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First international conference on Economic De-growth for Ecological Sustainability and Social Equity, Paris, April 18-19th 2008

Actes du premier colloque sur

Penser l’écologie politique


Sciences sociales et interdisciplinarité

Paris, 13-14 janvier 2014

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Coordinateur scientifique: Fabrice Flipo

Site internet du colloque


http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique/
ou: ecologiepolitique.tk

Contact
fabrice.flipo@it-sudparis.eu

Remerciements
Ce colloque a reçu le soutien de TELECOM & Management SudParis, de l’Institut Mines-
Télécom, du Ministère du Développement Durable et de l’Energie, et de l’Université Paris 7.

Nous remercions les co-organisateurs

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Table des matières


Deléage J.-P. - Penser l’écologie politique........................................................................................... 12
Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces productives » ou critique de la « production pour la
production » ? Le « double Marx » face à la crise écologique. ...........................................................14
Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une perspective
lacano-marxiste pour la décroissance de Serge Latouche ?...............................................................17
Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique »...................................................................................21
Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme sans renoncer à l’Etat-Providence ? ...........26
Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima....................................................29
Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités prescrites. L’enjeu du délai..................................32
Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme perspective : la reformulation des catégories du
politique sur l’espace public oppositionnel......................................................................................... 33
Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie politique...............................................................37
Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques aux prises avec la question politique. .......41
Vecchione E. - Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas.......45
Chansigaud V. - Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides
(1880-1970)........................................................................................................................................ 49
Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des
interactions entre l’économie et la nature.......................................................................................... 50
Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la
dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire................................56
Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels de la gestion et de l’écologie politique : essai
d’articulation par la comptabilité........................................................................................................ 60
Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne........65
Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration.........................................................................73
Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où
on les attendait…............................................................................................................................... 77
Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les ondes électromagnétiques...................................81
Tessier A. & al. - « Faire de la science » interdisciplinaire : une complication nécessaire ou
superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs Artificiels en Languedoc-Roussillon................85
Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles appel à Gaïa ? ...........................................88
P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire..........................99
Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique. Application à la gestion du lac
Tchad............................................................................................................................................... 102
Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? ...................................................................109
Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science fiction : du monde clos à l’univers infini et
retour ? ............................................................................................................................................ 112
Ferdinand M. - Écologie politique et pensées postcoloniales : Tentatives du « postcolonial
ecocriticism »................................................................................................................................... 113
Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et l’écologisme radical.................................116
E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable . . . .120
Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature..............................................124
Lewis N. & J. Rebotier - L’environnement en partage: affirmer la modernité pour (re)lier nature et
sociétés............................................................................................................................................ 129
Bonneuil C. & J.B. Fressoz - L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ?............133
Audet R. - Une écologie politique du discours de la transition..........................................................137
Bécot R. – Interroger la production de l'oubli autour des mouvements sociaux et écologistes.........141
Boudet F. - Le concept d’espèce humaine : un défi pour les sciences humaines et sociales ?.........144
Cochet Y. - L'aversion des SHS pour l'écologie politique..................................................................147
Boudes P. & S. Ollitrault - La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à
l’écologie politique .......................................................................................................................... 150
Martin F. & R. Larsimont - L’écologie politique depuis l’Amérique Latine.........................................155

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Flipo F. - L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception......................160
Vioulac J. - Exploitation de la nature et exploitation de l‘homme: le Capital comme « sujet dominant »
......................................................................................................................................................... 163
Lamizet B. - L‘écologie: une sémiotique politique de l‘espace..........................................................168
Bouleau G. - Pour une écologie politique scientifique de terrain.......................................................172
Hoyaux A.F. & V. André-Lamat - Construction des savoirs et enseignements de l’écologie politique :
du conformisme à l’interobjectivation de la nature..........................................................................176
Tassin E. - Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie ......180
Lamarche & al. - Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives
interdisciplinaires et interscalaires................................................................................................... 184
Renault M. - Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs...........188
Harribey J.-M. - Retour à la critique de l’économie politique pour examiner la question de la valeur de
la nature........................................................................................................................................... 192
Canabate A. - Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la «
sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme............................................................................................. 197

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Penser l'écologie politique : sciences sociales et


interdisciplinarité
13 et 14 janvier 2014 – Paris Diderot
Bâtiment Buffon - 15 rue Hélène Brion 75013 Paris

Ce colloque part du constat d'une difficulté : de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’« écologie
politique » ? Parle-t-on de développement durable ? D'après-développement, de buen vivir,
d'écosocialisme, de décroissance, d'écosophie etc. ? Comment écologie et politique,
politique et écologie s’articulent-elles dans cette expression à la signification des plus
plastiques ? Quelle place prennent les travaux en sciences sociales tant dans les
recherches en environnement que dans la discussion engagée dans le champ de l’écologie
politique ? Le mouvement écologiste distingue, de son côté, depuis les origines,
« l'écologisme » de « l'environnementalisme », au motif que le premier cherche à modifier
les causes profondes de la dégradation de la nature et plus largement du monde vécu,
tandis que le second s'en tient à la protection de la nature. Ces enjeux n'ont jamais été plus
actuels, les écologistes obtiennent des scores parfois élevés aux élections (autour de 20 %
tous partis confondus aux Européennes de 2009), et les questions écologiques font l'objet
de tensions internationales croissantes (sommet Rio+20). Académiquement parlant, en
dépit de cette dimension politique et sociétale évidente, le champ a surtout été occupé par
les sciences dites « dures » (écologie, ingénierie, etc.). A l’heure où les sciences humaines
et sociales en France investissent toujours plus ces questions, mais de manière inégale, il
apparaît nécessaire de faire le point pour cerner les enjeux, les problèmes et les défis à
relever. Dans une bibliothèque, l'étagère la plus fournie, en matière d'écologie politique, se
nomme « développement durable ». L’économie est la discipline la plus représentée, mais
on y trouve également la géographie, la sociologie, le droit, la philosophie, l’anthropologie
et l’histoire. Certes, la thématique écologique s’est construite comme une critique de la
société industrielle et de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite
de la croissance symbolise. Mais comment aller plus loin ? La critique du capitalisme est-
elle suffisante ?
Il est admis que différentes conceptions de la nature se partagent l’histoire : prémoderne,
moderne et « écologique ». A l’observation chez les Grecs aurait succédé l’ expérimentation
chez les Modernes, et le respect serait à venir. Or le statut de la troisième conception fait
problème, dans la série. L'analyse politique tient en effet pour acquis que le passage du
prémoderne (ou « antique ») au moderne implique des changements massifs : émergence
de l’État, de l'économie de marché, du développement technologique, passage de la
« liberté des Anciens » à la « liberté des Modernes », d’Aristote au constructivisme social,
etc. Entre le prémoderne et le moderne, l'écart est souvent considéré comme étant celui de
l’émergence de la science et de la technique elles-mêmes. Si l’écart entre la deuxième et la
troisième conception devait être de la même magnitude, reste à savoir dans quel sens il
faut s’engager pour opérer la conversion souhaitée de l’expérimentation au respect. On
accuse fréquemment les écologistes de vouloir « revenir à l’âge de pierre » (ou de la lampe
à pétrole). La protection de la nature n’est-elle pas plutôt un « souci moderne », qui ne se
fait jour que lorsque l'agir humain atteint une certaine magnitude ? La question taraude les
études sur l'écologisme, sans trouver de réponse claire.
Si, pendant des années, voire des décennies, il y a eu si peu de travaux et qu'ils ont été si
peu lus, c'est parce que les auteurs qui se sont engagés à l’époque dans cette voie ont été
marginalisés au motif que, pour s'intéresser à l'écologie, il fallait être écologiste, c'est-à-
dire « croire » aux dangers dont les « écologistes » de l’époque disaient qu’ils menaçaient,
« croire » aux « prédictions » de ces Cassandre. Nous sommes loin aujourd’hui de cette
marginalisation. On n’a jamais autant parlé d’écologie (ou d’environnement) en France et

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

dans le monde. Les voix les plus soucieuses de correction et les moins soupçonnables de
vouloir changer quoi que ce soit à l’ordre établi ont même rejoint le chœur des marginaux
d’hier et ne sont pas les moins radicaux. Les rapports, articles, livres, émissions, films
« écologistes » sont aujourd’hui nombreux et accessibles, mais qu’en est-il de la place de
l’« écologie politique » en tant que paradigme dans le champ des études académiques ? La
communauté savante serait-elle aussi neutre qu'elle le prétend ? Ou au contraire a-t-elle
tendance à s'aligner sur les positions de la diplomatie française, à l'échelle internationale,
qui est celle d'un pays riche ?

Si elle circule bien mieux qu’avant dans la société, la littérature écologiste reste méconnue
de la très grande majorité des universitaires qui la jugent a priori bigarrée et « nébuleuse ».
Les auteurs « écologistes » ne sont pas nécessairement passés par l'université et, s'il arrive
qu’ils soient universitaires, ils écrivent sur l’écologie en marge de leur domaine principal de
recherche. Mobiliser la communauté universitaire des sciences humaines et sociales autour
des enjeux de l’écologie politique, c’est certes travailler à lui faire comprendre la
pertinence intellectuelle et politique de ce paradigme mais aussi travailler à réconcilier les
universitaires avec les « intellectuels organiques » issus du mouvement écologiste,
intellectuels qu’ils ne connaissent pas mais qui, eux, se sont formés en lisant parfois les
mêmes auteurs que certains universitaires…

L’objectif de ce colloque sera donc d’examiner pourquoi les sciences humaines et


sociales ont-elles tant de mal à intégrer la question écologique, comment
l’écologie politique en tant que paradigme pourrait-elle être pensée ? En quoi
consiste-t-elle ? Ces difficultés sont-elles les mêmes dans toutes les disciplines ?
Comment les expliquer ? Comment les surmonter ?

Parmi les thèmes qui seraient à aborder (non exhaustif) :


1 questions épistémologiques liées à l'intégration de « la nature » en sciences
humaines et sociales : le risque d’introduire du déterminisme (« biologisme » etc.),
le rapport aux sciences dites « de la nature » (lesquelles etc.), et plus généralement
aux savoirs et savoir-faire (techniques, technologies) mis en œuvre par une société
dans son rapport au milieu ;
2 difficulté de « faire science » (même « humaine et sociale ») à propos d'un objet qui
entremêle science, politique, engagement citoyen... Comment constituer un
champ ? Quel est le corpus (livres, tracts, documents etc.) ? Est-ce souhaitable ?
Est-ce possible ? Doit-il être interdisciplinaire ? Mais alors est-ce encore un champ ?
3 liens entre sciences humaines et sociales et intellectuels organiques du mouvement
écologiste ;
4 la communauté des sciences humaines et sociales intègre-t-elle mieux l’écologie
politique en tant que paradigme dans d’autres pays qu’elle ne le fait en France ?
5 de quel secours les SHS sont-elles capables, au regard du défi posé à la société et
plus largement au monde dont elles émanent ? Quelles sont les perspectives
politiques de l’écologie politique ? Quelles sont les spécificités de ce champ
politique, par rapport à d’autres, déjà balisés ? Est-elle porteuse seulement de
politique, ou plus généralement d’un « grand récit », susceptible de prendre le relais
de ceux qui se sont épuisés ? Ou est-ce autre chose encore ?

Ce colloque fait le pari de la pluridisciplinarité (problématisation de l’écologie politique à


partir de différents cadres disciplinaires) et de l'interdisciplinarité (travail sur les cadres
disciplinaires, dans ce qu’ils peuvent avoir d’aveuglant). Le postulat est que les difficultés
rencontrées dans chaque discipline, pour saisir l'écologie politique, s'éclaireront mieux par
le concours des autres. Pour éviter toutefois que l’éclairage multidisciplinaire et
interdisciplinaire de l’écologie politique ne vire à l'éclectisme, il sera demandé que les
contributions interrogent autant l'objet étudié que les difficultés rencontrées dans leur
discipline pour le cadrer, ce qui suppose de rendre visibles les fondements d'une discipline
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

pour les autres contributeurs, permettant ainsi au dialogue de s'instaurer. Il n'y a pas de
dialogue possible entre deux secteurs trop spécialisés de la recherche, car les présupposés
d'un secteur sont si nombreux qu'aucun autre ne peut pleinement les maîtriser. C'est aux
spécialistes de remonter en généralité, et situer leur position au sein de courants
théoriques plus vastes, qui seuls peuvent être confrontés les uns aux autres. Chaque
intervenant sera donc invité, à partir de son objet de réflexion et de son positionnement, à
penser la place présente et à venir de sa discipline au sein d’une réflexion globale sur
l’écologisme.

Site internet de la rencontre: http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique ou


ecologiepolitique.tk

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Comité d’organisation
Arnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, Directeur adjoint du SET
Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, LADYSS
Boudes, Philippe, sociologue, chercheur associé au LADYSS
Flipo, Fabrice, Maître de Conférences, philosophe, TELECOM & Management SudParis
Carnino, Guillaume, Enseignant-chercheur, historien, Université de Technologie de Compiègne) et post-doctorant (CRH :
CNRS/EHESS)
Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, LADYSS
Murard, Numa, Professeur, sociologue, Directeur du CSPRP
Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille

Comité scientifique
Arnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, SET
Belaïdi, Nadia, chargée de recherches au CNRS, juriste à l'UMR PRODIG
Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, Ladyss
Bonneuil, Christophe, maître de conférences, historien, EHESS CNRS centre Koyré
Chartier, Denis, maître de conférences, géographe, Université d'Orléans
Corcuff, Philippe, maître de conférences, sociologue, Sciences Po Lyon
David, Christophe, maître de conférences, philosophe, Université de Rennes 2
Dobré, Michelle, professeure, sociologue, Université de Caen
Duclos, Denis, directeur de recherches, sociologue, CNRS
Flipo, Fabrice, maître de conférences, philosophe, TEM
Gruca, Philippe, philosophe, Université de Bordeaux
Haber, Stéphane, professeur, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Jany-Catrice, Florence, professeure, économiste, Université de Lille 1
Jappe, Anselm, chargé de cours à l'EHESS
Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, Ladyss
Laval, Christian, professeur de sociologie, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Locher, Fabien, Chargé de recherche, historien, EHESS
Lowy, Michael, professeur, philosophe, EHESS
Méda, Dominique, professeure, sociologue, Paris Dauphine
Monédiaire, Gérard, professeur, juriste, Université de Limoges
Rodary, Estienne, chargé de recherche à l'IRD, géographe, Université de Montpellier, co-rédacteur en chef d'Ecologie &
Politique.
Salmon, Jean-Marc, sociologue, professeur associé TEM
Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Programme

Lundi 13 janvier, matin. Quel débat démocratique à l’heure de l’urgence écologique ?


9h Accueil
9h15 Ouverture. Jean-Paul Deléage.
10h00 / 12h00 Ateliers
Atelier 1. Amphi Buffon. Marx est-il nécessaire pour penser l'écologie politique ?
• S. Latouche (économiste, Université Paris Sud)
• Eloge de la "croissance des forces productives" ou critique de la "production pour la production" ? Le "double Marx"
face à la crise écologique. A. Jappe (philosophe, écrivain)
• Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une réflexion à partir de l’œuvre de Serge Latouche. O.
Gun & F.-D. Vivien (économie, Université de Reims Champagne-Ardennes)
Atelier 2. Salle RH02A. Urgence sociale ou écologique ?
• Fonder l’écologie politique. G. Desguerriers (société civile - UFAL, Union des Familles Laïques)
• Peut-on vouloir rompre avec le productivisme sans renoncer à l’Etat-providence ? L. De Briey (philosophie, Université
de Namur)
• Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima. Y. Tonaki (philosophie, Université Tokyo / CSPRP Paris 7)
• Temporalités Politiques et écologiques. Confrontations et limites. B. Villalba (sciences politiques, Sciences Po Lille)
Atelier 3. Salle RH04A. Le rapport des écologistes à la politique
• De la naissance des partis verts au développement d’un clivage productivistes/écologistes. Un regard de science
politique sur l’écologie politique. ( F. Gougou & S. Persico, sciences politiques, Sciences Po Paris)
• Le politique à l’épreuve de l’écologie : une perspective des SHS . A. Grisoni (sociologie, ENS Lyon) & R. Sierra
(philosophie, Université de Francfort-sur-le-Main)
• Governmentality studies et écologie politique . P. Sauvêtre (sciences politiques, IEP Paris)
• Définir l’écologie politique par l’étude de la stratégie des acteurs : le cas de l’écologie dans le milieu des catholiques en
France . L. Bertina (sciences politiques, EPHE)
Atelier 4. Salle RH02B. Face aux réponses de la technocratie
• Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas. E. Vecchione (économiste, EHESS)
• Ce que la stratégie du mouvement antinucléaire apporte en propre . C. David (histoire des idées, Université de Rennes 2,
CSPRP Paris 7)
Atelier 5. Salle RH04B. La nature vue du don. (à l’occasion du numéro du Mauss d’octobre 2013, Que donne la nature ?)
• La nature donne-t-elle pour de bon ? L’éthique de la Terre vue du don . Ph. Chanial (sociologie, Paris Dauphine)
• Que donne la nature ? A. Caillé (sociologie, Paris 10)
12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.

Lundi 13 janvier, après-midi. Quelle place/attention l'écologie politique accorde-t-elle à nos vies, à nos corps ?
14h30-16h30 Ateliers.
Atelier 1. Amphi Buffon. Les choix techniques comme enjeu politique
• Les déchets : une nouvelle question politique. B. Hurand (philosophie)
• L’écologie politique via l’alimentation , D. Kazic (sciences politiques, AgroParisTech)
• L'écosophie de Félix Guattari : outils de transversalité pour situations écologie : des ondes hertziennes aux ondes
électromagnétiques. N. Prignot (philosophie, Université Libre de Bruxelles)
• Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970) . V. Chansigaud
(histoire, Paris 7)
Atelier 2. Salle RH02A. Repenser la ville
• Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et
la nature . C. Beaurain (urbanisme, Université de Limoges)
• Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle
dans les méthodologies d’aménagements du territoire . H. Naranjo (géographie, Université de Nantes)

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

• L’écologie politique, de la critique de la technologie à la constitution d’un véritable projet politique . A. Diemer
(économie, Université de Clermont-Ferrand)
Atelier 3. Salle RH04A. Redéfinir les missions de l’entreprise
• Apports et rapports mutuels de la gestion et de l'écologie politique : essai d'articulation par la comptabilité . C. Feger
(gestion de l’environnement, AgroParisTech) & A. Rambaud (sciences de gestion, Paris Dauphine)
• Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne . M. Dos Santos Ribeiro
(anthropologie, Université de Sao Paolo)
Atelier 4. Salle RH02B. Des sciences naturelles à l’écologie politique
• « Faire de la science » interdisciplinaire : complication essentielle ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude de récifs
artificiels en Languedoc-Roussillon . A. Tessier (biologie marine, Seaneo), E. Asan, N. Dalias et Ph. Lenfant
(sociologie, Université de Perpignan)
• Pourquoi faire “appel à Gaïa” pour fonder une écologie politique ? S. Dutreuil (philosophie, Université Paris 1)
• Les pratiques cynégétiques en France et leurs sociologies. Un objet scientifique du clivage quant aux écologies
politiques. C. Baticle (socio-anthropologie, Université de Picardie)
16h45-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.

Mardi 14 janvier, matin. Quels temps nouveaux pour l’écologie politique ? Entre deuil des idéologies et (des)espoir d’un
avenir meilleur, quel sens pour l’aventure humaine ?
9h30. Plénière introductive. Giovanna Di Chiro (Siena College), Amphi Buffon.
10h00-12h00. Ateliers
Atelier 1. Amphi Buffon. Vers un pluralisme ontologique ?
• Les modernes rappelés à la nature : L’histoire et l’anthropologie comme sources de la pensée écologique. P.
Charbonnier (philosophie, CNRS)
• Penser l'écologie politique dans un pays en « développement » : le Brésil à la recherche de ses racines
environnementalistes . A. Acker (histoire, Institut Universitaire Européen)
• L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique (un exemple à partir de la gestion du lac Tchad en Afrique)
A. Sambo (Enseignant-chercheur, Université de Maroua, Cameroun)
• Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire , Ph. Corcuff (sciences politiques, IEP Lyon)
Atelier 2. Salle RH02A. De nouveaux récits ?
• Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? Questions sur une transversalité invisible à la lueur du cas Fukushima. B.
Guest ( littérature comparée, Université Montaigne Bordeaux 3)
• Science fiction et écologie dans l’histoire. E. Hache (philosophie, Paris X-Nanterre)
• Écologie politique et théories postcoloniales. Tentatives du « postcolonial ecocriticism ». M. Ferdinand (sciences
politiques, CSPRP)
• La vallée de l’éternel retour , la science et l’écologisme radical. J.-L. Gautero (histoire des sciences, Université de Nice).
Atelier 3. Salle RH04A. L’écologie politique, modernité ou retour à la tradition ?
• Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable E. Bourel (anthropologie, Université
Lyon 2)
• Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature à partir des sciences humaines et sociales. M. Gervais (sciences
politiques, EPHE)
• À la rescousse de la Modernité : (re)lier nature et sociétés. N. Lewis (sociologie, UQAR) & J. Rebotier (géographie,
CNRS)
• Penser et critiquer la technique dans les milieux personnalistes des années 1930 : une source française de l'écologie
politique. Q. Hardy (philosophie, Paris 1)
Atelier 4. Salle RH 02B. Écrire l’histoire
• L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ? C. Bonneuil (histoire, EHESS)
• Une écologie politique du discours de la transition. R. Audet (sociologie, UQAM)
• Interroger la production de l'oubli autour des mobilisations sociales et écologistes. R. Bécot (histoire, Centre Maurice
Halbwachs)
12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Mardi 14 janvier, après-midi. Enquêter et théoriser. Construire l'écologie politique / De quelle sciences (théories,
institutions, pratiques) a-t-on besoin ?
14h30-16h30. Ateliers
Atelier 1. Amphi Buffon. Les SHS face à l’écologie politique
• La résistance à la prise en compte de « la nature » . F. Boudet (philosophie, Paris X-Nanterre)
• L'aversion des SHS pour l'écologie politique. Y. Cochet ( Eurodéputé EELV, ancien Ministre de l'environnement)
• Reclaim la sociologie? Ou la sociologie à l'épreuve de l'écologie. B. Zitouni (sociologie, Université Saint-Louis
Bruxelles)
• La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à l’écologie politique. Ph. Boudes et S. Ollitrault
(sociologie, INRA Rennes et CNRS)
Atelier 2. Salle RH02A. Vers une théorie de l’écologie politique ?
• Faut-il de nouvelles sciences pour penser la transition écologique ? D. Méda (sociologie, Paris Dauphine)
• L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception. F. Flipo (philosophie, Institut Mines-
Télécom/Tem CSPRP Paris 7)
• Exploitation du travail et exploitation de la nature selon Marx : le Capital comme « sujet dominant ». J. Vioulac
(philosophie)
• L’écologie politique latino-américaine : un apport au chantier d’une version internationale. L. Robin & M. Facundo
(géographie, CONICET)
Atelier 3. Salle RH04A. Théories de l’écologie politique
• L’écologie : une sémiotique politique de l’espace . B. Lamizet (sciences de l’information et de la communication, IEP
Lyon)
• Political Ecology, constructivisme et pragmatisme. G. Bouleau (sociologie, IRSTEA)
• De la prudence distanciée à l’hypothèse paradigmatique : trajectoires de la théorie politique verte. L. Semal (sciences
politiques, Université Lille 1)
• Construction des savoirs et enseignements de l'écologie politique : du conformisme à l'interobjectivation de la nature.
A.F. Hoyaux & V. André-Lamat (géographie, Bordeaux III)
Atelier 4. Salle RH02B. Les enjeux du global
• Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie . E. Tassin (philosophie, CSPRP
Paris 7)
• Globaliser l’écologie politique : une nécessité politique. E. Rodary & D. Chartier (géographie, IRD et Université
d’Orléans)
• De la globalisation à l’âge global : conception du monde et acteurs émergents. G. Pleyers (sociologie, IEP Paris)
• Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et interscalaires . T. Lamarche
(économie, Ladyss), N. Blanc (géographie, Ladyss), S. Glatron (géographie, CNRS), A. Sourdril (ethnologie, Ladyss)
Atelier 5. Salle RH04B. La valeur et les valeurs. Quelles articulations ?
• Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs , M. Renault (économie, Université de
Rennes)
• Le produit de la nature et le temps des hommes : don, service et rendement , F. Vatin (sociologie, Paris 10)
• Quel sens donner à la richesse et à la valeur à l'époque de la crise du capitalisme mondial ? J.-M. Harribey (économie,
Université Bordeaux IV)
• Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « sortie civilisée » (Gorz) du
capitalisme. Alice Canabate (sociologie, Paris 5)
17h-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.
18h Clôture du colloque.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Deléage J.-P. - Penser l’écologie politique de la lutte de tous contre tous ; montée en puissance de la
posture instrumentale, de l’économisme et des méthodes
C’est d’une belle ambition dont ont fait preuve les initiateurs managériales (New Public Management), promotion sans
de ce colloque ; et je les remercie de m’avoir permis de ambages d’une « économie capitaliste de la connaissance ».
participer à cette séance d’ouverture. Je ne résiste pas à la Chacun peut reconnaître ici un ensemble de mesures dont les
formulation d’emblée de quelques idées critiques, tenant sigles sont connus (LRU, RGPP, AERES,…) qui visent
dans le simple rappel des difficultés que les intervenants ici toutes à promouvoir « la rentabilité plutôt que l’intérêt
présents vont devoir affronter pendant ces jours de débats qui général, la compétition plus que la coopération, l’utilité
ne manqueront pas d’être vifs. productiviste plutôt que le bien-être collectif » (Appel pour
une université au service d’un monde commun).
Première difficulté : le débat sur la réalité de la crise Chacun et chacune d’entre nous subit évidemment cette
écologique a ses imposteurs dans le champ scientifique. Mais pression et tout chercheur qui n’est pas stressé et qui refuse
en la matière, les plus grandes impostures se situent dans le aujourd’hui de rentrer dans le rang est considéré au mieux
champ politique. Et lorsque l’écologie émerge dans le débat comme paresseux et original, au pire, révolté et asocial.
public au début des années 1970, ceux que je nomme ici par
euphémisme les grands de ce monde ont déjà perçu les Nous devons faire face.
dangers qui se profilent.
Alors que la mondialisation du capitalisme se met en route Faire face à cette pression parce qu’elle a évidemment des
grâce à la stratégie du libre-échange, à l’intensification du effets délétères car chacun d’entre nous a tendance à suivre
commerce international et aux délocalisations vers les pays à ces injonctions d’en haut afin d’éviter le pire : publier dans
bas coût de main-d’oeuvre, un pacte tacite s’est instauré : au les « bonnes revues », et surtout ne pas franchir les marges
sein des gouvernements et des institutions internationales, ne du politiquement et académiquement correct.
seraient prises que des mesures à la marge, qui ne remettaient
jamais en cause les dogmes du capitalisme néo-libéral bientôt Faire face, c’est contribuer à l’émergence d’une écologie
à l’œuvre sous la férule de Margaret Thatcher notamment. politique qui pèse dans les rapports de force sociaux, c’est
L’aboutissement sémantique de cette période a été contribuer à un mouvement qui définisse la science comme
l’invention de l’oxymore du développement durable, soit le une œuvre d’intérêt général au service d’un monde commun.
comble de la mystification idéologique.
Faire face, c’est produire des savoirs critiques du
Seconde difficulté : le débat sur la science que doit aborder productivisme industriel et agricole, de la junk-
ce colloque est au cœur des questionnements sur l’écologie consommation qui est son corrélat, et pour nous sortir du
politique. En effet, les termes de démocratie technique, de productivisme scientifique (publier pour publier, pourvu que
science, de lanceur d’alerte ou d’expertise citoyenne cela soit dans une revue classée) et de la consommation
deviennent des mots-clés dans les débats sur la nature de aveugle de connaissances et de techniques.
l’écologie politique. Dans leur diversité ces débats partagent
toutefois un postulat problématique, celui de prendre le Faire face, c’est pour chacun d’entre nous ré-investir la
concept de science pour un fait acquis. Le jeune question de la culture scientifique et technique pour ne pas
épistémologue Leo Coutellec propose de donner de réduire la science à une accumulation de savoirs stables,
l’épaisseur et du relief au concept de science en le repensant désincarnés, académiques et assimiler la technique à une
à partir du pluralisme épistémique. simple application de cette science heureuse, aussi heureuse,
La question est : comment faire pour que ce pluralisme bien entendu, que la mondialisation.
épistémique ne soit pas une nouvelle forme de relativisme ?
Une réponse partielle est que des valeurs comme l’équité, le Faire face, c’est concevoir l’histoire, la sociologie, la
bien-être, la justice sociale, la soutenabilité écologique sont philosophie des sciences et des techniques comme des
des propositions importantes que les sciences ne peuvent démarches et des savoirs structurants pour développer l’esprit
ignorer pour exister comme vecteurs d’émancipation sociale. critique des sciences et à propos des sciences.
En ce sens, un usage essentiel de l’éthique est de faire vivre Et cela dans un monde où des pans entiers des libertés civiles
au coeur des sciences des valeurs comme le pluralisme, la conquises au cours des siècles derniers « s’évanouissent de
coopération ou encore l’engagement, seules à même de facto dans les réseaux de fibres optiques, les ondes émises
former la matrice de la capacité des activités et des par les antennes relais et les serveurs immenses des data-
recherches scientifiques à créer un monde commun. centers » (collectif Marcuse). C’est-à-dire un monde où
L’éthique générique (l’expression est encore de Leo l’information indispensable à toute recherche scientifique est
Coutellec) est ainsi une contribution pour une science ou des diluée dans une nuit politique qui s’étend sans fin à l’ombre
sciences de l’Humain et selon l’Humanité. proliférante de nos machines dites intelligentes.

Troisième difficulté : la crise des institutions et des Faire face, c’est enfin non seulement résister aux régressions
politiques scientifiques dont notre réflexion ne peut faire structurelles consubstantielles au néo-libéralisme, mais c’est
l’économie. aussi créer en ouvrant de front le chantier réflexif de
Pour cela, il est nécessaire de saisir à quel point la recherche l’écologie politique et de nouveaux lieux de production des
est touchée comme toutes les activités humaines par le savoirs, où le long terme pendrait le pas sur le court-
phénomène d’accélération de la société étudié par le termisme et où le temps de la science serait synchrone avec
sociologue Hartmut Rosa. celui des luttes des sociétés vivantes.
Précisons : en France (et bien au-delà), face aux mutations Ce qui signifie refuser l’écologie du laisser-faire, c’est-à-dire
actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche, les l’écologie qui consiste à laisser le marché orienter les
motifs de révolte ne manquent pas : culte de l’excellence et investissements vers une production réputée « verte », très à

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

la mode en ces temps de crise. En effet comme le démontrait


dès 1971 Barry Commoner, dans le capitalisme, toutes les
activités sont orientées par le seul indicateur qui vaille, au
sens propre et figuré du terme, c’est-à-dire celui du meilleur
taux de rentabilité à court terme.

C’est sur ce chantier que vous allez œuvrer sans vous plier
aux injonctions cyniques des puissants de ce monde et de
leurs communicants !
Vous oeuvrerez bien entendu en opposition à l’hégémonie du
Marché sur toute forme de vie, en opposition aux rapports de
force antidémocratiques et au final anti-humains et anti-
écologiques.
Vous oeuvrerez à l’inverse en vous insérant dans une
socialité faite de confiance, de liberté et de coopération,
orientée vers des rapports permettant la survie de tous et la
possibilité élargie de la vie bonne.

Et sans oublier, c’est essentiel, la leçon attribuée par Jean de


Salisbury à Bernard de Chartres :
« Nous sommes des nains installés sur les épaules des géants.
Et pour cette raison, nous sommes capables de voir plus de
choses, et de voir plus loin qu’eux ». Leçon reprise par Isaac
Newton au XVIIIe siècle, dans une lettre à Robert Hooke :
« Quant à moi, si j’ai vu un tout petit mieux, c’est parce que
je me tenais sur les épaules des géants ».

A vous maintenant de nous éclairer en escaladant les épaules


des géants!

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces reconnaît que l’accumulation du capital est indifférente tant
productives » ou critique de la « production pour la aux besoins humains qu’aux ravages infligés à la nature. Il
production » ? Le « double Marx » face à la crise y a des phrases où Marx et Engels indiquent dans la
écologique. pollution, la dégradation de la nourriture ou dans
l’épuisement des sols des effets du capitalisme. Mais ce
florilège n’arrive qu’à démontrer que Marx n’était pas
Heureusement, les temps sont passés où l’on pouvait productiviste jusqu’au bout et qu’il gardait des doutes. En
l’emporter sur un adversaire dans un débat rien qu’en citant ce qui concerne une reconnaissance explicite de la
un passage approprié de Marx (ou en l’inventant, comme le destruction des bases naturelles, il est sûr que William
faisait Althusser selon son propre aveu). Heureusement, Morris voyait plus clair que Marx.
sont aussi passés les temps où l’on devait avoir honte de se La véritable contribution de la critique de l’économie
référer encore à un auteur que la chute du mur de Berlin politique de Marx, telle qu’il l’a formulée surtout dans ses
aurait réfuté à jamais, selon la doxa néo-libérale. œuvres de la maturité, au débat écologique réside dans
Aujourd’hui, il est difficile de ne pas utiliser les instruments l’analyse d’un mode de production où le travail possède une
de Marx pour comprendre ce qui nous arrive, et en même double nature : abstrait et concret. Ses produits, les
temps nous ne sommes pas obligés de prendre au pied de la marchandises, ont la même double nature – valeur abstraite
lettre chacune de ses phrases. et valeur d’usage concrète. Il en dérive une subordination
Dire cela n’est pas une invitation à un pillage de ses idées, à du concret à l’abstrait qui constitue le noyau de la société
un usage éclectique où chacun puise chez Marx ce qui lui capitaliste et qui représente sa véritable spécificité
plaît le plus. Il ne s’agit pas non plus de débiter la lapalissade historique. Et même si Marx lui-même n’en tire pas
qu’il y a du bon et du moins bon chez Marx, que son œuvre, directement des conséquences sur le plan de ce que nous
comme toute oeuvre, est contradictoire et qu’il était, lui aussi, appelons aujourd’hui « écologie », ces conclusions
fils de son temps et en partageait les limites, notamment en s’imposent presque d’elles-mêmes à des lecteurs attentifs.
ce qui concerne l’admiration excessive pour le progrès. Il est Elles sont, à mon humble avis, indispensables pour
plus prometteur de distinguer entre un Marx « exotérique » et comprendre la folle logique productiviste à laquelle nous
un Marx « ésotérique » : dans une partie de son oeuvre – la nous trouvons soumises. Développer ce noyau de la théorie
partie quantitativement majeure – Marx est un fils dissident de Marx à la lumière de tout ce qui est arrivé ensuite me
des Lumières, de la société du progrès et du travail, dont il semble plus utile pour comprendre notre époque que, par
prônait une organisation plus juste à réaliser à travers la lutte exemple, se référer directement à la pensée proto-socialiste,
des classes. Dans l’autre partie, la partie « ésotérique », il ou à la thermodynamique…
critiquait les catégories de base de la société capitaliste : la Cela permettra surtout de reconnaître en quoi la catastrophe
valeur et le travail abstrait, la marchandise et l’argent. Il écologique est la conséquence inévitable d’une société où le
démontrait que ces modalités de la production, loin d’être des concret – le travail concret, la valeur d’usage, les besoins et
présupposés neutres ou positifs, sont déjà en tant que tels désirs humains – n’existe socialement qu’en tant que
négatifs et destructeurs, mais sont aussi historiquement « représentation », incarnation, support matériel
limités à la seule société capitaliste. Ensuite, le marxisme, indispensable, mais « collatéral » de la seule réalité qui
dans presque toutes ses variantes, n’a retenu que le Marx compte, même si c’est une réalité fantasmagorique : la
exotérique et s’est battu, avec plus ou moins de succès, pour valeur abstraite créée par le travail réduit à seule dépense
une meilleure distribution de la valeur, de la marchandise, du d’énergie humaine indifférenciée, mesurée en temps, et qui
travail et de l’argent, en oubliant toute critique théorique ou possède sa représentation visible dans l’argent. Cela
pratique de ces catégories elles-mêmes. constitue la structure de base de la société capitaliste, et tout
Une partie de l’œuvre de Marx prône indiscutablement le le reste en dérive. Le propre de la société capitaliste n’est
développement des forces productives comme présupposé pas l’injustice, la domination, l’exploitation, le vol du
de toute émancipation, et accuse même la bourgeoisie d’y surproduit extorqué à des individus privés de moyens de
faire obstacle. A ce titre, sa pensée participe de production : tout cela a existé en bien de sociétés
l’enthousiasme pour le progrès, typique de son époque. Une précapitalistes. Mais c’était toujours une lutte autour de la
grande partie du marxisme historique a prolongé cette vue, répartition d’un produit concret, et elle se déroulait dans
notamment dans les pays du « socialisme réel ». Cependant, des conditions qui restaient essentiellement identiques, ou
dans l’autre partie de son édifice théorique, Marx a analysé ne changeaient que très lentement. Seulement le capitalisme
la « production pour la production », la production comme a déchaîné un dynamisme aveugle et illimité, une poursuite
but en soi, finalité tautologique et auto-référentielle du de richesse sans bornes. Tout ce qui est concret a des
système fétichiste de la production de marchandises. Il ne limites. Ce n’est que la valorisation de la valeur à travers le
paraît pas possible aujourd’hui de comprendre la crise travail et son accumulation en forme d’argent et de capital
écologique, en tant qu’imbrication entre l’évolution qui sont illimitées. Lorsque toute production ne sert qu’à
technologique et le capitalisme, si l’on ne tient pas compte augmenter la somme d’argent investie, quand le seul but est
des contraintes pseudo-objectives qui dérivent de la de transformer cent euros en cent vingt, ensuite en cent
valorisation de la valeur à travers le travail abstrait et qui quarante, etc., le mode de production est gouverné par ce
poussent à consommer la matière concrète du monde pour que Marx appelle le « sujet automate » : la valeur. Les êtres
satisfaire les exigences abstraites de la forme-marchande. humains, même les plus puissants, se trouvent à la traîne du
Voilà en deux mots l’enjeu essentiel. système qu’ils ont créé sans le savoir et qu’ils doivent
Il est fort utile de réunir, comme l’a fait Michael Löwy alimenter chaque jour, même à leurs propres dépenses, sous
dans son livre sur l’écosocialisme1, les passages où Marx peine de leur ruine. Marx a donné le nom de « fétichisme de
exprime des doutes sur la logique productiviste et où il la marchandise » à cette renonciation de l’homme à ses
pouvoirs. Il est évident que certains individus, certains
1
M. Löwy, Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe groupes sociaux tirent beaucoup plus de bénéfices que
écologique capitaliste, Mille et une nuits, Fayard 2011.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

d’autres de ce système : mais eux-mêmes n’en sont ni les dix en une heure. Mais les technologies ne créent pas de la
créateurs ni les véritables dirigeants. Ils ne sont que les valeur nouvelle : seul le travail humain au moment de son
sous-officiers du capital, comme les appelait Marx. exécution a ce pouvoir. La chemise faite à la machine, dans
La crise économique et écologique globale n’est pas le fruit notre exemple, ne contient donc que six minutes de travail,
d’une conjuration des puissants méchants et avides (même et donc de valeur. La partie de survaleur et de profit – le
si ceux-ci peuvent en déterminer quelques développements seul but de tout ce processus – sera forcément mince,
particuliers). Dans le débat écologique on retombe souvent quelque grand que puisse être le taux d’exploitation. La
dans un mélange de psychologie et de moralisme qui production de la chemise industrielle consomme autant de
explique tous les maux du monde avec les agissements ressources que celle de la chemise artisanale – c’est le côté
d’individus ou de groupes prédateurs, conçus comme une concret. Mais côté abstrait, côté valeur, il faut en produire
espèce de conspiration permanente : « les capitalistes », les dix, rien que pour éviter la contraction de la masse de
politiciens corrompus, les banquiers, les eurocrates, la valeur et de survaleur, et il faut donc consommer dix fois
Bilderberg Society, les impérialistes, les multinationales… plus de ressources pour obtenir la même quantité de valeur
Malheureusement, des mouvements comme Occupy Wall et de profit – et il faut créer après coup le besoin social pour
Street se sont largement empêtrés dans ce bourbier de la dix fois plus de chemises.
critique personnalisante qui peut porter aux pires Je dirais que ce petit exemple contient toute la dynamique
populismes (le mouvement récent des « forconi » en Italie folle du productivisme. Marx savait bien pourquoi il
en a été un exemple). affirmait au début du Capital que la découverte de la
Il ne vaut pas beaucoup mieux de centrer l’analyse sur la double nature du travail était sa découverte la plus
seule critique des « mentalités » ou des « idéologies », par importante et pourquoi il commence son exposition avec
exemple en parlant du « rapport occidental à la nature » ou elle, bien avant de faire intervenir les classes sociales.
du « culte de l’avoir » : en effet, d’où viennent les On peut donc difficilement expliquer la crise écologique
mentalités elles-mêmes ? Comment se sont-elles diffusées d’une manière structurelle sans avoir recours aux
dans une société donnée ? Ainsi, on ne fait que déplacer la motivations subjectives des acteurs, si l’on récuse les
question. catégories de la critique marxienne de l’économie politique.
Et finalement, le recours à la critique marxienne de la Il devient alors également difficile de comprendre la force
marchandise évite de s’en prendre simplement à une énorme de la contrainte exercée par ce mécanisme en
prétendue « nature humaine », comme le font certains évolution permanente. C’est ce qui manque à des larges
courants écologistes pour qui c’est l’être humain en tant que pans de la critique anti-productiviste et qui la fait souvent
telle qui s’oppose à la nature et qui la détruit. La critique apparaître tronquée, voire naïve. De l’autre côté, on n’arrive
marxienne nous amène à concevoir que c’est la société pas non plus à cerner le problème si l’on réduit la théorie
basée sur la valeur marchande en tant que structure presque marxienne à une critique de la domination personnelle
totale, ou pour mieux dire totalisante, qui a rendu si exercée par les propriétaires juridiques des moyens de
destructif l’agir humain envers la nature. Elle existe production, au lieu de voir dans les propriétaires, ou leurs
maintenant depuis plusieurs siècles, et elle s’est étendue au substituts, les gestionnaires d’un procès qui les dépasse.
globe entier. Elle n’est plus l’affaire d’un groupe restreint Cette difficulté à saisir la nature profonde du mode de
de « capitalistes ». Elle a colonisé toute la vie, en production capitaliste comporte ensuite régulièrement des
déterminant, à un degré majeur ou mineur, les mentalités et propositions « pratiques » qui tiennent en général plus de
les comportements de presque tous les habitants de la terre. l’altercapitalisme que de l’anticapitalisme, malgré leurs
De ce point de vue, la critique marxienne ne cautionne intentions affichées.
aucune illusion quant à la facilité de sortir de l’impasse. Ni L’approche que je viens d’ébaucher présente donc des
le développement durable, ni la pendaison des banquiers, ni points de convergence et de divergence avec
des communautés d’autoproduction agricole, ni des l’écosocialisme défendu par Löwy et la décroissance
protocoles climatiques vont résoudre les problèmes. De avancée par Latouche. L’écosocialisme se propose d’unir la
l’autre côté, la critique marxienne souligne que la racine du pensée marxiste et l’écologie et rappelle le fait qu’on ne
malheur moderne, c’est-à-dire le travail abstrait, la valeur peut pas sortir du productivisme et de la croissance forcée
etc., sont des phénomènes historiques, elle rappelle que sans sortir du capitalisme. Mais – et c’est une question de
beaucoup de sociétés ont vécu différemment et qu’on taille – qu’est-ce qu’on entend ici par capitalisme ? Et où
pourra donc également bâtir un mode de vie sur d’autres l’écosocialisme situe-t-il l’essence de la pensée marxiste ?
bases : un monde où le concret n’est pas réduit à être au Löwy cite Hervé Kempf qui parle d’ « une classe dirigeante
service d’un fétiche sans contenu s’autoreproduisant et prédatrice et cupide [qui] fait obstacle à toute velléité de
s’accumulant sans cesse. transformation effective ; presque toutes les sphères de
La crise écologique et l’épuisement des ressources pouvoir et d’influence sont soumises à son pseudo-
naturelles ne sont pas des aspects accessoires du mode de réalisme… cette oligarchie, obsédée par la consommation
production capitaliste et ne peuvent pas être évités en ostentatoire et la compétition somptuaire » et Löwy y
établissant un capitalisme plus « sage », modéré, vert, ajoute « les décideurs de la planète – milliardaires,
durable. Ces crises découlent de son principe de base : la managers, banquiers, investisseurs, ministres,
« valeur » d’un produit sur le marché n’est déterminée que parlementaires et autres ‘experts’ »2. Donc, les capitalistes
par le temps de travail vivant qui est socialement nécessaire et les ennemis de la nature, c’est toujours les autres ? Les
pour sa production. La concurrence entre capitaux et la immigrés et les travailleurs chinois qui se tuent au travail
recherche permanente des gains de productivité, moteur du pour avoir leur portable ou leur voiture ne sont que victimes
système capitaliste, poussent à utiliser toutes les inventions de la publicité ? Est-ce sont seulement les riches qui
technologiques qui font économiser du travail : on produit détruisent la planète, comme le dit le titre du livre de
toujours plus avec moins de travail. Un artisan fabriquait Kempf ? Ou s’agit-il plutôt d’un mode de vie accepté par
une chemise en une heure, un ouvrier à la machine en fait
2
Löwy, Ecosocialisme, p. 9.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

presque tous actuellement – ce qui cependant n’en fait pas pas présenté une critique explicite de l’homo oeconomicus
l’expression d’une « nature humaine », mais reste et de l’homme prométhéen – mais la seule critique possible
spécifiquement capitaliste ? Quoi dire de la lutte grotesque qui ne se limite pas à une vision « idéaliste » de l’histoire
contre l’écotaxe en Bretagne ou de la résistance ne peut être tirée que de l’œuvre de Marx. Beaucoup de
qu’opposent les petits cueilleurs de cuivre au Pérou au gens, de Castoriadis à Marshall Sahlins, de Louis Dumont à
gouvernement qui leur impose d’arrêter leurs activités, Habermas, et Latouche lui-même, sont partis en guerre
assurément très nocives, ou des ouvriers qui défendent bec contre l’ « économicisme » marxiste – qui est un
et ongles leurs postes de travail cancérogènes ? phénomène bien réel, chez les marxistes et en partie chez
Critiquer le rôle que le mouvement ouvrier a toujours Marx lui-même. Mais ils n’ont pas su voir que sa meilleure
attribué au prolétariat, ou à ses successeurs, ne veut pas dire critique pouvait être prononcée sur la base de la critique
de rompre avec la théorie de Marx ! Un des premiers à le marxienne de l’économie politique.
faire a été André Gorz, cité comme nom tutélaire autant par La valeur de la pensée de Marx réside dans le fait de saisir
Löwy que par Latouche. Gorz a été un des premiers à la totalité du capitalisme. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit
démontrer que le travail ne peut pas constituer la base de d’une pensée qui explique tout à partir d’un seul principe,
l’émancipation sociale. Cependant, un autre point en moins encore qu’elle veut être une pensée totalitaire. Mais
commun de mes deux co-conférenciers est d’insister encore elle reconnaît le fait que c’est le capitalisme qui est une
sur la « sauvegarde de l’emploi »3. Ce qui n’est pas totalité réelle, et en même temps négative et brisée – et
seulement « irréaliste » - au mauvais sens du terme - mais c’est bien sa spécificité historique. Vouloir ancrer la
surtout incompatible avec l’enseignement central qu’on décroissance à gauche, mais en faisant l’économie de Marx
peut tirer de Marx : il faut rompre avec le travail comme pour se référer plutôt aux premiers socialistes, signifie se
forme d’organisation sociale et comme créateur de priver de la seule théorie cohérente de l’ensemble
« valeur » - ce qui implique de penser en fonction des capitaliste à la faveur d’autres pensées qui peuvent avoir
besoins, et non du travail. raison contre Marx sur un point ou l’autre, mais jamais
Mais Latouche tombe dans le keynésianisme, quand il avancer une théorie complète.
arrive aux « propositions immédiates » : sortie de l’euro, Pour Latouche, les tentatives pour unir marxisme et
inflation contrôlée, plein emploi… et ce seraient les écologie ne sont pas « convaincantes »7. En même temps, il
premiers pas pour « sortir de l’économie »4 ! Löwy, pour sa prétend que la décroissance est le véritable héritier du
part, parle d’une « abolition graduelle du marché »5 – tandis marxisme, en admettant donc implicitement la dimension
que Marx avait déjà dit clairement dans sa Critique du anti-productiviste de la pensée marxienne. Et d’une certaine
Programme de Gotha que l’échange marchand doit manière il n’a pas tort : la critique de l’économie elle-
disparaître dès le début de la transformation socialiste, et même, et du travail qui la fond, est le legs le plus profond
non à sa fin. De sa part, Latouche veut garder les biens non- de la théorie marxienne, comme l’ont montré, chacun à leur
matériels dans une forme marchande 6 « au moins pour manière, l’École de Francfort, les situationnistes, les
partie » - comme si le secteur marchand tolérait à ses côtes théoriciens de la critique de la valeur. Mais ceux-ci savaient
un secteur non-marchand. Gorz avait finalement renoncé a bien que sortir de l’économie et sortir du capitalisme vont
cette idée après l’avoir défendue longtemps. de pair, et que ce projet ne se réalisera pas sans grands
Même la meilleure autogestion démocratique de la conflits et luttes. Deux aspects que la décroissance esquive
production, « garantie sans bureaucrates », ne sert à rien si volontiers, tandis que l’écosocialisme en paraît plus
l’on ne se libère avant du carcan de la valeur, de l’argent, conscient. Mais il faut dépasser l’économie, pas seulement
de la concurrence, du travail. Le « sujet automate » de la la ré-encastrer. Et plus que toute autre chose, il faut
valeur pourra être aboli, parce qu’il n’a pas toujours existé. dépasser l’imaginaire capitaliste dans les têtes, c’est-à-dire
Mais il ne se laisse pas dicter d’autres règles. Une usine l’identification de l’abondance marchande avec la richesse
gérée par les ouvriers dans un régime qui reste basé sur le possible de la vie.
marché et la concurrence va suivre la logique de la valeur Je veux donc conclure avec un auteur qui m’est cher,
comme toute autre unité de production. lorsqu’il parlait en 1957 de « la nécessité d'envisager une
Faut-il alors abolir par décret argent et salaire, profit et action idéologique conséquente pour combattre, sur le plan
travail, marchandise et échange, d’un jour à l’autre ? En passionnel, l'influence des méthodes de propagande du
vérité, sortir de l’argent et du travail n’est pas un capitalisme évolué : opposer concrètement, en toute
programme « utopique », il n’est pas non plus nécessaire occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d'autres
d’évoquer les Khmer rouges… parce que c’est le modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens
capitalisme lui-même qui se charge de ce programme. Mais hyper-politiques, l'idée bourgeoise du bonheur ».
il le fait d’une manière catastrophique, sans permettre de
vivre sans travail et sans argent. Le défi pour une pensée et
une pratique critiques aujourd’hui est plutôt de trouver des
réponses à l’anomie qui en résulte.
Les décroissants et les maussiens opposent souvent Karl
Polanyi ou Marcel Mauss à Marx. Effectivement, Marx n’a

3
« Chaque transformation du système productif … doit se faire
avec la garantie du plein emploi de la force de travail » (Löwy,
Ecosocialisme, p. 40).
4
Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugal.
Contresens et controverses sur a décroissance, Mille et une nuits,
Fayard 2011, p. 23.
5
Löwy, Ecosocialisme, p. 58.
6 7
Latouche, Société, p. 110. Latouche, Société, p. 109.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique


pour penser l’écologie politique ? Une perspective
lacano-marxiste pour la décroissance de Serge
Latouche ?

Ozgur Gun et Franck-Dominique Vivien


Laboratoire REGARDS
Université de Reims Champagne Ardenne
ozogun@gmail.com ; fd.vivien@univ-reims.fr

La question du développement durable nous invite à penser


le changement social. Nous voudrions nous intéresser ici à
la manière dont Serge Latouche appréhende ce problème.
Certes, pourra-t-on objecter, cet auteur est connu pour être
un pourfendeur de la notion de développement durable. La
décroissance, dont il est aujourd'hui un des principaux
théoriciens français, est toutefois une perspective qui
apparaît grosse de changements sociaux radicaux et
profonds ; Latouche allant même jusqu'à parler de
« véritable révolution »8. Ce changement est aussi décrit par
par une formule saisissante puisqu'il conviendrait, selon lui,
de « sortir de l’économie » !... Pour que cette expression ait
un sens, il faut admettre qu’à un certain moment on est
« entré en/dans l’économie » et que, depuis, « on y vit » sur
le plan de l'imaginaire, autrement dit que l'économie donne
en partie sens à nos pensées et actions.
Dans un premier temps, nous allons faire retour sur ce que
Latouche appelle « l'invention de l'économie ». Cela nous
amènera à souligner à la fois le caractère performatif de cet
imaginaire économique et notre enfermement dans l’ordre
symbolique. Dans un second temps, nous essaierons de
comprendre ce qu'il faut entendre par « sortir de
l'économie » et nous verrons alors les difficultés d’un tel
déplacement.
Au-delà de l'ouvrage qui porte ce titre, « l'invention de
l'économie » est, de l'aveu même de Latouche9, une
question qui traverse toute son œuvre. S'interroger sur cette
thématique oblige à faire retour sur ses écrits les plus
anciens – rappelons que Latouche n'utilise le terme
« décroissance » que depuis 200210 – et à montrer la
persistance de certaines thématiques tout au long de sa
production intellectuelle. Pour le dire de manière plus
ramassée : l'hypothèse que nous travaillons ici est que,
malgré sa prise distance vis-à-vis de Marx et de Freud 11, sa
posture contemporaine relativement à la décroissance
s'enracine dans la perspective lacano-marxiste qui a été
jadis explicitement la sienne.

L'invention de l'économie
Latouche reprend à son compte la déconstruction marxiste
de l’économie, qui consiste à l’extraire de l’ordre naturel et

8
Latouche S. (2011) Vers une société d'abondance frugale.
Contresens et controverses sur la décroissance, Paris, Mille et une
nuits, p. 183.
9
L'invention de l'économie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 7.
10
Latouche S. (2002) « A bas le développement durable ! Vive la
décroissance conviviale », Silence, n°280,
http://www.decroissance.org/textes/latouche.htm
11
« Que reste-t-il de ce parcours à travers le marxisme ?, se
demande-t-il. Certainement beaucoup de choses, en ce sens que je
ne serai pas ce que je suis et je n'écrirai pas ce que j'écris s'il n'y
avait pas eu cette rencontre et cette traversée. Je pense, toutefois,
avoir dépouillé le vieil homme et dégagé ma propre pensée sans
éprouver la nécessité de revendiquer une affiliation à une école ou
une tradition. », in « Oublier Marx », Revue du MAUSS, 2009,
n°34, p. 313.

17
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

transcendant pour l’inscrire dans l’histoire. Il s'en démarque alors qu'il est coopérant pour un organisme international.
cependant par son insistance sur la dimension culturelle de Viendront ensuite la découverte de l'anthropologie
l'économie (1.1.) et, en conséquence, sur son caractère économique (avec des auteurs comme Polanyi, Salhins,
symbolique (1.2.). En s'inspirant des écrits de Castoriadis, Clastres, Mauss...). Comme ceux qui appartiennent à la
Latouche12 cerne ainsi ce qu'il appelle un « imaginaire « petite internationale anti- ou post-développementiste »
économique » qui s'est peu à peu institutionnalisé. réunie autour d'Illich16, Latouche n'aura de cesse de
dénoncer « l'impérialisme culturel » présent dans la notion
L'économique ? Rien de naturel, ni d'universel... de « développement » et de ses diverses déclinaisons17.
Dire que l’on est entré dans l’économie signifie une idée Dans les années 1960, l'économicisation/occidentalisation
assez sensée et commune dans l’histoire de la pensée du monde18 est observable dans les pays du Sud. C'est aussi
économique : il n'y a pas de substance ou d'essence de dans ces pays que Latouche observe des résistances à ce
l'économique ; l’économie n’est pas une nécessité, elle ne phénomène – c'est le thème central de La planète des
relève pas de la nature mais de l’histoire. On reconnaît là naufragés19 : « dans les marges des villes, les populations
une posture théorique et épistémologique commune depuis bricolent une vie précaire mais décente grâce aux stratégies
l’analyse marxiste, la première à avoir insisté avec force sur relationnelles fondées sur l'esprit du don et de la
le caractère historique des formations sociales, en réciprocité »20. C'est pourquoi ces sociétés du Sud ont été
soulignant au passage leur caractère déterminé par les une des sources d'inspiration de sa pensée de la
modes de production. Le parcours intellectuel de Latouche décroissance.
a été fortement marqué par le marxisme. C'est dans cette
perspective qu'il s'engage comme économiste du L'économique ? Du symbolique et donc de
développement au milieu des années 1960, avant l’imaginaire…
d'entreprendre vis-à-vis de celui-ci un travail critique 13. Il Réalité culturelle, et donc symbolique, proprement
en a cependant gardé une posture que l’on retrouve dans occidentale dans son principe, l’économique est ainsi
l’ensemble de ses travaux : l’objet de l’économie et appréhendé comme un « mythe » ou un système
l’économie elle-même relèvent de l’histoire. Ce discours symbolique général. Pour préciser ce que cela recouvre
économique – double discours, précise Latouche, puisque chez Latouche, il convient de souligner que sa conception
celui qui entoure les pratiques économiques a peu à peu vu de l’économique mobilise non seulement l’anthropologie
se développer un discours théorisant ces pratiques – va culturaliste mais aussi l’approche psychanalytique (plus
progressivement se construire sur des pratiques émergentes, précisément, la lecture lacanienne de Freud).
lesquelles vont pouvoir s'appuyer sur cette entreprise de Selon cette conception, si la réalité ne se réduit pas aux
légitimation et de théorisation. représentations, ni aux signifiants – au sens où elle n’est pas
Pour autant, cette « invention » de l'économie ne s'explique un effet du discours, ni une illusion –, elle relève de la mise
pas par une théorie déterministe de l'histoire – c’est là une en forme symbolique du réel. Cette position ontologique de
de ses prises de distance vis-à-vis de l’analyse marxiste. Latouche est posée de manière frontale, notamment dans
Nous avons affaire, selon Latouche, à une « suite son ouvrage Le procès de la science sociale. On peut en
d'accidents historiques », à une « odyssée », à un processus présenter les grands traits en reprenant la triade, bien
historique, indissociable de l’entrée dans le capitalisme. connue, de la linguistique saussurienne entre le signifiant
Bien qu’il ne soit pas aisé de tracer l’histoire et les (ou plus généralement le symbole), le signifié (l’idée, la
modalités de cette entrée dans l’économie, certains jalons représentation ou encore la réalité psychique) et le
sont posés dans L'invention de l'économie, qui vont référent (le matériel réel qui ne parle pas mais qui est parlé,
d'Aristote à Smith. Cette « naissance » de l'économie – en une fois saisi dans cette triade) : lorsqu’il est question de ce
fait, sa progressive autonomisation – s'accompagne qu’il est convenu de nommer la réalité sociale, Latouche ne
évidemment de résistances. C'est aussi cette histoire de nie pas l’existence du référent mais souligne son caractère
l'« anti-économique »14 que content les écrits de Latouche, déjà, en soi, symboliquement structuré. Bien entendu, cette
lesquels prennent place dans cette longue tradition structuration symbolique (i.e. le fait que la réalité sociale
intellectuelle qui a œuvré à disqualifier l'ordre économique. soit signifiante et qu’elle puisse donc littéralement
Cette critique est plus tranchante encore avec l'éclairage « parler ») n’est jamais achevée, ni close. La « vie sociale,
fourni par l'anthropologie. Car, comme le souligne cet aime à écrire Latouche, n’en finit pas de se dire ».
africaniste qu'est Serge Latouche, l'économie est avant tout « Toutefois, ajoute-t-il, elle ne se dit pas qu’avec des mots.
« un processus culturel »15 propre à l'occident – il n'y a donc Elle se dit aussi avec des gestes, c’est-à-dire des
rien d’universel dans cette création. Le regard de Latouche représentations qui impliquent un au-delà, un à côté dans la
vis-à-vis de la notion de développement et de la culture conduite animale ou l’objet sensible. C’est cela qui amène à
économique va peu à peu être décillé par la lecture des dire que la vie sociale se fait »21.
ouvrages de Claude Lévi-Strauss pendant qu'il fait sa thèse Puisque nous sommes assujettis aux systèmes symboliques
au Zaïre, puis l'expérience vécue au Laos en 1966-1967, et que, par conséquent, dans « notre être au monde », nous
échappons à l’ordre sensible de la nature pour être enfermés
12
Latouche juge L'invention de l'économie comme le plus
16
« castoriadisien » de ses ouvrages, in Pour sortir de la société de Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 166.
17
consommation, op. cit., note 1, p.152. Voir Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos, 2ème éd.,
13
Cf. Latouche S. (1975) Le projet marxiste, Paris, PUF ; 1984, et Faut-il refuser le développement ?, Paris, PUF, 1986.
18
Latouche S. (1984) Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos, Latouche S. (1989) L'Occidentalisation du monde, rééd. 2005,
2ème éd. Paris, La Découverte.
14 19
Latouche parle de « l'anti-économique » d'Aristote, in Latouche S. (1991) La planète des naufragés : essai sur l'après-
L'invention de l'économie, op. cit., p. 20. Le sous-titre de Faut-il développement, Paris, La Découverte.
20
refuser le développement ? (Paris, PUF, 1986) est « Essai sur Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 167.
21
l'anti-économique du Tiers Monde ». Latouche S. (1984) Le procès de la science sociale, Paris,
15
Latouche S., L'invention de l'économie, op. cit., p. 17. Anthropos. pp. 132-133.

18
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

dans celui du sens, l’économie est, non pas tant ou Et quand le réel – parlé sous la guise de la « contrainte
seulement caractérisée par le symbolique, mais elle est environnementale », par exemple – fait irruption, cela tient
fondamentalement symbolique. Soutenir cela, ce n’est pas grâce à d’incessants phénomènes de résistance, de déni et
nier l’existence, par exemple, des objets de consommation, de refoulement. Pour Latouche, le développement durable
mais souligner non seulement que les raisons d’être de ces relève de ce type de phénomène. Si « durable » est, à ses
objets en tant qu’objets de consommation tiennent à ce yeux, un adjectif qui a du sens – il renvoie à la sagesse du
qu’ils symbolisent, mais aussi qu’il n’y aucun lien de paysan qui plante un arbre et sait que ce seront les
nécessité entre ces objets et ce dont ils sont générations futures qui en profiteront 24 – il n’en va pas de
symboliquement investis (de la même manière qu’en même pour le terme « développement ». Ressortissant de
linguistique saussurienne, le lien entre le signifié et le l’imaginaire économique, ce terme renvoie à la figure de la
signifiant est arbitraire). croissance, du « toujours plus ». On peut éclairer ce que dit
Considérer la réalité sociale comme réalité symbolique Latouche à propos du développement durable en mobilisant
conduit évidemment à souligner la centralité de sa le concept de déni fétichiste25. On peut utiliser la formule
composante imaginaire. Tout symbole présuppose proposée en 1969 par le psychanalyste Octave Mannoni 26 :
l’imaginaire, en tant que capacité de « voir » dans une soit, une première formule : « je sais bien qu’en faisant ce
chose quelconque ce qu’elle n’est pas (en soi). Ici, que je fais (en consommant, en produisant...), je suis en
l’imaginaire a trait à la capacité de représentation sans train de polluer (et que c’est grave), mais quand même je
laquelle le symbolisme ne pourrait être. En outre, le mode crois que je ne pollue pas (ou pas tant que cela ou que ce
d’existence de l’imaginaire passe nécessairement par des n’est pas grave). Cette formule compte deux affirmations
symboles – de la même manière qu’un signifié ne peut contradictoires : « savoir qu’on pollue » et « croire que
exister sans signifiant. Le lien entre un symbole donné (la non »… C’est là qu’intervient le déni qui rend possible le
croissance, par exemple) et sa composante imaginaire maintien de la croyance entrant en contradiction directe
(l’opulence, le bonheur, la fin de la crise, etc.) ne relève avec le savoir. La première formule devient alors « je sais
d’aucune nécessité, sans que cela ne signifie pour autant bien que je pollue et que c’est grave, mais le
que ce lien soit proprement farfelu ou qu’il soit sans développement durable (ou les avancées technologiques, ou
efficacité. Cette indétermination relative est propre à tout le marché des droits à polluer, etc.) permet de limiter les
système symbolique – comme en témoigne le fait que effets de mes pratiques en termes de pollution ». Dans cette
plusieurs signifiés soient rattachés au même signifiant ou seconde formule, le développement durable fonctionne
qu’un même signifié soit attaché à plusieurs signifiants – et comme un fétiche27, i.e. l’incarnation du mensonge (à soi-
participe du caractère non fini du réel social ou historique. même) qui permet de supporter l’insupportable réalité.
Quelles que soient les raisons des systèmes symboliques et
de leurs articulations avec des systèmes imaginaires, il n’en L’histoire sans théorie déterministe, ni pour autant
demeure pas moins qu’en tant qu’individus nécessairement résignation
socialisés, nous avons tous à faire à eux : mieux, nous Si Latouche prend ses distances avec l’analyse marxiste,
sommes au monde par ces systèmes. C’est donc peu de dire cela tient aussi à son rejet du matérialisme historique en
que l’économique ainsi envisagé fait système : les mots de tant que philosophie de l’histoire déterministe et
l’économie se renvoient les uns aux autres – c'est ce que rationaliste. A cet égard, il semble reprendre à son compte
montre Latouche22 quand il étudie la sémantique la critique castoriadisienne de la théorie marxiste de
économique. Ces mots légitiment des pratiques en leur l’histoire28. Cette théorie d’un déterminisme quasi
donnant sens, pratiques qui, en retour, semblent donner mécaniste relève finalement d’une croyance en un sens de
raison aux mots. Bref, il y a là un ordre complet avec ses l’histoire et porte en son sein le retour d’une forme de
règles explicites et implicites. transcendance (contre laquelle Marx s’élevait pourtant
lorsqu’elle prenait la guise du naturalisme de l’économie
2. Comment sortir alors de l'économique ? politique classique). Latouche refuse ce « déterminisme
Etant donnée la manière dont Latouche conçoit historique » revenant à soutenir l’idée « d’un trajet unique
l’économique, la question de la sortie de celui-ci est ardue d’une histoire dont l’achèvement est la condition de
(2.1.). La transformation de la réalité sociale – l’idée de l’intelligibilité » et affirme au contraire qu’il « n’y a ni
révolution demeure, dans une tradition freudo-marxiste, totalité réelle à un moment donné, ni totalité de totalités au
comme quête de l’autonomie individuelle et collective – terme de l’histoire » car « il n’y a ni tout, ni terme de
passe par une atteinte de « ses assises imaginaires »23, sans l’histoire ». Signalant donc l’impossibilité de la totale
que l’on puisse compter sur une théorie totale et définitive détermination comme du total achèvement, il souligne que
de la réalité ou de l’histoire (2.2.). l’histoire ne saurait avoir un sens, mais plusieurs (et non
une infinité puisqu’il ne rejette pas l’idée de causalité) :
2.1. … alors que ça résiste « l’histoire ne dessine pas une infinité de lignes, seulement
Avec la conception latouchienne de l’économie, il n’est une pluralité »29.
plus possible d’affirmer le primat des « mots » sur les
choses de l'économie (ou inversement), mais seulement de 24
constater notre enfermement dans l’univers symbolique. Ce Cf. Petit traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et Une
Nuits, p. 27.
caractère autoréférentiel de la réalité sociale comme tout 25
Cf. Zizek S., Comment lire Lacan, Paris, Edition Nous, 2011.
explique en grande partie pourquoi l’économie tient, envers 26
O. Mannoni, « Je sais bien mais quand même… », in Clefs pour
et contre (presque ?) tout. l’Imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil, 1969.
27
S. Latouche, Pour sortir de la société de consommation, op. cit.,
22
Cf. L'invention de l'économie, op. cit., p. 24. p. 47.
23 28
Le procès de la science sociale, op. cit., p. 206. Sur ce point, à C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit., pp.
nouveau, les analyses de Latouche apparaissent fort proches de 103-104.
29
celles de Castoriadis. Le procès de la science sociale, op. cit. p. 198.

19
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Certes vertigineux, cet inachèvement du réel est aussi gros « On peut […] s'interroger, écrivait D. Bourg37, sur la
d’espoirs : le social « n’en finit pas de se dire » et l’histoire contradiction potentielle entre les leçons que l'on peut tirer
n’est pas écrite. Sur cette base, Latouche peut esquisser une des difficultés écologiques que nous connaissons et le vieil
sorte de point de mire prenant la forme d’un idéal politique imaginaire révolutionnaire qui a autant nourri la gauche
centré sur l’autonomie individuelle et collective, laquelle, historique que les hérauts et protagonistes des révolutions
comme chez Castoriadis, renvoie clairement au registre industrielles successives ». En un sens – c'est ce que montre
psychanalytique. Cet idéal fonctionne aussi comme l'heuristique de la grille de lecture lacano-marxiste pour
trajectoire continue, comme un ensemble de pratiques éclairer ses propositions en matière de décroissance –
(même très générales) à entretenir afin de s’approcher, Latouche entend maintenir cet idéal révolutionnaire dans la
toujours de manière asymptotique et incertaine, de ce perspective de la soutenabilité. Il s'inscrit en cela
point30. explicitement dans la voie étroite dessinée par cet
Cet idéal d’autonomie passe par une voie étroite. « La « incontournable précurseur de la décroissance » qu'est
question de la sortie de l'imaginaire dominant, pour Castoriadis, à savoir une perspective de changement social
Castoriadis comme pour nous, reconnaît Latouche31, est une qui « n'a pas de sujet historique porteur »38. Si la sortie du
question centrale, mais très difficile, parce qu'on ne peut capitalisme apparaît nécessaire, elle n'est pas suffisante ;
pas décider de changer son imaginaire et encore moins celui l'accent étant mis sur la « servitude volontaire » des
des autres, surtout s'ils sont « accro » à la drogue de la individus, sur leur « imaginaire » manipulé par la
croissance. »32 Etant données les positions de Latouche sur propagande et la publicité39. Adieu, donc, au prolétariat et
la réalité sociale et l’histoire, on ne s’étonnera pas de ne pas aux autres forces sociales repérées par d'autres penseurs
trouver un ensemble précis de mesures pour « changer pour changer le monde, le « grand chambardement » serait
l’imaginaire dominant ». Seules des pistes de réflexion sont affaire de tous, au risque que, finalement, cela soit l'affaire
offertes. de personne ! Si un autre monde est possible, c'est en
Une des voies de libération des esprits, ou de s'interrogeant sur l'idée même de prise de pouvoir –
décolonisation de l’imaginaire, passe par l’activité Latouche40 faisant souvent référence au mouvement néo-
critique33. Pour Latouche, l’essentiel de la science sociale zapatiste. Néanmoins, à ses yeux, c'est l'Occident – et, plus
doit en effet consister en critique des discours idéologiques, précisément encore, l'Europe – qui doit donner l'exemple,
critique visant à dire « le non-dit », à dénoncer les aidée en cela, pour accélérer le processus, par la
« significations non-pensées » et à démasquer les « pédagogie des catastrophes ».
conditions de production de ces discours dominants34. Cette
activité, qu’il qualifie de « bricolage théorique »35, est
fondamentalement subversive, selon lui, puisqu’elle détruit
les assises imaginaires de la situation socio-historique.
Dans cette optique, c'est le consumérisme qui constitue
aujourd'hui une des cibles privilégiées de Latouche, à
travers la critique de l'obsolescence programmée 36, de la
publicité, du crédit à la consommation...

Conclusion

30
Cf sur ce point Prat J.-L. (2012) Introduction à Castoriadis,
Paris, La Découverte, p. 86 et suiv.
31
S. Latouche (2005) Décoloniser l'imaginaire, Lyon,
Parangon/Vs, p. 10.
32
Voir aussi : « La conquête pacifique des esprits demande
beaucoup de patience. Assurément, le pari de la décroissance n'est
pas gagné ! », in Pour sortir de la société de consommation, op.
cit., p. 157.
33
Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 207.
Latouche parle encore des « armes de la critique » que manient les
37
« objecteurs de croissance », à côté d'autres armes pacifiques : Bourg D. (2001) « Le nouvel âge de l'écologie », Le débat,
non-violence, désobéissance civile, défection boycott, in Pour n°113, p. 104.
38
sortir de la société de consommation, op. cit., p. 11. S. Latouche, Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p.
34
S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 201. 176.
35 39
S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 200. Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 106.
36 40
Latouche S. (2012) Bon pour la casse. Les déraisons de Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 13 et
l'obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui Libèrent. suiv. et Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 180.

20
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique » Question : Quelle a été la conclusion de ce travail de


recherche ?
Guillaume Desguerriers, Membre du bureau national de
l’UFAL (Union des FAmilles Laïques), Commission UFAL DES : Que le champ de l’écologie a sa propre
Développement Écologique et Social, www.ufal.org trajectoire historique, et que celle-ci l’a conduit à son état
www.ufal.info actuel qui est cet immense bazar. Pour imager, nous avons
choisi de parler du « chaudron de l’écologie » où tout plein
Cet article est sous la forme d’un entretien avec la de choses bouillotent les unes à côté des autres dans une
commission DES (Développement Ecologique et Social) de espèce de soupe informe. La métaphore n’est pas très
l’UFAL sur la question de fonder l’écologie politique en académique, mais elle permet de faire sentir ce dont il
tant que théorie politique et sociale. s’agit.

