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Revue des Études Grecques

L'origine et révolution de l'ἐποχή


Pierre Couissin

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Couissin Pierre. L'origine et révolution de l'ἐποχή. In: Revue des Études Grecques, tome 42, fascicule 198, Octobre-décembre
1929. pp. 373-397;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1929.6960

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1929_num_42_198_6960

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L'ORIGINE ET L'EVOLUTION

DE L'EnOXH

Dans la plupart des documents sur lesquels repose notre


connaissance du scepticisme antique, le mot έπο-/η désigne
indifféremment l'attitude dubitative du pyrrhonien et celle de
l'académicien. Une telle communauté n'est pas due au hasard ou à
la nécessité : l'une des deux écoles a emprunté ce terme à
l'autre. Mais il est malaisé de résoudre la question de priorité :
Diogène Laërce, le seul qui nous fournisse sur ce point des
témoignages formels, attribue l'invention de Γέπο-/ή une fois à
Pyrrhon (XI, 61) et une autre fois à Arcésilas (IV, 28). Il est
vrai que le passage relatif à Arcésilas est rédigé de telle sorte
qu'on pourrait y voir seulement l'affirmation d'une innovation
à l'Académie : « C'est lui le fondateur de la moyenne Académie,
ayant le premier suspendu (επίτχων) les atlirmations en raison
des contrariétés des discours. » Mais ce n'est là qu'une
interprétation : et, dans les Académiques de Cicéron (II, 5, 14-15),
Lucullus, parlant d'après Antiochus d'Ascalon. compare
Arcésilas aux révolutionnaires, l'accuse d'avoir bouleversé la
philosophie établie, et, pour faire retomber sur lui seul la responsabilité
d'un tel acte, refuse de lui reconnaître des devanciers. Les
textes ne sont donc pas décisifs par eux-mêmes et avant tout
débat; et la contiance que méritent les assertions de Diogène
ne nous permet pas déjuger la question tranchée par la
chronologie. Certes, comme Pyrrhon est mort plusieurs années avant
le moment où Arcésilas a pris la direction de l'Académie, une
influence d'Arcésilas sur Pyrrhon est matériellement impossi-
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ble, de sorte qu'Arcësilas ne peut avoir été l'inventeur del εποχή


que si Pyrrhon l'a entièrement ignorée. Mais une telle
hypothèse ne peut-être rejetée sans examen, par suite des difficultés
inhérentes au problème. Pyrrhon et Arcésilas n'ont rien écrit,
et les ouvrages de leurs disciples sont perdus ; à peine
possédons-nous de Timon quelques fragments épars. Presque
toujours, les doctrines et les discussions nous apparaissent, dans
les textes, sous une forme déjà évoluée, derrière laquelle nous
reconstituons par conjecture les pensées primitives. De plus,
les témoins n'ont rien de désintéressé : la plupart appartiennent
à l'une de ces deux écoles, dont la rivalité, très âpre dès le
temps de Timon et d'Arcésilas, avait survécu, après quatre
siècles et demi, aux éclipses, durables ou momentanées, de
l'une et de l'autre. Les philosophes de la nouvelle Académie se
contentent d'ignorer dédaigneusement le scepticisme de
Pyrrhon. Les pyrrhoniens, plus agressifs, reprochent aux'
académiciens, tantôt, avec Timon, d'être des plagiaires de Pyrrhon,
tantôt, au contraire, avec Enésidème, d'être au fond des dog-
tiques : dogmatiques honteux et dissimulés ou dogmatiques
négatifs et inconscients. Pour parler net, nous ne disposons
que de témoignages partiaux et d'une loyauté contestable.
G. Wachsmuth (1) est le seul, à notre connaissance, qui ait
admis la priorité d'Arcésilas et attribué à Enésidème
l'importation du mot εποχή dans l'école pyrrhonienne : mais il n'y fait
qu'une allusion rapide en une note de quelques lignes, où il
avance, d'ailleurs, des arguments dignes d'être retenusj(2). Les
autres historiens semblent considérer le problème comme
résolu par l'antériorité de Pyrrhon. Simplement, les uns,
comme Hirzel(3), Brochard (4) et H. von Arnim (5), soutiennent

(1) Sillographorum Graecorum reliquiae, 1885, p. 29, n. 5.


(2) « Quod accuratius explanare non est huius libri », ajoute Wachsmuth entre
tirets.
(3) Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, III, 1883, p. 22-39.
(4) Les Sceptiques grecs, 1887, p. 93-98.
(5) Arkesilaos, dans Pauly-Wissowa, Realenzyklopâdie der klussischen Alter-
tumswissenschaft, 11, p. 1165-1166.
l'origine et l'évolution de l'eiioxh 375

que la philosophie de la nouvelle Académie s'est formée


indépendamment du pyrrhonisme. D'autres, comme Natorp (1),
Gœdeckemeyer (2) et Paleikat (3), estiment Arcésilas tributaire
de Pyrrhon.
Nous n'avons pas ici à les départager ; car la solution de cette
questionne résolut pas celle de l'origine de Γέποχή (4). Hirzel a
beau rejeter la thèse de l'influence pyrrhonienne, il accorde
que la paternité du nom de Γεπο/ή appartient à Pyrrhon.
D'autre part, même s'il était établi que la forme sceptique
de la philosophie d'Arcésilas et le fond même de son
argumentation proviennent de Pyrrhon, le problème resterait entier.
Arcésilas peut avoir connu le pyrrhonisme, en avoir adopté les
tendances théoriques, l'avoir utilisé contre le Portique, et avoir
cependant le premier désigné sous le nom d'sitoyvi l'attitude
mentale que commandait sa critique. — Toutefois, il n'est pas
inutile de montrer combien sont fragiles les témoignages
invoqués en faveur de l'origine pyrrhonienne des thèses
soutenues par Arcésilas. Que, sous l'influence de Pyrrhon, un
vent de scepticisme ait souillé sur Athènes, atteint divers
cercles philosophiques et renforcé l'opposition instinctive
d'Arcésilas au dogmatisme de Zenon : c'est une hypothèse qui n'est
déjà pas nécessaire pour expliquer sa position. Car, chez les
Présocratiques et les Sophistes, chez Socrate, Platon et les
Cyrénaïques, il pouvait se trouver des ancêtres, qu'il a, en
effet, revendiqués. Mais c'est une supposition vraisemblable.
Ce qui, au contraire, ne repose sur aucune base sérieuse, c'est

(1) Forschunyen zur Geschiehte des Erkenntnisproblems im Alter turn, 1884,


p. 290-291.
(2) Die Geschiehte des griechischen Skeptizismus, 1905, p. 32-34.
(3) Die Quellen der akademischen Skepsis, 1916, p. 3-15.
'4) Une autre question que nous sommes obligé d'exclure, c'est celle du rôle
de Γέπο/ή dans les philosophies pyrrhonienne et académicienne. A-t-elle une
valeur pratique ou théorique? absolue ou polémique? Est-elle une fin ou un
moyen"?' Résoudre ces problèmes serait retracer toute l'histoire du scepticisme
antique. On trouvera quelques aperçus dans notre article : Le stoïcisme de la
Nouoelle Académie (dans Revue d'Histoire de la Philosophie, juillet-septembre
1929, 111, p. 241-276).
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l'affirmation qu'Arcésilas aurait connu explicitement et adopté


volontairement l'essentiel du pyrrhonisme (1).
Les textes prouvent, dit-on (2) : 1° qu'Arcésilas a connu
Pyrrhon ; 2° que les anciens l'ont unanimement tenu pour
pyrrhonien.
Sur le premier point, pas de doute possible. Gomment Arcé-
silas eût-il ignoré une doctrine dont le représentant à Athènes,
Timon, l'injuriait dans ses écrits et invectivait contre sa
personne (3)? Mais cela ne prouve pas qu'il l'ait connue du temps
de Pyrrhon et avant d'avoir conçu sa propre philosophie. Il
n'est même pas impossible que l'existence du pyrrhonisme lui
ait été révélée par les attaques de Timon, évidemment
postérieures à l'expression publique des thèses d'Arcésilas. Gœdecke-
meyer et Paleikat, pour prouver que, pendant sa période de
formation, il aurait connu le pyrrhonisme, invoquent le
témoignage de Dioclès de Cnide, Numénius d'Apamée et Diogène
Laërce (4). Mais Dioclès ne dit, en réalité, rien de tel : il déclare
que le doute affiché par Arcésilas n'était pas sincère, qu'il
l'affectait par crainte des Théodoriens et du sophiste Bion, ennemis
de tout système philosophique, lançant Γέπο/ή autour de lui
pour se défendre, comme la seiche sa liqueur noire. Ce texte
n'aurait d'intérêt que si Bion et Théodore (de Cyrène) avaient
subi l'influence de Pyrrhon, ce qui reste à démontrer. Du reste,
« le renseignement tendancieux de ce Dioclès », comme dit si
justement M. Bréhier (5), est rapporté par Numénius, qui
déclare par deux fois le rejeter. Pourquoi alors le cite-t-il?

