateur de íicfîons]. ”
diÍférencie|, d'adhérer ò son hisłoire, ”d'inłérioriser ses éfats d’ôme comme s’ils
íe changer serait... de devenir Îou ! De se prendre réellement pour le personnage.
devenaienl Une ğarl de nohe propre identilé, ce quì n’esl pas sans plaisir. BreÍ, nous
Quand l'aułre pénètre en soi, cela s‘appeİle |usłement İ’aliénalion...
nous identiłions : cet autre est un ie. Quelques simîlîtudes partielles nous touchent, et
PossUrons-nous : parollèlement oUx focililés de l’identificalion, comme nous ’avons
voici que, le temps de la lecture, nous nous pro|etons globalemen t. Cer Yes, nous
suggéré, i y a l’autre processus, celui ae İa distanciation, par lequel on reprend
pouvons aussi nous disfinguer de ce personnage Iorsqu’iI devient par trop difłérenl de
conscience de soi (après lecture, ou après vision d’un lilm, el parÎoi3 pendant). C’e3t le
notre image, et que nous ne Ie • suivons • plus dans teIIe décision ou feIle réacfion (ce
moment où l’on se dislingue ò nouveau du personnage on le i uge, on íaif le bilan des
Ò quoi le narrateur noUs invite aussi parÎois, par des ełfels de • distanciałion •, cí. nos
remarques Íinales|. Mais la dynamique romanesque pr duil le plus souvent un eIÏeI
dićérences et des similitudes, on cerne cette part irréductibİe. II fa ut nołer que certoins
d’entraînement, sans doute lié aU Îait qu’un • héros » solliciłe tou|ours notre désir romancier3 eux-m êmes procèdent 3ouvent ainsi ò I’intérieur de leur récił : its se
mimétique, de sorle qu‘iİ sułÎit de quelo ues Iraits pour nous faire • vivre • par diÏférencient de Ieur3 propres personnages, comme s‘iIs avaient besoin de circonscrire
procurafion ce qui constitue l'exislence du personnage. ef de meffre ò distance cette part d’eux-mêmes ou d'aulrui qu’ils ont ie tée
dons leurs héros. C‘est le cas de Sta ubert, par exemple Ref. Clel n” 1 ó].
• L’identificotion liée ou disposiłif romanesque
On peUl en conclusion établir pps degrés d'idenfiłicolion, qui permettent de
Méme si nous nous sentons très dislincts d'un personnage, en eÎfet, le cadre roma-
mieux comprendre ce phénomène central de la lecture, el sont volobles oussi pour
nesque qui le place au centre de l’aclion nous oblige õ nous inléresser õ lui, Ò voir les
l'expérience du cinéphile. S'identifier, cela peut-être
choses par lui, ö • sympałŁiser • avec ses Emotions. Par exemple, si le héros est un
|eune homme et que la lecfrice est une ieune ÍiIle, ceİİe-ci est conduite Ò prendre fail et 1. Voir ò Travers le personnage
cause pour ce personnage mascu in, ò se mettre ò so place, y comprîs dans une 2. Se reconnoîlre parlieÌlemenf (éprouver une Emotion commune]
scène de séducłion. C’esl ce qUi arrive dans /e Pouge e/ /e AYoir, lorsque Julien saisil la 3. Se relrouver dans un semblaDle |• c'esl lout ò lait moi !]
main moite de Modome de kênol: que IonsoitWle ou goçon, cest porjulien 4. Se pro| eter, 3e rêver dans un
que Ion ressenl l'émolion de M me de Rênal, c’esl Ò ulien qUe l’on est ainsi condUił ò aUtre ó. Vouloir « devenir •
s'identiłier, et non au bonheur de l'néroïne. Deux aspects du code romanesque comme...