Question : L’UFAL est une association familiale de Question : Et pourquoi cet état de « chaudron de
gauche, connue pour ses positions républicaines et laïques. l’écologie » ?
Mais pourquoi a-t-elle créé une commission sur l’écologie
qui a été jusqu’à produire un ouvrage aussi conséquent sur UFAL DES : Historiquement, le champ de l’écologie s’est
l’écologie politique 41 ? constitué non sur une affirmation, mais sur une opposition
au modèle dominant de l’après-guerre que l’on peut
UFAL DES : Pour l’UFAL, la famille n’est pas la cellule résumer par la bipolarité capitalisme/soviétisme, ou par le
élémentaire de la société, contrairement à ce que concept de « productivisme » même si ce terme apporte des
revendiquent les autres associations familiales siégeant à analyses supplémentaires. Ainsi, l’écologie, un peu comme
l’UNAF 42. Pour l’UFAL, l’élément fondamental de la une terre d’accueil, a vu débarquer quantité de personnes et
société est le citoyen – et l’enfant en tant que « futur de théories dont le seul point commun était cette opposition
citoyen ». La famille est une modalité d’association de vie aux modèles dominants. Et par exemple, dans les années
des citoyens, mais elle n’en est qu’une parmi d’autres. Par 1970, les témoignages en France rendent compte des très
contre, son importance vient du fait que cette modalité mauvais rapports entre le courant « marxiste traditionnel »
d’association de vie est très répandue au sein de la société, – dominé par le PCF – et le mouvement écologiste ; et les
et la famille est donc un vecteur d’action important. La affrontements physiques n’étaient pas rares.
création d’une commission axée sur l’écologie à l’UFAL Cette trajectoire historique de « terre d’accueil » a toujours
vient du fait que ce champ compte de plus en plus dans la été celle du champ de l’écologie et elle a donc fortement
vie des citoyens et que comme pour l’école, la protection structuré son identité et sa culture interne ; c’est-à-dire les
sociale ou la laïcité, le champ « écologie » est un ensemble usages et les pratiques des militants écologistes. Ce point
de thématiques qui touchent de manière transverse des est important car pour assurer un minimum de cohésion
aspects de la vie tels que l’alimentation, la santé et la interne entre tous ces courants et militants d’horizons divers
médecine, l’urbanisme, le numérique, le travail ou encore la – et parfois en opposition entre eux ! – il a été nécessaire de
production de biens et services ; autant de thématiques baisser le niveau d’exigence en termes de cohérence
nécessaires si l’on veut être capable de produire des idées et théorique ; une pratique dont le mouvement écologiste pâtit
des actions novatrices et progressistes, ce qui est la finalité aujourd’hui à l’heure où la visibilité est atteinte et où la
de l’UFAL en tant que mouvement qui milite activement rigueur théorique est désormais impérative. Mais encore
pour une transformation sociale de gauche. une fois cette culture était nécessaire pour assurer
l’existence même du mouvement dans un champ social
Question : Comment l’UFAL a abordé le champ de hostile et dominé par le productivisme.
l’écologie ? A ce sujet, précisons que l’idée qui consiste à prêter au
champ de l’écologie une unique préoccupation pour
UFAL DES : L’UFAL s’est d’abord intéressé à la question l’environnement naturel est une caricature destinée à
de l’énergie et de l’effet de serre : c’est à dire la pire rompre toute forme d’intérêt pour les thèses écologistes ; le
méthode pour débuter l’écologie tant la question de champ de l’écologie politique comporte des contributions
l’énergie cristallise des tensions qui rendent toute réflexion majeures de nature politique et sociale. Mais pour
quasi impossible. Cela a été un premier constat important : s’imposer, le mouvement « marxiste traditionnel » devait
il ne sert à rien d’aborder frontalement des questions qui rester seul maître de la question sociale. Nous sommes là
sont fortement verrouillés par des trajectoires historiques : sur une simple question de pouvoir sur le champ de la
il faut nécessairement les aborder de biais. Nous avons contestation sociale.
donc entrepris un gros travail de lecture et de prise
d’informations. Question : Et à partir de là, quelle a été la réflexion de
l’UFAL ?

41
UFAL DES : En tant qu’association républicaine et laïque,
« Comprendre l’Ecologie Politique », 470 pages, UFAL - 2012 l’UFAL a un corpus à la fois très étendu et très exigeant en
(vendu sur le site de la boutique UFAL). terme de rigueur et de cohérence interne. La cohérence est
42
UNAF : l’Union Nationale des Association Familiales est une
institution de la République où siègent 7 mouvements familiaux
nécessaire parce que sans elle, aucune analyse globale du
nationaux dits « à but généraux », dont l’UFAL. Compte tenu des moment présent n’est possible, et aucune perspective
effectifs des 6 autres mouvements, l’UNAF est aujourd’hui très alternative n’est identifiable dans ce moment présent. La
largement dominé par les associations familiales catholiques, ce cohérence est un élément fondateur de toute théorie
qui explique le positionnement de l’UNAF comme force politique et sociale ; sans cette rigueur interne un champ de
réactionnaire (notamment sur la loi du mariage pour tous de connaissances n’est qu’une soupe à idées. Par ailleurs, il
2013).

21
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

nous semble clair que l’écologie va être plus qu’un sujet de Marx reste une œuvre inscrite dans le XIXème siècle –
important pour le XXIème siècle : elle sera une ligne de et de montrer qu’ils dialoguent parfaitement avec nombre
clivage majeure comme la question de la politique sociale a de préoccupations inscrites dans le mouvement de
pu l’être au XXème siècle, donc un sujet extrêmement l’écologie politique. « Temps, Travail et Domination
structurant dans les débats de société. Hélas, en l’état, le Sociale » est un ouvrage incontournable pour qui veut
champ de l’écologie est largement incohérent ; et donc savoir ce qu’est le marxisme de Marx et il permet de dire :
inutilisable. C’est pour cette raison que nous avons pris en « Je suis marxiste, donc antisoviétique »… et ce n’est pas
charge ce travail de mise en cohérence. Pour cela, nous rien…
avons taché de rassembler les éléments progressistes du
champ de l’écologie (nous n’avons pas regardé les dérives Question : Mais pourquoi ce travail ? Après tout, il aurait
droitières ou réactionnaires) et tenté des mises en été possible de faire une analyse économique uniquement
concordances. Certaines ont fonctionné, d’autres pas. basée sur l’écologie politique.

Question : C’était donc cela le but de l’ouvrage UFAL DES : Oui mais nous voulions un ouvrage qui
« Comprendre l’Ecologie Politique » ? s’inscrive dans son époque, c’est-à-dire dans le champ
social actuel avec ses tensions et ses divisions, avec ses
UFAL DES : Oui, l’un des buts de l’ouvrage était de manques et ses complémentarités cachées ; aussi bien au
fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et niveau théorique qu’au niveau humain. Il était donc
sociale. C’est pour cela que l’ouvrage balaie des domaines nécessaire de produire un ouvrage qui permette à des gens
aussi vastes car créer une cohérence interne solide ne peut de dépasser la lecture qu’ils ont de l’histoire du mouvement
se faire qu’en faisant communiquer étroitement et de social et de réaliser qu’ils peuvent dialoguer et penser
manière logique des éléments qui semblent éloignés les uns ensemble ; un ouvrage qui leurs permette de se voir plus
des autres. Nous avons abordé l’économie, la protection proches qu’ils ne le pensaient d’autres courants. L’objectif
sociale, le salaire universel (contre le revenu universel), les de tout cela est de construire une alternative politique et
nouvelles technologies, la critique de la technique, sociale dans la gauche de gauche.
l’agriculture, la gratuité, et la laïcité et la République bien
entendu. Évidemment, ce travail n’est pas exhaustif, mais il Question : Et pour cela il fallait travailler à partir de
pose une fondation sur laquelle il convient d’articuler de Marx ?
nouveaux éléments dans le but de compléter l’édifice.
UFAL DES : Oui parce que Marx est un objet symbolique
Question : Quels sont les éléments qui manquent encore ? énorme. Il n’est pas possible de se dire de gauche et non
marxiste, même si avec le travail de Postone on sait
UFAL DES : Parmi ceux qui manquent il y a la notion de désormais qu’il était nécessaire de préciser de quel
« communs » qui est en élaboration. La question de marxisme il était question… Mais cette figure de Marx est
l’énergie a été survolée. L’école est aussi une grande telle qu’il était impératif de faire dialoguer le symbole
absente de ce livre. Enfin, il y a la question du pouvoir dans qu’est Marx avec l’écologie politique, et de montrer non
les rapports humains qui apparait comme centrale. pas la compatibilité – la tolérance… ?! –, mais bien la réelle
complémentarité et le prolongement qu’il y a entre toute
Question : Vous dites que fonder l’écologie politique en une partie de l’écologie politique – car c’est un ensemble
tant que théorie politique et sociale était « l’un des buts », il sans unité sur le plan théorique – et ce Marx tel
y en avait d’autres ? qu’aujourd’hui on peut le lire, c’est-à-dire correctement.
Précisons tout de même qu’avec le symbole Marx c’est
UFAL DES : Oui, il y avait un autre but majeur à cet toute l’histoire du mouvement social pour l’émancipation
ouvrage : créer le dialogue entre l’écologie et le marxisme, que l’on fait dialoguer explicitement avec l’écologie
ou plutôt le faire émerger de la gangue dans laquelle il se politique qui, elle-même, s’inscrit dans ce courant. Avec
trouvait. La première partie du livre est consacrée à cela. l’hégémonie soviétique, le XXème siècle a été une
Elle a été rendue possible par le travail de Moishe Postone stérilisation considérable de la pensée à gauche ; ce qui
publié en français sous le titre « Temps, Travail et explique notamment la panne idéologique du PCF et
Domination Sociale ». Postone rend compte des conditions pourquoi, à notre avis, le prolongement impulsionnel du
historiques du mouvement marxiste et explique en quoi la mouvement d’émancipation initié au XIXème siècle a
publication si tardive des « der Grundrisses » en 1938 a trouvé en grande partie refuge dans le champ de l’écologie
rendu impossible toute lecture correcte du Capital de Marx. politique : ce champ est aujourd’hui une source qui permet
Cette publication intervient 21 ans après la fondation de de revitaliser les audaces pour une alternative de société.
l’URSS et un « marxisme officiel » installé. 1938, c’est
aussi la veille de la seconde guerre mondiale suivie par 50 Question : Et quels sont selon vous les apports du
ans de guerre froide. mouvement écologiste ?
Et là encore, le mouvement de l’écologie politique a été le
refuge de tous ceux qui lisaient Marx en incluant les UFAL DES : A notre avis, le champ de l’écologie politique
Grundrisses, et non ce Marx amputé imposé par le apporte trois prismes majeurs qui éclairent et vivifient
soviétisme. profondément la réflexion pour la gauche de gauche (où les
Postone passe au crible tous ces « marxismes traditionnels » partis politiques sont à la remorque des idées issues du
montrant les limites qu’ils n’ont pu dépasser faute des clés mouvement social).
nécessaires pour une lecture correcte du Capital. Le premier prisme est la réintroduction de
Grâce à son travail, il nous a été possible de généraliser des « l’environnement de vie ». Bien sûr, cela ne se limite pas à
concepts marxistes pour les actualiser – puisque le travail la caricature de la protection de l’environnement naturel : il

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

s’agit de la prise en compte de l’environnement « de vie » lorsque l’on est en errance psychologique ou incapable de
sous toutes ses formes : urbanisme, lien social, cadre de vie, percevoir clairement ses émotions. Et contrairement à ce
etc. Tout ceci va jusqu’à l’alimentation et l’impact sur la que d’aucuns peuvent penser, la réactivation et l’éveil des
santé psychologique. Cet apport n’est pas que « matériel », capacités à vivre heureux chez un individu relève de la lutte
il est spirituel, non au sens religieux bien entendu, mais au contre le productivisme (capitaliste ou soviétique) puisque
sens éthique et laïque du terme. En écologie, un arbre n’est précisément ces systèmes ne peuvent survivre sans éteindre
pas que du papier en devenir, un patrimoine génétique ou ce qui est humain chez l’individu pour ne faire de lui qu’un
un puis de carbone contre le dérèglement climatique : il est pion dans un système économique et politique. Qu’il
un être vivant faisant partie d’un équilibre naturel et avec s’agisse du modèle consumériste ou de l’homo soviéticus :
lequel nous interagissons. Or nous en faisons l’expérience éteindre ce qui est humain chez l’individu c’est créer des
tous les jours : notre équilibre physique, psychique et êtres de souffrance incapables de se percevoir et donc
intellectuel ne se réduit pas à manger, boire et dormir. incapables de contester. C’est très exactement le propos
Le second prisme est une réflexion sur l’organisation du développé par George Orwell dans « 1984 »… En ce sens,
pouvoir dans la société. Une grande partie du mouvement le productivisme peut être analysé comme une « névrose »
de l’écologie politique porte la critique du pouvoir et de individuelle, portée collectivement et dont les conséquences
l’organisation humaine qui lui est liée, mais nous y sont sociales, environnementales, humaines, etc.
reviendrons plus loin.
Enfin, le troisième prisme est celui du bonheur, de la vie Question : Comment voyez-vous l’introduction de ces
heureuse. Pour illustrer le propos, nous prenons souvent prismes dans le champ politique actuel ?
comme exemple la fête de l’Huma et un salon bio. La fête
de l’Huma est un rassemblement très convivial où le UFAL DES : C’est précisément cela fonder l’écologie
contact humain est facile, et où les débats et les échanges se politique : trier le chaudron de l’écologie avec une rigueur
font sur des sujets variés : travail, système de santé, et une recherche de cohérence globale et systémique que
protection sociale, production, logement, relations l’on trouve typiquement dans l’héritage républicain et
internationales, etc. Tous traitent des « conditions de vie ». laïque – au sens de Jaurès – ainsi que dans le marxisme de
Dans un salon bio, on trouve aussi des ateliers sur les Marx. Voilà le travail de l’UFAL, et somme toute il n’est
« conditions de vie » : créer une AMAP, construire sa pas aberrant que la prise de conscience quant à la nécessité
maison en bois, le logement participatif, etc. Mais on trouve d’un tel travail soit apparue justement dans le milieu
également une grande proportion de débats (entre un quart républicain et laïque de gauche. Fonder l’écologie politique
et la moitié) sur des sujets tels que : la vie de couple, permet de créer un outil utile et efficace, mais également
l’amour, développer l’écoute de ses émotions, l’éveil de soi, d’éloigner ce qui stérilise la pensée sociale alternative, le
vivre son vieillissement, comment soigner son enfant « marxisme traditionnel » ou « l’écolo bobo » par exemple.
intérieur, la sexualité, etc. Or, là nous sommes dans le Rappelons qu’une théorie politique et sociale est par
registre de la vie heureuse et du bonheur. Et c’est cela le essence « révolutionnaire » ! C’est cela sa fonction et sa
troisième prisme apporté par l’écologie politique : la finalité 43.
distinction explicite entre, d’une part, les conditions de vie, A ce titre, j’attire l’attention sur le travail de Bernard Friot
et, d’autre part, la vie heureuse, le bonheur. qui rappelle que l’attitude révolutionnaire ce n’est pas de
Le « marxisme traditionnel » a complètement inféodé la verser dans le mythe de la « table rase » – une vision
question de la vie heureuse à la question des conditions de somme toute très immature de l’action politique… – ;
vie alors que l’incurie d’une telle subordination est l’attitude révolutionnaire c’est de détecter dans le présent
évidente. Il suffit de dire à quelqu’un : « Vous avez une autour de soi – mais parce qu’on les cherche ! – les
maison, un travail, une bonne santé, donc vous êtes alternatives novatrices et progressistes, qui sont à l’état
nécessairement heureux dans votre vie » : personne ne d’embryon, afin de les généraliser à l’ensemble de la
répondra « oui, c’est vrai ! » à une telle affirmation parce société. C’est cela « avoir une attitude révolutionnaire » !
que n’importe qui sait faire – même intuitivement ! – la
distinction entre « des conditions de vie » et « une vie Question : Vous êtes revenu plusieurs fois sur la question
heureuse ». du pouvoir, est-ce que vous pourriez développer ?
Le champ écologiste change le paradigme du marxisme
traditionnel et explicite clairement le fait que ces deux UFAL DES : Au travers des divers sujets qu’il traite avec
sujets – « les conditions de vie » et « la vie heureuse » – ne son approche, le champ de l’écologie politique porte une
peuvent être ramenés à l’un des deux et qu’ils doivent être critique du pouvoir dans son organisation, dans sa manière
traités dans leurs spécificités propres puisqu’aucune de se structurer et de se pérenniser dans toutes les
hiérarchisation n’est possible entre ces deux domaines interactions humaines et à tous les niveaux. Le pouvoir est
absolument essentiels. Mieux, l’histoire montre que toutes traité de manière explicite, c’est-à-dire en abordant les
les logiques de subordination de la vie heureuse à la comportements et comment les gérer : il n’y a pas
question des conditions de vie ont ouvert sur des dérives seulement « le pouvoir », mais des comportements humains
qui finissent tôt ou tard par une impasse sociale. Par ce qui ont pour but le pouvoir, c’est une approche très
troisième prisme, le mouvement écologiste réintroduit une différente.
distinction qui réhabilite l’individu non comme un simple
individu social, mais d’abord comme un être humain dont 43
« L’économie politique » d’Adam Smith ne visait ni plus ni
le but dans l’existence n’est pas le travail ou la moins qu’à un reversement du paradigme de l’ancien régime par le
consommation mais une vie heureuse, avec toutes les paradigme bourgeois : l’économisme, dans lequel nous vivons
conséquences que cela peut ouvrir, y compris sur le plan depuis deux siècles. Donc oui, il faut oser ! Il faut de l’audace
politique. De même qu’il est difficile de vivre heureux sans pour s’imposer ; on ne peut rien changer sans percuter les règles
lieu où dormir ; il est tout aussi difficile d’être heureux du jeu, en se conformant aux cases et aux rôles prédéfinis par le
système lui-même.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

La gauche de gauche est en panne sur la question du UFAL DES : La domination c’est d’inculquer aux gens
pouvoir car elle ne le pense que comme systémique et non qu’ils sont juste bons à échanger sur le foot, la cuisine, la
comme le résultat de comportements humains, y compris en mode ou les séries télé car leurs vies n’auraient pas de
son sein ! Le sujet des comportements visant le pouvoir valeur sociale en elles-mêmes. Contre cette croyance,
n’est jamais abordé en interne des associations ou des partis l’éducation populaire consiste à briser ce regard que les
politiques. Jamais il n’est question du pouvoir tel qu’il se gens portent sur leurs propres vies en leurs faisant réaliser
structure en interne de ses mouvements entre les militants, que leurs expériences de vie sont d’une richesse politique et
il n’est question que du « pouvoir des dominants ». Ce sujet sociale considérable, et qu’ils n’ont qu’à les partager avec
est « le » grand absent qui est à l’origine du très grand d’autres sous cet angle-ci pour s’élever en compréhension
nombre de déconvenues dans le milieu militant et qui du monde dans lequel ils vivent.
explique que quantité de gens se détournent de cette activité Mais ceci suppose une chose : mettre fin à l’enjeu de
alors que paradoxalement une majorité souhaitent du lien pouvoir sur le savoir en expliquant qu’il n’y a pas qu’un
social et un vrai changement de société. Ce que le champ de seul type de savoir, mais deux ! Le savoir tel qu’on l’entend
l’écologie politique apporte c’est une critique « pratique » est un savoir de type « universitaire » basé sur la
du pouvoir. conceptualisation ; et la totalité de notre système
d’ascension sociale par l’école est une sélection sur la
Question : Quels sont les domaines qui portent cette maitrise de ce type de savoir à l’exclusion de l’autre type de
critique du pouvoir ? savoir : le savoir « pratique » qui n’est pas un savoir
conceptuel mais un savoir concret, basé sur l’expérience.
UFAL DES : Ils sont nombreux et complémentaires, la Mais l’a priori sur le logos comme étant la seule forme de
critique du pouvoir est un élément transverse. On peut citer savoir possible joue à fond contre 90% de la population, car
la réflexion sur Internet qui oppose un système l’expérience de vie des personnes est pratique, et non
d’information en réseau a-centré contre un système de conceptuelle.
diffusion centralisé – télévision ou radio. On peut Sur ce constat, le rôle de l’éduc-pop est d’expliciter ces
également citer la réflexion sur les techniques et les deux savoirs et de les positionner sur un pied d’égalité. La
organisations de la production qui favorisent l’autonomie chute est rude pour le tribun-orateur-expert et pour celui qui
ou l’hétéronomie. Le secteur médical est propice à cette croit en celui-ci. L’éduc-pop c’est expliquer que le rôle du
réflexion car on y voit comment l’accès au savoir remet en porteur de « savoir universitaire » n’est pas de faire une
cause l’hégémonie du médecin. Enfin, et c’est l’apport du leçon magistrale à un auditoire d’élèves, mais de venir
troisième prisme : le pouvoir – en tant qu’élément poser des concepts sur le « savoir pratique » qui se sera
individuel présent dans la vie quotidienne – est pensé exprimé par les échanges entre les personnes dans le but de
comme un objectif implicite de comportements que l’on rendre les concepts palpables et opérationnels. C’est-à-dire
peut apprendre à reconnaitre chez soi et chez les autres, que de l’orateur-expert qui parlait 80% du temps pour
dans l’objectif de le contrer. diffuser la « lumière du savoir » devient celui qui intervient
Partout on retrouve la manière dont le pouvoir se structure en dernier et ne parle que 20% du temps pour seulement
et les modes d’organisation qui le pérennisent. La réflexion mettre des références sur ce que les personnes auront
sur l’éducation populaire est exemplaire en ce domaine : on construit à partir de leurs échanges sur leurs expériences de
a longtemps pensé que l’éducation populaire consistait à vie. Le changement de méthode remet en cause la
diffuser du savoir, et on l’a présentée comme un orateur structuration du pouvoir.
expert venant parler à des personnes ignorantes – des élèves Ainsi, l’éduc-pop illustre ce rapport de pouvoir et les
en somme ! Or, ce modèle est néfaste car il entretient une enjeux qui lui sont liés : on ne changera pas de système
structuration scolaire des esprits où seuls ceux qui sont sans expliciter les comportements humains et adopter des
préparés à devenir orateur arriveront à sortir de leur pratiques, des mots et des attitudes qui brise la
« mentalité d’élève » : ce système descendant maintient la pérennisation implicite du pouvoir. Expliciter le pouvoir
structure du pouvoir dans la société en la reproduisant là où sous forme de comportements humains qui pérennisent des
précisément l’éducation populaire devrait la combattre. modes d’organisation, c’est cela le second prisme majeur de
Tout ceci peut être mis en parallèle avec le fait que, par l’écologie politique ;
exemple, aucun statut de l’élu ne soit mis en place. Or, un le but de tout cela étant de conforter la force du collectif et
statut de l’élu permettrait de ramener l’élu à une proximité la sureté de l’individu car les seuls perdants sont ceux qui
avec les autres citoyens, mais entretenir la structuration visent à accaparer le pouvoir précisément parce que leurs
actuelle du pouvoir demande de maintenir la distanciation comportements n’étaient pas explicités et compréhensibles
artificielle qui existe entre l’élu et le citoyen qui repose sur par tous.
celle entre l’ignorant et le spécialiste ou l’expert. Notons
également que lorsqu’une décision politique apparait trop Question : Evidemment ceci se retrouve dans la
directement inféodée à des intérêts économiques domination au sein de la société entre les différents groupes
particuliers alors des experts entre en scène en appuyant sociaux…
précisément sur cette mentalité d’élève afin de fléchir les
opinions. Donc mettre fin à l’inculcation de cette UFAL DES : Bien sûr ! La domination dans la société rend
« mentalité d’élève » – dans l’enseignement ou l’éducation compte de ces comportements. L’effet est d’autant plus
populaire par exemple – est vraiment un enjeu pour la dévastateur qu’au sein de la société le pouvoir politique est
société dans son ensemble. lié au pourvoir économique. Mais ce qu’il faut éviter c’est
d’en rester à une dénonciation macroscopique dans la
Question : Qu’est-ce que l’éducation populaire alors ? société ; d’abord cela a déjà été fait maintes fois, mais
surtout la mise en lumière macroscopique a souvent
tendance à cacher que la structuration du pouvoir suppose

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une logique de comportements entre individus à n’importe politique et sociale sous peine de rester dans les carcans
quelle échelle ! Si on en reste à la dénonciation idéologiques des XIXème et XXème siècles et de perdre un
macroscopique, on risque de stériliser l’idée même qu’il y a potentiel alternatif dont les femmes et les hommes ont
des alternatives, c’est-à-dire des comportements alternatifs impérativement besoin aujourd’hui. La rupture d’avec le
que l’on peut enseigner et transmettre. Or, c’est sur ce point productivisme – capitaliste ou soviétique – se fera avec des
que l’écologie politique interpelle : elle met en lumière ces lignes directrices politiques permettant de structurer des
comportements de pouvoir à n’importe quelle échelle ainsi voies alternatives ; sans cela, et même si nous allons
que les alternatives de fonctionnement, de gestion et de certainement assister à l’émergence d’un grand nombre
décision. La différence sur la formation et la circulation de d’alternatives concrètes dans la société afin de faire face à
l’information par la télévision et sur Internet en est un la crise sociale, le risque d’un pouvoir liberticide et de la
exemple flagrant. misère est grand car n’en doutons pas : l’adversaire de
classe saura se structurer et agir pour durcir le ton comme il
Question : Donc la question du pouvoir est à expliciter a toujours su le faire... voilà pourquoi fonder l’écologie
n’importe où puisque reposant sur des comportements que politique comme théorie politique et sociale est nécessaire
l’on retrouve partout. Pouvez-vous citer un autre champ pour structurer les alternatives concrètes.
d’activité comme exemple ? C’est un grand chantier, et fonder l’écologie politique
nécessitera, entre autres, un nouveau regard sur
UFAL DES : Celui de la production. Que l’on soit l’organisation sociale et la propriété, l’intégration du
commercial en assurances, boulanger, agriculteur, employé psychologique et l’égalité d’importance entre « conditions
de banque, garagiste, éboueur, la production de chacun de vie » et « vie heureuse », une égalité des savoirs –
structure le monde où nous vivons et les gens savent les universitaire et pratique –, une réflexion sur
implications de leur production lorsqu’ils fabriquent un l’environnement de vie, etc. Et bien entendu, tout cela sous-
médicament comme le médiator ou des graines OGM. Mais tend une réflexion sur le pouvoir en tant que structure mise
force est de constater que la structuration du pouvoir dans en place par des comportements humains précis qui sont
la production vise à interdire la prise de parole ou la identifiables par tous pour peu qu’ils soient explicités et
décision : le citoyen n’est acteur – législatif indirect… – enseignés, et que des pratiques et de usages alternatifs
que devant l’urne alors que son travail fabrique le monde au soient proposés et transmis.
jour le jour.
A ce titre, l’ESS est aujourd’hui un champ de l’économie
où il est possible de tester d’autres modes de
fonctionnement et d’expliciter les comportements de
pouvoir afin d’en changer la pratique par l’alternative.
Voilà pourquoi l’ESS doit oser ! Et elle doit le faire car elle
n’existe que dans la mesure où elle n’est que marginale
dans le secteur économique. Qu’elle devienne intéressante,
et elle sera broyée comme le sont aujourd’hui les mutuelles
de santé. L’ESS n’a d’autre choix que celui d’innover.

Question : Par exemple ?

UFAL DES : Par exemple les coopératives pourraient se


réunir et créer des caisses de salaires et d’investissements,
et créer un statut du travailleur ESS qui serait payé selon
une grille de qualification commune à tous. La caisse
garantit le salaire à la personne quelle que soit la
coopérative où cette personne va travailler. Avec une telle
sécurisation du salaire par la qualification attachée à la
personne (et non au poste de travail), un nombre
considérable de personnes vont venir travailler dans l’ESS
et augmenter ainsi son poids en tant qu’alternative sociale.
Les coopératives sont également porteuses d’une réflexion
alternative sur la propriété : il est nécessaire d’aller vers une
propriété d’usage en rompant fermement avec la propriété
lucrative. Cette pratique alternative, qui existe déjà dans des
coopératives, doit servir à une extension sur le foncier, qu’il
s’agisse du secteur du logement ou des terres arables.
L’intérêt de l’écologie politique réside dans sa dimension
transverse qui permet de montrer que les idées, logiques et
comportements alternatifs sont globaux.

Question : Un dernier mot sur comment fonder l’écologie


politique ?

UFAL DES : Tel que le voit l’UFAL, il apparait nécessaire


d’innover dans la manière dont nous formulons une théorie

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme ressources naturelles et moins productrice de pollutions,
sans renoncer à l’Etat-Providence ? 44 n’implique-t-elle pas de relativiser la recherche de la
croissance économique, voire d’accepter une certaine
Laurent de Briey, Professeur de philosophie, Université de décroissance48 ? Les économistes atterrés semblent croire
Namur que non. Au contraire, il y aurait une parfaite cohérence
Texte provisoire entre relance économique et transition écologique, dans la
mesure où le plan de relance devrait consister dans des
Deux points retiennent mon attention dans cette investissements nécessaires à la transition écologique :
communication. Premièrement, l’étude de contradictions développement des énergies renouvelables, travaux
éventuelles entre, d’une part, la critique des politiques économiseurs d’énergies, investissements dans les
d’austérité et l’appel à une relance de l’économie par un transports publics, mais aussi soutien aux secteurs de
« Green Deal »45 et, d’autre part, la remise en cause de l’éducation, de la santé, des services aux personnes...
l’objectif de croissance au profit d’une « prospérité sans Toutefois, leur discours n’est-il pas trop idyllique pour être
croissance »46 ou d’une « sobriété heureuse »47. crédible ?
Deuxièmement, je m’intéresserai aux critiques des réformes Mes inquiétudes ne sont pas tant relatives à l’emploi qu’à
sociales visant à transformer l’Etat-providence en un Etat l’endettement. L’emploi ne devrait pas manquer – au
social actif. Si un collectif comme les économistes atterrés, contraire, une telle économie serait logiquement beaucoup
mais aussi de nombreux écologistes, paraissent voir dans ce plus intensive en travail, j’y reviendrai. Par contre, alors
projet un cheval de Troie du néolibéralisme, on peut se que la relance exigera une augmentation initiale de la dette
demander si la défense de l’Etat-providence ne témoignerait publique, une large partie des effets retours attendus
pas d’une curieuse nostalgie des Trente Glorieuses, ces prendront la forme d’une amélioration de la qualité de vie
trente années qui ont suivi la Deuxième Guerre et durant et d’une baisse de notre empreinte environnementale, non
lesquelles une forte croissance économique était porteuse d’une hausse de l’activité économique. Or en l’absence
d’emplois et de hausses salariales, tout en rendant possible d’une croissance suffisamment forte, le poids de la dette
le développement des droits sociaux. Je serai ainsi conduit à risquerait de devenir rapidement problématique. La
m’interroger sur la cohérence interne des contreprojets démonstration reste donc à faire que le soutien à la
politiques inspirés par les critiques sociales et écologiques. croissance comme réponse à l’endettement public est
Je conclurai par conséquent en me demandant si, au lieu réellement compatible avec un modèle de développement
d’opposer la réforme du système économique et financier, plus qualitatif.
porté par les mouvements politiques dits de gauche, aux
réformes du modèle social grâce auxquelles les libéraux Une objection de croissance ?
entendent dynamiser le marché du travail, il ne faudrait pas Ceux que Bayon, Flipo et Schneider dans leur excellent
en affirmer la complémentarité. livre, La décroissance, appellent les objecteurs de
croissance49 jugent pour leur part incohérente l’ambition de
Une relance par la croissance verte ? réaliser un découplage entre croissance économique et
Les travaux des économistes atterrés constituent un croissance de l’empreinte écologique. Faisant le deuil de la
excellent exemple d’une critique sociale de la politique croissance, ils en appellent à une « remise en cause radicale
économique européenne actuellement à l’œuvre. Alors que,
pour les partisans des politiques d’austérité, le retour à du système des besoins50 ». Une vie plus simple serait non
l’équilibre budgétaire, combiné à des réformes structurelles seulement plus conforme aux impératifs de la soutenabilité
qui renforceront la compétitivité des économies écologique mais également plus heureuse parce
européennes, va rassurer les investisseurs et permettre le qu’affranchie de la frustration propre à une société de
retour de la croissance, les économistes atterrés inversent le consommation devant créer continuellement des désirs
lien de causalité : l’équilibre des finances publiques sera la insatisfaits afin de relancer continuellement la demande de
conséquence d’une hausse des recettes générées par le biens et de produits. Cette remise en cause constitue une
retour de la croissance rendu possible par des critique du néolibéralisme, mais également du marxisme
investissements publics. C’est sur la croissance également traditionnel et du socialisme démocratique, dans la mesure
que repose leur conviction de l’acceptabilité d’un léger où ces derniers sont des productivismes qui ne remettent
déficit structurel puisqu’elle permet qu’une dette publique pas en cause l’objectif de croissance, mais entendent
grandisse en volume tout en restant stable en pourcentage assurer une plus grande égalité dans l’accès à la
du PIB. La croissance est ainsi le socle des contre- consommation51.
propositions des économistes atterrés comme elle était le Les objecteurs de croissance se détournent d’autant plus
moteur des Trente Glorieuses. volontiers de la recherche d’une croissance continuelle –
Or, la croissance forte durant les Trente Glorieuses même durable –qu’elle s’accompagnerait de fortes
s’explique notamment par une exploitation à faible prix des inégalités sociales et écologiques 52. Je suis moins
ressources naturelles, incompatible avec les impératifs convaincu par cet argument. Ce n’est pas parce qu’on
écologiques actuels. La nécessité de réorienter notre observe généralement une corrélation entre croissance
économie, pour la rendre moins consommatrice en économique et croissance des inégalités 53 qu’une société
44
Ce texte destiné à la diffusion papier est composé d’extraits d’un
48
article plus long. Celui-ci peut-être téléchargé sur le site du S. Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.
49
colloque. D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, La décroissance. Dix questions
45
Voir par exemple J.-M. Nollet, Le green deal. Proposition pour pour en débattre, Paris, La Découverte, 2012.
50
une sortie de crise, Bruxelles, Le Cri, 2008. Ibid. p. 23.
46 51
T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une Ibid. p. 54.
52
économie durable, Bruxelles, De Boeck, 2010. Ibid., p. 22-23.
47 53
P. Rabbi, Vers la sobriété heureuse, Paris, Actes Sud, 2010. T. Piketti, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 455.

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décroissante serait une société plus égalitaire. A mon sens, des siens. Le père de quatre enfants que je suis applaudis,
pour essayer d’anticiper le caractère plus ou moins mais il n’ignore pas non plus que la garde d’enfants est bel
égalitaire d’une société décroissante, il faut s’interroger sur et bien un travail. L’émancipation des femmes a d’ailleurs
le rapport entre les types de revenus – capital vs. travail – notamment consisté à s’affranchir du travail informel. A
qui y seraient générés, d’une part, et sur le degré de l’opposé de la vision romantique portée par les objecteurs
redistribution sociale qui pourrait y être à l’œuvre. de croissance, le travail informel n’est donc pas
Les objecteurs de croissance paraissent curieusement se nécessairement plus épanouissant que le travail formel.
préoccuper essentiellement des inégalités générées par les J’irais même plus loin. Là où le néolibéralisme veut inciter
revenus du travail. Cela les conduit à prôner, tout comme à la participation de tous au marché du travail formel par la
les économistes atterrés, un partage du temps de travail et réduction des prestations sociales, il me semble que les
une limitation des salaires. Toutefois, dans une société sans objecteurs de croissance contraindront tout le monde à la
croissance, faiblement intensive en travail, la détention du participation informelle par la pénurie et par la valorisation
capital serait cruciale. Il y aurait certes une transformation de l’autosubsistance. L’adoption d’un mode de vie
profonde de ce capital, en raison d’un effondrement décroissant ne conduit à une vie de temps libéré que
potentiel du capital financier et d’une revalorisation du lorsqu’elle est le fait d’une minorité au sein d’une société
capital foncier, mais la tendance naturelle à la concentration essentiellement productiviste. La généralisation d’un telle
du capital persisterait. Cette dynamique serait d’autant plus mode de vie pourrait par contre menée à une société très
forte si le taux de natalité demeurait faible, ce qui est exigeante en termes de travail – formel et informel – afin de
écologiquement souhaitable54. produire non plus le superflu, mais simplement le
Je crains donc qu’une société sans croissance soit une nécessaire et l’utile.
société fortement inégalitaire si, à l’instar du travail, le
capital n’était pas redistribué. Cela signifie que, Un conservatisme social ?
contrairement aux aspirations libertaires de certains Mes craintes quant à l’impossibilité de financer notre
objecteurs de croissance55, une société sans croissance ne modèle social ne concerne pas que les objecteurs de
pourrait pas être une société désétatisée et débureaucratisée. croissance. Comme je l’ai dit, je doute qu’une réorientation
S’assurer de la répartition du travail et du capital requiert de notre économie rende possible, au-delà d’un effet de
un contrôle public important. Une société sans croissance relance à court terme, une forte croissance économique.
ne pourrait pas non plus s’organiser sous la forme de petites Mais douter de la possibilité de renouer avec une croissance
communautés localisées sur un territoire donné. Une structurelle forte impose de s’interroger sur la soutenabilité
solidarité organisée à une trop petite échelle se heurterait à du financement du modèle social de l’Etat-providence. Or
la répartition inégale des ressources naturelles qui serait qu’ils s’inspirent de la critique sociale ou de la critique
source de conflits pour l’appropriation de ces ressources, écologique, les mouvements de gauche assimilent toute
mais également aux conséquences des aléas climatiques. réforme du modèle social de l’Etat-providence à une
Est ainsi posée la question du modèle social compatible régression.
avec une société sans croissance. Il n’y a pas à ma Sur ce point à nouveau, les économistes atterrés sont un
connaissance de réel consensus à cet égard entre les excellent exemple, notamment lorsqu’ils critiquent le projet
objecteurs de croissance. Le partage du temps de travail et, de transformations de l’Etat-providence en un Etat social
imaginons-le, du capital, d’une part, la fixation d’un revenu actif au cœur de la Stratégie européenne de Lisbonne. Ce
maximal, l’allocation d’un revenu inconditionnel et l’accès projet dénonce la passivité de l’Etat-providence qui se
gratuit, ou à faible coût, aux services publics pourraient contente d’assurer un revenu de remplacement aux
toutefois constituer un point de convergence. Il paraît personnes n’étant plus en mesure de travailler sans
également difficile de renoncer à une assurance maladie. favoriser leur réinsertion. Au contraire, financé
On peut douter toutefois qu’un tel programme soit principalement par des charges sur le travail, l’Etat-
réellement finançable dans une société sans croissance, providence affaiblirait la compétitivité économique et
notamment lorsque la population est vieillissante. freinerait la création d’emplois, alors que le vieillissement
Personnellement, j’ai le sentiment qu’une société sans progressif de la population ferait exploser les dépenses
croissance serait à bien des égards une société extrêmement sociales. Il serait par conséquent nécessaire d’activer l’Etat
libérale, avec des prestations sociales relativement faibles, social en réorientant ses prestations vers le soutien de
et très exigeante en termes de temps de travail. Certes, le l’activité professionnelle : accompagnement personnalisé
temps de travail serait officiellement partagé, mais il ne des demandeurs d’emplois, programme de formation
s’agit là que du travail formel. Or la caractéristique initiale et continue, démantèlement des régimes de
principale d’une société sans croissance serait prépensions, etc.
l’augmentation considérable des activités informelles afin Considérant que les réformes réalisées au nom de l’Etat
d’autoproduire des services et des biens actuellement social actif ont servi un programme néolibéral en
rendus disponibles par le marché ou les services publics. permettant, au nom de la compétitivité économique, une
Or, si dans une société où le travail est formalisé et flexibilisation du marché travail et une stigmatisation des
fortement divisé, cultiver ses légumes peut être perçu demandeurs d’emploi56, tandis que la baisse des charges
comme le prototype même de l’activité qui ait du sens et sociales aurait réduit les recettes publiques sans créer
qui soit source d’autonomie, il n’en reste pas moins que je d’emplois, les économistes atterrées se positionnent en
n’aime pas jardiner et que je ne suis certainement pas le défenseurs de l’Etat-providence et comptent sur la
seul dans ce cas. De même, le partage du temps de travail réduction du temps de travail et les investissements publics
est supposé permettre de retrouver du temps pour s’occuper pour faire baisser le chômage. Pourtant, comme les
56
Voir P. Batifoulier, P. Concialdi, J.-P. Domin et D. Sauze « Pour
54
Ibid., p. 599 et sv. un renouveau de la protection sociale » in Les économistes
55
D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, op. cit., p. 46. atterrés, Changer d’économie !, op. cit., p. 137.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

économistes atterrés le reconnaissent eux-mêmes, la redonner un contenu à l’idée de prospérité qui dépasse la
politique keynésienne pratiquée durant les Trente seule aisance économique58.
Glorieuses « reposait sur des facteurs structurels : l’ampleur L’une des implications concrètes d’une telle redéfinition de
des gains de productivité, la force de la demande, la prospérité serait une réforme en profondeur de la fiscalité
l’autonomie des pays les uns par rapport aux autres »57. La afin de la rendre plus redistributive mais aussi plus
forte croissance était également rendue possible par la incitative. Dans une société où près de 50% des prix des
colonisation des pays du Sud et une démographie qui biens et services est déterminé par le système fiscal, celui-ci
assurait une augmentation progressive de la population a un rôle crucial à jouer pour assurer une internalisation des
active. Le modèle des Trente Glorieuses et l’Etat- effets externes. S’engager dans cette voie plaiderait pour
providence ne sont plus des références pertinentes à l’heure une profonde réduction de la fiscalité et de la parafiscalité
du défi écologique, du vieillissement de la population et de sur le travail financée par un renforcement de la fiscalité sur
l’émergence de pays du Sud et de l’Est. les revenus du capital et par le développement de la fiscalité
environnementale. Cela justifierait également le
Un contremodèle cohérent ? renforcement des mesures de soutien aux services aux
La lecture des économistes atterrés et la confrontation aux personnes.
idées des objecteurs de croissance font surgir un doute Un tel programme reste dans la ligne défendue par les
quant à la possibilité de concilier quatre éléments économistes atterrés. Je me dissocierai par contre de ceux-
paraissant tous souhaitables : des investissements publics ci en considérant que la revalorisation de la participation
devant permettre la transition écologique ; l’adoption d’un sociale plaide également pour une réforme de notre système
modèle de croissance faible, voire négative ; la réduction du social afin de favoriser des politiques visant à soutenir la
temps de travail ; la défense de l’Etat-Providence. participation plutôt qu’axées essentiellement sur le maintien
L’élaboration d’un contreprojet politique cohérent me du pouvoir d’achat. L’héritage de la Troisième voie ne peut
paraît imposer de choisir entre ces différents éléments. être accepté que sous bénéfice d’inventaire. Il me semble
Tout comme les économistes atterrés, je plaiderais néanmoins relever d’un projet politique fondamentalement
volontiers pour des investissements publics devant rendre différent du capitalisme financier. Si le projet de
possible une réorientation de notre économie vers des transformation de l’Etat-providence en un Etat social actif a
modes de production et de consommation plus soutenables. pu être récupéré par le néolibéralisme, c’est parce que ces
Je ne crois toutefois pas que ces investissements soient partisans n’ont pas compris qu’il était totalement
susceptibles de nourrir une croissance économie forte, mais incompatible avec l’acceptation de la financiarisation.
qu’il faut s’attendre au contraire à des taux de croissance Celle-ci impose une recherche de rentabilité à court terme,
structurellement faibles, voire potentiellement négatifs. alors que le modèle de l’Etat social actif impose des
Cela invite à s’intéresser sérieusement aux positions investissements publics massifs dans l’éducation, la
développées par les objecteurs de croissance. C’est en recherche ou l’innovation dont les effets retours ne peuvent
particulier la critique du système de besoins inhérent à une apparaître qu’à moyen, voire long terme. Dès lors, la
société de consommation de masse qui retient mon critique du capitalisme financier portée par les économistes
attention. La consommation est actuellement inutilement atterrés ne justifie pas une condamnation du modèle de
stimulée en favorisant l’obsolescence des produits – par l’Etat social actif. Elle me semble au contraire être la
leur fragilité technique ou par la multiplication de pseudo- condition de la réussite de ce modèle.
innovations –, mais également en faisant des modes de En retour, la réforme de l’Etat-Providence me paraît être la
consommation des marqueurs identitaires et des vecteurs de condition de la faisabilité politique des réformes
reconnaissance sociale. Se détacher d’un tel modèle économiques souhaitées par les économistes atterrés.
demandera donc de privilégier des modes d’interactions L’expression d’une nostalgie trop forte à l’égard d’un
économiques favorisant l’allongement de la durée de vie modèle social et économique définitivement dépassé risque
des biens produits, mais également de redéfinir des modes de donner l’impression qu’un conservatisme de gauche
alternatifs de distribution de la reconnaissance sociale. défendant les acquis sociaux de uns fait face à un
Croire par contre que l’adoption d’un système de besoins conservatisme de droite s’accrochant aux privilèges
plus sobre signifierait que nous vivrions dans une société de financiers des autres, alors que les changements souhaités
l’abondance et qu’il nous serait possible de célébrer la fin ne seront possibles que s’ils font l’objet d’un consensus
du travail, me paraît excessivement optimiste. Même en social important. Or, celui-ci ne pourra émerger que si tous
modérant notre consommation, adopter des modes de les groupes sociaux acceptent que certains avantages qu’ils
production moins énergivore réduira fortement la tirent du système actuel puissent être remis en question.
productivité du travail. De plus, l’importance des besoins Seuls les efforts faits par les uns légitimeront ceux
en termes de services aux personnes, en particulier dans une consentis par les autres.
société vieillissante, est telle qu’il me paraît plus pertinent
d’en appeler à une revalorisation de la participation sociale
qu’à la célébration d’une société du loisir. Une telle
revalorisation demande que soit définie quelles sont les
activités socialement utiles et les formes de participation
sociale qu’ils importeraient de revaloriser. A l’encontre
donc de tout individualisme libéral, il faut s’attacher à

57 58
H. Sterdyniak, « Quelle politique économique ? Mort et Voir L. de Briey, « Prospérité et crise du politique » in I.
renaissance du keynésianisme » in Les économistes atterrés, Cassiers (éd.), Redéfinir la prospérité, Aube, Paris, 2011, pp. 213-
Changer d’économie !, op. cit., p. 25. 238.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon


d’après-Fukushima 2) De là, à environs 40 km au sud, il y a la ville d’Iwaki, où
vivent plus de 300 mille d’habitants. Certains quartiers ont
Yotetsu TONAKI, Université Toyo (Japon) / Université été gravement endommagés par le tsunami. Mais, il est à
Paris Diderot (CSPRP) noter que, en général, le taux de radioactivité n’est pas aussi
élevé dans cette ville, qui a pu échapper aux nuages
Il serait évident que le « 11 mars » a marqué une contaminés en mars 2011. Actuellement, le problème
nouvelle page à l’histoire des crises écologiques. capital pour elle est plutôt l’afflux de population et la
Catastrophe complexe, composée de différents éléments – hausse du prix des terrains, puisque les évacués et les
naturels, industriels, économiques, politiques, techno- travailleurs pour le démantèlement, la décontamination, et
scientifiques etc. –, cet événement nous impose sans aucun donc pour la « reconstruction », cherchent à y fixer leur
doute à reconsidérer les enjeux mêmes de l’écologie logement. Or, j’ai visité récemment un quartier au bord de
politique. Mais quels sont exactement les défis qu’il nous la mer : dans cette commune de Usuiso, presque totalement
pose ? A partir de l’observation des situations complexes détruite par le tsunami, les habitants ont quand même de
ou même déchirées où se trouve le Japon après la l’espoir : ils fondent une « commission de concertation pour
catastrophe de « Fukushima », surtout de celles pour les la réforme » et se réunissent réglièrement dans une petite
habitants du département portant le même nom, nous nous cabane, bâtie toute seule sur le quartier ruiné, afin de
proposons d’en dégager des points capitaux qui nous délibérer sur le plan de leur future commune.
incitent à réexaminer la tâche de l’écologie politique.
3) Au centre du département, comme je l’ai dit, il y a deux
1. Commençons par rappeler ce que signifie le mot grandes villes, Fukushima et Koriyama. Sans aucun dégât
« Fukushima ». Comme on le sait, c’est avec l’accident de direct du tsunami, ni beaucoup de dommages du séisme, il
la centrale nucléaire Fukushima-Daïichi de TEPCO (Tokyo paraît, à première vue, que rien ne s’est passé dans cette
Electric Power Company,), que le nom de « Fukushima » zone fortement peuplée. Cependant, la radioactivité émise
est répandu dans le monde entier. Mais « Fukushima » a de la centrale nucléaire sont allée au nord-ouest, dans la
plusieurs noms ou visages, du moins du point de vue direction de la ville de Fukushima, et puis au sud, vers
géographique. « Fukushima » est tout d’abord le nom du Koriyama. C’est ainsi qu’un niveau très élevé de
département où se situe cette centrale. Il est en vérité le radioacivité se détecte dans certains quartiers de ces villes.
troisième plus grand département du Japon en superficie, Le problème pour elles n’est donc pas simplement celui de
équivalente à la moitié de la Belgique. Puis la préfecture de « reconstruction », mais comment vivre avec une « faible »
ce département porte le même nom : la ville de Fukushima, dose de radioacitivité. Bien sûr que certain nombre
située à 60 km au nord-est de la centrale, abrite à peu près d’habitants, notamment femmes et enfants, se sont déplacés
300,000 habitants. Or le département est divisé en trois dans d’autres régions. Mais ce type d’évacuation provoque
parties par deux chaînes de montagnes qui vont du nord au plusieurs problèmes : beaucoup d’entre eux se sont évacués
sud. Le tsunami du 11 mars a frappé uniquement la partie à de façon spontanée, c’est-à-dire en dehors de la protection
l’est du département, où se trouve la centrale nucléaire. administrative ou de l’aide communautaire ; il y a aussi des
Dans la partie centrale, avec l’autoroute et les grandes séparations familiales et des divorces. Si l’on se décide par
lignes qui lient Tokyo et le Nord-est du Japon, il y a des contre de rester, comme le font beaucoup de ses voisins,
villes principales avec une grande population, y compris la autant de problèmes s’imposent : stresse physique et
ville de Fukushima. L’ouest du département est une région psychique, violences domestiques, problèmes sanitaires
de montagnes, beaucoup moins contaminée que les deux surtout chez les enfants qui doivent s’abstenir de jouer à
autres. Il serait ainsi permis de dire que, sauf certains l’extérieur. Il faut noter par ailleurs que, 2 ans et quelques
villages et quartiers au bord de la mer, ni le tsunami ni le mois passé, on reconnaît actuellement l’augmentation
séisme n’a provoqué autant de dégâts dans la plupart du anormale des cancers de la thyroïde chez les enfants.
département de Fukushima. C’est ainsi que beaucoup de Il me semble nécessaire d’élucider une logique (ou
gens continuent d’y habiter comme avant. une idéologie) qui pénètrent dans toute cette situation que
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de l’on est amené, de gré ou de force, à reprendre la vie
« catastrophe » à Fukushima, mais, tout au plus, que l’écart normale. La question touche justement le noyau de ce que
est tellement grand entre ces régions qui sont toutes de c’est que l’écologie. Dès sa première définion par E.
« Fukushima », qu’il faut voir de plus près, au-delà d’une Haeckel, ne s’agissait-il pas d’une logique capable
simplification et une exagération, le problème fondamental d’expliquer les relations entre les organismes et
qui se trouve derrière les images, voire les illusions, l’environnement qui les entoure ? Si « Fukushima » signifie
suscitées par ce dénominateur commun. S’il y a une cette scène où l’on s’adapte à l’environnement plus ou
catastrophe, elle se trouverait plutôt dans cette moins contaminé en vue de réhabiliter la « normalité » de la
normalisation des états catastrophiques. Nous y vie, il faut savoir ce qui la promeut et ce qui en empêche
reviendrons. En tout cas, à titre d’illustrations, voyons du une réforme radicale.
moins trois lieux typiques de « Fukushima » :
2. On doit d’abord admettre que le Japon a connu
1) D’abord, les images répandues de « Fukushima » après le 11 mars un remarquable mouvement politique qui
peuvent se trouver bien évidemment dans et autour de la proclame cette sorte de réforme radicale. Remarquable non
zone interdite. Les maisons ruinées ou détruites, délaissées simplement parce que la population avait resté avant la
depuis l’accident, restent comme telles encore actuellement catastrophe quasiment indifférente à la politique nucléaire
et resteront non habitable. On n’y voit que des voitures, du pays, mais que jusqu’alors les Japonais avaient été
camions, et bus qui circulenet entre la centrale et la ville presque muets à l’égard de toutes sortes de mouvement
voisine, embarquant les liquidateurs. politique. Après l’échec du mouvement étudiant dans les

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

années 60 (zenkyoto) et notament à la suite du jusqu’au- D’après ce rapport, l'augmentation des prix de l'électricité, à
boutisme de l’extême gauche japonaise, c’était cause du remplacement des centrales nucléaires en
l’indifférence à la politique qui régnait sur l’espace public suspension avec des centrales thermiques, « freine
de ce pays. Le 11 mars a réveillé pour ainsi dire la l’amélioration de la compétitivité industrielle et la
conscience politique chez eux. Plusieurs manifestations croissance économique ». Pour avoir une amélioration
ainti-nucléaires sont réglièrement organisées avec une forte souhaitée, dit-il, « le processus de redémarrage des
participation de la société civile. Particulièrement, il faut centrales nucléaires doit être accélérée le plus rapidement
noter une série de manifestations hebdomadaires devant la possible, avec la sécurité comme une condition
résidence officielle du premier ministre à Tokyo, qui indispensable ». Le nucléaire n’est pas considéré
proclame chaque vendredi soir « non au redémarrage ». simplement comme une des sources énergétiques requises
Cependant, ces mouvements étaient loin pour la croissance ; il en est l’élément essentiel. Enérgie
d’atteindre leur but ; ils n’ont même pas réussi à former une plus efficace et propre à une « société post-carbonne »
opinion publique. Cela est attesté par la victoire massive du qu’on prétend viser, il peut contribuer à « la résolution des
parti conservateur (PLD) lors de l’election de la Chambre problèmes mondiaux de l'énergie et du changement
des représentants en décembre 2012, et affirmé encore climatique ». C’est ainsi que « la taxe contre le
davantage par celle de la Chambre des conseillers en juillet réchauffement climatique, qui est l'un des facteurs
2013. Ayant promu la politique nucléaire du pays pendant augmentant les prix de l'énergie, devrait subir une révision
un demi-siècle, PLD a déclaré de renier la décision du fondamentale ». Quant à l’énergie renouvelable, elle doit
gouvernement précédent d'arrêter progressivement la elle aussi être entièrement révisée à cause de sa « faible
production nucléaire sur 30 ans, tout en fournissant en efficacité, de instabilité et des coûts élevés ». Il n’oublie pas
même temps diverses politiques plus attractives de la de mentionner le prolongement de l’installation du cycle du
réhabilitation économique. Le nouveau gouvernement combustible nucléaire, capable de contribuer à la
n’affirme pas seulement le redémarrage des réacteurs « utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ».
nucléaires en suspension, mais entend accélérer C’est vrai que toutes ces citations ne font que
l’exportation du nucléaire vers des pays en voie de répéter ce que l’on n’a cessé de dire : l’utilisation constante
développement comme la Turquie, la Lituanie, le Viet-nam, de l’énergie nucléaire constitue une condition nécessaire de
l’Inde etc. la croissance durable. Mais s’il y a quelque chose de neuf
L’échec du mouvement populaire peut s’expliquer dans ce rapport, ce serait le fait même qu’il le répète encore
par nombreuses raisons. Traditionnellement, le mouvement à l’époque qualifiée d’« après Fukushima ». Certes, on
« écologiste » reste très faible au Japon ; c’est ainsi que la pourrait objecter sans difficulté à sa proposition optimiste
naissance du parti vert japonais en 2012 n’a pas attiré de la relance du nucléaire : l’accident de la centrale
l’attention des gens. L’affaiblissement général de la gauche Fukushima Daï-ichi n’a-t-il pas apporté des dégâts
a empêché de former une opinion publique assez solide. En littéralement « imprévus » ? N’atteste-t-il pas une limite de
définitif, les mesures prises par le gouvernement de centre- la maîtrise prométhéenne ainsi que de la faculté de
gauche qui était au pouvoir au moment du 11 mars sont l’imagination des hommes ? Est-on sûr d’oser redémarrer
jugées insuffisantes – voire criminelles aux yeux de certains les centrales qui comportent des risques tellement graves ?
–, ce qui aurait incité les électeurs à remettre leur espérance etc. Mais il faudrait y répondre : toutes ces tragédies ne sont
au parti conservateur, qui proclame avant tout la jamais oubliées ; ces risques sont déjà pris en compte... Ce
reconstruction économique. Ajoutons en passant que le type de réponse est déjà inscrite dans la tentative de
mouvement politique plus visible se trouverait plutôt à la prolonger le processus de croissance. Il faut donc savoir
droite, comme en témoigne la montée du nationalisme et du quelle est l’idée sous-jacente qui soutient une telle tentative.
discours xénophobe ostensible et même raciste des groups A cet égard, on peut se référer par exemple au « calcul
extrême-droites, soutenu surtout par des jeunes. En tout cas, préalable du coût du risque de de l’accident nucléaire »,
on arrive ainsi à retrouver la vie « normale », en laissant de présenté le 25 octobre 2011 lors de la 3e commision
côté le problème de « Fukushima ». Relatant le résultat de d’examen de la technologie concernant l’énergie atomique
la victoire du PLD, Le Monde a intitulé un de ses reportages et le cycle du combustible nucléaire, située dans le Bureau
« On publie Fukushima »59 : tout se passe comme s’il du Cabinet61. Tous les « coûts (costs) » des éventuels
s’agissait d’une sorte d’« apathie » générale, refoulement « risques » sont déjà calculés de façon managériale : on
pour ainsi dire à l’égard de l’événement traumatique. multiplie d’abord tous les coûts des dégâts (y compris celui
pour l’indemnisation et le démantèlement), par le taux de
3. Or, derrière tous ces motifs, il me semble rester fréquence des accidents ; et tout cela est divisé par la
une exigence consistante qui soutient cette quête de quantité d’électricité produite. Au fur et à mesure qu’on
normalisation. Comme on le sait, il s’agit précisément de produit plus en plus d’électricité par les moyens assez
l’exigence de la croissance, partagée par les acteurs sûres, les « coûts » des risques peuvent diminuer, quelque
dominants de la politique et de l’industrie. En fait, l’une de soit leur grandeur réel. Ces « coûts » seront compensés, en
ses expressions explicites peut se trouver dans un rapport vue d’attendre au bien plus grand et plus général.
publié le 15 octobre 2013 par la Fédération des
organisations économiques japonaises (Keidanren), 4. On pourrait qualifier une telle logique
syndicat patronal de grandes entreprises du Japon et d’« optimiste », au sens etymologique du termes. En effet,
principal groupe de pression du PLD. Intitulé « Propositon elle peut se rapprocher facilement d’une idée
pour une future politique énergétique », ce rapport résume traditionnellement admise à chaque moment catastrophique.
bien les idées qu’elle partage avec l’actuel gouvernement 60. En l’occurence, il s’agit bien évidemment de la querelle sur
59
Grégoire Allix,«On oublie Fukushima», le 12 décembre 2012, octobre 2013
61
Le Monde. http://www.aec.go.jp/jicst/NC/tyoki/hatukaku/siryo/siryo3/siryo
60
Keidanren, ‘‘A proposal for Future Energy Policy”, le 15 3.pdf (en japonais)

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

le mal et la providence, entretenue autour du fameux poème absorbées dans un système complexe de l’interdépendance
de Voltaire sur le tremblement de terre à Lisbonne en 1755. technique, social et économique, pour devenir échangeables
Dans la lettre adressée à Voltaire, Rousseau a écrit : « il et équivalentes l’une à l’autre. Dans cette perspective,
peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même, l’accident catastrophique de Fukushima doit être saisi
sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la comme un événement qui révèle une configuration plus
conservation du tout »62. Les « coûts » individuels peuvent vaste, au niveau planétaire même, de l’interdépendance de
être « sacrifiés » au profit du bien général : « le mal tous ces facteurs : quelle que soit la singularité de chaque
particulier d’un individu contribue au bien général », dit facteur, une fois qu’il est entré dans ce système
Rousseau. Une telle vision optimiste était partagée, à la d’interdépendance, il peut déclencher des conséquences
même époque, par le jeune Kant. Quelle que soit la relation imprévues. Cette conception nous incite à penser que nous
ambiguë de Kant au concept leibnizien d’optimisme, ces vivons dans un monde où la possibilité des catastrophes
écrits de jeunesse consacrés au tremblement de terre de imprévisibles et immaîtrisables , forme une normalité de la
Lisbonne montrent clairement que Kant suit Leibniz, vie.
notamment lorsqu’il affirme que ce monde est plus parfait Pour conclure, je voudrais remarquer rapidement
que tous les autres mondes possibles. Seulement, c’est la qu’une telle idée n’est pas uniquement avancée par la
finitude humaine qui empêche que les hommes aboutissent philosophie occidentale post-moderne, mais se trouve
à la perfectivité divine. Ce qui reste pour les hommes, c’est, employé par le discours de l’ingénierie japonaise, qui
dit Kant, d’essayer d’y attendre, en « subordonnant les buts voudrait contribuer quant à elle à la sûreté du système
inférieurs aux buts supérieures, pour pouvoir atteindre au social et technologique, y compris nucléaire. Alors qu’il
but le plus haut de l’infinité qui dépasse à jamais les avait essayé depuis longtemps de construire la théorie
moyens qu’on trouve dans la nature »63. Voilà donc la managériale de la sécurité concernant les accidents
fameuse voie de providence. Le bien – ou le mal – technologiques, ce discours, étant conscient après le 11
individuel et donc inférieur peut être « sacrifié » ou mars de l’incapacité pour une telle théorie de saisir la
« subordonné » au bien plus élevé, en vue du spécificité des catastrophes contemporaines, s’intéresse
développement constant vers l’infini. désormais à une notion qui permettrait d’inclure les
Il va sans dire que notre quête actuelle de la éléments « imprévus » dans sa théorie de la gestion de la
croissance n’est pas du tout la même que celle où vivaient sécurité. Il s’agit précisément de la notion de « résilience ».
Kant et Rousseau. Surtout, l’invention de l’énérgie Selon un appel intitulé « Vers quoi s’oriente l’ingénierie
nucléaire, constituant la source essentielle de la présente d’après la catastrophe ? », publié le 9 mai 2011par l’École
quête, sert à la réalisation d’une civilisation hautement de l’ingénierie de l’Université de Tokyo, on met ses
modernisée, beaucoup plus avancée qu’on ne la pensait. espérances en cette nouvelle notion : « tandis que
Mais, il faudrait ajouter en même temps qu’elle multiplie, l’ingénierie d’avant était celle qui ‘‘ne pensait pas à des
de la même vitesse que le développement industriel, la imprévus’’, l’ingénierie de résilience est celle qui vise ‘‘à
grandeur du moins potentielle des catastrophes imprévues ; bien arranger même si un imprévu arrivera’’ ». Mais
et que cette potentialité ne vient pas de l’extérieur mais est comment peut-on « arranger » si le « coût » de cet imprévu
intrinsèquement liée à cette modernité elle-même. Le terme sera miltiplié par l’interdépendance indéfinie et dépassera
« modernité réflexive », mis en avant par Ulrich Beck et sa prévision initiale ?
Anthony Giddens, montre bien que la modernisation Si l’écologie politique est « difficile » au Japon
techno-scientifique « se réfléchit », comme le double visage d’après le 11 mars, ce n’est pas simplement parce que le
de Janus, sur la société elle-même en en imposant les mouvement politique des écologistes ou de la gauche en
conséquences inversées ; c’est cette « réflexibilité » qui général n’arrive pas, structurellement ou non, à sortir de
constitue donc la « société du risque »64. l’impasse, mais parce que le discours de la croissance
Mais le terme « risque » ne saurait plus être s’installe assez solidement dans tous les champs de la
adéquat pour désigner le problème de notre époque, dans la politique, de l’industrie et de la science pour empêcher de
mesure où il est conceptuellement inséparable du calcul, de penser à une autre voie. Si, comme l’a dit André Gorz déjà
l’estimation ou de la prévision préalablement pris par le depuis les années 1970, la question principale pour
sujet, ce que l’atteste justement le calcul du coût du risque l’écologie politique ne réside plus dans cette alternative de
que nous avons cité plus haut. « Fukushima » n’est-il pas le poursuivre la croissance ou bien en limiter l’excès par les
nom pour une société où la potentialité des catastrophes moyens plus ou moins soutenables, mais de remettre en
imprévues et immaîtrisables devient l’horizon même de question ce régime de la rationalité économique en
notre vie ? C’est justement ce que Jean-Luc Nancy a général66, il nous semble important de prolonger un tel
montré dans son petit livre intitulé L’équivalence des travail tout en le resituant à l’époque d’« après
catastrophes. Après Fukushima65, dont j’ai publié la version Fukushima ».
japonaise en collaborant avec lui. Nous sommes entrés,
selon Nancy, dans une étape où, à la suite de la dissolution
du système ordonné ou hiérarchique, toutes les choses sont
62
J.-J. Rousseau, « Lettres à Voltaire sur la providence », 1776.
63
Kant, « Histoire et description du tremblement de terre de
l'année 1755 et considérations sur les tremblements de terre
observés depuis quelque temps », 1756.
64
U. Beck, La société du risque : Sur la voie d'une autre
modernité, Paris, Flammarion, 2003 ; U. Beck, A. Giddens et S.
Lash, Reflexive Modernization: Politics, Tradition and Aesthetics
in the Modern Social Order, Stanford University Press, 1994.
65 66
Jean-Luc Nancy, L’équivalence des catastrophes. Après Voir André Gorz, Écologie et politique, édition refondue et
Fukushima, Paris, Galilée, 2012. augumetée, Paris, Seuil, 1978.