(1) Prière au leeteur de se reporter aux excellentes pages de Hirzel et Brochard


qui ne nous paraissent pas avoir été réfutées. — Toutefois il n"est pas exact que
Cicérou (Ac, II, "24, 77) ait, comme le dit Brochard (p. 95), attribué
expressément à Arcésilas l'invention de Γέποχή : le texte est loin d'avoir une telle
précision.
(2) Natorp, Gœdeckemeyer et Paleikat, pass, cit.; Gœdeckemeyer, p. 32. note 6,
spécifie qu'il ne s'agit pas de relations personnelles entre Pyrrhon et Arcésilas.
(3^ Diog., IX, 114-115.
(4) Dioclès, Diatribes, cité par Numénius, Séparation entre les Académiciens et
Platon (chez Eusèbe, Prép. év., XIV, 6, 6) ; — Numénius, ibid., 5, 12-13 et 6', 4 ; —
Diogène Laërce, IV, 33.
(5) Histoire de la Philosophie, 1927, I, p. 383.
l'okigine et l'évolution de l'eiïoxh 377

Sans doute, parce que, écrivant contre Arcésilas, il ne peut se


résoudre à taire un témoignage hostile, et dégage simplement
sa responsabilité. Ce procédé n'est pas de nature à nous
inspirer de la confiance dans celui qui l'emploie. Numénius
déclare à deux reprises, la deuxième fois très brièvement, qu'Ar-
césilas a été disciple de Pyrrhon. Or son témoignage ne fait
qu'un avec celui de Diogène, qui dit, sous une forme
dubitative, que « suivant certains » (κατά -avas)ilaété l'émule de
Pyrrhon (peut-être, en mauvaise part, « il l'a jalousé », έζηλώκει).
Tous deux reproduisent, en effet, aussitôt après, dans le même
ordre et présentés dans des termes analogues, la fameuse épi-
gramme d Ά ri s ton — que Sextus interprète à contresens et sur
la vraie signification de laquelleon discute encore (1) — et deux
vers satiriques de Timon. Cette citation révèle la source
(empoisonnée, on peut le dire), à laquelle ils ont puisée,
directement ou non : les écrits malveillants d'ennemis d'Arcésilas,
soucieux, non de dire la vérité, mais de blesser leur
adversaire (7). C'est l'accusation classique de plagiat, lancée par des
envieux contre un rival heureux : elle n'a pas été ménagée à
Arcésilas (3).
Quant à l'unanimité des auteurs antiques, célébrée par Na-
torp, Gœdeckemeyer et Paleikat, elle se réduit aux épigrammes
déjà citées et récusables d'Ariston et de Timon et aux «
témoignages », postérieurs de plusieurs siècles, de Numénius et de
Sextus, tous deux partiaux et fondant leurs assertions sur
Γ « autorité » de Timon. Quand Numénius écrit d'Arcésilas :
« II était donc pyrrhonien, sauf de nom : il n'était pas acadé-

(1) « Platon par devant, Pyrrhon par derrière, Diodore au milieu. » Voir Sextus,
Pf/rrh., I, 234. Gœdeckemeyer, p. 32, note 6, pense que ce vers doit être
interprété chronologiquement et non logiquement.
(2) Diog., Vil, 162 (Ariston) ; IX, 114-1 15 (Timon). Ariston, quoique stoïcien et
stoïcien intransigeant, n'était peut- être pas si loin de Timon qu'on serait tenté
de le croire, s'il est vrai que son τέλος ait été Γάδιάφορία (Cic, Acad., Il, 4.V, 130),
qui, chez Pyrrhon, est un moyen d'arriver à ι'άπάθεια.
(3) Elle est partie aussi de l'école épicurienne (Plut., Contre Col., itf, p. 1121 d,
1122 a), elle-même si injurieusement ingrate à l'égard de ses devanciers (Usener-
Epicurea, 1887, n°s 231-241).
REG, XLU, 1929, m· 196. . Ï6
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micien, sauf qu'il le disait »,on ne peut prétendre qu'il


s'exprime avec la sérénité d'un historien. Il cite comme garants
les sceptiques Mnaséas, Philomélos, inconnus et
vraisemblablement postérieurs à Enésidème (1), et Timon, leur source
évidente. Il est lui-même un partisan, dont le but est de montrer
que les philosophes de l'Académie ne sont pas des platoniciens
authentiques. — Sextus, lui, est incohérent dans son jugement
sur Arcésilas : il le reconnaît pyrrhonien, comme à regret, tout
en déclarant qu'il ne l'est pas. Cette incertitude décèle la
dualité de ses sources : Timon, qui accuse Arcésilas de s'être
approprié la doctrine de Pyrrhon ; Enésidème, qui taxe les
académiciens de dogmatisme. Nous ne trouvons, à l'origine de tous
ces dires, que les imputations faites à Arcésilas par ses
ennemis : rien ne prouve qu'elles soient fondées. Une influence du
pyrrhonisme sur Arcésilas n'est pas, pour cela, inadmissible ;
mais elle n'est pas démontrée par les textes.

Que savons-nous, au surplus, de Ρέποχή chez Pyrrhon ? Nous


ne pouvons juger son enseignement oral que parce qu'en a
écrit Timon. Mais il reste si peu des ouvrages de Timon qu'on
ne peut rien conclure de l'absence du mot εποχή dans les
fragments qui ont survécu (2). L'exposé d'Aristoclès est muet sur
1'έποχή : il attribue à Pyrrhon et Timon l'absence d'opinion, de
penchant et d'ébranlement (αδόξαστους καΐ άκλινεΐς και
ακράδαντους), qui les conduit à 1 'αφασία et de là à Γ αταραξία. Restent les
renseignements donnés par Sextus et Diogène Laërce (3). Sex-

(1) Gœdeckemeyer, ibid., p. 237-238 (cf. p. 252, note 6 et p. 289, n. 3).


(2) Nous lisons dans Sextus (Dogm., V, 141) : « Heureux celui qui passe sa vie
sans trouble et, comme disait Timon, s"est établi dans le repos et la sérénité :
Car partout régnait la sérénité (πάντ·/ι γαρ έπεΐχε γαλήνη). » Mais malgré l'amour
de Timon pour les jeux de mots, on ne peut voir ici une allusion à Γέποχή. Voir
Henri Estienne, Thesaurus, éd. Dindorf, III, 1835, s. ν. έπέχειν : au sens àepraeua-
leo, ce verbe peut avoir des sujets très divers, désignant un fait tumultueux aussi
bien que le temps calme : άνεμος, σκότος, ετήσιοι, σεισμός. Remarquer notamment
θορύβου και πολλής κραυγής έπε/ούσης τήν ε'κκλησίαν (Diûd., -13, 87) : nous sommes
loin de Γάταραξία.
(3) II ne faut pas se laisser impressionner par les références que cite
Gœdeckemeyer pour établir que Pyrrhon a professé Γέποχή. La consultation des tex-
l'origine et l'évolution de l'eiioxh 379

tus ne dit pas que Pyrrhon ait professé Γέποχή ; mais on peut
estimer qu'il l'affirme implicitement, puisque, d'une part, il
fait entrer Γ εποχή dans la définition du scepticisme [Pyrrh., I,
8), et que, d'autre part, il présente Pyrrhon comme le type du
sceptique (/ά., 7), Seulement, il est séparé de Pyrrhon par
près de cinq siècles. Quand il oppose les anciens sceptiques
aux nouveaux, il englobe Enésidème parmi les anciens {Pyrrh.
I, 36 et 104), alors qu'Enésidème, rénovateur de l'école pyrrho-
nienne, venu après le complet développement de la philosophie
académique, ancien académicien lui-môme, ne peut être tenu
pour un représentant du scepticisme primitif. Sextus ne paraît
pas se rendre compte de la distance qui le sépare des fondateurs
de son école. 11 faut voir de quelle étrange façon il explique des
passages embarrassants de Timon [Dogm., V, 20 ; Math., I, 305).
Mais son exposé de la doctrine sceptique trahit une savante
élaboration, étrangère à Pyrrhon et Timon. Signalons un détail
caractéristique : dans sa définition du scepticisme, Sextus donne
Γεπογή comme une conséquence de Γντοσθένεια dans les choses
et dans les pensées. Or Aristoclès n'attribue à Pyrrhon que
Πτοτθένεια dans les choses. Et Sextus lui-même, au chapitre
sur la formule ου ΐλάλλον [Pyrrh., I, 188-191), qui appartient
aux premiers sceptiques (1), ne parle que de Γίτοσθένε'.α dans
les choses. Ainsi la conduite sceptique chez Pyrrhon et Timon,
apparaît comme une attitude à l'égard des choses plutôt qu'à
l'égard des idées, tandis que Γ εποχή est une attitude à l'égard
des idées. — Diogène est postérieur encore à Sextus et moins
bien renseigné, moins cohérent que lui. Il affirme, par exemple,