conduisenf ö cela
- D’une parl, en loul lecteur, l'espèce d’ qui Íail parlie de loul come Clef n° Î 5. Lo portée symbolique de l’octe
ou récit. II suÏfil d’enlendre • il élaii unëłois •, pour que l'on se metle Ò croire, pour Parmi les diFérentes péripélies qui lont la ma me d'un roman, qu‘est-ce qu’un acte î
que l'on se pro| elle sur un personnage a priori digne d'inlérêt, en laissonl de cÕłé On peuł se le demanded dans la mesure où un même fail peul passer poUr une
notre réalité présente pour vivre en imagination ses aventures fictives. Bref, dès qUe action bonale, san3 p Us, ou devenir Un événement, seİon l'importonce aue le récit IUi
le néros est nommé, on le prend pour une personne, on plonge en lui, on décide donne. Ain3i, lorsqu‘un mousquetaire élimine plusieur3 spodassins qUi 'assaillent, ou fil
que • |e » sera cet • autre », le temps d'une Iecfure. d'Une course échevelée, on ne voit que l'ovenlure dans son ensemble, et aucun des
- D’autre part, la focalisation romanesque, qui la pluparf du temps est interne, nous cadavres que sème le héros sur so roUte ne nous semble rësulter d‘Un meurtre capital
situe malgré nous au cœur de la sub|ectivifé du héros : nous ne pouvons pas Îaire oyant en Iui-même la portée d‘un acte romanesque. Conlroir ement ò l'ossossinol
autrement que de percevoir İes choses ò travers ses reactions, lesquelles — par auquel doit se livrer Tchen
transposition, appellent les nôtres. Ainsi, notre expérience personnelle de l’angoisse De mëme, les mille avenfures d’un séducteur de grand chemin qUi suborne de
| eunes villageoises ont chacune moins d’imporlance, prises isolémenl, que le geste de
André Malraux 125

Julien Sorel décidant de saisir sous la fable la main de Mme de Rênal, acte
déterminant aux conséquences capitales (1e Pouge eł le No/r, livre I, chap. 9)
Ła aimensien et Jø portée=d'un acłe vof›t ainsi dép.end re de son contexte, de so
p ace dons le scénario, de j’atmosphi e dons Iequeİ il Doigne, de son caroctère plus
ou moins décisif dons l’évolulion psychologique du héros, efc. On peul ò ce propos
Donsposer ö lo noflon d'octeromonesque Io dlstincion que ion opère
généröemenl, concernanf les mols, enfre dénotation et connotations (cí. Cleí n° 39].
En dehors de son ułilité dons le récit et dU réalisme de son évocalion |niveau de la
dénotation), Un ocle se charge souvent d’un halo de significations seconded qui
confère ò to page romanesque, ou ò la scène théõlr ale, Un dimension poétique,
my1hique ou surnaturelle. On vienf de l’observer dons celte première • scène » de la
Condition humoine où İe meurtre, ou delò de l'éİimination réaliste d’un adversaire
endormi, se révèle une sorte de sacrifice ritUel aux dieux de la révoİution. II en est de
même d'une aUtre scène célèbre : le meurtre de l’Arobe, dons I’Êłranger de Co mus. Łe
héros appuie involon- lairemenl sur la détente du revolver el tue un homme ; en fail, il
réagił ò une ogression du soleil ; mais au niveau symbolique, son acłe prend ioul ò
coup la valeur d’une insurrection contre la íoi sociale, incarnée par un Soleil
inhumain el l’Aulorité des juges.
Une déclaration d'amour est également Un acte (voir Ò ce su Î el İa Clef n° 3 1 sur
les • perlormotiÎs »). Elle suppose et espère une réciprocité de l’aveu, suivi d’un
engagement. Si l’on prend l'exemple de la décloration de Phèdre ò Hippolyle, dons
la tragédie de Racine | Phèdre, ì ì, 2|, on constate que cet aveu prend la dimension
d’un acte criminel. Ł’héroïne, non seulement oubİie son rang, mais elle se monfre, en
cédanl ò so passion, prêfe Ò tromper son noble époux, en dépil d'elle-même. Victime
de la Falalité qui pèse sur so naissance, elle précipíte les événements par cet aveu qui
la conduira ò la morf — ce qui surdimensionne un acte qui paraissait si simple au
demeuront.
Łe mot • symbole* eFraie souvent, et il peut paraîfre trop facile de plaquer le terme
• 3ymbolique • sU r toutes sortes d’évocations ou de scènes. En vér ité, Iorsqu’on
examine avec précision l'environnement d’une évocation ou d'un • acte *, on peut dire
qu’un élémenl prend valeur de şyJnbołe,an liłłéroture, chaque. lois.qŃ n e bien
oufre chose que ce qu’il donne Ò voir, ef qu’iI dépasse donc par ses résonances
(esthéfiques, psychanalytiques, mythiques, elc.) la seule * réalité • ò laquelle il semble
renvoyer. Un symbole est un • signe • au second degré : un ob|el, un mot, une
sensation, peuvent être symboliques ; de même pour un personnage (plus ou moins
a rchérypal), un récit (plus ou moins mytFiqUe |, Un paysage (nimDÓ d’état d’ô me]. /\insi
la rose va symboliser l’amour comme les chrysanfhèmes symbolisent le deuil ; l’a uteİ
signiÎie l’église comme to Foucheuse symDolise la Morl (voir Explication n“ 24) ; Une
sensation intense tcÎ Clef n° 5}, un mot Îorlemen f connoté (let ou tel prénom |, Un
personnage litféraire (un TarlufÏe, un AltÌla) peuvent avoir vaÌeur de symbole ; un récit
de mëme (la Pesİe de Camus symbolise la luhe de l’homme conlre le mat social ou
politique]. Ła dynomique de la lillérature porte tou| ours les écrivains ò percevoir
dons
la réalité du”monde des signes qui to transcendent, Ò passer du réalisme au
s bolisme.

Vous aimerez peut-être aussi