31
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités compte à rebours (comme nous y invite certains théoriciens
prescrites. L’enjeu du délai de l’écologie politique) et donc la possibilité de
l’inexistence du long terme, la possibilité de « la fin de tout
Bruno Villalba, maître de conférences science politique, but possible » (Günther Anders).
Sciences Po Lille, Membre du Ceraps, Rédacteur en chef L’enjeu climatique ne nous laisse pas le choix : la politique
d'Études Rurales (EHESS - Collège de France - CNRS) —notamment en démocratie— doit désormais construire
ses objectifs non plus en fonction d’une vision idéale d’un
temps sans cesse renouvelé, mais comme inscrits dans un
La communication s’insère dans une réflexion construite à délai nous imposant de réaliser des choix qui seuls
partir d’une analyse de sociologie politique sur la permettront la continuité réelle de l’existence de nos
confrontation des temporalités politiques et écologiques. sociétés. Le délai est donc caractérisé par une double face :
Partant du constat de l’échec répété des négociations la prise en compte d’un compte à rebours (résultant du
internationales à produire une réorganisation des politiques cumul des crises environnementales et sociales) et
environnementales ou une constatation des limites actuelles l’acceptation d’une courte période pendant laquelle nous
des projets politiques dans ce domaine (La Charte de serons contraints à effectuer les choix salutaires.
l’environnement est sensée, avec la constitutionnalisation Pour faire face à cette cécité des temps politiques qui frappe
du principe de précaution, pourtant engager une vaste nos sociétés démocratiques, nous devons donc accepter de
réorientation des objectifs de la puissance public), l’enjeu faire un effort d’imagination pour enfin regarder en face ce
est d’analyser la compatibilité des temporalités décalage entre l’urgence actuelle et la faiblesse des
démocratiques (régime d’historicité, perspectives réponses collectivement élaborées. Cet effort d’imagination
continuistes du temps du projet politique, rythmes de prise passe, tout d’abord, par la nécessité d’accepter cette
de décision, etc. Hartog F., 2003) avec les temporalités de urgence. Rien n’est moins facile, tant nous continuons à
l’écologie, marquée par les irréversibilités (Dupuy J.-P., nous bercer —au Nord comme au Sud— de l’illusion que la
2002). Le long terme — qui structure l’organisation de la corne d’abondance de la science et du progrès pourra
décision politique (Rosanvallon, Gauchet…) — est de plus résoudre tous les problèmes, dans l’égalité et la justice
en plus questionné par l’irruption du court terme (Rosa sur universelle… L’imagination passe ensuite dans notre
le plan social ; Meadows et plus récemment Bourg, capacité collective à explorer des pistes qui pour l’instant,
Dobson… sur le plan écologique). n’ont rien d’attrayantes. Ces pistes concernent la possibilité
Cela révèle un décalage fondamental — qu’il nous est d’envisager en premier lieu la contrainte temporelle : nous
encore difficile d’explorer— entre la manière dont nous sommes face à un ultimatum que nous ne pouvons
imaginons le long terme et la réalité matérielle des continuer à nier. Elles concernent ensuite la contrainte
phénomènes écologiques (dérèglement climatique, pénuries exogène (perspective de l’anthropocène, Grinevald J.,
énergétiques, épuisement des ressources, sixième extinction 2008) De plus en plus, nous devons faire face à une
de la biodiversité, empoisonnement de l’environnement, contrainte égalitaire, qui redessine les relations entre
explosion des inégalités sociales, développement de la humain et non-humains. Enfin, elles évoquent la contrainte
surveillance généralisée, guerre pour les ressources y sociale : la sobriété devient une condition nécessaire du
compris pétrolières en Irak…). Autrement dit, cela révèle le partage dans un monde fini (la carte carbone, le revenu
décalage entre, d’une part, notre capacité à créer les maximum autorisé…). La démocratie ne pourra faire
conditions pour que le long terme ne puisse jamais advenir l’économie d’explorer, rapidement, ces pistes, au lieu de se
et, d’autre part, notre ingéniosité pour sans cesse repousser mettre l’accent sur les procédures à choisir pour envisager,
la prise en compte du délai qu’il nous reste… Car, en un jour, plus tard, de construire un débat à la hauteur de
matière d’écologie politique (la manière dont la politique l’enjeu écologique (Bourg et Whiteside).
actuelle se saisie de l’enjeu écologique), ces dispositifs Ces pistes conditionnent la possibilité de maintenir des
supposent que nous disposons d’un temps conséquent, choix pour les générations futures. Elles peuvent apparaître
d’une durée suffisante pour adapter, lentement, notre comme restrictives de nos libertés de choix actuelles. Mais
représentation du futur aux contraintes de plus en plus elles seules peuvent permettre de reculer l’échéance et la
actuelles de l’urgence écologique. Or, l’environnement brutalité de la fin de nos idéaux démocratiques.
n’est pas un simple problème de long terme, de
responsabilité vis-à-vis des générations futures. Au
contraire, l’environnement est un problème historiquement
enraciné dans l’élaboration de notre société productiviste,
consumériste, basée sur une construction continuiste du
temps politique (Arendt). Mais, si on croise le problème
climatique (en insistant notamment sur l’imminence des
points de rupture et des effets d’emballement) avec la
question énergétique (pic pétrolier imminent, déclin
inéluctable des matières premières, risques de ruptures
d’approvisionnement électrique dès cet hiver…), alors le
problème climatique est moins un problème de long terme
qu’un problème de compte à rebours, moins un problème
de durée qu’un problème de délai. Dès lors, l’enjeu n’est
pas tant d’arriver à penser le long terme (puisqu’en fait
nous le faisons déjà à travers le prisme du mythe du
développement, du progrès technoscientifique ou de la
croissance continue), mais plutôt d’arriver à penser le

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme colonisation. Bien qu’une « expérience » telle puisse être
perspective : la reformulation des catégories du traitée comme objet pour la science (être décrite, éclairée,
politique sur l’espace public oppositionnel analysée), elle demeure cependant essentiellement un «
locus d’énonciation » et comporte des spécificités la
Par Anahita Grisoni et Rosa Sierra rattachant à un sujet, à l’exclusion de tout autre. Ce dernier
élément permet saisir la différence entre « objet » et «
Introduction générale perspective ». Dans ce contexte, on ne peut considérer
l’écologie politique comme un objet d’étude, dont nous
Cette communication à deux voix, croisant une approche sommes les observateurs distanciés et supposément neutres,
philosophique et une analyse sociologique, s’interroge sur dans la mesure où, en tant que sujet, nous sommes engagés
la manière dont l’écologie politique s’exerce en dehors des dans une interaction avec cette notion, à travers laquelle
cadres institutionnels du politique pour faire évoluer la nous pouvons approcher le « locus d’énonciation » qui la
formulation des problèmes publics en général. Elle s’inscrit caractérise. Ici, la notion d’énonciation désigne non
dans un travail mené en parallèle, dans le cadre du réseau seulement le discours, mais également l’action incluant les
de recherche franco-allemand, qui consiste à inscrire une engagements sociaux et politiques.
réflexion sociologique sur la dimension écologiste des Plusieurs questionnements succèdent à ce constat : en quoi
luttes sociales dans une posture philosophique pour laquelle consisterait la perspective dans le cas de l’écologie
l’écologie politique serait à appréhender en tant que politique ? Quels seraient les sujets, les expériences
perspective. spécifiques à cette notion? Est-il possible d’identifier un «
Cette reformulation des catégories du politique s’exprime locus d’énonciation » propre aux discours écologistes et
sur des espaces d’émancipation, comme dans le cas du aux manifestations de l’écologie politique ? Quelles «
« mouvement populaire » italien NoTav. Ce mouvement énonciations » résultent d’une conception de l’écologie
populaire, crée en 1993 dans la vallée de Suse dans le nord politique excluant la fonction d’objet d’étude pour les
de l’Italie suite à la déclaration de l’Etat italien visant à SHS ? Dans quelle mesure la compréhension du post-
réaliser la ligne de train à moyenne vitesse entre Lyon et colonialisme en tant que perspective permet de comprendre
Turin, sixième projet du réseau transeuropéen de transports, l’écologie politique ?
vise à empêcher l’aménagement de ce projet. Depuis vingt Ces questions sont abordées par Jean-Paul Deléage et Jean
ans, il s’est manifesté par un grand nombre de mobilisations Zin, qui s’interrogent sur le sens de l’écologie politique,
aux formes diverses – manifestations, marches entre l’un en le reliant à l’existence de l’anthropocène, le second
différentes villes, occupations de chantiers – et s’est diffusé en la définissant explicitement comme un « mouvement
dans l’ensemble de l’Italie, rejoignant les revendications émergent » (Zin 2010, 41)3, à travers un questionnement
opposées à la construction du tunnel dans le détroit de sur les « contenus définitoires » de l’écologie politique
Messine (Della Porta et Piazza, 2008). Aujourd’hui, le c'est-à-dire sur son « corps de doctrine ». Pour l’auteur,
mouvement NoTAV occupe une place considérable dans cette notion peut se traduire dans l’action non pas en tant
les forums sociaux internationaux, à la tête des réseaux de que « conversion morale », mais au titre de « projet
mobilisations opposés aux grands projets d’aménagement. politique », abordé comme une question de responsabilité,
Dans cette communication, nous avons pris le parti d’aspiration morale et de valeurs (bien qu’il ne soit pas
d’approcher l’écologie politique comme perspective à partir clair, du point de vue de la philosophie pratique, si la notion
des luttes sociales venant reformuler les catégories du de responsabilité appartient à la sphère de la politique plutôt
politique. Cette écologie là sera considérée comme une qu’à celle de la morale ».
« contre-culture créative » (Latour, 1994) et non comme La conception de Zin partage des points communs avec la
« la montagne accouchant d’une souris » d’une écologie vision de Hans Jonas. L’un comme l’autre soulignent la
politique institutionnelle, réduite aux partis écologistes. Au dimension de l’engagement inhérente aux enjeux
début des années 1980, Alain Touraine avait su voir environnementaux, et cette responsabilité se traduit dans les
l’émergence d’un nouveau mouvement social, autour deux cas, en posant des limites à nos capacités techniques
d’enjeux environnementaux –le nucléaire -, porteur de de transformation du monde comme de nous-mêmes.
prises de positions écologistes, sans pour autant poursuivre Pourtant, si Hans Jonas formule cette responsabilité dans le
des recherches sur ce qui aurait du être, d’après lui, l’un des cadre générale d’une alternative éthique ou de
principaux éléments des mobilisations dans la société transformation morale, éloignée de l’engagement politique,
postindustrielle. c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jean Zin, qui considère
Pour cela, nous nous interrogerons dans un premier temps comme nécessaire la réalisation « d’une définition plus
sur le statut de l’écologie politique en sciences humaines et conceptuelle et critique de l’écologie politique comme
sociales d’un point de vue philosophique, avant de nouveau stade cognitif ». Il décrit ce stade comme « celui
proposer, dans un second temps, une grille d’analyse à de la postmodernité et de l’unification du monde dont nous
partir de la notion d’espace public oppositionnel. sommes devenus responsables (jusqu’au climat de l’ère de
l’anthropocène), avec toutes les implications pour la
1. L’écologie politique comme perspective ? politique de la prise en compte des enjeux écologiques ».
La nature des relations entre écologie et science semble
porter deux perspectives : d’un point de vue 2. D’Habermas à la Théorie critique, vers un espace
épistémologique, on pourrait la considérer soit comme un public européen et oppositionnel ? La dimension
objet d’étude pour les SHS, soit comme une écologique du mouvement populaire NoTAV.
« perspective », soit comme un processus en formation, à la A partir de cette posture définissant l’écologie comme
manière dont Walter Mignolo définit la notion d’« perspective tendant à l’engagement, cette seconde partie
expérience frontalière », comme un élément qui s’inscrit aborde la manière d’interroger cette notion dans ses
tant dans la culture dominante que dans une histoire de la manifestations sociales. Ici, la notion de politique sera

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

exposée à partir du mouvement social, non institutionnalisé processus à l’ensemble du territoire de l’Union européenne.
et des grammaires de l’action légales et illégales qui le Cette option présuppose l’existence d’une « société
constitue, en ce qu’elles sont porteuses de sens pour les civile européenne», dont l’identité reposerait sur des
acteurs sociaux. Le mouvement NoTav ne se définit pas valeurs et sur une « culture politique » communes.
comme un mouvement écologiste ou environnemental, mais Cet espace public se présenterait comme une
comme un mouvement populaire. Il ne figure pas à interpénétration entre « d’un côté, la délibération
l’agenda politique du principal parti écologiste italien i institutionnalisée et la prise de décision à l’intérieur des
verdi, mais alimente néanmoins une réflexion sur le parlements, des Cours et des corps administratifs, et, de
politique et sur l’écologie en général, au niveau local l’autre, le processus inclusif d’une communication de
comme au niveau national, et ce à partir d’un masse informelle. »
positionnement individuel et collectif qui peut être qualifié S’il est vrai que l’auteur ne conçoit pas cet espace public
d’écologiste, à travers les trajectoires militantes, les modes européen comme une simple extension des espaces publics
de consommation des acteurs du mouvement, allant de la nationaux, mais comme une réelle construction émanant du
décroissance au buycott. partage de valeurs et de savoirs communs, il n’en demeure
L’intérêt de ce mouvement réside justement dans la pas point qu’il n’envisage pas sur cet espace l’expression
conjugaison entre les dimensions populaires mises en avant d’une société « incivile ». Ce qu’il décrit comme
par les organisateurs, plaidant pour leur droit à la « l’infrastructure communicationnelle d’un espace public
participation, et la mise en exergue d’éléments liés à la démocratique » aurait pour fonction de « transformer les
naturalité de la zone à défendre, mais également des problèmes sociaux en thèmes de débat et de permettre aux
populations vivant sur ce territoire. Certes, les arguments citoyens de se référer au même moment à des thèmes
mis en avant pour justifier l’opposition sont en partie identiques de même importance, en apportant des
d’ordre esthétique, liés à la patrimonialisation d’un site contributions ou simplement en adoptant une position
naturelle d’exception, au cœur de la chaîne des Alpes. Mais affirmative ou négative par rapport à des nouvelles et des
c’est également sur un registre de santé publique que porte opinions. ». Or, ce mécanisme devant assurer la
le débat, dans la mesure où les opposants considèrent que le transformation de « problèmes sociaux » en « débats » est,
chantier du tunnel tant que la présence de la ligne à bien des fois, inopérant et ne permet pas de rendre compte
moyenne vitesse portent préjudice au bien-être des de la dimension conflictuelle de mouvements ne visant pas
travailleurs et des habitants. Au-delà de ces arguments, à la négociation.
certains principes édictés par l’Union européenne sont Dans le cas du mouvement NoTav, il ne s’agit donc pas
remis en question, comme par exemple la libre circulation d’assurer le passage d’un problème social à un débat, mais
des marchandises, et le financement national d’une grande d’observer la concurrence autour du sens que les différents
partie du projet. Ces thématiques font indirectement types d’acteurs donnent aux termes relatifs au milieu et de
références à des modes de production, de diffusion, de la manière dont ils formulent les catégories écologiques,
transport et de consommation critiqués en raison même de mais aussi sociales et économiques. Les bases du conflit ne
leurs carences en termes de naturalité. Pourquoi, en effet, portent donc pas sur une opposition homme/nature, souvent
l’essentiel de la production sicilienne en fruits et légumes mise en avant par les sociologues eux-mêmes 67, mais sur
devrait être acheminée vers le nord de l’Europe ? En atteste l’équivocité des sens des termes environnement, écologie,
les modes de consommation développés par les acteurs du développement durable, protection de la nature, en fonction
mouvement, souvent liés à des circuits courts ou à des des catégories d’acteurs qui les mobilisent. Si la notion de
réseaux comme Slow Food ou no-global. développement durable fait déjà massivement figure
Après cette brève introduction visant à montrer que le d’impasse pour la plupart des acteurs sociaux (Flipo, 2007),
mouvement NoTav est tant écologique que politique, il il n’en demeure pas moins que c’est au nom de ce principe
convient de préciser que, tout au long de son histoire, il a que le réseau transeuropéen de transports plaide pour la
suscité de nombreuses controverses environnementales sur réalisation de cette ligne, s’opposant ainsi aux arguments de
l’espace public. L’analyse de l’expression des mouvements protection de l’environnement et de bien-être avancés par
sociaux à caractère écologique à travers la notion d’espace les participants au mouvement.
public n’est pas une nouveauté, notamment dans le cadre de Faut-il pour autant renoncer à la notion d’espace public
la sociologie des problèmes publics. La question est ici de européen ? Ou, dans la continuité d’Oskar Negt, peut-on
savoir quelle définition de l’espace public serait fertile pour considérer cette notion dans la tension qu’elle suppose,
traiter le phénomène du mouvement NoTav, dans le entre espace public bourgeois et espace public
contexte d’un fort ancrage local et national d’une lutte dont oppositionnel ?
les grammaires d’action et les mots d’ordre circulent
néanmoins dans les pays européen, réalisant ainsi une b) L’espace public oppositionnel, un espace d’expression
« européanisation par le bas ». de l’écologie politique ?
a) La notion « d’espace public européen » chez Rappelant le caractère commun de la notion d’espace
Habermas public, Oskar Negt, ancien collaborateur de Jürgen
Dans une conférence en 2001, intitulée Pourquoi l’Europe Habermas dont la pensée s’inscrit pleinement dans la
a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel, Jürgen Habermas perspective intellectuelle de l’Ecole de Francfort soulève
propose le projet d’un « espace public européen » comme d’une part la dimension prospective du « modèle d’espace
condition même de la légitimation de l’Union européenne. public idéal », « lieu de délibération par excellence » de
Reprenant l’histoire des Etats-nations européens, il
s’interroge : pourquoi la formation de ce type de solidarité 67
Plusieurs auteurs, à l’instar de Michelle Dobré, dans la préface
civique entre personnes étrangères les unes aux autres du très récent Manuel de sociologie de l’environnement ou encore
serait-elle condamnée à s’arrêter précisément aux frontières John Bellamy Foster en ce qui concerne le champ international de
des États-nations ? Et proclame la nécessité d’étendre ce la sociologie, imputent à cette impasse le manque d’intérêt des
sociologues pour les questions environnementales.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

cette définition et d’autre part sa dimension bourgeoise : En D’une manière générale, c’est l’argument du coût de ce
fait, quand espace public il y a eu historiquement, les projet, considéré comme « insoutenable », qui est présenté
bourgeois l'ont utilisé pour régler leurs divergences, de manière prioritaire. Loin de représenter un élément
certains de leur problèmes et défendre leurs intérêts, en purement économique, cette dimension est approfondie
écartant ou en neutralisant des secteurs entiers de la société. dans le discours du mouvement dans son lien intrinsèque au
Sous leur contrôle, l'espace public est « une synthèse bien commun. Cet extrait tiré du site « NoTav » reprend les
sociale illusoire ». Ces groupes sociaux écartés de la catégories du développement durable pour contrer la
délibération publique agissent et prennent la parole lors de faisabilité du projet, en le mettant en relation avec les autres
révolutions et divers mouvements dans des lieux et des dimensions de l’Etat social : «Diciamo no al TAV perché
cadres tels que les clubs, les comités, les coordinations ou sarebbe un’opera […] dal costo insostenibile tutto a debito
conseils qu'ils inventent et font vivre en dehors de l'espace della spesa pubblica e proiettato sulle generazioni future
public bourgeois qui a la prétention de représenter toute la erodendo ulteriormente risorse dedicabili a scuola, sanità,
société.» pensioni e stato sociale68 »
Dans un article paru en 2009, L’expérience, le concept, Aborder les nouveaux mouvements sociaux à travers la
l’imprévu : la sociologie de l’Ecole de Francfort, Alexandre notion d’espace permet de mettre en exergue non pas les
Neumann, traducteur d’Oskar Negt en langue française classes sociales et les catégories liées à la ségrégation
rappelle la définition d’espace public oppositionnel : spatiale, mais bien davantage la multiplicité des identités
« L’espace public d’Habermas rappelle le modèle kantien des acteurs (Eisenstadt, 2000) et la transversalité des
de la république des savants, dans un registre jamais stratégies d’opportunité à travers les interactions et les
démenti de la philosophie classique, alors que l’espace confrontations. Ainsi, au-delà d’un simple conflit d’acteurs
public oppositionnel fait appel aux groupes en action et aux opposant schématiquement aux pouvoirs publics les acteurs
acteurs qui jusqu’à nos jours s’affirment publiquement à locaux que l’on imagine volontiers désarmés et partisans
travers les mouvements démocratiques ou d’une protection de leur patrimoine local, fidèlement au
révolutionnaires. » (Neuman, 2009 p.185). Pour lui, il est principe de l’effet Nimby, le cas du mouvement NoTAV
nécessaire de considérer l’usage que l’auteur fait de la rompt avec les catégories traditionnelles à travers la
notion de bourgeoisie. L’espace public oppositionnel, transversalité des sujets en fonction des différents moments
également désigné comme espace public prolétarien, ne de la mobilisation et des espaces de lutte. Cette remarque
serait pas animé par les seuls représentants du monde permet en premier lieu de rompre avec l’illusion d’un
ouvrier. De la même façon, il ne s’agit pas de réduire « tous mouvement local, confiné au territoire rural de la vallée et
les acteurs des mouvements dans un grand tout partisan protectionniste d’un patrimoine naturel que l’on
indifférencié, les citoyens ou la société civile » (Neuman, voudrait protéger. L’histoire du mouvement est celle d’une
2007). Dans ce contexte, l’espace public oppositionnel expansion territoriale, à travers une cartographie militante
pourrait s’apparenter à « l’espace des mouvements de plus en plus complexe et interpénétrée. S’il est vrai que
sociaux », notion développée par Lilian Mathieu. l’essentiel des mobilisations se déroule dans les villages et
Dans le contexte de la lutte NoTav, cette dimension les villes situés aux alentours des sites de construction, dans
prolétarienne de l’espace public oppositionnel pose un la région du Piémont, il n’en demeure pas moins que l’on
certain nombre de questions : dans la perspective d’une milite tout autant pour cette cause dans les centres sociaux
« concurrence » autour de la légitimité entre les luttes, peut- autogérés de Milan ou de Turin. Le quotidien national Il
on réellement considérer que le mouvement populaire fatto quotidiano constitue d’ailleurs un espace médiatique
NoTav est l’émanation de la population la plus fragile de la visant à produire et à faire circuler l’information de premier
Valle di Susa ? A l’échelle de la confrontation avec les ordre. De la même façon, les forums sociaux
autorités politiques locales, nationales et européennes, peut- internationaux, comme le récent forum de Tunis en avril
on considérer les habitants de cette vallée comme des 2013 ou les événements marqués à gauche ou
populations opprimées ? Dans une perspective écologiste, altermondialistes, tels que la Fête de l’Humanité qui s’est
peut-on considérer que le rapport de force introduit par le tenue en septembre 2012 au Bourget, apparaissent
développement durable et la crise environnementale, à la également comme autant de lieu de diffusion de
fois culpabilisante et facteur de risques et de craintes, l’information sur les événements en cours dans la vallée de
introduit-il une nouvelle précarité, la précarité Suse, mais sont aussi des espaces de rencontre et
environnementale, qui loin de remplacer les autres, d’interaction autour d’une cause commune, porteuse
viendrait s’y ajouter ? d’autres définitions de la nature, de l’environnement, de la
C’est davantage vers cette seconde hypothèse que tend crise et d’un modèle de société contestataire et alternatif.
notre proposition. Les développements d’Alexandre Or, le cas du mouvement NoTAV permet de donner de la
Neuman autour de la définition de l’espace public consistance au cadre général des conflits d’acteurs à travers
oppositionnel/ prolétarien de Negt, mettent en avant deux la superposition des échelles territoriales, au sein d’un
éléments en lien avec la dimension ontologique de espace public oppositionnel européen. Le rôle joué par
l’environnement définie par Arturo Escobar, tant au niveau certains maires des communes attenantes au projet depuis le
du sujet, comme expérience charnelle, qu’en termes de début de la mobilisation est, à ce titre, particulièrement
variable de la lutte. illustratif. Alors que les négociations menées en amont et
C’est à partir de modifications des conditions du milieu – la impliquant les élus avait été majoritairement favorables à la
construction d’un tunnel – telles qu’elles sont intégrées réalisation de la ligne Lyon-Turin, plusieurs représentants
dans un contexte culturel – celui de la Valle ; et
socioéconomique – bien commun, Etat mafia - que les 68
« Nous disons non au TAV parce que ce serait une œuvre [...] au
militants construisent un espace public oppositionnel qui coût insoutenable, au détriment des dépenses publiques et des
s’insère dans la vie politique de l’Etat à échelle nationale. générations futures, en portant atteinte à des ressources qui
pourraient être dédiées à l’école, à la santé publique, aux retraites
et à l’Etat social »

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

politiques sont passés progressivement du côté du non,


notamment suite à la modification du projet en 2003, allant
jusqu’à se positionner comme leaders du mouvement. Cette
posture d’interface entre le pouvoir local et la population,
entre les cadres communaux, nationaux et supra-nationaux
auxquels les maires sont confrontés, met en lumière le
caractère pluriel des identités des sujets impliqués, ainsi que
la transversalité de leur passage d’un espace de consensus à
un espace de lutte, d’un cadre à l’autre.

Conclusion
Revisiter la sociologie critique de Negt à la lumière de
l’écologie politique permet d’observer la manière dont les
catégories du politique sont reformulées par les acteurs
engagés dans des luttes sociales porteuses d’une dimension
écologiste. Cette perspective ne doit pas pour autant
masquer les limites de ce modèle, qui permet difficilement
d’envisager les conflits inhérents à cet espace public
oppositionnel, et ce à plus forte raison dans le contexte
sociohistorique du Piémont marqué par la continuité des
luttes ouvrières. Dans ce contexte, l’engagement écologiste
individuel et collectif ont un rôle, pas seulement comme
prétexte pour l’action sociale, mais dans la continuité avec
les autres éléments de la représentation de soi en tant que
groupe et en tant que sujet.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie exécutif mais il inclut aussi le gouvernement des hommes
politique sur les femmes, des parents sur les enfants, des maîtres sur
les élèves, des médecins sur les patients, des juges sur les
Pierre Sauvêtre, Docteur en science politique de l’IEP de condamnés, etc. Dans le cas de l’écologie, Stephanie
Paris, chargé de cours en science politique à Paris VIII, Rutherford70 a récemment montré comment quatre
Paris, X, Paris XIII et l’IEP de Paris. dispositifs de gouvernementalité, se situant en-deçà ou au-
delà de l’État, cherchaient, chacun d’une façon différente, à
L’objet de ce texte est double. Il vise d’abord à chercher à encadrer notre compréhension et notre expérience du
expliciter ce que signifierait l’adoption du point de vue des traitement de l’environnement : la galerie de la biodiversité
Governmentality studies – courant d’abord anglo-saxon qui du muséum américain d’histoire naturelle à New-York
s’est constitué au début des années 1990 avec le projet de propose une évaluation scientifique de la nature globale
développer des enquêtes empiriques sur les manières de menacée ; le parc à thème du Royaume des Animaux
gouverner les sociétés en prenant pour référence une notion Disney à Orlando montre qu’une entreprise peut organiser
de Michel Foucault – pour l’étude de l’écologie politique à avec succès un projet environnemental ; l’éco-tour des
travers sa compréhension comme un art de gouverner les parcs nationaux de Yellowstone et Grand Teton cherche à
hommes en société. A l’intérieur même de ce courant, il fonctionner comme une école pour la formation d’une
voudrait ensuite souligner la possibilité de considérer sensibilité esthétique naturelle en fournissant la grammaire
l’écosocialisme comme un art alternatif de gouverner les visuelle d’une nature originelle nationale; enfin le film An
hommes en société qui a été négligé par des études qui se Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange) présenté par
sont surtout intéressées à la « gouvernementalité verte » ou Al Gore conduit à considérer le rapport à l’environnement
à l’ « éco-gouvernementalité ». d’un point de vue moral. Selon Rutherford, ces dispositifs
disparates s’articulent néanmoins dans la formation d’une
Être gouverné par l’écologie « gouvernementalité verte » (green governmentality)
Que peut apporter d’abord le point de vue des reposant sur la vérité partagée de la préservation nécessaire
Governmentality studies à l’étude de l’écologie politique ? d’une nature (fantasmée comme) originelle contre sa
Le point de vue des Governmentality studies sur l’écologie marchandisation destructrice, et quand bien même – ainsi
politique ne consiste ni dans la réflexion sur l’écologie que David Harvey l’a montré à propos de la valorisation
comme concept et ensemble plus ou moins systématique de capitaliste des « terroirs » dans le cas du commerce du vin 71
propositions philosophiques ni dans l’analyse sociologique – cette nature originelle est elle-même le produit de la
des idées et des pratiques des élus ou des militants des valorisation capitaliste. Ils contribuent ensemble à la
partis écologistes, mais il consiste à s’intéresser à la formation d’un soi dont les expériences consuméristes sont
manière dont l’écologie comme forme rationnelle de pensée écologiquement gouvernées. L’effet tactique du dispositif
contribue à transformer les formes de gouvernement des de « gouvernementalité verte » ou d’ « éco-
sociétés contemporaines, et à travers elles aux techniques gouvernementalité » ainsi réfléchi, en promouvant la
de gouvernement écologistes, dans leur double dimension « nature » comme un espace sanctuarisé 72, est de rendre
de techniques objectives de gouvernement des populations impensable toute nouvelle approche de la « nature », toute
et de techniques de soi, suivant la définition de la autre manière de réinvestir l’environnement à partir d’une
gouvernementalité chez Foucault comme articulation des autre rationalité que la rationalité marchande, au nom même
techniques de gouvernement des autres et des techniques de de la nocivité de cette dernière.
soi. L’écologie devient « politique » dès lors que la La question ainsi portée par les Governmentality
considération qualitative des rapports entre l’homme et son studies : « quels sont les différents modes du gouvernement
environnement devient l’index de référence des techniques par l’écologie, dans la multiplicité de leurs dispositifs et de
suivant lesquels les hommes sont gouvernés en société. Ce leurs usages ? », permet de sortir du piège de la question
point de vue s’intéresse au « rapport des écologistes à la abstraite et simplificatrice : « comment faire progresser la
politique » en un sens élargi, puisque les « écologistes » ne conscience écologiste ? » qui permet à n’importe quel
désignent pas tant les individus qui se revendiquent de dispositif de détourner le problématique écologique à son
l’écologie politique comme doctrine, mais tous les profit. Slavoj Žižek souligne par exemple comment la
individus dont les conduites se rapportent à l’écologie marque Starbucks a fait sa publicité en reversant à des
comme référence pour l’action, y compris lorsque ces paysans pauvres le coût supplémentaire de ses cafés ce qui
conduites ne sont pas réfléchies et revendiquées par soi a pour effet d’inclure dans l’expérience de la consommation
mais conduites par d’autres. elle-même la « bonne action écologique » qui pouvait
Les Governmentality studies ne forment cependant résulter jusqu’ici du sursaut d’un sujet divisé se sentant
pas une école homogène et on peut distinguer plusieurs coupable d’avoir participé à l’immoralité du capitalisme73.
vagues associées à des orientations différenciées dans Le problème n’est donc pas celui de la progression de la
l’émergence de ce courant. Une première vague anglo- conscience écologique mais celui du type de rationalité à
saxonne a consisté à comprendre les études de
gouvernementalité comme l’analyse des formes de 70
gouvernement extra-étatiques à travers la volonté d’attirer Cf. Stephanie Rutherford, Governing the Wild. Ecotours of
power, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.
l’attention sur le fait que les modes et les espaces de 71
Cf. David Harvey, Géographie de la domination, tr. fr. N.
gouvernement des hommes, loin de se limiter à l’État, Vieillescazes, Paris, Les prairies ordinaires, 2008.
étaient en réalité multiples69 : le gouvernement ne se limite 72
Ce qui, comme le souligne l’appel à contribution de ce colloque,
précisément pas au « gouvernement » au sens du pouvoir la place davantage du côté de l’environnementalisme comme
protection de la nature que de l’écologisme comme transformation
69
Cf. Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller (dir.), The des causes de sa dégradation et de celle du monde vécu.
73
Foucault Effect. Studies in governmentality, Chicago, University Cf. Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce !, tr. fr. D. Bismuth,
of Chicago Press, 1991. Paris, Flammarion, 2010, p. 86-87.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

l’intérieur duquel on choisit de se situer pour inscrire la vue, l’histoire de la crise de l’État de police qui a débouché
question écologique dans un projet politique. à la fin du XVIII ème siècle sur l’émergence du libéralisme
comme matrice du gouvernement des hommes est
Gouverner l’État par l’écologie instructive pour comprendre les rapports qui lient
Une deuxième vague du courant des aujourd’hui la crise de la gouvernementalité néolibérale à
Governmentality studies, davantage allemande, a cherché à l’émergence d’un projet écologique de gouvernementalité
remettre la question de l’État au centre des recherches sur étatique. A l’époque, le surcroît de réglementation qui
les formes de gouvernementalité74, plus conformément à la entourait le marché s’avérant incapable de résoudre les
démarche de Foucault qui réfléchissait l’État comme crises répétées de famine associées à la mauvaise
« l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités répartition des denrées a fait basculer le marché d’un lieu
multiples »75. L’État est moins un état qu’un procès qui de justice distributive à un lieu de véridiction, au sens où
consiste dans la convergence, l’articulation et la les prix n’étaient plus ce que les pratiques
centralisation de gouvernementalités multiples. Si cela ne gouvernementales devaient réguler, mais se sont constitués
doit pas signifier pour autant que toute forme de au contraire sous l’effet de la problématisation libérale
gouvernementalité se résorbe dans l’État, celui-ci appartient comme l’étalon de vérité sur lequel les pratiques
pleinement au champ de la gouvernementalité qui consiste gouvernementales devaient à présent se réguler78.
précisément à étudier, en relation avec une histoire « Révolution copernicienne » en quelque sorte dans les
contingente de la rationalité, les transformations rapports entre l’économie et les pratiques de gouvernement.
contingentes, historiques mais aussi spatiales76, de Or c’est bien le même type de révolution copernicienne
l’articulation entre différentes formes de gouvernementalité qu’il faut aujourd’hui accomplir mais en renversant non
à différents niveaux. De ce point de vue, la question qui plus les rapports entre l’administration gouvernementale et
mérite alors d’être posée est celle de la possibilité d’un art le marché comme objet de réglementation indéfinie, mais à
de gouverner l’État qui prendrait l’écologie pour index de l’inverse entre le marché comme lieu de véridiction et de
vérité de ses pratiques gouvernementales. C’est là une sollicitude du gouvernement néolibéral – que Foucault
question qui, nous semble-t-il, a été négligée par les travaux qualifie de gouvernement « pour le marché » – et la nature
sur la « gouvernementalité verte » ou « l’éco- comme objet d’économicisation indéfinie – de
gouvernementalité » qui se sont surtout intéressé à la marchandisation ou de dé-marchandisation, car cette
manière dont la problématique de l’écologie avait été dernière relève encore de la logique économique, fût-ce
intégrée comme une composante des politiques publiques77, négativement. De même que la crise économique des grains
mais non pas comme référence globale pour le a permis à l’économie politique d’enfoncer un coin dans la
gouvernement des hommes en société. En un sens, ces gouvernementalité hyperadministrative de l’État de police
travaux ont adressé, du point de vue de la en faisant émerger le marché comme lieu de véridiction du
gouvernementalité, la question de l’écologie en politique gouvernement des hommes, de même la crise écologique
mais pas celle de l’écologie politique à proprement parler, que nous vivons doit permettre à l’écologie politique
au sens d’un projet de gouvernement reposant sur une d’enfoncer un coin dans la gouvernementalité
rationalité de type écologique. hyperéconomique de l’État néolibéral en faisant émerger la
Cela tient aussi pour partie au fait qu’ils se sont nature comme lieu de véridiction du gouvernement des
focalisés sur les techniques de gouvernement en place en hommes.
laissant dans l’ombre les contre-conduites cherchant à faire En somme, l’abord de l’écologie politique par les
face à la gouvernementalité officielle. Or ce sont parmi ces Governmentality studies implique d’une part de décaler la
contre-conduites que l’on peut trouver les réflexions et les focale sur les contre-conduites tout en remettant l’État au
pratiques associées à la référence à l’écologie comme centre du champ de la gouvernementalité. D’autre part, il
critère général de vérité pour un nouvel art de gouverner. est probable que l’avenir de l’écologie politique tienne dans
L’histoire des arts de gouverner – Foucault l’a souligné – la capacité de la réflexion et de la pratique politique à
fonctionne par crises successives : c’est lorsque les donner une réalisation concrète et viable à la
techniques objectives associées à une forme de rationalité problématisation écologique en cours dès lors que celle-ci
gouvernementale cessent de pouvoir motiver les processus consiste à faire de la nature un nouveau critère général de
de subjectivation d’une partie de la population que la vérité pour les pratiques gouvernementales.
gouvernementalité officielle rentre en crise et que peuvent
émerger sur le devant de la scène les formes de contre- A la recherche d’une gouvernementalité éco-socialiste
conduites qui la critiquaient dans l’ombre. De ce point de Il y a précisément dans l’émergence, à la lisière du champ
académique et du champ politique, d’un ensemble de
74
Cf. Bob Jessop, « Constituting Another Foucault Effect: réflexions et de pratiques actuelles sur l’ « écosocialisme »
Foucault on Statehood and Statecraft », in Ulrich Bröckling, de quoi satisfaire la volonté de déplacer les « Eco-
Susanne Krassman et Thomas Lemke (dir.), Governmentality: governmentality studies » sur le terrain des contre-conduites
current issues and future challenges, New York/Oxon, Routledge,
tout en remettant l’État au centre.
2011, p. 56-73.
75
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Mentionner le rapport entre les Governmentality
Collège de France, 1979, Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, p. 79. studies et l’écosocialisme doit être l’occasion de rappeler
76
Cf. James Ferguson et Akhil Gupta, « Spatializing States : que Foucault, devant le besoin de combattre le
toward an ethnography of neoliberal governmentality », American néolibéralisme et sous le constat des échecs des politiques
ethnologist, vol. 4, n°29, 2002, p. 981-1002. inspirés du marxisme, a pointé, sans la développer plus
77 avant, la nécessité de l’invention d’une « gouvernementalité
Cf. Arun Agrawal, Environmentality : Technologies of
government and the making of subjects, Durham, Duke University socialiste ». Invention car si le socialisme dispose d’une
Press, 2005; Timothy Luke, « Environmentality as Green
78
Governmentality », in Eric Darier, Discourses of Environment, Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p.
Oxford, Blackwell, 1999. 31-35.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

rationalité historique et sociale – l’histoire de la lutte des « mouvement écosocialiste se différencie de certains
classes –, d’une ou de plusieurs rationalité économique – mouvements de l’écologie politique en ce qu’il analyse
l’économie planifiée, l’économie autogérée, etc. –, il ne l’urgence écologique non comme une crise du rapport de
dispose pas en revanche, souligne Foucault, d’une l’Humain en général avec la Nature mais comme une crise
rationalité gouvernementale, d’un art de gouverner les du lien entre un mode de production historiquement
hommes qui lui soit propre. L’histoire des formes de déterminé, et son environnement »82. Löwy souligne,
gouvernementalité socialistes est ainsi l’histoire des suivant un parallèle avec la position marxienne sur l’État,
branchements de la gouvernementalité socialiste sur que la construction d’un mode de production écosocialiste
d’autres formes de gouvernementalité : soit en se branchant ne nécessite pas seulement de s’emparer du mode de
sur la gouvernementalité hyperadministrative de l’État de production capitaliste, mais aussi de le détruire, tout en
police, ce qui donne les États socialistes autoritaires voire transformant du même coup radicalement les modèles de
totalitaires, soit en se branchant sur la gouvernementalité consommation dominants.
libérale, ce qui donne l’État social, soit en se branchant sur Le point de vue de la gouvernementalité implique
la gouvernementalité néolibérale, ce qui donne le social- cependant de se déplacer vis-à-vis de l’analyse du mode de
libéralisme contemporain. Ce que Foucault résume en production pour rechercher une « mesure raisonnable et
disant qu’ « il n’y a pas de gouvernementalité socialiste calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la
autonome, il n’y a pas de rationalité gouvernementale du raison gouvernementale ». Cette orientation, sans qu’il se
socialisme »79. Par conséquent, « ce qui manque au réfère à Foucault, c’est chez Jean-Luc Mélenchon qu’on la
socialisme, […] c’est une raison gouvernementale, c’est la trouve la plus clairement affirmée : « Qu’est-ce qu’il faut
définition de ce que serait dans le socialisme une rationalité avoir comme objectif ? Un objectif raisonnable et
gouvernementale, c’est-à-dire une mesure raisonnable et raisonné »83. La mesure raisonnable de l’étendue et des
calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la objectifs des pratiques gouvernementales écosocialistes, il
raison gouvernementale »80. Ce que Foucault reproche en la trouve dans la « règle verte » – par opposition à la règle
général à l’analyse marxiste et aux politiques se réclamant d’or du respect d l’équilibre budgétaire et du
du socialisme, c’est d’être passé à côté de l’existence des remboursement de la dette économique – qui consiste dans
relations de pouvoir. La lecture de la division de la société le remboursement de la « dette écologique » calculée à
en classes et sa conséquence politique dans le projet de la partir du retard pris à la reconstitution de ressources
formation d’une prise de conscience et d’une union de la naturelles vis-à-vis de leur ponction : « Il y a une dette
classe dominée pour renverser la domination de la classe écologique à solder. Voilà ce que nous allons mettre aux
dominante ne prémunit pas contre la reproduction des postes de commande. Par bassins d’emplois, par bassins de
relations de pouvoir entre les membres d’une même classe, vie, la planification écologique se donne pour objectif, par
comme l’a montré l’existence de l’Union soviétique. En sus le moyen de la relocalisation, par le moyen de la
de sa rationalité sociale, il est nécessaire que le socialisme modification des process de production, par le moyen de
se dote d’un système politique d’organisation et de l’étude attentive de la façon avec laquelle les objets sont
codification des conduites, un dispositif général de produits et échangés, de solder la dette écologique »84. Ce
gouvernementalité articulant des techniques calculables de qui est ici conforme à notre point de vue, c’est que
gouvermement des populations à des techniques de soi l’environnement ici n’est plus d’abord un lieu
désirables. Tout le problème est de savoir alors sur quelle d’appropriation, de marchandisation ni même de
vérité ce dispositif peut être indexé afin de réussir cette juridiction, mais un lieu de véridiction fournissant le critère
articulation. de la pratique gouvernementale. Cet objectif est en outre
L’écologie pourrait-elle être alors la rationalité énoncé plus précisément encore dans les 18 thèses pour
générale dont le socialisme se soutient pour élaborer une l’écosocialisme qui donnent le contenu du Premier
gouvernementalité socialiste autonome et inédite en Manifeste des Assises pour l’écosocialisme tenues en 2012:
l’espèce de la gouvernementalité éco-socialiste ? C’est en « Instaurer la règle verte comme boussole politique. La
ces termes nous semble-t-il que la question doit être posée "règle verte" est notre indicateur central de pilotage de
pour susciter et justifier l’intérêt des Governmentaliy l’économie. […] Elle vise à assurer notre responsabilité
studies pour l’écologie en général et pour l’écosocialisme devant l'humanité et son écosystème en supprimant la dette
en particulier. Il s’agit moins de voir dans la crise écologique. Elle associe la nécessaire réduction de certaines
écologique la nouvelle contradiction qui va enfin conduire consommations matérielles et la nécessaire relance de
le capitalisme à sa perte que de faire de la problématisation certaines activités avec la prise en compte systématique de
écologique l’occasion d’un nouvel art de gouverner les l'empreinte écologique générée. […] nous adoptons comme
hommes et la matrice de leur désir de s’associer librement. moyen d'évaluation des politiques publiques, de retarder
En quoi pourrait consister une gouvernementalité chaque année le "jour du dépassement global". Il s'agit de la
éco-socialiste ? L’écosocialisme, selon la définition qu’en date où nous avons prélevé à l'échelle mondiale le volume
propose Michael Löwy, est un « courant de pensée et de ressources renouvelables égal à ce que la planète est en
d’action écologique qui fait sien les acquis fondamentaux mesure de régénérer et où nous avons produit les déchets
du marxisme tout en le débarrassant de ses scories qu'elle est capable de digérer. Notre objectif est de la
productivistes »81. Mathieu Agostini précise que le repousser au 31 décembre, c'est-à-dire de neutraliser notre
empreinte écologique »85. La « règle verte » est bien en ce
79
Ibid., p. 93.
80 82
Ibid. Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? »,
81
Michaël Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la Ecorev’, op. cit., p. 104.
83
catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, 2011. Jean-Luc Mélenchon, La règle verte, Paris, Bruno Leprince,
Pour une brève histoire de l’écosocialisme, cf. aussi Michael 2012, p. 124.
84
Löwy, « Sources et ressources de l’écosocialisme », Ecorev’. Ibid., p. 125-126.
85
Revue Critique d’Ecologie Politique, n°41, p. 14-16. Premier Manifeste des Assises pour l’écosocialisme, 18 thèses

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

sens un critère calculable d’évaluation de l’action publique


qui définit l’étendue des modalités, les objectifs et les
domaines que se donne la planification écologique.
Pour définir une gouvernementalité écosocialiste,
la planification écologique ne doit cependant pas seulement
venir d’en haut et se limiter à un outil d’objectivation des
techniques de gouvernement. Elle doit articuler ce
« socialisme objectiviste » lié à des instruments
d’objectivation scientifique à un « socialisme
subjectiviste » associé à des « conduites socialistes de
soi »86. A ce titre, Mathieu Agostini remarque que la
planification écologique est aussi une planification
démocratique consistant dans une intervention populaire,
d’en bas, pour définir les besoins sociaux et les grandes
orientations écologiques. Dans le cas de l’énergie par
exemple, plutôt que produire de l’énergie et d’en chercher
ensuite à tout prix les débouchés, un service public de
l’énergie pourrait « produire des économies d’énergie
autant que de l’énergie »87 en s’appuyant sur les savoirs
techniques des salariés (et comme cela aurait pu être le cas
du procédé ULCOS soutenu par les ouvriers de Florange
pour la production d’acier, s’il n’avait été finalement
rejeté). La planification écologique se définit finalement
comme la rencontre entre des pratiques gouvernementales
indexées à la règle verte et les conduites des gouvernés
orientées par l’environnement comme horizon de
socialisation de la production, de la consommation et de
l’existence commune. La démarcation que doit accomplir
l’écologie politique vis-à-vis de la conscience
environnementale se situe entre une conception de la nature
comme espace à préserver et une conception de
l’environnement comme lieu de véridiction pour un
processus socialiste de subjectivation collective.

sur l’écosocialisme, http://ecosocialisme.com/.


86
Ce vocabulaire est celui de Laurent Jeanpierre, Séminaire sur «
La gouvernementalité socialiste », 31 janvier 2012,
http://savoirscommuns.org/tag/gouvernementalite-socialiste/.
87
Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? »,
art. cit., p. 108.

40
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques des groupes se constituent sous la houlette de diacres
aux prises avec la question politique. nommés à cet effet, tandis que sont organisés des ateliers au
sein des différents ordres religieux. Si bien que les lieux de
Ludovic Bertina, doctorant en Sciences politiques, EPHE- socialibilité pour les croyants préoccupés par la situation de
GSRL. la création ne manquent pas.
Pourtant ce discours officiel doit être nuancé, l’engagement
Revendiquer une double appartenance comme catholique et écologiste étant ressenti par ces derniers comme facteur de
comme écologiste induit dès les origines une ambigüité marginalisation au sein d’une communauté catholique
dans le positionnement politique de ces personnes. Cette moins portée sur les questions écologistes que le reste de la
ambivalence n’est bien sûr pas spécifique aux catholiques population92. Au quotidien, les catholiques écologistes se
écologistes, puisqu’elle a pu s’exprimer chez nombre de plaignent ainsi des moqueries qu’ils ont à subir de la part
catholiques qui investissent le monde au nom de leur foi. des équipes paroissiales qui n’hésitent pas à les taxer
Dans les milieux de l’extrême droite française, la d’« écolos de service qui causent toujours » pour reprendre
condamnation de l’Action française en 1926 a ainsi les mots de Giselle. Dans ce contexte, on ne s’étonnera
marquée une génération de penseurs qui voyaient dans les donc pas que leurs multiples initiatives ne soient pas
positions de Charles Maurras les ferments nécessaires à la toujours relayées en interne.
recomposition d’une nouvelle chrétienté88. Les catholiques La faute peut-être à un fossé générationnel - les prêtres âgés
de gauche ont également eux à souffrir d’une suspicion étant souvent désigné par ces catholiques écologistes
analogue. « Sans domicile fixe » au sortir de la seconde comme un facteur aggravant - mais également à une double
guerre mondiale, ils firent le choix d’investir des structures crainte répandue à tous les échelons de l’Eglise. Ces
parallèles fondées sur l’éducation populaire et l’apostolat écologistes doivent ainsi contourné le premier écueil du
social avant que Vatican II n’esquisse une brèche leur lobbying : pour ne pas être marginalisé, il est essentiel à
permettant de prendre part à la vie politique du pays89. tous groupes de ne pas devenir trop marqué
Rien de tel chez les catholiques écologistes qui n’ont pas le politiquement93. Un atelier dénommé Chrétien Co-
même rapport avec la politique. Jean-Louis Schegel responsable de la Création fondé au sein de la Communauté
s’interrogeant sur l’héritage des chrétiens de gauche qu’il Vie Chrétienne (CVX) d’obédience jésuite a ainsi pu pâtir
identifie dans la fédération des Réseaux du Parvis, d’une mauvaise réputation. Son accompagnateur, René, qui
fédération sensible aux problématiques écologistes, déplore a été désigné par le comité nationale de CVX afin de
le défaitisme politique de ceux-ci : « Ces chrétiens de « recrédibiliser l’atelier au sein de la Communauté » fixe
gauche, constate-t-il, ne semblent plus compter sur la ainsi la ligne de conduite à suivre pour l’Atelier : « Ça ne
politique, mais plutôt tabler sur une parole ou des doit pas être un syndicat, une association qui milite en
engagements individuels ou communautaires, qui faveur de l'environnement. Car la Bonne Nouvelle de Jésus
réveilleraient les politiques… et les Eglises.90 » n'était pas dans l'atelier, c’était une association
En nous appuyant sur une analyse de quarante entretiens d’écologistes parmi d’autres. »
effectués auprès de catholiques écologistes rencontrés dans Néanmoins cette crainte d’une action politique est couplée
des groupes revendiquant cette double appartenance, nous à une suspicion plus profonde de nature dogmatique.
tenterons de comprendre les raisons qui poussent plus Préserver la nature ne doit pas aboutir sur sa sacralisation.
généralement les catholiques écologistes à se détourner de Si ce point fait consensus parmi les catholiques rencontrés,
la politique partisane. Nous verrons ainsi que de cette qui rejettent donc les théories de l’écologie profonde, il
difficile adaptation au système politique français émerge traverse l’ensemble des textes officiels de l’Eglise
une nouvelle définition du politique. Reprenant à leur consacrés à ces questions, structurant ainsi les relations
compte la valorisation de l’agir local propre aux principes entre ces derniers et le reste des pratiquants.
de l’écologie politique, il leur sera ainsi possible d’édifier
un espace où pourront se rencontrer tous citoyens, qu’ils En réponse à cette méfiance, les interviewés reconnaissent
soient croyants ou non, sensibilisés aux questions volontiers des phénomènes d’autocontrainte. Ils éviteront
écologiques. notamment de débattre de thèmes trop controversés.
Monique, membre d’une équipe paroissienne en Loire
Un milieu catholique suspicieux envers des écologistes Atlantique, avouera ainsi ne pas s’être encore intéressée au
Officiellement, l’Eglise encourage une prise de conscience processus de fabrication des hosties : « Pour l’instant
écologique. La crise environnementale, révélatrice selon personne n’a dit : « J’en prends pas parce que c’est plein de
Jean-Paul II de la crise morale touchant nos sociétés, est de pesticides ! » Non, on n’en parle pas, on parle de liturgie,
nombreuses fois mentionnée dans les textes solennels du de grosses choses.94 »
Vatican et de l’Eglise de France91. Au niveau diocésain, 92
Selon un sondage Ifop sur le catholicisme en France en 2010, si
10,3% de la population française se disent proche des écologistes,
88
L’itinéraire de Jacques Maritain témoigne de ces difficultés. Il ce pourcentage tombe à 8,3% parmi les catholiques, et à 5,3%
lui faudra insister sur la primauté du spirituel sur le temporel pour chez les pratiquants (allant à la messe au moins pour les fêtes).
93
éviter une condamnation de la part de la hiérarchie catholique. P. Cette méfiance à l’égard des groupes de catholiques écologistes
Chénaux, Humanisme intégral de Jacques Maritain, Paris, Cerf, s’assimile aux critiques historiques adressées par l’Eglise aux
2006. mouvements d’Action catholique se rapprochant trop des partis et
89
Cf. l’introduction de Denis Pelletier dans D. Pelletier, J.-L. syndicats institués. On pense notamment à la crise de la JEC, voir
Schlegel (dir.), A la gauche du christ, les chrétiens de gauche en C. Prudhomme, Les Jeunesses chrétiennes en crise, dans D.
france de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012. Pelletier, J.-L. Schlegel, Op. cit., p.325-330.
90 94
Ibidem, p.543. On peut remarquer pourtant que l’Appel aux Evêques en faveur
91
Voir notamment Benoit XVI, Caritas in veritate, Paris, Salvator, de l’écologie réclame, en premier point, l’utilisation de produit
2009, p.155 ; Conférence des Evêques de France, Enjeux et défis issu de l’agriculture biologique lors des célébrations.
pour l'avenir, Paris, Bayard, 2012, p.78. http://www.lavie.fr/actualite/ecologie/appel-aux-eveques-pour-l-

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Lorsqu’on interroge prêtres et diacres sur leur pratique, la de l’Eglise en faveur du développement technologique
réserve est également de mise. Benjamin, diacre du diocèse notamment dans l’après-guerre. Ce qui n’est pas sans
de Nantes n’exposera pas ouvertement ses choix de vie : soulever un certain malaise chez certains de ces
« Je suis souvent mal vu quand je dis que je fais parti catholiques.
(d’EELV), d’ailleurs, je me fais discret sur la question pour
ne pas mélanger les genres. Quand je m’exprime comme Malgré tout, une fois ces obstacles passés, ces derniers
diacre, en chaire ou au nom de l’évêque, je ne veux pas s’invitent régulièrement aux actions organisées par les
qu’on me dise : « oui, d’accord, mais c’est le relai d’un associations écologistes autour de luttes concrètes. Ces
parti politique ! » ça serait très dangereux. » Tout membre enjeux locaux permettent aux différences de s’affiner tandis
du clergé sensible à la sauvegarde de la création, évêque que s’affirment des points communs. Pour Ophélie, le
compris, s’imposera donc une séparation entre ministère et contact est d’autant plus facile avec cette catégorie de non-
conviction politique, afin de préserver une crédibilité croyants qu’ils sont naturellement plus ouverts aux
auprès des catholiques non écologistes. Dans ce contexte, questions spirituelles : « On se sent très proche de ceux qui
pour Thomas, diacre à Bar-Le-Duc, la seule présence luttent pour le monde, pour la nature, pour l’univers mais
physique devient alors une forme de témoignage : « C’est sans Dieu. On a jamais eu de points de frottement, parce
très difficile d’écrire ou de dire quelque chose, de s’en faire qu’ils ont quand même cette dimension verticale. Nous, on
l’écho. Mais le seul fait que je célèbre à côté des célébrants, appelle ça Dieu, et eux, ils appellent ça : Le grand tout ! »
avec tout ce que je vis ici, c’est porteur de sens en soi- Proximité spirituelle qui s’explique également par une
même. » sociologie des trajectoires écologistes proposée par ces
La sensibilité écologique ne va pas de soi dans le contexte catholiques qui distinguent aisément dans la nébuleuse
catholique, et suppose, pour ne pas être marginalisée, une environnementaliste les personnalités et régions fortement
certaine retenue dans les actions entreprises au sein de marquées par le christianisme. Des lieux de socialisation et
l’Eglise. On est donc loin d’une mobilisation d’ampleur en des terrains de lutte s’imposent alors plus naturellement du
faveur de l’écologie. Il n’existe pas de mouvements ou fait des valeurs communes partagées.
associations confessionnelles rattachés officiellement à la
mouvance écologiste comme il put y en avoir pour Une fois rentrés de manifestations, les catholiques
accueillir les catholiques de gauche dans les années 1960 95. écologistes tiennent néanmoins à tenir un rapport distancé
Pour expliquer ce manque, les contraintes externes que avec l’écologie politique représentée par l’écologie
nous venons d’observer sont déterminantes sans pour autant politique. Rarement encartés, ils considèrent nécessaire de
être suffisantes. Il faut encore percevoir l’ambivalence du conserver une liberté de parole afin de ne pas être les
rapport entre ces catholiques et le milieu de l’écologie relayeurs d’un discours considéré comme trop radical pour
politique. être productif : « J’ai toujours un peu horreur des
écologistes militants, nous avoue un évêque en pointe sur la
Etre écologiste tout en se démarquant d’Europe question. Parce qu’ils manquent parfois un peu de distance.
Ecologie les Verts : (…) Comme homme d’Eglise, je ne dois pas être récupéré
Bien que le contact soit, en règle générale, jugé plus aisé à par des gens de parti pris. C’est pour ça qu’en général,
établir avec le milieu écologiste, des règles de conduite sont quand je suis en public, je ne me prononce jamais. Je ne dis
ici prescrites par les catholiques écologistes qui entendent pas, je suis pour, je suis contre. Jamais. Je dis : « Je me
garder leur spécificité. pose des questions. » Mon discours, les questions que je
Comme pour le milieu catholique, les catholiques pose aboutissent au contre, mais je me refuse à ce qu’on
écologistes doivent dans un premier temps surmonter un dise : on est pour ou contre. » Ainsi si adhésion au parti, il y
certain nombre d’a priori circulant dans les milieux a, elle est de circonstance, car la crainte de voir l’écologie
écologistes. Comme nous le raconte Ana de Ménilmontant, politique tomber dans l’idéologie persiste97.
une conférence organisée conjointement par un groupe de Finalement, les positions sociétales prises par EELV
paroissiens parisiens et les Amis de la Terre ne sera pas justifient le mieux cette marge de manœuvre réclamée par
relayée par le réseau environnementaliste : « car ça sentait les catholiques écologistes. Incohérences pour les plus
l’eau bénite ». La présence de Marie-Françoise lors d’une critiques, mauvaises définitions des priorités, pour les
chaine humaine à Notre-Dame des Landes étonnera de autres, les Verts oublient que la préservation de la nature et
même ces voisins : « Par rapport aux responsabilités que je la dénonciation d’un système productiviste constituent leur
peux avoir dans l’Eglise, ils en déduisent que je ne pouvais fond de commerce. Benjamin témoigne en ce sens : « Alors
pas être écolo. » j’avoue que moi-même comme catho, des fois des positions
Mais au-delà de ces a priori, toute conscience catholique de mon parti politique m’agace. Quand je vois EELV
écologiste se construit en réaction à un argumentaire mettre en priorité un certain nombre de problématiques
écologiste antichrétien. Distinguer anthropocentrisme d’ordre sociétale, même si je fais parti des cathos dont la
catholique et moderne pour sortir des accusations portées critique est très modérée sur ces questions-là… Mais quand
par Lynn White Jr, s’impose donc comme un second pas 96. je vois qu’EELV avance en pointe là-dessus et que quelque
Il faudra enfin écarter les charges portant sur les positions fois se montre beaucoup plus discrète, ou pareil pas assez
bagarreux à mon goût sur les problématiques écologiques et
ecologie-02-11-2011-21493_8.php Consulté le 26/11/2013. sociales, ça m’agace. »
95
V. Soulage, « L’engagement politique des chrétiens de gauche »,
dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel (dir.), Op. cit., p. 425-446.
96 97
I. Turina, « L'Eglise catholique et la cause de l'environnement », A en croire Sylvie Ollitrault, ce trait n’est pas spécifique aux
Terrain, L’imaginaire écologique, n°60, p.20-22 ; F. Euvé, seuls catholiques, puisque les écologistes se montrent critiques
« Ecologie et théologie : une alliance salutaire et universelle », envers ce parti censé incarner l’alternative dans la manière de faire
dans E. Charmetant et al., Ecologie et christianisme : les chantiers la politique. Cf. S. Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie,
de l’avenir, Médiasèvres, n°168, 2012, p.80-85. Paris, PUR, 2008, p.14.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

L’identité des catholiques écologistes ne peut donc qui ramènera un délicieux pain bio à un repas de famille
pleinement s’épanouir dans le cadre défini fera certainement plus que tout discours culpabilisant sur
schématiquement par l’écologie politique. S’ils construisent l’agriculture conventionnelle. »
au quotidien des relations avec les écologistes non-croyants Or ce que l’on reproche à la politique peut s’appliquer
qu’ils retrouvent sur le terrain des luttes concrètes, ils également à la religion. Elle ne doit pas être clivante, ce qui
tendent à s’en démarquer dès lors qu’il s’agit de juger explique le scepticisme des catholiques écologistes
globalement la politique des Verts. « Sans domicile fixe » progressistes à l’égard du « Courant pour une écologie
pour se réapproprier l’expression de Denis Pelletier, ils sont humaine » qui se construit autour de l’opposition au
amenés à se détourner de la politique partisane pour « mariage pour tous ». Parallèlement, la prière n’aura pas
valoriser l’action, entendu comme langage universel. de valeurs en soi, si elle n’est pas suivie d’une mise en
pratique, nous explique Juliette, jeune militante au MRJC,
Des catholiques écologistes qui rejettent la parole qui constate qu’être croyant de nos jours : « c’est aussi
partisane au profit de l’action savoir comment mettre en œuvre toutes ces belles paroles. »
Lorsque l’on interroge des catholiques écologistes, on peut Pour ne pas perdre de fidèles, l’Eglise doit, de ce fait,
s’étonner de la propension qu’ils ont à dissocier certains prôner la cohérence entre la parole et les actes ; autrement
sujets très polémiques du thème général et englobant qu’est dit devenir exemplaire99. Cette argumentation aboutit sur la
l’écologie. Un prêtre rencontré lors d’une réunion contre principale critique adressée à la papauté qui ne doit plus
l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure m’affirma s’arrêter aux discours de principes et actions symboliques,
ainsi qu’il ne parlait jamais de ce thème avec ses fidèles. d’où l’espoir soulevé par le pape François, qui semble aux
Mais lorsque je lui demandai s’il parlait d’écologie, il yeux de Louis capable : « de faire bouger les choses un
remarqua qu’il le faisait sans difficulté car celle-ci était peu, car il pose des actes dérangeants. »
acceptée de tous. Dans un autre contexte, alors que je
visitais des membres de la Paroisse de Blain dans laquelle Si l’écologie ne doit pas être partisane, pour les catholiques
est inclus Notre-Dame des Landes, Jean-Michel déplorait écologistes, mais bien plutôt reposer sur l’action exemplaire
l’absence de débat au sujet du projet d’aéroport : « Il faut et universalisable, doit-on conclure que cette écologie n’est
savoir aborder le sujet de façon convenable : ce n’est pas un plus un discours politique ? Nous allons voir que c’est
problème politique, mais écologique. Et dans ce cas-là, il a justement parce que l’action est hautement politique quand
tout à fait sa place dans l’Eglise. Il faut savoir « l’aborder », elle est guidée par une conviction forte que nous pouvons
le placer pour ne pas faire un débat politique, parce que espérer d’elle qu’elle rétablisse un espace de rencontre
c’est un peu la crainte. » entre citoyens et plus particulièrement entre croyants et
Ces remarques illustrent les représentations de l’écologie à non-croyants.
l’œuvre dans la population étudiée. Pour un sujet aussi
complexe que celui de l’aéroport du Grand Ouest, il est L’action écologiste constitutive d’une communauté
possible de dissocier un aspect purement écologique, celui spirituelle d’action.
portant sur l’artificialisation des terres notamment, d’un L’action relève de la plus haute importance pour tout
aspect politique, plus englobant mais également plus écologiste car elle est le marqueur d’une véritable
conjoncturel, touchant à l’approbation ou au rejet du projet conversion, où la recherche de cohérence entre l’intention
d’aéroport pour des raisons économiques, de et l’acte devient essentielle100. En cela, l’acte exemplaire
développement des territoires, etc. Dans cette optique, pourrait être rapproché de la catégorie de l’action proposée
« aborder » le sujet de Notre-Dame des Landes par le biais par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne.
écologique serait légitime, car touchant à une thématique Fondée sur l’interrelation, elle est constitutive de la
structurelle censée atténuer les passions. La portée conscience de chacun et d’une communauté de vie pourvu
universelle du message écologiste occupe donc une place qu’elle s’épanouisse dans un espace d’apparence, qui
importante dans la légitimation de l’action militante. n’existe que « lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas,
Ce procédé vise évidemment à surmonter les réticences lorsque les mots ne servent pas à voiler des intentions mais
d’un milieu catholique réfractaire à toute politisation de son à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à
discours, mais enclin à se mobiliser sur des questions plus violer et détruire mais à établir des relations et créer des
générales, de nature morale ou sociale (famille, sexualité,
travail, immigration). Les catholiques écologistes se réalités nouvelles.101 » L’action exemplaire, toute fragile
prennent ainsi à rêver d’une encyclique équivalente à est-elle, occupe donc pour Arendt le cœur de la Cité
Populorum progressio qui inviterait les catholiques à puisqu’elle prélude à toute discussion politique et est
s’engager à tous les niveaux, individuel comme collectif, moteur de l’Histoire, puisqu’elle conditionne l’avènement
sur la voie de l’écologie en posant le principe d’une alliance de l’inédit.
Les chrétiens rencontrés ne seront pas d’un autre avis.
avec les « hommes de bonne volonté »98.
Ana nous explique ainsi que l’écologie est « peut-être une
Etre écologiste, pour nos catholiques, implique donc de occasion de rapprochement avec des personnes qui se
dépasser les clivages politiques attisés par des discours posent la question du rapport à la société et au monde avec
politiques d’intention sans effets réels, pour s’engouffrer des présupposés éthiques qui sont partageables. Une façon
dans le domaine de l’action perçue comme exemplaire et
donc universalisable. « Les mots ça ne sert à rien, nous dit 99
Conférence des Evêques de France, Op. cit., p.45-47.
Pierre, l’action exemplaire vaut tous les mots car elle fait 100
Cf. notamment S. Ollitrault, Op. cit., p.42-47 et E. Chiapello et
avancer. Mais cette action ne fait pas de bruit. Quelqu’un A. Hurand, « Se détacher de la consommation : enquête auprès des
objecteurs de croissance en France », in S. Barrey et E. Kessous
98
La publication d’une encyclique du pape François sur cette (dir.), Consommer et protéger l’environnement : Opposition ou
thématique est justement espérée pour dans deux ans. convergence ?, Paris, L’harmattan, 2011, p.118-119.
101
http://ecologyandchurches.wordpress.com/2013/11/25/mr-hulot- H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-
nest-pas-en-vacances-au-vatican Consultée le 26/12/2013. Levy, 1983 (1961), p.260 et suivante.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

de voir le christ dans l’autre, même s’il n’est pas baptisé. Ce dialogue prépolitique fondé sur l’acte plus que sur les
On peut voir Jésus dans un prochain par son action, et son valeurs sera néanmoins des plus fragiles. Il suppose en effet
élévation d’esprit. » L’acte écologiste, en tant que qu’une vision consensuelle de la techno-science croise les
révélateur d’une recherche de cohérence, est donc ce qui préceptes de la foi, d’où l’importance accordée à l’éthique
rend possible l’échange, l’imitation, le perfectionnement. Il par ces catholiques écologistes106. Si les inquiétudes
permet, de ce fait, aux catholique écologistes de se environnementales remplissent ces conditions, les questions
rapprocher de la société écologiste, si bien qu’en se fondant bioéthique ou démographique aboutissent nécessairement
sur le témoignage de Monique, on peut parler de sur un débat normatif, dès lors qu’entre en jeu le
communauté spirituelle d’action : « A l’ACIPA102, on consentement de l’être humain. Les catholiques écologistes
rangeait tout le matériel ; et dieu sait qu’il y avait du boulot se divisent donc à ce stade de l’argumentation entre
physique. Et je me suis dit : « Mais mince, je fais Eglise en partisans de l’identité et partisans du perfectionnement 107.
fait ! » J’ai trouvé ça extraordinaire, parce que si ça se Alors que les premiers insisteront sur l’émergence d’une
trouve, ils ne sont pas du tout dans l’Eglise, mais je vis avec communauté de valeurs rendue possible par le processus de
eux ce que je peux vivre dans ma communauté, où conversion opérée par les actes même sur les individus. Les
ensemble parce qu’on a la même foi, on fait, on se seconds s’enthousiasmeront de l’établissement d’une
rassemble et on est uni. Et là, j’ai eu ce sentiment pareil, communauté des meilleurs, où la confiance régnant au sein
quand on a débarrassé tout ce matériel. » . » de la communauté spirituelle d’action permettrait à chacun
Cette communauté spirituelle d’action a l’avantage de de renforcer ses convictions tout en se fondant sur un
permettre à chacun de partir de sa propre vérité pour la pluralisme idéologique.
confronter aux autres, comme en témoigne David : « Dans
le débat écologiste, il faut savoir d’où on part et d’où on
vient, mais en même temps, accepter le fait que l’on ait
besoin des autres pour avancer. J’aime bien cette idée-là
que dans le dialogue, l’important ce n’est pas de penser tous
pareils, mais c’est de montrer comment être vrai, chacun
dans sa tradition. Ça veut dire être capable de challenger
l’autre, pour qu’il soit plus vrai dans sa propre tradition. »
L’action devient donc centrale dans le rapport que les
catholiques écologistes veulent établir avec le monde, car
elle permet de ne pas dénaturer les convictions de chacun.
L’antagonisme structurel entre les tenants de la modernité
et ceux de la tradition thomiste autour de la subjectivité
s’estompe dès lors que l’acte prime. L’engagement concret
évite de poser la question de l’autonomie du sujet, et donc
celle de la phénoménologie des valeurs, rendant de ce fait
possible la coopération entre croyants et non-croyants.

Si les catholiques interrogés sont attirés par l’écologie, c’est


donc bien pour des raisons politiques. Dans un contexte de
recul du catholicisme et de communautarisation de ses
pratiquants103, l’écologie est clairement un des lieux où
peut s’opérer une coexistence pacifique avec la modernité.
Le travail des catholiques écologistes en interne comme en
externe est donc de prouver au reste de la population que la
tradition chrétienne a des ressources spécifiques pour
répondre aux défis écologiques d’aujourd’hui. Ce défi
rejoint les perspectives de l’intégralisme catholique104.
En insistant sur l’acte plus que sur les valeurs, les
catholiques écologistes parviennent pourtant à déconstruire
la corrélation mise en évidence par les travaux d’Emile
Poulat sur le catholicisme, entre l’intrégralisme catholique,
qui entend répondre aux problèmes de ce monde à partir
d’une grille de lecture unique, et l’intransigeantisme, qui
entendait rejeter en bloc la modernité politique 105. De ce
point de vue, il devient possible de proposer une vision du
monde fondée sur l’hétéronomie sans pour autant rejeter le
dialogue avec les partisans de l’autonomie.
102 106
Association citoyenne intercommunale des populations On est de ce fait loin de la démocratie dialogique prônée par
concernées par le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Callon, Bourg ou Latour, qui repose sur la confrontation et la
103
Cf. résolution des controverses.
104 107
Cf. Eglise contre bourgeoisie. Introduction au devenir du Cette distinction recoupe celle proposée par P. Portier entre «
catholicisme actuel, Paris, Berg, 2006 (1977). catholiques d’ouverture » et « catholiques d’identité ». P. Portier,
105
Pour une présentation succincte de l’intransigeantisme, cf. P. « Pluralité et unité dans le catholicisme français », dans C. Béraud
Portier, La pensée de Jean-Paul II, la critique du monde moderne, et al. (dir.),Catholicisme en tensions, Editions Ehess, 2012, p.25-
Paris, L’Atelier, 2006, p.10-14. 28.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Vecchione E. - Science et délibération collective, et utile à la formation de jugements politiques en


publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas vue d’un futur qui n’existe pas et dont, cependant, la
science du climat nous dit de nous préoccuper.
Elisa Vecchione
London School of Hygiene and Tropical Medicine 2. La modélisation entre réduction de l’incertitude
(London, UK) et EHESS, Groupe de Sociologie et quête de l’évidence
Pragmatique et Réflexive Nous assistons aujourd’hui à une prolifération spectaculaire
des modèles climatiques et notamment des Modèles
1. Introduction d’Evaluation Intégrée (MEI) qui étudient la co-évolution du
Dans un article paru récemment dans le journal comportement du système socio-économique avec les
NewStatement, Naomi Klein108 explique que les modèles mutations physiques liées au changement climatique.
climatiques prévoient une seule chance pour la Terre de se D’une part, cette prolifération est supportée par le caractère
sauver à l’égard du changement climatique : cette chance extrêmement ductile et puissant de ces modèles qui ont la
est que les résistances politiques à l’inaction globale se capacité à mettre en relation plusieurs facteurs de manière
multiplient. Citant le travail de l’expert Brad Werner, les simultanée et cohérente, jusqu’à calculer les conséquences
modèles climatiques annoncent majoritairement de leurs interactions au moyen de simulations. 111 D’autre
l’insoutenabilité de nos modes de consommation et de part, la prolifération des MEI répond à une attente politique
production, un processus qui semble inexorable à moins de très précise vers la capacité des sciences à produire des
ruptures majeures, y comprises celles crées par la preuves ou des « évidences » quant à l’action à engager.
contestation. L’idée que nos modes de vies sont Cette quête de l’évidence semble insatiable et conduit à une
insoutenables n’est certes pas nouvelle. Mais ce qui est forme presque pathologique (car la frustration de certains
intéressant de l’article cité est de mettre en valeur non pas scientifiques est palpables à cet égard) de tentative à réduire
la nécessité d’une action en tant que solution, mais la l’incertitude pour pouvoir « éclairer » les choix politiques.
nécessité d’une action en tant que contestation du statu quo, Cependant, les modèles ne sont pas voués à produire une
en laissant totalement inexplorées ses possibles
convergence de vues ni de résultats112 et leur
conséquences.
L’utilisation que l’article de Naomi Klein fait de la multiplications n’est pas censée créer une masse critique
modélisation climatique est différente du celui que je vais telle à accoucher, in fine, « le » modèle parfait. La
proposer. Les modèles n’ont pas à nous fournir des preuves modélisation vise à structurer l’incertitude plus qu’à la
sur la nécessité de contester, mais plutôt peuvent dégager réduire.
des éléments de jugement politique tels à fournir des Cependant, cette course à l’ « évidence » se poursuit et
éléments organisateurs de la contestation. Cette capacité, semble dominer à la fois le monde scientifique et le monde
d’ailleurs, est un engrainage principal du moteur politique, créant un mécanisme de renforcement mutuel et
de production d’une impasse décisionnelle. Le moteur de ce
démocratique.109
mécanisme est justement l’incapacité à savoir traiter
Dans le cadre du changement climatique, cette capacité l’incertitude au-delà de la production de preuves.
semble être tragiquement absente au niveau des états, à
moins qu’elle ne soit pas suscitée par des événements Les sciences prédictives et le confort de la symétrie entre
majeurs et/ou indirectement liés. Mais, faut-il avoir toujours passé et futur
des preuves pour juger, contester et agir ? Et la science des De manière générale, les connaissances scientifiques sont
modèles climatique est-elle en capacité d’en fournir sur le censées appuyer l’élaboration des politiques grâce à un
changement climatique? La réponse au deux questions est sentiment de contrôle sur la fonction. Ce sentiment provient
non. d’une propriété spécifique que l’on attribue à la science
La sciences des modèles et particulièrement la science des notamment prédictive: sa capacité à construire des
modèles économiques conduit alors à une réflexion séquences d’événements en s’appuyant sur une logique de
politique et épistémologique sur l’utilité d’une science en réplication, indépendamment de leur éventuelle
contexte d’expertise qui est moins assurée que d’autres du
occurrence113 et permettant de reconstruire le passé,
point de vue de la production de preuves scientifiques. La
question ci-posée n’est pas limitée au caractère « problem
Press, 2007).
solving » du calcul économique, mais plus profondément 111
Les modèles d’interactions climat-économie mettent en relation
elle porte sur la capacité du paradigme économique deux types d’informations, les unes liées aux comportements des
dominant à promouvoir un type de rationalité délibérative. systèmes naturels (l’océanographie, la dynamique atmosphérique,
La question est donc si les modèles peuvent être la volcanologie, la physique solaire, l’analyse du cycle du carbone,
performatifs110 dans la création d’une rationalité partagée, les calculs de rayonnement, la modélisation de la calotte glaciaire,
la paléoclimatologie et la chimie atmosphérique), et les autres
108
29 Octobre 2013, « How science is telling us to revolt » liées aux vecteurs socio-économiques des émissions de gaz à effet
109
Comme Nadia Urbinati le met bien en avant, le processus de de serre (l’économie, l’ingénierie, l’énergie, l’agriculture, les
représentation démocratique est lié non seulement à la volonté du sciences de la santé, l’épidémiologie, les écosystèmes, la gestion
people de conférer le pouvoir au souverain, mais aussi à sa de l’eau, les processus côtiers, la pêche et l’écologie des récifs
capacité de le juger et le contester. Nadia Urbinati, coralliens). Pour une introduction, voir Marcus C. Sarofim and
"Representative democracy and its critics " in The Future of John M. Reilly, "Applications of integrated assessment modeling
Representative Democracy, ed. Sonia Alonso, John Keane, and to climate change," Wiley Interdisciplinary Reviews: Climate
Wolfgang Merkel (New York: Cambridge University Press, Change 2, no. 1 (2010).
112
2011). Pour une introduction à la discussion, voir Uskali Mäki,
110
Sur le caractère performatif des sciences et en particulier de la Philosophy of economics. Handbook of the philosophy of science,
science économique, voir Donald MacKenzie, Fabian Muniesa, vol. 13 (Great Britain: Elsevier, 2012).
113
and Lucia Siu, Do Economists Make Markets? On the Harry M. Collins, Changing order: replication and induction in
Performativity of Economics (Princeton: Princeton University scientific practice (USA: University of Chicago Press, 1992).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

expliquer le présent et projeter ce dernier dans l’avenir. intérêt à instruire le processus d’allocation des ressources
Cette propriété implique que la logique des séquençages est selon la logique optimisatrice d’égalisation des utilités
symétrique entre passé et futur. marginales au revenus. Cette logique demande de disposer
La conséquence politique de cette symétrie est une toujours d’un terme comparatif pour informer un
réflexivité parfaite entre l’explication fournie ex-ante et la changement de politique tel à savoir améliorer le bien-être
justification produite ex-post d’un certain phénomène ou et à restaurer une situation d’équilibre. L’extraction de ce
d’une décision. Ainsi se trouve assurée de façon préalable terme comparatif est faite notamment en supposant la
la rationalité d’une action politique donnée qui parait à la répétitivité de la logique du comportement individuel telle à
fois contrôlable par sa projection rassurante dans le futur et « multiplier » l’individu en deux individus différent à deux
justifiable dans le sens juridique de s'acquitter d'une charge moments différents de leur consommation (un plus riche et
de la preuve, incombant à l'action politique, à travers une un moins riche).
connaissance scientifique anticipative. L’effet politique est Dans le cadre de décisions publiques intertemporelles, le
celui d’une surcroit de légitimité et de rassurance sur un taux d’actualisation informe la comparaison entre présent et
avenir qui, supporté par un effet de vérification et contrôle futur, en la déduisant, justement, de la même logique à
assuré par les sciences, ne demande pas à être traité comme peine citée. Le cœur du débat sur sa valeur est notamment
ontologiquement distinct du présent : normativement, il est lié à la manière dans laquelle ce paramètre permet
donné comme extension du présent et, instrumentalement, il d’ « arrêter » les générations futures comme terme
informe le présent. comparatif afin d’instruire la comparaison et la mise en
Le chevauchement de sources de légitimité entre science et balance avec les générations présentes. En supposant la
politique dérive directement d’une épistémologie des réplication des préférences dans le temps, le taux
sciences aussi simpliste que confortable. La légitimité d’actualisation rend compte et prend en compte l’avenir en
d’une décision politique ne devrait pas reposer sur la combinant deux opérations ontologiquement distinctes:
logique de validation scientifique et de démonstration de celle de projeter le présent dans le futur pour « arrêter » un
l’atteinte de certains objectifs;114 au contraire, la légitimité futur et celle de reporter le futur à l’instant présent pour
devrait s’appuyer sur la capacité à démontrer l’engagement faire une comparaison entre les deux. Cette opération de
à poursuivre certains objectifs. Cependant, rendre compte projection du présent et de retour au présent passe à travers
d’un engagement est beaucoup plus facile lorsque nous la maitrise de l’incertitude. La détermination de la valeur
disposons de preuves que l’objectif engagé sera finalement « correcte » du taux d’actualisation devient alors
achevé, ce qu’une science prédictible est capable de fournir fonctionnelle à la maitrise de la distance entre présent et
avant même que l’objectif soit atteint.115 futur (l’incertitude) pour appuyer la formation d’une
Nous comprenons alors bien pourquoi l’incertitude pose un rationalité politique qui soit à la fois justificative et
problème: quand une séquence d’événements n’est pas instrumentale.
entièrement comprise ou est incorrecte, la symétrie est Cette opération, toutefois, suppose un avenir pour traiter
cassée et ainsi son effet confortable. Une science incertaine l’incertitude, quand l’incertitude porte justement sur
est une science qui met mal à l’aise dans la mesure où nous l’avenir. La contradiction de devoir supposer un avenir pour
considérons que son utilité consiste à réduire l’incertitude traiter l’incertitude dérive directement de l’individualisme
quant à la façon dont va se dérouler l’avenir afin de savoir méthodologique du calcul économique qui porte à la
justifier les décisions dans le présent comme rationnelles.116 collision de deux idées : non seulement nous ne
connaissons pas l’avenir, mais aussi nous allouons les
La science économique est-elle confortable ? ressources selon un calcul du coût d’opportunité – parce
La science économique - la plus impérialiste des sciences 117 que nous nous soucions de l’avenir.118 Aussi similaires
- ne peut certes pas mettre les politiques mal à aise. Son soient-ils, les deux enjeux ne sont pas identiques. Cela
traitement de l’incertitude et son appréhension de l’avenir d’autant plus dans le cadre du changement climatique, où il
suivent la même perspective ci-évoquée en raison de son est très difficile de prétendre que nous nous soucions d’un
individualisme méthodologique qui est tenu à postuler la avenir lointain, le cœur du problème étant
répétitivité des séquences temporelles pour faire le passage incontestablement que nous ne connaissons pas l’avenir.
entre préférences individuel et préférences collectives, ces
dernière étant la base de tout choix publique. C’est 3. Pour une délibération au-delà de la preuve : le
notamment le problème du choix social et de l’agrégation rôle de la modélisation
des utilités individuelles. Comme je le détail dans un autre article, 119 la relations
Appliquée aux choix de long terme, tels que la réduction entre présent, futur et incertitude ainsi faite par le calcul
des gazes à effet de serre, la théorie du choix social n’arrive économique est la source de toute une série d’incohérences
pas à appréhender la dimension du temps au delà de son témoignées dans la littérature économique qui éclatent
114
Daniel Sarewitz and Roger Pielke, "Prediction in science and lorsque la logique optimisatrice est appliquée aux choix de
policy," Technology in Society 21, no. 2 (1999). long-terme et à la modélisation. L’individualisme
115
L’importance de l’acceptation et justification de l’autorité en méthodologique et la relation entre passé et futur conduit
termes de rationalité instrumentale dans la stabilisation d’un notamment à l’idée que nous nous préoccupons d’un futur
certain ordre social n’est d’ailleurs pas nouvelle, comme déjà qui n’existe pas. Ce résultat est à la fois un paradoxe et le
souligné par Weber (Economie et société, Paris : Pocket, Agora, défi précis du changement climatique.
1995 [1971]).
116 118
Sarewitz and Pielke, "Prediction in science and policy." Tyler Cowen, "Caring about the Distant Future: Why It Matters
117
Lee Sigelman and Robert Goldfarb, "The influence of and What It Means," The University of Chicago Law Review 74,
economics on political science: by what pathway?," Journal of no. 1 (2007).
119
Economic Methodology 19, no. 1 (2012); Uskali Mäki, Elisa Vecchione, "Deliberating beyond evidence: lessons from
"Economics Imperialism: Concept and Constraint," Philosophy of Integrated Assessment Modeling," Iddri working papers, no. 13
the Social Sciences 39, no. 3 (2009). (2012).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

En tant que paradoxe, il est tout simplement dépassé par la manière. Les hypothèses jouent alors un rôle de charnier
logique optimisatrice de l’économie du bien-être, dont la entre controverse scientifique et délibération publique.
solution est justement de faire exister préalablement le Chaque scénario dépend du choix d’un certain nombre
futur. Mais dans le cadre d’un horizon temporel très étendu, d’hypothèses qui ne sont pas à l’égard de controverse –
il est très difficile de faire exister rationnellement un futur comme le taux d’actualisation par exemple. 122 Et, comme
très lointain, quelque soit la puissance du taux il est évident, une hypothèse est une hypothèse et ne peut
d’actualisation. Surtout, la rationalité politique telle que donc pas être sûre. Mais comme les modèles ont la fonction
décrite jusqu’à présent resterait compromise par la nécessité de savoir « isoler » et rendre théoriquement observables les
de justifier que ce futur ait une quelconque importance pour « capacités » du système analysé afin d’en dégager des
l’amélioration du statu quo. Le résultat est une impasse : éléments de prédiction et contrôle,123 cette information
d’une part il est difficile d’arrêter une vision fiable du futur, pourrait être utilisé comme nouveau élément de jugement.
de l’autre part toute tentative de le faire semble vouée à Les scénarios ont en effet une propriété fondamentale : si
produire une sorte d’ « irrationalité politique » quant à non pas celle de la prévision, du moins celle de la « retro-
l’instrumentalisation du futur pour le présent. La vision ». Leur propriété strictement scientifique à mettre en
conséquence est tant l’inaction politique justifiée sur la base séquence et en cohérence les mécanismes intéressés permet
d’un manque de preuves, que la perte de repères normatives toujours de retrouver, voire recomposer, une séquence
partagés tels à susciter une action délibérative, à partir d’un explicative a posteriori du phénomène étudié. La
résistance collective. « retrodictivité » des scénarios permettrait ainsi une sorte d’
Mais faut-il vraiment savoir justifier la prise en compte du
futur dans la décision politique pour qu’elle soit « ingénierie inverse » :124 comme des miroirs posés dans le
rationnelle? N’est-elle pas, cette prise en compte, déjà futur et vers le présent, les scénarios reflèteraient l’image
inhérente à toute décision politique ? N’est-elle pas son du présent en tant qu’engagement vers l’avenir. Vu que les
moteur, permettant de positionner le présent par rapport à hypothèses ont justement la fonction d’engager une certaine
un avenir comme représentation d’une projection possibilité du futur, celles dont la normativité est
collective? Repenser la rationalité politique en ces termes scientifiquement irréductible mais politiquement
est le point de départ pour regarder à l’incertitude significative à l’évolution du système vers une certaine
scientifique à travers une nouvelle perspective : non pas direction, fonctionneraient comme des anticipations du
comme mesure du futur, mais comme possibilité de choix. futur et au même temps comme épreuves d’engagement
vers un certain avenir. A moins de croire que les
L’élimination du contrefactuel anticipations sur les préférences collectives soient plus
Le premier pas est de se libérer du besoin du contrefactuel pertinentes quand elles reposent sur des calculs que non pas
en cherchant à arrêter la « bonne » imagine du futur. La sur les valeurs politiques,125 les hypothèses – au contraire
première raison est que le seul contrefactuel qui serait à des preuves qui n’arriveront jamais - auraient la force
portée de main est le statu quo. En le pensant comme un d’ouvrir l’espace d’un jugement politique.
axe de comparaison, le statu quo aurait un rôle à jouer que
si nous étions capables de le déplacer dans le futur sans … ou comment faire expérience d’une réalité virtuelle
devoir le modifier, c’est-à-dire si nous supposions sa Ainsi, les MEI permettraient non pas de faire exister le
répétitivité. La supposition contraire, de non-répétitivité, est futur, mais d’en faire expérience. 126 Plus précisément, ils
certes plus plausible, mais dans toute exercice scientifique permettraient de faire expérience de l’erreur : lorsqu’un
la supposition d’une différence demande à être détaillée scénario révèle la possibilité d’effets catastrophiques du
dans sa déviation par rapport à une situation de changement climatique, une charge de l’incertitude – et non
confirmation. pas de preuve – émergerait et demanderait une épreuve
Les Modèles d’Evaluation Intégrée (MEI) ont un rôle à pour être acquittée.127 Cette charge de l’incertitude
jouer dans ce cas, car ils fonctionnent exactement sur le consisterait à justifier l’engagement présent à poursuivre ce
principe de projeter un scénario de référence pour ensuite scénario.128
injecter des mesures qui le déforment.120 Le véritable défi
122
consiste alors à produire des idées sur les futurs possibles En dehors des lois orthodoxes de la nature, les hypothèses
qui soient rationnelles sans compter sur un contrefactuel peuvent relever de convention, d’extrapolation historique,
d’observations empiriques ou de jugements de valeur.
scientifique de validation. 123
Nancy Cartwright, "If no capacities then no credible worlds. But
can models reveal capacities?," Erkenntnis 70, no. 1 (2009).
La délibération sur les hypothèses… 124
Je remercie Claude Henry de m’avoir donné cette expression.
La modélisation repose sur la transduction, c’est-à-dire sur Tout éventuel mauvais usage de celle-ci est bien sûr de ma
la construction d’objets virtuels, ou, de même, d’existences responsabilité.
125
multiples qui ne sont ne pas à confondre avec les réalités à Comme l’explique bien Guillaume Hollard en citant Yves
vérifier.121 Le principe de la modélisation est en effet de Crozet, les politiques peuvent jouer un rôle déterminant dans
l’anticipation des données futures. Yves Crozet, "Calcul
donner un aperçu – et non pas la preuve – de la façon dont économique et démocratie : des certitudes technocratiques au
se déroulera l’avenir, en partant de l’hypothèse que ̂
tatonnement politique " Cahiers d'économie Politique / Papers in
certaines parties de celui-ci se dérouleront d’une certaine Political Economy 2, no. 47 (2004); Guillaume Hollard,
"Présentation," Cahiers d'économie Politique / Papers in Political
120
Jean-Charles Hourcade, "Les modèles dans le débats de Economy 2, no. 47 (2004).
126
politique climatique: entre le Capitole et la Roche tarpéienne?," in Berger, Phénoménologie du temps et prospective
127
Les modèles du futur. Changement climatique et scénarios Fournir une preuve de l’incertitude est impossible et ne peut
économiques: enjeux scientifiques et politiques, ed. Amy Dahan passer que par de multiples épreuves.
128
Dalmedico (Paris: La Découverte, 2007). Sur le concept de « charge de l’incertitude », voir Elisa
121
Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective (Paris: Vecchione, "Science for the environment: examining the
P.U.F., 1964). allocation of the burden of uncertainty," European Journal of Risk

47
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Si réinventer la légitimité démocratique mobilise la


capacité de la soumettre à différentes épreuves de
contrôle et de validation, 129 les modèles auraient la
possibilité de soutenir ce processus de réinvention : au
lieu de se réconforter du type de validation qui se fait
dans les sciences positivistes à travers la production de
« preuves » ou « évidences », les politiques bénéficieraient
d’un type de validation plus instable quoique jugeable,
basée sur des épreuves qui changeraient au fil de
l’évolution des scénarios et des hypothèse connectées à
ceux-ci.