tes signalés conduit à bien des déconvenues. Aristoclès (Eus., Prép. év., XIV,
18, 3 et 18). Pausanias (Descr. Gr., VI, -2-1, 5), Numenius (Eus., ib. β, 4), Suidas
{s. υ. Ηύρρων) n'écrivent même pas les mots Εποχή ou έπέχειν. Lucien (Icarom.,
25) confond l'Académie et le pyvrhonisme (τα Άκαδημαϊκόν εκείνο ε-πεπόνθει και
ουδέν τι άποφήνααθαι δυνατός ην, αλλ' όίτττερ ό Πυρρών έ— εΐ/εν εν. και διεσκέττετο),
comme le lui fait remarquer un scoliaste (Sext, Op. éd. Mutschmann, I, p. xix :
ουκ ακριβώς τήν Άκαδημίαν τοις Πυρρωνείοις ήτοι Έφεκτικοϊς αττονέμεις, Λουκιανέ),
qui le renvoie à Sextus, Pyrrh., I, 220-233. 11 ne reste, en définitive,
qu'Enésidème (Diog.. IX, 62) et « Ascanios » (Ib., 61), dont nous parlons ci-dessous.
(i) Timon, Python (Diog., IX, 76); cf. Aristoclès, pass. cit.
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que Γέποχή est la fin des sceptiques (IX, 108), alors que Sextus
attribue cette opinion à Arcésilas pour le distinguer des pyrrho-
niens. Sextus connaît aussi, comme fin de « certains illustres
sceptiques », Γέπογή dans les recherches (Pyrrh., I, 30), mais
cette doctrine, limitée et d'origine obscure, n'est qu'indiquée en
fin de chapitre par Sextus, qui ne la considère pas comme
conforme au scepticisme authentique. A noter que Diogène ne
parle spécialement de Pyrrhon qu'aux §§ 61-69 ; il expose
ensuite le scepticisme en général, à partir de 69 /m : Ούτοι
πάντες κ. τ. λ. Jamais à propos de Timon, dans le chapitre qui lui
est consacré (109-115), Γέποχή n'est désignée. Dans le passage
sur Pyrrhon (61-69), il n'en est question que deux fois, et ce
n'est pas dans la partie empruntée à Antigone de Caryste,
l'auteur chronologiquement le plus rapproché de Pyrrhon. Le
premier de cesdeux témoignages est capital, c'est celui qui présente
Pyrrhon comme l'inventeur de Γέποχή : il mérite un examen
attentif. Le deuxième (62) est d'Enésidème ; le voici, placé dans son
contexte : « II (Pyrrhon) conformait aussi sa vie à ses idées : il
n'évitait rien, ne prenait garde à rien, mais affrontait tout,
voitures, précipices, chiens, sans accorder à ses sens aucune
espèce de crédit. Sa protection était assurée, à ce que dit Antigone
de Caryste, par des disciples qui l'accompagnaient. Enésidème
déclare, au contraire, que certes il a philosophé suivant la
doctrine de Γέποχη, mais qu'il ne s'est pas pour cela comporté avec
imprévoyance dans ses actions. » II existe, on le voit, deux
traditions sur Pyrrhon. Suivant Tune, qui remonte à Antigone,
il aurait pratiqué l'indifférence au point de marcher droit
devant lui sans se soucier des obstacles : seule la vigilance de
ses compagnons empêchait les accidents. Suivant l'autre, dont
la source est Enésidème, il faut distinguer le φιλοσοφείν du
πράττε ιν : le φιλοσοφείν de Pyrrhon était conforme à la doctrine de
Γέποχή, mais son πράττε tv n'était pas imprévoyant. Il est
malaisé de choisir entre les deux traditions. Logiquement
Pyrrhon eût dû, soit adopter une inaction totale (1), soit suivre ses

(1) La conduite de Pyrrhon est appelée *·πρ«γμοσΰνη par Diog., IX, 64. Ce mot
l'origine et l'évolution de leiioxh 381

réflexes et ses besoins et vivre comme tout le monde. Mais il


est possible que, tout en se rangeant à la deuxième solution,
il ait voulu parfois donner la preuve de son impassibilité et de
son indifférence, en ne faisant aucun geste pour éviter les
périls de la route. Enésidème, lui, a tout un système; son
témoignage est intéressé. Brochard (p. 68, note 2) observe sur ce
point qu'il peut avoir cherché à « tirer à lui » Pyrrhon. Or, si
c'est lui, Enésidème, qui a introduit Γεπογή dans le pyrrho-
nisme, il est naturel qu'il l'ait attribuée au maître Pyrrhon dont
il se réclamait, pour rallier autour de son nom tous les
sceptiques étrangers à l'Académie. D'ailleurs, il ne dit pas que
Pyrrhon ait explicitement enseigné la doctrine del'ÈTioy^, mais
seulement que sa philosophie y était conforme; ce pourrait être
aussi bien Γέπογή avant la lettre. Le témoignage d'Enésidème
se réduit à ceci : « Pyrrhon n'allait pas se jeter sous les
voitures ; sans aucun doute, sa philosophie était bien en harmonie
avec la doctrine de Γεπογή, mais cela ne veut pas dire que sa
conduite ait été aveugle ». Le passage, en ce qui nous intéresse,
montre seulement qu'Enésidème professait Γεττογή et se
réclamait de Pyrrhon.

Reste le premier texte, formel celui-là, cité par Diogène, qui


nomme comme auteur : Άσκάν,ος ό 'Αβδηρίτης. Ce personnage
est totalement inconnu par ailleurs. Son nom, dit Wilamowitz-
Mœllendorff (1), est étranger et probablement corrompu, et n'a
en tout cas, rien à voir avec Antigone de Garyste. Il va de soi
que le témoignage d'un auteur dont on ignore l'identité,
l'époque et peut-être jusqu'au nom, est dépourvu de garantie.
Mais, dès 1853, Garl Millier (2) s'est demandé s'il ne fallait
pas, au lieu d' Άσκάνιος lire Εκαταίος. Il s'agirait alors d'un dis-

ne désigne que la paisible existence d'un homme qui vit à l'écart des affaires,
mais il semble indiquer que l'indifférence pyrrhonienne s'accommodait
particulièrement bien de la retraite.
(1) Antigonos von Karystos, 1881, p. 30.
(2) Fragmenta Historicorum Graecorum, 1853, II, p. 384.
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ciple de Pyrrhon, Hécatée d'Abdère. Erwin Rohde (1) a


considéré avec sympathie l'hypothèse de C. Muller et, après avoir noté
la ressemblance matérielle entre GKATAIOC et ACKANIOC, a
ajouté les arguments suivants : l°Diogène (1,9-11) cite Hécatée
d'Abdère parmi ses auteurs. 2° Rien n'est plus naturel, de la
part d'Hécatée, qu'un témoignage sur son maître. 3° L'idée de
faire dériver la sagesse de Pyrrhon d'une philosophie barbare
cadre avec ce que nous savons de lui; car, dans le débat surv
l'origine de la souveraine sagesse, il s'est rangé parmi ceux
qui l'attribuent aux théosophes barbares (2). F. Jacoby (3) a
adopté le troisième argument de Rohde, quoique sous une
forme plus dubitative. Simon Sepp, après avoir cité la
conjecture de Muller et Rohde, l'appuie par des considérations
aventureuses sur les surnoms des sceptiques. Les hypothèses ne lui
font pas peur, et ses études pyrrhoniennes ne l'ont pas préservé
de la προπέτεια des dogmatiques (4). Diels (S), au contraire,
n'est pas convaincu par la conjecture de Mulier.
La question est importante ; et, si nous lisions dans Diogène :
« Pyrrhon a introduit le premier Γεπογή et Γάκαταληψία, d'après
ce que dit Hécatée d'Abdère », nous serions obligés d'admettre
tout au moins qu'au temps d'Hécatée, et par suite de Timon,
Γ εποχή etl'acatalepsie étaient revendiquées par l'école pyrrho-
nienne. La priorité de Pyrrhon ne serait pas pour cela
démontrée, car les pyrrhoniens contemporains d'Arcésilas pourraient
avoir été emportés par leur désir de montrer la dépendance
d'Arcésilas par rapport à Pyrrhon : ce serait cependant un point
en leur faveur.
Malheureusement notre texte porte, non Εκαταίος mais Άσκά-

