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Jean-Charles Asselain
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Lecture
Fortunes coloniales
Volet central d’une trilogie qui débute avec La possession du monde. Poids et
mesures de la colonisation (Bruxelles, Complexe, 2000) et qui doit se clore avec l’ou-
vrage en préparation (Le livre noir de l’homme blanc. Le coût humain de l’expansion
européenne), le présent volume aborde des sujets qui demeurent toujours aussi brû-
lants près d’un demi-siècle après la fin des derniers empires coloniaux. La pro-
blématique est plus globale que ne le suggère le titre retenu, puisque les six
premiers chapitres (sur douze) sont consacrés à un « état du monde » par conti-
nent, à la veille de la grande expansion européenne, puis aux effets dévastateurs
de la conquête sur les peuples de l’Amérique précolombienne et de la traite des
noirs sur les peuples d’Afrique, avant de passer à l’examen des effets économiques
de l’expansion coloniale dans cinq pays choisis comme représentatifs de la colo-
nisation européenne (Grande-Bretagne, France, Portugal, Pays-Bas, Belgique).
En ce domaine où s’affrontent de longue date les affirmations opposées les
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Les questions que soulève Bouda Etemad recoupent très largement celles
qui ont focalisé les réflexions de Paul Bairoch, de Révolution industrielle et sous-
développement (1963) à Mythes et paradoxes de l’histoire économique (1999).
Récusant tout amalgame inspiré par des a priori idéologiques, Bairoch insistait
sur la nécessité d’apporter des réponses différentes à deux questions bien dis-
tinctes : les effets respectifs de l’expansion coloniale sur l’économie des pays
colonisateurs, et sur celle des pays colonisés. Réponses au demeurant fort tran-
chées (l’une en opposition radicale avec les thèses « tiers-mondistes », l’autre en
accord) : non, les relations coloniales n’ont jamais joué un rôle déterminant aux
origines du grand essor économique de l’Europe ; oui, elles portent bien une
responsabilité décisive dans l’appauvrissement cumulatif des pays sous-déve-
loppés. De sorte que, selon cette analyse, la colonisation apparaît non comme
un jeu à somme nulle, mais comme un jeu à somme négative – en se gardant
bien entendu de toute exagération, car il n’est pas question de nier les avantages
procurés à certains intérêts sectoriels ou régionaux, ni l’effet global d’amplifi-
cation au profit de l’économie dominante au lendemain de la « percée » initiale,
la révolution industrielle anglaise. Bouda Etemad se montre pour sa part plus
circonspect encore, mettant en garde contre toute approche globalisante,
« source de débats stériles et venimeux ». Sa démarche vise pour l’essentiel à
montrer comment l’expansion coloniale a pu avoir des effets divers et contras-
tés selon les périodes et les pays colonisateurs, et à dégager du même coup la
part de validité que peuvent comporter les différentes thèses opposées – sans
verser pour autant dans un trop facile relativisme et sans exclure des prises de
position vigoureuses sur certains points.
Comme Paul Bairoch, Bouda Etemad soutient la thèse d’une égalité, ou
d’une quasi-égalité, des niveaux de développement entre l’Europe et les trois
continents du futur Tiers-Monde jusqu’à la veille de la révolution industrielle.
Le principal argument invoqué dans ce sens, à propos de l’Amérique préco-
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1. Rappelons que le principe des contrefactuelles vise à reconstituer, à travers un modèle économé-
trique, les conséquences d’un changement affectant l’une des variables (en l’occurrence, le commerce colo-
nial) sous la condition ceteris paribus.
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ne doit pas induire en erreur, étant donné le caractère souvent aléatoire de ces
profits coloniaux et leur faible taux de réinvestissement dans l’industrie. Le rôle
des débouchés impériaux ? Très variable selon les secteurs et les périodes, il s’af-
firme surtout au XIXe siècle, donc bien après le stade décisif du déclenchement de
la révolution industrielle, alors que l’essor des échanges avec les dominions tend
à gonfler les chiffres globaux du commerce impérial qui les inclut. Ainsi, tout bien
considéré, et au terme d’une discussion serrée : « le démarrage économique de
l’Angleterre aurait eu lieu sans les avantages et gains générés par la traite négrière,
le commerce colonial et le système esclavagiste des plantations américaines.
Manchester aurait existé sans Liverpool. Le “commerce triangulaire” n’aurait pas
suffi à lui seul à provoquer ni à soutenir une révolution du mode de production » ;
la contribution des relations coloniales ne doit être ni écartée d’un revers de main,
ni exagérée, « c’est un apport parmi d’autres, et non la condition préalable ou pri-
vilégiée de la révolution industrielle ».
L’argumentation de Bouda Etemad tire sa force en premier lieu d’une ana-
lyse précise des enchaînements temporels2, et elle trouve confirmation dans le
« tour d’Europe » des expériences coloniales. Du Portugal, parti le premier à la
conquête des routes maritimes, à la Belgique, qui rejoint le cercle des puissances
coloniales au seuil du XXe siècle, les exemples choisis couvrent bien les « géné-
rations » successives de la colonisation européenne, et permettent de montrer la
diversité des interactions. Mais il existe presque toujours une disproportion fla-
grante entre les profits coloniaux très visibles – et qui n’ont rien d’un mythe,
notamment ceux qui résultent du travail forcé, comme à Java puis au Congo et
ailleurs en Afrique – et la faiblesse de l’impact global sur l’économie des pays
colonisateurs ; même l’afflux des métaux précieux dont bénéficie le petit
Portugal n’a pas constitué le point de départ d’un processus de développement
à long terme, bien au contraire. Le contraste entre la médiocrité de l’empire
colonial français et la splendeur de l’empire britannique n’est pas non plus le
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3. « Globalement et dans la longue durée, le bilan de l’Empire est désastreux. L’expansion coloniale
est l’un des facteurs ayant fait de la France un pays arriéré, misérable, pauvre et pitoyable », (François
CROUZET, 1998, cité par B. ETEMAD, p. 191).
4. On peut difficilement soutenir à la fois que des salaires cinq à dix fois plus faibles qu’en Angleterre
faisaient obstacle à la mécanisation de l’industrie textile indienne (cf. ci-dessus) et que les écarts mondiaux
de niveau de revenu demeuraient faibles jusqu’à la révolution industrielle.
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