4. Note conclusive: l’interdisciplinarité pour une


science délibérative
Ce type d’appréhension des modèles comporte enfin un
changement de culture épistémique, notamment il engage à
une définition plus rigoureuse de l’interdisciplinarité.
L’appréhension de l’incertitude scientifique est notamment
le point de départ de ce défi combinant jugement
scientifique et politique. Si nous considérons l’incertitude
comme élément de « porosité » des frontières disciplinaires
– c’est-à-dire l’élément qui ouvre au doute et, ainsi, incite
au dialogue – et si nous considérions l’identification des
incertitudes scientifiques comme point de jonction
normative entre disciplines, il serait alors intéressant de
chercher à traduire les incertitudes en enjeux de choix
collectives. Ces incertitudes sont notamment contenues
dans les hypothèses qui engagent à la construction de
scénarios. Vu que l’incertitude ouvre au choix bien plus que
l’évidence, faudrait-il ouvrir le choix des hypothèses à des
évaluations ne relevant pas seulement de la discipline
économique. Pour ce qui est du jugement des hypothèses à
partir de scénarios sélectionnés, faudrait-il penser à la
composition des publiques appelés à juger.

Regulation, no. 2 (2011).


129
Pierre Rosanvallon, Democratic Legitimacy: Impartiality,
Reflexivity, Proximity (Woodstock, UK: Princeton University
Press, 2011).

48
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Chansigaud V. - Le progrès technique comme la connaissance ne conduit pas toujours à une bonne gestion
révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides du risque mais souvent à la poursuite d’un risque en toute
(1880-1970) connaissance de cause. Un autre élément d’analyse se
trouve masqué par les questions d’impact sanitaire : le rôle
Valérie Chansigaud des pesticides dans la mise en place d’un certain type
Historienne des sciences et de l’environnement d’agriculture (agriculture industrielle basée sur la recherche
Chercheuse associée à SPHERE (UMR 7219 CNRS-Paris d’un profit sans cesse croissant) comme d’un certain
7) www.valerie-chansigaud.fr rapport au monde naturel. Dès lors, on doit quitter les
champs scientifiques traditionnellement sollicités
L’usage de substances diverses, chimiques ou (écotoxicologie, médecine, hygiène publique, science
naturelles, pour lutter contre les insectes nuisibles remonte agricole, entomologie, chimie…) pour aborder la question
à l’Antiquité. Il faut attendre le développement de des pesticides sous l’angle du choix d’une certaine forme de
l’agriculture industrielle aux États-Unis durant la deuxième société dont l’agriculture industrielle est l’un des symboles.
moitié du XIXe siècle pour que l’utilisation d’armes
chimiques contre les « nuisibles » entre dans son âge
moderne. L’arsenal chimique est d’abord limité à des
sulfates (notamment de cuivre) et à de l’arsenic puis, à
partir de la Première Guerre mondiale et grâce à elle,
l’éventail des molécules commence à se diversifier. C’est la
Seconde Guerre mondiale qui va donner un élan à
l’élaboration et à la diffusion de la chimie en agriculture
avec la mise au point du DDT. Les succès foudroyants de
ce produit, qualifié de « bombe atomique des insectes »,
bouleversent non seulement les recherches scientifiques
(qui s’orientent dès lors avant tout vers la sélection de
nouvelles molécules et la mise au point de protocoles
d’application), mais joue un rôle essentiel dans la diffusion
d’un certain modèle de société où dominent l’agriculture
industrielle et les logiques productivistes. Dès le début,
quelques voix s’élèvent contre les risques potentiels du
DDT, soulignant notamment le fait qu’il tue de façon
indifférenciée tous les insectes, suivant la formule choc de
Roger Conant (1909-2003) No Joy in an Insect-Free World
(1944). Durant les années suivantes, paraissent des textes
de plus en plus nombreux sur les conséquences négatives de
l’usage inconsidéré du DDT, d’autant que les quantités
utilisées augmentent rapidement. Ces études, parues dans
de bonnes revues scientifiques ne circulent pas en dehors
des cercles spécialisés et n’ont aucune influence sur
l’orientation des activités agricoles. Il faut attendre 1962
pour que Rachel Carson, une femme réputée pour ses livres
sur la biologie marine, fasse connaître à un large public
l’impact des pesticides et notamment celui du DDT. Elle se
base justement sur cette vaste littérature scientifique déjà
existante et, pour les domaines où sa formation scientifique
s’avère insuffisante, n’hésite pas à solliciter des experts
extérieurs. La réaction est violente, tant de la part des
industriels, ce qui semble logiquement, que de la part de
nombreux scientifiques qui voient leur légitimité et leur
autorité contestée. Son livre contribue à briser le cercle
formé par les scientifiques, les industries et l’État et permet
à une quatrième voix de se faire entendre : le grand public.
On cite souvent son livre comme l’un des éléments
fondateurs de l’environnementalisme moderne.
Si le public découvre en 1962 que les pesticides de synthèse
posent de nombreux problèmes (accumulation dans la
chaîne trophique, impact méconnu mais effrayant sur la
santé humaine, désordre des « équilibres » naturels, etc.),
ceux-ci ne sont pourtant pas nouveaux et l’on peut en
retrouver la trace dès le milieu du XVIIIe siècle lorsque
l’arsenic commence à être utilisé pour protéger récoltes ou
semences (les autorités hésitant entre tolérance et
réglementation en fonction des forces en présence). On se
retrouve alors face à un paradoxe omniprésent dans tous les
débats relatifs aux relations entre santé et environnement :

49
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie interactions et des conflits entre acteurs portant sur
industrielle : réflexions sur la question des interactions l’environnement. En ce sens, l’analyse pragmatiste offre
entre l’économie et la nature selon nous des perspectives intéressantes pour la
construction d’une approche territoriale de l’écologie
Christophe Beaurain industrielle, qui s’écarte à la fois de l’écocentrisme et du
Université de Limoges réductionnisme économique.
Géolab, UMR 6042 Nous développons tout d’abord une analyse critique du
christophe.beaurain@unilim.fr paradigme de l’écologie industrielle, puis nous évoquons
quelques pistes de réflexion pour une approche pragmatiste
Introduction de l’écologie industrielle. Cette réflexion s’appuie sur un
Le développement de la ville comme espace de travail d’enquête mené à propos de la démarche d’écologie
production s’est construit sur une mise à distance industrielle au sein de l’agglomération de Dunkerque 130,
progressive de l’environnement, relégué au rang de que nous n’évoquons pas ici, faute de place.
fournisseur de ressources naturelles et d’espace de rejet des
pollutions engendrées par les processus de production. La Analyse critique du paradigme de l’écologie
théorie économique, dans ses diverses composantes, a industrielle
largement nourrit cette vision de l’environnement naturel. L’écologie industrielle est présentée par la
En réduisant le rapport à la nature à une rationalisation communauté de chercheurs qui la défendent comme
productive, réductible à l’expression de préférences porteuse d’un nouveau paradigme dans lequel l’économie
individuelles, cette théorie a clairement entretenu l’idée serait désormais ré-encastrée dans la Nature et dans le
d’une extériorité de la nature dans les rapports entre les système d’ensemble des relations entre les écosystèmes
hommes et leur environnement naturel. Le paradigme de naturels qui fonde la communauté biotique131.
l’écologie industrielle, développé depuis la fin des années Nous abordons l’analyse critique de ce paradigme à
1980, s’est explicitement présenté comme porteur d’une travers trois débats qui traversent cette communauté des
rupture à l’égard de cette vision économiste de chercheurs en écologie industrielle, pour en montrer les
l’environnement, notamment par l’adhésion à une vision limites, notamment en ce qui concerne ses capacités à
écocentrique des rapports économiques, qui replace les fournir une grille de lecture des expériences concrètes.
processus de production au sein de leurs milieux
écologiques. L’écologie industrielle repose ainsi sur une 1.1. Au cœur de l’écologie industrielle : l’analogie
approche globale du système industriel et met en avant entre les systèmes naturels et les systèmes
l’importance des interactions dans la mise en place d’un industriels… et ses limites
fonctionnement circulaire de l’économie, moins gourmand Si les premières applications d’écologie industrielle
en consommation de matières premières et d’énergie et dans le monde datent de la fin du 19 ème siècle, c’est bien un
moins producteur de déchets. Un peu partout dans le monde
industrialisé se sont multipliées, avec plus ou moins de article de R. Frosh et N. Gallopoulos 132 qui a relancé
réussite, les démarches tendant à constituer des réseaux véritablement la proposition de développer l’écologie
locaux de bouclage des flux de matières et d’énergie et de industrielle, sur la base d’une analogie possible entre les
réutilisation des déchets et des coproduits. systèmes naturels et les systèmes industriels. Constatant les
impacts négatifs de l’industrie sur l’environnement,
L’analyse du discours propre à l’écologie industrielle l’écologie industrielle préconise d’appliquer le
montre toutefois que ce paradigme peine à surmonter les fonctionnement des écosystèmes naturels à notre activité
échecs de l’économie orthodoxe sur quelques aspects industrielle, et de considérer celle-ci comme un écosystème
essentiels de la relation entre l’économie et parmi d’autres. Nos modes de production et de
l’environnement : la prise en compte de l'intentionnalité consommation pourraient ainsi fonctionner de manière
humaine et des interactions qui composent la collectivité, cyclique comme le fait la Nature, où chaque déchet généré
l’intégration de l’influence du contexte socio-culturel, les peut espérer trouver un débouché. D’une manière générale,
conflits d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de cette les matières résiduelles pourraient ainsi servir de matières
collectivité, ou encore la construction collective de premières ou être utiles à une entreprise voisine. Les
l’objectif et des règles de fonctionnement de la dimensions systémique et évolutionniste de l’écologie
communauté à partir d’une délibération collective. On peut industrielle sont clairement posées par l’article de T.
déplorer ainsi l'absence complète de réflexion sur les Graedel133, à travers la référence aux trois types
rapports sociaux au sein des processus de production d’écosystèmes identifiés par l’auteur et la conceptualisation
comme au sein de la société de manière plus générale. En d’un mouvement général de complexification des
définitive, la référence aux lois de fonctionnement de la écosystèmes existants (écosystème de type I, II, III). Le
communauté biotique accessibles par la raison humaine modèle pour ce type de flux est représenté par un bouclage
légitime l’imposition de règles qui limitent singulièrement
130
la connaissance issue de l’expérimentation et la prise en VARLET D., Enjeux, potentialités, contraintes de l’écologie

compte des effets de l’action humaine. industrielle. Le cas de Dunkerque, Thèse de doctorat en sciences
de gestion, Université du Littoral Côte d’Opale, décembre 2012.
131
INSENMAN, R., « Industrial ecology : shedding more ligtht on its
Face à ces limites du paradigme écocentrique de l’écologie perspective of understanding nature as model, Sustainable
industrielle, nous faisons l’hypothèse qu’une approche Development », vol.11, June, 2003, 143-158.
pragmatiste semble à même d’intégrer la dimension 132
FROSH, R.A., GALLOPOULOS, N.E., « Strategies for
humaine, en ce qu’elle associe une analyse des effets de Manufacturing », Scientific American, vol. 261, Special Issue
l’action à une procédure de construction collective de « Managing Planet Earth », September, 1989, 144-152.
133
l’objectif de la communauté et de prise en compte des GRADAEL, T.E., « On the concept of industrial ecology ».
Annual Review Energy Environment, 21, 1996, 69-98

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

complet des flux (écosystème de type 3) : dans ce modèle, Mais plusieurs auteurs soulignent également la
il n’y a plus aucun flux entrant ou sortant de « l’éco- nécessité d’articuler l’analogie biologique à la
système industriel », et tout est intégralement recyclé dans reconnaissance de la dimension humaine de l’écologie
le cadre des flux internes. La notion de « symbiose industrielle, et aux différences qui peuvent exister entre les
industrielle » exprime précisément cette vision systémique écosystèmes et les systèmes industriels, sans que cela
et idéale des flux à caractère industriel, fondée sur le n’aboutisse à un rejet de la philosophie éco-centrique.
regroupement d’entreprises reliées entre elles par des Comparant les deux systèmes, S. Levine constate ainsi que
échanges physiques de matières, d’énergie et de sous les différences ne sont pas sans importance pour la conduite
produits et développant des formes de coopération134. La des démarches d’écologie industrielle. Plus généralement,
réussite de cette démarche réside bien souvent dans la la plupart des auteurs mettent l’accent sur la nécessité de
coopération et la proximité géographique et tenir compte du contexte culturel et social dans lequel
organisationnelle entre les acteurs135. évoluent les acteurs de l’écologie industrielle car celui-ci
D’autres principes, comme la dématérialisation et la influence leurs prises de décision et la nature des choix
décarbonisation de l’économie, ont également été mis en réalisés, et traduit donc fondamentalement la présence de
avant. Dans tous les cas, l’écologie industrielle met l’intentionnalité humaine.
clairement l’accent sur l’analyse des flux de matières et
d’énergie entre les acteurs De manière générale, on peut s’interroger sur les
Les notions essentielles de l’écologie industrielle, en implications épistémologiques d’une posture écocentrique
particulier celle de bouclage des flux et de symbiose dans l’analyse des interactions entre les sociétés et leur
industrielle, sont fondées sur l’analogie affirmée entre les environnement naturel. D’une part, la référence à
systèmes industriels et les écosystèmes naturels. Si cette l’ensemble et au tout conduit à mettre l’accent de manière
analogie constitue de toute évidence un point de ralliement prioritaire, sinon même exclusive, sur la connaissance des
échanges internes à la communauté, c’est à dire sur les flux
des différents auteurs136, elle ouvre néanmoins un large qui structurent l’ensemble. D’autre part, cette approche,
espace de débat à l’intérieur même de la communauté des résolument holiste, conduit à une représentation des
chercheurs sur les limites et les risques qu’elle présente individus fondée essentiellement sur la place qu’ils
pour l’analyse des systèmes économiques et sociaux. occupent dans la communauté plutôt que sur une valeur en
Certains évoquent les risques qu’il y a de vouloir eux-mêmes. Il en résulte effectivement une difficulté réelle
analyser l’évolution des sociétés humaines à partir d’une à penser l’interaction et l’articulation des comportements
analogie fondée sur une mauvaise interprétation des individuels autrement que sous la forme d’une nécessité
principes des sciences naturelles. C. Bey va plus loin dans
liée au fonctionnement de la communauté biotique 138
la critique à l’égard d’une mauvaise utilisation de
l’analogie, en affirmant que la plupart de ceux qui la (Larrère, 2010).
mobilisent conservent en définitive un point de vue Ces quelques réflexions illustrent la difficulté de
« individualiste », et non systémique, en privilégiant fonder les bases d’une analyse d’un système de flux
l’analyse de la firme et en laissant à l’écart les autres industriels à partir d’une analogie avec le fonctionnement
acteurs du circuit économique (consommateurs, des écosystèmes. La posture éco-centrique revendiquée par
l’écologie industrielle soulève notamment des difficultés en
recycleurs)137 (Bey, 2001). ce qui concerne la compréhension des intentionnalités
134 individuelles et de leur appariement avec le contexte socio-
CHERTOW, M., « Industrial symbiosis :litterature and
culturel, alors même que cette question est essentielle dans
taxonomy », Annual Review Energy Environment, n° 25,2000,
313-317 le développement de l’écologie industrielle. La
135
BEAURAIN, C., BRULLOT, C., « L’Écologie industrielle comme multiplication des acteurs engagés et des valeurs auxquelles
processus de développement territorial : une lecture par la ceux-ci font référence constitue de ce point de vue une
proximité », Revue d’Economie Régionale et Urbaine, n° 2, 2011, difficulté majeure pour une grille de lecture fondée sur
313-340. l’analogie, dans laquelle les comportements des acteurs
136
Cette analogie renvoie à une posture que l’on peut qualifier économiques sont censés pouvoir être analysés à partir des
d’écocentrée au regard de la typologie des « éthiques de principes dégagés par l’écologie scientifique. Dénonçant les
l’environnement » existantes. On sait que les débats sur l’éthique méfaits d’une approche anthropocentrique (économique) de
environnementale se sont focalisés sur la question de l’attribution
la gestion des ressources naturelles, l’écologie industrielle
d’une valeur intrinsèque aux éléments composant les systèmes
naturels. L’éthique individualiste biocentrique reconnaît à chaque montre alors, a contrario, une certaine incapacité à intégrer
entité vivante une telle valeur et interdit ainsi toute priorité les valeurs attachées aux éléments du monde naturel par les
attribuée à l’une d’entre elles. L’éthique écocentrique, acteurs sociaux.
d’inspiration holiste, se définit comme conséquentialiste et pose
comme critère fondamental de la justice l’intégrité et la stabilité de 1.2. L’écologie industrielle, « science de la durabilité » ?
la communauté biotique dans son ensemble (Afeissa, 2007). De L’ambiguïté sur le caractère objectif ou normatif de
manière générale, l’approche écocentrique développe ainsi une l’écologie industrielle (Allenby, 2006) alimente un
théorie objectiviste de la valeur intrinsèque des entités du monde
deuxième thème de réflexion au sein de la communauté des
naturel, à l’exception notable de la position de J. Baird Callicott,
l’un de ses plus éminents représentants, qui plaide quant à lui pour chercheurs, portant sur le rapport de l’EI à la durabilité. De
une éthique des valeurs « anthropogénique », soulignant par là que manière générale, l’écologie industrielle est présentée par
toute valorisation a nécessairement une origine humaine, et repose beaucoup d’auteurs comme jetant les bases d’une « science
par conséquent sur l’existence d’un sujet qui évalue. Pour cet
auteur, il y a donc lieu de distinguer les propriétés des entités Discipline with its Roots », Greener Management International,
naturelles de la conscience évaluatrice qui va déterminer le GMI 34, Summer, 2001, 35-42.
138
caractère intrinsèque ou instrumental de la valeur associée à cette LARRÈRE, C., « Les Éthiques environnementales », Natures,
entité, sous le critère ultime du bien de la communauté biotique. Sciences, Sociétés, vol.18, n°4, 2010, 405-413.
137
BEY, c., « Quo vadis industrial ecology ? Realigning the

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

de la durabilité », dans la mesure où elle repose sur les réalité. Beaucoup d’analyses soulignent ainsi l’importance
principes de fonctionnement des écosystèmes, et parce des contextes territoriaux et la nature des interactions
qu’elle contribue au renouvellement en profondeur des locales, l’extrême difficulté à impulser des synergies
pratiques industrielles requis par le changement de pérennes, le caractère très incomplet des synergies mises en
paradigme social (Allenby, 1994 ; Ehrenfeld, 1997). Pour place, voire la faible efficacité écologique. Selon Deutz et
autant, la position écocentrique des chercheurs en écologie Gibbs139, il y aurait en définitive très peu d’exemples de
industrielle les amène à développer une critique assez forte sites fonctionnant réellement comme un système clos, et les
à l’égard de la définition de la durabilité issue du rapport interactions, lorsqu’elles existent, porteraient souvent sur
Brundtland, trop associée selon eux à une vision autre chose que les flux de matières et d’énergie. En
anthropocentrique (Ehrenfeld, 2000). De fait, la notion de définitive, les études de cas mettent surtout en lumière la
soutenabilité est centrale dans l’argumentaire des singularité des contextes territoriaux et l’impossibilité de
chercheurs en écologie industrielle, dans la mesure où elle généraliser à des échelles plus vastes les pratiques
sert de point d’appui à l’articulation entre les dimensions observées140.
objective et normative de l’écologie industrielle. Si la Pour Korhonen, cet écart entre la théorie et la pratique
soutenabilité est ainsi fondamentalement rattachée à s’explique, au niveau de l’analyse des flux de matières et
l’ancrage du système industriel dans les règles de d’énergie, par les différences dans les flux d’information
fonctionnement des écosystèmes, la reconnaissance de la entre les écosystèmes et les systèmes culturels et
dimension nécessairement normative de l’écologie économiques (rapidité, motivation, évaluation…). Il
industrielle amène certains d’entre eux à esquisser les traits s’explique également, du point de vue des structures
d’une soutenabilité intégrant des objectifs d’amélioration de organisationnelles des écosystèmes industriels, par le fait
la société qui prennent en compte la dimension humaine de que la caractéristique essentielle des écosystèmes naturels,
l’écologie industrielle (Ehrenfeld, 2007). Pour Ehrenfeld, la la diversité, n’a pas les mêmes conséquences au sein des
soutenabilité associe l’analyse des flux de matières et écosystèmes industriels : au sein des sociétés humaines, en
d’énergie à la définition d’une vision systémique de la effet, elle est source d’une fragmentation croissante de la
société dans laquelle les dimensions humaines (justice, société, et d’une régression de la confiance et de la
épanouissement individuel…) apparaissent comme des coopération entre les acteurs. Parce qu’elle provoque la
propriétés émergentes et sans cesse changeantes du multiplicité des valeurs invoquées, des intérêts et des
système. En ce sens, selon Ehrenfeld, la soutenabilité ne préférences, la diversité est potentiellement source d’une
peut se réduire ni à la définition individualiste du augmentation des conflits et rend plus difficile la réalisation
développement durable donnée par le rapport brundtland
(en termes d’éco-efficience notamment), ni à l’analogie d’un écosystème industriel141. En définitive, reconnaît
symbiotique et métabolique représentative de la dimension ainsi l’auteur, la théorie de l’écologie industrielle ne paraît
objective de l’écologie industrielle. Mais la position pas en capacité de nous indiquer comment agir en pratique.
d’Ehrenfeld reste isolée au sein de cette communauté
scientifique qui, dans sa grande majorité, demeure attachée Au total, ces débats internes à la communauté des
à la dimension objective de l’écologie industrielle, issue du chercheurs en écologie industrielle mettent en exergue les
postulat de l’analogie. limites de la grille de lecture proposée. Les références à
l’analogie avec les écosystèmes et à la dimension objective
1.3. Les difficultés d’une confrontation au réel de l’écologie industrielle ferment la porte à une
La « symbiose de Kalundborg », mise en place dans compréhension des intentions humaines. La mise à l’écart
les années 1960 au Danemark, a servi d’illustration du contexte socio-culturel dans lequel se développent les
empirique à la communauté des chercheurs en écologie pratiques d’écologie industrielle au profit d’une vision éco-
industrielle pour justifier la faisabilité et l’efficacité des centrique des relations amène alors logiquement ces auteurs
principes de l’écologie industrielle. Dans la continuité de à présenter les conflits et la diversité des acteurs comme un
ces exemples, les études de cas se sont multipliées. Cette obstacle majeur, sinon insurmontable, pour la pérennité de
association immédiate de la théorie à l’expérience de la ces pratiques, en faisant notamment l’hypothèse d’une
pratique renvoie à la volonté des chercheurs de l’écologie augmentation des conflits et d’une régression inévitable de
industrielle d’ancrer celle-ci dans les sciences de la confiance avec l’augmentation de la diversité des acteurs.
l’ingénieur, et de justifier l’objectivité des principes issus Ces affirmations contredisent en outre les enseignements
des règles de fonctionnement des écosystèmes par la mise tirés de l’expérience dunkerquoise, dans laquelle, on l’a vu,
en valeur des expérimentations existantes. Pour autant, ce l’écologie industrielle s’est nourrie d’un contexte territorial
rapport de la théorie à la réalité ne va pas de soi, comme le marqué par des conflits d’usage très importants, résultant
montrent les débats au sein de la communauté des des multiples valeurs en jeu, et par une réflexion sur les
chercheurs en écologie industrielle. modalités d’interaction entre les différents participants aux
Depuis quelques années en effet, les argumentaires flux, s’appuyant notamment sur une confiance renforcée
relativisant l’exemplarité du modèle de kalundborg se sont entre les acteurs. En outre, dans le cas dunkerquois il faut
multipliés, en mettant l’accent notamment sur les limites de également souligner la capacité des acteurs du territoire à
la symbiose danoise : l’absence d’intervention publique et faire converger les valeurs mobilisées, en s’attachant
de politique publique associée, l’absence d’innovations
technologiques et le caractère figé des échanges, un 139
GIBBS, D., DEUTZ, P., « Reflections on implementing industrial
fonctionnement d’ensemble de la symbiose peu compatible ecology through eco-industrial park development », Journal of
avec la soutenabilité exigée par l’écologie industriell. En Cleaner Production,vol 15, 2007, 1683-1695.
outre, les études de cas menées sur les expériences 140
KORHONEN, J., « Industrial ecology in the strategic sustainable
d’écologie industrielle à travers le monde ont surtout mis en development model : strategic applications of industrial ecology »,
évidence les décalages existant entre les principes et la Journal of Cleaner Production, vol. 12, 2004, 809-823.
141
Ibid.

52
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

notamment aux conséquences attendues des actions particulier chez ses auteurs fondateurs, va bien au-delà du
entreprises. seul pluralisme des valeurs : il faut considérer également le
fait que le pragmatisme doit se comprendre comme une
Les références à l’analogie et à l’objectivité du philosophie de l’expérience, qui tente d’associer la
monde naturel auxquelles l’écologie industrielle se réflexion à la pratique, et comme une philosophie de la
raccroche nous ramènent à la critique formulée par B. communication et de l’interaction 145. C’est précisément sur
Latour à l’endroit des théories affirmant que le domaine de ces deux points, que nous considérons comme essentiels
la nature et celui de la société relèvent de deux ordres pour une lecture pragmatiste de l’écologie industrielle, que
distincts142. Rappelons en effet que, pour cet auteur, les nous insistons maintenant dans notre présentation de la
théories écologiques ou socio-politiques se focalisent pour philosophie pragmatiste. Nous utilisons pour cela les
l’essentiel sur la définition des ontologies respectives des travaux menés depuis quelques années par J.P. Cometti ou
êtres peuplant le monde naturel et le monde humain, en J. Zask, qui ont largement contribué à la diffusion en
laissant de côté la question pourtant cruciale à ses yeux de France des idées de John Dewey, et plus généralement de la
la connexion entre les acteurs humains et non humains, et philosophie pragmatiste.
des «collectifs » qui peuvent assurer la réalisation de ces
La philosophie pragmatiste se présente comme une
connexions. L’écologie industrielle comme l’approche
philosophie de l’expérience qui tente de se démarquer à la
économique de la gestion des ressources naturelles peuvent
fois de l’empirisme et du rationalisme, en s’appuyant sur
ainsi se définir comme les deux faces d’une même volonté
une méthode scientifique fondée sur la logique de
d’isoler la nature du monde socio-politique. Ramenant les
l’enquête. Cette logique est centrale dans l’approche
décisions économiques à la conformité des comportements
pragmatiste, en tant qu’elle constitue la base d’une nouvelle
aux règles de fonctionnement de la nature, l’écologie
conception de la rationalité. Pour les pragmatistes, l'enquête
industrielle fait de l’objectivité des lois de la nature le
est un processus lié à la remise en cause d’une croyance
critère central du bon fonctionnement du système industriel
existante et d'un problème à régler, à rebours donc d’une
et, par conséquent, de la science révélatrice de ces lois la
vérité transcendante qu’il convient de révéler. L'enquête
seule force capable d’établir la priorité absolue de la nature
installe la recherche et la pensée au coeur d'un contexte
dans l’ordre d’importance respective de la nature et de la
public de discussion et d'expérience, loin par conséquent
société. Ce primat de l’incontestable point de vue de la
d'un effort d'introspection individuel dont l'objectif serait
nature dans le monde politique exclut toute forme de
d'arriver à la révélation d'une vérité transcendante.
délibérations publiques sur les conditions de médiation
L'expérience se définit précisément comme un ensemble de
entre l’environnement et la société et sur les objectifs
transactions qui placent l'homme en relation avec son
d’amélioration de la société, ce que traduit précisément la
milieu, et ni la connaissance ni la morale n'échappent à ce
crainte des conflits et de la diversité des valeurs exprimée
par le paradigme de l’écologie industrielle. processus d'expérimentation146.
Comme méthode d’accès à la connaissance, mais aussi
En définitive, ce qui ressort assez nettement c’est en tant que réflexion sur l’éthique, la philosophie
incontestablement une incapacité de la théorie à fonder les pragmatiste associe délibérément la croyance à des modes
bases d’une analyse des comportements et pratiques et règles d’action, et réfute ainsi catégoriquement les
réellement observés. philosophies qui, d’une manière ou d’une autre, séparent
Ceci nous amène effectivement à considérer initialement l’idée de la réalité 147. Pour cette raison, la
l’intérêt de mobiliser une autre grille de lecture, fondée en
définition d'un concept ne peut être dissociée de ses effets
particulier sur une approche pragmatiste des rapports entre
observables. Il faut souligner les implications de cette
l’homme et la nature. Le « pragmatisme environnemental »,
posture épistémologique.
comme le souligne H.S. Afeissa143, met en effet l’accent
sur le pluralisme des valeurs associées à l’environnement, En premier lieu, cela signifie, comme l’affirme
qui amène à considérer le caractère inévitablement Dewey, qu’une discussion rationnelle s'impose également
anthropocentrique de toute valorisation, rejetant ainsi sur les fins, et non simplement sur les moyens, car les fins
l’opposition entre les ontologies spécifiques aux mondes doivent être examinées en fonction de leurs conséquences
humain et naturel. prévisibles ou imaginables. Dès lors que les valeurs,
associées à ces multiples fins possibles, ont-elles aussi une
2. Éléments de réflexion pour une approche pragmatiste dimension objective, elles peuvent être discutées et révisées
de l’écologie industrielle. en permanence, ce qui souligne, d’une part, l’existence
inévitable des conflits portant sur les fins et les valeurs et,
2.1. Quelques rappels sur la philosophie pragmatiste. d’autre part, le rôle central de l’expérimentation et de la
La philosophie pragmatiste, apparue aux Etats-Unis à délibération collective, constitutives d’une intelligence
la fin du 19ème siècle, a développé tout au long du vingtième sociale qui estime en permanence les possibilités d’une
siècle une approche particulière des comportements situation et l’action qui y est adaptée. Cette position à
humains144. Mais l’apport de la philosophie pragmatiste, en l’égard des valeurs explique pourquoi J. Dewey accorde
142
LATOUR, B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les
sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999 depuis une trentaine d’année.
143 145
AFEISSA, H.S (ed), Éthique DE l’environnement, Paris, Vrin, LÉTOURNEAU, A., « Pour une éthique de l’environnement
2007 inspirée par le pragmatisme : l’exemple du développement
144
C.S Peirce, J. Dewey et W. James sont considérés comme les durable », Vertigo, vol.10, n°1, http://vertigo.revues.org/9541.
146
auteurs fondateurs de la philosophie pragmatiste à l’orée du COMETTI, J.P., Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris,
vingtième siècle, aux Etats-Unis. Un peu oublié entre 1930 et Gallimard, 2010.
147
1960, ce courant réapparaît à travers de multiples orientations Ibid.

53
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

tant d’importance au processus de « valuation », définition interactions qui composent la dynamique sociale, de
pragmatiste de l’évaluation148. l’influence du contexte socio-culturel, et enfin des conflits
Ensuite, en affirmant ainsi que les choix doivent tout d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de la collectivité, pour
autant porter sur les valeurs que sur les moyens, et donc que la résolution desquels un accord sur les conséquences
dans ces deux domaines le futur est ouvert, la philosophie attendues des actions envisagées paraît essentiel,
pragmatiste, et singulièrement l’argumentaire de J. Dewey, notamment pour rétablir la continuité des expériences.
place l’expérimentation, et les interactions qui la De la même manière, les comportements observés
composent, au cœur du processus évolutif. Très influencé dans le cadre de la démarche dunkerquoise d’écologie
par la biologie et l’analyse organiciste de la société, le industrielle semble pouvoir être interprétés à l’aune de ces
pragmatisme définit l’homme comme un être biologique, principes de la philosophie pragmatiste. Nous avons
inséré dans un milieu naturel et culturel, auquel il s’adapte souligné en effet l’importance des conflits dans
et qu’il modifie lui-même, à rebours donc des conceptions l’émergence d’une action collective favorisant les tentatives
mécanistes définissant l’individu comme un être isolé et mû de conciliation entre l’industrie et l’environnement, dans
simplement par des lois physiques. Selon J. Dewey, cet lesquelles s’inscrit en partie la démarche d’écologie
ajustement adaptatif, exprimé par les interactions industrielle. De même, avons-nous insisté également sur la
permanentes de l'homme avec son milieu, s'inscrit dans confrontation des valeurs en jeu, en rappelant notamment
l'environnement spécifiquement humain que constitue la que c’étaient tout autant des préoccupations sanitaires,
culture149. écologiques et économiques qui ressortaient des actions
Enfin, du fait du caractère pratique de la connaissance entreprises pour le développement de l’écologie
et de l'attention portée aux conséquences, l'accord recherché industrielle. On peut ajouter que cette action collective, à
par les membres d'une société est un « accord dans les laquelle participe la démarche d’écologie industrielle, s’est
activités », celui-ci constituant, comme le souligne J. Zask, stabilisée sur la base d’un accord au sujet des conséquences
« les bases objectives de l'arbitrage des conflits sociaux, de attendues des actions entreprises, notamment en termes de
la convergence des intérêts, et de la formation des qualité environnementale du territoire mais aussi
d’attractivité économique.
convictions communes »150. Cet accord porte plus Ces différentes observations conduisent en
précisément sur les conséquences des activités et sur les définitive au constat que la philosophie pragmatiste semble
conditions d'un retour à la continuité des expériences. Le à même d’offrir une grille de lecture des différentes
pragmatisme de J. Dewey propose ainsi d'analyser les interactions en jeu dans les démarches d’écologie
conflits à partir des conséquences attendues des activités de industrielle, alors que nous avions insisté au contraire sur
certains individus sur d'autres et la rupture dans la l’incapacité du corpus de l’écologie industrielle à
continuité des expériences individuelles et collectives qui appréhender ces interactions. C’est précisément ce point
s'en suit. que nous développons pour terminer notre réflexion sur
L'enquête sociale, qui porte fondamentalement sur les l’intérêt de mobiliser la philosophie pragmatiste
interactions, permet alors de définir les conditions d'un
retour à la continuité des expériences, qui assure à la fois 2.2. Approche pragmatiste des interactions au sein des
l'épanouissement de l'individu et l'accord commun sur les démarches d’écologie industrielle
conséquences des décisions prises. Ni l'individu, ni la Compte tenu de ce que nous avons dit
société ne peuvent être pensés en dehors des interactions, et précédemment, il apparaît qu’une approche pragmatiste de
le pragmatisme affirme alors la priorité absolue du fait l’écologie industrielle doit insister plus particulièrement sur
culturel pour analyser les comportements de l'homme et son deux points : le pluralisme des valeurs et l’analyse des
intentionnalité151. interactions. Nous rejoignons ici la problématique
essentielle du pragmatisme « environnemental » ou
Sur la base de ces quelques rappels à propos de la « écologique »152. Comme le souligne en effet H.S.
philosophie pragmatiste, il est possible alors de mettre en
Afeissa153, ce pragmatisme met clairement l’accent sur le
évidence les apports d’une lecture pragmatiste de l’écologie
industrielle vis-à-vis du corpus théorique présenté dans le pluralisme des valeurs associées à l’environnement,
paragraphe précédent. Pour ce dernier, on l’a vu, la constitutif de la complexité de l’expérience humaine du
référence aux lois de fonctionnement de la communauté rapport à la nature, et qui oblige à considérer la pluralité des
biotique accessibles par la raison humaine renvoie à choix possibles en matière de politique environnementale.
l’imposition de règles qui limitent singulièrement la Se démarquant à la fois de l'éthique écocentrique et de
connaissance issue de l’expérimentation et la prise en l'éthique biocentrique individualiste, le pragmatisme
compte des effets de l’action humaine. A l’inverse, la environnemental affirme au contraire que les multiples
philosophie pragmatiste souligne le rôle central de intérêts que la nature peut revêtir aux yeux de l'homme
l'intentionnalité humaine, du point de vue des fins suffisent à légitimer des programmes de protection de la
poursuivies et des valeurs qui y sont associées, des nature qui associent l'expression publique des différentes
évaluations à des actions concrètes en faveur de
148
DEWEY, J., La formation des valeurs, Paris, La Découverte, l'environnement. B.G. Norton, l'un des représentants
2011 majeurs de ce courant, plaide ainsi pour la notion de
149
ZASK, J., « Nature, donc culture. Remarques sur les liens de « valeur transformative », renvoyant à l’idée que le
parenté entre l’anthropologie culturelle et la philosophie processus de valorisation relève d’une transformation des
pragmatiste de John Dewey », Genèses, vol.1 n°50, 2003, 111- préférences en accord avec l’idéal poursuivi et avec les
125.
150 152
ZASK, J., « De quelle sorte d’accords l’union sociale dépend- Pour une présentation de ce courant, voir LIGTHT, A., KATZ, E.,
elle ? Le point de vue pragmatiste », Cynos, vol. 17, mis en ligne Environmental Pragmatism, Londreset New York, Routledge,
le 15 juillet 2008, http://revel.unice.fr/cycnos/index.htlm?id=1633 1996.
153
151
Ibid. AFEISSA, H.S., Qu’est-ce que l’écologie ?, Paris, Vrin, 2009

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

expériences de la nature vécues par les individus. Ce pas mentionné ici mais qui a servi de base à notre réflexion,
« pluralisme expérimental », selon Norton, repose alors sur illustre bien l’importance de ces deux dimensions :
trois fondements essentiels : une position initiale l’écologie industrielle s’est inscrite en effet dans les
résolument pluraliste ; une discussion visant à protéger conflits-dialogues entre l’industrie et les revendications
toutes les valeurs naturelles défendues, et la recherche de pour la qualité de l’environnement, amenant à une
compromis lorsqu’aucune valeur ne peut s’imposer évolution des différentes préférences individuelles ; mais
complètement aux autres154. Ainsi, parallèlement aux elle s’est construite en outre sur des partenariats entre les
revendications en faveur d’une protection de firmes dont on a dit qu’ils s’étaient bâtis et développés
l’environnement, l’engagement de relations économiques conjointement sur l’établissement de contrats et sur la
au sein de l’écologie industrielle invite à prendre en compte confiance entre les partenaires. A l’inverse, la théorie de
également les motivations purement économiques des l’écologie industrielle, en postulant le caractère négatif de
acteurs. la diversité des intérêts et des valeurs et la régression de la
confiance qui en découle entre les éléments du système
Le caractère décisif des interactions renvoie à la paraît peu à même de fournir les bases d’une
question des modes de coordination entre les acteurs au sein compréhension des motivations de l’écologie industrielle.
des démarches d'écologie industrielle, notamment entre les
entreprises et leur environnement industriel et territorial. Conclusion
Pour saisir la complexité des interactions développées dans Porteuse de nouvelles représentations de
le cadre des démarches d'écologie industrielle, il apparaît l’environnement, la posture résolument écocentrique du
indispensable en effet de comprendre les procédures de paradigme de l’écologie industrielle constitue néanmoins
négociation des buts et des finalités entre les différents un obstacle majeur pour l’intégration de la dimension
acteurs engagés dans ces démarches. De ce point de vue, humaine et culturelle de l’écologie industrielle et par
nous rejoignons les diverses analyses menées par M. conséquent pour l’analyse des interactions constitutives des
Renault sur les apports d'une conception "transactionnelle" démarches d’écologie industrielle. L’analyse critique des
de la firme issue des approches pragmatistes, qui donne un fondements de ce paradigme met en lumière les
fondement scientifique à la notion d'entreprise responsable potentialités offertes par une approche pragmatiste de
évoquée de manière croissante155. A rebours des approches l’écologie industrielle. Celle-ci offre en effet un cadre
orthodoxes de la firme et de ses relations partenariales pertinent pour l’intégration de la diversité des valeurs en
(théorie des droits de propriété...) qui postulent le caractère jeu, pour l’appariement des comportements d’acteurs, et
antérieur des préférences individuelles, l'approche pour la formulation d’un accord collectif basé sur les
pragmatiste fait de la transaction le coeur d'un processus conséquences attendues des actions entreprises. Elle offre
communicationnel permanent par lequel chaque acteur, en outre une clé de lecture pour la compréhension des
confronté au sein d'une situation à l'expérience des autres, multiples interactions constitutives des relations entre
est amené à reconnaître les multiples attentes qui l’économie et la nature, qui se démarque à la fois de
composent cette situation et à définir les conditions d'une l’argumentaire mettant en avant le bio-mimétisme et du
résolution des problèmes posés. Les espaces de réductionnisme économiste, en considérant que ces
conflits/dialogue constituent alors des lieux de relations ne peuvent se résumer à des interactions
reformulation des préférences en fonction de l'identification développées à l’intérieur d’une activité productive.
partagée de buts communs. Comme le souligne ainsi M.
Renault, il ne s'agit plus tant pour les acteurs de se
conformer à des normes préexistantes mais plutôt de
déterminer des accords dans l'action, par le biais de ces
processus communicationnels156. Cette approche
transactionnelle de la firme ouvre une piste pour la
compréhension de l’évolution des préférences individuelles
des acteurs, économiques ou non, dans l’appariement de
l’industrie à l’environnement. Mais elle ouvre également un
espace de réflexion sur la question, également centrale dans
l’écologie industrielle, des relations inter-entreprises. Plus
précisément, cette approche pragmatiste semble à même de
saisir le rôle central de la confiance dans les partenariats
inter-firmes157. L’exemple dunkerquois, que nous n’avons

154
AFEISSA, H.S.,2007, op.cit.
155
RENAULT M., RENOU Y., « Une conception pragmatique de la
firme partenariale », Economie Appliquée, tome LX, n°4, 2007,
51-80 ; RENAULT M., « Perspectivisme, moralité et
communication. Une approche transactionnelle de la
Responsabilité sociale des entreprises », Revue Française de
Socio-Economie, n°4, 2009, 15-37.
156
Renault M., 2009, op.cit. vol. 9, n°5, 2006, 59-96 ; PHILLIPART P ., « La dialogique contrat-
157
BROUSSEAUE., « Confiance ou contrat, confiance et contrat », confiance dans la gestion des alliances interentreprises : une
in AUBERT F., SYLVESTRE J-P., Confiance et rationalité, Paris, illustration de l’industrie automobile », Finance, Contrôle,
INRA éditions, 2000 ; BRULART F., FAVOREU C., « Le lien Stratégie, vol. 8, n° 4, 2006, 177-203.
contrôle – confiance – performance dans les relations de
partenariat logistique inter-firmes », Finance, Contrôle, Stratégie,

55
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de villes de façon théorique et pratique, aujourd’hui sont
l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension domaine s’élargie à l’organisation, au développement, a la
immatérielle dans les méthodologies d’aménagements rénovation et a l'évolution des activités humaines selon ses
du territoire besoins et cela à diverses échelles. La géographie humaine
culturelle est la science qui s’occupe de l’étude de la
Iballa NARANJO. Dr. en Géographie et en Urbanisme. relation d’une société avec son territoire et explore les
espaces de vie comme expression d’une culture. Elle
L’écologie politique, l’idée de limites naturelles et affirme que la prise en compte des représentations est
physiques à ne pas dépasser, et la dimension fondamentale pour la compréhension des espaces de vie. Le
immatérielle du territoire. territoire est ainsi un produit social et culturel qui influe sur
L’écologie politique est pour certains un courant le mode de vie des personnes et ses diverses relations. Les
idéologique de l’écologisme qui se s'oppose aux systèmes représentations que l’homme se fait de son environnement
productivistes (tant capitalistes que communistes), pour sont indissociables de ses pratiques et inversement. Les
d’autres l'écologie politique s’occupe d’organiser la sciences humaines et sociales permettent ainsi de prendre
coexistence entre les êtres vivants et l’environnement. Pour en compte la dimension immatérielle qui influe nos espaces
d’autres encore il est l’ensemble des actions conduites pour de vie.
qu’une société se développe durablement. Pour nous,
l’écologie politique est une nouvelle manière de saisir le Écologie urbaine et éco-participation pour une approche
système de gestion et de projection158 des sociétés qui durable du territoire.
s'inscrit dans l’idée d’adaptation aux limites naturelles et La considération de préceptes écologiques dans les
physiques à ne pas dépasser afin de respecter la vie présente méthodes et outils d’aménagement de l’espace et le
et future de leur territoire. développement et l’évolution du territoire commencent en
Deux idées sont apportés par le Club de Rome en occident à partir des années 80 160. En 1987, la notion de
1972, à travers du dossier commandé à l’Institute de développement durable et née à échelle mondial (traduction
Technologie Massachusetts (MIT, Massachusetts Institute de l’anglais : sustainable development) et les réflexions
of Technology) : la première est que les ressources dont la autour des villes durables commencent. En 1994 a lieu la
planète dispose sont limitées, et la deuxième est que le première conférence européenne sur les villes durables et
système mondial a des limites de croissance. A partir de ce une charte est rédigé, la charte d’Aalborg 161. Un peu plus
moment, l’idée de limite de ressources de la planète est tard, en 1998, la conférence d’Arhuus promue la
confrontée à celle de la croissance continue de la population participation citoyenne dans les processus décisionnels
et des activités humaines. Cette nouvelle manière de saisir concernant l’environnement. La première souligne
le système de gouverner les sociétés à travers de l’idée l’importance de la dimension sociale des politiques de
d’adaptation aux limites naturelles et physiques à ne pas développement durable et du rôle de la planification 162,
dépasser (pour respecter la vie sur terre, présente et future) particulièrement à échelle local, et, la deuxième,
touche touts les domaines et milieux humains et elle l’importance de la participation des habitants pour
s’éloigne des approches exclusivement administratives, l’établissement d’un climat de confiance envers les
gestionnaires et/ou réformistes des problèmes sociaux et institutions et leur fonctionnement démocratique. Ainsi
environnementaux. Nous allons traiter ce sujet en abordant aujourd’hui nous trouvons un nombre considérable de mots
le territoire et les modes d’occupation de l’espace, leur faisant le lien entre l’urbanisme, la société et l’écologie :
développement et évolution. éco-urbanisme, écovillages, urbanisme durable,
Le territoire est composé de deux dimensions : écodéveloppement urbain, ville durable, écoquartiers,
l’une matérielle et l’autre immatérielle159. Par dimension écocitoyenneté, …
matérielle nous comprenons ce qui concerne les pratiques En effet, depuis les années 90 les réflexions
sur l'espace physique et leur résultat sur l’espace visible ; associant l’urbanisme et l’écologie augmentent et les
par dimension immatérielle, ce qui concerne les exemples d’éco-urbanisme à divers échelles se multiplient.
représentations des ces pratiques, ainsi comment les Les lois et les codes qui participent à la construction de
représentations des ces résultats. Nous partons de l’idée que notre cadre de vie prennent de plus en plus compte les
la prise en compte de la dimension immatérielle du idéales de respect de l’environnement. En France, le cadre
territoire peut nous aider à définir les idées d’adaptation aux actuel législatif de l’urbanisme reflète un engagement ferme
limites avec plus de précision (tant naturelles que physiques pour l’environnement au niveau national, notamment au
à ne pas dépasser) et ainsi contribuer à une gestion travers des lois Solidarité, Renouvellement Urbain (SRU) et
améliorée de notre cadre de vie (à divers échelles). Notre Grenelle I et II163. Le Code de l’Urbanisme modifié par ces
objectif est de montrer comment la prise en compte de la lois témoigne ainsi d’une volonté de prise en considération
dimension immatérielle peut participer à la définition de des soucis environnementaux. Pour aider a la réalisation des
l’écologie politique par l’étude du territoire. aménagements urbains adaptés a ce nouveau cadre législatif
Le cadre à travers lequel ceci va être abordé est de nombreuses méthodologies pour un urbanisme « vert »
celui de l’urbanisme et de la géographie humaine culturelle. 160
A ses origines l’urbanisme s’occupait de l’organisation des DAWSON, Jonathan. Les Écovillages. Laboratoires de modes
de vie éco-responsables. Gap, Yves Michel, 2010 (2006). p.28.
161
La charte d’Aalborg a été signée lors de la 1ère Conférence
158
Projection est comprise comme l’acte de s’anticiper sur européenne des villes durables tenue en 1994 à Aalborg, au
l'avenir. Danemark.
159 162
Vue depuis la différenciation d’Yves Luginbühl dissociant la Planification est comprise dans cet article comme l’élaboration
dimension matérielle du paysage - dimension de l’appréhension des processus méthodiques afin de réguler les conditions de
d’ordre physique, quantifiable- de la dimension immatérielle du transformation du territoire et/ou sa conservation.
163
paysage - dimension de l’appréhension d’ordre psychique, non- Lois portants sur la programmation et l’engagement national
quantifiable-. pour l'environnement.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

se développent et évoluent. Parmi les diverses l’environnement par la prise en compte des préceptes du
méthodologies crées ces dernières années nous avons : développent durable. Plus tard, en juin 1998, une
Haute Qualité Environnementale-Aménagement164 (HQE- convention au niveau européen voit le jour : la convention
A), Haute Qualité Environnementale Renouvellement d’Arhuus. Celle-ci défend le droit à toute personne d’être
urbain165 (HQER), Approche environnementale de informée, de participer dans les décisions et d’exercer des
l'urbanisme (AEU crée par l'entité interministérielle : recours en matière d’environnement. En France la
Agence de l'Environnement et de la Maitrise de l'Energie, concertation en matière d’urbanisme devient obligatoire en
ADEME), fiches CERTU (Centre d'études dur les Réseaux, 2000 avec la loi Solidarité, Renouvellement Urbain, loi
les Transports, l'urbanisme et les constructions publiques), SRU. Depuis, des étude sur la participation citoyenne dans
documents du Ministère de l'écologie, du développement la planification ou opérations urbaines ont été réalisées en
durable et de l'Environnement (MEDDE), documents du France, notamment par le ministère de la Ville et la
Moniteur (maison d'édition des libres d'urbanisme, Rénovation urbaine. Aussi la démarche HQER à amélioré
architecture et paysage). Si dans un premier temps ces la connaissance que l'on a de cette participation dans des
méthodologies ne prenaient pas suffisamment en compte la projets de territoire et à distingué six niveaux d’intervention
complexité de la réalité territoriale, dans un deuxième selon l'engagement des citoyens dans les processus : 1.
temps elles ont été améliorés afin d’y inclure un plus grand coercition, 2. information, 3. sensibilisation, 4. consultation,
nombre de paramètres d’études et des démarches 5. concertation et 6. coopération 2. Les citoyens soucieux de
d’évaluation. La recherche d’un meilleur contrôle sur les participer à l’amélioration du cadre de vie ou à la
résultats afin de garantir la réussite des objectifs fixés a préservation de la nature deviennent alors écocitoyens.
impliqué une rationalisation des méthodologies à travers la Cette participation a pour objectif la prise en
prise en compte d'indicateurs permettant une évaluation et compte des idées et des avis des citoyens aux processus
un suivi. décisionnels. Celle-ci se fait dans la projection des souhaits
Rappelons que, tel que nous la concevons, d’évolution du territoire des acteurs non-institutionnels
l’écologie politique est une manière de saisir le système de volontairement investis. Ces actions permettent à ces
gestion et projection de la société dans laquelle l’idée acteurs d’augmenter la connaissance de leur territoire, a
d’adaptation aux limites à ne pas dépasser afin de respecter travers des donnés physiques et statistiques propres à leur
la vie présente et future sur le territoire a une grande territoire. Cette participation permet aussi aux citoyens de
importance. Sur le plan de la dimension matérielle ces parfaire leur connaissance des différentes procédures des
limites ont été largement étudiées. Des indicateurs ont été politiques urbaines. Celle-ci permet de rendre plus réaliste
développes a travers diverses méthodologies établies sur et plus efficace la participation des citoyens mieux
divers critères. Ces indicateurs nous permettent d'évaluer, conscients des enjeux de ces politiques. Ceci crée un
de comparer et de faire évoluer les points nécessaires à la dialogue vertueux entre acteurs institutionnels et non-
mise en œuvre d'un développement durable dans le cadre de institutionnels, entre décideurs et citoyens communs.
l’écologie urbaine. Voici à titre d'exemple certains de ces Cependant, l’étude de la dimension immatérielle
indicateurs : densité urbaine, taux de la surface d’espaces fait par des acteurs institutionnels sur le mode dont les
vertes par habitant, qualité de l’air, consommation d’eau acteurs non-institutionnels voient, sentent, représentent leur
potable par habitant, orientation des bâtiments,… territoire, peut encore et sous un autre angle, enrichir les
D'une autre part, la participation des acteurs non- processus décisionnels autour du territoire. Cette étude de la
institutionnels aux processus décisionnels a pris de dimension immatérielle permet de dégager les éléments
l’ampleur ces dernières années. Dès 1980, le théoricien de constitutifs d’un territoire, leur signification et importance
l’urbanisme Christopher Alexander préconisait, depuis une relative donnée par les habitants d’un lieu. La prise en
approche culturaliste, une planification participative2. Un compte des méthodologies d'analyse et de projection de la
des vingt-sept principes de la déclaration de Rio sur dimension immatérielle dans l'urbanisme durable ne guère
l’environnement et le développement, élaboré en 1992 à développée.
échelle mondial, défend la participation citoyenne dans le
développement durable. Cette convention propose aussi La prise en compte de la dimension immatérielle dans
que, à échelle locale, un plan d’actions, « Agenda 21 », soit les processus de planification : pour quelles limites, pour
développé afin de faire participer activement la population quelles adaptations ?
aux processus décisionnels de leurs communes. Egalement, Les limites à ne pas dépasser sur le cadre vital des
les villes qui signent la Charte Aalborg à échelle animaux et des plantes, de la faune et de la flore, sont bien
européenne s’engagent moralement à établir un « Agenda définies par diverses disciplines : la biologie, la éthologie,
21 ». Ainsi des mécanismes de consultation et de la zoologie,… participants aux sciences de l'écologie, dont
participation aux décisions en matière d’urbanisme durable les principes peuvent nourrir l'écologie politique. En ce qui
se sont mise en place, notamment à travers des concerne le cadre vital de l'homme les sciences comme la
commissions locales composés par des habitants volontaire médecine, la biologie, l’économie permettent de définir les
souhaitant améliorer leur cadre de vie et défendre limites matérielles à ne pas dépasser. Elles permettent de
164
déterminer quels sont les conditions de vie de l'homme en
HQE-A est un outil de gestion de projet destiné aux opérations bonne santé, écartant la pollution, garantissant la gestion
d’aménagement avec une visée de développement durable que
des déchets, l'emploi équilibré des ressources, etc.
définit un cadre pour la réalisation d’opérations d’aménagement
intégrées dans un territoire concret. Cependant en ce qui concerne la dimension
165
Démarche pour intégrer le développement durable dans les immatérielle, qui parfois supplante cette dimension
projets d'aménagement et de renouvellement urbain. matérielle et quantifiable de la vie humaine, il est difficile
2
ALEXANDER, Christopher, ISHIKAWA, Sara et
2
SILVERSTEIN, Murray. A pattern language : un lenguaje de CHARLOT-VALDIEU, Catherine et OUTREQUIN, Philippe.
patrones. Ciudades, Edificios Construcciones. Barcelona, Gustavo Urbanisme Durable. Concevoir un écoquartier. Deuxième édition.
Gil, 1980. Paris, Le Moniteur, 2011 (2009), p. 165.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

de circonscrire les limites à ne pas dépasser. Ne pas tenir et les représentations des acteurs non-institutionnels. Par
compte de ces limites dans la gestion et projection d’une exemple, la zone la plus à l’ouest de l’île de Grande
société sur son territoire peut perturber les représentations Canarie, territoire de l’étude de thèse, présentait un
fondamentales parfois vitales que celles-ci a d’elle-même. décalage considérable entre la pensée de ses habitants qui
La dimension immatérielle latente à tout territoire est considérait que l’occupation du sol n’était pas dispersée et
d’autant plus importante que celle-ci prend, dans les déséquilibrée et l’étude matériel qui montrait que dans cette
représentations que se font les habitants de ce dernier, le zone de l’ile il y avait une occupation du sol très dispersée
dessus sur les réalités physiques. Un décalage substantiel et déséquilibrée. Suite à l’étude de la dynamique urbaine
entre les dimensions matérielles et immatérielles est alors sur le territoire (évolution de la population et des
présent. constructions) c’est la zone la plus à l’ouest de l’île de
Comment approcher les limites immatérielles d’un Grande Canarie qui montrait le plus grand décalage entre la
territoire à ne pas dépasser? La géographie humaine et réalité et sa représentation. La dynamique étant élevé et la
culturelle propose pour cela un cadre théorique ou les idées représentation était faible. J’ai pu constater que lorsque cet
et les représentations des acteurs non-institutionnels écart est trop important et que cette réalité matérielle vient à
peuvent s'étudier. Nous concevons l'étude de la dimension la conscience des habitants contredire les représentations
immatérielle du territoire dans le cadre de l'approche que se font ces derniers de leur territoire, la notion d’
développé par divers enseignants166 de l'ancien Diplôme « épuisement du territoire » (objet de ma thèse) trouvait
d'Etudes Avancées "Jardins, Paysages, Territoires" où le métaphoriquement son sens. Cela montre pourquoi l’étude
paysage, et le territoire par extension (en y rajoutant sa de la dimension immatérielle du territoire est important
dimension politique et social), elle se présente comme une pour une écologie politique.
notion complexe, alliant des dimensions matérielles et En France, à titre d’exemple, une étude menée
immatérielles. Pour dessiner les limites immatérielles nous récemment par un cabinet de paysagisme dans la commune
proposons l'approche développée par l'auteur de cet article de Saint Sauvant en Charente-Maritime montre que les
dans le cadre de l'élaboration de sa thèse doctorale. habitants perçoivent leur territoire lié historiquement à une
L'étude de la dimension immatérielle du territoire activité viticole importante (dimension immatérielle) alors
de l’île de Grande Canarie (Iles Canaries, Espagne) était qu’aujourd’hui cette activité est réduite et a un impact
abordée par la réalisation d’entretiens semi-directifs des marginal sur le territoire physique. Nous pouvons observer
acteurs institutionnels et d’enquêtes semi-directives d'une que les représentations des espaces de vie par leurs
partie représentative des habitants du territoire étudié167. habitants ne suivent pas toujours les transformations de leur
Puis, des analyses on été réalisées afin de déterminer la territoire. Ceci montre l’existence d’un décalage entre
façon dont les habitants se représentent les transformations réalité physique et représentation immatérielle.
et les diverses actions menées sur leur territoire. Ces L'ensemble des idées ressorties selon que
enquêtes et entretiens ont permis de récolter de nombreux l'importance qui leurs est donnée permet de saisir la
récits reflétant la perception immatérielle que se font les manière de sentir et de vouloir le territoire de ses habitants.
personnes interrogées. Le recueil de ces récits permet de Une hiérarchisation des divers problèmes touchant le
dessiner des cartes des représentations et de laisser territoire a été établi. Elle permet, sur certaines questions,
apparaitre un récit collectif faisant consensus. Le cadre de placer des limites d’intervention à la politique
défini par ce consensus nous donne les limites et le sens que territoriale. A titre d'exemple citons les trois phénomènes,
doivent prendre les interventions futures sur le territoire les plus évoquées par les acteurs institutionnels et non-
dans le respect des représentations pour éviter de créer des institutionnels interrogées, facteurs d’ «épuisement du
ruptures entre dimensions immatérielles et matérielles. Les territoire» dont les limites soutenables ont pour eux été
enquêtes et entretiens ont posé 6 catégories des questions : dépasses : densités de population et de construction trop
la première, une série des questions personnelles afin élevés, trop faible participation citoyenne et impression
d’appréhender leur pratique du territoire ; la deuxième des générale de dégradation169 des paysages.
questions directes par rapport à certains indicateurs
physiques du territoire ; la troisième, cinq questions autour De l’idée d’adaptation aux limites : apport de la
de diverses transformations concrètes contemporaines du dimension immatérielle dans les méthodologies
territoire physique de Grande Canarie ; la quatrième, des d’aménagements du territoire
questions sur les sentiments que ces transformations ont Les divers facteurs mis en avance par l’étude
provoqué chez eux ; la cinquième sur les relations entre les immatérielle du territoire sont à privilégier dans les
acteurs et les jugements qu’ils ont les uns des autres ; enfin, réflexions menant à une planification du territoire d’ordre
la sixième catégorie de questions porte sur ce que le terme réglementaire ou opérationnel. Ces réflexions doivent se
«l’épuisement du territoire » leur inspire. faire dans la recherche d’un consensus entre les divers
Lors de ma thèse doctorale168 j’ai peut constater acteurs du territoire afin d’assurer la réussite des
également de nombreux décalages entre la réalité physique planifications, c’est-a-dire, faire en sorte que celles-ci
répondent aux questions d’ordre immatériel les plus
166
Principalement par Yves Luginbulh, Augustin Berque, Jean représentatives. Ceci éviterait les solutions toutes faites
Marc Besse et Pierre Donadieu. souvent critiquables des divers outils méthodologiques
167
Les annexes (Tomo II. 260 pages) de la thèse sont constituées
développés pour répondre aux exigences juridiques des lois
la transcription des enquêtes et entretiens semi-directives des 8
acteurs institutionnels et 52 acteurs non-institutionnels, SRU et Grenelle (I et II). La standardisation des réponses
respectivement. étant ainsi évitée, celles-ci sont mieux adaptées aux enjeux
168
Thèse intitulé : ”Agotamiento del Territorio. El caso de Gran environnementaux locaux tant dans leur dimension
Canaria”. Soutenue en 2010 à l’Université Polytechnique de
169
Catalogne. Réalisé en cotutelle : à l’Université Polytechnique de Dégradation associé principalement à une forte présence
Catalogne (Département d’Urbanisme et à l’Université de Paris 1- d’ordures ménagères dans des espaces urbains, agricoles et/ou
Panthéon-Sorbonne (École doctorale de Géographie). naturels.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

matérielle comme immatérielle.


Les limites immatérielles sont le fruit de l’histoire
collective vue par chaque personne, de l’expérience de
chacun, elles peuvent aussi être le produit d’un projet
collectif tourné vers l’avenir. Nous pouvons ainsi mesurer
comment la prise en compte de la dimension immatérielle
dans la méthodologie d’aménagements du territoire
contribue à dessiner les limites à ne pas dépasser afin
d’assurer le respect de la vie, présente et future sur terre, et
participe ainsi à la définition de l’écologie politique (telle
que nous la concevons).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels mettre au pas : cette idée n'est pas éloignée de la
de la gestion et de l’écologie politique : essai perception actuelle de l'entreprise comme un simple
d’articulation par la comptabilité atome juridico-économique ontologiquement clos qui
conduit inévitablement à n'envisager une coordination
FEGER Clément* sociétale avec elle que par le biais d'incitations
Discipline : Gestion (de l’Environnement) économiques et de régulations légales (à l'origine des
AgroParisTech/Muséum National d’Histoire Naturelle fameux « command-and-control » au cœur des
CESCO politiques environnementales actuelles notamment). Le
clement.feger@agroparistech.fr dépassement de ces outils macro-économiques n'est
éventuellement pensé qu'à travers l'auto-régulation qui
RAMBAUD Alexandre* peut se révéler n'être qu'une tentative de légitimation
Discipline : Sciences de Gestion (Comptabilité) du modèle capitaliste;
Université Paris Dauphine − ou ajuster à la marge le modèle actuel de l'entreprise,
DRM-MOST voire créer des sortes de « réserves naturelles »
rambaud@crefige.dauphine.fr d'entreprises « responsables » coupées du monde174.