(1) Dcr grieckische Roman, 2" éd., 1900, p. 223 note (lse éd., 1876, p. 210).
(2) II convient, toutefois, de spécifier que l'ouvrage d'Hécatée cité par Diogène
traitait de la philosophie des Égyptiens.
(3) Hekalaios, dans Pauly-Wissowa, Realenzykl.. VII, p. 2751 (1. 28-38).
(4) Pyrrhoneïsche Studien, 1893, p. 60, n. 2 et 127. — Sepp prétend démontrer
que Κυθηνας — que personne n'a compris avant lui (ni après) — est synonyme
de Saturniniis ; et il identifie ce Saturninus, complètement inconnu de tous, à
Apulée! (p. 82-85). Le nom de Tubéron devient aussi Néron, etc., etc.
(5) Die Fragmente der Vorsokratiker, 1903, 60 Β 17, p. 484, 1 6-7.
l'origine et l'évolution de L'EnoxH 383

νιος ; et ce n'est pas en le supposant altéré qu'on augmentera


son autorité. Car il n'est pas parfaitement clair. Diogène vient
de dire que Pyrrhon, au cours de ses voyages avec Anaxarque,
aurait connu les gymnosophistes de l'Inde et les mages. Puis il
continue à peu près en ces termes : « De là, semble-t-il, la
noble façon dont il a philosophé, en introduisant un genre
[nouveau de philosophie], celui de l'acatalepsie et de Γεποχή,
— comme le déclare Ascanios d'Abdère (1) ». Cette cilation
est-elle littérale et de première main? Elle contient deux
affirmations distinctes : l'une, que la noble façon dont Pyrrhon a
philosophé lui vient des gymnosophistes et des mages; l'autre,
qu'il a introduit un nouveau genre de philosophie, celui de
l'acatalepsie et de Γεπο/ή. Mais les deux affirmations sont-elles
du même auteur? Et, s'il faut choisir, est-il naturel d'attribuer
à «Ascanios » le participe plutôt que le verbe principal? Le
second membre ressemble, au contraire, beaucoup à une glose
explicative ; et, si l'on rapporte le témoignage à Hécatée (faute
de quoi il perd tout intérêt), il est clair que c'est le premier
membre qui s'accorde avec ce que nous savons de lui. Dans le
passage où Diogène (I, 6) reproduit l'opinion des partisans de
l'origine barbare de la philosophie, il est dit que les
gymnosophistes et les druides ont philosophé par sentences énigmati-
ques (c'est-à-dire mystérieuses, hermétiques, mais non
sceptiques), pour démontrer qu'il faut honorer les dieux, ne faire
aucun mal et pratiquer le courage. Un tel idéal est bien celui
d'Hécatée dans les Hyperboréens ; il est commun à presque tous
les moralistes et peut convenir à Pyrrhon, si l'on veut, mais il
n'a rien à voir avec Γ εποχή et l'acatalepsie. Il y a de la noblesse
et du courage à vivre indifférent à tout, comme a vécu
Pyrrhon : c'est cela qu'il a pu trouver chez les gymnosophistes.
Le τέλος d'Hécatée est Γαύτάρκεια, qui, évidemment peut
cadrer avec Γάπάθεια et Γαταραξία de Pyrrhon et de Timon, mais

(1) Voici le texte, très condensé, dont nous craignons de n'avoir pu donner
une traduction à la fois littérale et intelligible : "Οθεν γενναιότατα δοκεΐ φιλοσοφή-
σαι, το της ακαταληψίας και εποχής είδος είσαγαγών, ώς Άσκάν.ος 6 'Αβδηρίτης »η»ίν.
384 PIERRE COUISSIN

aussi avec l'idéal du Sage chez les Stoïciens et les Epicuriens.


Les restes, à vrai dire très peu abondants, d'Hécatée sont muets
sur le scepticisme de Pyrrhon et, si l'on voulait les utiliser, ils
confirmeraient plutôt l'image que Gicéron nous a laissée de ce
philosophe. D'autre part, le membre de phrase surl'acatalepsie
et Γέπογή est suspect, par suite de la présence du mot άκαταλη-
ψία, qui n'appartient pas au vocabulaire de Pyrrhon, mais à
celui de l'Académie. L'opinion contraire de Gœdeckemeyer
(p. 12, n. 3) ne repose, en fait, que sur le texte d' « Ascanios »,
qui est en question. Il cite bien aussi Eusèbe (Prép. évang.,
XIV, 2) et ajoute que l'emploi du terme άκατάληπτον par
Pyrrhon résulte également du caractère opposé à toute recherche
scientifique de son scepticisme. Mais ce caractère ne prouve, en
réalité, rien de tel, et, en tout cas, un autre mot (par exemple
αόριστον, puisque Timon, dans Python, cité par Diogène, IX,
76, identifie ου ρ.αλλον à ουδέν ορίζω) pourrait avoir la même
valeur. Quant au texte d'Eusèbe, il faut prendre garde qu'il
n'est pas d'Aristoclès, mais d'Eusèbe lui-même, qui n'indique
aucune source. D'ailleurs, Gœdeckemeyer paraît en forcer le
sens; Eusèbe, parlant des adversaires de tous les dogmatiques,
ajoute : « je veux dire : les pyrrhoniens (τους àjxœl Πύρρωνα),
qui ont déclaré que chez les hommes rien n'est compréhensible
(καταληπτόν), les partisans d'Aristippe (τους τε κατ' Άρί,ττνππον),
qui disent que les états affectifs sont seuls compréhensibles,
etc. » Certes οι περί (οιι <ψφΙ) τον δείνα ne peut désigner l'école
d'un philosophe en tant qu'elle s'écarte de son maître (1), mais
elle ne désigne pas aussi exclusivement ce philosophe que 6 δείνα.
L'expression d'Eusèbe s'applique aux pyrrhoniens en
général (2). Si on l'entendait de Pyrrhon personnellement, il
faudrait conclure aussi de la proposition suivante que le mot
καταληπτόν appartient au vocabulaire d'Aristippe. Or cette dernière

(1) Voir H. von Arnim, Ainesidemos, dans Pauly-Wissowa, 1, p. 1024.


(2) Elle est à rapprocher d'un autre passage du même livre (17, 10), où Eusèbe
dit plus complètement la même chose, mais en désignant clairement les
pyrrhoniens en général.
l'origine et l'évolution de l'eiioxh 385

hypothèse est rejetée par Gœdeckemeyer lui-même, qui (p. 17,


h. 6) déclare que le scepticisme hédonique ne remonte pas au
fondateur de l'école de Cyrène. Gœdeckemeyer en est réduit à
tenir pour faux (p. 12, n. 3) le témoignage d'Enésidème, mais
celui d'Aristoclès devrait subir le même sort, car il n'attribue
nulle part l'acatalepsie à Pyrrhon, Timon et Enésidème. Nous
avons tout lieu de penser, et Elirzel (III, p. 26 n. 1) Ta déjà
déjà remarqué, que l'invention du mot κατάληψης au sens
philosophique, est l'œuvre de Zenon : nomen ei rei quod ante non
fuerat κατάληψιν imposait {Ac, II, 47, 145). Or Pyrrhon,
plus âgé que le fondateur du Portique, n'a pas subi son
influence, tandis quWrcésilas, contradicteur de Zenon, devait
opposer Γ » καταληψία à la κατάληψις. C'est pourquoi Enésidème (1)
reproche aux académiciens d'être seulement des acataleptiques :
à l'en croire, ils ne nient pas toute connaissance, mais
seulement un type de connaissance, la κατάληψης. C'est pour lui à la
fois trop et trop peu, car les choses, aux yeux du sceptique, ne
sont pas plus καταληπτά que ακατάληπτα. Si les sceptiques
postérieurs ont emprunté cette άκαταληψία aux académiciens, c'est
en l'entourant des mêmes circonlocutions que toutes les
formules sceptiques (2). Encore n'est-il pas sûr que le verbe
καταλαμβάνει ait conservé pour eux son sens précis. Quant à
Pyrrhon, son idée essentielle n'est pas que les choses échappent à
notre compréhension (que ce mot soit entendu au sens stoïcien
ou en un sens vulgaire), mais qu'elles se valent et sontincapa
blés de nous faire pencher dans un sens ou dans l'autre. Cette
idée d'impossibilité du choix, exprimée par le ου μάλλον
caractéristique du pyrrhonisme, se distingue essentiellement de
l'acatalepsie académicienne, qui laisse place, au contraire, au
choix par le moyen de Γεΰλογον ou du πιθανόν. A l'époque d'Hé-
catée d'Abdère, Γάκαταληψία n'existe pas dans l'école pyrrho-
nienne. Il faut donc admettre ou qu' « Ascanios », distinct
d'Hécatée, est un témoin tardif, inconnu et sans autorité ; ou

(1) Disc, pyrrh. I (d'après Photius, Myriob., 212, 169 6-Π0 a).
(2) Sextus, Esq. pyrrh., I, 200.
386 PIERRE COUISSIN

qu'Hécatée, si c'est lui, a commis une confusion; ou que ce


qui lui est imputable dans la phrase, c'est uniquement la
référence de Pyrrhon aux gymnosophistes.

Aucun témoignage ne prouve donc que Pyrrhon ait professé


Γέποχή. Mais ne peut-on être amené indirectement à le
supposer? C'est ce qu'a pensé Hirzel (o. c, III, p. 24, n. 1), tout en
reconnaissant l'indépendance de l'enseignement d'Arcésilas à
l'égard du pyrrhonisme : le mot, tout au moins, d'iTrc^/Î aurait
été employé pour la première fois par Pyrrhoh. Cette thèse
repose sur les raisons suivantes : 1° Pyrrhon est plus âgé
qu'Arcésilas. 2° La tradition ne nous a laissé aucun autre mot
que εποχή pour désigner l'attitude du sceptique. 3° Le nom
à'éphectique n'aurait pas été appliqué aux pyrrhoniens, si Γεποχή
ne leur avait été propre dès l'origine. 4° Enfin, Hirzel pense
contre Hiller (1) que l'écrit du péripatéticien Hiéronyme περί
εποχής est dirigé contre Pyrrhon.
Examinons brièvement ces quatre arguments.
L'argument chronologique ne vaudrait que s'il était établi
que Pyrrhon a professé Γέποχή. Dans ce cas, il serait suffisant,
mais Hirzel lui-même l'a condamné, par le fait qu'il ne s'en est
pas contenté.
Comment Pyrrhon et Timon ont-ils désigné l'état auquel
leurs successeurs ont donné le nom d 'έποχη ? Hirzel en
distingue Γάααα-ία ; Gœdeckemeyer (p. 24, n. 4) déclare de même
que, pour Timon, l'état intérieur de Vèno^ est la cause de
Γαλατία, mais il ne cite aucun témoignage à l'appui de son dire.
Il ajoute seulement que Sextus aussi laisse encore discerner
cette distinction, puisqu'il dit (Pi/rrh., I, 196) : « Ι/έποχή
(suspension) tire son nom du fait que la pensée suspend (επέχεσθαι) »
(192) et « Γάφασία est l'abstention de l'affirmation entendue au
sens général ». Ainsi Γεποχή est un πάθος διάνοιας et Γάαασία en
serait l'expression : par Γεποχή nous ne posons ni n'ôtons rien,
par Γάοασία nous manifestons que nous ne posons ni n'ôtons

(1) Satura philol. Sauppio oblata, 1879, p. 85-87 (cité par Hirzel, pass. cit.).
l'origine et l'évolution de l'eiioxu 387

rien. Le fait de ne rien dire est ainsi l'équivalent d'une formule


comme ου μάλλον et ούοεν ορίζω, et Sextus l'assimile, en effet,
aune formule sceptique. Mais rien ne prouve que Timon ait
connu cette distinction. L'absence d'affirmation est aussi bien
un état interne que son expression. Et nous voyons, en tout cas,
que le mot αφασία, dans Aristoclès, joue le rôle de Γ εποχή dans
d'autres textes. Aristoclès dit que, pour Timon, ceux qui sont
dans les dispositions sceptiques ont d'abord Γ αφασία, puis Γ
αταραξία (1). Or Diogène (IX, 107) et Sextus (P., I, 8), dans des
formules analogues, disent : Γέπογή, puis Γ αταραξία. Cela ne
signifie pas nécessairement que Timon ait entendu par αφασία
ce que les sceptiques postérieurs ont entendu par εποχή, mais
simplement qu'il n'a pas été soucieux autant qu'eux de
distinguer l'état interne et son expression. Wachsmuth n'a donc pas
tout à fait tort de dire : «Usurpauit... Timon ά φασ ίαν uocabulum
ad έποχήν significandam » (2). C'est l'insuffisance de cette
nomenclature (3) qui a conduit plus tard les sceptiques à
emprunter aux académiciens le mot έπο/ή pour désigner l'état
interne, et ils ont conservé αφασία, un peu comme souvenir
historique, pour être l'une des expressions de Γ εποχή.

(1) Le texte ajoute : ΑΙνησίδημος δέ ήδονήν. Sepp, correcteur hardi, suppose que
ήδόνήν doit être corrigé en έποχήν (Pyrrh. Slud., p. 62 et 76). C'est évidemment
un moyen facile de faire disparaître une difficulté ; la conjecture serait
néanmoins assez heureuse, — à condition de n'être tenue que pour une conjecture, —
si l'on supposait en outre un déplacement de l'addition. Le texte primitif serait
ainsi : Τίμων φησί. -πρώτον άφασίαν (Α '.νησί δήμος δέ iizoyry) έπειτα άταρχξίαν. Un
scribe, ayant passé la parenthèse, l'aurait rétablie en marge et cela aurait
provoqué les erreurs subséquentes. Mais, répétons-le, nous formulons là une simple
hypothèse, car nous arrivons à un texte tellement concordant avec notre thèse
qu'il serait vraiment fait exprès !
(2) Sill. Gr., p. 29, n. 5. — C'était déjà l'opinion d'Henri Estienne (Sext., Op.,
éd. Fabricius, Π18, p. 202; 1840, I, p. 330).
(3) Cette insuffisance éclate dans le texte d'Aristoclès, où l'accumulation des
adjectifs (αδιάφορα, αστάθμητα, άνέγκριτα pour les choses, αδόξαστους, αχλινείς,
ακράδαντους, pour le sceptique) essaie en vain d'y suppléer. 11 est à noter que,
dans les chapitres sur Γάφασίχ et le où μάλλον, Sextus ne parle pas d'èitoyr,. A
propos du où μάλλον, il dit à la place : άρρεψία (Ρ. 1, 190). Ce dernier mot, à la
différence d'sitoyjj. est de forme négative, comme tous ceux qu'emploie Timon
pour désigner l'état des choses et de l'esprit du sceptique (cf. encore άπροσθετώ
et απάθεια), et comme les maximes sceptiques sous leur forme originale (bien
que Timon déjà semble leur avoir donné aussi la forme interrogative).
388 PEERRE COUISSIN

Le nom éphectiquc est attesté par Aulu-Gelle (XI, 5), Sextus


(P. T, 7), Diogène (IX, 69). Mais Aulu-Gelle applique à la fois
aux académiciens et aux pyrrhoniens les désignations de
sceptiques, éphectiques etaporétiques. Or, rien ne nous permet de
supposer que les néo-académiciens authentiques aient jamais
porté le nom de sceptiques. Le texte d'Aulu-Gelle a pour auteur
nn sceptique postérieur mi-académicien, mi-pyrrhonien, comme
Favorinus. Diogène et Sextus sont aussi des témoins bien
tardifs. Leur source commune est vraisemblablement une ύποτύ-
πωσις sceptique, qui ne peut être antérieure à Enésidème. Le
mot éphectique doit dater de l'adoption de Yk-KoyJ\, mais Γιιη
comme l'autre de ces termes est absent même du résumé des
Discours pyrrhoniens d'Enésidème que nous a laissé Photius.
Sextus lui-même n'emploie guère εφεκτικός que dans des
passages spéciaux. Exemples : Pyrrh., II, 9-10, il s'agit de la
recherche ; or il a dit (I, 5) que le nom éphectique venait de l'état
(πάθος) éprouvé par le sceptique après la recherche : εφεκτικός
est ici presque synonyme de επέχων. De même Dogm., V, 152,
οι εφεκτικοί équivaut à οι περί πάντων επέχοντες.
Quant à Hiéronyme de Rhodes, Hirzel pense que, dans son
livre, il a visé les pyrrhoniens, dont il était l'adversaire, comme
l'indique son épigramme sur Timon (Diog., IX, 112). Mais
nous lisons également (Diog., IV, 41) que ce philosophe et ses
disciples attaquaient Arcésila* avec véhémence. Aussi peut-on
tout aussi bien admettre que son livre sur 1 'εποχή était dirigé
contre le fondateur de la moyenne i\.cadémie.