I. Penser l’entreprise à la lumière de l’écologie A titre d'exemple, la présence de l'entreprise dans le


politique: quelles perspectives ? manifeste électoral des Verts britanniques175 se décline à
travers une insistance sur la question de l'impôt sur les
I.a L’entreprise et l’écologie politique : une sociétés, puis des mentions au contrôle du lobbying, la
relation traditionnellement conflictuelle priorisation des entreprises locales (à ce sujet l'entreprise
Le modèle dominant actuel de l'entreprise a conduit une est différenciée de la ferme176) et une certaine impuissance
large part des écologistes à adopter une certaine méfiance des entreprises (« Private enterprise can’t bring the jobs »
vis-à-vis de la notion même d'entreprise. Celle-ci est en (p.6)). L'entreprise apparaît donc à la fois sous un jour
effet devenue progressivement un simple nœud de contrats, négatif (impuissance ou lobbying), à l’horizon duquel
une entité fictive définie uniquement comme alternative au seules les entités locales pourraient avoir un rôle positif
marché, faisant de ce mode de relations le seul tolérable. Sa (sans autres explications), et comme une entité dont la
réalité repose sur un agrégat d'individus170 cherchant à relation est dominée par une approche externe macro-
maximiser leurs intérêts personnels171, et dont la finalité économique (impôt sur les sociétés). Se posent donc les
consiste à maximiser le profit des propriétaires/actionnaires. questions suivantes : l'écologie politique a-t-elle envie de
Cette vision de l'entreprise contemporaine, désespérément penser l'entreprise et si oui, que peut apporter l'entreprise
isolée de la société et de son environnement, atomisant les ainsi que son univers à l'écologie politique ? Et finalement,
individus et se campant dans une sorte de repli autistique, pourquoi l'entreprise existe-t-elle ?
ne peut que susciter un rejet de la plupart des écologistes. A l'approche maintenant traditionnelle reposant sur la
Mais même une conceptualisation de l'entreprise plus notion de coût de transaction et aboutissant à l'entreprise
ancienne, telle que celle des économistes classiques du telle que décrite en introduction, s'oppose une vision
XIXe siècle qui insistait sur l'importance de la production beaucoup plus globale et historique. L'entreprise, dans ces
notamment, et s'inscrivait dans une idée d'économie conditions, doit être envisagée comme une solution sociale
stationnaire à terme172, ne permet pas de réconcilier même à des problématiques individuelles de survie 177 . La stabilité
partiellement l'écologie et le monde de l'entreprise 173. En de cette forme d'organisation est expliquée par le fait que
effet, l'entreprise Moderne reste un élément central du « the evolutionary process led to the human ability to
capitalisme et de la marche irrésistible du progrès ainsi que sustain cooperation among non-kin, and because the
de la déconnexion de l'Homme et de son environnement. interaction between genetic and cultural mechanisms led to
Cette entité est donc comprise par l'écologie plus comme a subsequent historical trajectory that gave rise to a form of
une cause de la crise environnementale voire sociétale socio-economic organization characterized by voluntary
qu'une solution ou un agent de changement possible. and temporary membership. »178. L'entreprise est donc à la
Plusieurs approches ont été ainsi proposées jusqu’à présent
174
pour traiter de la question de l'entreprise au niveau de A ce propos, par exemple, « la promotion de l'économie sociale
l'écologie politique : et solidaire ne doit pas s'inscrire dans la recherche d'une économie
− ignorer peu ou prou cette entité ; de rattrapage et de réparation des effets d'une économie libérale »
(P. Houée (2001) Le Développement Local au défi de la
− ne l'aborder que par le « haut », comme un point
mondialisation, L'Harmattan). L'ESS n'est pas à concevoir comme
institué dans le monde économique et qu'il faudrait une simple alternative au modèle économique dominant où
seraient isolées de « bonnes entreprises ». « Il ne faut pas rêver
*
Membres du Groupe de Réflexion sur l'Ecologie Politique et son créer des entreprises-sociétés où le vivre-ensemble fonctionne
Institutionnalisaiton (GREPI) bien [...] L'entreprise ne peut pas être la société. » (Gérard
170
M. J. Phillips (1992) Corporate moral personhood and three Desmedt (2012) L'entreprise réinventée, Editions de l'Atelier)
175
conceptions of the corporation, Business Ethics Quarterly, 2, 435- Disponible en ligne à l'adresse:
459 http://greenparty.org.uk/assets/files/resources/Manifesto_web_file.
171
M. P. Koza & J.-C. Thoenig (2003) Rethinking the Firm: pdf
176
Organizational Approaches, Organization Studies, 24, 1219–1229 « give priority to local firms and farms » (p. 40)
172 177
A. Smith (1776) An Inquiry into the Nature and Causes of the J. W. Stoelhorst (2008) Generalized Darwinism From the
Wealth of Nations, W. Strahan & T. Cadell Bottom Up: An Evolutionary View of Socio-Economic Behavior
173
Même si la notion d'économie stationnaire a été reprise comme and Organization. In W. Elsner & H. Hanappi (Eds.), Advances in
l’une des bases possibles de l'économie écologique (c.f. H. E. Daly Evolutionary Institutional Economics: Evolutionary Mechanisms,
(1977) Steady-State Economics, W. H. Freeman et H.E Daly & J. Non-Knowledge, and Strategy. Edward Elgar Publishers, 35-58
178
Farley (2003) Ecological Economics: Principles And Applications, J. W. Stoelhorst (2005) Why Do Firms Exist? Towards an
Island Press) Evolutionary Theory of the Firm, Wartensee Workshop on

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

fois une possibilité de réorganiser, recomposer notre monde of being human is tied up with our constructions of
pour nous permettre d'y survivre et d'y vivre, ainsi qu’un « nature » »184.
élément essentiel de l'évolution humaine. En fait, partir de la recherche d'un centre moral pour
Dans cette perspective, l'entreprise dépasse son rôle d'agent définir un système politique écologiste ne peut conduire
économique en étant intégrée dans les conditions qu'à des impasses. D'un côté, l'anthropocentrisme peut
écologiques d'existence de l'humanité. L'entreprise en tant mener à une soutenabilité dite faible bien en-dessous des
que telle, de manière intime, et non uniquement par le biais exigences écologistes, et même l'incorporation de principes
d'outils macro-économiques l'encadrant, doit donc être déontologiques augmentant le niveau de soutenabilité 185
pensée par l'écologie politique en tant que système politique peut rester largement incompatible avec les attentes
visant à une redéfinition culturelle et institutionnelle de « minimales » de l'écologie. Par exemple, dans cette
notre société. Pour cela, comme l'affirme S. B. Banerjee, dernière vision, la pollution peut être pensée comme
« a different ontology is needed to imagine a radically « mauvaise » parce qu'elle viole les droits de sujets humains
different role for corporations to enable them to become innocents186. Maintenant « if we believe that pollution in the
agents for positive social change »179, et notamment pour future will not violate the rights of human beings, the
constituer de véritables acteurs d'une société « politico- chances are that we will continue to pollute. »187
écologique ». Redéfinir ce qu'est l'entreprise dans cette D'un autre côté, la réponse « centriste » à ce type de
finalité nécessite de répondre à deux questions : qu'est-ce dilemme revient à attribuer un statut moral à des entités
que l'écologie politique ? Car il est impossible d'orienter non-humaines. Cependant cette approche pose de grandes
l'ontologie de l'entreprise sans connaître la direction voulue. difficultés dès lors que l’on s'intéresse à la place de
Et par quels moyens peut-on redéfinir l'entreprise dans son l'entreprise. Comme le soulignent en effet Gladwin et al. 188,
intimité ? l'écocentrisme ne permet pas de résoudre les conflits
d'intérêts entre humains et non-humains et peut
I.b Quelles ressources de l’écologie politique éventuellement « completely paralyze pragmatic action
peut-on mobiliser pour proposer une nouvelle approche of any sort »189, à commencer par l'activité de l'entreprise.
de l’entreprise ? L'écocentrisme n'offre d'ailleurs pas de solutions concernant
Un des points communs aux penseurs de l'écologie des problématiques sociétales telles que le chômage ou les
politique peut être trouvé dans une critique radicale de la inégalités de revenus. De manière générale, cette approche
pensée Moderne, qui rallie et relie des auteurs engagés dans échoue à prendre en compte pleinement la complexité de
l'écologie (soit éthiquement soit politiquement) allant d'I. l'Humanité. Au final, l' « ecocentrism does not ensure
Illich à B. Latour, de A. Naess à J. B. Callicott, en passant sustainable livelihoods »190 pour l'Homme191. En fait, même
par S. Moscovici ou S. Latouche. Là où la Modernité divise les travaux sur l'entreprise écocentriste de P. Shrivastava 192
le monde en un dualisme fondamental Objet/Sujet décliné à correspondent à une simple amélioration du paradigme
l'envie (Corps/Esprit, Technique/Ethique, Fait/Valeur, industriel contemporain et non à une intégration à sa pleine
Ontologie Individualiste/Holiste, etc.) et linéarisant le mesure de l'écocentrisme193.
temps pour en faire une autoroute sur laquelle le pouvoir A une séparation de la réalité entre deux pôles absolus et
des sujets progresserait sur le macadam des objets, fictifs, peut s'opposer une redéfinition de la réalité à partir
l'écologie politique proposerait quant à elle de (re-)penser la de l'ontologie relationnelle194 : les relations deviennent
complexité de nos attachements au monde et des « lively premières et conditionnent ce que sont les entités. Toute
and responsive explorations of whatever surprises people chose devient un nœud hybride dans un réseau de relations
and things have to offer us »180. Une différence centrale enchevêtrées où il devient impossible de dissocier ce qui
entre l'approche majoritaire de l'écologie en France et celle relève de manière pure de l’humain ou du non-humain, du
des pays anglo-saxons repose sur la recherche ou non d'un sujet ou de l’objet. Les non-humains (que ce soit une forêt
centre moral181. Alors que l'écologie anglo-saxonne va ou une entreprise) apparaissent ainsi comme des éléments
opposer anthropocentrisme et écocentrisme notamment,
l'approche française se focalise plutôt sur la relation entre 184
Ibid.
l'Humanité et son environnement. Tandis que les penseurs 185
H. R. Nilsen (2010) From Weak to Strong Sustainable
écologistes anglo-saxons recherchent généralement une Development. An analysis of Norwegian economic policy tools in
sorte de conception substantielle a priori de la Nature et de mitigating climate change, Thèse, Bodø Graduate School of
notre rapport à elle (retombant éventuellement dans le Business (Norvège)
186
J. R. DesJardins (2006), Environmental ethics: an introduction
dualisme Moderne qu'ils critiquent182), les penseurs français
to environmental philosophy, Thomson Wadsworth
« maintain that what « nature » is shifts in relation to 187
H. R. Nilsen (2010) Op. Cit.
epistemological, social, and political-ethical changes »183. 188
T. N. Gladwin, J. J. Kennelly & T.-S. Krause (1995) Shifting
Pour eux, la Nature est multiforme et « inextricably Paradigms for Sustainable Development: Implications for
confounded with humanity's projects and self- Management Theory and Research, Academy of Management
understandings. They are attentive to how the very meaning Review, 20, 874–907
189
Ibid.
190
Ibid.
191
On pourra aussi consulter J. Barry (1999) Rethinking Green
Evolutionary Economics. University of St. Gallen (Switzerland)) Politics: Nature, Virtue and Progress, SAGE
179 192
S. B. Banerjee (2007) Corporate Social Responsibility – The P. Shrivastava (1995) Ecocentric management for a risk society,
Good, the Bad and the Ugly -, Edward Elgar Publishing Academy of Management Review, 20, 118-137
180 193
A. Pickering (2009) Journal of Cultural Economy, 2, 197-212 M. P. E. Cunha, A. Rego & J. Vieira da Cunha (2007)
181
K. H. Whiteside (2002) Divided Nature – French Contribution Ecocentric Management: An Update, FEUNL Working Paper No.
to Political Ecology-, MIT Press 516, Nova School of Business & Economics (Portugal)
182 194
B. Norton (1992) Epistemology and Environmental Value, B. D. Slife (2004) Taking Practice Seriously: Toward a
Monist, 75, 208-226 Relational Ontology, Journal of Theoretical and Philosophical
183
K. H. Whiteside (2002) Op. Cit. Psychology, 24, 157-178

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

essentiels de la perspective ontologique relationnelle reconfigurer ses relations. C'est donc dans cette perspective
puisque seules priment les relations : il n'est donc plus de co-construction entre l'entreprise et ce type d'écologie
question de différencier ontologiquement a priori un être politique que nous allons nous intéresser plus précisément à
humain, une entreprise ou une forêt, ce sont les modalités ces dispositifs.
des relations tissées entre ces entités qui vont être
pertinentes. En outre, ces hybrides sont à comprendre dans II. La comptabilité comme levier de transformation des
une dimension temporelle : « la communauté d’identité et entreprises ?
d’intérêts se reconstruit sans cesse »195 dans de tels réseaux.
Les entités apparaissent donc comme des processus dans II.a. Articuler les entreprises avec leur
lesquels se stabilisent et se déstabilisent certaines relations : environnement
ce qui va être au cœur de l’ontologie relationnelle, c’est le Si l’on suit cette voie et que l’on s’efforce de sortir d’une
trajet que suivent qualitativement et quantitativement vision fonctionnaliste de l’entreprise, que l’on rouvre ainsi
l’ensemble des relations concernées. Les choses cessent des possibilités importantes de repenser les rôles qu’elle
ainsi d'être de simples objets pré-déterminés isolés les uns peut prendre dans cet exercice de recomposition du monde
des autres et que nous pourrions manipuler sans avoir à qu’appelle avec force la crise écologique, alors se pose la
penser la complexité des implications de nos actions : question des changements concrets à opérer pour rendre
toutes les entités, y compris humaines, sont reliées en cette participation possible. Par où peut-on entrer au cœur
permanence avec d'autres et ces liaisons définissent et de l’entreprise et où peut-on y loger les apports théoriques
redéfinissent de façon interactive et dynamique ce que sont et pratiques de l’écologie politique ? En effet, il ne s’agit
ces entités. Autrement dit, toute chose est progressivement pas uniquement de changer de perspective sur l’entreprise,
modelée par les ré-actions à ces interrelations constantes. mais de proposer des transformations subtiles et
La question centrale devient donc : comment articuler et « minutieuses »203, précisément là où ces nouvelles
comment sont articulées les entités entre elles ? Sachant que perspectives peuvent être accueillies, s’inscrire et produire
le fait de les articuler d'une manière ou d'une autre va des effets réels.
nécessairement modifier ce qu'elles sont. D'un point de vue Depuis les années 1980, les recherches se sont multipliées
politique, ce questionnement va notamment imposer de sur l’instrumentation de gestion204 205 206. Celles-ci ont mis au
réfléchir à comment représenter, choisir et faire co-exister centre de leur analyse les outils de gestion pris dans leurs
ces relations collectivement. L'écologie politique dynamiques organisationnelles et sociales. Le dénominateur
consisterait donc en une (cosmo-)politique196 des commun de ces approches est de montrer que ceux-ci ne
articulations multiples et de leur devenir ; son activité serait sont pas neutres et qu’ils ne peuvent se réduire à des
orientée vers l'institution de processus de compositions d'un modèles de rationalité instrumentale. A l’inverse, ils
monde commun, monde commun incluant notamment doivent être compris comme « une technologie normative
l'entreprise. Cette approche de l'écologie politique, dont invisible »207, qui constitue « un élément décisif de la
l'intérêt et les enjeux ont été largement discutés dans la structuration des situations et de leur évolution [qui]
littérature197 198 199, permet donc de re-questionner la notion engendrent souvent mécaniquement des choix et des
d'entreprise200 201 dans une perspective sociétale et comportements échappant aux prises des volontés des
écologique202 : l'entreprise renoue avec sa dimension hommes, parfois même à leur conscience » 208 créant ainsi
écologique (dans le sens indiqué dans la partie II.a) dans d’importantes dépendances au sentier mais restant
l'évolution de l'Humanité; elle (re-)« devient » une entité indispensables à l’action formalisée. Les instruments
relationnelle en lien avec les autres éléments composant portent en effet non seulement des normes et une certaine
notre monde commun et apparaît comme un constituant à idée de la performance, mais répartissent aussi des
part entière de la vie publique et politique ; dès lors, la ressources, et s’articulent avec des discours et des
question des (dé-)stabilisations des différentes relations représentations particulières de ce qu’est une bonne action
qu'elle noue avec son environnement devient centrale, tout organisée, à laquelle ils donnent des prises. Les entreprises,
autant que les dispositifs permettant d'appréhender et de comme toutes les autres organisations, prennent corps
autour de tout un ensemble d’outils qui instituent des
195
D. Kahane (2002) Délibération démocratique et ontologie routines sur lesquelles s’appuient les actions managériales
sociale, Philosophiques, 29, 251-286 en interne209, et stabilisent la manière dont elles envisagent
196
I. Stengers (2007) La Proposition Cosmopolitique, in J. Lolive leurs relations avec le reste du monde.
& O. Soubeyran, L'émergence des cosmopolitiques, La
Découverte
197
B. Latour (1999) Politiques de la Nature, La Découverte 203
B. Latour (2007). L’avenir de la Terre impose un changement
198
T. Forsyth (2002) Critical Political Ecology: The Politics of des mentalités. Le Monde, 5 mai in A. Debourdeau (2013). Les
Environmental Science, Routledge Grands Textes fondateurs de l’écologie, Flammarion
199 204
R. Eckersley (2004) The Green State: Rethinking Democracy M. Berry (1983) Une Technologie Invisible? L’impact Des
and Sovereignty, MIT Press Instruments De Gestion Sur L'évolution Des Systèmes Humains,
200
Cette approche a été préalablement exploitée en sciences de Centre De Recherche En Gestion De L’école Polytechnique
205
gestion notamment dans l'Actor-Network Theory. Le lecteur J.-C. Moisdon (1997) Du Mode D’existence Des Outils De
intéressé pourra consulter par exemple J. Law & J. Hassard (Eds) Gestion, Seli Arsla
206
(1999) Actor network theory and after, Wiley E. Chiapello & P. Gilbert (2013) Sociologie Des Outils De
201
J. Ornaf & A. Rambaud (2012) From CSR to a genuine Political Gestion, La Découverte
207
CSR: Corporations and global governance rethought through a M. Berry (1983) Op. Cit.
208
reflexive, dialectical and dynamic model. 7e Colloque du Réseau Ibid.
209
International de recherche sur les Organisations et le Comme le rappellent E. Chiapello et P. Gilbert (p34),
Développement Durable (RIODD). Nantes l’institution de routines organisationnelles a été mise en évidence
202
C. Berrier-Lucas & A. Rambaud (2013) Ontological approach of par la théorie comportementaliste de la firme (c.f. Richard M.
corporate sustainability: Proposal for a shift. 29th European Group Cyert & J. G. March (1963) A Behavioral Theory of the Firm,
for Organizational Studies (EGOS) Colloquium. Montréal Blackwell Publishers)

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Les outils comptables occupent une place toute particulière comptables et leur utilisation jouent un rôle important dans
au sein des entreprises par l’articulation qu’ils permettent leurs performations219 et leurs institutionnalisation. Les
entre une organisation et son environnement. La systèmes comptables remplissent des fonctions de
comptabilité permet ainsi non seulement une quantification, classification et communication de
communication avec de nombreux acteurs210 211 l’information220. Ils imposent des modes d’analyse et des
(actionnaires, employés, Etat, ONG, etc…) mais elle évolue métriques spécifiques ; ils choisissent les entités dont
et est organisée en fonction de principes et normes l’existence mérite d’être prise en compte et suivie dans le
socialement décidés212, plus ou moins liés à des contraintes temps ainsi que la manière dont elles doivent être
politiques, sociales, économiques, etc. La comptabilité représentées, créant ainsi différentes sortes de visibilités et
reflète donc en partie le système politique et culturel dans d’invisibilités221 ; ils construisent des régimes de
lequel elle vit et est d’ailleurs « un d’étude central des responsabilités (qui doit être comptable de ses actes et
débuts de la sociologie »213. Ainsi, même si dès le début de auprès de qui222) et organisent la communication et la
la période Moderne, celle-ci a joué un rôle important dans discussion autour de ces informations. En somme, ils sont
l’établissement de la rationalité capitaliste214, la réflexion un phénomène organisationnel et institutionnel clé dont les
comptable ne peut se réduire à la forme qu’elle a prise pour effets et évolutions doivent être étudiés dans leurs relations
structurer cette pensée. Il existe une grande variété de avec le monde économique, politique et social plus large 223.
techniques comptables, et selon que l’on utilise l’une ou Plus encore, ils posent des questions fondamentalement
l’autre, ou que l’on choisisse des classifications et des politiques : quelles places ont telle ou telle entité dans le
modes d’interprétation des résultats différents, ou que l’on monde socio-économique ? Quelle visibilité leur donne-t-
se dote de normes comptables européennes ou américaines, on ? De leurs différentes actions, lesquelles comptent ou ne
c’est à dire en réalité que l’on change les conventions sur comptent pas pour la composition du monde commun ?
lesquelles reposent la manière dont une firme tient et rend Comment les comptabilités peuvent contribuer au
des comptes, c’est toute la définition de la firme en action renouvellement du contrôle démocratique des citoyens sur
dans son monde socio-économique que l’on transforme215. les entreprises ?224
On préfèrera donc ici une définition plus large de la
comptabilité comme « ensemble de systèmes d'information II.b. La comptabilité renouvelée par l’écologie
subjectifs ayant pour objet la mesure de la valeur des politique
moyens et des résultats d'une entité »216. La comptabilité apparaît à cet égard comme une porte
Ainsi, lorsque nous pensons « comptabilité », nous avons d’entrée particulièrement pertinente pour mener une
surtout en tête les développements comptables réflexion sur les articulations à imaginer entre l’écologie
correspondant au capitalisme libéral actuel, mais il existe politique et l’entreprise, et ce de manière bidirectionnelle :
(et a existé) en réalité une variété de systèmes comptables premièrement, quels types de transformations comptables
correspondant à des définitions historiquement et l’écologie politique et tous les êtres actuellement en défaut
politiquement situées des firmes marchandes, et à des de représentation dont elle se fait l’écho, appelle-t-elle au
contextes institutionnels, sociaux et même religieux variés: niveau organisationnel? Réciproquement, comment la
la comptabilité autogestionnaire Yougoslave217 est en effet comptabilité peut-elle contribuer à l’institutionnalisation
fort différente de la comptabilité indigène utilisée en progressive d’économies satisfaisant aux principes clés de
Thaïlande au 19e siècle, largement influencée par la l’écologie politique ? Une partie de la réponse peut être
cosmologie Bouddhiste218. Loin de n’être que le simple trouvée dans les réflexions qui animent les approches
miroir passif de ces différents systèmes politico- comptables dites socio-environnementales 225 développées
économiques, et en premier lieu le notre, les systèmes depuis le début des années 1990 (1970 pour les premières
expérimentations) et qui cherchent de diverses manières, à
210
S. Schaltegger & R. Burritt (2000) Contemporary rendre visibles des articulations de l’entreprise à son
Environmental Accounting, Greenleaf Publishing environnement social et environnemental, offrant parfois
211
H. Stolowy, M. J. Lebas, Y. Ding & G. Langlois (2010) des prises pour l’action. J. Richard propose dans son
Comptabilité et Analyse Financière, De Boeck
212 219
La comptabilité est ainsi régie par des normes dont M. Ezzamel (2009) Order and Accounting as a Performative
l’élaboration en France est confiée actuellement à l’Autorité des Ritual: Evidence from Ancient Egypt, Accounting, Organizations
Normes Comptables. Sur ce sujet, le lecteur intéressé pourra and Society, 34, 348–380
220
consulter C. Hoarau (2003) Place et rôle de la normalisation J.-G. Degos (2010) Introduction à la pratique de la comptabilité
comptable en France, Revue française de gestion, 147, 33-47 fondamentale, E-theque
213 221
N. Berland & A. Pezet (2009) Quand la comptabilité colonise P. Miller & T. O’Leary (1987) Accounting and the Construction
l’économie et la société. In I. Huault, D. Golsorkhi & B. Leca of the Governable Person. Accounting, Auditing &
(Eds.), Les études critiques en management, Presses de Accountability Journal, 12, 235–265
l'Université de Laval 222
Notons que le terme accounting correspondant au mot
214
B. G. Carruthers & W. N. Espeland (1991) Accounting for comptabilité en anglais est associé au terme accountability,
Rationality: Double-Entry Bookkeeping and the Rhetoric of désignant la notion de responsabilité dans un sens plus fort que le
Economic Rationality, The American Journal of Sociology, 97, mot responsibility.
31–69 223
C. S. Chapman, D. J. Cooper & P. B. Miller (2009) Linking
215
E. Chiapello (2008) La construction comptable de l’économie. Accounting, Organizations, and Institutions. In Accounting,
Observatoire du management alternatif, Cahier de recherche HEC Organizations, and Institutions. Essays in Honour of Anthony
Paris Hopwood, 1–29. Oxford Uni.
216
J. Richard, C. Collette, D. Bensadon & N. Jaudet (2011) 224
J. Brown (2009) Democracy, Sustainability and Dialogic
Comptabilité Financière, Dunod Accounting Technologies: Taking Pluralism Seriously, Critical
217
Ibid. Perspectives on Accounting, 20, 313–342
218
N. Kuasirikun & P. Constable (2010) The Cosmology of 225
Alternativement dénommées « comptabilités de développement
Accounting in Mid 19th-century Thailand, Accounting, durable », « comptabilités vertes » ou « comptabilités
Organizations and Society, 35, 596–627 écologiques »

63
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

ouvrage une typologie des comptabilités environnementales jusqu’au bout les questions de nature politique qui se
existantes, et distingue ainsi les comptabilités en coût trouvent derrière la comptabilité. Celles-ci invitent en effet
classique inspirées des théories néo-classiques et cherchant à imaginer et à redéfinir consubstantiellement, dans un
à mesurer les dommages causées à l’environnement même mouvement l’entreprise, l’environnement socio-
(Genuine Savings, Triple Bottom Line, etc.) de celles économique et écologique dont elle participe à la
inspirées des théories écologiques plutôt centrées sur les recomposition, et les comptabilités originales qui
coûts de restauration ou de conservation du capital naturel permettraient de les articuler. De nouvelles comptabilités,
(programme IDEA, empreinte écologique, méthode comprises comme dispositifs de ré-articulation des relations
Comptabilité Adaptée au Renouvellement de entre l’entreprise et le monde partout où les arrangements
l’Environnement (CARE)226 systématisée par la Triple actuels sont devenus intenables pour ceux qui y sont tenus,
Depreciation Line227). Il fait également la distinction entre pourraient ainsi offrir un levier de poids pour engager une
les comptabilités qui s’intéressent à l’impact de transformation de fond de la notion d’entreprise et de son
l’organisation sur l’environnement, de celles mesurant rôle, et offrir des voies fructueuses de dialogue entre ceux
l’impact de l’environnement sur l’organisation. Ces qui cherchent à penser l’écologie politique et ceux qui ne
dernières sont communément appelées comptabilités de sont plus satisfaits des modèles politico-économiques
gestion environnementales, et visent à rendre visible dans dominant actuels. S’engager, partout où l’on peut, dans ce
les systèmes comptables conventionnels les coûts associés travail d’imagination et de reconfigurations minutieuses de
ou causés par des actions environnementales (par exemple nos équipements conceptuels et pratiques, n’est-ce pas aussi
sous la contrainte de normes)228. une forme nouvelle d’engagement politique ?
Toutefois, ces développements ont été accompagnés de
nombreuses critiques portant sur l’incapacité de ces
innovations en pratique à changer les entreprises et leurs
représentations et actions sur l’environnement 229 ou encore
sur le danger d’appropriation et de réduction de la
complexité des problématiques écologiques et des entités
concernées à des langages et des catégories incapables d’en
rentre compte fidèlement, sans en affecter la richesse
intrinsèque230, et qui ne feraient in fine que maquiller
l’absence réelle de changement231. N’utilise-t-elle pas
l’unité monétaire comme métrique principale ? Les
obligations envers les entités socio-environnementales ne
sont-elles pas finalement qu’une obligation de préserver le
bien-être (la fonction d’utilité) de sujets humains ? Le
langage comptable en partie double ne reproduit-il pas par
exemple les dichotomies Objet/Sujet, Culture/Nature232 dont
l’écologie politique cherche à s’émanciper ?
C’est bien parce que le défi ne consiste pas seulement à
changer à la marge les outils et le langage existant pour
espérer produire des actions de nature corrective utiles à la
réduction des impacts des entreprises. Il n’est pas suffisant
d’étendre les conventions comptables actuelles à des
standards comptables « verts »233, sans s’efforcer de penser

226
J. Richard (2012) Comptabilité et Développement Durable,
Economica
227
A. Rambaud & J. Richard (2013) The Triple Depreciation Line
(TDL) against the Triple Bottom Line (TBL): Towards a genuine
integrated reporting. 8e Colloque du Réseau International de
recherche sur les Organisations et le Développement Durable
(RIODD) / 10 th International Conference of the European
Society for Ecological Economics (ESEE). Lille
228
C. Jasch (2003) The use of Environmental Management
Accounting (EMA) for identifying environmental costs, Journal of
Cleaner Production, 11, 667-676
229
J. Bebbington & R. Gray (2001) An Account of Sustainability:
Failure, Success and a Reconceptualization, Critical Perspectives
on Accounting, 12, 557–588
230
C. Cooper (1992) The Non and Nom of Accounting for ( M )
Other Nature, Accounting, Auditing & Accountability Journal, 5,
16–39
231
S. Hrasky (2012) Visual Disclosure Strategies Adopted by More
and Less Sustainability-driven Companies, Accounting Forum, 36,
154–165
232
J. Everett (2004) Exploring (false) Dualisms for Environmental
Accounting Praxis, Critical Perspectives on Accounting, 15
233
W. Kaghan (2004) Accounting Practices and Networks of
Accountancy: a Comment on ‘What Is Measured Counts’ by Kala
Saravanamuthu, Critical Perspectives on Accounting, 15, 325–329

64
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs promouvoir des réseaux de relations où, selon les mots de
alliances avec populations amazonienne l'entreprise, «tout le monde gagne». Donc, l'idée plus
véhiculée dans cette perspective est que cette stratégie offre
Magda dos Santos Ribeiro234 des avantages importants à toutes les communautés
Département d'anthropologie participants, en plus de contribuer à la préservation de
Université de São Paulo l'environnement.
L'article vise à discuter plus en détail particulièrement cette
Introduction: Les affaires dans la Forêt perspective qui a guidé les relations entre les entreprises et
les populations amazoniennes. Le but, donc, est approfondir
Cette communication propose de présenter et de discuter
la discussion: si tout le monde, en large mesure, peut
les principales motivations qui conduisent les entreprises
gagner, on demande ce que chaque partie gagne et quelles
nationales et transnationales, à rechercher des partenariats
sont les conséquences et les effets de ce type de relation?
avec les populations amazoniennes. La combinaison
d'autres cas ethnographiques rapportés par les
Marché vert et Écologisme
anthropologues avec mes données de terrain, nous
permettront d'observer certains des principaux dilemmes Les problèmes soulevés par la crise de l'environnement ont
posés par ce type de liaison. En effet, l'utilisation et reconfiguré des stratégies d'affaires depuis la fin des années
l'exposition de l'image des populations qui ont signé un 80, quand la préoccupation de proposer des produits plus
contrat avec les entreprises apparaît comme un important respectueux de l'environnement s'est imposée de manière
sujet de discussion dans ce domaine. Par la suite, je plus catégorique. Dés lors, les entreprises ont commencé à
résumerai brièvement certains aspects de la relation entre le envisager à l'intérieur des partenariats avec des populations
entreprise de cosmétiques Brésilien Natura, situé a amazoniennes la possibilité de mettre en place de nouvelles
Cajamar, São Paulo et les collecteurs de noix du Brésil stratégies qui incluent le changement des pratiques
(castanheiros), qui habitent dans les environs de la Réserve commerciales et de création de nouveaux produits, avec
de Développement Durable de Iratapuru (RDS Iratapuru), l'intention d'offrir des solutions aux problèmes soulevés par
dans l'état d'Amapa, en Amazonie orientale. Le but de cet l'environnementalisme. Dans ce contexte, différentes cadres
article est de présenter certaines des controverses dans les nationaux e internationaux cherchent sans cesse à
relations entre les peuples de la forêt 235 et des entreprises déterminer les paramètres de cette rencontre pour établir les
privées et de réfléchir sur les différentes logiques de pensée bases réglementaires pour les contrats commerciaux entre
et d'action des populations amazoniennes et les des entreprises et les peuples de l'Amazonie236.
entrepreneurs dans le firmament des accords commerciaux.
La logique du marché vert et la vente de produits portant
La société de cosmétiques Natura est la plus grande comme principe le respect de la nature accompagne un
industrie des cosmétiques du Brésil. Elle a commencé ses mouvement beaucoup plus large. Le volume organisé par
activités en 1969 avec une petite magasin dans le centre- Kay Milton237 propose d'examiner les liens entre l'écologie
ville de São Paulo. Au milieu des années 2000, l'entreprise et l'anthropologie et, surtout, comme la perspective
a réalisé un grand changement dans sa stratégie anthropologique peut comprendre l'idée de l'écologie
commerciale. Une de ses principales actions a concerné la comme un engagement social qui a commencé à faire partie
mise en place d'accords commerciaux avec les peuples des conventions occidentales dans les années 60. L'auteur
amazoniens afin d'obtenir directement de ces populations soutient que l'anthropologie doit faire partie des discussions
les matières premières tirées directement de la biodiversité sur l'écologie, soit par le biais de participation directe dans
brésilienne pour la création de ses nouveaux produits. l'établissement de lignes directrices pour les causes
environnementales, soit pour fournir une analyse critique
Déterminée à contribuer à la durabilité de l'environnement,
qui vise à comprendre ce mouvement comme un
Natura pense que les contrats profitent aux populations
phénomène social. De cette façon, la rhétorique de
amazoniennes, car ils offriraient la possibilité d'augmenter
l'environnementaliste configure non seulement comme un
leurs revenus et de leur donner une visibilité mondiale.
type de communication qui traite de l'environnement et de
L'entreprise s'appuie également sur le fait qu'il s'agit d'un
leurs problèmes, mais se présente plutôt comme un
moyen de contribuer à la préservation de l'environnement
en aidant à maintenir les pratiques traditionnelles des
peuples de la forêt tout en utilisant la biodiversité
brésilienne pour créer des cosmétiques de qualité et sans 236
Différents cadres réglementaires visent à établir les paramètres
affecter l'environnement naturel. C'est aussi une façon de la relation entre les entreprises et les peuples traditionnels ou
d'enrichir l'entreprise en associant leurs produits avec les indigènes, l'une des plus importantes a été la CDB - Convention
valeurs de l'écologie et de se différencier vis-à-vis de ses sur la diversité biologique, signée en 1992 - à la fois de
concurrents. En s'engageant dans cette voie, la Natura met réglementer l'accès aux ressources génétiques et des connaissances
l'accent sur ses capacités créatives et novatrices pour traditionnelles associées, et le partage des avantages découlant de
leur utilisation. Il convient d'ajouter que cela est également
234
Doctorante avec la soutenance de la FAPESP (Fundação de configuré comme une question qui n'est pas abordée dans ce texte.
Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo) dans le programme Pour une description ethnographique de CGEN - Conseil de
d'études supérieures en Anthropologie Sociale (PPGAS-USP), gestion de patrimoine génétique, la principale agence brésilienne
Université de São Paulo, Brésil. d'approbation de ces contrats, voir:: Soares, Diego. Conselho de
235
Les peuples de la forêt est le nom utilisé par Gestão do Patrimônio genético: hibridismo, tradução e agência
Manuela Carneiro da Cunha et Mauro Almeida dans Enciclopédia compósita. In: Conhecimento e Cultura: Práticas de
da Floresta: o Alto Juruá: práticas e conhecimentos das Transformação no mundo indígena. Marcela Coelho de Souza e
populações, São Paulo: Cia. das Letras (2002) J'ai l'intention de Edilene Coffaci de Lima (orgs), Brasília: Capes (2010).
237
distinguer ces populations seulement quand il ya un besoin de les Milton, Kay. Environmentalism: the view from Anthropology,
nommer afin de décrire plus en détail. ASA Monography 32, London: Routledge (1993)

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

processus dont la compréhension de l'environnement est pas être replantées et cultivées d'une manière contrôlée, il
faite238. serait difficile de le prendre à d'autres endroits dans le
monde - comme cela s'est produit avec le caoutchouc
La langage contemporain de l'écologisme pour penser le
(seringa)242 - donc, la noix apparaît comme un ingrédient
monde de manière totalisante - à travers l'image d'un globe
plutôt intéressant aux entreprises, soit en raison de ses
- est réductrice car elle ne tient pas compte des autres
fonctions multiples organoleptique, soit en raison de sa
façons de vivre et de penser à l'environnement239. En
grande exploitabilité en termes d'image et de marketing.
d'autres termes, ce que nous appelons global peut nous dire
quelque chose d'important sur la conception moderne de De nombreuses critiques ont été dirigées sur l'accord entre
l'environnement, qui, loin de faire des références à Body Shop et Kayapó, et même si c'était un cas controversé
l'environnement dans lequel nous habitons, se réfère à et largement discuté dans les milieux académique 243, il
l'environnement que nous nous représentons. En bref, continue à être traité par les entreprises comme un exemple
l'auteur suggère que l'idée de l'environnement global, classique de réussite. En conséquence, plusieurs autres
contrairement à la réintégration de l'humanité avec le entreprises, en particulier dans l'industrie des cosmétiques,
monde montre l'aboutissement d'un processus de se sont intéressées à la possibilité d'utiliser de matériaux
séparation. Bientôt, l'idée de penser le monde comme un obtenus directement auprès des populations amazoniennes
globe, contraste fortement avec l'idée de penser qu'il s'agit et, plus particulièrement par les avantages produit de
d'un espace de vie. l'exploitation de cette stratégie en termes de marketing et
d'image.
La façon dont l'environnementaliste pense et représente le
monde est important car il offre aux entreprises un modèle En 1993, un autre accord a été formalisé dans l'état brésilien
du monde dans lequel ils doivent agir et intervenir. Cette de l'Acre entre l'entreprise nord-américaine de cosmétiques
perception a guidé des stratégies d'affaires contemporaines Aveda Corporation et la population indigène Yawanawa.
intéressées à offrir des produits écologiquement durables. La compagnie a versé plus de cinquante mille dollars pour
Autrement dit, la crise environnementale non seulement la plantation du « rocou », plus tard acheté et utilisé comme
lance un nouveau dilemme pour la culture de marché un colorant naturel dans leur maquillage. L'entreprise
néolibérale, mais, surtout, offre une vision du monde Aveda a envisagé d'utiliser l'image de Yawanawa comme
particulière. C'est précisément sur cette vision des choses retour évident aux investissements réalisé, sans consulter la
que les entreprises peuvent penser un monde sans frontières population indigène sur l'utilisation de ces images. La
pour l'extension de leurs produits. population à son tour, a changé ses activités quotidiennes
pour prendre soin de la plantation, considérant qu'ils
Un monde sans frontières seraient récompensés par cette tâche, en plus de
l'investissement initial qu'ils avaient reçu244.
Au début des années 1990 au Brésil, le Body Shop,
entreprise transnationale britannique du secteur des
cosmétiques, a été responsable du premier partenariat
consistant entre une population amazonienne et une
entreprise privée, engendrant un grand impact médiatique
de sa stratégie. La promotion élaborée par l'entreprise, 242
Les graines de l'Amazonie ont été amenés par les Britanniques
intitulé Trade, not Aid240, expose l'idéologie en Malaisie, Ceylan et l'Afrique pour la production de caoutchouc
développementaliste qui a marqué l'activité dans cet avec une plus grande efficacité et la productivité par rapport à son
époque, en disant: «The Body Shop estime que le commerce exploitation en Amazonie.
plutôt que l'aide, offre une solution positive à la situation 243
Voir: Kaplan, Caren. A World without Boundaries: The Body
économique difficile dans le monde en développement.» 241. Shop's Trans/National Geographics. Social Text No. 43 (1995), pp.
L'entreprise a proclamé donc un idéal qui estime que les 45-66; Posey, Darrell. Intellectual Property Rights: And Just
pays sous-développés doivent travailler comme des Compensation for Indigenous Knowledge. Anthropology Today.
Vol. 6, No. 4 (Aug., 1990), pp. 13-16; Posey, Darrell. Traditional
partenaires d'affaires des pays les plus développés sans
knowledge conservation and “The Rain Forest Harvest” in
qu'ils ne reçoivent leur aide. Autrement dit, les pays Sustentable harvest and market in rain Forest products. Mark
considérés comme pauvres ont besoin de subventions pour Plotkin and Lisa Famolare (orgs.). Conservation International,
se développer par eux-mêmes et non à l'aide désintéressée (1992); Morsello, Carla. Company-Comunity non-timber Forest
qui les maintiennent dans une position d'infériorité. product deals in the brasilian amazon: A review of opportunities
and problems. Forest Policy and Economics 8 pp.485-494, (2006);
Body Shop a commencé sa relation avec une partie de la Ribeiro, Fabio Augusto Nogueira. Sociedades Indígenas e o
population indigène Kayapó (Kayapó A'ukre) en 1990 par Mercado de Produtos Florestais Não Madeireiros na Amazônia: o
des accords commerciaux prévoyant l'achat de l'huile de caso dos Asuriní do Xingu. III Encontro da ANPPAS 23 a 26 de
noix du Brésil. Dans ce contexte, la noix du Brésil a attiré maio de 2006, Brasília, Anais de Congresso, (2006); Ribeiro,
l'attention en raison de son authenticité et originalité. Fabio Augusto Nogueira. Etnodesenvolvimento e o mercado verde
Contrairement à d'autres plantes, la noix du Brésil ne peut na Amazônia indígena: Os Asuriní no Médio Xingu. (2009).
Dissertação (Mestrado em Ciência Ambiental) - Ciência
238
Ibid, p. 08 Ambiental, Universidade de São Paulo, São Paulo; Turner,
239
Ingold, Tim. Globes and Sphers: the topology of Terence. Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The
environmentalism. In: Milton, Kay (org.), Environmentalism, the Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale
view from anthropology. Routledge (1993) p. 32. E&ES Bulletin, (1998).
240 244
En Français: commerce, pas l'aide Waddington, May. Incorporação de uma nova atividade
241
Clay, Jason. Os Kayapó e a Body Shop – Parceria de comércio comercial em uma comunidade indígena Yawanawá. In: Clay,
com ajuda. In: Clay, Jason; Anthony Anderson (orgs). Jason; Anthony Anderson (orgs). Esverdeando a Amazônia:
Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios
práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed.
Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002), p.34. Peirópolis, (2002).

66
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Jason Clay 245, entrepreneur en faveur des relations entre communautés amazoniennes vivent, ainsi que les
les entreprises et les peuples de la forêt, a été l'un des entreprises, avec la perspective de « faire des affaires »,
personnages les plus connus et les plus emblématiques du ensuite parce qu'il ne pouvait pas être plus explicite en
mouvement qui prend en charge ce type d'accord attribuant à l'autre sa propre logique: ce sont précisément
commercial. Il a nommé ce mouvement Rainforest les entreprises qui actuellement « rêve d'avoir un partenaire
Harvest. Son approche, vivement critiqué par Turner 246 se en Amazonie pour les aider à développer leur activité ». Les
concentre sur un libéralisme de marché avec des activités attentes des entreprises à obtenir de bons partenaires et les
pour la défense de l'environnement et la survie des cultures attentes des peuples de la forêt à la recherche d'autres
autochtones et des peuples de la forêt. Son principal sources de revenus ou avantages qui amélioreront leurs
argument concerne la viabilité des écosystèmes forestiers conditions de vie, apparaissent en décalage.
comme économiquement productive, en favorisant la
Les entrepreneurs ont exprimé leur indignation en déclarant
participation des habitants des forêts à la logique
que les « kayapó n'arrive pas à comprendre le sens d'un
productive. Clay soutient que c'est le seul moyen réaliste de
prêt, ils ne réalisent pas qu'ils ont besoin d'investir de
sauver ces populations d'une économie tirée par la
l'argent afin de gagner plus d'argent, ils doivent apprendre
destruction, historiquement favorisée par des exploitants
à travailler avec des systèmes de comptabilité »251. Dans la
forestiers. Ainsi, du point de vue de Clay, c'est aussi un
logique du monde des entreprises, les contradictions
moyen de faire de l'écosystème d'une source de revenu qui
semblent évidentes: «comment peut-on faire des affaires
permettrait à ces gens la libération de l'aide venue de
sans connaître le système de comptabilité». Les entreprises
l’État247.
se plaignent de « toute sorte de subventions et des
Le contexte dans lequel ce mouvement est basé est une annulations de dettes qui ont été apportées à certains
image générique d'un monde sans frontières 248. C'était l'une indigènes, qui confondent les relations d'affaires avec les
des principales ambitions de Anita Roddick, fondatrice de relations personnelles et ne voient pas la différence entre
la société Body Shop. La femme d'affaires possède son désir l'investissement et les dons. »252.
«d'aller aux petites villes du Mexique, du Guatemala et du
D'autre part, les populations amazoniennes se sentent
Népal et voir ce qu'ils ont sur le marche»249. L'idée d'un
généralement très motivées avec la possibilité d'établir des
monde sans frontières est exprimé dans l'articulation d'un
accords commerciaux avec les grandes entreprises, ce qui
nouvel ordre économique. Pour les entrepreneurs inspirés
ne signifie pas que les attentes suscitées sont pleinement
par la figure d'Anita Roddick, cela signifie la liberté
satisfaites. Le paradoxe - entre les entreprises et les
d'imaginer des connexions d'affaires partout sur la planète,
populations amazoniennes - subsiste dans la recherche
puis les zones de libre-échange sans médiateurs proliférer
d'exotisme attribuée aux populations amazoniennes,
en vertu de la prérogative du commerce équitable. Le
confondus par des différences socioculturelles trop
monde sans frontières est alors un monde complètement
marquées avec le monde des entreprises. Toutefois, les
accessible aux partenariats d'affaires, un monde où il
entreprises se plaignent souvent de «manque de
n'existe qu'une seule rationalité: la rationalité économique.
professionnalisme» des peuples d'Amazonie. Il serait
C'est à partir de cette logique de pensée et d'action que les
vraiment intéressant pour les entreprises, si ces populations
entreprises vont à la recherche de nouveaux partenaires.
se comportent comme véritables partenaires d'affaires,
C'est pourquoi, les relations entre les entreprises et les partageant les mêmes valeurs de l'entreprise?
peuples de la forêt doivent être comprise comme un
arrangement complexe, dont la force est dans la capacité à Partenaires ou fournisseurs?
mettre en évidence différents ordres d'action et de pensée.
En avril 2006, les Kisêdjê (Suyá) ont été invités par la
Les plus fréquents problèmes dans ces accords
compagnie brésilienne Grendene, fabriquant de
commerciaux se retrouvent précisément dans la manière
chaussures,pour participer à une campagne de publicité afin
dont l'un traite l'autre. Selon Clay « presque toutes les
de lancer sa nouvelle gamme de claquettes Ipanema. Les
communautés amazoniennes rêve d'avoir un partenaire
Kisêdjê, à leur tour, devraient fournir les motifs graphiques,
international pour les aider à financer une projet ». La
peintures et accessoires pour être utilisés par la star
déclaration mettre en place l'endroit d'où les entrepreneurs
brésilienne Giselle Bündchen, protagoniste de la campagne.
peuvent parler et penser250. D'abord, il suppose que les
Le contrat signé entre la population indigène et l'entreprise
prévoit la cession des motifs graphiques et la réalisation
245
Clay discute dans Esverdeando a Amazônia: Comunidades e d'un commercial par la top-modèle et par les indiens, à être
empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB: filmé dans le village indigène253.
Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002),
les relations entre les entreprises et les communautés, en plus, il L'un des grands dilemmes rapporté par l'anthropologue
travaille comme consultant en affaires pour ce type de stratégies et Coelho de Souza, est précisément la difficulté d'établir les
est vice-président du marketing chez WWF – World Wildlife Fund. paramètres de l'accord entre deux logiques distinctes de
246
Voir Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The pensée qui conduisent à des différentes attentes.
Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale
251
E&ES Bulletin, (1998) p. 113 Voir Clay (2002) p.41-42 Op.Cit
247
Voir Clay (2002) Op.Cit. 252
Ibid. p.44
248
Voir Kaplan (1995) Op.Cit. 253
Plusieurs autres aspects sont problématisé par l'anthropologue
249
Considérant par conséquent, que tout le monde a quelque Coelho de Souza, telles que les relations entre Kisêdjê et ses
chose à vendre. Dans le livre, elle fait une sorte d'autobiographie voisins du Xingú, aussi la notion de propriété des dessins,
en insistant sur son comportement innovateur et audacieux dans le cependant, je ne discute que certains aspects de cette relation, pour
monde des affaires. Le volume est devenu un classique pour les savoir plus, voir: Coelho de Souza, Marcela. A pintura esquecida
entreprises: Roddick, Anita, Meu jeito de fazer negócios, (2002) e o desenho roubado: contrato, troca e criatividade entre os
p.134. Kïsêdjê. Anais de Congresso, 27 RBA – Reunião Brasileira de
250
Voir Clay (2002) p.34 Op.Cit Antropologia, Belém (2010) p.02

67
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

L'entreprise est venue dans le village avec un scénario déjà années 90, à un projet de recherche impliquant une
préparé qui comprenait l'utilisation d'accessoires indigènes anthropologue, un chercheur spécialisé sur l'extraction des
largement connu: bracelets, colliers, et coiffures de plumes huiles de plantes et le CPI (Centre de Recherche Indigène -
(cocar). Toutefois, l'espoir des indiens était autre: ils ont Centro de Pesquisa Indígena en portugais).
compris qu'ils recevraient de l'argent pour leur capacité
La controverse a commencé en 1996, lorsque
unique à proposer, définir et prêter des accessoires.
l'anthropologue et le chercheur se sont réunis pour la
L'exigence de l'entreprise configuré par les Kisêdjê un
fondation d'une société appelée Tawaya. La société a été
problème, car ils ne pensent pas qu'il c'était approprié que
créée pour la production des savons en utilisant des huiles
le star utilise les accessoires prises comme masculin,
et des graisses à partir de produits d'extraction de la région,
souvent plus beau que les des femmes. De nombreuses
visant à la viabilité commerciale de certains des résultats
discussions et réunions ont eu lieu jusqu'à ce qu'ils
obtenus au cours des travaux des chercheurs. Ainsi,
parviennent à un consensus sur les accessoires qui devraient
l'entreprise se présente sur le marché comme « spécialisée
être utilisés dans la publicité. Le point le plus critique de cet
dans la fabrication de produits cosmétiques naturels à base
accord a eu lieu une année après le premier contact. La
de l'extraction des fruits de l'Amazonie et pionnier dans la
Grendene reproduit (avec quelques modifications
fabrication de savons murmuru de la forêt » 258. Cependant,
mineures), les motifs indigènes en sandales Ipanema sans
le murmuru (Astrocaryum Murumuru) a déjà été examiné
l'autorisation de Kisêdjê et sans effectuer un nouveau
par le Ashaninka comme une plante avec des propriétés
contrat, en réutilisant les motifs graphiques. Cet acte a été
émollientes, la cicatrisation et de nombreuses autres
considéré comme une rupture de contrat du point de vue de
fonctionnalités qui permettent des utilisations les plus
Kisêdjê, qui en ont exigé une « compensation ».
diverses. Le murmuru était également la cible de la
Cet exemple met en évidence une posture récurrente recherche et, surtout, de connaissances des chercheurs dans
adoptée par les entreprises, à savoir de représenter sa propre la période où ils habitaient le village Ashaninka.
imagination dans les stratégies de marketing avec les
Le thème le plus visible autour de cette controverse est le
peuples amazoniens. En d'autres termes, quand une
différend relatif à la répartition des avantages découlant du
entreprise va à la recherche d'une population amazonienne
processus de commercialisation de savon murmuru. Même
pour leur proposer un accord, elle a déjà produit une sorte
si les Indiens n'ont pas investi le capital financier les
de relation abstraite, elle a pour point de départ un
Ashaninka comprennent qu'ils ont investi leurs
imaginaire qui oriente la manière dont ces accords doivent
connaissances, ce qui est essentiel pour permettre la
être menés. Contrairement aux populations amazoniennes,
production et la commercialisation de savon murmuru. De
qui formulent leurs attentes dans les termes établis et
ce point de vue, ils considèrent que l'entreprise Tawaya est
combinés.
fruit de tous les chercheurs et le travail Ashaninka et
Le Kisêdjê voudraient utiliser l'argent reçu par la veulent donc être considérés comme des partenaires à part
compagnie pour acheter une grande voiture, toutefois, entière, avec la participation aux résultats économiques de
l'entreprise a établi dans le contrat que l'argent devrait être la politique de l'entreprise et ils refusent d'être traités
utilisé pour les « projets de développement communautaire comme de simples fournisseurs de matières premières 259.
avec des garanties de durabilité »254. Une telle exigence est
Ainsi, contrairement aux populations amazoniennes qui
récurrent de la part des entreprises. Craignant que les
envisagent dans ces accords la possibilité d'un réel
ressources transférées par celle-ci soient mal utilisées –
changement dans leur mode de vie ou à résoudre des
comme des chats de boissons alcoolisées, des cigarettes,
problèmes pratiques concernant leurs demandes
des biens de consommation, des voitures, des moteurs de
quotidiennes, les entreprises voient de nouvelles stratégies
bateau, etc. Les entreprises finissent par imposer
de marketing et de création de nouveaux produits pour le
l'utilisation des montants d'argent, qui sont souvent en
marché vert, où les peuples de la forêt, qui ne veulent pas
contradiction avec les besoins réels des groupes.
être des fournisseurs de matières premières, mais souhaitent
Les Kayapó A'Ukre, par exemple, à propos du contrat avec devenir une source inépuisable d'inspiration et de création
The Body Shop, voulait construire une route qui faciliterait symbolique.
le transport au centre ville, en utilisent l'argent reçu de la
Le cas emblématique de The Body Shop a été la source
vente de l'huile de noix du Brésil. L'entreprise s'est
d'inspiration de nombreuses autres entreprises. Les Kayapó
positionné contre, affirmant que les Indiens pourraient
se sont à leur tour impliqués dans une scène contemporaine
causer la perte de leur culture causée par l'accès facilité à la
où ils acceptent de jouer à l'intérieur du scénario : écologie,
vie urbaine255. Pour les Yawanawa la situation était aussi
marché et peuples de l'Amazonie, une formule qui a été
critique, comme Aveda a financé la plantation de rocou,
répété par d'autres organisations dans la recherche de
l'entreprise a refusé de payer le travail effectué sur la
marketing commercial efficace pour les produits des forêts
plantation et l'entretien de leurs jardins.256
tropicales du Brésil et connecté à la fois à ses habitants
Un autre cas controversé a impliqué trois entreprises indigènes et à la protection de l'environnement. Terence
brésiliennes du secteur cosmétique et la population indigène Turner260 a examiné en détail les impasses de cette relation
Ashaninka. La question plus évidente concerne l'utilisation d'affaires. Sa critique la plus dure, cependant, est
- surtout comment gagner – les savoirs des populations concernent les problèmes d'utilisation de l'image et des
amazoniennes257. Les Ashaninka ont participé dans les
Conhecimento e Cultura: práticas de transformação no mundo
254
Voir: Coelho de Souza, Marcela (2010) p. 20 Op. Cit. indígena. Marcela Coelho de Souza; Edilene Coffaci de Lima,
255
Voir: Clay (2002) p.44 Op.Cit. CAPES, 2010 p.63-93.
256 258
Voir: Waddington (2002) p.193 Op.Cit. Ibid. p.71
257 259
Voir: Pimenta, José. O sabonete da Discórdia: Uma Ibid. p.72
260
controvérsia sobre conhecimentos tradicionais indígenas. In: Turner (1998) Op.Cit.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

gains réalisés par The Body Shop en raison de la «publicité heures, les résidents peuvent conserver le poisson, la viande
gratuite« que sa stratégie a générée. Bien que l'entreprise ait et les boissons réfrigérer. C'est aussi durant cette période
payé une valeur de marché supérieure de l'huile de noix que les habitants se rassemblent pour regarder la télévision.
extraite et les bracelets faits par les Kayapó qui ont été
revendu dans les magasins au monde entier, The Body
Shop n'a pas à payer les partenaires amazoniens pour ce qui
a été sans aucun doute le plus grand bénéfice de
l'entreprise: le retentissement médiatique de sa stratégie
innovatrice dans l'Amazonie et toute la retombée
symbolique en termes de prestige et d'image que l'entreprise
a gagné sur le marché.
Les exemples ethnographiques présentées visent à informer
les différentes logiques à partir desquelles les entreprises
interagissent avec les populations amazoniennes. Dans ce
sens, on observe que les comportements des entreprises
sont conforment à une logique du développement durable et
des problèmes environnementaux. Ainsi, les intentions de
participer au marche vert, appuyées par le nouvel ordre
économique du capitalisme, font que les entreprises
cherchent de nouvelles solutions dans lesquelles les
relations avec les populations amazoniennes sont une réelle
possibilité d'associer l'image associée à la protection de la
nature.
En d'autres termes, la mise en place d'un accord commercial
avec les peuples de l'Amazonie permet aux entreprises, leur
entrée dans le monde de la durabilité sur le thème de
l'environnement. L'exploration de l'image de ces
populations n'est pas seulement nécessaire, mais elle est
devenue obligatoire. La connexion de l'entreprise avec
l'image de l'écologie, à travers des relations commerciales
avec les peuples de la forêt, apparaît comme un avantage
majeur pour les entreprises. La source d'inspiration
symbolique devient alors inépuisable et se déroule à
l'intérieur de nouvelles stratégies. Dans la section suivante, En regardent la publicité à la télévision, les collecteurs de
je propose de discuter certains aspects concernant noix observent leurs propres images et non celles de lieux
l'utilisation de l'image et de son effet sur l'observation de la éloignés ou des habituels biens de consommation. Ils sont
relation entre les castanheiros d'Iratapuru et l'entreprise particulièrement attentifs à la publicité de l'entreprise
Natura. Natura et s'expriment dans une humeur euphorique et
facétieuse à son sujet. La lumière et la fumée blanches
jaillissent de l'intérieur vert foncé de la forêt. Au loin, on
Paiement partiel, rentabilité totale entend les tambours tonitruants, les bruits et les
La Village São Francisco do Iratapuru est situe sur la grognements d'animaux qui se cachent. L'arbre de la noix
frontière de les États de l'Amapá et du Pará, dans du Brésil s'impose dans le paysage, le feuillage est dense,
l'Amazonie orientale brésilienne. Ses habitants n'ont pas on observe du haut du ciel son majestueux tronc. La terra
accès à l'électricité. La petite communauté, en raison de preta d'amazonie, bordée de noix et ouriços, abrite
l'isolement et les conditions géographiques, ils ne sont pas également les castanheiros - les résidents de la
encore obtenu l'installation de câblage électrique qui’ils communauté São Francisco do Iratapuru - se transforment
demande depuis des années261. Pour l'instant, le quelques secondes en «artistes de la télévision,« comme ils
gouvernement de l'État et de la municipalité à fournir à la se définissent eux-même. Dans la scène suivante, les mains
communauté une quantité limitée de huile, qui permet des femmes frottent les noix, ce qui forme un lait blanc
l'accès à l'électricité à travers le fonctionnement d'un crémeux et somptueux et le narrateur annonce: «La forêt
générateur pour quelques heures dans la soirée 262. En ces détient ses secrets. Les secrets que la Natura Ekos apporte
pour les cheveux avec le valeur nutritive des noix, pour
261
Il est à noter qu'une centrale hydroélectrique a été construite créer une nouvelle gamme de produits pour le corps qui
près du village Iratapuru. Le hydroélectrique de Santo Antônio da apporte des avantages précieux (...)»263
Cachoeira, cependant, n'est pas destiné à fournir de l'électricité
aux résidents, qui deviennent l'objet de d'indignation de la part de Cependant, tous les castanheiros ne sont pas les
la communauté. La possibilité d'offrir l'énergie était en cours de protagonistes de ses belles images qui font référence à un
négociation au cours des travaux menés en Décembre 2011, la ensemble romantique de la vie a la forêt et au travail de
question a été discutée lors d'une réunion entre les techniciens de collecte de la noix. Si dans certains endroits, le
l'IBAMA, les ingénieurs d'usine et les résidents de la
communauté. avec cette utilisation, en faisant valoir que l'huile doit être utilisé
262
L'huile fournie par le gouvernement de l'Etat est également uniquement pour lês besoins de la communauté, et, pour les
utilisé pour assurer le bon fonctionnement de la coopérative bénéficier de plus d'heures d'énergie chaque jour.
263
(COMARU), dont l'activité principale est l'extraction de l'huile de Selon propagande commerciale de l'entreprise Natura pour la
noix pour vendre a Natura. Certains résidents ne sont pas d'accord divulgation des produits cosmétique Ekos.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

castanheiros «célèbres« se sentent fiers de voir leur image à partir de ces nouvelles lignes directrices, la Natura s'efforce
l'écran, diffusée partout au Brésil, chez d'autres ces images de créer des nouvelles produits et de fournir aux
sont soumises à l'inconfort et à l'embarras. Une des familles consommateurs des cosmétiques naturels obtenus selon des
qui vit dans la communauté depuis plusieurs années, principes écologiques et responsables. Avec cet objectif elle
évoque le fait que la réalité à Iratapuru est nettement a lancé en 2000 une nouvelle ligne de cosmétiques appelée
différente de ce qui apparaît à la télévision. Trois de leurs Ekos, sur la base de ce que l'entreprise appelle la
enfants sont malades et sa famille dépend des programmes technologie verte. La ligne de produits Ekos représente un
d'aides du gouvernement fédéral (bolsa família) et ils ne changement important pour la Natura. Son principe de base
peuvent pas vivre avec le revenu insuffisant de la collecte est l'utilisation de matières premières brésiliennes, achetées
des noix, qui a concerné uniquement deux mois de l'année dans le cadre de «développement durable», un concept qui
2011. La famille travaille avec d'autres castanheiros pour offre de nombreuses ambiguïtés mais considéré comme l'un
huit euros par jour. Ils ont aussi la possibilité de travailler de ses principaux objectifs.268.
dans l'usine de la coopérative, où dans ce cas ils reçoivent 1
Le lancement de Ekos permet la première rencontre de la
euro pour chaque kilo de noix du brésil retiré de l'écorce264.
Natura avec une population amazonienne – les
La relation entre l'entreprise Natura et les castanheiros castanheiros d'Iratapuru. Actuellement, l'entreprise a
d'Iratapuru, maintenue au cours des 10 dernières années, a conclu des accords avec 25 autres communautés dans
connu plusieurs transformations et changements. Les différentes régions du Brésil, en vertu de l'argument selon
résidents sont conscients de la relation avec l'entreprise au- lequel « Natura Ekos soutient le développement social, le
delà de la formalité institutionnelle. Bien que tous ne font renforcement de l'économie, l'inclusion sociale et la
pas partie de la coopérative beaucoup de familles sont durabilité environnementale de toutes les communautés
impliqués dans la fourniture de l'huile pour la entreprise de concernées , la construction d'une réseau dans lequel tout
cosmétiques. Les résidents de la communauté ont garanti le le monde gagne » 269. Tout le monde gagne, du point de vue
droit de demeurer sur le territoire de la réserve en 1997. de l'entreprise, donc c'est précisément elle qui détient la
Depuis, ils ont la possibilité de maintenir leur mode de vie possibilité de tenir compte de ces gains et les rendre publics
dans les milieux forestiers265, la préservation de ses - son groupe d'investisseurs , les consommateurs et le grand
pratiques de collecte et de commercialisation de la noix du public. Pour les castanheiros, tous ne reçoivent pas de la
Brésil. même façon leurs salaires. L'organisation actuelle de la
coopérative COMARU 270 - coopérative mixte de
Durant les années 90, la Natura a pour but d'améliorer leur
producteurs et de extraction de noix du Brésil de la fleuve
entreprise et son expansion au Brésil, a procédé à une
Iratapuru – qui aujourd'hui, ne vend que par l'entreprise
profonde restructuration, dont l'objectif principal était de
Natura, ne soutient pas toutes les familles de la
développer des formules qui contiennent des ingrédients
communauté, et beaucoup d'entre eux préfèrent encore
naturels. L'ECO 92266 a été essentiel dont la préoccupation
vendre leurs noix à des intermédiaires, en partie grâce à une
avec la nature être établis plus intensément dans les
stratégies de l'entreprise: «Ce point de vue a imprégné la
Natura, Il existait en tant que principe, comme la croyance,
mais ce n'est que cette fois que ces questions ont commencé 268
Plusieurs études montrent comment obscure, ambiguë et
à matérialiser en termes de développement durable«267. A contradictoire est la notion de «développement durable», un
concept qui est apparu fortement en 1987 lors d'une réunion de la
264
Posséder une castanhal c'est avoir le droit d'explorer une zone Commission mondiale sur l'environnement et le développement
spécifique définie par les castanheiros. En dépit d'être une règle (CMED), également connu sous le nom de Commission
«informel» est rigoureusement suivie par les familles. Le Brundtland, est la définition proposée qui guide plusieurs
processus de délimitation des espaces de collecte de noix du brésil entreprises y compris Natura. Pour un point de vue critique de
par la communauté est complexe et ne sera pas l'objet d'une cette notion voir: Smyth, Luke. Anthropological Critiques of
description dans ce texte. sustainable development. Cross-Section V. VII, (2001); Redclift,
265
La période de collecte est longue (compris entre 1 et 3 mois) et Michaell. Sustainable Development and the market: a framework
loin de la communauté. Il est maintenu dans la forêt amazonienne for analysis. Futures, 1998; Le Tourneau, François-Michel;
dans des espaces appelés colocações florestais. Ainsi, chaque Greissing, Anna. A quest for sustainability: Brazil nut gatherers of
membre de la famille est consacré à des tâches spécifiques: la São Francisco do Iratapuru and the Natura Corporation. The
chasse, la pêche, la préparation des aliments, la fabrication de Geographical Journal 176, 4, pp.334-349, (2010); Le Tourneau,
paniers, etc. Cette dynamique crée un processus d'apprentissage et François-Michel; Kohler, Florent. Meu coração não mudou.
de transfert des connaissances et des pratiques aux membres de la Desenvolvimento sustentável pragmatismo e estratégia em
famille plus jeunes. Pour une discussion centrée sur le système de contexto amazônico tradicional. Revista Ambiente & Sociedade,
colocações dans la forêt amazonienne voir: Almeida, Mauro Campinas v. XIV, n. 2 p. 179 -199 jul.-dez. (2011); Kattel,
William Barbosa. As Colocações: Forma social, sistema Shambhu Prasad. Sustainability or sustainable development: na
tecnológico, unidade de recursos naturais. Dossiê – Amazônia: anthropological perspective. Occasional papers in Sociology and
Sociedade e Natureza. Revista mediações, Londrina, V.17, n1, Anthropology, V. 9, pp.258-277, (2005)
269
p.121-152, Jan/Jun, (2012). Voir: http://www.naturaekos.com.br/rede-ekos/conheca-nossas-
266
La Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le comunidades-fornecedoras/
270
développement (CNUED) également connu comme ECO-92. A eu Pour une approche géographique et anthropologique sur la
lieu du 3 au 14 Juin de 1992 à Rio de Janeiro et a rencontré des création de la Réserve et de la Coopérative (COMARU) voir:
centaines chefs d'Etat qui étaient à la recherche de moyens pour Greissing, Anna. L’enjeu de La Biodiversité: l’exemple de
concilier le développement socio-économique avec la l’entreprise brésilienne Natura em Amazonie. In: François Bost et
conservation et la protection de l'environnement. Cette conférence Sylvie Daviet (org). Entreprise et Environnement, quels enjeux
a été en grande partie responsable de la mise en place de la notion pour le development durable?. Press Universitaire de Paris Oest,
de développement durable. (2011) et aussi Le Tourneau, François-Michel; Greissing, Anna;
267
Selon le directeur de Natura, responsable des relations avec les Kohler, Florent; Picanço, José Reinaldo Alves. Iratapuru et la noix
communautés traditionnelles, dans une conférence tenue le 4 du Brésil : une expérience de durabilité en Amazonie brésilienne.
Septembre 2011, à Porto Alegre, Brésil. Cybergeo – Revue Européenne de Geographie, (2008).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

meilleure prix de vente271, en raison de désaccords ou de référence à la collectivité et jamais à l'individu. En d'autres
conflits entre les membres de la communauté. termes, il paie pour l'utilisation individuelle de l'image d'un
castanheiro, mais l'entreprise se sert de la représentation
Les castanheiros reçoivent leurs payements de différentes
collective, c'est à dire de tout un ensemble de familles
manières par les accords commerciaux qu'ils ont avec
vivant dans la même région et qui est également engagée
Natura: a) en raison de l'achat de l'huile de noix du Brésil
dans la collecte de noix.
négocié dans le contrat avec le coopérative COMARU, b)
sous la forme de la restitution pour l'utilisation / accès aux Bien que cette action puisse être comprise comme un
connaissances traditionnelles (pratiques traditionnelles de moyen intéressant de générer des revenus pour les
cueillette de noix) et c) en raison de la cession des droits à collecteurs, et aider à la diffusion de l'entreprise des
leurs images. Chacun de ces accords contient sa propre cosmétiques, à l'échelle microscopique, même si les deux
complexité et le paiement est négocié et effectué parties semblent satisfaits avec des accords relatifs à
différemment272. Dans cette rubrique, je propose une l'utilisation de l'image, cependant, d'élargir la échelle, nous
réflexion sur le mode par rapport à l'utilisation, la propriété pouvons nous demander quels sont les effets et les
et les paiements effectués au titre de droits d'utilisation de conséquences de l'utilisation et de l'appropriation en termes
l'image de certains membres de la communauté, il est avant de gains, à la fois pour l'entreprise et pour certains membres
tout, le droit à la représentation des castanheiros a partir du de la communauté. Les castanheiros élus représentent
paiement de droits individuels pour l'utilisation de leurs finalement l'ensemble du groupe et de l'activité collective
images. En outre, il est possible de penser les gains dans le territoire qu'ils habitent. Les « élus » se montrent au
provenant de l'utilisation de ces images par l'entreprise en lieux d'autres. Ils représentent la totalité d'une pratique
termes d'augmentation de leur valeur sur le marché des collective (la collecte de noix) et d'un espace partagé
cosmétiques. collectivement (RDS - Réserve de Développement Durable
Iratapuru).
C'est bien de noter que les termes de ces accords, bien que
négociés entre les deux parties, sont formulés à partir de la La circulation des images peut être considérée comme le
logique Euro-américain de contrats et de droits. Autrement plus important attrait commercial et de marketing pour les
dit, les contrats sont rédigés par des avocats de l'entreprise, entreprises. Dans les images qui circulent, ils vendent la
les paiements sont effectués à partir des éléments de nature sous forme de produits de beauté, où l'image des
l'organisation en termes d'entités juridiques (institutions, peuples de la forêt, ainsi que les matières premières qu'ils
coopératives, associations) et le fonctionnement de tous les offrent, est devenu indispensable. Bien que leurs revenus
accords repose sur la rubrique de le modèle occidental de la soient comptabilisés en termes d'augmentation des ventes,
propriété. Au début, ces accords nous font voir ce qui nous devons attirer l'attention sur la grande avantage pour
pourrait être considéré comme les plus grandes asymétries les entreprises: leur marque et leur image au marché. La
de ce genre de relation. La rationalité de ces accords sont marque Natura, évaluée à plus de 7 millions de dollars en
nécessairement la rationalité des affaires économique. 2011274, a construit son prestige, sa stabilité et sa
reconnaissance nationale et internationale grâce à cet
Dans la célèbre fable de Mandeville273, ce sont les intérêts
ensemble complexe de stratégies démarrage. Pour qu'elle
individuels qui agissent de manière non intentionnelle pour
soit autant distinguée la relation avec les populations
la promotion du bien-être collectif ou l'intérêt public. Dans
amazoniennes apparaît comme un élément essentiel.
la relation entre l'entreprise Natura et la population
d'Iratapuru, c'est exactement le contraire qu'il se produit. Cette discussion ne dévoile qu'une infime partie d'un
L'attribution des contrats d'utilisation de l'image et le problème plus complexe. L'entreprise vend – et gagne - un
paiement attribué à la personne qui offre son portrait peut idéal qu'elle construit et dans lequel la représentation
être considérée comme l'une des grandes asymétries imaginaire des populations vivant dans la région de la forêt
d'accords impliquant l'utilisation d'images entre les amazonienne apparaît comme essentiel. Cela nous amène à
entreprises et les populations d'Amazonie. Le paiement se un problème anthropologique déjà connu: l'exploitation de
fait par l'attribution individuelle de droits, versé directement l'image et le droit de représentation des peuples
à celui qui donne son image à l'entreprise. La difficulté est autochtones. Infligées par les contradictions ou
liée précisément au fait que ce type de représentation fait radicalement représenté comme plus faible dans un passé
pas si lointain, maintenant ces peuple sont présentés comme
271
En 2011, par exemple, la Coopérative a payé par hectolitre de les «gardiens de la forêt» au service d'une économie de
noix du Brésil (environ 45 kilos) de la valeur de 75,00 reais, alors marché axée par la logique environnementale. La primauté
que dans les intermédiaires ou marché de Laranjal do Jari, un de l'un, face a l'autre, est identique, en dépit de nombreux
castanheiro pourrait atteindre jusqu'à 160,00 reais par la même efforts pour garantir les droits et la dignité de ces
quantité. personnes, leur marchandisation matériel et symbolique
272
Juste pour donner un bref aperçu de cette dynamique, le
continue de recevoir de nouveaux avatars.
paiement pour l'achat de l'huile de noix, par exemple, se fait par
BASF. Dans le cas d'un paiement pour l'accès aux connaissances Alcida Rita Ramos est sévère en analysent les peuples
traditionnelles, le dépôt est effectué à la communauté Iratapuru d'Amazonie et les intérêts des marchés axés sur la logique
traves de l'association et aussi au fonds Natura Iratapuru (gérée et de la durabilité de l'environnement 275. Comme nous l'avons
contrôlée par Natura).
273
Publié en 1723, la Fable des abeilles de Bernard Mandeville,
274
argumente que les intérêts individuels peuvent spontanément Évaluation annuelle par l'entreprise Interbrand et publié dans
générer des bénéfices publics. Cette idée a été très influente dans www.rankingmarcas.com.br. Natura a été considérée comme la
la naissance de l'économie. Adam Smith, a trouvé comme un sixième marque la plus importante au Brésil.
275
élément explicatif de l'idée qu'une «main invisible» donnerait un Voir: Ramos, Alcida Rita. The commodification of the Indian.
ordre naturel des relations impersonnelles du marché. Cette In: Human Impacts on Amazonia: the role of tradicional
formulation peut être considérée comme fortement influencé par Ecological Knowledge in Conservation and Development. Daniel
les propositions précédentes de Mandeville. Addison Posey and Michel J. Balick (orgs.) Columbia University