Les résultats de cette discussion nous conduisent à tenir


compte aussi du témoignage de Gicéron. Naturellement, il serait
absurde de s'en contenter : Cicéron ne dit mot de la base
théorique de l'enseignement de Pyrrhon. C'est qu'il parle d'après
Antiochus d'Ascalon et les académiciens, « le premier, comme
dit M. Robin (4), peu fait pour comprendre l'originalité de la
pensée spéculative de Pyrrhon, les autres intéressés à la dissi-

(i) La Pensée grecque, 1923, p. 379.


l'origine et l'évolulion de l'euoxh 389

muler ». Mais cette dissimulation elle-même eût-elle été


possible, si la pensée spéculative de Pyrrhon avait joué un grand
rôle et laissé des traces profondes? Et Antiochus, adversaire
de l'acatalepsie académique, n'aurait-il pas dû reprocher aux
partisans de 1'έποχή d'avoir emprunté leur doctrine au dehors?
Quand les successeurs d'Ârcésilas allaient se chercher des
précurseurs chez les Présocratiques et, les Socratiques, n'était-il
pas topique de dénoncer précisément ceux qu'ils ne voulaient
pas avouer? Si Antiochus ne Ta pas fait, si Gicéron a ignoré le
scepticisme de Pyrrhon, n'est-ce pas parce que la vie de ce
philosophe avait fait sur les contemporains et sur la postérité une
impression plus profonde et plus durable que sa doctrine ?
C'est ce qu'a soutenu Théodose, contemporain du maître de
Sextus, Hérodote. Il déclarait, dans ses Sommaires sceptiques,
(Diog., IX, 70), qu'un sceptique ne doit pas porter le nom de
pyrrhonien : ce nom suppose une connaissance de la pensée de
Pyrrhon que le sceptique, par définition, ne possède pas. De plus,
Pyrrhon n'est pas le premier inventeur du scepticisme (y-ηοε
πρώτον εύρηκένα·. τήν σκεπτική ν Πύρρωνα). On est disciple d'un
philosophe, quand on adopte son système; Pyrrhon, lui, n'a
pas de système (υ.·/) δ' εχειν τ-, δόγαα) : on ne peut se dire
pyrrhonien qu'en tant qu'on partage son genre de vie. Et Théodose
citait de nombreux devanciers de Pyrrhon (Homère, les Sept
Sages, divers Présocratiques).
Cette interprétation cadre avec l'image qu'Antigone de Ca-
ryste, Nausiphane de Téos, Timon, puis Aristoclès, nous ont
donnée de Pyrrhon. Pyrrhon est parti de l'isosthénie des
contraires dans les choses, et il a adopté une conduite d'inditFérence
et d'impassibilité à l'égard des choses : Tout est équivalent ; pas
plus ceci que cela ; tout m'est égal. L' εποχή n'est pas une
conduite à l'égard des choses, c'est une attitude mentale :
Pyrrhon n'en avait pas besoin. Elle est sous-entendue logiquement
dans sa façon de se comporter, mais elle n'était pas nécessaire
à un misologue, qui s'intéressait à l'action· plus qu'à la pensée.
L'interprétation de Sextus s'oppose à celle de Théodose, mais
390 PIERRE COUISSIN

Sextus représente le point de vue officiel, à son époque, de


l'école pyrrhonienne, dont il était le chef.

Inutile à l'enseignement de Pyrrhon, Γέποχή est inséparable


de celui d'Arcésilas. Ici les documents abondent : Diodes de
Gnide (1), Gicéron (2), Plutarque (3), Numénius (4), Sextus (5),
Diogène Laërce (6), Eusèbe (7), saint Augustin (8), sont d'accord
pour attribuer à Arcésilas personnellement Γέ-oy/j comme
partie essentielle de sa philosophie. De même elle joue un rôle
capital dans les débats de l'Académie jusqu'au temps d'Antio-
chus d'Ascalon. Garnéade a pris position à son sujet, bien que
ses disciples n'aient pu s'entendre sur la fixation de ce point
de sa doctrine. Les discussions de Philon de Larisse et d'An-
tiochus, dont les Académiques de Gicéron nous apportent l'écho,
sont pleines de Γέπογή. Le terme était donc bien vivant, même
pour ceux qui le répudiaient, au temps probable d'Enésidème.
Pour Arcésilas. επέχε-.ν signifie έπέχε'.ν την συγκατάθεσε :
suspendre l'assentiment. Ne point donner l'assentiment et «
suspendre », c'est la même chose : το δε άσυγκαταθετεΐν ουδέν ετερόν
έστιν η το έπέχειν, dit Sextus exposant le point de vue
d'Arcésilas (Dogm., I, 157); et Gicéron : έπογή, id est adsensionis
retentio (9). — Or un fait auquel on n'a pas toujours assez pris
garde, c'est que la suspension de l'assentiment n'est
concevable que dans une théorie volontariste de l'assentiment. Ι/έποχή,

(1) Dialr. (Eus., Pr. év., XIV, 6, 6). On a vu que Dioclès niait la sincérité du
doute chez Arcésilas.
(2) Ac, I, 12, 45 ; II, IS, 59 ; '24, 77-78.
(3) C. Colot., %Â, p. 1120 c.
(4) Sépar. Acad. Plat. (Eus.. Pr. év., XIV, 7, 4).
(5) Esq. Pyrrh.,\, 232.
(6) IV, 28.
(7) Prép. évang., XIV, ■{, 15 ; 7, 15.
(8) Contr. Acad.,U, 5, 11 et 12-24.
(9) Acad., Il; 18, 59. — Hirsel (III, p. 168, n. 1) remarque très justement que
Cicéroa (-4c, II, 32, 104) traduit έπέχειν par adsensus sustinere, alors qu'il s'agit
de distinguer deux sens ά'έπέχειν, dont le premier seulement comporte cette
traduction. C'est parce que Cicéron rend partout le mot έπέχειν conformément à sa
signification primitive. Cf. II. Estienne, Thesaurus, edit. Dindorf, III, 1835, s. v.
επέχω : επέχω xspl τούτου ...subaudiri enitn ace. ττ,ν συγκατάθεσιν.
l'origine et l'évolution de l'eiioxh 391

en ce sens, est donc incompatible avec le pyrrhonisme, qui ne


doit supposer aucune hypothèse dogmatique. Elle cadre, au
contraire, avec la philosophie d'Arce'silas, qui s'est développée
dans le stoïcisme et contre lui. Pour Zenon de Cition,
l'assentiment est volontaire, il dépend de nous (έ©' ή^ν). Une
représentation étant donnée, l'esprit peut donner ou refuser
l'assentiment à la proposition qu'elle implique. C'est une condition de
l'infaillibilité du Sage : car il y a des assentiments faux ; le
Sage doit s'abstenir d'accorder son assentiment à
l'incompréhensible et, par conséquent, suspendre (ασυγκαταθετεΐν =
L'
επέχει ν [τή ν συγκατάΒεσιν]. εποχή existe donc dans la philosophie
de Zenon : elle est inséparable du (αή οοξάσε'.ν τον σοφόν, τουτέστί,
ψευδεΐ ριή συγκαταθήσεσθα·, (Diog., VII, 121). Àrcésilas a soutenu
que la compréhension (κατάληψις, assentiment à la
représentation comprehensive) n'existait pas, que tout était
incompréhensible, et que le sage devait, par suite, suspendre l'assentiment,
non sur certaines représentations non compréhensives, mais sur
toutes les représentations, puisqu'aucune n'est
comprehensive. Ainsi, il n'est pas l'inventeur de Γεπογή, mais de Υ1πο*/ή
περί πάντων. Il est possible que ce soient les Stoïciens qui, les
premiers, aient répondu επέχω aux difficultés présentées par
leur adversaire. Arcésilas objectait tel ou tel cas d'indiscerna-
bilité. « Dans ce cas, que fait le sage? demande-t-il. — 11
suspend, répond le Stoïcien, il ne donne l'assentiment qu'au
compréhensible. — Alors il suspendra sur tout, réplique Arcésilas,
car rien n'est compréhensible ». Cependant il ne nous reste
aucun texte où εποχή et έπέχειν soient employés par les
premiers stoïciens (1), en dehors de leurs discussions avec les

(1) Par les premiers stoïciens : car Epictète parle souvent de προς τα άδηλα
jze/eiv (Arrien, Entret., ί, 7, ο ; 11, 7 ; 18, 2;i8, 2 ; III, 5, 2). « Ton ouvrage, dit
Epictète, où esl-il ? — Dans le désir et l'éloignement, pour que tu sois satisfait;
dans les impulsions et les répulsions, pour que tu sois impeccable; dans
l'adhésion et ί'έποχή, pour que tu sois infaillible (I, 4, 11) ». Aulu-Gelle (XIX, /, 20)
cite aussi un texte extrait du cinquième livre (perdu) de l'ouvrage d'Arrien, où
Epictète dit que le sage, pour éviter l'erreur, « où συγκατατίθεται, sed statum uigo-
remque sentenliae suae retinet ». Avant de reproduire tout le passage, il spécifie
qu'il est indubitablement d'accord avec les écrits de Zénoa et de Chrysippe {ibid.
392 PIERRE COUISSIN

académiciens. Il se peut donc que le mot soit d'Arcésilas, mais


la chose est stoïcienne. Arcésilas a étendu à tous les cas, dans
sa polémique, une attitude que Zenon réservait à des cas
exceptionnels (1).
Les académiciens eux-mêmes ont pris soin de prévenir un
faux sens, auquel pouvait conduire ή εις έκάτερα επιχείρησες. On
pouvait penser que, deux thèses ayant été soutenues avec une
force de persuasion égale, Γεποχή était l'attitude de celui qui
ne se prononce pas entre elles. Clitomaque, le disciple de Gar-
néade, a mis en garde contre cette interprétation. Il a distingué
deux sens de Γεποχή : la suspension de l'assentiment ; le fait
de ne dire ni oui ni non : « dupliciter dici adsensus sustinere sa-
pientem, uno ?nodo, cum hoc intellegatur omnino eum rei nulli
adsentiri, altero, cum se a respondendo, utaut adprobet quid aut
improbet, sustineat, ut neque neget aliquid neque aiat » (2). Le
premier sens, celui d'Arcésilas, est, d'après Clitomaque, celui
que Carnéade aurait admis; il aurait rejeté le second. Ainsi, à
l'Académie, d'Arcésilas à Glitomaque, Γεποχή est le
non-assentiment, το άσυγκαταθετεΐν.

Au contraire, c'est le deuxième sens qui a été adopté par les


sceptiques. La traduction de εποχή par « suspension de
l'assentiment » est, en ce qui les concerne, inexacte (3). La suspen-

14). On trouve encore l'opposition entre επέχω et συγκατατίθεμαι dans un texte


qui semble remonter aux premiers stoïciens (Alex. Aphrod., De l'âme, p. 161, 26
Bruns. : Arnim. Sloic. Vet. Fragm., Ill, p. 16, 10-11).
(1) Dans les textes, le mot εποχή sans addition désigne souvent Γέποχήπερί
πάντων. Ex. Cic.,i4c., II, 18, 59, d'après lequel Ι'εποχή, c'est-à-dire Γέποχτ, περί
πάντων, est née de la suppression du critère {indicium ueri). On n'en peut conclure
que Γεποχή περί τοΰ ακατάληπτου soit née de cette supression : elle dérive
seulement de l'impossibilité où Ton peut exceptionnellement se trouver de distinguer
le vrai du faux. La comparaison carnéadienne (Ad. Att.% XIII, 21) entre Γεποχή
et la pause du cocher ou la position couverte du pugiliste convient même mieux
à une εποχή temporaire qu'à une εποχή constante. Ι/έποχή académicienne, en effet,
n'est pas proprement constante, mais plutôt chaque fois répétée.
(2) Clitomaque, Au poêle C. Lucilius (d'ap. Cic, Ac, II, 32, 104).
(3) Le plus récent historien du scepticisme antique, Gœdeckemeyer (1905), dans
son Index, p. 334, renvoie de Epoche à Zustimmung (assentiment). Au mot Zu-
stimmung, on trouve Zurûckhaltung der Zustimmung, et l'indication de passages
concernant indifféremment les pyrrhoniens et les académiciens.
l'origine et l'évolution de l'eiioxiî 393

sion de l'assentiment laisse la place à une comparaison entre


les représentations. Par la théorie de Γεϋλογον, Arcésilas a
cherché à montrer que 6 περί πάντων επέχων n'est pas inactif. Car-
néade aussi distingue les représentations suivant qu'elles
sont persuasives ou dissuasives, et plus ou moins persuasives;
mais jamais, à ses yeux, une représentation n'est digne d'une
adhésion assez ferme pour que le sage, tel que le peignent les
stoïciens, puisse lui donner son adhésion.
Enésidème a opposé le pyrrhonisme à l'Académie sur ce
point. Les pyrrhoniens, dit-il (1), ne font pas de différences
entre les représentations, ils ne distinguent pas « le vrai et le
faux, le persuasif et le dissuasif, ce qui est et ce qui n'est pas»,
comme le font les académiciens. Il reprend la formule ού ρ.άλ-
λον : « Pas plus ceci que cela », trait d'union entre les
pyrrhoniens primitifs et lui. D'où découle qu'une représentation n'est
pas plus persuasive que dissuasive ou que ni l'un ni l'autre ou
que l'un et l'autre. Dans ces conditions, la suspension de
l'assentiment ne suffit pas : le pyrrhonien n'a pas à éliminer dans la
connaissance un moment réputé décisif, il se refuse à toute
élimination comme à tout choix. Sa conduite (αγωγή) concerne
les choses chez Pyrrhon et Timon, les choses et les idées chez
Enésidème : ce n'est pas une attitude exclusivement
intellectuelle. Naturellement, Sextus ne s'est pas fait faute de puiser
dans la critique académicienne de l'assentiment stoïcien. 11
entasse de même des arguments, récoltés un peu partout,
contre le signe, le critère et tout ce qui est dogmatique, mais
il ne le nie pas plus qu'il ne l'affirme. Si les pyrrhoniens
entendaient par εποχή, comme Arcésilas, το άσυγκαταθετεΤν, ils
tomberaient dans ce dogmatisme négatif qu'ils reprochent aux
académiciens : ils affirmeraient qu'ils ne donnent pas
l'assentiment. Or, sur ce point comme sur les autres, ils s'abstiennent
également d'affirmer et de nier. Us entendent donc Γέποχή au
deuxième sens de Clitomaque. C'est ainsi que Sextus la définit

(1) Enésidème, Disc. Pyrrh., I (d'ap. Phot., Myr., 319, Π0 a).


REG, XLH, 1919, n« 198.
PIERRE C0U1SS1N

constamment; c'est seulement dans ce sens qu'elle s'accorde


avec les expressions d'Enésidème et rejoint l'indifférence et
Γάφασία des fondateurs. « Je ne donne pas l'assentiment plus
que je ne le suspens, pourrait dire le pyrrhonien : je
m'abstiens » (1). Sextus lui-même ne paraît pas avoir su que les
académiciens, notamment Arcésilas, n'entendaient pas Γ εποχή
comme les pyrrhoniens. Mais il s'est douté d'une divergence,
non seulement en ce qu'il attribue, à tort ou à raison, aux
académiciens un dogmatisme négatif, mais en ce qu'il a accusé
Arcésilas de faire de Γέποχή son τέλος. Ce grief serait purement
verbal, si εποχή avait le même sens dans les deux philosophies;
il est réel, du moment' qn'zTzoyji s'oppose à συγκατάθεσης. Sextus
dirait plus justement : « Arcésilas n'est pas sceptique, parce
que pour lui Γεποχή est le non-assentiment et qu'il accorde, par
suite, une valeur absolue à une thèse négative! Le sceptique
entend, par Υζπο-/τ\, l'indifférence à l'égard des thèses opposées,
à ses yeux équivalentes ; et il ne lui donne de valeur que
relativement à Γ αταραξία, qui la suit comme son ombre ».
Le flottement au sujet de Γεποχή, chez les successeurs de
Carnéade, vient de ce que le mot tendait à perdre le sens qu'il
avait chez Arcésilas et à prendre celui que lui donnèrent aussi
les sceptiques. On serait ainsi conduit à placer l'emprunt au
i" siècle avant Jésus-Christ et à l'attribuer à Enésidème,
restaurateur de l'école pyrrhonienne. Mais Enésidème a-t-il connu
Γεποχή ? Photius et Aristoclès n'en parlent pas ; Sextus lui-
même ne dit pas explicitement qu'Enésidème l'ait professée,
mais comme il admet la continuité de la tradition sceptique, et
qu'il considère Enésidème, aussi bien que Timon, comme un