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

vu, la marchandisation de leur art, leur image (Indiens, difficultés, des malentendus et des frustrations. Si nous ne
castanheiros etc.) et de leurs produits (noix, le rocou, pouvons pas nier que les deux parties gagnent quelque
murmuru, etc.), finissent par servir un large éventail chose en signant ces accords, nous ne pouvons ignorer
d'intérêts de différents parti. Ainsi, ces populations l'inégalité des gains obtenus pour les uns et les autres.
continuent d'être traitées comme des marchandises et elles
Ces discussions font partie d'un débat beaucoup plus
doivent se confronter à l'emprise élaborée par des
épineux et qui sont loin d'apparaître comme un consensus
entrepreneurs, des scientifiques, des ingénieurs, des
dans la littérature anthropologique. Il s'agit de controverses
environnementalistes. Les populations amazoniennes,
concernant le droit à la propriété intellectuelle et à la
contraintes de justifier la défense de leurs terres et de la
commercialisation de «produits culturels». Bien qu'il
sécurisation de leurs territoires, répondent malgré eux par
s'agisse d'une controverse au sein de la discipline, Il existe
des manœuvres en marketing qui révèlent la fragilité de
un accommodement où les anthropologues semblent
leur statut.
d'accord: la sensibilité du travail anthropologique ainsi que
sa lutte acharnée pour les droits des personnes qui ont
Conclusion: L'exotisme professionnel toujours vécu en marge, ont conquis à la possibilité que ces
peuples conquis le minimum de dignité et de
Nous avons tenté de discuter dans ce texte les controverses
reconnaissance. En ce sens, il est prévu que l'anthropologie
qui émergent dans les relations entre les entreprises et les
ne peut jamais abandonner la volonté de comprendre ces
populations amazoniennes. Les attentes distinctes générées
rencontres complexes entre la rationalité occidentale et des
par ces accords commerciaux et les différents paramètres à
peuples qui préservent d'autres formes de vie et de pensée.
partir desquels chaque partie gère l'autre, posent quelques
problèmes. Les exemples ethnographiques des autres
chercheurs, alliés à mes données de terrain, permettent
d'atteindre les problèmes les plus fréquents de ces accords
commerciaux. Les entreprises guidées par la rationalité
économique sont imperméables à l'altérité des autres modes
de pensée, contrôlant ainsi tous les aspects de la relation, en
particulier, l'utilisation des ressources financières allouées
aux peuples amazoniens. Ce fait explique l'embarras des
entreprises à traiter avec d'autres formes de vies et de
pensées. Paradoxalement, les entreprises se plaignent de
difficultés techniques et pratiques pour traiter
commercialement avec les peuples de la forêt. Les
différences, comprises et soulignées telles que les
différences culturelles, sont essentielles dans les stratégies
de diffusion des innovations par les entreprises. Le
paradoxe réside dans la difficulté qu'ils ont de traiter
l'exotisme qu'ils recherchent depuis le départ, avec le
professionnalisme exigé de leur statut d'entreprise.
Nous sommes confrontés aux autres dilemmes lorsque nous
réfléchissons sur les moyens d'utiliser les images et le droit
de représentations de ces populations. Les formes
d'organisation juridiques, peu préparées à faire face à des
relations qui impliquent les populations d'Amazonie, fait
accentuer les asymétries de ces accords pour permettre à
une entreprise de payer individuellement l'image des
personnes, mais, en retour, obtiennent l'ensemble du groupe
qui représenté. Par conséquent, bien que nous puissions
tenir compte des gains de l'entreprise en termes de ventes
de produits, il est difficile de compter leur gains en termes
de valeur de marque, prestige et réputation au marche, des
aspects très appréciés par les gens des affaires.
D'une part, les populations amazoniennes, en raison des
accords avec les entreprises, envisagent un moyen
d'améliorer leur vie et d'augmenter les ressources limitées
dont ils disposent. De l'autre, les entreprises recherchent
avec ces populations la possibilité de créer de nouvelles
formes d'activités et d'assurer leur participation dans les
marchés où elles opèrent, à travers ce type de stratégie elle
peut réussir à produire une image de l'entreprise
socialement et écologiquement responsable. En surface, on
voit des acteurs distincts qui se rencontrent et s'entendent
sur la mise en place de ces partenariats commerciaux, mais
au fond de ces relations il demeure un grand nombre de
Press, (2006).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration Faisons d’abord l’état des lieux du traitement des déchets
municipaux dans l’UE27283. Le recyclage et le compostage
Bérengère HURAND, Professeur agrégée de philosophie,
– internalisation – sont des pratiques de pays riches
Académie de Paris
(Allemagne et Autriche : 62%) ; plus un pays est pauvre,
plus les déchets municipaux sont mis en décharge (Serbie et
« Les crises écologiques se traduisent le plus souvent par la
Bosnie : 100%). L’incinération elle aussi est corrélée à la
disparition de tout extérieur au monde humain, de toute
richesse du pays (Norvège : 57%). Mais le volume des
réserve pour l’action humaine, de toute décharge où l’on
déchets entre également en compte : si la Bulgarie met en
pouvait jusqu’ici, selon le délicieux euphémisme inventé
décharge 94% de ses déchets et le Danemark 4%, le
par les économistes, externaliser les actions. On a plus
premier pays n’en produit que 375 kg/hab. contre 718
d’une fois remarqué ce paradoxe : le souci de
kg/hab. pour le second. L’incinération est donc un choix
l’environnement commence au moment où il n’y a
industriel coûteux pour résoudre un problème de gros
justement plus d’environnement, cette zone de la réalité où
volume de déchets : c’est clairement une alternative à la
l’on pourrait sans souci se débarrasser des conséquences de
mise en décharge, mais il ne s’agit pas d’internalisation
la vie politique, industrielle et économique des humains. »
pour autant. Ainsi, si on veut dégager une tendance, elle ne
Bruno Latour, Politiques de la nature276.
sera pas en faveur d’une plus grande internalisation, mais
d’une externalisation diversifiée. Par ailleurs, on peut se
Etat des lieux, questionnement, perspectives.
demander si le gros volume des déchets est la cause ou
Les déchets, c’est d’abord une masse considérable. France
l’effet de ce traitement industriel. Est-ce le niveau de
2010 : 355 millions de tonnes277 = 5,5 t/habitant = 15
consommation qui fait produire des déchets, ou bien
kg/j/habitant. Une masse dont on ne peut désormais plus se
l’existence d’infrastructures permettant leur traitement ? A
débarrasser par la mise en décharge ou l’incinération
cet égard, le recyclage industriel est-il une alternative
systématiques : si le code de l’environnement de 1975
crédible pour réduire la production (Allemagne : 597
définissait comme déchet « tout bien meuble abandonné ou
kg/hab) ?
que son détenteur destine à l’abandon », la loi du 13 juillet
Il est donc permis de se demander si l’internalisation dans
1992 introduit une différence entre « déchet » et « déchet
les circuits industriels, si on arrive à la développer, est une
ultime », dont on ne peut rien faire, qui n’est pas
bonne méthode pour la réintégration politique des déchets
valorisable278. L’abandon n’est plus le fait de l’arbitraire du
dans le collectif. Car cette dernière tient surtout au
propriétaire du déchet : il est décidé par défaut de solution
changement de la représentation sociale du déchet. Or on
technique. La qualification de déchet ne le renvoie donc
voit mal ce que pourrait apporter, de ce point de vue, le
plus dans un lieu extérieur à la politique, dans le vide
recyclage ou le compostage, par rapport à l’élimination.
juridique de l’abandon : le déchet est une matière gérable
Bien sûr, il faut encourager le tri des ordures. Mais on a
qui a un « devenir économique »279. Il y a 15 ans,
jeté, on jette toujours, avec bonne conscience encore !
McDonough et Braungart mettaient au point le concept
Redéfinissons : l’internalisation est le mouvement inverse
industriel du Cradle to cradle280 ; dans l’esprit du C2C, on
de l’externalisation, c'est-à-dire de l’abandon. Sans
parle aujourd’hui d’« économie circulaire », « système de
abandon, pas de déchets, pas de multiplication des déchets.
production et d’échanges prenant en compte dès leur
Or mon hypothèse est que, parce que nous avons laissé
conception la durabilité et le recyclage des produits ou de
l’industrie gérer le flux des déchets et, récemment, leur
leurs composants281. » Réduction à la source et valorisation
internalisation, nous sommes engagés durablement dans
optimale des déchets deviennent les objectifs de la politique
une impasse politique qui nous empêche encore d’endiguer
européenne282 : ainsi, dans l’internalisation industrielle,
l’abandon, et d’intégrer les déchets dans le collectif.
semble prendre corps la formidable dynamique de la loi de
1992, qui clôt un siècle d’externalisation.
Contexte historique de l’industrialisation du traitement
Est-ce là la première étape d’une intégration des déchets,
des déchets
objets et matières abandonnés, dans le collectif ? Sommes-
Barles284 montre que c’est au tournant des XIXe et XXes. que
nous en train de leur donner une voix politique ? Nous
s’opère la transition entre un traitement artisanal des
avons là un sujet de réflexion à la fois urgent et profond
déchets urbains par les chiffonniers, dont l’exploitation
pour l’écologie politique, telle que la définit Bruno Latour.
fournit de nombreuses matières à la première révolution
industrielle285, et un traitement rationalisé à grande échelle.
276
C’est surtout à la dévalorisation économique des déchets et
Latour, Politiques de la nature,1999, p. 93.
277 à leur abandon (les citadins veulent qu’on les en débarrasse)
2013, CGDD, MEDDE.
278
Loi du 13 juillet 1992, art. 1er : « Est ultime au sens de la que l’on doit cette mutation. D’où le retrait progressif des
présente loi un déchet, résultant ou non du traitement d’un déchet, acteurs traditionnels du traitement des déchets, la « crise du
qui n’est plus susceptible d’être traité dans les conditions chiffonnage »286.
techniques et économiques du moment, notamment par extraction
283
de la part valorisable ou par réduction de son caractère polluant ou 2013, Eurostat.
284
dangereux. » Sabine Barles, L’invention des déchets urbains. France 1790-
279
La Responsabilité Elargie du Producteur par exemple (élaborée 1970, 2005.
285
sur le principe du « pollueur payeur »), imaginée par l’OCDE dans « La valorisation des sous-produits est une des caractéristiques
les années 70 et élargie dans les années 90 à de nombreuses essentielles de la première industrie chimique », id, p. 233.
286
filières industrielles, vise à internaliser les coûts de collecte, de Barles (op. cit., p. 212 sq.) : le vrai recul de la profession date
recyclage et de traitement de certains produits tout au long de leur en fait du début des années 30 : la crise économique qui fait
cycle de vie. baisser le coût des matières premières, certaines mutations
280
William McDonough et Michael Braungart, Cradle to cradle, industrielles, les nouvelles poubelles parisiennes mises en service
2002, p. 92. en 1925 et les nouvelles bennes-tasseuses de 1936, tous ces
281
Définition du Conseil National des Déchets. facteurs entravent l’activité. La première conséquence de son recul
282
COM(2011). est une augmentation du volume des ordures, qui rend d’autant

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Quant à l’hygiénisme, il pousse sur les ruines de la Ce façonnement des esprits n’a rien d’étonnant :
valorisation économique. Les déchets ne deviennent sales et culturellement, le terrain était tout préparé, et c’est un
dangereux que quand ils ne sont plus utilisés : de déchets heureux hasard que les circonstances historiques aient
transitoires, ils deviennent « absolus » ou « ultimes ». Au permis aux innovations techniques de faire écho à la
XVIIIe, rappellent Barles et Harpet 287, le mot « déchet » dimension symbolique archaïque du feu purificateur,
contient seulement l’idée de perte, de diminution. Au XIXe, désinfectant, neutralisant l’immondice295. Dans la maîtrise
on lui ajoute le sens de dépréciation ; mais jamais il ne du feu, il y a quelque chose de prométhéen, de
renvoie à quelque chose qu’on abandonne288. Bien sûr, il y a démiurgique, qui fascine depuis longtemps ; l’incinérateur
du déchet inutile ; mais « les termes déchet, résidu, voire promet de simplifier les matières, dépolluer en neutralisant
débris, ne sont pas attachés à cette inutilité 289 ». C’est ce qui contamine, rendre la matière vierge de toute
seulement à la fin du XIXe que le déchet « tend à englober transformation : « la gamme étendue des milliers de
tous les excreta urbains : boue, immondices, ordures, formules chimiques différentes, des combinaisons
balayures etc.290 » ; on ne parle alors plus d’utilisation mais multiples, est ramenée à deux types de molécules simples,
de traitement, plus de réutilisation mais d’élimination, de l’eau et le dioxyde de carbone296. » Enfin, c’est de manière
destruction, de désintégration. « D’état transitoire, le autrement plus efficace que l’incinération répond au
déchet, comme l’eau usée, devient un état final, une principe d’occultation de l’enfouissement.
externalité urbaine, qui traduit un abandon291 ». La fin de
l’épandage des gadoues par exemple, s’explique par la Effets sanitaires, sociaux et politiques du traitement
concurrence avec l’industrie chimique et l’importation du industriel des déchets
guano, qui rendent les engrais naturels moins rentables et En France, l’option de l’incinération est confirmée par les
leur recours plus difficile ; et par le fait qu’on cesse de chiffres les plus récents (2008 : 32%, 2011 : 35%), et par le
penser que les intérêts de l’agriculture convergent avec fait que ce traitement est encore très épargné par la TGAP :
ceux de l’épuration. Devant le flux incessant des eaux usées seuls 3% des tonnages incinérés sont soumis au taux plein,
qui continue de menacer la salubrité, le discours hygiéniste avec un niveau moyen de taxation de 2,8€/t.297. En 2010, le
prône alors la désinfection, et l’épuration biologique parc français d’UIOM était le plus grand d’Europe : 129
artificielle se généralise dans les années 1930. usines, dont 114 avec récupération d’énergie. La plus
L’élimination industrielle succède au recyclage industriel, vieille usine en activité date de 1968, révélatrice d’un
accueillie par le même enthousiasme de la croyance au équipement massif des années 70-80 : 103 UIOM en 1975,
progrès. 310 en 1989. L’incinération apporte une solution à grande
échelle au problème des déchets – solution optimale,
Dans ce contexte, l’incinération apparaît comme une radicale.
solution miracle. « L’incinération officielle débute pour − Réduction du volume de 90% et de la masse de 70%.
Paris, à Saint-Ouen, en 1907292 ». Selon les médecins, − Réduction de la nocivité des déchets ; stérilisation.
l’incinération présente peu d’inconvénients, fumées et − Production d’énergie de récupération (chauffage urbain
odeurs sont négligeables ; et dans les années 1910, on et électricité), donc réduction de l’utilisation des
développe ce qui deviendra son débouché principal : la ressources fossiles298.
récupération d’énergie293. Convergent alors trois intérêts : Mais cette solution n’est pas sans inconvénients.
intérêt public (hygiène), intérêt économique (le service se − Emission de polluants atmosphériques (dioxine,
paie, la valorisation est possible), et intérêt industriel (celui métaux lourds, gaz acides, poussières). La combustion
du corps des Ponts et Chaussées). L’élimination des déchets fait apparaître de nouvelles combinaisons chimiques ;
par voie industrielle devient ainsi une véritable obsession ainsi la dioxine, dérivé du chlore résultant de la
pendant une trentaine d’années294. combustion incomplète des PCB. Ce problème
concerne surtout les vieilles installations ; entre 1995 et
2006, les émissions de dioxines ont été divisées par
plus nécessaire la prise en charge publique. 100.
287
Cyrille Harpet, Du déchet : philosophie des immondices, corps, − Problème des sous-produits : la disparition n’est pas
ville, industrie, 1998, p. 47 sq. totale. Reste 10% du volume, 30% de la masse :
288
« Ces déchets […] sont certes la chute d’une industrie, mais cendres et résidus d’épuration des fumées (30 kg/tonne
souvent la matière première ou accessoire d’une autre, ou de
de déchets), mâchefers (250 kg/tonne), métaux ferreux
l’agriculture », Barles, op. cit., p. 233.
289
Barles, op. cit., p. 234. et non ferreux, résidus liquides pour certaines
290
Barles, op. cit., p. 244-245. installations.
291
Barles, op. cit., p. 246. Ces deux premiers problèmes sont techniques, des solutions
292
Barles, op. cit., p. 186. existent. Le regard élargi nous montre en revanche un
293
Sont ainsi construites des usines multifonctionnelles qui 295
assurent à la fois le broyage des ordures, la production de Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, p. 151. Le feu fascine
« poudreau », le tri des matières valorisables, et l’incinération du au point que les fumées industrielles mettront très longtemps à
reste, produisant de l’énergie. A Nice en 1923, « un élevage de inspirer de la méfiance : au XVIIIe, « le feu de l’industrie implantée
porcs, poules et canards est adjoint à l’usine, les animaux étant au cœur de la ville pourrait, au dire de certains, corriger les
nourris par les résidus alimentaires » (Barles, op.cit., p. 188). A émanations de la foule putride, les vapeurs de l’immondice », p.
Belfort en 1937, « l’installation est voisine d’une station 100.
296
d’épuration, d’un abattoir et d’une piscine », (p. 222). Harpet, op. cit., p. 429.
297
294
Dans les années 60, la question des déchets « se posait surtout CGDD, 2013. Le Plan d’action national déchets (2009-2012)
en termes d’élimination. Il fallait que le déchet disparaisse le plus prévoyait la création d’une TGAP sur les incinérateurs de l’ordre
vite possible, en sentant le moins mauvais possible », Christian de 6,4€/t en 2012.
298
Mettelet (ancien directeur de l’Agence Nationale pour la Les déchets issus de 7 familles assurent le chauffage et l’eau
Récupération et l’Elimination des Déchets, fusionnée dans chaude d’une famille. En 2010 : 0,6% de la consommation
l’ADEME en 1991), 2013. nationale d’électricité.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

problème politique plus complexe, parce que lié au système électriques et électroniques) le Relais (textiles), ou les
qu’on a progressivement élaboré pour les régler. Ressourceries300.
3/ Fabrique de la société émétique 301. Depuis sa
1/ Restriction du choix. Pour rentabiliser une UIOM, il faut généralisation dans les années 60, l’incinération a façonné
la faire fonctionner au maximum de ses capacités. Le choix le comportement des usagers. Tout est jetable, et puisque
de l’incinération ne fait-il pas oublier les autres (recyclage, l’incinérateur nous « assure » de sa disparition, cela évite le
compostage) ? N’y a-t-il pas là une situation de monopole questionnement. Bon débarras ! La pratique de
dans le sens où parce qu’une option technique satisfait l’incinération semble avoir exacerbé une espèce
globalement les besoins et qu’on s’accommode de ses d’obsession sociale de l’élimination, qui pourrait avoir ses
inconvénients, aucune autre solution n’est sérieusement racines dans la fonction sociale archaïque de la
envisagée ? L’ADEME et la CGDD ne voient pas le consumation des richesses analysée par Mauss. Mais à
problème. L’incinération reste un traitement rapporter les pratiques de l’usager à cette dimension
« complémentaire » qui, s’il est ajusté aux besoins, anthropologique, on risque d’en manquer les causes
n’empêche pas de développer, entre autres, le compostage politiques ; d’autant que la tendance à l’élimination n’a
aérobie ou anaérobie (méthanisation) avec un digesteur jamais été complètement séparée de la volonté de valoriser.
industriel, l’isolation par le TBM des ordures à fort pouvoir Si on veut parler du profil anal de la société moderne, ce
calorifique et leur valorisation en Combustible Solide de sera donc sous les deux aspects de la personnalité décrite
Récupération à utiliser dans d’autres industries par Freud, fascinée par l’expulsion comme par le pouvoir
(cimenteries) en substitution aux énergies fossiles, etc. de la rétention.
Mais ces solutions restent industrielles et confortent le Grâce à la loi de 1992, la gestion des années 90 pourrait
système : il s’agit toujours de valoriser les produits de apparaître comme l’image inversée de celle des Trente
l’industrie, d’en augmenter le rendement, plutôt que Glorieuses. Reste à savoir si elle inverse vraiment la
d’inventer autre chose ; et pour tout cela, le gisement de tendance à l’élimination, ou si elle en explore une autre
déchets ne doit pas faire défaut 299. Illich disait déjà il y a 40 face. Rémi Barbier décrit les circonstances qui ont vu naître
ans qu’un système technique monopolistique, même et le tri sélectif des emballages ménagers : la société Eco-
surtout s’il est efficace, structure la société en fonction de Emballages est chargée par les industries concernées par la
ses propres exigences. Il y a un effet de seuil au-delà duquel loi d’organiser et de financer la collecte et le tri dans les
la gestion efficace crée davantage de problèmes qu’elle municipalités. Selon la REP, le producteur, c’est
n’en règle ; pas seulement des dégâts collatéraux, mais l’industriel ; mais « ce n’est que tardivement qu’une
aussi ceux-là mêmes qu’on veut régler. Ainsi, la gestion par inflexion vers la réduction à la source sera effectivement
des processus industriels du volume grandissant des déchets engagée302 ». C’est l’usager lui-même qui est d’abord
risque d’enclencher, si ce n’est déjà fait, une sorte de cercle responsabilisé. Ses pratiques quotidiennes sont analysées,
vicieux à double entrée. Soit l’incinération, par la magie de encadrées, normalisées. Mais il ne s’agit pas d’affiner son
la disparition, incite à produire plus. Soit on valorise les jugement critique ; il s’agit surtout d’assurer un gisement de
déchets par le moyen d’autres types d’infrastructures déchets prévisible et facile à exploiter. La sensibilisation a
industrielles de traitement, du type du TBM ou des usines pour but d’aider l’usager à se repérer dans ses propres
de recyclage ; cela augmente les matières ou l’énergie déchets comme un apprenti industriel : « au traditionnel
réintégrés dans le processus, et donc les déchets – même usager sans qualités […], l’impératif de recyclage substitue
recyclés. un producteur-trieur inséré dans une filière industrielle,
Dans La notion de dépense, Bataille comparait l’économie dont il faut construire et maintenir la performance 303 »
naturelle du gaspillage (la dépense improductive) à évaluée en kg/hab./an. « A l’issue du processus […], le
l’économie humaine qui ne veut rien perdre (la dépense déchet d’emballage s’est écarté de sa définition
productive). C’est peut-être, en effet, le fait de ne rien traditionnelle de "chose abandonnée" pour accéder au statut
vouloir perdre qui nous fait produire trop. Si l’intuition de de "chose qu’on transmet"304 ». « Des entités singulières
Bataille est juste, nous pourrions arriver à endiguer le accèdent à une "vie publique", elles sont saisies en rapport
gaspillage productif en cassant la filière de la réutilisation avec des exigences générales305. »
efficace et rentable, et en développant les filières non Victoire sur l’abandon, socialisation d’un ensemble
industrielles de l’artisanat, de la réparation, du réemploi, d’objets : n’est-ce pas là l’introduction des déchets dans le
qui pourraient jouer le rôle de fuites dans le système, collectif que nous appelions de nos vœux ? Non ; en
propres à enrayer la machine. s’aidant de la société pour internaliser les déchets-matières
dans le processus industriel, on a oublié de les faire entrer
2/ Dépossession économique. Le choix de l’incinération dans le champ du politique. L’usager reste indifférent à leur
semble avoir confisqué ce bien, cette « matière première sort, dont les ressorts lui restent étrangers ou abstraits. Il lui
urbaine », dont parle Barles, à tout un pan économique : la faudrait prendre conscience de l’hybridité des objets, à la
chiffonnerie a été interdite à Paris en 1946. C’est d’un fois utiles et inutiles, que les mécanismes de traitement
métier qu’il s’agit : l’industrie est incapable d’assurer la effacent. La frontière est encore trop étanche, la répartition
valorisation fine des déchets, ou la réparation en vue du encore trop rigide, entre le monde des objets dits utiles
réemploi. Heureusement, le réseau associatif se reforme (hors de la poubelle) et celui des matières que deviennent
petit à petit autour d’Emmaüs, Envie (équipements 300
Voir http://dvo.hypotheses.org/, La deuxième vie des objets.
301
Harpet, « Le mot et la matière : soubassements philosophiques
299
Il faut signaler la contradiction entre la volonté d’ajuster la du traitement des déchets par l’incinération », 2005.
302
dimension des UIOM aux stricts besoins (Grenelle de Rémi Barbier, « La fabrique de l’usager », p. 39.
303
l’Environnement) afin d’éviter la tentation de maximiser des Id., p. 39.
304
rendements, et le projet « d’augmenter le rendement des Id., p. 43.
305
installations d’incinération » par le tri effectué par les TBM de ce Barbier et Trepos : « Humains et non-humains : un bilan
qui autrement partirait à la décharge (ADEME, 2012). d’étape de la sociologie des collectifs », p. 52.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

les objets dits inutiles (dans la poubelle). Cet objet qui a


perdu son utilité, qu’a-t-il encore à dire, que peut-il encore
apporter ? Car les déchets ne sont pas tous aussi répugnants
ni dangereux ; ce ne sont pas tous, à proprement parler, des
ordures. Il est vrai que dès qu’on emploie le terme
« déchet », s’opère une homogénéisation sémantique qui
rend le jugement dissociatif difficile : « nous plongeons
dans l’univers du désordre, de l’informe, de l’indifférencié,
du pêle-mêle, du scabreux et du corrompu-corrupteur306 ».
Mais ce trait culturel est accentué par les dispositifs
techniques d’élimination et de recyclage, même s’ils
correspondent à des exigences sociales légitimes. Jeté,
inutile et sale se confondent désormais dans la poubelle qui
déborde.
Il faudrait opérer de nouvelles distinctions et de nouvelles
correspondances entre le jeté et l’inutile, l’inutile et le sale,
le sale et le jeté. L’intérêt du paradigme C2C, c’est qu’il
pense le cycle industriel à l’image du cycle naturel. Il
pourrait devenir le modèle des pratiques du citoyen
producteur de déchets, qui ne penserait plus son activité en
fonction des exigences de l’industrie, mais en fonction de
son inscription dans le cycle biochimique des matières.
Ainsi le compostage (étranger à nos pratiques bien que
facile à mettre en œuvre) ne serait pas pensé comme une
technique de traitement des déchets, mais comme la
réintégration féconde du produit de la culture dans la
nature.

Conclusion
La question des déchets est paradoxale de bien des points
de vue ; notamment la volonté d’élimination ou de
réduction des déchets par le moyen d’un système technique
qui les fait se multiplier, et les plie à son mode de
fonctionnement. Leur intégration dans le collectif suppose
une réappropriation, un retour dans la catégorie des objets.
Parler d’économie circulaire, encourager l’internalisation
des déchets dans le circuit industriel : non seulement ça ne
suffit pas, mais ça risque d’aggraver le problème. Cela fait
quarante ans que nous ne savons plus réparer, réutiliser,
donner, composter – et que nous avons pris l’habitude de
considérer les objets comme des déchets en puissance, ce
qui amoindrit leur valeur et fait dépendre notre confort, non
plus de notre prudence, de notre habileté ou de notre savoir-
faire, mais d’une industrie toujours d’accord pour
remplacer ce que notre grande poubelle accueille
généreusement. Pour aller à contre-courant, il faut
réapprendre à jeter.

306
Harpet, « Le mot et la matière », op. cit., p. 167.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les • Quels sont les points de ressemblance de ces deux
solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où mouvements mais aussi quels sont les points
on les attendait… divergents ?
Dusan Kazic • Que nous apprend l’échec du mouvement
Slow Food en France ? Quelles leçons tirer du
Introduction succès de la bistonomie ?
Mon travail de recherche porte sur l’analyse de la • Je finirais en me demandant si finalement la
restauration dite « bistronomique ». Plus précisément, je naissance de la bistronomie n’est pas la création
m’intéresse à rendre compte des nouveaux goûts en train de d’un nouveau mouvement écologique alimentaire
se faire dans cette nouvelle restauration associés avec de français mais que n’a pas encore son nom ?
nouvelles pratiques écologiques. Avant d’entrer dans le vif dans le sujet, il me
Le terme de bistronomie a été inventé en 2004 par le semble nécessaire de faire un bref rappel historique des
journaliste Sébastien Demorand pour désigner les relations qu’entretient l’écologie politique avec les plaisirs
restaurants dont la qualité de la cuisine est égale aux de la bouche ainsi que de souligner certaines évolutions sur
restaurants gastronomiques, le service en moins, permettant ce sujet.
une différence significative de prix. Une nourriture de Le milieu écologiste, comme le rappelle Florence Faucher
qualité et de saison est servie dans un cadre de (1998) dans son article, entretient des relations ambiguës à
bistro rendant accessible à un plus grand nombre la l’alimentation. Il s’intéresse aux aliments eux-mêmes, à
gastronomie française. Ce sont en quelques sortes « des leur sélection, leur variété, mais beaucoup moins à la façon
hybrides » entre des bistros et des grands restaurants. Ce dont on prépare les mets ou encore aux manières de table
faisant, c’est un renouvèlement de la restauration française (dressage d’un plat par exemple). Les écologistes
en marge du système Michelin, qui accorde ses étoiles en s’intéressent généralement à des questions plus abstraites
fonction de ce qui est servi dans l’assiette mais aussi du comme celle de savoir s’il est moral ou non de manger les
cadre et du service qui accompagnent cette dernière. animaux ou dans quelle quantité, et la dimension liée aux
Mon travail de recherche porte sur ce qu’on pourrait plaisirs de la table comme de la gourmandise suscite
appeler une approche pragmatique du « goût » des acteurs toujours des réticences.
de la bistronomie (cuisiniers comme amateurs de cuisine), Si l’on replonge par exemple dans un des textes fondateurs
prenant en compte cette dimension écologique. de l’écologie politique, La convivialité d’Ivan Illich, on
Toutefois, cette communication ne portera pas sur le goût remarque cette même gêne envers la nourriture, ce qui est
en train de se construire dans la bistronomie, mais sur une d’autant plus surprenant pour un auteur qui accordait tant
comparaison entre ce mouvement et le mouvement Slow attentions au bons vins, à la bonne nourriture et à la
Food. manière de dresser la table pour ces convives (voir son long
Le mouvement Slow Food est né en 1986, une petite entretien, La corruption du meilleur engendre le pire 2007).
vingtaine d’années avant l’invention d’un nouveau mot Mais plus qu’un attachement privé à la cuisine, Ivan Illich a
pour désigner le mouvement auquel je m’intéresse, et à emprunté son concept majeur de convivialité à Brillat-
peine six ans avant l’ouverture de premier restaurant Savarin dans sa Physiologie du goût (1982), désignant ici «
bistronomique en 1992. Ce terme désigne et revendique une le plaisir d’un partage alimentaire », pour le redéfinir
restauration lente par opposition à une restauration rapide, à comme « des relations à autrui par les outils qu’il utilise ».
l’occasion d’une protestation contre l’ouverture d’un Mac Ce qu’il appelle la société conviviale est une société « où
Donald en plein centre de Rome. Le mouvement Slow Food l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la
milite « pour la défense et le droit au plaisir collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes » ;
d’alimentation » et « contre l’érosion culinaire » (Petrini, une société dans laquelle « c’est l’outil qui est convivial et
2006). C’est un mouvement présent aujourd’hui à travers non l’homme » (Illich, 2003). Ce faisant, ce texte très
150 pays et comptant environ 100 000 adhérents. En important, tant discuté par ailleurs dans le milieu
France, comme certains le savent peut-être, le mouvement a écologiste, pose un problème concernant sa
eu beaucoup de mal à s’implanter, et finalement, la portée/pertinence politique : peut-on dissocier la notion de
structure nationale a été dissoute fin 2011 au profit convivialité de celle de nourriture ? Quelle est la pertinence
d’organisations locales appelées « des conviviums » avec d’utiliser le terme de convivialité sans l’associer au plaisir
des statuts indépendants. de la bouche ? Est-ce que l’outil peut-il être convivial au
J’ai choisi de faire cette comparaison en raison de même titre que peut l’être la cuisine comme l’affirme Ivan
nombreux points de ressemblances entre ces deux Illich? Nous ne parlons toujours pas « d’outil convivial »,
mouvements concernant la dimension écologique de leurs en revanche nous parlons bien « d’un plat ou d’un repas
pratiques respectives, et parce que le mouvement Slow convivial ». Et plus généralement, peut-on construire une
Food, à la différence du néo-mouvement bistronomique, société conviviale en évacuant toute dimension
est considéré comme un mouvement d’écologie politique alimentaire ? Plusieurs chercheurs en sociologie de
alors que le second ne l’est pas (encore ?). l’alimentation ont depuis montré que le fait de manger
Ce colloque me parait adéquat pour réfléchir à la question ensemble est un puissant vecteur de convivialité (Fischler,
de savoir pourquoi l’un est pensé dans une matrice 2001 ; Poulin, 2004). C’est ce qui fait sans doute dire à
écologique et pas l’autre. Je souhaite discuter à cette fin les Roland Barthes, en 1961, que « pour les chercheurs, la
questions suivantes : nourriture est un sujet futilisé ou culpabilisé » (Barthes,
• est-ce que notre rapport à la nourriture pourrait 1961).
faire partie ou pourrait-elle aussi être pensée dans Cette brève critique n’a pas pour but de faire un réquisitoire
un cadre d’écologie politique ? contre Illich, mais de souligner le paradoxe qu’entretien
celui-ci (et l’écologie politique plus généralement) avec le
plaisir de la bouche, alors qu’on sait combien le concept de

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

convivialité est important pour les écrits dit fait pas partie des espèces en voie de disparition,
« écologiques », mais aussi de souligner que les choses accompagné de tranches de courges crues et d’herbes
commencent timidement à évoluer. sauvages. D’autre part, le décor comme le service de ces
restaurants sont minimalistes expliquant en grande partie la
Deux choses me font dire cela : d’une part, bien sûr, la possibilité pour ces derniers de diviser par 2 voire par 3
naissance du mouvement Slow Food qui a jeté un pavé dans l’addition. Il n’y a pas de nappe ni de vaisselle chère, le
la marre dans le milieu écologiste en se proclament nombre de serveurs est divisé par 2 ou 3 et l’espace est
mouvement gastronomique dans le sens de la définition beaucoup plus petit que dans les restaurants
qu’en donne Brillat-Savarin (à savoir « la connaissance gastronomiques. Les prix des menus varient en fonction des
raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme), et en restaurants : en moyenne il faudra débourser pour un
affirmant plus encore que l’écologie devrait être déjeuner entre 22 et 37 euros pour une entrée, un plat et un
gastronome, « sinon la vie sera bien triste » selon les dires dessert, et le soir, entre 34 et 60 euros pour cinq plats. Les
de son fondateur Carlo Petrini (2004). D’autre part, le fait prix sont relativement abordables comparés à 90% des
qu’un auteur comme Paul Ariès, un des représentants du restaurants qui font du surgelé en France, et où l’on risque
mouvement décroissant, publie un ouvrage en 2012 au titre de payer plus au moins le même prix pour des plats
engagé, Le socialisme gourmand, insistant sur l’importance industriels réchauffés au micro-onde ou au bain-marie.
pour l’écologie politique de prendre au sérieux la question Enfin, si les menus changent très souvent en fonction de
du plaisir pour penser un modèle alternatif à la société l’arrivage des produits et de la saison, à la différence des
capitaliste ; et pointant aussi l’importance de nouvelles restaurants gastronomiques, ce sont souvent des menus
pratiques et politiques alimentaires. uniques. Cela signifie que les clients n’ont pas le choix des
Si l’écologie politique ne s’est donc pas beaucoup plats (les restaurateurs peuvent faire des changements au
intéressée jusqu’à présent à la cuisine, il semblerait que ce cas d’allergie ou si la personne ne mange pas tel ou tel
soit en train de changer, et cela passe principalement par les aliments), évitant ainsi un gaspillage énorme de nourriture
mouvements auxquels je m’intéresse ici. Abordons donc à et diminuant fortement les risques d’intoxication en
présent 3 points de convergences entre les deux. comparaison des restaurants classiques en raison de la
fraicheur des assiettes.
Le premier point de convergence entre ces deux
mouvements est la volonté d’une forme de démocratisation 2ème point de convergence, déjà croisé plus haut, les
de la gastronomie. C’est-à-dire que celle-ci n’est plus restaurants Slow Food et bistronomiques s’opposent
réservée à des personnes très riches. Il y a une volonté clairement à la nourriture industrialisée aux goûts
partagée de sortir la gastronomie de son élitisme. Comme le uniformisés. Tous les produits sont servis frais et cuisinés
rappelle le journaliste gastronomique François Simon sur place. En cela, la bistronomie rentre dans la thématique
(2013), « la gastronomie était rigide, poussiéreuse, de Slow Food du bon, propre et juste. Le « bon » est ce qui
copinage, pétrie de certitude et excluante ». La plaît du point de vue sensoriel, « le propre » exige que le
gastronomie, selon les dires de Carlo Petrini, « remet la produit soit durable d’un point de vue écologique et le
nourriture au centre de l’intérêt de tous ». On trouve un « juste » renvoie à une création de richesse qui établit un
argument très semblable chez le chef cuisinier Yves ordre plus équitable. La convivialité et la proximité avec les
Camborde, initiateur du mouvement bistronomique avec clients sont recherchées chez les deux types de
l’ouverture de son restaurant la Reglade en 1992, affirmant restaurateurs.
« qu’on a démocratisé la cuisine auprès du grand public. On Un fait important à souligner dans cette comparaison est la
n’est plus obligé d’être grand bourgeois ou très aisé pour place centrale que les légumes et les herbes sauvages
bien manger ». Il faut relativiser la notion d’ « intérêt de prennent dans les assiettes des restaurateurs de ces deux
tous » de Carlo Petrini et d’Yves Camborde : plutôt que mouvements. Avant les années 1970 rappelle le sociologue
‘tous’, il faudrait plutôt dire que ces mouvements rendent la Claude Fischler, « les légumes brillaient par leur absence.
nourriture de qualité accessible à un plus grand nombre. L’ancien régime culinaire les passait sous silence : pas une
Ces deux mouvements ne rejettent pas l’économie libérale. mention depuis 1935 » sur les cartes des restaurants
Pour autant, le changement est significatif : jusque-là gastronomique » (Fischler 2001). En France, lorsque les
réservée à une élite, c’est-à-dire à un très petite partie de la premières assiettes légumières parsemées d’herbes
population, la restauration de qualité, gustative et en partie sauvages sont apparues chez le chef Michel Bras, cette
écologique, est aujourd’hui, en France et en Italie démarche iconoclaste a provoqué des critiques virulentes de
notamment, accessible à l’ensemble de la classe moyenne. la part de la presse gastronomique. Un journaliste de
Cette démocratisation se traduit par plusieurs choix très l’époque demanda « qui (était) donc ce cuisinier qui
concrets : propose de manger les herbes des chemins, comme
D’une part, dans les établissements qui se n’importe quelle vache ? (Baugé 2013). La bistronomie
réclament du Slow Food ou de la bistronomie, on ne trouve ainsi que le Slow Food sont héritiers de ce changement,
pas de produits chers comme la truffe ou le caviar par accordant une très grande attention aux légumes pendant
exemple. L’exigence de goût est recherchée à partir de leur cuisson. Plus que cela, les légumes commencent à
produits moins « nobles » et de saison. « On y mange à remplacer la viande dans certaines assiettes, et cela se fait
gauche » pour reprendre la belle expression de Paul Aron par des techniques de cuisson. Auparavant, les légumes
(1989) : en Italie, vous allez par exemple manger une bonne étaient simplement utilisés pour accompagner la viande,
mozzarella de « bufala », assaisonnée d’une très bonne comme c’est encore le cas aujourd’hui dans la restauration
huile d’olive et accompagnée de courgettes crus, et en classique. Mais ce n’est plus le cas dans les mouvements
France il y a de fortes chances que vous mangiez en ce auxquels je m’intéresse : ici, on accorde beaucoup de temps
moment dans un restaurant bistronomique un macro (cru), à la préparation des légumes, et les techniques de cuisson
c’est-à-dire un poisson pas cher, riche en oméga 3, qui ne utilisées pour cuire la viande sont appliquées aux légumes.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Par exemple, il y a quelques semaines, un plat m’a été servi d’une grande qualité gustative, situés à quelques centaines
dans un restaurant bistronomique, composé de tranches de de km de leur restaurant. Les maraichers avec lesquels ils
bœufs et de betteraves brulées et fumées au foin. Ce qui a travaillent remettent en question un savoir-faire ancien
retenu mon attention, ce n’est pas le bœuf mais le travail et comme le dit Olivier Durand, un maraicher situé dans la
l’attention qui a été accordé à cette betterave brulée et banlieue de Nantes et fournisseur des légumes des
fumée qui avait le goût d’une viande – et qui était restaurateurs bistronomiques : « A l’école, j’avais appris
excellente. Attention donc lorsque les cuisiniers vous disent que le goût, c’était la variété. C’était faux. On peut jouer
qu’ils respectent le produit, qu’il ne faut pas « dénaturer » sur le goût du légume en fonction de la conduite des
ce dernier : c’est un contresens de penser qu’il est servi cultures, du coup de main du producteur, de son analyse du
dans son état brut, « naturel », sans aucune préparation climat, du sol » (Omnivore n° 6). Autrement dit, Ils
préalable. Je précise enfin que ce ne sont pas des assiettes défendent un « savoir paysan contemporain » selon la belle
végétariennes : le végétarisme ne fait pas partie de la formule d’une carte d’un restaurant bistronomique, court-
démarche du slow food ni des restaurateurs bistronomiques. circuitant ici toute idée d’un retour au passé.
C’est une transition lente mais qui semble durable. Il sera Vu le nombre de plus en plus important d’installations de
intéressant de suivre sur un temps relativement long cette nouveaux maraichers pour satisfaire la demande de ces
évolution, et de voir si l’on reviendra un jour - et dans quel chefs cuisiniers très exigeants sur la qualité des aliments, je
contexte le cas échéant -, à des assiettes plus lourdes suis sérieusement en train de me demander si ce
composées de plats en sauce souvent indigestes en réalité. mouvement pourrait impulser à court terme une nouvelle
agriculture biologique proposant une meilleure qualité
Un 3ème et dernier point commun que je souhaite souligner gustative en France.
ici porte sur leur rapport à l’agriculture. Le Slow Food se ***
présente comme un mouvement qui respecte De manière générale, au vue de ce que l’on vient de voir,
l’environnement. Il soutient une production d’aliments de est-ce que l’on peut qualifier la bistronomie d’éco-
qualité et défend les droits de petits producteurs. De même, gastronomie ? Je rappelle que le terme a été inventé par le
il soutient une agriculture biologique de proximité et Slow Food dans le but de « concilier les intérêts, identifiés
s’oppose à l’agriculture intensive d’où résultent des comme souvent antagonistes, du gastronome et de
produits standardisés sans goût, et prétend même être le l’écologiste » ( Siniscalchi 2013). Je défendrais que oui,
« seul mouvement capable d’intervenir sur l’ensemble de la mais en précisant qu’il s’agit d’une autre forme d’éco-
filière alimentaire » (Siniscalchi 2013). gastronomie, car s’il existe comme nous l’avons vu de
Concernant la bistronomie, l’enquête que je suis en train de nombreux points communs entre ces deux mouvements, il
mener montre que la naissance de cette dernière est le existe également des points divergents par lesquels je
résultat direct des circuits-courts en France réapparus dans terminerais cette communication.
les années 1970. Les circuits-courts, selon la définition La première différence concerne la taille de ces deux
qu’en donne le Ministère de l’agriculture de l’alimentation mouvements et l’état du discours porté sur (et par) ces
et de la pêche, est « un mode de commercialisation des derniers. Slow food est d’abord une association
produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du internationale qui regroupe des personnalités de bords
producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à divers, composée de producteurs, de restaurateurs, de
condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire » (Ministère grossistes, de politiques, d’intellectuels, de militants, de
de l’alimentation, 2009). Ces restaurateurs, pour des cuisiniers, de lobbyistes, dont les buts peuvent être assez
questions d’ordre économiques et écologiques, ne divergents sur les actions et des décisions à prendre. Ils
pouvaient et ne peuvent pas proposer, à la différence des n’ont pas tous la même approche concernant l’alimentation
tables gastronomiques, du homard breton et de la langouste même si l’acte de bien manger est une chose importante eu
d’une part, et d’autre part, ils voulaient retrouver les sein de l’association. Ce mouvement bénéficie d’un
produits de saison avec leurs saveurs. En raison donc de discours construit, porté par des voix d’intellectuels dont le
l’exigence de la part de ces restaurateurs pour la qualité des plus représentatif est Carlo Petrini, et fait l’objet de
produits, ils ont été de facto obligé de privilégier des petites recherches académiques en France et en Italie,
productions artisanales, l’agriculture intensive ne pouvant principalement en sociologie et en anthropologie.
leur fournir des produits de qualité. Des chefs cuisiniers, Le mouvement de la bistronomie dont je vous parle peut
comme Sven Chartier du restaurant Saturne à Paris qui fait paraître dérisoire et insignifiant en comparaison. Le fait
partie de mon terrain d’enquête, poussent cette démarche même de parler d’un mouvement à proprement parler fait
écologique jusqu’à refuser toute épice et sauce exotique, partie des hypothèses à étudier et consolider. Il ne bénéficie
pour se concentrer sur la cuisine de produits locaux d’aucune structure juridique ni de représentants ‘officiels’.
provenant de circuits-courts. Je cite ce dernier s’exprimant Depuis sa création par Yves Camborde, beaucoup d’autres
sur sa cuisine dans un entretien : « Je ne travaille que des cuisiniers s’y sont mis, mais ce mouvement est concentré
produits de saison, le plus proche possible de Paris, le plus exclusivement sur sa pratique. Il n’existe pas de discours
respectueux de l'environnement, Le yuzu (citron japonais) structurés et approfondis de leur part. D’abord, ils n’ont pas
et les épices, ce n'est pas pour moi. (…) Je n'ai pas envie de le temps en travaillent plus de 12 heures par jours dans leur
trop les manipuler (les produits), je veux les restituer dans cuisine, et ensuite, ce n’est pas leur métier. Pour cerner leur
leur intégrité » (Chartier, Omnivore n°3) pratique écologique, il vaut mieux se concentrer sur leurs
Cela donne des assiettes que l’on pourrait qualifier assiettes et questionner les chefs, les fournisseurs, et les
pour cette raison d’écologiques : un pigeon très bien cuit, producteurs. Il n’y a aucun support écrit pour le moment
quelques racines de persil, une petit purée de courge, qui permette de prendre sérieusement en compte ce
parsemé de feuilles de moutardes. Ces chefs soutiennent de mouvement et encore moins pour l’analyser sous un angle
fait un nouveau modèle d’agriculture moins intensive, et écologique.
travaillent tous avec des maraichers pour la plupart bio

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

La deuxième différence entre ces deux mouvements est entrepreneurs avec des stratégies économiques bien
leur rapport à l’écologie. Ce que j’avancerai ici est comme précises, pour autant, on pourrait considérer qu’ils sont
le reste à l’état d’hypothèse, je suis en train de travailler sur proches d’un autre rapport à l’écologie politique,
ce point qui doit être approfondi et démontré. revendiquant, qu’en matière culinaire comme en d’autres,
Pour autant, leurs différentes approches écologiques me « nous ne savons pas ce que c’est que l’écologie ».
semblent contenir l’explication principale de l’échec de Enfin, la dernière différence entre les deux mouvements
l’implantation du mouvement Slow Food en France et à est le rapport à la critique de l’industrie agro-alimentaire ,
l’inverse, du succès de la bistronomie. plus particulièrement, le rapport qu’elles entretiennent avec
Tout d’abord, les premiers posent le problème en termes le fast food. Paradoxe français connu, si les Français sont
d’éducation au goût. La démarche du Slow food se présente très fiers d’être le pays de la gastronomie, ils sont dans le
comme une démarche d’éducation au « (bon) goût », même temps « très perméables au fast food » (la France est
considérant qu’il faudrait être éduqué pour savoir bien le premier marché européen pour Mac Donald).
manger. Le Slow food aurait échoué en France parce les On peut distinguer ici deux types de réponses divergentes,
français ne seraient pas assez éduqués gustativement l’une située dans le registre de la critique et de la
parlant, malgré ou plutôt à cause du fait que, selon les mots dénonciation ; l’autre dans le registre de la proposition
de l’ex-président de Slow Food, Jean L’Héritier, « les gens alternative. Concernant le mouvement Slow food
en France sont convaincus qu’ils sont dans le pays du goût s’inscrivant dans le premier registre, on peut tout d’abord
de la gastronomie » rendant très difficile de la remplacer noter que leur critique en la matière a échouée, si l’on
par autre chose, comme toute approche critique. regarde le développement spectaculaire des restaurants de
En raison donc de leur forte réflexivité sur leur pratique, les fast food et les chiffres d’affaires en constante progression
acteurs du Slow food ont posé cette question de l’éducation de l’industrie agroalimentaire, et ce malgré les scandales
au (bon) goût, absente pour les raisons inverses dans le sanitaires.
mouvement de la bistronomie (pour le moment du moins). Par ailleurs, il me parait important d’éviter les accusations
Pour autant, la complexité de cette question rend délicate sa trop faciles, et de se rappeler, avec Jack Goody que le
façon de l’aborder, et l’échec du Slow food en France peut développement de l’industrie alimentaire « a énormément
en partie s’expliquer (c’est mon hypothèse) par la façon amélioré l’ordinaire, et généralement la cuisine des
sinon élitiste, du moins maladroite de le faire, donnant populations ouvrières urbaines du monde occidental, en
l’impression de juger les gens et d’imputer à leur manque quantité en qualité et en variété »(Goody, 1984). L’absence
d’éducation gustatif leur propre difficulté à changer les d’approche historique peut avoir tendance à nous faire
choses. penser aujourd’hui que l’on mangeait mieux avant le
La bistronomie, on l’a dit, ne pose pas cette question, ceci développement de l’industrie alimentaire.
pouvant s’expliquer en partie par le fait qu’elle compte Quelle est alors la réponse des cuisiniers et des restaurants
parmi ses cuisiniers beaucoup d’autodidactes qui ne sont bistronomiques concernant l’industrie alimentaire et le fast
pas passés par des écoles de cuisine et qui ne connaissent food ? Si elle est muette concernant la première (pour
pas les « codes » de haute gastronomie Française, comme nombreuses raisons que je n’ai pas le temps d’énumérer
par le fait, rappelons-le, qu’elle est née de la volonté de se ici), elle est en revanche très pragmatique concernant la
détacher de l’institution gastronomique et, ainsi, d’offrir au deuxième : depuis très récemment en effet, ce mouvement
plus grand nombre la possibilité de goûter à une cuisine de s’intéresse à créer ce que les journalistes ont qualifié de
qualité. On pourrait considérer qu’ainsi, elle a réussi là où « fast good », par exemple, certains ont créé de bon
n’a pas réussi le Slow food. Reste qu’il s’agit de ne pas hamburgers avec des produits de très bonne qualité plus au
confondre capital financier et capital culturel… moins pour le même prix, de même, certains proposent
D’autre part, concernant leur engagement à proprement aujourd’hui des sandwichs composés de très bons produits.
parler ‘écologique’, nous retrouvons dans une première Le succès est tel que vous êtes obligé de faire la queue
observation, le même type d’écart : les premiers pendant plus d’une demi-heure devant certains restaurateurs
revendiquent explicitement un engagement écologique, on de rue. On pourrait considérer qu’il s’agit là d’une réponse
pourrait dire une affiliation à l’écologie politique, mais le non moraliste et moins étriquée d’écologie politique.
font sur un mode excluant, au sens où, d’après plusieurs Pour conclure, je résumerai ce que je vous ai présenté en
témoignages recueillis auprès de personnes appartenant à ce posant la question suivante : est-ce que la France a manqué
mouvement, ceux qui étaient intéressés par ce qui s’y faisait le rendez-vous écologique concernant les pratiques
mais ne présentaient pas la même sensibilité écologique alimentaires à la différence d’Italie, ou bien est-ce que les
étaient parfois découragés de travailler avec l’association. cuisiniers français sont en train d’inventer un autre
C’est-à-dire que ce mouvement procéderait comme si, en mouvement alimentaire écologique qui ne dit pas encore
matière culinaire notamment, il savait ce que c’est que son nom ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ce
l’écologie politique, et tout ce qu’il y a à savoir. mouvement nous oblige à être vigilant sur les formes que
Face à cela, le mouvement bistronomique ne peut prendre l’écologie politique et que les solutions
revendique pas de manière explicite ou engagé de alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les
sensibilité écologique, mais les différentes pratiques qui le attendait…
constituent, qu’il s’agisse de celles des maraichers comme
des fournisseurs, en passant par le travail des cuisiniers, me
semblent pouvoir très largement être qualifiées
d’écologique. Le rapport pour le coup explicitement
expérimental à leur propre pratique, et revendiqué comme
tel, engage un autre rapport au savoir, se construisant par
tâtonnements, expérimentations, ratages, etc. S’il ne faut
pas idéaliser et souligner que ce sont d’abord des

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les nombreuses publications312. Mais les effets sur ces cellules en
ondes électromagnétiques culture in vivo sont à distinguer des effets sur les corps.
Nous proposons d'explorer la problématique de
Nicolas Prignot
l'électrosensibilité à partir d'un corpus de textes assez réduits,
Doctorant au Groupe d'études constructivistes, GECo, pour nous concentrer sur la question de la qualification
Université Libre de Bruxelles. Professeur de philosophie à récente de cette pathologie comme relevant de l'effet
L'école de recherche graphique de Bruxelles, ERG, et ESA « nocebo », à partir d'une perspective philosophique qui
Saint-Luc, Bruxelles. Chargé de mission chez Inter- s'inscrit dans la lignée de ce que Félix Guattari appelait une
environnement Bruxelles, IEB. ecosophie313, pensée articulant une écologie
environnementale (nature), une écologie sociale (socius), et
Version de travail une écologie mentale (psyché - mental). Cette triple lentille
devait selon Guattari permettre une réarticulation
Cela fait maintenant plus d'une vingtaine d'années que la pragmatique des situations écologiques, en ouvrant à des
téléphonie mobile s'est installée en Europe, amenant avec elle questions interdisciplinaires. Elle m'intéresse pour des
son lot de controverses. Celles-ci furent particulièrement vive raisons à la fois conceptuelles et pragmatiques, car les outils
dans les années 2000307, mais n'ont jamais véritablement que Guattari développe pour la pensée permettent de rendre
cessé : autour de l'implantation de nouvelles antennes-relais de l'épaisseur à des situations qui en sont privées. La pensée
nécessaires à la téléphonie, de nombreux groupes d'habitants de Guattari offre la possibilité d'un travail de philosophe sur
se mobilisent aujourd'hui encore, inquiets bien souvent des la pensée elle-même, mais s'ouvre sur le dehors, se présentant
risques pour leur santé. Ils trouvent des associations déjà avant tout comme une boîte à outils.
anciennes308 qui regroupent électrosensibles309, citoyens Ces trois catégories demandent redéfinitions : l'écologie
inquiets, militants écologistes, et relaient de nombreuses mentale ne concerne pas un moi fermé sur lui même et
préoccupations tournant autour de la question de savoir si il affublé d'une série de fonctionnements psychiques, mais un
faut craindre pour la santé publique à proximité des antennes. moi ouvert sur le monde et traversé de part en part par
Autre point consécutif310 : les personnes se plaignant des l'histoire, le social, les technique, en connexion avec la
ondes, se disant électro-sensibles, sont-elles de « vrais » technique : un moi qui peut bien être modifié radicalement
malades ou des personnes souffrant de troubles psychiques ? par l'arrivée des technologies telles que le téléphone portable.
Le débat est extrêmement polarisé311. De même pour le socius, qui reste pour Guattari une
Cette question sanitaire se décline en fait sur trois modes : « matière à options », terrain d'expérimentation de manières
épidémiologie générale, électrosensibilité et biologie. Le de vivre ensemble, d'expérimenter des « éros de groupes »
premier est le danger pour l'entièreté de la population : ouverts sur le monde, dont le modèle est donné par les
l'exposition aux ondes est-elle un problème de santé scientifiques regroupés autour d'un objet, ce qui permet de
publique ? Le second mode est celui des personnes souffrant faire de Guattari un des pionniers de ce qu'on est en droit
d'une série de symptômes et attribuant leur origine à d’appeler une sociologie des attachements. Pour la nature
l'installation d'une antenne proche de chez eux, à une enfin, « tout y est possible, le pire comme le meilleur » : la
exposition prolongée à du Wi-Fi, ou simplement à l'usage nature n'est pas non plus un réceptacle, mais est un devenir
d'un portable. La maladie n'a pas à ce jour de cause physique qui ne s'intéresse pas particulièrement aux humains. Pour
certaine, bien que des pistes soient proposées dans la parler de la nature, il faut suspendre tout jugement
littérature médicale pour explorer le phénomène. Le ontologique et se pencher sur la manière dont les mondes
troisième est celui du terrain proprement biologique : les sont produits.
effets biologiques des ondes sont confirmés par de Ces trois domaines sont machiniques : ce qualificatif qualifie
la manière d'être des connections. Une machine, c'est un
assemblage d'hétérogènes (non solubles l'un dans l'autre, et
pas de la même nature) qui produit, fonctionne en se
détraquant, et sa crée sa propre temporalité et son propre
univers. Penser des situations comme assemblage productif
307
Pour une chronologie du débat en France, on consultera : Borraz d'hétérogène nécessite et permet de donner à chaque situation
O., Devigne M., Salomon D.Controverses et mobilisations autour l'ontologie qui lui convient.
des antennes relais de téléphonie mobile, CSO, 2004. La controverses sur les ondes est terriblement mélangée. Il
308
Les principales associations françaises sont : Robin des toits, s'agit bien de réseaux, données, ondes, humains, centre de
Priartem, electrosensibles.org, Une terre pour les EHS, Next-Up,
recherches divers, bactéries, financements, fabricants
Criirem. En Belgique : Démobilisation, Beperkdestraling,
Teslabel. d'appareils, machine législatives et de normalisation,
309
La définition de l'électrosensibilité (ou Electrohypersensibilité, publicitaires, forums internets, autodidactes, maladies et
abrégé EHS) est en soi un enjeu. Sur le site des « Robins des désirs, etc. Tout cela fonctionne ensemble en se détraquant
toits » elle est définie comme : « pathologie handicapante dont le en permanence et produisant aussi des modes de
développement est en accélération rapide et dont le principal subjectivités. Guattari propose de penser la langue et les
contributeur est le groupe de technologies du type Téléphonie discours, comme produits d'agencements collectifs
Mobile, dont font partie l’UMTS, le WIFI, le WIMAX, le d'énonciation : production de la langue par des groupes-
BLUETOOTH, etc… », tandis que l'OMS insiste dasn sa
sujets. Les énoncés, c'est la langue dans ce qu'elle a de plus
définition sur le fait que les personnes se déclarant elles-mêmes
souffrir de cetet pathologie attribuent leurs symptômes à la
312
présence d'ondes (« EHS is characterized by a variety of non- Comme le signale par exemple le rapport de l'ANSES,
specific symptoms, which afflicted individuals attribute to Radiofréquences et santé, Mise à jour de l'expertise, ANSES,
exposure to EMF. » ) 2013
310
À cette époque, l'electrosensibilité a été reconnue comme un 313
Terme mis au cœur de Guattari F., Les trois écologies, Galilée,
handicap par la suède. 1989, mais aussi dans le dernier chapitre de Guattari F.,
311
Borraz O., Devigne M., Salomon D, op cit. Chaosmose, Galilée, 1992.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

pragmatique, la langue qui se structure elle-même autour des sont imaginées non pas avec les patients pour comprendre ce
énoncés qui y sont produits. Il ne s'agit pas d'idéologie, car qui leur arrive, mais sont des tests à l'aveugle supposés tester
les énoncés ne suivent aucune logique si ce n'est celle de leur si oui ou non la personne peut repérer des ondes. On est dans
agencement, et tout peut toujours basculer, muter. un cas où ce qui est mis en question dans ces études est le
Dans quels agencements les énoncés sur l'électrosensibilité patient lui-même, et l'attribution de ses symptômes à des
sont-ils produits ? Il y en a au moins deux qui s'affrontent : champs électromagnétiques.
ce sont les mêmes réseaux, articles scientifiques, mais pas les Les deux articles de Rubin concluent qu'il n'y pas de
mêmes attentions. D'un côté une machine à produire des corrélation stable entre le fait de se déclarer électrosensible et
énoncés rassurants, à vendre des appareils, à couvrir le la réussite du test de provocation. Il franchit néanmoins un
territoire d'antennes. De l'autre une machine à produire de la pas supplémentaire, qui nous intéresse ici, qui est d'affirmer
crainte pour soi, pour les autres, un peu de paranoïa, mais que cette absence de lien permet d'affirmer qu'il faille
une recherche effective de connaissances à propos de la attribuer la souffrance des patients à un effet nocebo, c'est à
santé, et bien souvent une réorganisation de la vie. Ainsi dire l’apparition d'une réaction négative suite à l'ingestion
deux énoncés s'affrontent, « c'est une vraie maladie » d'un d'une substance inactive, mais annoncé comme étant nocive.
côté, c'est « l'effet nocebo » de l'autre. La conclusion de l'article est sans appel : « [...]when faced
Une étude du phénomène ne peut plus se passer d'une with someone who describes subjective symptoms that are
interrogation sur le régime de savoir qui est en jeu314. La apparently associated with exposure to an electrical device, it
source de financement est devenu aujourd'hui un critère would be wise for clinicians and policymakers to begin with
d'évaluation des études, et que les collectifs militants sont the assumption that an alternative explanation for these
devenus des experts en sociologie critique. Chaque étude et symptoms may be present, either in the form of a
ses auteurs seront passé au crible, sur les financements, la conventional organic or psychiatric disorder, or in terms of
méthodologie de recherche, etc. Les collectifs ne sont pas the more subtle psychological processes associated with the
passifs et ne cessent d'interroger les savoirs et d'en produire nocebo response. In the latter case, treatment based on
eux-mêmes, si bien qu'on est en droit de se demander ce que cognitive behaviour therapy may be helpful for some
ces collectifs font aux pratiques scientifiques, tout autant que patients317 ».
l'inverse. Cette conclusion est celle qui est la moins défendu dans le
Dans ce débat, tout le monde ayant intégré le fait que « une texte. Le lien y est presque fait de manière évidente, avec une
étude seule ne prouve rien », il s'agit alors de promouvoir des simplicité désarmante, tant l'évidence est grande. Le lien est
rapports, faisant état de la littérature et compilant de quasi automatique entre le fait de ne pas pouvoir
nombreuses études, afin d'en tirer une conclusion. C'est dans consciemment discriminer un signal mieux que la moyenne
cette logique que peuvent être classés les rapports et l'effet nocebo.
bioinitiative, de l'OMS, de l'ANSES, etc. Deux articles de Suivant ses recommandations, au mieux, on recommandera
Rubin315 peuvent également être considéré comme tels : ils le cas échéant un suivi psychologique, en reconnaissant que
font état de multiples tests de provocation en double aveugle « la souffrance est réelle ». On reléguera ainsi
afin de déterminer « ce qu'on peut dire » de l'électrosensibilité à un « facteur psychologique » qu'il s'agit
l'électrosensibilité. La plupart des études qui y sont reprises de prendre au sérieux par humanisme, tolérance. L'usage du
sont des versions un peu modifiées des tests que l'on fait terme « nocebo » est caractéristique : on désignera la
passer aux parapsychologues dans les laboratoires visant à souffrance comme étant causée par des facteurs
prouver que les résultats ne sont dus qu'au hasard ou à la psychologiques capables d'influencer sur les corps, mais dont
chance. Il s'agit de tester la capacité d'un électrosensible à on ne peut rien dire. Cet effet nocebo est ce contre quoi le
détecter si un appareil est en train d'émettre ou pas. Cette malade doit maintenant se justifier, et non un effet qu'il s'agit
situation peut être répétée en double aveugle, pendant des d'explorer pour en comprendre le mécanisme physiologique.
périodes brèves ou longues, en série ou lors de tests uniques, Il s'agit très précisément de ce contre quoi il faut penser, mais
avec ou sans groupe témoin, etc. Il s'agit de ce qu'on appelle jamais de ce qu'il s'agit de penser. Dire à un patient que sa
des études « de provocation » : on provoque le patient pour souffrance est due à un effet nocebo, c'est une manière
tester sa réaction. Parfois, des marqueurs biologiques tels que automatique de disqualifier le problème de l'attribution des
les pulsations cardiaques sont mesurés316. Les expériences symptômes à une cause extérieure comme n'étant pas digne
d'intérêt.
314
Anke Huss, Matthias Egger, Kerstin Hug, Karin Huwiler- Pour savoir ce que recouvre l'expression « placebo », faisons
Müntener, Martin Röösli : Source of Funding and Results of le détour par ce qu'Isabelle Stegers appelle une « scène
Studies of Health Effects of Mobile Phone Use: Systematic Review
inaugurale de la médecine moderne » : les tests que l'on fait
of Experimental Studies, Environmental Health Perspectives,
115(1): 1–4, 2007 ; Published online 2006 September 15 passer en 1784 à Paris au Baquet de Mesmer. La question de
315
Ce sont les deux articles que nous avons le plus rencontré dans Stengers est de savoir ce que ça signifie pour un médecin de
ce débat, souvent considérés comme des preuves que pratiquer une médecine devenue rationnelle. Pour y
l'électrosensibilité n'est pas liée aux ondes, ce que nous mettons ici répondre, elle procède en travaillant sur ce à quoi la
en doute : G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon médecine moderne s'oppose, à savoir la figure du charlatan.
Wessely,Electromagnetic Hypersensitivity: A Systematic Review of Le médecin autrichien Mesmer prétend guérir par un fluide
Provocation Studies, Psychosomatic Medicine, March 1, 2005 vol. magnétique invisible les patients qui se réunissent autour de
67 no. 2 224-232 et G. James Rubin, Rosa Nieto-Hernandez, and lui. Le baquet aurait pu constituer un dispositif thérapeutique
Simon Wessely : Idiopathic Environmental Intolerance Attributed
to Electromagnetic Fields
et démonstratif, « son pouvoir curatif constituant en même
(Formerly‘ElectromagneticHypersensitivity’): An Updated temps la démonstration de l'existence du fluide qui explique
Systematic Review of Provocation Studies, Bioelectromagnetics ses effets ». Néanmoins, une commission de scientifiques
31:1–11, 2010. inventa une manière de prouver que le fluide en tant que
316
McCarty DE, Carrubba S, Chesson AL, Frilot C, Gonzalez-
Toledo E, Marino AA, Electromagnetic hypersensitivity: evidence Neurosciences, 121(12), 2011
317
for a novel neurological syndrome, International Journal of G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon Wessely, op cit.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

définit par ses effets, n'existe pas. En effet, une personne pour se donner un pouvoir qu'on ne mérite pas, qui n'est en
magnétisée à son insu ne présente aucun signe de guérison, rien autorisé par ce laboratoire et à fortiori le nocebo sert à
tandis qu'une personne magnétisée à un endroit alors qu'on disqualifier de manière totalement non justifiée, sans même
lui annonce être magnétisée à un autre ressent des effets dans servir d'échelle contre laquelle on peut le mesurer. Si le
cet autre endroit. La commission en déduit alors que c'est le placebo peut bien être définit techniquement dans un
pouvoir de l'imagination qui agit, et non un fluide. Isabelle dispositif de double aveugle, le nocebo lui n'est ici définit
Stengers en conclut une première facette de la médecine que comme repoussoir.
moderne : pour elle, « la guérison ne prouve rien ». Corrélat : Il existe bien des articles scientifiques tentant de produire des
le charlatan sera celui qui revendique ses guérisons pour situations de mise en variation de l'imagination, qui teste par
preuve, et ce même si en se réclamant ainsi de la preuve exemple un groupe d'étudiants après la vision d'un film
scientifique, il est lui-même moderne318. alarmiste sur les ondes ou un groupe d'étudiants n'ayant pas
Parmi les autres causes que la commission invoque, il y a les vu ce film, puis prétend les mettre en présence d'ondes et
guérisons naturelles et la confiance des patients dans le tester si ils ressentent quelque chose de négatif : les étudiants
traitement de Mesmer. Stengers rapproche cette « foi qui ayant vu le film auront plus tendance que les autres à décrire
sauve » de l'effet placebo, qui incarne cette puissance de des symptômes négatifs. Mais c'est de la pure production
guérir, mais contre laquelle la médecine moderne se définit. d'artefact, d'une mise en variation qui ne relève de rien de ce
Ainsi, le placebo a un sens technique dans le test en double qui peut se passer en dehors du laboratoire, et qui ne veut
aveugle auquel doivent faire face les médicaments : ni le rien tester de ce que peux l'imagination. A fortiori, elle ne
patient ni le médecin ne savent si le produit donné à un teste rien de ce que peut un corps ou une onde, mais les
groupe de patient ou à un autre est la substance active qu'il auteurs (dont le même Rubin) considère que cela est suffisant
s'agit de tester ou un placebo, une substance inactive. Le pour disqualifier les malades des ondes.
médicament qui passera le test de mise sur le marché sera Revenons sur la déclaration de pouvoir qui se joue dans le
celui qui guérit statistiquement mieux que le placebo. Celui- dernier paragraphe de cet article de Rubin. Il s'agit là d'une
ci parasite la relation entre la guérison et une substance. La terrible déclaration de guerre, déclaration politique dans un
médecine moderne se définit alors contre le charlatan tout article scientifique tout à fait loin des précautions qui
autant contre le patient qui guérit pour de « mauvaises caractérisent la majorité des publications à ce sujet. Ici aussi,
raisons ». Pour Stengers, il n'y a pas en médecine de « Voie le problème est décrit comme de « faire face à des
Royale », permettant de faire la distinction entre une individus », et non face à des groupes constitués de patients
guérison de l'imagination ou une guérison de la substance, et capables d'énoncer une parole articulée, construite autour de
cela est valable aussi pour la psychanalyse et la psychiatrie. leur situation de vie. Que le médecin puisse avoir à co-
Ni le corps ni l'âme n'ont le pouvoir de faire cette distinction construire un savoir en tant que médecin sur
de manière stable. l'électrosensibilité en travaillant avec des groupes de patients
A la différence du baquet de Mesmer, ici on a bien un ne fait pas partie de ses hypothèses de travail 320. Nous
« fluide » ou son équivalent : personne ne niera l'existence sommes bien en présence d'un rapport tout à fait
des ondes. Ce qu'on nie c'est l'attribution aux ondes de leur dissymétrique autorisé au nom de « La Science »321.
pouvoir causal sur les symptômes, cause pour laquelle on n'a On notera enfin que ce « savoir » produit par le laboratoire
pas de mots, si ce n'est que c'est le pouvoir de l'imagination, du test de provocation, ne produit presque aucun effet sur le
traduit ici en effet nocebo. Il importe peu de savoir de quoi patient lorsqu'on le lui fournit. L'article « can evidence
souffraient les patients guéris par Mesmer, car leur guérison change belief ?322 » montre qu'un patient, apprenant qu'il a
n'est ni le corrélat d'une fausse maladie de ses patients guéris. été incapable de reconnaître un signal ondulatoire ne change
La guérison n'est pas le critère, comme le relève Stengers. rien à l'attribution causale de ses symptômes. Pris comme un
Avec l'histoire de l'électrosensibilité, c'est la maladie et la simple rapport entre un savoir en général et une croyance en
souffrance qui ne prouvent rien. Si la guérison ne peut pas à général, il s'agit d'un savoir triste, qui n'active pas, mais est
elle seule rien prouver, sous peine de voir celui qui s'en sensé produire cette différence entre ceux qui savent et ceux
réclamerait devenir un charlatan, l'existence de la maladie qui croient.
n'est pas non plus gage de quoi que ce soit. Peut-être un jour trouvera-t-on un lien entre symptômes et
Pour produire une médecine moderne, il faut ajouter à la exposition, une molécule active permettant de guérir, un
guérison un test, qui est celui du double aveugle, face au marqueur physique, biologique ou chimique qui permettra de
placebo. Dans le cas des tests de provocations, ce qui est qualifier l'EHS de manière stabilisée. Si cela a lieu, ce sera ce
testé n'est même pas à strictement parler le nocebo, mais bien que Stengers définit comme un événement. Mais aujourd'hui,
la capacité de verbaliser et ou de ressentir la différence entre la non-présence de cet événement ne signifie en soi pas qu'il
un faux et un vrai signal (sham). Ce test est présenté sur ce n'y a pas de « maladie », car l'événement n'est pas en droit.
mode de la voie royale, mais définit très précisément une L'absence de compréhension d'un phénomène ne fait pas
scène, qui doit pouvoir « faire taire » le patient ou ce qui peut disparaître le phénomène. Finalement, c'est la machine de
compter pour lui. Si le baquet de Mesmer met en jeu la production, son régime, qui doit être qualifié : il s'agit d'un
guérison, on va ici encore un peu plus loin, n'ayant pas d'idée véritable espace d'affrontement, et non d'un espace de
sur une guérison possible, mais on teste l'attribution du négociation. Le régime de savoir ici mis en place est encore
symptôme à travers une capacité de détecter une source, et de au travail.
la verbaliser. Le passage au nocebo nous semble là tout à fait
inapproprié. En dehors du laboratoire du double aveugle le 320
Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p312.
placebo n'a pas de sens technique319 , et si on l'utilise c'est 321
Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p292
322
Nieto-Hernandez R, Rubin GJ, Cleare AJ, Weinman JA,
318
Stengers I., NathanT., Médecins et sorciers, Empêcheurs de Wessely S., Can evidence change belief? Reported mobile phone
penser en rond, seuil, 2004, p133 sensitivity following individual feedback of an inability to
319
Pignarre P., Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, discriminate active from sham signals, Journal of Psychosomatic
PUF, 1999, p76 Research, 65(5), 2008

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Cette situation est bien transversale, au sens des trois


écologies, aucune de ses dimensions ne peut se réduire à une
autre. Ces trois domaines ne cessent ici de s’interpénétrer, et
de se co-définir. Ils ne cessent de co-devenir, formant un bloc
dans une situation qui peut sembler inextricable. Ni le
psychologique, ni le somatique, ni l'ondulatoire, ni
l'économique, ni la rumeur n'épuisent le sujet. L'invention de
la catégorie « nocebo » n'est pas un simple jeu d'acteurs ou
de langage, il fonctionne comme un énoncé : réorganise la
langue, les expériences, les discours, les douleurs et les
postures. Qualifier de « electrosensible » ou de « syndrome
idiopathique associé à la présence de champs
électromagnétiques » est un enjeu politique, économique et
physique.
Pour les personnes électrosensibles, il y va réellement d'une
réorganisation de la subjectivité et de la vie. La presse a
relayé à de nombreuses reprises323 le cas de ces personnes
prêtes à aller vivre loin de tout, dans une grotte ou un village
de la Drome déclaré « zone refuge ». Les délires y côtoient
craintes et souffrances, paranoïa et tentatives de reconstruire
un autre « vivre ensemble ». L'eros de groupe s'organise
autour de l'énoncé « nous sommes des victimes des ondes »,
et tourne parfois à vide. On y va mieux, même si pour cela on
a sacrifié une bonne partie de sa vie sociale. Une des choses
que ces collectifs on réussi à stabiliser, c'est aussi un autre
rapport à la maladie. Guattari écrivait que les mouvements
écologistes ne savaient « même pas » que faire des fous, des
clochards324, trop empressés à se préoccuper de la « nature ».
Mais les mouvements militants autour des ondes et de
l'electrosensibilité ont aujourd'hui fait preuve de leur capacité
à reposer cette question autrement. La folie fait partie du
problème, et il n'est plus question d'exclure les fous, de
recréer un microfascisme de groupe autour de la normalité.

323
Par exemple l'édition en ligne du monde du 30/08/2013 ;
http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/08/30/les-
electrohypersensibles-a-la-recherche-d-une-terre-vierge-de-toute-
onde_3468950_3244.html
324
Guattari F., Chaosmose, 1992

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

construit et coordonne des activités organisées. Ainsi, dès


Tessier A. & al. - « Faire de la science » lors que les acteurs écologiques se sont organisés et ont
interdisciplinaire : une complication nécessaire ou coordonné des actions stratégiques, les pouvoirs publics ont
superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs réellement pris conscience des problèmes
Artificiels en Languedoc-Roussillon environnementaux. Bien que cet aspect ait déjà été
mentionné en 1972 lors du premier Sommet de la Terre à
Anne Tessier1,2, Emine Asan3, Nicolas Dalias1 et Philippe Stockholm328, le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en
Lenfant2,4 1992329 marque cette prise de conscience de l'Etat. Suite à
1 SEANEO, 7 rue de Turenne, 66100, Perpignan, France, ce Sommet de la Terre, les Etats se sont rendus compte de
anne.tessier2@wanadoo.fr, nicolas.dalias@seaneo.com la nécessité de mener une politique de gestion durable de la
2 Université Perpignan Via Domitia, Centre de Formation Nature330 afin de répondre aux attentes sociales. Dès lors,
et de Recherche sur les Environnements Méditerranéens, les pouvoirs publiques, tant au niveau international que
UMR 5110, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, national, ont mis en place des instruments règlementaires
France (interdictions et normes) et économiques (écotaxes) pour
3 ICRESS, Université de Perpignan Via Domitia / parvenir à une gestion durable de l’environnement 331. La
Laboratoire développement culturel Université d’Oran, 52 majorité des mesures concernent le milieu terrestre mais, le
avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, hasmine@hotmail.fr milieu marin est de plus en plus considéré.
4 CNRS, Centre de Formation et de Recherche sur les
Environnements Méditerranéens, UMR 5110, 52 avenue Les écosystèmes côtiers et l’écologie politique
Paul Alduy, 66860, Perpignan, France, lenfant@univ- Les politiques publiques environnementales relatives au
perp.fr milieu marin portent essentiellement sur les écosystèmes
côtiers car ils revêtent des importances environnementales
De la prise de conscience des problèmes et socio-économiques prépondérantes. Face à l’érosion de
environnementaux à une écologie politique la biodiversité, les pouvoirs publics internationaux
L’Homme est un être vivant en perpétuelle interaction avec encouragent la protection de la biodiversité marine et
son environnement. Cet environnement peut être social, côtière au travers notamment de la Convention pour la
c’est-à-dire une interaction d’individu à individu, tel que le
biodiversité issue du Sommet de la Terre 332, conduisant en
définit Erwin Goffman dans sa sociologie de
2010 à des engagements forts appelés « les objectifs
l’interactionnisme325. Il peut aussi être naturel, tel que le
d’Aïchi »333. Par leurs fonctions multiples, les Aires
définissent les chercheurs en écologie 326. D’ailleurs, la Marines Protégées sont des instruments majeurs assurant
définition même du concept « écologie » met en avant cette l’atteinte de l’objectif d’Aïchi n°14, en permettant de
interaction de l’Homme avec la Nature. En effet, le terme valoriser les bénéfices de la biodiversité et des services éco-
« écologie » apparu pour la première fois en 1866 dans les
systémiques334. Cette stratégie de création et de gestion des
écrits du biologiste allemand Ernst Haeckel est défini par ce
Aires Marines Protégées est en théorie très suivie par la
dernier comme la totalité de la science de l'organisme avec
politique nationale. Elle apparaît comme l’une des priorités
l'environnement, comprenant, au sens large, toutes les
de la décennie qui vient335. Toutefois, cette mesure, est
conditions d'existences327. Aujourd'hui, l'écologie est
bien souvent considérée par certains groupes comme une
définie comme étant la science qui étudie les relations des
zone où toute activité humaine est prohibée et, elle est donc
êtres vivants entre eux, ainsi que leurs relations avec le
perçue négativement par d’autres groupes d’usagers de la
milieu. En effet, l’Homme interagit directement avec la
mer. La décennie dernière (2001-2011), l’Etat français a
Nature par différentes actions. Il intervient en la prélevant
donc également eu recours à une mesure complémentaire,
(pêche, cueillette, etc.), en y évoluant afin d'exercer
l’immersion de Récifs Artificiels. Cette mesure est aussi
certaines activités professionnelles ou de loisirs
(agriculture, randonnées pédestres, plongée sous-marine),
en la modifiant (OGM, clonage, etc.), en la détruisant 328
(déforestation, urbanisation du littoral). L’Homme agit PNUE (1972), « Déclaration finale de la conférence de
Stockholm », PNUE.
aussi sur la Nature de manière indirecte notamment par ses 329
Jollivet M., Legay J-M. (2005), « Canevas pour une réflexion
rejets dans l’atmosphère et l’hydrosphère. A terme, sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences
l’Homme tend à perdre les services éco-socio-systémiques sociales ». Natures Sciences Sociétés 13: 184-188.
de la Nature ainsi que la Nature elle-même. Toutefois, la 330
Leroy P. (2004), « Sciences environnementales et
multiplication et la diversification des études écologiques, interdisciplinarité: une réflexion partant des débats aux Pays-
le dévouement des militants, les mesures prises par les Bas », Natures Sciences Sociétés, 12: 274-284.
331
politiques, l’intégration du « faire écologie » dans l'opinion Lipietz A. (2012), « Qu'est-ce que l'écologie politique? La
sociale par le biais des grands médias, la prise de grande transformation du XXIe siècle », Les Petits Matins, Paris
332
conscience de faits écologiques s’installent dans les normes Nation Unies (1992), « Convention sur la biodiversité ». Nation
Unies, 32 p.
sociales. De nature organisateur, l’Homme, acteur, 333
Convention sur la diversité biologique (2010), « Plan
stratégique pour la diversité biologique 2011 2020 et les objectifs
325
Goffman E. (2003), Les rites d’interaction, Paris : Les Éditions d'Aichi, "Vivre en harmonie avec la nature" », Convention sur la
de minuit, 225 p. diversité biologique, 2 p.
326
Fischesser B. et Dupuis-Tate M-F. (1996), Le guide illustré de 334
Ibid.
335
l’écologie, paris : Les Éditions de la martinière, 319p. Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des
327
Haeckel E. (1866), Morphologie générale des organismes Transports et du Logement (2012), Stratégie nationale pour la
(Generelle Morphologie der Organismen), création et la gestion des aires marines protégées, Paris : Les
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/ Éditions du Ministère de l’Écologie, du Développement durable,
%C3%A9cologie/45580. des Transports et du Logement, 89 p.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

adoptée dans d’autres pays depuis 20 ans 336 et souffre l’objectif est atteint d’un point de vue écologique. Mais,
assez peu d’une vision négative. Les Récifs Artificiels sont qu’en est-il du point de vue social ? L'Etat est actuellement
des structures constituées d’un ou plusieurs éléments en attente de cet aspect et a souligné cette carence dans sa
d’origine humaine et/ou naturelle, déployés délibérément doctrine lancée sur les Récifs Artificiels en 201014. Cet
sur le fond marin dans le but d’influer sur les processus aspect, la perception et l’utilisation des Récifs Artificiels
physiques, biologiques et/ou socio-économiques liés aux par les usagers de la mer, est en effet quasiment inexistant
ressources marines vivantes337. En France, l’immersion des des suivis. Lorsqu’il est intégré, il est focalisé sur l’usage
Récifs Artificiels est surtout une politique locale (Récifs « pêche artisanale » et extrêmement restreint en
Artificiels du Prado, Ville de Marseille) ou régionale information. Cette carence de l’étude des usagers vient
(Récifs Artificiels du Languedoc-Roussillon, avec plusieurs probablement du fait que pendant longtemps l’expertise
acteurs, comme les communes, les Conseils Généraux et collective (expertise des usagers) apparaissait moins
Régionaux, les pêcheurs professionnels et de plaisance, pertinente devant celle d’experts professionnels
etc.) mais, leur politique de suivi (notamment des objectifs (scientifiques). Or, une expertise collective, venant des
et des attentes sociales) et de gestion est devenue nationale, personnes les plus concernées, est pertinente et, tout aussi
essentielle que des évaluations d’experts réalisées par des
avec notamment la doctrine de l’Etat338.
experts professionnels342. Le recours à une approche
Les Récifs Artificiels et l’écologie politique démocratique, avec l’accumulation des expériences des
En France, les Récifs Artificiels sont avant tout un outil à diverses parties, permet d’obtenir une meilleure
but socioéconomique et concernent essentiellement le appréciation343 , et une vision globale plus juste.
secteur de la pêche professionnelle. Ils ont pour objectif de Actuellement, le secteur de la recherche est trop souvent
permettre le maintien de la pêche dite artisanale, corps de sectoriel, desservant les études environnementales,
métier en crise avec la diminution de la ressource l’évaluation de l’efficacité des outils de gestion lancés par
halieutique339. Les Récifs Artificiels sont aussi employés les politiques et induisant un problème de gouvernance de
afin de restituer aux pêcheurs artisanaux leur espace de ces outils. Afin de fournir un premier apport aux pouvoirs
travail face à l’incursion illégale des chalutiers, en action de publics concernant les Récifs Artificiels, une partie faisant
pêche dans la bande côtière des 3 milles nautiques. En appelle aux Sciences Humaines et Sociales a été intégrée
limitant l’accès des chalutiers dans cette zone, les Récifs aux présents travaux de recherches écologiques sur la
Artificiels sont aussi un outil de préservation des fonds caractérisation des Récifs Artificiels du Golfe du Lion
(Agde, Valras-Plage, Leucate et Le Barcarès). Pour cela,
marins340. Les objectifs des Récifs Artificiels tendent à une étude sociologique a été réalisée à travers la
évoluer. Par exemple, à La Réunion, des Récifs Artificiels combinaison de deux méthodes de terrain, le questionnaire
ont été immergés dans le but de favoriser le développement et l’entretien semi-directif. Des analyses de terrain ont été
d’activités récréatives comme la plongée sous-marine et la
développées à partir de la sociologie des organisations 344 et
pêche récréative341. Ainsi, les Récifs Artificiels sont de l’action, d’Erving Goffman (chercheur de l’école de
présentés par l'Etat comme un outil de gestion durable des
Chicago345). La sociologie des organisations a permis
écosystèmes côtiers. Les Récifs Artificiels français, ayant
bénéficié de fonds européens depuis les années 2000 pour d’étudier et d’analyser le processus de gestion et
leurs immersions, font l’objet d’un suivi scientifique d’organisation des outils écologiques concernant les Récifs
obligatoire pendant au moins 5 ans. Ainsi, la majorité des Artificiels. Les enquêtes ont porté sur les usagers les plus
Récifs Artificiels sont actuellement suivis d’un point de vue fréquents des Récifs Artificiels. Chaque type d’usager avait
écologique. Les pouvoirs publics bénéficient donc d’une sa propre grille d’entretien, avec toutefois, pour certaines
évaluation de l’efficacité de cet outil de gestion par l'étude parties des questions communes permettant de réaliser des
des peuplements de poissons. Il ne faut cependant pas comparaisons. La grille d’entretien était composée des
oublier que les Récifs Artificiels sont immergés pour parties suivantes : information personnelle, conditions
répondre à un problème environnemental d’un point de vue générales de l’activité professionnelle ou de loisir,
social. Les pouvoirs publics ont donc besoin de s’assurer connaissance des Récifs, utilisation des Récifs,
que l’outil de gestion utilisé a rempli son attente sociale. conséquences professionnelle ou de loisir des Récifs,
Or, les suivis actuels permettent seulement d’identifier si perceptions des Récifs et information relatives aux
vacanciers. La réalisation de ces enquêtes a permis
336
Baine M. (2001), Artificial reefs: a review of their design, 342
application, management and performance 2009, Ocean and Hache E. (2012), Ecologie politique: Communautés, cosmos,
Coastal Management, p. 241-259. milieux, Paris : Les Éditions Amsterdam, 408 p.
337 343
Seaman W. (2000), Artificial reef evaluation with application Ibid.
344
to natural marine habitats, New York: CRC Press. La sociologie des organisations est un courant fondé par Michel
338
Affaires Maritimes (2012), Document stratégique sur Crosier qui a étudié comment les acteurs construisent et
l'implantation des récifs artificiels. Régions Languedoc Roussillon coordonnent des activités organisées. Elle peut aussi se définir
et Alpes Côte d'Azur, 102 p. comme une science sociale qui étudie des entités particulières
339
Barnabé G., Charbonnel E., Marinaro J-Y., Ody D., Francour P. nommées organisations, ainsi que leurs modes de gouvernance et
(2000), « Artificial reefs in France: analysis, assessments and interactions avec leur environnement et, qui applique les méthodes
prospects. In: Jensen A.C CKJ, Lockoowd A.M.P », Dans sociologiques à l'étude de ces entités.
345
Artificial Reefs in European Seas, The Netherlands, Dordrecht: L'École de Chicago est un courant de pensée sociologique
Éditions Klumer Academics Publishers, , p. 167-184. américain apparu au début du XXe siècle dans le département de
340
Ibid. sociologie de l'Université de Chicago. Erving Goffman, appartient
341
Pareto A. (2010), « Suivi de la faune ichtyologique et de à la deuxième génération. Il se consacre à l'étude des institutions
l’intégrité structurelle des Récifs Artificiels », Rapport annuel et des milieux professionnels. Les sociologues de cette école ont
2009 de suivi scientifique des Récifs Artificiels de la Possession, utilisé de nombreuses méthodes quantitatives et qualitatives,
Le Port et St-Leu, Mars 2010, 64 p. historiques et biographiques.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

d’accéder à une partie du comportement des usagers vis-à- celles qui seraient le mieux acceptées et celles qui seraient
vis des Récifs Artificiels. Ainsi, des pistes de réflexions ont totalement rejetées. Ainsi, la présente étude permet
été mises en avant pour faire évoluer leur politique de d’apporter aux pouvoirs publics, des clés pour faire évoluer
création et surtout de gestion, actuellement inexistante, sa politique de création mais surtout de gestion des Récifs
élément paradoxal pour un outil, implanté par l’Etat, garant Artificiels.
d’une gestion durable des écosystèmes côtiers.
L’apport de l’interdisciplinarité, Sciences Naturelles et
L’apport de la pluridisciplinarité pour les Récifs Sciences Humaines et Sociales, pour l’écologie politique
Artificiels La présente étude basée sur un cas concret montre que la
L’apport de l’approche pluridisciplinaire est très important combinaison des Sciences Naturelles et des Sciences
dans les études écologiques car son objectif est d'utiliser la Humaines et Sociales est nécessaire et fournit un apport aux
complémentarité intrinsèque des différentes pouvoirs publics. L’interdisciplinarité, malgré des
disciplines pour une analyse écologique complète des difficultés de compréhension entre les personnes des divers
Récifs Artificiels. La présente étude pluridisciplinaire, d’un champs disciplinaires, liées à des définitions de termes et de
point de vue écologique, a montré que les Récifs Artificiels méthodes de travail différentes, est nécessaire et pertinente.
permettaient l'installation des poissons sur la zone Elle apporte une réponse sur l’efficacité de l’outil de
d'immersion, notamment des espèces de poissons d’intérêt gestion durable mis en place, tant d’un point de vue
économique. Les Récifs Artificiels permettent également écologique que social. A partir de la production de cette
aux pêcheurs locaux de réaliser des captures similaires, évaluation globale, les pouvoirs publics possèdent des clés
voire supérieures, à des pêches réalisées sur des zones pour juger si l’outil fonctionne et s’il est nécessaire de le
naturelles rocheuses, jusqu’à environ 300 m des Récifs repenser en partie. L’interdisciplinarité, en associant les
Artificiels. D’un point de vue sociologique, les entretiens usagers aux études environnementales, intègre certains
semi-directifs réalisés auprès des patrons pêcheurs objectifs de la Convention d’Aarhus (1998) 346 qui sollicite
artisanaux ont confirmé que les Récifs Artificiels sont un la participation du public au processus décisionnels relatifs
outil d’aide aux pêcheurs artisanaux, face à la raréfaction de à l’exercice d’activités particulières (Article 6), aux plans,
la ressource marine. La majorité des pêcheurs artisanaux a programmes et politiques relatives à l’environnement
intégré les sites de Récifs Artificiels à leurs sites de pêches (Article 7) et à sa participation lors de la phase
et les fréquentent régulièrement, principalement pour d’élaboration de dispositions règlementaires et/ou
capturer des espèces particulières. La majorité des pêcheurs d’instruments normatifs juridiquement contraignant (Article
déclare que ces immersions ont permis d’apporter du 8). Cette intégration des usagers aux études
poisson sur la zone. Cette vision est également partagée par environnementales permet à ces derniers d’être acteurs, ce
les pêcheurs récréatifs utilisant les Récifs Artificiels. De qui les sensibilise d’autant plus sur le sujet. Les mesures de
plus, l'étude a permis d’identifier que ces Récifs Artificiels gestion prises, pour leur activité et l’environnement où ils la
étaient également utilisés par les chasseurs et les plongeurs pratiquent, seront alors mieux comprises. En participant à la
sous-marins, mais plus ponctuellement que les pêcheurs réflexion de gouvernance, les usagers auront moins
professionnels et récréatifs. Ces usagers ont intégré les l’impression de subir les mesures. Le système tendra à être
Récifs Artificiels à leurs sites de pratique de leur activité. perçu de la population comme plus juste, plus
Cependant, les usagers déclarent les fréquenter assez peu, démocratique. L'étude de cas des Récifs Artificiels permet
car les Récifs Artificiels n'ont pas été spécifiquement également de montrer qu’il est possible d’allier la
conçus pour leurs activités. Ainsi, si ces immersions étaient protection de l’environnement avec le développement
repensées en intégrant leur pratique, les usagers y auraient socio-économique, en œuvrant ainsi pour le développement
recours plus souvent, car la majorité des enquêtés considère durable. Mais pour cela, l'Etat doit impérativement mener
les Récifs Artificiels comme un moyen de répartir leur des réflexions sur la gouvernance de cet outil de gestion
effort de pêche ou de fréquentation sur la localité. Les prometteur. Sinon, en l’état actuel, les Récifs Artificiels
zones naturelles pourraient ainsi être délestées de leur risquent de tendre vers un système non durable. Une
pression. La constatation de cette perception des Récifs gouvernance est possible mais, les moyens financiers au
Artificiels par les usagers a permis de montrer que les niveau local sont absents pour l’instaurer. Les pouvoirs
objectifs des immersions sont amenés à évoluer dans un publics doivent s’intéresser aux Récifs Artificiels pour
futur proche. Ainsi, les Récifs Artificiels pourraient débloquer cette situation. En effet, les Récifs Artificiels
également être immergés dans une perspective de délestage apparaissent comme l’un des outils de gestion des
des sites naturels, où certaines activités récréatives y écosystèmes côtiers permettant d’associer économie et
seraient fortement représentées. Une majorité des usagers nature, et ainsi de ne plus opposer ces deux notions.
pense que l’instauration d’une gestion le plus tôt possible
sur ces zones est nécessaire. En premier lieu, il leur apparait
important de définir un gestionnaire approprié. Un
regroupement d’acteurs serait ainsi le plus judicieux afin
que chacun puisse s'y retrouver et ne pas se sentir lésé.
Concernant les mesures de gestion, les usagers percevraient
très mal une mise en réserve intégrale des Récifs Artificiels.
Cependant, ils ne sont pas réfractaires à des mesures
restrictives notamment vis-à-vis de leur activité. Lors des
entrevues, de nombreux usagers ont ainsi formulé des
propositions de gestion. En fonction des mesures de gestion
des Récifs Artificiels susceptibles d'être prises par les
346
politiques publiques, il est ainsi possible de mettre en avant (1998) Convention Aarhus

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles Dans l’article fondateur de HG 348, Lovelock et Margulis
appel à Gaïa ? d’une part soulignent l’influence massive que les êtres
vivants pourraient avoir sur leur environnement planétaire -
Sébastien Dutreuil, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne la composition des océans, de l’atmosphère, le climat, etc. –
Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des et d’autre part font remarquer que la Terre est restée
Techniques (IHPST) habitable (les conditions environnementales sont restées
Seb.dutreuil@gmail.com dans des limites qui permettent à la vie de persister) depuis
plus de 3 milliards d’années et ce en dépit de perturbations
Issu d’une formation initiale en sciences de la Terre et en externes (comme l’augmentation de la luminosité solaire).
biologie, je suis actuellement en thèse en philosophie des Ce sont ces deux éléments qui invitent les auteurs à se
sciences sur une clarification conceptuelle de l’hypothèse demander si :
Gaïa. Le présent exposé s’interroge sur le genre de relations « l’ensemble des organismes vivants qui
que les sciences de la nature entretiennent et pourraient constituent la biosphère peut agir comme une seule
entretenir avec un projet d’écologie politique. La réflexion entité pour réguler la composition chimique, le pH
est centrée sur un cas d’étude, l’hypothèse Gaïa (désormais en surface et possiblement le climat. »
HG), lequel a pour principal intérêt premièrement L’idée que la vie pourrait, par son activité, réguler des
l’originalité des relations qu’il fait voir entre écologie variables environnementales à grande échelle, c’est-à-dire
politique et sciences de la nature, deuxièmement la diversité contribuer à une forme de régulation ou d’homéostasie à
des projets d’écologie politique qui s’y sont intéressés. l’échelle de la planète, a été ensuite exprimée par la
Gaïa, nom de la déesse de la Terre dans la mythologie métaphore comparant la Terre à un organisme dans
grecque, a été utilisé par James Lovelock, alors chimiste de l’ouvrage de Lovelock (1979). Cette comparaison, prise au
l’atmosphère, et Lynn Margulis, microbiologiste, pour sérieux, a suscité des critiques de la part des biologistes.
nommer une hypothèse scientifique qu’ils proposent au Dawkins (1982) et Doolitle (1981) ont ainsi fait remarquer
début des années 1970, hypothèse selon laquelle les êtres que la Terre, ne se reproduisant pas, ne peut être soumise à
vivants pourraient contribuer, par leur action sur sélection naturelle. Or la sélection naturelle est la meilleure
l’environnement, à maintenir la planète dans des conditions explication de l’existence d’homéostasie, de régulation, de
qui permettent à la vie de subsister sur Terre. Depuis la finalité apparente chez les organismes. Dès lors, en
publication originale, HG a connu un destin tumultueux : l’absence de mécanisme rendant compte d’une homéostasie
reçue avec enthousiasme par des théologiens, des penseurs planétaire, HG n’est pas une hypothèse scientifique mais ne
de l’environnement, avec scepticisme par la plupart des serait que l’expression de bons sentiments sur la nature à
biologistes et philosophes des sciences, accueillie avec propos d’un délicat et harmonieux agencement du monde
intérêt par certains chercheurs en sciences de la Terre. auquel contribuerait chaque organisme vivant. Cette
Ce qui m’intéresse ici, ce sont les différents auteurs critique a pendant longtemps discrédité HG aux yeux de la
d’horizons très divers qui font aujourd’hui « appel à Gaïa » majorité des biologistes et des philosophes de la biologie.
pour servir un projet d’écologie politique. Edward Ces critiques du début des années 1980 n’épuisent en
Goldsmith, écrivain, militant, fondateur de la revue The revanche ni le contenu initial de HG, ni les développements
Ecologist, penseur controversé de l’écologie profonde, ultérieurs qui ont pris en compte les remarques des
Baird Callicott, philosophe américain particulièrement actif évolutionnistes. Les contorsions multiples de Lovelock
dans le champ de l’éthique environnementale, Bruno Latour rendent difficile l’appréciation du contenu de HG : c’est la
anthropologue et philosophe347. Chez tous ces auteurs, il critique principale qui a été adressée ultérieurement par
n’y a aucune ambigüité sur le fait que « Gaïa » fait Kirchner. Je voudrais ici proposer une clarification des
référence à l’hypothèse proposée par Lovelock et éléments importants de HG telle qu’on la discute dans la
Margulis : les deux scientifiques sont systématiquement littérature scientifique349, clarification qui est cruciale si
mentionnés au moment de l’introduction du terme. La l’on souhaite comprendre l’intérêt qu’HG a suscité pour des
diversité même de ces projets m’invite à avoir une projets d’écologie politique. Je suggère de comprendre HG
acception assez large de « l’écologie politique » : j’y non pas comme une simple hypothèse à tester mais comme
regroupe l’écologie profonde, l’éthique environnementale, un cadre de recherche comprenant : (i) des questions
l’anthropologie des modernes et de la nature. scientifiques structurant de nouvelles recherches, (ii) des
La question que je voudrais examiner ici est la suivante : remarques méthodologiques, (iii) une proposition
pourquoi des écologies politiques font-elles appel à HG ? Il ontologique centrale (l’entité que Lovelock et Margulis
ne s’agit en aucun cas de « faire la police » pour savoir si appellent Gaïa).
les usages de Gaïa sont des « bons » usages, fidèles aux (i) Les trois questions soulevées par HG sont les
écrits de Lovelock et Margulis, mais de comprendre les suivantes :
éléments de HG qui ont intéressé des projets d’écologie 1. La vie a-t-elle une influence quantitativement
politique aussi divers, et de préciser la relation, originale, importante sur des processus géologiques ?
que cette hypothèse scientifique noue avec des écologies 2. Cette influence a-t-elle pu contribuer au
politiques. Après une clarification du contenu de HG, maintien de conditions habitables sur Terre ?
j’examine successivement les « écologies politiques » de 3. Cette influence peut-elle contribuer à
Lovelock, Goldsmith, Callicott et Latour et j’en tire des l’optimisation de certains paramètres ?
conclusions.
L’hypothèse Gaïa 348
Atmospheric homeostasis by and for the biosphere: the gaia
hypothesis, Tellus, 1974.
349
Je reprends ici des éléments d’un travail publié dans
347
Faute de place, faute de temps, d’autres auteurs sur ces « L’hypothèse Gaïa : pourquoi s’y intéresser même si l’on pense
questions ne seront pas abordés ici: Mary Midgley, Stephan que la Terre n’est pas un organisme ?», bulletin de la SHESVIE,
Harding, Emilie Hache, etc. 2012.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

La première question met l’accent sur le rôle actif qu’ont énormément d’autres espèces (e.g. les bactéries qui ne
les vivants vis-à-vis de leur environnement, un aspect que toléraient pas l’oxygène)353 ?
d’autres disciplines mettront en avant dans les années 1990 (ii) Au-delà de simples « hypothèses à tester » ou de
et 2000 : la construction de niche en biologie évolutive 350, questions structurant les recherches à venir, Lovelock et
l’idée que les organismes sont des ingénieurs des Margulis portent des revendications méthodologiques et
écosystèmes en écologie fonctionnelle351. Les exemples déplorent certaines caractéristiques de la science
paradigmatiques de ces disciplines biologiques vont de la contemporaine. Ils regrettent premièrement le
modification du sol par les vers de terre à la construction de cloisonnement disciplinaire et en appellent à une plus
barrages par les castors. Soulignons la singularité de HG : grande interdisciplinarité entre biologie et sciences de la
elle s’intéresse aux conséquences planétaires (et non Terre, disciplines qui auraient divorcé l’une de l’autre à la
locales, écosystèmiques) de l’influence de la vie. L’histoire fin de l’histoire naturelle du 18 e siècle. Ils prennent ensuite
de la Terre ne peut plus jouer comme arrière-fond, comme position dans un débat plus large qui oppose le
contrainte, comme invariant vis-à-vis de l’histoire de la vie, « réductionnisme » (qui consiste à décomposer un système
mais les deux histoires, de la vie et de la Terre, doivent être en ses parties et à analyser ces parties pour comprendre le
réécrites ensemble. L’influence des vivants sur leur système), caractéristique de l’essentiel de la science
environnement constituait le point de départ de Lovelock moderne, à une position « holiste » qu’il conviendrait
pour l’élaboration de HG. L’importance de ce point nous a d’adopter (ici on regarde le système « dans son ensemble »
mené à défendre ailleurs l’idée qu’il fallait comprendre HG pour comprendre son fonctionnement). Enfin, Lovelock
davantage comme une « théorie de la vie » (ce qui est en insistera sur le rôle heuristique et structurant que joue la
jeu ce sont les conséquences environnementales de la vie, métaphore comparant la Terre à un organisme.
les frontières de ses interactions) que comme une théorie de A la fin des années 1990 certains des thèmes développés
la Terre. par HG sont étudiés par des disciplines naissantes, les
La deuxième question, celle de l’habitabilité, est la question « sciences du système Terre ». Ces disciplines héritent de
centrale de HG. C’est sur elle que se concentrera l’essentiel HG d’une part une méthodologie systémique – lorsqu’elles
des recherches menées par des géologues (Lenton, Watson, considèrent les compartiments superficiels de la Terre
Kleidon), des écologues (Wilkinson), des chercheurs en (océan, atmosphère, biosphère, etc.) comme formant un
intelligence artificielle (Dyke), etc. La publication du système interconnecté – d’autre part la prise en compte de
modèle Daisyworld par Watson et Lovelock (1983) – l’influence de la vie sur des processus atmosphériques,
répondant à Dawkins sur l’absence de « mécanisme » géologiques, etc. Lovelock se réjouit de leur création et y
pouvant expliquer le maintien de l’habitabilité - sera un voit la continuité de HG ; symétriquement, les auteurs des
point de départ important de cette littérature. sciences du système Terre rendent explicitement hommage
La troisième question, précisément parce qu’elle concerne à Lovelock.
l’optimisation de certaines variables, apparaît plus (iii) Dès le début, Gaïa est aussi bien le nom de
problématique et est tantôt délaissée par la communauté l’ « hypothèse scientifique » que Lovelock et Margulis
scientifique, tantôt reprise sous de nouvelles formes comme proposent, que le nom d’une nouvelle entité:
celle consistant à se demander si « la vie » peut retirer un « la biosphère et toutes les parties de la Terre avec
certain « bénéfice » de son action sur l’environnement, s’il laquelle elle interagit activement pour former cette
est possible de définir un « bien commun » pour l’ensemble hypothétique nouvelle entité dont les propriétés ne
des vivants. C’est avec cette question que surgit une peuvent être prédites de la somme des parties »
difficulté importante soulevée par Kirchner. Ce dernier fait Lovelock et Margulis 1974, p.3
remarquer dans un article de 1989352, que, de toute Dans cette perspective d’individuation fonctionnelle les
évidence, l’état de la planète n’est pas favorable aux frontières de Gaïa ne coïncident pas avec celles de la Terre,
pingouins. A un colloque sur HG, on lui répondit que les ni avec celles des frontières matérielles des organismes
pingouins étaient des animaux excentriques, exotiques, une vivants, mais s’arrêtent là où l’influence de la vie s’arrête,
espèce à la marge. Ainsi la difficulté à définir un « bien là où l’environnement n’interagit plus avec les organismes
commun » auquel l’ensemble des vivants participeraient est qui peuplent la Terre. Il me paraît tout à fait remarquable
liée aux différences de préférence environnementale entre qu’une discussion aboutie sur la manière dont on individue
les différents êtres vivants ; regrouper l’ensemble des Gaïa intéresse au fond assez peu les auteurs impliqués dans
vivants (« la vie ») serait en somme un coup de force la littérature « scientifique » sur HG : quelques remarques
difficilement justifiable. Les espèces qui ont un impact introductives et éparses sur le sujet, et l’auteur qui a le plus
important sur leur environnement ont peut-être contribué à contribué à cette question, Scott Turner 354, est rarement
le façonner et à le rendre habitable pour les espèces cité. Cela me paraît remarquable à deux titres.
actuelles (e.g. la photosynthèse oxygénique a ainsi Premièrement parce que c’est précisément sur ce pan de
contribué à l’évolution des espèces actuelles dont le HG, sur l’entité, que se concentreront les écologies
métabolisme repose sur la respiration), mais comment ne politiques. Deuxièmement parce que cette faible prise en
pas voir qu’elles ont aussi contribué à faire disparaître considération de la question constitue une lacune réelle
dans HG. En l’état actuel il est non seulement assez loin
d’être évident que Gaïa, telle que définie plus haut, forme
bien un organisme355 (ce qui ne manque pas de soulever
350
Odling Smee, J., Laland, K., Feldman, M. Niche construction:
353
the neglected process in evolution. 2003. Princeton University Pour des exemples détaillés, voir Ward, P. The medea
Press. hypothesis, Princeton University press, 2009.
351 354
Jones, C. et al. “Organisms as ecosystem engineers”, Oikos, En particulier dans The extended organism, Harvard University
69, 3, 1994. press, 2000.
352 355
Kirchner, J. The gaia hypothesis : can it be tested ?, Review of Et ce quelle que soit la définition d’organisme que l’on veut
geophysics, 27, 2, 1989. bien adopter. Sur ces questions d’organismalité et d’individualité,

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

des problèmes normatifs dans le cadre de certaines ingénierie, domaine dans lequel il fera plusieurs
propositions que l’on peut trouver dans HG ou en écologie suggestions (Lovelock et Rapley 2007, Lovelock 2008). La
politique chez Lovelock ou Goldsmith par exemple), mais il démesure des solutions techniques semble contrebalancée
n’est également pas évident de savoir en quel sens elle par une vision médicale tendance médecine non
serait « vivante », ni évident qu’elle forme bien un conventionnelle : l’ingénieur ne guérit pas la Terre, il aide
individu, et ce même à se donner des critères ponctuellement Gaïa à se guérir elle-même. Lovelock
d’individualité appropriés aux entités en jeu356. déplore ainsi le rapport technique à Gaïa comme un rapport
Voilà pour ce que l’on peut retenir de HG : un discrédit pathologique mais nécessaire compte tenu de l’urgence
massif pour une part importante de la communauté actuelle.
scientifique, trois questions différentes, des remarques On peine en revanche à imaginer la solution technique qui
méthodologiques (interdisciplinarité, holisme, rôle viendrait servir un contrôle démographique « volontaire »,
heuristique de la métaphore), la création de nouvelles sans « tomber pour autant dans les odieux travers de
disciplines (sciences du système Terre), une entité l’eugénisme » car il serait « sage d’opter pour une
(« Gaïa »), un rôle central accordé à la vie (cf. son rôle population stabilisée d’environ un demi-milliard
« actif » vis-à-vis de l’environnement, la place qu’elle d’individus »: « en fin de compte, c’est Gaïa, comme
occupe dans la définition de l’entité), des difficultés sur la toujours, qui opérera la réduction de population et éliminera
définition des normes (cf. la question de la ceux qui enfreignent les règles » (Ibid ., p.197). Nous voilà
régulation/optimisation et l’organismalité de Gaïa). rassurés : Gaïa reconnaîtra les siens.
Voilà donc la métaphore de l’organisme (et l’invocation de
L’écologie politique de Lovelock la déesse mère) qui revient (reviennent). Lovelock pouvait
Après avoir proposé une clarification du contenu de HG, et toujours jouer avec son lecteur et éluder le problème quand
avant de chercher à comprendre ce que différents projets il s’agissait de discussions « scientifiques », mettant en
d’écologie politique ont pu en retirer, intéressons-nous à avant le rôle purement heuristique de la métaphore quand
« l’écologie politique » de Lovelock. Lovelock ne dissocie on lui montrait son absence de pertinence théorique 358. Le
pas ses travaux scientifiques, ses productions d’ingénieurs jeu prend une autre tournure ici quand la métaphore vient
et ses positions environnementalistes : masquer un gouffre abyssal quant au fondement normatif
« Le concept de Gaïa, une planète vivante, qui autoriserait les positions éthiques et les pratiques
constitue pour moi la base essentielle d’un suggérées par Lovelock. Comme souvent, on ne sait pas
environnementalisme cohérent et pratique ; il trop à quoi s’en tenir avec Lovelock, dont les positions
contredit la ferme conviction selon laquelle la alternent entre points de vue éco-centrés et
Terre est notre propriété, un domaine destiné à anthropocentrisme « éclairé ».
l’exploitation au bénéfice de l’humanité », 2007, En plus des positions mentionnées, on trouvera chez
p.189 Lovelock certains passages sur la vie en harmonie avec la
Lovelock est un ingénieur : il construit des machines. C’est nature, la marche en forêt et l’écoute des oiseaux, ainsi que
pour ses talents d’ingénieurs qu’il est recruté à la NASA, la valorisation d’une connaissance instinctive, ineffable, qui
c’est grâce à ceux-là qu’il invente un appareil qui jouera un rappelle davantage certains thèmes de l’écologie profonde
rôle fondamental dans la mise en cause des CFC pour la qu’une littérature classique des sciences de la nature.
découverte du trou dans la couche d’ozone. Par ailleurs,
Lovelock revendique un héritage « médical » (secteur dans Goldsmith – une vision téléologique de l’ordre naturel et
lequel il a longtemps travaillé en début de carrière). social
A la fin des années 1970, Lovelock relativise l’importance Edward Goldsmith, penseur controversé de l’écologie
du trou dans la couche d’ozone et nous avertit du danger profonde, accorde une place centrale à Gaïa dans The Way :
qui consiste à sur-réagir en interdisant une fois pour toute toward an ecological worldview. Lovelock et Goldsmith
les CFC. Cette attitude, qui consiste dans un premier temps habitent dans la même région de l’Angleterre (Cornouaille,
à saluer l’importance de travaux scientifiques et de lanceurs Devon) et se sont souvent rencontrés. Goldsmith utilise
d’alerte sur certaines menaces environnementales, et, dans Gaïa comme une entité qui vient intégrer hiérarchiquement
un deuxième temps, à tempérer le « puissant moteur l’ensemble de la biosphère.
émotionnel des environnementalistes radicaux» et à Comme chez Lovelock les références à la cybernétique, la
rappeler les bienfaits de la technique, apparaît à plusieurs théorie des systèmes et des positions holistes sur le plan
reprises dans l’ensemble des écrits de Lovelock. C’est celle méthodologique sont nombreuses. Là où Lovelock était
qu’il adopte vis-à-vis du DDT dans le paragraphe qui hésitant, changeant, fuyant, contradictoire entre ce qu’il
précède celui sur le trou dans la couche d’ozone. disait (holisme et émergence) et ce qu’il faisait (des
Plus récemment, l’ingénieur-médecin s’imagine chirurgien- modèles typiquement réductionnistes à la Daisyworld 359),
urgentiste du globe en proposant deux mesures d’urgence :
un engagement dans le nucléaire pour réduire les émissions publiquement d’accueillir, sur ma petite parcelle de terrain, tous
de CO2 (pour le stockage des déchets, voyez avec son les déchets à haut niveau de radioactivité produits en un an par une
centrale nucléaire ; ils occuperaient un espace d’un mètre cube et
jardinier et son chauffagiste357), une utilisation de la géo- tiendraient facilement dans une fosse en béton ; j’en profiterais
pour chauffer ma maison avec la chaleur fournie par la
voir Bouchard, F. et Huneman, P. 2013, From groups to désintégration des éléments radioactifs. »
358
individuals. MIT Press, ainsi que Mossio, M. et Moreno, A., 2010 En ce qui concerne l’usage heuristique de la métaphore dans le
« Organisational closure in biological organisms », Hist. Phil. cadre des discussions scientifiques je défendais une position
Life, Sci. similaire à celle de Lovelock en 2012 dans L’hypothèse Gaïa,
356
Par exemple ceux développés par Huneman, P. « About the quelle analogie de la Terre avec un organisme ?, in Analogia e
conceptual foundations of ecological engineering : stability, mediação, Quaresma (Ed.).
359
individuality and values », Procedia Environmental Sciences. Sur ce point, voir Bergandi, D. « Eco-cybernetics : the ecology
357
La revanche de Gaïa, Flammarion, 2007, p.132. « J’ai proposé and cybernetics of missing emergences », Kybernetes 2000.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Goldsmith est beaucoup plus tranché. Pour ce dernier, les Baird Callicott, un des pionniers de l’éthique
processus naturels, l’action des êtres vivants au premier environnementale mobilise Gaïa à la fin des années
chef, ainsi que les rapports que les « sociétés 2000360. Convaincu de l’intérêt de l’éthique de la terre de
traditionnelles » entretiennent avec leur environnement, Leopold, Callicott remarque certaines insuffisances dans
sont fondamentalement orientés vers le maintien d’un cette dernière. Outre le fait que l’éthique de la terre oublie
« bon » ordre naturel, vers la préservation du tout dont ils les communautés biologiques marines, le principal
font partie, vers la stabilité et l’absence de changement, à problème réside dans ses échelles spatiale et temporelle.
l’inverse des rapports pathologiques que les modernes Les échelles des enjeux environnementaux des années
entretiendraient avec leur environnement. Gaïa vient 1970 se sont considérablement agrandies, passant d’enjeux
intégrer de manière hiérarchique l’ensemble des « bons » locaux, régionaux, écosystémiques sur des petites échelles
ordres locaux. La vision qui ressort ressemble à un mélange de temps (quelques décennies au plus) à des enjeux globaux
entre un néo-animisme et un culte des sociétés dont les échelles de temps pertinentes sont le siècle, le
« traditionnelles » et de leur mode de vie harmonieux avec millénaire. C’est précisément cette modification des
l’environnement. Le tout vient servir une vision pour le échelles qui pousse Callicott à passer d’une éthique de la
moins réactionnaire du monde : l’ordre naturel des terre (land) s’appuyant sur les résultats de l’écologie des
écosystèmes et l’ordre social des sociétés traditionnelles communautés et l’écologie des écosystèmes à une éthique
sont des « bons » ordres (« ordres critiques ») qui de la Terre (Earth) s’appuyant sur le cadre que fournit HG.
préservent la « hiérarchie » et la « stabilité » des processus
de Gaïa, ordres qu’il s’agit de préserver, fût-ce au prix L’éthique de la terre s’appuyait sur l’écologie scientifique -
d’une conservation de structures sociales foncièrement la biologie des communautés, l’écologie des écosystèmes –
inégalitaires. et sur l’idée que l’Homme fait partie de communautés
La critique du progrès (progrès qui vient briser la morales qui vont du clan à la communauté biologique en
« stabilité » et l’ « ordre critique ») mène Goldsmith à passant par la tribu, la nation, etc. Dans ce cadre, Callicott
adopter une philosophie de la technique radicalement rappelle une difficulté à laquelle est confrontée l’éthique de
opposée à celle de Lovelock: toute technique qui n’est pas la terre dont le slogan était « une chose est juste lorsqu’elle
enchâssée dans une société traditionnelle et intégrée dans tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la
son contexte environnemental, toute technique qui ne vient communauté biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le
pas servir l’ « ordre critique » d’une société vernaculaire cas ». La difficulté réside dans la stabilité des
donnée est néfaste. communautés écologiques : le « changement de
Précisons maintenant le rapport (ambivalent) entre les paradigme » en écologie nous montre que les écosystèmes
sciences de la nature et l’écologie politique dans l’œuvre de que l’on pensait fermés, auto-régulés, avec des successions
Goldsmith. A un premier niveau Goldsmith rejette déterminées et stables, n’incluant pas l’homme comme
l’ensemble des piliers de la science moderne : il joue une facteur écologique normal doivent en fait être considérés
connaissance « intuitive », « créative », « ineffable », comme ouverts, avec des facteurs régulateurs internes et
« holiste », « qualitative », « subjective », « reposant sur la externes, des changements sans direction, etc. Le passage
foi », orientée vers le maintien de l’ordre critique, contre en écologie à cette ontologie floue, cette ontologie de flux,
une science objective, quantitative, rationaliste, etc. Cela nous force à nous interroger sur l’ « intégrité » et la
fait écho (mais un écho assez lointain) à la valorisation « stabilité » qu’il resterait à préserver. Callicott suggère
d’une connaissance intuitive et émotionnelle aux dépens ainsi que le passage à Gaïa nous redonne un statut
d’une connaissance objective, présente chez d’autres ontologique plus stable : une entité fermée, auto-régulée
auteurs de l’écologie profonde et parfois chez Lovelock. A avec des points d’équilibres uniques.
un second niveau, Goldsmith semble utiliser certains
résultats scientifiques contre d’autres: il joue les disciplines Le passage d’écosystèmes locaux à Gaïa fait donc d’une
écosystémiques et holistes (dont Gaia) contre le pierre deux coups chez Callicott: en s’intéressant à une
réductionnisme de la biologie moléculaire et évolutive, la échelle plus vaste on s’assure de pouvoir prendre en compte
coopération et l’altruisme contre les « gènes égoïstes », la les enjeux environnementaux contemporains mais on
cybernétique contre la causalité linéaire, l’orientation et la redonne par là même un statut ontologique plus ferme à la
finalité des processus naturels (HG, canalisation communauté dont on fait partie.
développementale, successions écologiques déterminées,
etc.) contre le hasard des « néo-darwinistes ». Bref on joue Latour – Gaïa : un substitut à la Nature des modernes
ici un cortège de connaissances scientifiques, interprétées Quel meilleur exemple Bruno Latour pouvait-il espérer que
de manière assez libre par ailleurs, présentées comme Gaïa quand, dans Nous n’avons jamais été modernes, il
« hétérodoxes » (mais néanmoins comme scientifiques), faisait l’inventaire de ces hybrides qui brouillent les
contre une science moderne, orthodoxe. frontières entre la nature et la culture (ordinateurs et puces
Retenons que Gaia vient unifier certains thèmes de contrôlées par les Japonais, embryons congelés, forêts qui
Goldsmith (connaissance intuitive, cybernétique et holisme, brûlent, baleines équipées de radio balises, etc.) ? Après
critique de la science orthodoxe) mais que son rôle le plus s’être débarrassé de la Nature des modernes et de leur
important est de donner un cadre - « scientifique », ce qui écologie politique, sur quelle meilleure entité, sur quel
ne gâche rien - à la vision du cosmos que se fait Goldsmith, meilleur substitut à la Nature, Latour pouvait-il s’appuyer
vision hiérarchique et orientée vers le maintien d’un ordre pour faire des Politiques de la nature361 ?
critique naturel (et social).
360
« From the land ethic to the Earth ethics : Aldo Leopold and the
Callicott : un changement d’échelle dans l’éthique Gaia hypothesis », in Gaia in turnoil, Crist & Rinker, MIT press,
environnementale 2010.
361
Les remarques qui suivent sont une interprétation de différentes
interventions de Latour sur Gaïa ou l’anthropocène : dans

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

L’ontologie de Gaïa, ce mélange d’humains et de non d’agentivités (chacun des êtres vivants). Par un
humains (industries, vaches, forêt tropicale, récifs renversement intéressant, qui surprendra peut-être ceux qui
coralliens, méthane, …), liés par des réseaux d’interaction ont vu dans Gaïa une nouvelle figure mythique ou
(e.g. les grands cycles de la matière) va comme un gant à religieuse, Latour fait de Gaïa une entité éminemment
l’ontologie de Latour. A la fin des années 1990 et au début séculière, plus séculière que la Nature des modernes, parce
des années 2000, l’écologie des écosystèmes, l’écologie des que débarrassée de toute extériorité, de toute transcendance,
paysages, la climatologie, la chimie de l’atmosphère et les parce que non déjà unifiée ou non unifiée pour de bon.
sciences du système Terre s’unissent pour montrer que En tirant la couverture du côté des actions des agents
l’humain a un impact quantitatif majeur sur la distribution individuels (bactérie, castors, etc.) et des réseaux
des espèces, l’extinction de celles-ci, la composition de d’interaction qui en découlent plutôt que du holisme (Gaïa
l’atmosphère en certains gaz, l’évolution du climat. Des comme « multiple »), en tordant quelques peu les cadres du
chercheurs des « sciences du système terre » en prennent darwinisme pour redistribuer de l’agentivité ici et là (Gaïa
acte et suggèrent l’idée d’une nouvelle ère géologique: « animée »), en s’appuyant sur les résultats des trente
l’anthropocène. L’anthropocène devient le nom de la dernières années des Science Studies (Gaïa « discutable »),
période durant laquelle le poids de l’Homme dans les et en se félicitant de n’avoir jamais été moderne, Latour
réseaux d’interactions de Gaïa augmente significativement. élève Gaïa en substitut à l’idée moderne de « Nature ».
Ce faisant, les frontières de l’entité en jeu se modifient :
plus l’influence d’un acteur sur les autres entités du monde Conclusion
augmente, plus la quantité de non-humains sur lesquels les Quelles leçons tirer de ces usages de Gaïa ?
humains ont une influence augmente, et plus l’étendue de Signalons d’abord le fait que Gaïa occupe une position
« Gaïa », comprise comme un collectif, s’étend, gommant intéressante dans la mesure où elle semble se retrouver au
davantage encore les frontières entre nature et culture, croisement des deux problèmes à la racine de l’écologie
grignotant les derniers résidus de wilderness. En braquant le politique identifiés par Catherine Larrère : la question de la
projecteur sur les humains dans Gaïa (et les non-humains Nature, celle de la technique362.
avec qui ces derniers interagissent), Latour fait de Gaïa Signalons également une difficulté qui me semble traverser
l’entité qui permettrait de brouiller à nouveau les frontières l’ensemble de ces projets, difficulté qui existe dès les
entre sciences « de la Nature » et sciences sociales en débuts de HG. Derrière la devanture sympathique d’une
mettant en lumière le fait que la « Nature » n’est plus un coopération globale entre les vivants, HG cache une
cadre invariant dans lequel le monde social s’insère mais absence de prise en compte (ou une prise en compte
est sensible aux actions humaines et leur répond (par le éminemment discutable) des conflits aussi bien que des
réchauffement climatique, entre autres). On se tromperait rapports de force qui leurs sont associés. Si l’on adopte la
en interprétant l’usage qui est ici fait de Gaïa et de perspective holiste ou organiciste de HG, ou bien les
l’anthropocène comme une naturalisation de l’humain ; il conflits n’existent pas, parce que la contribution des parties
faut au contraire y voir une mise en société (en collectif) tendrait harmonieusement à la préservation du tout – la
d’un maximum de non-humains. coopération de l’ensemble des vivants serait orientée vers
Pour Latour, Gaïa n’est pas seulement un nouvel hybride, le maintien de l’habitabilité (mais quid des « pingouins » et
c’est également un substitut formidable à l’idée même que des espèces disparues ?) -, ou bien, quand ils existent, il est
la modernité se faisait de la Nature, comme l’annonce le « facile » de reconnaître le « bon » côté (Gaïa reconnaîtra
parallèle dramatique dressé entre Galilée et Lovelock, le les siens chez Lovelock, les perturbateurs de l’ordre
premier nous faisant entrer dans la modernité en supprimant critique chez Goldsmith). Avec Latour, regardons
la distinction entre le monde sublunaire et supralunaire, le désormais Gaïa non plus par le haut, avec un point de vue
second nous en faisant sortir en montrant la singularité, la holiste, mais de l’intérieur, avec une perspective centrée sur
contingence et l’historicité du monde sublunaire. « Dieu les réseaux d’interactions. Contrairement à la perspective
merci, la nature va mourir » en 1999. Latour dirait sans organiciste, cette perspective est à même de faire voir les
doute aujourd’hui, pris dans Gaïa et à l’époque de conflits qui peuvent surgir entre deux réseaux (la
l’anthropocène : Dieu merci, la Nature est morte! « La communauté liant la photosynthèse oxygénique et la
Nature » était ce dont (l’ancienne) « écologie politique » respiration cellulaire d’un côté, les bactéries qui ne tolèrent
croyait parler, Gaïa viendrait la remplacer pour faire pas l’oxygène de l’autre) entre deux collectifs (le collectif
« enfin, de l’écologie politique ». Gaïa n’aurait aucune des qui se réclamerait de Gaïa vs. un autre collectif). Mieux,
propriétés problématiques de la Nature des modernes. elle semble développée précisément pour faire voir ces
Quand celle-ci se prétendait extérieure (ou indépendante) conflits, pour les mettre à jour, les expliciter et les mettre en
aux scientifiques qui l’observent, unifiée par les lois scène. Mais de la même manière que dans les années 1980
universelles de la Nature, inanimée, scellant ainsi le partage et 1990 on a reproché aux auteurs de HG de ne pas voir les
entre humains et non humains, et indiscutable, car rapports de force qui existaient entre les vivants – médiés
constituée de « faits » objectifs, celle-là serait tout le par leurs influences sur l’environnement -, on pourrait
contraire : « discutable », « intérieure », parce que nous en reprocher à Latour que la mise en scène procédurale de
faisons partie, « multiple » et « animée », parce qu’il n’y a conflits entre collectifs (se réclamant de Gaïa ou d’autres
pas une providence, une intentionnalité mais une multitude entités) semble assez peu entrevoir la possibilité que le
conflit se règle davantage par un rapport de force que par
Politiques de la nature, aux Gifford Lectures de 2013, lors d’un une discussion à l’amiable. Le holisme de Goldsmith, et
entretien disponible sur le portail des humanités celui que Lovelock adopte par endroits, ou bien masquaient
environnementales (http://vimeo.com/79171553), au cours du les conflits ou bien fournissaient une solution dont les
colloque « Thinking the anthropocene » (Paris, 13-14-15
362
novembre 2013), à la conférence de clôture de l’Agora des “Two philosophies of the environmental crisis” in The
savoirs, Juin 2013 et dans la conférence de 2011 à l’institut structural links between ecology, evolution and ethics, Bergandi,
français de Londres (« Waiting for Gaïa … »). D. (ed.), Springer 2013.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

fondements normatifs sont discutables ; l’ontologie élaborer son écologie politique (Callicott, Lovelock), que
opposée de Gaïa, la version réseaux d’interactions et l’on préfère à cela une connaissance intuitivo-émotionnelle
collectifs, met en scène ces conflits mais fait l’impasse sur (Goldmisth, Lovelock) ou que l’on souhaite, après avoir
les rapports de force associés. ouvert les boites noires de la rationalité moderne,
réenchevêtrer sciences et politiques (Latour). On peut enfin
Je voudrais ensuite et surtout faire remarquer la singularité utiliser Gaïa que l’on souhaite naturaliser le social à
de la relation entre les sciences de la nature et l’écologie outrance (Goldsmith) ou socialiser, politiser,
politique à laquelle on assiste. La situation ici n’est pas du « collectiviser » la nature pour mieux s’en débarrasser
tout une situation standard (ou typiquement moderne, ou (Latour).
souhaitable pour le bon déroulement des choses, ou
naïvement positiviste, chacun choisira) dans laquelle les
scientifiques informent ou alertent l’écologie politique en
mettant à jour une relation causale entre certains produits
de l’action humaine et des problèmes environnementaux
(les chimistes, les CFC et le trou dans la couche d’ozone,
les climatologues, le CO2 et le réchauffement climatique,
les écologues, l’anthropisation des milieux et l’érosion de la
biodiversité). Non seulement parce que le statut scientifique
de Gaïa (et donc sa légitimité) n’est pas du tout assuré aux
yeux de la communauté, mais avant tout parce que HG ne
joue pas ici le rôle de fournisseur de « faits »,
« d’informations », « d’explications ». HG a pour fonction
essentielle de proposer un cadre ontologique en nous
forçant à considérer une entité (Gaïa, ce réseau
d’interaction vie/environnement). Que l’on prête attention
au fait que l’essentiel de ce qui a intéressé Goldsmith,
Callicott, Latour (et d’autres), parmi les différents éléments
de HG rappelés dans la première section, ce n’est pas
tellement les travaux théoriques ou empiriques publiés ces
trente dernières années dans la littérature scientifique sur
les questions d’habitabilité, de régulation, d’influence de la
vie, etc., mais c’est Gaïa comme entité. Chez Goldsmith
parce que, comme un tout, elle intègre hiérarchiquement les
ordres naturels, chez Callicott parce qu’elle autorise un
déplacement d’échelle qui permet à l’éthique
environnementale de prendre en charge les problèmes
(globaux) contemporains, chez Latour parce qu’elle vient
avantageusement, pour les sciences et la politique,
remplacer la Nature des modernes.

Je voudrais enfin attirer l’attention sur la diversité, sur


l’hétérogénéité des projets philosophiques qui ont absorbé
Gaïa. On pourrait certes mettre en avant non pas
l’hétérogénéité mais un élément intéressant qui semble
unifier l’ensemble de ces auteurs : une vision critique de la
« Nature moderne ». Cette critique, c’est tout le projet de
Latour. Mais elle est également présente chez Callicott –
l’auteur de « La nature est morte, vive la nature 363 ! » - et
chez Goldsmith (plus sensible à l’absence de finalité dans la
Nature moderne). En mettant l’accent sur ce qui serait un
front unifié contre la Nature des modernes, on manque en
revanche de voir que ces auteurs ne sont pas sensibles aux
mêmes propriétés de la Nature et on manque de voir la
diversité importante des voies de sortie qui sont proposées.
Ainsi Gaïa accommode aussi bien une technophilie sans
borne (Lovelock) - et une plus modérée (Latour) - que des
positions doutant de toute technique moderne (Goldsmith).
Gaïa accommode aussi bien un holisme radical au sein
duquel chaque agent vient servir l’ordre du tout
(Goldsmith) qu’une position diamétralement opposée,
centrée sur les acteurs et les réseaux (Latour), en passant
par des positions intermédiaires (Lovelock, Callicott). On
peut utiliser Gaïa que l’on souhaite s’appuyer sur les
résultats des sciences écologiques et géologiques pour
363
1992, Hasting Center Report.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Acker A. - Penser l'écologie politique dans un pays en prestigieux institut Ibope, l'environnement est une
« développement »: le Brésil à la recherche de ses préoccupation majeure pour 94% des Brésiliens, 44%
racines écologistes364 d'entre eux le considérant même comme prioritaire par
rapport au développement économique. 367 Le Brésil est
Antoine Acker – Doctorant en Histoire également l'un des premiers États au monde, et le seul d'une
Institut Universitaire Européen (IUE) de Florence – telle dimension, à avoir intégré dans sa constitution, en
Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) 1988, un chapitre entièrement dédié à la protection de la
nature. Enfin, quel autre pays d'une taille comparable oblige
version de travail depuis 1965 les propriétaires terriens à maintenir 50% de
leur bien foncier sous la forme de réserve forestière ?368 Au
Introduction: quel enracinement ? vu de tels éléments, il semble difficile de considérer
« l'ambientalismo » brésilien comme une pensée déracinée.
Le Brésil, un pays en développement ? Si la Quelle légitimité locale trouve, alors, l'écologie politique ?
question peut se discuter au vu d’indices d’occupation Comment penser la protection environnementale dans un
industrielle, d’alphabétisation ou d’urbanisation de plus en pays obsédé par le développement ? Comment expliquer,
plus proches de ceux des pays de l’OCDE, force est de aussi, le succès croissant du projet politique écologiste au
constater que la notion de développement, érigée en objectif Brésil ?
national par le pouvoir exécutif, reste structurante dans les Cette contribution devait résulter d'un séjour de
débats politiques locaux. C’est sans doute pour cela qu’il recherche dans le pays concerné, qui a dû malheureusement
est difficile au Brésil de penser sans autocensure l’écologie être reporté. Plutôt que d'esquisser les premières
politique, régulièrement accusée d’être une idéologie conclusions d'une enquête en archives, elle se bornera donc
importée et déconnectée des préoccupations nationales, à proposer quelques hypothèses ainsi que des pistes
lorsqu’elle n’est pas présentée comme le produit d’un d'analyse historique pour comprendre le climat socio-
complot cherchant à empêcher le pays de se développer. politique actuel, marqué par un conflit de grande ampleur
Les propos avertissant qu'une « conspiration autour du projet de barrage amazonien de Belo Monte et
environnementaliste et indigéniste » se cacherait derrière par la pré-campagne de la présidentielle de 2014, dans
les revendications contre la déforestation ou la laquelle le débat environnemental semble être promis à
consommation de gaz carbonique sont légion.365 Ils revêtir une importance sans précédent.
démontrent combien il demeure délicat de souligner
l’intérêt de protéger l’équilibre environnemental sur un 1 Le mouvement écologiste brésilien en quête d'histoire
territoire où seize millions d’individus vivent encore avec La référence à une continuité historique est
moins d’un dollar par jour. présente depuis l'émergence de revendications structurées
Que dire, alors, de ce mois d'octobre 2010 où la pour la protection de la nature au Brésil. En 1934 à Rio de
candidate du Parti Vert Marina Silva obtient près de vingt Janeiro, la première conférence du genre, qui rassemble
millions de voix à la présidentielle malgré un espace pour l'essentiel des biologistes et fonctionnaires réclamant
d'exposition médiatique minimal ? S'agit-il d'un vote des une intervention coordonnée de l'État en faveur de la
classes moyennes internationalisées en faveur d'une préservation des ressources, se référe explicitement au
candidate méprisée par les nationalistes, qui voient d'un discours de l'ancien régent José Bonifácio de Andrade. 369
mauvais œil l'accumulation de récompenses honorifiques Principal artisan de l'indépendance du Brésil en 1822, ce
perçues par la ministre de l'environnement du premier dernier dénonçait déjà avec vigueur l'absurdité de la
gouvernement Lula lors de ses voyages répétés à l'étranger? déforestation à des fins agricoles. De la même façon, les
Cette hypothèse est insuffisante au vu de l'amplitude des premiers activistes brésiliens à se réclamer sans ambiguïté
performances électorales de « Marina »366 et de son de « l'écologie politique », fédérés dès le début des années
appartenance à l'Assemblée de Dieu, une Église 1970 à Porto Alegre autour du chimiste José Lutzenberger,
évangélique moquée par les fractions les plus instruites de font d'une figure locale, le prêtre jésuite Henrique L.
la population brésilienne pour ses rites considérés Roessler, leur principale référence. 370 Botaniste et
simplistes, ses positions ultra-conservatrices et la fonctionnaire, il était connu pour avoir appliqué, en tant que
manipulation de ses fidèles par certains pasteurs corrompus. délégué des autorités forestières, une politique de stricte
De plus, d'autres signes semblent témoigner d'un limitation du déboisement ainsi que de la chasse et de la
engouement brésilien pour les thématiques pêche prédatrices. Alors que son zèle lui avait valu d'être
environnementales. D'après un récent sondage mené par le éloigné des responsabilités par ses supérieurs hiérarchiques,
il avait répliqué en fondant une association de protection de
364
Le terme “environnementaliste” est utilisé ici dans son
367
acception lusophone (“ambientalista”) ou anglophone O Estado de São Paulo, 4 Mai 2012.
368
(“environmentalist”), c’est-à-dire comme synonyme de la notion Kathryn Hochstetler et Margaret E. Keck, Greening Brazil,
d’écologiste, englobant diverses formes de (re-)penser la relation Environmental Activism in State and Society (Durham, London:
entre humanité et nature. Duke University Press, 2007): 149.
365 369
Gélio Fregapani, A Amazônia no Grande Jogo Geopolítico – Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I):
Um Desafio Mundial (Brasilia: Thesaurus, 2011); Rosineide Nation and Nature in Brazil from the 1920s to the 1940s.
Bentes, “A Intervenção do Ambientalismo Internacional na Environmental History", Environmental History 13, no. 4 (2008);
Amazônia”, Estudos Avançados 19, no. 54 (2005); Lorenzo José Luiz De Andrade Franco et José Augusto Drummond,
Carrasco, ed. Máfia Verde: o Ambientalismo a Serviço do "Wilderness and the Brazilian Mind (II): The First Brazilian
Governo Mundial (Rio de Janeiro: Capax Dei, 2008); Lorenzo Conference on Nature Protection", Environmental History 14, no.
Carrasco, ed. Máfia Verde 2: Ambientalismo, Novo Colonialismo 1 (2009).
370
(Rio de Janeiro: Capax Dei, 2005). Elmar Bones et Geraldo Hasse, Pioneiros da Ecologia : Breve
366
Au Brésil, les femmes et hommes politiques sont souvent História do Movimento Ambientalista no Rio Grande do Sul
désignés par leur prénom. (Porto Alegre: Já, 2007): 31.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

la nature et en devenant, dans les années 1950, chroniqueur mouvement ouvrier et écologie politique semblent
environnemental du Correio do Povo, principal quotidien aujourd’hui révolus.
du Sud du pays. Dans des textes passionnés, touchant une
audience inédite pour un défenseur de l'environnement au 2 La contribution des historiens
Brésil, il invitait chaque semaine ses compatriotes à Ce n'est pas seulement au travers des tentatives
redécouvrir les espaces naturels locaux, établissant un lien stratégiques des écologistes eux-mêmes que s'est construite
fondamental entre équilibre environnemental et sentiment l'idée d'un environnementalisme proprement brésilien: les
national, à travers des déclarations telles que: historiens ont également pris leur part dans ce processus, en
donnant à l'histoire du Brésil une interprétation
Juro solenemente, como filho do Brasil, orgulhoso de « conservationniste » auparavant méconnue. Dès 1984,
suas belezas e riquezas naturais, zelar pelas suas Roberta M. Delson rappelle, dans un article co-écrit avec
florestas, sítios e campos, protegendo-os contra o fogo e l'américain John Dickenson, le souci conservationniste qui
a devastação, fomentar o reflorestamento, conservar a existe dans le pays depuis les réglementations coloniales
fertilidade do solo, a pureza das águas e a perenidade sur l'exploitation du bois précieux au XVIIIe siècle. 375 Les
das fontes e impedir o extermínio dos animais silvestres, deux auteurs soulignent aussi que l'histoire du Brésil est
aves e peixes.371 parsemée d'initiatives notables de protection de la nature.
Ce faisant, ils démentent, pour la première fois dans une
Une nouvelle référence historique s'installe à la fin publication scientifique, le préjugé international qui,
des années 1980 après le meurtre de Chico Mendes, leader notamment en raison de l'intransigeance du gouvernement
des petits extracteurs de caoutchouc (les seringueiros) de de dictature militaire brésilien lors du sommet des Nations
l'ouest amazonien, souvent dépeint comme le premier Unies pour l'environnement en 1972, dépeint le pays
« martyre » écologiste du monde.372 L'histoire de Mendes, comme une terre de brutale déforestation.
qui comprend dès les années 1970 le lien entre la Il se crée alors un dialogue à deux temps entre les
surexploitation de l'environnement et une gestion historiens environnementaux nord-américains et brésiliens.
monopolistique des ressources positionnant les travailleurs Les premiers, comme John McNeill (1986) et Warren Dean
ruraux à la merci des grands propriétaires terriens, permet (1995), assimilent l'histoire du Brésil à un processus
aux activistes brésiliens de proposer une écologie politique linéaire de destruction environnementale. 376 Les seconds,
de l'hémisphère sud. L'idée qui s'impose alors est celle qui émergent surtout à la fin des années 1990, cherchent à
d'une écologie ancrée dans une communauté d'intérêt entre briser cette image négative en soulignant l'importance
la préservation du travail et celle de l'environnement, dont culturelle et historique d'initiatives locales de protection
le ciment est le principe du partage des ressources. Le environnementale. C'est ainsi qu'en 1996, José Augusto
mouvement écologiste brésilien cherche ainsi à s'émanciper Drummond réhabilite l'ingénierie et l'effort humains qui ont
du soupçon d'influence européenne qu'il traîne notamment à conduit à la reproduction de la forêt de la Tijuca à Rio de
cause de l'image d'illustres exilés de la dictature militaire Janeiro à partir du XIXe siècle. 377 Cet espace presque
comme Fernando Gabeira, Alfredo Sirkis ou Carlos Minc. entièrement reboisé est aujourd'hui la plus grande forêt
Ces derniers, revenus des pays industrialisés de urbaine du monde. Dans une démarche similaire, Regina
l'hémisphère nord et du marxisme révolutionnaire, fondent Horte Duarte met au jour en 2006 un mouvement de
en 1986 le Parti Vert sur le modèle de leurs homologues défense des oiseaux brésilien, très actif au début du XXe
écologistes allemands et français. siècle et tombé depuis dans l'oubli. 378 Mais c'est José
L'heure est au « socio-ambientalismo », qui se Augusto Pádua qui, dans une thèse explorant la « pensée
profile au début des années 1990 en héritier de la lutte politique et [la] critique environnementale dans le Brésil
syndicale des « peuples de la forêt » jadis portée par esclavagiste » (éditée comme monographie en 2002), sert le
Mendes. A Rio de Janeiro, les « Verts », en marge du Parti plus amplement l'idée d'une écologie politique
des Travailleurs de Lula avec lequel existe une grande « enracinée ». Il y démontre l'importance de la préservation
porosité, reprennent à leur compte cette écologie fortement de la nature dans la logique physiocrate des pères
imprégnée de marxisme, axée sur une guerre déclarée aux fondateurs de la nation brésilienne avant l'indépendance. 379
multinationales et une obsession pour la réforme agraire. 373 Pour eux, l'élaboration d'un rapport soutenable à
Pour les politologues Margret E. Keck et Kathryn l'environnement est une nécessité dans la perspective de la
Hochstetler, le « socio-ambientalismo » est avant tout une création d'une nation autonome, amenée à vivre de ses
déclinaison spécifiquement brésilienne de l'écologie 375
Roberta M. Delson et John Dickenson, "Conservation
politique, prenant en compte le haut niveau d'inégalités Tendencies in Colonial and Imperial Brazil: An Alternative
sociales régnant dans le pays. 374 Au vu des récentes Perspective on Human Relationships to the Land," Environmental
campagnes écologistes, notamment celle de Gabeira qui Review 8, no. 3 (1984).
échoue de quelques milliers de voix à devenir maire de Rio 376
John McNeill, "Agriculture, Forests, and Ecological History:
en 2010 à la tête d'une plateforme très modérée, il Brazil, 1500-1983," Environmental Review 10(1986); Warren
semblerait que le « socio-environnementalisme » ait surtout Dean, With Broadax and Firebrand: The Destruction of the
été une orientation conjoncturelle. Les aller-retour entre Brazilian Atlantic Forest (Berkeley: University of California
Press, 1995).
377
José Augusto Drummond, “The Garden in the Machine: An
Environmental History of Brazil's Tijuca Forest”, Environmental
371
Id: 32. History 1, no. 1 (1996).
372 378
Mary Helena Allegretti, “A Construção Social de Políticas Regina Horta Duarte, "Pássaros e Cientistas no Brasil: Em
Ambientais - Chico Mendes e o Movimento dos Seringueiros” Busca de Proteção, 1894-1938", Latin American Research Review
(Universidade de Brasília, 2002). 41, no. 1 (2006).
373 379
Alfredo Sirkis, “L’Amazônie peut encore être sauvée”, Le José Augusto Pádua, Um Sopro de Destruição. Pensamento
Monde Diplomatique, Nov. 1989. Político e Crítica Ambiental no Brasil Escravagista (1786–1888)
374
Hochstetler et Keck, op. cit. (Rio de Janeiro: Jorge Zahar, 2002).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