(1) Timon (Python, dans Diog., IX, 76) emploie άτροσθετώ : ce verbe est négatif
de προστίθεμαι, qui signifie, en sous-entendant ψήφον : voter, donner son suffrage.
« La formule Pas plus signifie, dit-il, qu'on ne détermine rien, mais qu'on
s'abstient. » Timon disait aussi μηδενί -πρίστίθεσθαι (Aristocl. d'ap. Eus. Pr. év., XIV,
18, 5 et 10). L'expression μηδενί συγκατατίθεσθαι est appliquée également aux
pyrrhoniens, mais, dans leur langage (Sext., Pytrh., I, 191), <τυγ*ατάθεσις a souvent
le sens spécial d' affirmation opposé à négation; et Sextus (ibid., 190) définit l'àpps-
ψΐα : τόν -κρός μηδέτερον (et non μηδέν). συγκατάθεσε.
l'origine et l'évolution de l'eeioxh 395

ancien sceptique, il n'a pas à apporter une telle précision.


D'autre part, Sextus appelle les tropes : les dix tropes d'Enési-
dème (Dogm., I, 345), renvoyant à un passage où il les nomme :
les tropes de Γ εποχή (Pyrrh., I, 36). Aristoclès n'en connaît que
neuf, mais il nous apprend qu'Enésidème les a exposés dans
Γ Ύποτύπωσις, ce qui explique que Photius n'en parle pas plus
que de Γεποχή, puisqu'il analyse un autre ouvrage. Enfin, fait
décisif, Philon d'Alexandrie emploie le verbe έπέχειν à propos
de son exposé des tropes, qui ne peut guère être emprunté
qu'à Enésidème (1). Ajoutons que Diogène (IX, 78-87) semble
aussi considérer Enésidème comme le plus ancien rédacteur des
tropes et nomme également son Ύποτύπωσ-'.ς, et qu'il résulte du
texte du même auteur discuté plus haut (IX, 62) que le terme
εποχή appartenait au vocabulaire d'Enésidème (2). Gela n'a rien
de surprenant : l'école pyrrhonienne a vécu obscurément entre
Timon et Enésidème. Le rôle d'Enésidème a été de lui infuser,
comme un sang nouveau, l'esprit dialectique d'Arcésilas et de
Carnéade, sans répéter toutefois l'enseignement de ces
philosophes. Or, puisque l'Académie de Philon de Larisse rejetait
Γεποχή à cause de son nouveau sens radical, Enésidème releva
ce sens radical et fit désormais de Γεποχή ainsi entendue la
caractéristique du scepticisme. Il est aussi l'auteur d'un livre
Sur ία Recherche (Diog., IX, 106) et nous voyons, par l'exposé
de Sextus (Pyrrh., II, 1-12), que cette recherche était une étude
antilogique des thèses des dogmatiques sur toutes les parties
de la philosophie, étude qui rappelle la méthode d'Arcésilas et
avait pour suite naturelle Γέποχή (3).

(1) Philon, De l'Ivresse, 169, 200, 205 (Wendl.). Voir H. von Àrnim, Quellen-
studien zur Philo. von Alexandria, 1888, p. 70-79, et E. Bréhier, Les Idées
philosophiques et religieuses de Philon d'Alexandrie, 1908, p. 210-213.
(2) Par contre Diog.,IX, 107 (τέλο; οι σκεπτικοί φασι τήν έποχήν, f, σκιάς τρόπον
επακολουθεί ή αταραξία, ως φασιν οι τε περί τον Τίμωνα καί Αίνησίδημον) ne proUTe
rien : la seconde partie seule, croyons-nous, appartient à Timon et Enésidème,
et pouvait s'appliquer à Γάφασία aussi bien qu'à Γεποχή.
(3) Nous n'avons pas fait état du témoignage de Galien (Sur le meilleur
enseignement, 3, p. 47 K,) auquel Hirzel n'attache pas d'importance : τήν ΰπό τών πρ«σ-
βυτέρων 'Ακαδημαϊκών ΐίσαγο μένην εποχήν. Ce testis unus, du reste bien tardif,
396 PIERRE C0UI8SIN

Résumons brièvement les conclusions qui se sont dégagées


de la discussion précédente.
Le premier qui ait fait une place à Γέποχή dans sa
philosophie, c'est Zénpn de Cition. Le terme lui appartient-il ou non?
Les textes que nous possédons ne nous permettent pas d'en
décider. Mais la chose qu'il désigne est impliquée dans le
dogme pi δοξάσειν τον σοφόν et dans la doctrine de l'assentiment
εφ' ήρυν : c'est ce qu'on pourrait appeler Γ εποχή περί του
ακατάληπτου. L'effort d'Arcésilas consiste à démontrer que, tout
étant en fait άκατάληπτον, Γεποχή περί τοΰ ακατάληπτου est Γεποχή
περί πάντων. Il applique l'ironie au sage stoïcien, pour l'obliger
à confesser son ignorance. Le sage est infaillible, soit, mais en
ne donnant son assentiment à rien : εφέξει, άρα περί πάντων ό
σοφός (Sext., Dogm., I, 158). Toutefois, Arcésilas n'a pas voulu
accorder à Zenon que l'assentiment étaitnécessaire à l'action;
en deçà de la συγκατάθεσης, il y a place pour Γεύλογον : Γεποχή ne
supprime pas pratiquement tout choix. Mais Arcésilas, à son
école, réfutait toutes les thèses et constatait l'équilibre entre la
thèse ev l'antithèse. La dissertatio in utramque partem (έπιχεί-
ρησις εις έκάτερα) aboutissait à Γεποχή sur la thèse et à Γεποχή
sur l'antithèse : ut... ab utraque parte adsensio sustineretur (Gic.
Ac, I, /?, 45). De là naquit, postérieurement à l'Académie
même, une confusion : on comprit, non que Γεποχή était la
suspension de l'assentiment à chacune des deux thèses, mais
une absence de choix entre la thèse et l'antithèse. Ainsi
comprise, Γεποχή ne se distinguait plus de l'indifférence pyrrho-
nienne. Carnéade ayant rejeté cette interprétation, sa théorie
du πιθανόν fit croire qu'il renonçait à Γεποχή ; et les successeurs
de Glitomaque l'abandonnèrent, en effet, parce qu'elle était de
plus en plus5 entendue à contresens. La décadence du doute

contredit tout ce que nous savons par ailleurs. S'il veut simplement dire que,
pour l'ancienne Académie, τήν εις έκίτερα έπίχείρηιπν τελευταν είς Ιποχήν (ρ. 40 Κ.),
il lui attribue, en un langage anachronique, une remarque très simple, qui
remonte tout aussi bien aux sophistes du v· siècle.
l'origine et l'évolution de l'euOXH 397

académique a conduit Enésidème à restaurer le scepticisme


sous le signe de Pyrrhon et à reprendre à son compte cette
εποχή, qui était alors identique à Γ αδιαφορία pyrrhonienne, sur
le plan spéculatif. Le terme ne convenait qu'imparfaitement à
son nouveau sens, mais il permettait d'exprimer une attitude
purement mentale, ce que ne faisaient ni αδιαφορία, ni αφασία.
Inutile au scepticisme pragmatique de Pyrrhon et Timon, il
remplissait un vide dans le scepticisme logique d'Enésidème.
De là sa fortune dans l'école pyrrhonienne, fortune accrue plus
tard par le fait que les médecins sceptiques trouvaient déjà ce
mot, au sens de « rétention », dans le vocabulaire de ieur art.
Puisqu'ils guérissaient le relâchement par Γέποχή, comment ce
moyen curatifne leur eût-il pas paru aussi le remède spécifique
de la diarrhée verbale des philosophes, diagnostiquée autrefois
par l'illustre Sillographe?
Pierre Couissin.

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