propres ressources. Le principe d'une préservation des principaux quotidiens nationaux l'espoir qu'il plaçait dans la
richesses naturelles en faveur des générations futures est candidature présidentielle de Marina Silva.383
déjà explicitement énoncé dans le discours de ces premiers
patriotes. Surtout, Pádua analyse également des textes 3 Une écologie bâtie sur le sentiment national
conservationnistes produits à la fin du XIXe siècle par de Dans ses études consacrées à la « pensée
grandes figures abolitionnistes telles qu'André Rebouças, environnementale » de grandes figures historiques
homme politique métisse partisan notamment de la création brésiliennes à partir de la fin du XVIIIe siècle, Pádua
de grands parcs naturels, ou Joaquim Nabuco, fondateur de s'attache surtout à mettre en valeur les thèses qu'un lecteur
la société brésilienne pour l'abolition de l'esclavage. Ces contemporain associerait le plus directement au mouvement
penseurs, dans la continuité des réflexions de José de l'écologie politique: agriculture durable, lien entre
Bonifácio, considèrent l'esclavage comme un système préservation de la nature et bien-être social, lutte contre le
destructeur pour la nature dans la mesure où il produit des gaspillage des ressources et souci des générations à venir. Il
acteurs qui n'ont pas d'intérêt à prendre soin des ressources souligne en outre une idée qui apparaît en filigrane, en
naturelles. Les grands propriétaires terriens, dotés particulier dans les écrits de Bonifácio: un attachement
d'immenses possessions foncières, privilégient la identitaire de ce dernier à la diversité des espèces et à la
déforestation par rapport à une stratégie de conservation des beauté des paysages de sa terre natale, d'autant plus vif qu'il
sols. Les esclaves n'ont pas de motivation pour favoriser la a expérimenté, lors de longues études au Portugal, un
préservation d'une terre dont ils ne peuvent profiter environnement perçu comme inférieur car moins sauvage et
économiquement. Dans cette perspective, seule une plus dévasté.384 Cette vision de la nature tropicale comme
répartition égalitaire des surfaces agraires, exploitées par source de fierté patriotique est une constante dans la
des hommes libres vivant de leur propre travail, peut littérature brésilienne. Elle est réaffirmée en 1908 par
garantir la durabilité des sols déjà cultivés et donc prévenir l'ouvrage d'Afonso Celso « Porque me Ufano do meu
la déforestation. Le discours actuel des écologistes Pais », dont l'impact donne à cette tendance une appellation
brésiliens, notamment associatifs, est dans la droite ligne précise, « l'ufanisme ».385 Dérivé d'un adjectif castillan
d'un tel raisonnement, dont il s'inspire pour proposer, dans désignant la satisfaction de soi, l'ufanisme est resté dans
des régions à forte densité forestière comme l'Amazonie, la l'histoire brésilienne comme un concept de référence se
généralisation d'une agriculture à petite échelle, coopérative rapportant à l'exultation des sentiments nationaux et à la
et confiée à des paysans sans terre. Le lien historique ainsi célébration de la patrie. Or, pour Celso, les trois premières
construit, tracé par les travaux de Pádua, est fondamental sources de fierté nationale sont la grandeur territoriale du
car il place l'écologie dans la continuité d'un combat pays, la beauté de sa nature et la richesse de ses ressources
fondateur de l'émancipation du peuple brésilien: l'abolition organiques, soit autant de motivations qui évoquent le
de l'esclavage. rapport des Brésiliens avec leur environnement naturel.
A plusieurs moments, les chemins des historiens Bien sûr, en tant qu'interprétation apologétique du
environnementaux et ceux de l'écologie militante se potentiel national, l'ufanisme s'est souvent apparenté à une
croisent. Drummond, dans un texte de 1999, se définit croyance dans l'infinité des ressources et donc une
comme un chercheur « sympathisant » du mouvement invitation à surexploiter les richesses naturelles afin de
conservationniste.380 Duarte considère, dans un article donner toute sa portée à la « grandeur » de la « patrie
publié en 2005, que les historiens doivent contribuer à la brésilienne ». C'est ainsi que l'on peut interpréter la
production d'une « pensée environnementale » ancrée dans propagande du régime militaire qui, à la fin des années
la société brésilienne.381 Mais l'historien environnemental le 1960, invite les Brésiliens à entamer une véritable
plus engagé est Pádua, activiste écologiste depuis sa « guerre » contre la forêt pour intégrer l'espace amazonien
jeunesse à l'époque du régime militaire et organisateur, en aux circuits économiques du reste du pays. 386 Mais
1987, d'un ouvrage collectif hybride réunissant des l'ufanisme a aussi un autre pendant: celui de la fierté de la
penseurs militants de l'écologie politique (comme Minc, qui nature tropicale, présentée dès les années 1930 par les
est aussi économiste, Gabeira et Liszt Vieira) et des participants de la première conférence pour la protection de
chercheurs en sciences humaines (dont Pádua lui-même et la nature comme une source de spécificité culturelle. 387
le politologue Eduardo Viola).382 L'ouvrage critique les Dans une telle perspective, la nature locale, perçue comme
excès de la société industrielle et souligne la convergence exubérante, indomptée et riche de diversité, apparaît
entre émancipation de l'homme et généralisation d'une comme un élément de différenciation historique de la
relation soutenable avec la nature. En mêlant considérations société brésilienne, notamment par rapport à l'Europe. De
analytiques et programme politique, il dévoile la porosité cette fierté « tropicale » peut naître un réflexe «
qui existe entre écologie politisée et acteurs académiques. conservationniste » visant à protéger la nature, dès lors que
Cette porosité est confirmée par les récentes prises de cette dernière est érigée en élément fondateur de l'identité
position de Pádua, qui semble avoir évolué au même nationale.
rythme que la tendance dominante du mouvement
écologiste brésilien. Ainsi révélait-il en 2009 à l'un des 383
A Folha de São Paulo, 13 septembre 2009.
384
José Augusto Pádua, "A Profecia dos Desertos Da Líbia:
Conservação da Natureza e Construção Nacional no Pensamento
de José Bonifácio," Revista Brasileira de Ciências Sociais 15, no.
380
José Augusto Drummond, "A Legislação Ambiental Brasileira 44 (2000).
385
de 1934 a 1988 : Comentários de um Cientista Ambiental Afonso Celso, Porque Me Ufano do Meu País (Laemert & C.
Simpático ao Conservacionismo," Ambiente & Sociedade 2, no. 4. Livreiros - Editores, 1908).
381 386
Regina Horta Duarte, "Por um pensamento ambiental historico: Sue Branford, The Last Frontier: Fighting over Land in the
O caso do Brasil " Luso-Brazilian review 41, no. 2 (2005). Amazon (London: Zed Books, 1985).
382 387
Ecologia & Política no Brasil, ed. José Augusto Pádua (Rio de Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I)",
Janeiro: Espaço e Tempo - IUPERJ, 1987). op. cit; "Wilderness and the Brazilian Mind (II)", op. cit.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Alors que le concept ufaniste est issu de la Mendes dans son combat contre le déboisement. Ancienne
littérature, c'est dans les arts que sa déclinaison proto- analphabète devenue professeure d'histoire puis sénatrice,
écologiste s'exprime le plus nettement. On peut le constater contaminée dans sa jeunesse au mercure, elle rencontre à
dès les années 1930 avec les débuts de l'architecte partir de 2010 un succès populaire s'expliquant en grande
paysagiste Roberto Burle Marx, qui devient une célébrité partie par une biographie qui évoque à la fois
nationale en dessinant les parcs, jardins et autres places des « l'empowerment » des habitants de la forêt et leur
grandes métropolitaines brésiliennes. Dans la deuxième exposition aux dangers de la modernisation agricole et
moitié des années 1950, il est d'ailleurs l'un des artisans de industrielle.
la nouvelle capitale Brasilia. Au cœur de son projet L'inquiétude face à la déforestation occupe une
artistique réside l'idée d'une fusion entre nature et nation, position hégémonique dans le discours écologiste brésilien
notamment au travers du recours systématique à des plantes et son esthétique. Les autres symptômes de la dégradation
natives. En généralisant la transposition de végétation environnementale n'apparaissent que comme des
tropicale en milieu urbain, Burle Marx a deux objectifs. Le progénitures de la thématique mère: par exemple, la
premier est de rapprocher ses compatriotes de « leur » déforestation est une cause majeure du réchauffement
milieu environnemental et de créer un paysage urbain climatique et la désertification des sols est la conséquence
authentiquement brésilien, qui doit s'exprimer à travers de l'amenuisement des réserves d'eau fournies par une
l'entrelacement de l'œuvre de l'homme et de celle de la Amazonie en pleine dévastation. Derrière cette canalisation
nature. Le second est de rompre avec l'imitation de des efforts écologistes vers la lutte contre le déboisement se
l'esthétique des villes et jardins d'Europe privilégiée profile la nécessité, pour les défenseurs brésiliens de la
jusqu'alors.388 Dans les années 1970, Burle Marx, convaincu nature, de produire un discours nationalement enraciné. La
d'une proximité indéfectible entre le peuple brésilien et ses forêt brésilienne est palpable: symbole de l'exubérance, de
paysages naturels, se rapproche de l'activisme écologiste de la diversité et de la « tropicalité » du Brésil, elle est depuis
Porto Alegre et devient une figure de proue du mouvement longtemps un objet du combat nationaliste. Déjà dans les
contre la déforestation.389 années 1970, des hommes politiques de tous bords font
De fait, l'héritage ufaniste s'exprime aussi à travers front contre les projets d'exploitation amazoniens nourris
une référence constante à la forêt, faisant du déboisement par des capitaux étrangers. Leurs motivations premières
une problématique incontournable, non seulement dans sont certes rarement écologistes. Elles naissent plutôt d'une
« l'ambientalismo » militant mais aussi dans la population logique de méfiance vis-à-vis d’une possible « invasion »
brésilienne. D'après le sondage Ibope mentionné plus haut, du territoire brésilien par des acteurs « impérialistes ».
la déforestation est le risque environnemental qui préoccupe Pourtant, c'est bien vers 1975-1976 qu'autour de la
le plus les Brésiliens, loin devant la pollution des eaux et le dénonciation de grands projets financés par des
réchauffement climatique. Les deux grands combats multinationales, tels le « méga-ranch » bovin de
contemporains de l'écologie politique brésilienne, qui Volkswagen dans le Sud-Est de l'Amazonie, les termes
mobilisent actuellement les ONG et s'expriment à travers « meio ambiente » (« environnement ») et « ecologia »
des pétitions drainant des millions de signatures, sont deviennent récurrents au congrès national et au sénat.392
d'ailleurs directement liés à la forêt. D'une part la
protestation monte contre la construction du barrage Perspectives: du « développementalisme » au
hydroélectrique de Belo Monte, qui menace d'altérer « sustentabilisme »?
gravement le cycle écologique de la région amazonienne. Si l'inquiétude face au déboisement n'a pas
D'autre part, les environnementalistes se fédèrent pour toujours fait l'unanimité au Brésil, elle existe depuis la fin
tenter de sauver les mesures conservationnistes du code de l'époque coloniale chez une fraction des élites et touche
forestier brésilien, menacées par une récente réforme qui aujourd'hui une partie grandissante de la population. On ne
propose de les assouplir. peut donc pas parler d'une écologie politique déracinée,
La préservation de la forêt est le fil rouge de d'autant que le travail récent des historiens
l'histoire de l'écologie politique brésilienne et son thème environnementaux a permis de retracer une tradition de la
fédérateur. Elle domine déjà les écrits de Bonifácio et de la conservation au Brésil, dans laquelle les militants
génération d'auteurs nationalistes et physiocrates qui se écologistes contemporains peuvent puiser. Se rattacher à
profilent autour de lui.390 Elle réapparaît chez les une histoire nationale, à un schéma narratif évoquant la
abolitionnistes ainsi qu'en 1913 dans le projet de grandeur du pays et la fierté de ses richesses, est d'ailleurs
constitution nationale du politicien Alberto Torres, autre une obsession de « l'ambientalismo » brésilien. C'est aussi
référence historique des écologistes brésiliens. 391 On la une manière de contrer la critique encore vive qui le voit
retrouve dans les années 1980 avec la sacralisation du comme une idéologie importée depuis les sociétés de
combat des seringueiros au cœur de la forêt amazonienne et l'hémisphère nord.
aujourd'hui encore derrière le symbole incarné par Marina Au vu de cette conclusion, on peut poser
Silva. Cette dernière, régulièrement qualifiée de « Menina l'hypothèse suivante: si Marina Silva rencontre depuis
da Mata » (« fille de la forêt »), a grandi en Amazonie dans plusieurs années le succès lui valant d'être considérée
une famille pauvre de seringueiros et accompagné Chico comme la principale concurrente de la présidente Dilma
392
Diário do Congresso Nacional. 11 de Setembro de 1976
388
Valerie Fraser, "Cannibalizing Le Corbusier: The MES (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 8854-5. 16 de Setembro
Gardens of Roberto Burle Marx," Journal of the Society of de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 9128. 15 de
Architectural Historians 59, no. 2 (2000); Arte e Paisagem. A Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 10431.
Estética de Roberto Burle Marx, ed. Lisbeth Rebollo Gonçalves 29 de Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976).
(Sao Paulo: USP/MAC, 1997). 19 de Setembro de 1978 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1978).
389
Id. 8146-7. Evandro Carreira, Recado Amazônico, vol. 4 (Brasilia:
390
Pádua, "A Profecia Dos Desertos Da Líbia", op. cit. Senado Federal, 1977); Paulo Brossart, O Ballet Proibido (Porto
391
Dean, op. cit: 244. Alegre: L&PM, 1976).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Rousseff pour la présidentielle de 2014, c'est qu'elle a su écologiste d'avoir été « l'un des grands criminels en relation
mieux que d'autres s'installer dans une stratégie de à l'Amazonie ».397
continuité historique. Elle s’est notamment assuré une
légitimité électorale dans un espace politique où le mot Pour Marina Silva, c'est la référence incarnée par
« développement » fait consensus et est arboré avec fierté Kubitschek qui prévaut: la tendance dominante de
depuis les années 1950 par tous les gouvernements du l'écologie politique dans le Brésil du XXIe siècle est celle
Brésil. Cet engouement historique explique sans doute le d'un discours balisé de gages d'enracinement historique, de
succès, chez les intellectuels écologistes brésiliens, du figures patriotiques, de grandes narrations de progrès et
concept de « développement soutenable », là où d'autres d'exaltation de la forêt comme espace à la fois naturel et
penseurs latino-américains comme Gustavo Esteva culturel, en ce qu'il est présenté comme constitutif de
(Mexique) ou Arturo Escobar (Colombie) n'y voient rien l'identité nationale. Le succès de cette stratégie doit
d'autre que les habits neufs de l'impérialisme colonial et la cependant être analysé avec recul dans la mesure où il est
volonté de rendre durable le développement industriel amplifié par la popularité personnelle de Marina Silva qui a
plutôt que la nature.393 Une telle approche critique n’a que su s'approprier les codes d'un système médiatique friand
peu d’écho au Brésil. « d'hyperprésidentialisme ». Il n'en reste pas moins que
Ainsi, le principal parti écologiste du pays, fondé cette tentative de construction d'une écologie identitaire
en 2013 par Marina Silva, a pris le nom de « Réseau dérivée de la narration désormais classique du
Sustentabilidade (durabilité) ». Il s'agit là d'une référence « développement national » parvient à toucher un potentiel
claire au concept de « développement soutenable » autour électoral dont l'écologie politique européenne est encore
duquel la potentielle candidate articule toutes ses très éloignée.
interventions publiques. De fait, le « sustentabilisme » – un
néologisme de plus en plus utilisé par les médias pour
qualifier le projet de « Marina » – du nouveau « parti-
réseau » ne relève pas d'un credo révolutionnaire mais d'une
feuille de route proposant de se substituer à pas feutrés à la
tradition développementaliste du pays. Il est épuré de tout
discours anti-industriel et de toute attaque au principe de
progrès économique. Dans cette perspective, le « réseau
soutenable » décline des positions qui surprendraient plus
d'un écologiste de l'hémisphère nord, en croyant par
exemple pouvoir montrer le chemin d'une production des
agro-carburants respectueuse de la forêt et des petits
paysans.394 C'est que les agro-carburants sont un symbole de
la capacité d'innovation technologique du Brésil et de son
récent redressement industriel: le « sustentabilisme » se
refuse à dénigrer les icônes du mythe développementaliste.
Contrairement à certains partis Verts européens qui
ne cessent de marteler l'idée d'un changement de société et
d'une conversion des modes de production, le discours
politique de « Marina » prend soin de ne jamais se situer en
rupture nette avec le passé. Au contraire, il reprend
pleinement à son compte l'idée d'un pays en marche vers
l'accroissement de ses richesses et l'amélioration de son
niveau de vie. La fondatrice du « Réseau Sustentabilidade »
répète inlassablement qu'elle veut poursuivre le travail de
consolidation économique accompli durant les mandats
présidentiels de Fernando Henrique Cardoso et Lula.395 Lors
de la campagne de 2010, elle est allée jusqu'à comparer son
projet à celui de Juscelino Kubitschek, populaire président
de la république entre 1956 et 1961. 396 Chantre de la
planification et de l'expansion du réseau autoroutier,
initiateur du projet de nouvelle capitale au cœur des
territoires intérieurs du Brésil, ce dernier est resté dans les
livres d'histoire brésiliens comme une figure mythique,
ayant accéléré la conversion du pays à un système industriel
de masse. A ce titre, il est accusé en 1976 par un sénateur

393
Gustavo Esteva, "Development," in The development
dictionary: a guide to knowledge as power, ed. Wolfgang Sachs
(London ; Atlantic Highlands, N.J. : Zed Books, 1992); Arturo
Escobar, Encountering Development : the Making and Unmaking
of the Third World (Princeton: Princeton University press, 1995).
394
A Folha de São Paulo, 24 novembre 2008.
395
Terra, 28 octobre 2013.
396 397
O Estado de São Paulo, 2 octobre 2009. Carreira, op. cit : 285.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste, Ici la galaxie de la décroissance, en tant que courant


décroissance et pluralisme libertaire intellectuel et mouvement social récent, apparaît utile afin
d’aider la gauche écosocialiste à affiner ses perspectives, en
Je voudrais avancer une série de questionnements associant bousculant davantage certaines évidences portées par
une critique anticapitaliste du productivisme, des problèmes l’histoire des gauches sur le plan de l’écologie politique. Il
posés par les objecteurs de croissance et le thème du s’agit ici de « la décroissance » comme outil pour
pluralisme anthropologique. J’entendrai « décoloniser l’imaginaire », selon l’inspiration de Serge
« anthropologique » au sens philosophique de présupposés Latouche, ou comme « mot-obus », selon l’expression de
quant aux conceptions de la condition humaine. Je Paul Ariès, ou encore afin de nourrir un « dissensus », si
m’intéresserai donc à des implicites anthropologiques l’on suit Vincent Cheynet. Mais pas de « la décroissance »
travaillant les analyses critiques du productivisme et du comme l’axe principal d’un programme alternatif ou d’une
capitalisme, comme les alternatives qui leur sont opposées. société radicalement différente.
J’en tirerai des conséquences du point de vue d’une
réflexivité épistémologique des sciences sociales, puis sur 2 – Sur des implicites anthropologiques travaillant
le plan de la philosophie politique dans une logique l’écologie politique et la décroissance
libertaire d’inspiration proudhonienne. Cette exploration En se posant la question des rapports entre les humains et la
participe d’un cadre plus général de dialogues nature l’écologie politique en général et la décroissance en
transfrontaliers entre sociologie et philosophie politique particulier portent des questions anthropologiques au sens
(voir P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, 2012). philosophique indiqué précédemment, tant dans l’analyse
du monde tel qu’il est que dans le dessin d’alternatives.
1 – Critique du productivisme capitaliste et questions de Cependant leurs présupposés sont souvent implicites.
la décroissance Ici la mise en parallèle d’un pôle anthropologique exprimé
J’associe critique du capitalisme et critique du par Marx et d’un pôle anthropologique exprimé par
productivisme à l’intérieur d’une sociologie critique de Durkheim va faciliter notre explicitation des référents
monde existant. On doit d’abord noter le caractère anthropologiques portés par les critiques écologistes et
productiviste du capitalisme, au sens où ce dernier porte décroissantes du monde, comme des alternatives sur
une logique de la production pour la production. Le lesquelles elles peuvent déboucher.
capitalisme prend appui sur une dynamique illimitée Une des anthropologies philosophiques alimentant la
d’accumulation du capital, associée à la propriété privée des critique marxienne du capitalisme, depuis les Manuscrits de
grands moyens de production et d’échange, alimentée par le 1844 jusqu’au livre 1 du Capital, est celle de « l’homme
profit marchand à court terme. Or, il se révèle incapable de total » ou « individu complet », selon l’expression de Marx
prendre en compte le temps long de la biosphère ou des lui-même. Dans cette anthropologie, les humains seraient
générations à venir. André Gorz, demeuré anticapitaliste dotés de désirs et de passions infinis. Ces désirs et ces
jusqu’à la fin de sa vie, avait bien saisi que la passions sont considérés comme des potentialités créatrices.
marchandisation de l’humanité et de la nature portée par la Le désir et la passion apparaissent souvent chez Marx
logique capitaliste se heurtait tout à la fois à la justice comme intrinsèquement positifs et émancipateurs. Le
sociale, à la qualité existentielle de la vie des individus et à capitalisme (comme ce qu’il appelle « communisme
la préservation des univers naturels. vulgaire » dans les Manuscrits de 1844) constitue un cadre
Ses analyses rejoignent, ce faisant, les courants écolo- social entravant, étouffant, amenuisant ces capacités
marxistes, dits écosocialistes, qui ont mis l’accent sur la humaines. Pour Marx, une société émancipée devait libérer
contradiction capital/nature propre au capitalisme, et pas les désirs humains créateurs de leurs entraves, comme la
seulement sur la contradiction capital/travail privilégiée marchandisation et la spécialisation capitaliste du travail.
traditionnellement par les marxistes. Qu’est-ce à dire ? La On pourrait parler chez Marx d’une anthropologie
nature serait elle aussi exploitée dans la dynamique philosophique des désirs humains créateurs, associée à une
d’accumulation du capital. Or, dans l’épuisement des philosophie politique émancipatrice. Quand les écologistes
ressources naturelles comme dans les risques techno- veulent réorienter les humains de « l’avoir » vers « l’être »,
scientifiques associés à la logique contemporaine du profit, on présuppose souvent de telles propriétés créatrices chez
le capitalisme mettrait en danger ses propres bases les humains.
naturelles et humaines d’existence. Un des fondateurs de la sociologie universitaire française,
Durkheim, partait, dans sa critique du monde moderne,
Cependant, si capitalisme et productivismes apparaissent d’un point de départ proche : « la nature humaine »
associés, anticapitalisme et antiproductivisme ne l’ont pas (expression utilisée par lui) serait caractérisée par des
toujours été historiquement. Les sociétés staliniennes en ont « besoins » potentiellement « illimités » (dans Le Suicide,
été un exemple historique marquant. Mais déjà chez Marx, 1897). Mais cette illimitation relèverait de l’« insatiable ».
les choses apparaissent ambivalentes. On trouve chez lui Le caractère insatiable des désirs humains les rendrait alors
tout à la fois une fascination pour l’essor industriel propre frustrants. « Une soif inextinguible est un supplice
au XIXe siècle, et ses illusions technologistes, ainsi que des perpétuel », écrit-il. D’où une certaine philosophie politique
prémisses écosocialistes. Plus largement, on doit noter que d’inspiration républicaine accrochée à sa sociologie : il
nombre de courants de la galaxie socialiste née au XIX e faudrait, au moyen notamment de l’éducation, mettre des
siècle, comme de la gauche républicaine qui l’a précédée, bornes – des normes sociales et des contraintes sociales –
ont souvent été profondément marqués par la vision non sur lesquelles viendrait buter le caractère destructeur et
critique d’un « Progrès » scientifique et technique supposé auto-destructeur des désirs humains. On pourrait donc
intrinsèquement positif. repérer chez Durkheim une anthropologie philosophique
des désirs frustrants, associée à une philosophie politique
républicaine. Ce type d’hypothèse anthropologique est

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

souvent plus ou moins implicite dans les critiques figures de « la nature humaine », dans leurs outillages.
écologistes de « la société de consommation », ou quand Qu’est-ce à dire ? Ces présupposés ne seraient pas
des objecteurs de croissance comme Paul Ariès insistent sur considérés comme des prises de position substantielles,
les frustrations marchandes des désirs humains et leur mais fonctionneraient selon le mode d’un « comme si »
opposent « le sens des limites ». analogique à faire tourner dans un modèle ; d’autres
« comme si » anthropologiques permettant de faire tourner
3 – Comment traiter la condition humaine en sciences d’autres modèles. Si l’on revient à la polarisation
sociales ? anthropologique Marx/Durkheim, on pourrait faire tourner
Je m’intéresserai d’abord au volant critique de l’approche des modèles de désirs créateurs et des modèles de désirs
écologiste et décroissante du monde existant, renvoyant frustrants dans la critique sociale du monde existant. On
dans le cadre que je me suis donné aux outils des sciences pourrait aussi envisager un modèle prenant appui sur une
sociales. Or les sciences sociales ont un problème ambivalence des désirs humains, mettant en tension Marx et
particulier avec les notions anthropologiques de « condition Durkheim.
humaine » et, encore plus, de « nature humaine ».
Notons d’abord un premier problème : le scientisme. Il est 4 – Vers une philosophie politique pragmatique,
facile à évacuer épistémologiquement, car ses arguments pluraliste et libertaire
sont peu étayés. Mais, par contre, il est fort d’un point de Et maintenant que faire de ces questions anthropologiques
vue académique : c’est l’illusion d’une totale indépendance sur le plan d’une philosophie politique alternative au
des sciences sociales à l’égard de présupposés capitalisme et au productivisme ? Les visions écologistes
philosophiques (dont les présupposés anthropologiques) sont parfois tentées de proposer un certain partage
confondue avec leur légitime autonomie scientifique. anthropologique : l’hypothèse de Durkheim pour l’analyse
Le second et principal problème est plus ardu de l’existant et l’hypothèse de Marx pour « l’homme
épistémologiquement. Il prend la forme d’un paradoxe : les nouveau » écologiste de demain. Ce point de vue risque de
« jeux de connaissance » (pour emprunter une notion au rester prisonnier d’un monisme anthropologique, où le
biologiste Henri Atlan dérivé de Wittgenstein) des sciences « vrai » désir succèderait au désir « dévoyé », dans une
sociales tendent aujourd’hui dans nombre de ses secteurs à sorte d’« harmonie », qui relèverait un peu trop du conte de
récuser la notion de « nature humaine » au profit d’une Noël. Le thème de « l’harmonie », repris des corpus
vision socio-historique de la condition humaine. Mais, en religieux et/ou de la littérature romantique, revient
même temps, les concepts des sciences sociales sont d’ailleurs souvent dans la littérature écologiste : par
travaillés le plus souvent par des présupposés quant aux exemple, un des premiers livres importants de la
caractéristiques des humains et même par des « natures décroissance en France, Objectif décroissance de 2003 sous
humaines » implicites. Songeons aux connotations de la direction de Michel Bernard, Vincent Cheynet et Bruno
certains termes de base de leur vocabulaire : « intérêts », Clémentin (Parangon/Vs), est sous-titré « Vers une société
« calcul », « stratégies », « dispositions », « habitudes », harmonieuse ».
« désirs », « passions », « plaisirs », « identités », Je propose une autre voie : pragmatique, pluraliste et
« compétences », « imaginaire », « amour », etc. libertaire. Pragmatique ? En choisissant le chemin d’une
Une piste pour se déplacer par rapport à ce paradoxe ? Le prudence anthropologique, s’efforçant de ne pas mettre tous
caractère socio-historique de « la condition humaine » et le ses œufs alternatifs dans le même panier anthropologique ;
refus corrélatif de la notion de « nature humaine » ne une prudence anthropologique tenant compte des risques
renverraient pas à une propriété en soi des réalités totalitaires de la thématique de « l’homme nouveau », tels
observées par les social scientists, mais plutôt à une qu’une série d’expériences historiques l’ont manifesté au
propriété attachée aux « jeux de connaissance » des XXe siècle. Pluraliste ? Si on veut penser l’émancipation
sciences sociales quand ils rendent compte de ces réalités, humaine et l’écologie politique ensembles, peut-on se
et même dès qu’ils les découpent. Cela participerait d’une priver de la part d’optimisme de Marx, et de son attention
des formes d’intelligibilité de ces réalités, non exclusive aux potentialités créatrices des désirs humains ? Mais, dans
d’autres formes d’intelligibilité, comme celles proposées le même temps, ne doit-on pas colorer cette attention par
par les « jeux de connaissance » de la biologie ou de une inquiétude plus durkheimienne quant à la possibilité de
l’écologie, par exemple. dynamiques frustrantes dans les désirs humains et sur leurs
On pourrait alors dire que, pour des pans importants des effets destructeurs sur la nature ? On serait ainsi poussé à
« jeux de connaissance » des sciences sociales (la grande plutôt engager comme présupposé de notre approche d’une
diversité des conceptualisations ne permettant pas de toutes cité alternative une vision des ambivalences des désirs
les inclure), les réalités observées sont appréhendées sous humains, dans un pluralisme anthropologique, ouvert sur le
l’angle socio-historique. Cela ne se présenterait pas comme travail socio-historique de re-définition des désirs humains,
une prétention hégémonique vis-à-vis des dimensions plutôt que sur l’émergence magique d’un « homme
biologiques et naturelles, mais comme une façon nouveau ». Libertaire ? Parce que plutôt que la thématique
d’appréhender leurs objets tendanciellement propre à ces de « l’harmonie » (dans une inspiration religieuse) ou de
« jeux de connaissance ». Cela laisse ouverts aussi des « la synthèse » (inspiré de la philosophie dialectique
dialogues transfrontaliers possibles entre « jeux de hegelienne), on aurait besoin ici de la vision de
connaissance ». « l’équilibration des contraires » avancée par l’anarchiste
Ce déplacement du problème par son épistémologisation Pierre-Joseph Proudhon. C’est d’ailleurs ce qui a conduit
peut alors déboucher sur une méthodologisation de la Proudhon à envisager « le principe fédératif » comme un
tension entre la critique de la notion de « nature humaine » outil politique ne visant pas à faire disparaître les
associée à une grande part des « jeux de connaissance » des contradictions et à créer une harmonie, mais s’efforçant de
sciences sociales et le fait d’admettre la présence de faire vivre les tensions dans un même espace. Dans notre
présupposés anthropologiques, semblant dessiner des cas, il s’agit de mettre en tension dans un même cadre les

100
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

désirs créateurs de Marx et les désirs frustrants de


Durkheim, l’ouverture à l’illimité du mouvement de la
création et les limites concernant les aspects destructeurs
des désirs humains.
Les quelques pistes présentées ici sont limitées (elles
n’abordent pas de larges pans des questions posées par
l’écologie politique aux sciences sociales et à la philosophie
politique), exploratoires et condensées.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à Issa, Yokadjim Mandigui401, Sambo Armel402, etc. l’accent
l’écologie politique. Application à la gestion du lac dans cette zone doit être porter sur les rapports entre les
Tchad Etats, notamment en matière de gestion des eaux
transfrontalières et des ressources disponibles, et sur aussi
SAMBO Armel, Ph. D en Histoire sur l’étude de la politique de gestion des eaux du lac Tchad
Enseignant/Chercheur, Université de Maroua comme occasion d’améliorer les connaissances en matière
BP 46 Maroua ((Cameroun), Email : samboarmel@yahoo.fr de gouvernance/gestion de l'eau pour un développement
durable des sociétés.
INTRODUCTION La problématique centrale de cette communication
Depuis les années 1970, l’environnement est est de montrer que l’eau, étant objet d’étude en histoire,
devenu un fait de société et un enjeu politique 398. Dès lors, peut permettre la compréhension de la politique de gestion
les études sur l’environnement ne sont plus du domaine intégrée et durable des ressources du lac Tchad. Autrement
réservé des environnementalistes et des écologistes. dit, en combinant la spécificité de son approche avec les
D’autres disciplines, les Sciences Humaines et Sociales contributions de la géographie, de l’hydrologie, de la
(SHS) notamment, ont intégré les questions climatologie, de la sociologie, etc., l’histoire de l’eau peut
environnementales dans leurs problématiques de recherche, servir de cadre d’étude et contribuer à une bonne gestion de
complétant et enrichissant ainsi les approches, les ressources en eau pour l’écologie politique. A ce titre, l’eau
méthodologies et les outils disponibles. Ainsi par exemple, est un objet d’étude pour la compréhension des
n’est-il plus inopportun pour un anthropologue de comportements, des actes des individus, des communautés
s’intéresser à la représentation que les hommes se font de la et des Etats.
nature ; pour un sociologue d’étudier les acteurs écologistes Cette étude vise donc à montrer que l’histoire de
dans la vie politique, la co-construction des savoirs, les l’eau est à la fois un objet et une méthode, au service de la
rationalités à l’œuvre ; pour un psychologue les perceptions compréhension de la gestion de la ressource, de
et arbitrages entre différents risques environnementaux, etc. l’hydropolitique sous-régionale et, plus généralement, d’un
Quelle place prennent les travaux en sciences sociales, tant développement plus durable – et plus serein – du bassin
dans les recherches environnementales que dans la tchadien. Ainsi, la régression des eaux du lac Tchad a
discussion engagée dans le champ de l’écologie politique ? entraîné un inquiétude auprès de certains chercheurs autour
Ainsi, on peut, sur la base de l’histoire, apporter sa de la gestion durable du lac Tchad. Les travaux des
contribution à la connaissance du rapport passé et actuel en chercheurs sont alarmistes quant à l’avenir du lac Tchad 403.
écologie politique. L’évolution hydrologique des ressources en eau a conduit
L’histoire n’est donc pas restée en marge de cette plusieurs auteurs à prédire la disparition pure et simple de
ouverture progressive aux disciplines des SHS à ce lac à échéance 2050 et une multiplication des conflits 404.
l’environnement comme objet d’étude. Cette ouverture aux De ce fait, quoique certains auteurs y décèlent un
SHS, et à l’histoire en particulier, est particulièrement bien « déterminisme environnemental superficiel », l’analyse
illustrée dans le domaine de la gestion durable des développée dans le présent article tend plutôt à s'orienter
ressources en eau. De ce fait, « L’histoire de l’eau » occupe vers un « quasi déterminisme environnemental ». Dans tous
désormais une place importante dans les études les cas, la tendance converge vers une dynamique de
écologiques. Il existe, depuis 1999, une association coopération et des conflits. Il y a donc lieu de démontrer la
dénommée International Water History Association pertinence à intégrer, de manière plus forte, l’Histoire
(IWHA)399, qui réunit plusieurs centaines de spécialistes, (comme dimension et comme discipline scientifique), dans
issus tant des sciences de l’eau que des sciences humaines, l’étude de la ressource en eau sur le bassin du lac Tchad etc.
et qui construisent ensemble une approche historique des Cette communication s’appuie sur les sources
rapports entre les sociétés humaines et la ressource en eau. écrites qui ont été collectées dans plusieurs centres de
Objet d’étude en écologique politique, l’eau Documentation et dans plusieurs dépôts d’archive (Maroua,
figure parmi les grandes questions de l’Histoire, car elle Yaoundé, Ndjamena, etc.). Les sources orales, quant à
occupe une place essentielle dans la vie et l’évolution des elles, sont le résultat d’enquêtes que nous avions menées
sociétés humaines. Les historiens qui ont, jusqu'à présent,
401
mené leurs études dans la région du bassin du lac Tchad se Yokabdjim, Mandigui, N. V., 1988, « La coopération entre les
sont davantage préoccupés de l’émergence, de l’essor et du quatre Etats riverains du lac Tchad », Thèse en droit du
développement, Université de Paris V. Réné Descartes.
déclin des grands empires et royaumes. Dans ces analyses, 402
Sambo, A., 2010, « Les cours d’eau transfrontaliers du bassin
l’eau occupe une place peu importante. Pourtant, cette du lac Tchad : accès, gestion et conflits (XIXe et XXe siècles) »,
ressource, dans une zone en proie à la désertification, est Thèse de Doctorat en Histoire, Université de Ngaoundéré. ;
indissociable de la construction de ces entités et de Sambo, A., 2011, « Entre zones exondées, Conflits
l’évolution des relations intercommunautaires et intercommunautaires et pression sur les ressources» in Passages,
interétatiques400. Aujourd’hui, selon les travaux de Saibou N° 166, actes du 8eme Forum Mondial du Développement Durable,
pp. 117-120.
403
CBLT, 1998, Gestion intégrée et durable des eaux
398
Chartier, D. et Rodary, E., « Géographie de l’environnement, internationales du bassin du lac Tchad, Assistance préparatoire
écologie politique et cosmopolitiques », L'Espace Politique [En Phase B- RAF/ 95/ G48, Financée par la FEM, Agence FEM, Chef
ligne], 1 | 2007-1, mis en ligne le 15 juillet 2009, consulté le 21 de File PNUD. ; CBLT, 2000, Gestion intégrée du bassin fluvial,
novembre 2013. URL : http://espacepolitique.revues.org/284 ; les défis du bassin du lac Tchad, vision 2025, Audit préparé par
DOI : 10.4000/espace politique.284 Steveland Consult, Norway.
399 404
Voire le site http://www.iwha.net/membership/about-iwha Hodge, S, 2005, « Audit des besoins de renforcement des
400
Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux capacités de la Commission du Bassin du lac Tchad » (CBLT),
abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe Audit de la politique environnementale et de la capacité
siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de institutionnelle, Cambridge Ma, 02135, USA.
Yaoundé I.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

auprès des personnes affectées dans la zone d’étude. Enfin, fleuve ou un bassin hydrographique est commun à plusieurs
il faut ajouter à tout cela l’observation et la collecte des Etats, la coopération en vue de la préparation est du point
sources iconographiques. Ce sujet à fait appel à la de vue technique comme du point de vue financier est
géographie environnementale, à l’hydrologie, à préférable aux solutions unilatérales »405. C’est dans ce
l’anthropologie, à la climatologie, à la géopolitique et bien cadre, que la CBLT a été crée en 1964 par ces Etats
à d’autres sciences auxiliaires. Les données de ces riverains. Ressource naturelle et économique (pêche)
disciplines vont confortées les travaux historiques. majeure pour toutes les populations de la région, le lac
Tchad est en constante régression. D’environ 24 000 km2
L’histoire de l’eau : outil de compréhension du rapport dans les années 1960, le lac Tchad oscille aujourd’hui entre
de l’homme à l’eau dans le bassin tchadien 2000 et 1700 km2 en superficie d’eau libre406.
L’eau est un facteur essentiel de l’histoire L’assèchement de ce lac et son impact sur les écosystèmes
politique, économique, sociale et culturelle du bassin de la région constituent une menace écologique et socio-
tchadien. L’histoire de l’eau est de ce fait un domaine de économique majeure pour tous les Etats riverains. La
recherche, au demeurant intéressant qui reflète, de plus en sauvegarde de ce lac est un préoccupation des écologistes
plus, la prise de conscience du rôle de l’environnement car la ressource en eau est au centre des toutes les activités
comme objet de l’histoire. C’est un outil qui permet de humaines dans le bassin Tchadien. De ce fait, l’histoire de
comprendre les relations séculaires entre l’homme et la l’eau peut servir à une bonne gestion des ressources en eau
nature en abordant les questions politiques, économiques dans cet espace.
etc. liées à l’eau en les replaçant dans une perspective
historique. La nouveauté méthodologique est que désormais 2. L’eau : objet d’étude en histoire
la ressources en eau est un objet d’étude en histoire. Le L’eau qui est au centre de cette étude figure parmi
terrain retenu pour cette analyse est la région du lac Tchad les grandes questions de l’histoire, car elle occupe une
en Afrique qu’il importe de présenter avant de dégager place essentielle dans la vie et l’évolution des sociétés
l’approche de l’histoire de l’eau. humaines. C’est d’ailleurs autour des grands fleuves qu’ont
émergé les premières civilisations de l’humanité. L’Egypte
1. Présentation de la zone d’étude pharaonique, comme a su le dire Hérodote, a été « un don
Situé à la jonction du désert saharien et de la du Nil ». Il en est de même de la Mésopotamie 407 avec le
savane, le lac Tchad, objet de la présente étude est le Tigre et l’Euphrate. Les cours d’eau ont été aussi des
principal point d’eau douce au cœur du continent africain. facteurs décisifs dans l’émergence et l’essor des puissants
Sa présence dans une semi aride fait bénéficier aux royaumes et empires en Afrique.408
populations riveraines d’un vaste réseau hydrographique
qui leur offre, à travers ses multiples ressources, des Dans le bassin tchadien, l’histoire des mouvements des
opportunités essentielles à leur développement populations et des conflits qui se sont produits, s’est écrite,
(Agriculture, élevage, pêche, etc.). Il est partagé par quatre pour l’essentiel, aux abords du lac Tchad. C’est
pays riverains : le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le précisément sur les berges du Logone, du Chari et du lac
Tchad comme on peut le constater à travers la carte Tchad que les peuples Sao, ancêtres des Kotoko, ont
suivante. développé l’une des plus anciennes et brillantes
civilisations d’Afrique. La découverte par les archéologues
des vestiges matériels, tels que les «flotteurs, les hameçons
et des figurines céramiques en forme de poissons
témoignent du rôle majeur joué par l’eau dans la vie de ces
communautés »409. C’est en effet sur les ressources en eau
issues de ce lac que les Sao se sont appuyés pour construire
leurs ressources matérielles et spirituelles qui ont fait de
leur civilisation l’une les plus florissantes du bassin
tchadien. C’est autour des fleuves Chari, du Logone et du
lac Tchad que se sont développés entre 700 et 1700 les
vastes empires de Bornou, du Ouaddaï et du Baguirmi. Le
souci constant pour ces royaumes était le contrôle de ces

405
Thierry, H., 1985, «fleuves Internationaux », Encyclopédia
Universalis, V 7, Encyclopédia Universalis, Paris, p.47.
406
Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure
probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège
Interarmées de Défense, Niger, p. 27.
407
Elle correspond à l’Irak actuelle.
Carte: Localisation du lac Tchad 408
Francis, D.J., 2004, « Fighting for survival: the river politics in
West Africa », Castelein, S. and Otte, A., Conflict and cooperation
related to International water resources: historical perspective,
technical document, International hydrological programme, n° 62,
UNESCO, Paris, p. 6.
409
Nizésété, B.D., 2001, « Symbolisme de l’eau dans les sociétés
traditionnelles du Nord- Cameroun », Palabres, Actes du premier
Dans ce contexte, la gestion inter- Etats des colloque des écrivains du Nord- Cameroun, entre le boubou, la
ressources en eau du lac est une nécessité, un fait vache et la savane, écrire le pays, Ngaoundéré, Vol spécial,
inévitable. A propos, H. Thierry affirme que «lorsqu’un Kaarang, p. 91.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

points d’eau et de ses ressources, ce d’autant plus que nous Malgré les aléas climatiques, les populations
sommes là dans une zone aride et semi aride410. s’adaptent, autant que possible, aux mutations survenant
dans leur environnement. Il serait dans ce cas, utile pour
Les abords du lac Tchad sont des espaces riches en eau comprendre le rapport entre l’homme et la nature en
et donc propices à la pêche, à l'agriculture et à l'élévage. écologie politique de faire un saut dans le passé.
Ces richesses ont attiré dans cet espace plusieurs Ainsi, l’étude de l'histoire de l'eau est importante à
communautés (Mousgoum, Kotoko, Budema, etc..), un moment où les débats sur l’accès à l’eau est une
d’abord comme zones de refuge, suite aux incursions et préoccupation importante dans plusieurs sociétés africaines.
razzia esclavagistes des Baguirmiens et Bournouangs, puis Il est observable qu'une histoire mondiale de l'eau révèle
suite à la désertification du Sahara411. Cependant, avec les comment les idées et les pratiques liées à l’eau se sont
sécheresses des années 1972, 1984 et 1985, l'on a pu répandues dans des directions différentes, à des moments
observer une pression sur les ressources qui sera suivie par différents, dans une série de transmissions transculturelles,
un accroissement des conditions d’aridité, l’assèchement avec les ajouts, modifications et améliorations qui relient
progressif du lac et la désertification poussée du bassin l'humanité, en tant que communauté unique, à l'eau. Cette
tchadien. La multiplication des conflits d’usage de l’eau histoire, loin de s’affranchir des canevas classiques en
pourrait contribuer à aggraver cette situation. histoire, elle s’appuie sur des méthodes spécifiques.

Sur ce plan, l’histoire s’appuie sur un élément 3. Les méthodes de l’histoire de l’eau
essentiel de l’écologie politique, la gestion rationnelle des La prise en compte de l’eau comme objet d’étude
ressources naturelles qu’est l’eau. L’approche historique en histoire se présente comme un domaine de recherche qui
permet ici une analyse plus fine de l’objet qui est l’analyse explique la prise de conscience du rôle de l’environnement
des comportements anthropiques vis-à-vis de la ressource dans l’évolution des sociétés. Sa pertinence est qu’elle offre
en eau. L’histoire de l’eau permet donc de comprendre le un cadre d’étude qui met en exergue l’impact de
rapport de l’homme à l’eau, les relations entre les l’environnement sur le peuplement, les relations
communautés et la dynamique de coopération et des intercommunautaires, interétatiques et le développement
conflits entre les Etats. A propos de la pertinence de économique d’une région. A cet effet, l’on peut comprendre
l’histoire de l’eau comme discipline contributive à etc., les actes et les agissements des hommes, des communautés
Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert et des Etats à partir de leurs relations à l’eau.
affirment: Comme toute étude en sciences sociales, l’histoire
de l’eau s’appuie sur des sources orales (enquête de terrain,
Historical studies also provide us with an entretien, focus groupe, etc.) où, écrites (archives, ouvrages,
understanding of the deeply rooted symbolic etc.) et iconographiques.
values of water, which play an essential role in Dans la plus part des sociétés africaines et plus
how people today perceive water shortage and particulièrement celles du bassin tchadien, l’origine de
the solutions proposed to alleviate it. (…)Water l’eau est divine. Pour le justifier, elle est se démontre à
history also clarifies how water management travers des mythes et de légendes. C’est pourquoi, dans le
policies, practices and technologies are domaine de l’histoire de l’eau, la prise en compte et
dynamically interrelated with political, l’interprétation des contes, des mythes et légendes liés à
ideological and economic forces in society, as l’eau sont des sources importantes pour non seulement
well as to society’s impact on and responses to comprendre le rôle et la place de l’eau dans ces sociétés
external climatic and environmental events.412 mais aussi le rapport existentiel, ontologique etc. des
hommes et l’eau.
De prime abord, si l’eau symbolise la vie dans Des mythes existent et traduisent l’attribution
toutes ces sociétés, de par ses effets imprévisibles d’un caractère divin à cette ressource. Dans les plus
(inondations, tempêtes, sécheresses, etc.), qui entraînent anciennes civilisations du bassin tchadien, l’eau est en effet
régulièrement des décès, elle demeure néanmoins un sacrée, car elle est la source de vie. Elle tient une place
facteur de risque. Malgré cette relation ambivalente, l’eau importante dans toutes les mythologies, et dans toutes les
est au centre de toutes les activités. Les populations tout au religions. Il existe chez ces peuples plusieurs récits de la
long de leur histoire ont développé des techniques de découverte de l’eau qui met en rapport le peuplement et les
captage, d’irrigation, de pompage, etc. La maitrise de l’eau dieux. Et c’est le cas rapporté ici par Francoise Dumas-
a été et demeure toujours un enjeu majeur dans l’évolution Champion parlant de la mare de Kitim. Selon elle, « un
des sociétés. L’histoire en relevant ces aspects techniques jour, un bouvier guruna remarqua qu’un taureau ne se
qui relèvent de l’hydrologie, de l’hydraulique, de désaltérait pas au puits comme les autres. Il le suivit le
l’irrigation etc. apporte non seulement sa contribution à la lendemain et le vit au pied d’une touffe de jonc dans une
connaissance des techniques passés mais aussi la place de flaque d’eau où poussait un nénuphar ». Cet homme qui
ses pratiques dans l’évolution des sociétés. L’on peut de ce s’appellerait Cikidem, dès lors est devenu le témoin de la
faire, disposer des informations sur les techniques scène mythique ou fondatrice qui donna naissance à la mare
endogènes de gestion de la ressources en cas de pénurie par de Kitim413.
exemple. Enfin, l’observation occupe une place importance
dans la compréhension du rapport entre l’homme et l’eau.
410
Sambo, A., 2010. L’on peut le constater à travers l’organisation des activités
411
le caractère contraignant du climat, le déclin du rythme
413
pluviométrique ont été des facteurs qui ont conduit les populations Dumas-Champion, F., 1997, « La pêche rituelle des mares en
du bassin tchadien à se rapprocher des abords des cours d’eau. pays Massa (Tchad) »,Jungraithmayr H. et Barreteau, D. et
412
Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert, J., Water : history for our Seibert, U, L’homme et l’eau dans le Bassin du Lac Tchad,
times, Unesco, IHP, Paris. Orstom, Paris, p. 389.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

liées à l’eau tels l’agriculture, la pêche et l’élevage. Ainsi, acteurs et, parfois, sur la complexité de l’imbrication des
avec une approche pluridisciplinaire en intégrant l’écologie échelles selon les problématiques étudiées. »416. Dans ce
politique, la géographie, etc. , l’histoire de l’eau peut faire cas, un seul élément ne permet plus de justifier un conflit
écho des expériences passées utiles pour les décisions en ou une tension entre les Etats. L’on note ainsi une multitude
matière de gestion et d’accès à l’eau actuellement. Il s’agit des facteurs qui expliquent les conflits résultant de la
donc pour l’écologie politique de penser l’avenir en gestion des eaux dans un bassin transfrontalier. Dans tous
s’inspirant des expériences passées. les cas, voici quelques exemples des conflits liés à l’eau
qui ont eu lieu et peuvent servir de leçons pour le futur
Rapports passés / actuels des relations 1. Déjà pendant la période coloniale, il y
intercommunautaires et interétatiques autour de l’eau avait des rixes qui opposaient sporadiquement les
dans le bassin du lac Tchad populations des deux rives du Logone, des incidents
Pour une grande partie de la littérature sur la confirmés par plusieurs rapports de cette période. Ainsi, en
problématique de gestion des cours d’eau transfrontaliers, juillet 1919, un conflit a opposé « les Massa de la rive
le cadre d’analyse se situe davantage à travers les théories droite et ceux de la rive gauche »417. Ces rapports n’ont pas
des Relations Internationales. Pour Kathryn Furlong, cette précisé les causes de ce conflit, mais selon certains
tendance néglige d’autres facteurs cruciaux dans la informateurs, les conflits de cette période résultaient des
compréhension de la gestion de l’eau. Pour elle, il est vols de bétails. Le problème ne se posait pas en termes de
nécessaire de faire appel à d’autres approches de la rareté des ressources en eau 418. Le 12 mai 1965 à Koula,
géographie environnementale et de l’écologie politique. village situé à proximité du Logone, les pêcheurs
C’est pourquoi l’analyse de la gestion concertée des eaux camerounais empêchent les Tchadiens de pêcher, parce que
du lac Tchad, en prenant en compte toutes ces théories, le lit du fleuve se trouve sur leur berge. Les affrontements
peut servir d’étude de cas pour sortir de ce pessimisme qui qui en résultent ont fait de nombreux blessés parmi les
caractérise l’étude de la gestion des eaux partagées414. Tchadiens. Les autorités administratives du Logone et
2-1- La raréfaction de la ressource : moteur des Chari sont instruites de mener des enquêtes et de trouver
tensions entre usages/usagers des solutions pacifiques à ce conflit.419
Bien plus, à partir de l’histoire de l’eau, l’on peut 2. Bien plus, il arrive que les Tchadiens,
comprendre le futur en se basant sur les rapports passés avançant l’argument que le Logone relève de leur
entre les communautés autour de l’eau. L’assèchement souveraineté, exigent des taxes aux pêcheurs et éleveurs
progressif des cours d’eau et la diminution de l’étendue du camerounais. C’est ainsi qu’il y a eu à cet effet une bagarre
lac Tchad à travers le temps ont favorisé la raréfaction de à Djafga en 1974 opposant les pêcheurs de ce village
l’eau dans la région. Certaines rivières et mares d’eau se camerounais aux pêcheurs de Marsoumaï au Tchad sans
sont totalement asséchées, d’autres par contre ne disposent qu’il y ait de victimes 420. Ce genre de conflits sont réguliers
d’eau qu’en saison de pluies. tout au long du Logone et aux abords du lac Tchad, mais se
Dans tous les cas, la raréfaction de l’eau déroulent de façon isolée, car souvent même les autorités
s’accompagne de l’amenuisement des ressources administratives ne sont pas informées.
halieutiques, dans un contexte où la population n’a cessé de
croître. Dans les années 1960 où l’on a estimé à 50 3. Sur le lac Tchad, les conflits les plus
milliards de m3 le volume d’eau dans le lac, le bassin réguliers opposent généralement les pêcheurs tchadiens et
conventionnel comptait 5 millions d’habitants. En 2000, la nigérians. En 1983, le souci de contrôler certaines îles
superficie en eau libre était de 2000 km 2, la population était poissonneuses du lac débouche sur un affrontement qui
estimée à environ 11 millions d’individus. A l’horizon oppose pêcheurs nigérians et tchadiens sur le lac Tchad.
2020, la population dépendant du lac et de ses ressources Cette dispute à la différence des autres voit l’intervention
connexes sera estimée à 35 millions 415. L’on peut dès lors militaire, d’où l’affrontement des troupes des deux pays. 421
imaginer le risque que représente la disparition de ce lac pour Ce conflit pousse la Commission du Bassin du Lac Tchad
la région. Si l’on y ajoute la quantité d’eau retenue par les (CBLT) à chercher une solution définitive aux
ouvrages de captage sur les affluents du lac Tchad et celle
qui s’évapore, on peut s’interroger sur l’avenir de ce lac, ce
416
d’autant plus que dans cette contrée, les hommes suivent Sylvie P., « De l’hydropolitique à la politique de l’eau :
l’eau et ses ressources. On se retrouve dans une situation exigences conceptuelles et interdisciplinaires pour une prise de
où les hommes sont constamment à la recherche de l’eau et conscience des enjeux globaux », in Dynamiques Internationales,
Revue en ligne de Relations Internationales, Numéro 2 (janvier
des poissons, sans tenir compte des délimitations
2010) L’hydropolitique et les relations internationales ,
frontalières, ce qui engendre régulièrement des conflits www.dynamiques-internationales.com, p.2.
intercommunautaires et interétatiques. 417
APM, VT 14/195, Correspondance de l’adjoint au chef de
circonscription du Diamaré à Monsieur l’administrateur adjoint de
2-2- Conflits pour la ressource en eau : que la circonscription du moyen Logone, Juillet 1919.
418
nous dit l’histoire Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine
Ces dernières années, l’évolution des travaux et Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003.
419
analyses en hydropolitique ne focalisent plus l’attention aux Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux
seuls relations interétatiques traditionnelles. Il porte comme abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe
siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de
l’affirme Silvie Paquerot « le regard sur le rôle d’autres Yaoundé I, p. 89.
420
Entretien avec Belekna, Djafga le 24 mai 2003.
414
Furlong, K., 2006, « Hidden theories, troubled waters: 421
Saïbou Issa, 2002, « Access to lake Chad and Cameroon-
International relations, the ‘territorial trap’, and the Southern Nigeria border conflict: a historical perspectives», Castelein, S.
African Development Community’s transboundary waters »,in and Otte, A., (eds), Conflict and cooperation related to
Political Geography, N° 25, pp. 438- 458 International water resources: historical perspective, International
415
Sambo, 2010. Hydrological Program, n° 62, UNESCO, Paris, p. 72.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

démarcations des frontières entre le Cameroun, le Nigeria, Ils sont considérés comme des sages et leurs points de vue
le Niger et le Tchad sur le lac Tchad422. sont peu contestés. Ils interviennent régulièrement dans les
4. Le conflit de Darak : C’est ainsi que l’île conflits comme des médiateurs. A ce titre, ils sont
de Darak située à environ 35 km à l’Est de la frontière avec considérés comme les « faiseurs de paix » à l’instar des
le Nigeria, riche en poissons a été occupée par le Nigéria et chefs et des notables. Leur titre de réconciliateur est
une dispute a opposé, pendant près de 20 ans, le Cameroun reconnu par tous.
et le Nigéria sur sa souveraineté. Après une série Dans tous les cas, il faut noter qu’un rapport existe
d’escarmouches entre 1987 et 1990, les deux pays n’ont pas entre les comportements passés et actuels des communautés
pu résoudre ce différend au sein de la CBLT. En 1994, le et des Etats suite à l’accès à l’eau. La transmission du
Cameroun décide de porter plainte à la Cour Internationale mémoire passé se fait par la tradition orale. Il y a donc une
de Justice (CIJ) pour régler définitivement les disputes mémoire collective qui retient les faits passés pour
frontalières (maritime et terrestre) qui l’opposent à son relativiser les mêmes situations à l’avenir. Tel est souvent
voisin. La CIJ donna raison au Cameroun en octobre 2002 le cas où dans certaines localités (notamment à Zébé,
et le Nigeria rétrocéda cette île en décembre 2003 au Kousseri, etc ), les populations ayant tirées les expériences
gouvernement camerounais423. La souveraineté du des conflits passés ont renforcé leur collaboration en vue
Cameroun fut confirmée, mais pour une première fois, un d’éviter qu’elles se répètent. C’est ainsi que des festivals
conflit relatif à l’utilisation des eaux du bassin est porté culturels sont souvent organisés afin de booster l’esprit de
devant une juridiction internationale. fraternité entre les différentes communautés.
Enfin, les rapports n’ont pas qu’été conflictuels.
2-3- Résolution des conflits [d’usage de la Loin d’être un facteur de trouble, l’eau est aussi un élément
ressource] : les leçons de l’histoire intégrateur. A coté de ces acteurs de paix, il faut avouer que
A partir de ces conflits, l’on peut identifier des les rencontres culturelles (funérailles, rites d’initiation, etc.)
initiatives de résolution des conflits et même des sont des atouts considérables pour la préservation de la paix
mécanismes d’anticipation pour éviter d’éventuels conflits. dans le bassin tchadien 428. Dans la plupart des cas ces
De ce fait, il importe de dire que les décideurs cérémonies se déroulent sans distinction de nationalités. Il
disposent d’un éventail des pratiques de résolution des y a donc des expériences qui peuvent contribuer à un
conflits sur la base des expériences passées. Dans ces développement durable des sociétés du bassin tchadien.
sociétés, l’eau est un facteur de paix et de stabilité sociale.
Tout un ensemble de mécanismes de résolution des conflits L’histoire de l’eau : Une contribution à la gestion
et de promotion de la paix qui perdurent encore de nos jours intégrée des ressources en eau dans le bassin du lac
existe. L’on peut citer sans être exhaustif la diplomatie Tchad
locale caractérisée par les relations séculaires entre les Quelle est la place de l’histoire de l’eau dans la
autorités traditionnelles et les contacts entre les autorités mise en place d’une politique de gestion rationnelle et
administratives des zones frontalières424. A propos, Daniel durable des ressources en eau? L’histoire de l’eau sert
Abwa affirme que les entités sociopolitiques de l’Afrique aussi comme d’autres disciplines de cadre idoine pour une
précoloniale ont toujours pratiqué la diplomatie dans leur gestion efficace de l’eau. Aujourd’hui, la problématique
rapport intercommunautaire425. d’accès pour tous à l’eau constitue un important défi. Ceci
Ainsi, aux abords du Logone, du Chari et du d’autant plus qu’on a en perspectives les sécheresses et les
Komadougou Yobé, les chefs traditionnels se rencontrent effets du changement climatique. Une situation inquiétante,
régulièrement. Celui de Yagoua par exemple, depuis les soulevée par les écologistes qui prônent une gestion
années 1900, rendait visite à son homologue de Bongor, et intégrée des ressources en eau. La gestion durable et
vice versa. De 1939 à 1960, le lamido de Yagoua Makaini rationnelle des ressources en eau qui est au cœur de cette
se rendait constamment à Koumi pour discuter de la étude est donc une préoccupation en écologie politique.
coopération entre les deux villages riverains avec Dapsia, o Apports des pratiques anciennes à la
chef de ce village426. Un notable de Koumi affirme à cet décision
effet qu’« à chaque fois que ces deux se rencontraient, ils Les mécanismes endogènes de gestion rationnelle
parlaient de la fraternité entre les deux villages et des des ressources en eau et même les expériences passées
questions de sécurité ». Ils sont allés jusqu’à harmoniser les observées dans le bassin tchadien peuvent servir les
sentences et les amendes pour certains délits comme le vol décisions des structures étatiques, des Organisations Non
de bétail, l’adultère, etc. 427. Gouvernementales (ONG) et les projets de développement.
A cela, il faut ajouter la médiation entretenue Ces pratiques anciennes peuvent être revalorisées et
dans cette partie de l’Afrique par les patriarches. Les orienter la politique de la gestion rationnelle de la ressource
hommes âgés sont généralement très respectés en Afrique. en eau.
L’histoire peut donc offrir un cadre d’étude qui
422
Saïbou Issa, 2004, « Le mécanisme multilatéral de la CBLT permet à l’écologie politique de comprendre les actions
pour la résolution des conflits frontaliers et la sécurité dans le posées dans le passé et son influence dans le futur. A ce
bassin du lac Tchad », Enjeux, n° 22, p. 2. propos, Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert
423
Ibid. précisent que « Today, humanity faces a serious challenge
424
Rencontres à maintes reprises entre les gouverneurs du Nord et
as perceptions of current water shortage and the ominous
de l’Extrême Nord du Cameroun et celui du Nord Est (Borno) au
Nigeria entre 1968 et 1990 prospect of global droughts and changes in weather
425
Abwa, D., 1989, « Diplomatie dans l’Afrique précoloniale, le conditions are prompting policy- makers to seek out
cas du pays Banen au Cameroun », Africa Zamani, n° 20- 21, p.
78.
426 428
Ndjidda Ali Mithagada, 2003, p. 42. Oumarou Amadou, 2003, , « Diplomatie locale et résolution des
427
Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine conflits dans la vallée du moyen Logone (1916-1979) », Mémoire
Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003. de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, pp. 40- 48.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

political solutions, and water professionals to find 6 Expériences de gestion partagée des ressources
managerial and technical solutions to water scarcity » 429 en eau : des leçons à tirer
En parcourant la place de l’eau dans l’histoire du Les diverses initiatives de la Commission du
bassin tchadien, l’on constate que les populations ont Bassin du Lac Tchad (CBLT) pour assurer une gestion
développé des mécanismes endogènes de gestion partagée de eaux entre les riverains offrent une occasion
rationnelle de ressources dans un contexte marqué par la particulièrement fructueuse d'explorer les limites de la
variabilité environnementale. Des mécanismes et pratiques théorisation des relations internationales dans le discours de
endogènes qui, de nos jours, peuvent être revalorisés dans l'eau et les possibilités pour que d'autres approches
un cadre stratégique à travers l’élaboration et la mise en théoriques, notamment dans le domaine de la géographie
œuvre des projets de développement communautaires, environnementale et de l’écologie politique servent à
comme le démontre le tableau suivant. l’histoire. La gestion de la ressource en eau s'inscrit « dans
ces considérations environnementales à travers le
Tableau : Les stratégies endogènes de gestion rationnelle développement d'un corpus de principes, de méthodes et
des ressources en eau dans le bassin tchadien d'outils visant à la durabilité ou soutenabilité
(sustainability) des hydrosystèmes » 430.
Stratégies Cadre stratégique (des exemples de Il existe ainsi plusieurs cadres de concertation pour
endogènes de stratégies ou d’interventions-types) une gestion concertée de l’eau entre les différents Etats du
gestion bassin tchadien. D’abord, la CBLT, crée en 1964 est un
rationnelle des organisme inter étatique (Tchad, Nigéria, Niger, etc.) qui
ressources en veille à un usage durable des eaux, à la coordination des
eau activités (élevage, pêche et agriculture) et à la résolution
Construction - Aménagement des digues durables(à des conflits locaux et régionaux nés de l’usage des
des digues et béton) ressources. La gestion intégrée des ressources en eau est
diguettes avec l’une des principales missions de la CBLT. Elle permet
des pierres et d’éviter la concurrence transfrontalière qui peut
des sacs de s’intensifier. Plusieurs projets d’aménagements
sables hydrauliques et hydro-agricoles ont été conduits avec
Aménagement - Construction des mares d’eau succès par la CBLT. Il s’agit de la construction des forages,
des mares artificielles (rétention des eaux de pluie) des mares, etc. Selon Bagodoma, cette volonté de
d’eau - Renforcement des capacités des coopération s’est manifestée en 2000 par la création au sein
structures de gestion des mares(formation de l’organisation, d’un organe appelé « Comité
des comités de gestion des points d’eau technique », chargé de faciliter l’harmonisation de la
la préservation - Revalorisation de cette tradition pour la gestion des ressources en eau 431. Ses missions sont entre
des mares conservation de la nature et de la autres, le renforcement du dialogue entre les Etats
d’eau sacrée biodiversité par les autorités locales membres, la promotion d’une démarche commune au sujet
(chefs traditionnels, maires, etc.) de la gestion de l’eau et enfin l’harmonisation des
Petite - Construction des canaux d’irrigation politiques et réglementation en matières d’eau dans les
irrigation pour modernes Etats membres. En outre, entre 1983 et 1990, la CBLT a pu
la culture - Organisation de la gestion des eaux matérialiser la frontière entre les Etats sur le lac Tchad à
pour éviter des pertes en eau travers l’installation des bornes. A la date du 12 février
gestion - Appui financier des populations à 1990, l’entreprise IGN-France avait construit les 7 bornes
communautair travers des associations principales et les 68 bornes intermédiaires 432 sur le lac
e des - Renforcer les capacités des Tchad. Ce retour d’expérience historique sur la coopération
pêcheries, communautés entre différents Etats peut servir la gestion des bassins et
Recharge - Développement des infrastructures de fleuves internationaux.
artificielle des rétention d’eau pour la recharge des eaux Ensuite, à côté de la CBLT, il existe plusieurs
nappes souterraines (fortes pluies pourvoient aux cadres de dialogue bilatéraux. Il s’agit des comités mixtes
souterraines périodes de sécheresse) Tchad- Cameroun ou Cameroun- Nigéria. Ces rencontres
servent de cadre de dialogue, afin d’assurer une bonne
Source : Enquête de terrain, 2012 gestion des ressources naturelles, mais également se
Quelques techniques en matière de gestion de préoccupent des problèmes de sécurité transfrontalière.
l’eau, issues de savoir faire traditionnel et local, ont été Enfin, l'étude de l'histoire de l'eau nous informe
identifiées. Il s’agit entre autres : des techniques d’irrigation sur la nécessité d’opter pour certaines solutions, tels que
et de pompage d’eau, la recharge artificielle des nappes les grands barrages contre les technologies de l'eau
souterraines, l’existence des mares d’eau sacrées, traditionnel qui consomment généralement beaucoup d’eau
aménagements des mares d’eau, etc. L’on peut s’en 430
Affeltranger, B., et Lasserre, F., 2003, « La gestion par bassin
inspirer et revaloriser ces pratiques, qui très souvent, sont versant: du principe écologique à la contrainte politique - le cas du
facilement adoptées par les populations. L’existence de ces Mékong », In VertigO. La revue électronique en Sciences de
pratiques locales est une contribution qui relativise les l’environnement, Vol 4, n° 3, mis en ligne en décembre 2003, url :
discours alarmistes autour de la gestion du lac Tchad et htpp ://vertigO.revue.org/index3727.html, consulté le 25 mai
prouve que les populations se sont appropriées des 2005.
431
problèmes environnementaux depuis longtemps. Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure
probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège
Interarmées de Défense, Niger, p. 27.
432
ACBLT, « décision du septième sommet des chefs d’Etats de la
429
Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert, Commission du Bassin du Lac Tchad », Yaoundé 1990.

107
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

et nous guider également à évaluer les conséquences à long être mis à la disposition des décideurs pour améliorer la
terme de gestion spécifique de certaines stratégies. gestion des eaux du lac Tchad, voire celle de l’Afrique
L'histoire peut nous informer comment nous sommes toute entière.
arrivés à être dans cette situation particulière, et peut en
effet nous fournir les moyens par lesquels nous pouvons
faire des choix éclairés concernant notre avenir.

Photo N°2 : Système d’irrigation traditionnelle pour la


riziculture à Zina

Cliché : Sambo Armel, 12 août 2009

Conclusion générale
En conclusion, cette article présente l’histoire de
l’eau à la fois comme objet d’étude et comme méthode
d’analyse pouvant servir à l’écologie politique. Ce faisant,
elle démontre le lien qui existe entre l’histoire et l’écologie
politique. De ce fait, sur la base d’un élément écologique
comme l’eau, l’on peut améliorer la gestion de cette
ressource et contribuer au développement durable des
sociétés du bassin tchadien.
Il est aujourd’hui vérifié que l’histoire soit utile à
l’écologie politique. Les expériences passées, transmissent
de génération en génération aux populations du bassin du
lac Tchad permettent d’éviter les conflits et offrent des
mécanismes pouvant servir à une gestion rationnel et
durable des ressources en eau. L’histoire de l’eau permet
donc de comprendre les valeurs symbolique de l’eau et
clarifie les décideurs sur les techniques de gestion
rationnelle de la ressource.
L’histoire de l’eau, qui s’appuie sur le
développement durable sert donc de cadre idoine pour
penser l’avenir en matière de gestion de l’eau, en
transmettant les expériences passées. La compréhension des
rapports anciens que l’homme entretien avec l’eau est une
piste de réflexion sur la prise en compte de la temporalité
en matière de l’écologique politique. La gestion équitable et
rationnelle des cours d’eau pose des sérieuses difficultés
dans les relations entre les Etats. La récurrence de la
sécheresse étant manifeste, l’accès à l’eau pour les
populations n’est pas une sinécure.
Ainsi, ce travail présente le caractère persistant de
la dynamique de coopération et de conflits entre les Etats en
ce qui concerne la gestion des eaux du lac Tchad dans un
environnement qui se dégrade sans cesse. Il met à profit le
propre « savoir faire » de la gestion concertée de ressources
en eau de ces populations. Il existe dans les sociétés du
bassin tchadien des mécanismes de gestion partagée,
équitable et durable des ressources en eau qui permettent
d’assurer un développement durable. Ces outils peuvent

108
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? catastrophe de prendre la parole, et même parfois de la
reprendre après s’être tus, à l’image de Kenzaburô Ôe
Bertrand Guest, Docteur en Littérature Générale et qu’elle a tiré de sa retraite.
Comparée (EA TELEM, Université Bordeaux Montaigne) Le Journal des jours tremblants437 (dont un
fragment est repris dans L’archipel des séismes) est
Nous proposons de poser la question du sens du l’édition des Leçons de poétique que Yôko Tawada achève
littéraire dans le champ de l’écologie politique à partir au moment de la catastrophe et enrichit alors d’un récit
d’une étude comparatiste d’un ensemble de textes consacrés critique sur ses nombreuses conséquences tragiques. La
à Fukushima. Dans l’écocritique française balbutiante, la réflexion originale et bilingue (en japonais et en allemand)
littérature à thème écologique est souvent réduite à la sur la traduction littéraire et l’image du Japon en Occident
fiction433, c’est-à-dire à la fabulation distanciée des s’y prolongent d’une mise en perspective historique et
problèmes réels de notre monde. Peu de choses sur l’essai, géographique, qui place Fukushima dans l’histoire
pourtant genre par excellence de la théorie critique et d’une d’Hiroshima et de l’oppression coloniale du Tôhoku (nord-
prose d’idées dépositaire de savoirs directement adressés est) par le Kantô (région du pouvoir central tokyoïte). La
aux sociétés humaines. Nul hasard à ce que l’essentiel de la catastrophe est considérée dans son impact profond et
littérature post-Fukushima se déploie sur ce terrain en irréversible sur la vie, la pensée et l’écriture passées et à
partage avec l’écriture des sciences humaines : pour le venir, ici comme ailleurs puisqu’il s’agit d’une écriture
critique Jinno Toshifumi, les œuvres les plus intéressantes transnationale. Un correspondant de l’auteur imagine ainsi
de l’après-11 mars sont celles qui touchent « ce quelque « une liste des livres ‘résistants aux séismes’ c'est-à-dire des
chose qui n’a plus rien à voir avec la fiction 434 ». Sans livres qui gardent leur valeur au-delà des catastrophes 438 ».
remettre en cause les vertus heuristiques propres du détour C’est aussi sous l’éclairage d’une érudition
par la fiction, plus caractéristiques de ce que l’on attend multiculturelle et soucieuse des regards croisés entre Japon
communément de « la littérature » (au sens d’une pratique et Europe que Michaël Ferrier médite sur la catastrophe
qui serait radicalement séparée des sciences, ce que nous dans Fukushima, récit d'un désastre439. Immergé dans la
contestons), nous étudierons le rôle de textes non- langue et la société japonaises d’où il assiste quant à lui sur
fictionnels qui ne cessent pas d’appartenir à l’activité place à l’événement, il en tient un journal plus étoffé qui
littéraire sous prétexte qu’ils impliqueraient le regard de aboutit à un essai où il réfléchit notamment au concept
telle ou telle des sciences humaines et sociales. physique de « demi-vie » et à sa signification sociale et
Ce que nous appelons avec Rancière la littérature, culturelle.
ce « nouveau régime de l’art d’écrire où l’écrivain est Avec le beaucoup plus court Fukushima, dans la
n’importe qui et le lecteur n’importe qui435 » (par opposition zone interdite440, « récit de choses que nous pouvons à peine
aux Belles-Lettres qui supposent non seulement des croire, et encore moins comprendre 441 », William T.
écrivains de métier, c’est-à-dire une incompétence des Vollmann propose un plus modeste reportage dans la zone
profanes à écrire, mais des convenances stylistiques liées à d’évacuation. Il resserre l’enquête sur la radioactivité, prend
la position sociale de chacun), relève d’un degré élevé de la peur obsessionnelle pour guide mais se heurte à son
mise en interdisciplinarité : comment, sinon par la impossible description : les seuls phénomènes visibles étant
médiation des mots et des textes, rendre les idées lisibles les destructions du séisme, la lecture de la catastrophe
par tous, leur faire traverser les sociétés ? L’écologie nucléaire ne peut passer que par le dosimètre portatif.
politique ne peut avoir de sens que si elle se vit, se pense et Affaibli dans sa démarche, contrairement à Ferrier, par une
s’écrit pour un collectif non-spécialiste. Loin de pouvoir se forme d’exotisme et par la barrière de la langue, il part
satisfaire de l’assise des seules sciences, fussent-elles équipé d’un masque en double exemplaire (pour
humaines et sociales, elle doit recourir à des capacités l’interprète) mais en vient à se poser la question du tiers (le
médianes, par exemple littéraires ou artistiques, pour chauffeur) pour lequel rien n’est prévu : il est aisé d’y
donner lieu au débat lorsqu’il engage des sphères de reconnaître la société que l’écrivain reporter échoue à
discours qui ne s’écoutent plus. Fukushima n’est-il pas protéger. Ce livre d’interviews collecte des « récits de
l’occasion ou jamais de proposer, via la littérature, que les morts aux yeux clos » dont il tente de trouver « la
sciences soient faites par tous et que l’écologie soit la signification, s’il y en a une442 ».
question même du politique ? Ces textes tous parus en 2012 éclairent
L’archipel des séismes436 recueille de nombreux exemplairement les enjeux d’une littérarité complexe, dans
textes courts aux statuts très divers, d’auteurs pour la laquelle la fiction n’est pas toujours là où on pourrait
plupart japonais, qui évoquent les conséquences de la triple l’attendre : les promesses de TEPCO ne sont-elles pas les
catastrophe du 11 mars (séisme, tsunami et accident véritables contes pour enfants ? Définie à l’inverse comme
nucléaire). Auteurs de fiction et poètes n’y trouvent leur l’ensemble des textes à propos du nucléaire qui sont
place qu’à la fin, après des journalistes et des essayistes accessibles et rédigés de sorte que chaque citoyen puisse les
(parmi lesquels un géographe et un anthropologue) ainsi comprendre, la littérature écologique à thématique
qu’un psychiatre, un photographe, un architecte et un
peintre. Que l’écriture soit ou non leur métier, tous viennent
ou reviennent à la littérature par la nécessité où les jette la 437
Yôko Tawada, Journal des jours tremblants. Après
Fukushima, précédé de Leçons de poétique, traduit de l'allemand
433
Cf. Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la par B. Banoun et du japonais par C. Sakai, Verdier, Paris, 2012.
438
fin du monde, Impressions nouvelles, Bruxelles, 2012. Id., p. 97.
434 439
Jinno Toshifumi, « Le 11 mars et le roman depuis lors », in M. Ferrier, Fukushima, récit d'un désastre, Gallimard, 2012.
Corinne Quentin et Cécile Sakai (dir.), L’archipel des séismes, 440
William T. Vollmann, Fukushima, dans la zone interdite,
Philippe Picquier, Paris, 2012, p. 202. traduit de l’américain par J. P. Mourlon, Tristam, Paris, 2012.
435 441
J. Rancière, Politique de la littérature, Galilée, 2007, p.21. Id., p. 73.
436 442
Op.cit. Id., p. 46.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

nucléaire443, si elle s’oppose à « la Science », a tout à voir


avec « les sciences »444. Du récit personnel à En partie irradiée, la littérature doit saisir l’occasion de
l’universalisation de la pensée du traumatisme, de la la catastrophe pour évoluer
bibliothèque quotidiennement renversée par les répliques Au même titre que toutes les autres composantes
du séisme à la possibilité renouvelée d’ « écrire après d’une société post-industrielle particulière (japonaise ou
Fukushima », comment cette littérature de ruines en vient- autre), la littérature subit l’influence de cette nouvelle
elle à exercer sa responsabilité, qui est de questionner pour norme que le nucléaire emblématise concrètement et
tous les hommes, à commencer par ceux des sociétés symboliquement à la fois : la dépendance au branchement
nucléarisées, ce qui est par excellence verrouillé, tabou, et technologique et à ce que Hosaka Kazushi nomme la
pour tout dire atomisé ? « commodité », la consommation rapide, sans effort et
permanente d’une énergie dont on ne questionne plus la
La littérature dérisoire ? Quelle puissance face à quantité disponible. Dans cet ordre d’idées, la littérature est
l’atome ? depuis longtemps en partie irradiée :
Face à deux petites filles en haillons qui « Si la littérature s’est laissé enfermer dans une
continuent, imperturbables, la lecture de leurs livres dans le image de sentimentalisme, si l’erreur de croire que tout
vent chargé de poissons morts et de neutrons, William T. roman qui se vend bien est nécessairement un bon roman a
Vollmann se raccroche dans la zone d’évacuation à la pris racine, n’est-ce pas fait exprès ? Par qui ? Par toutes les
lecture de son dosimètre, semblant ne nourrir plus qu’un forces qui nous obligent à ingurgiter de la commodité et de
faible espoir quant au salut par les lettres 445. Dans l’essai où l’activité économique. Un livre qui se vend est une bonne
il s’interroge sur le pouvoir et les transformations de chose pour l’activité économique, et dans le même temps,
l’écriture du roman dans les sociétés nucléarisées, Jinno c’est un coin du rempart de l’art qui résistait à l’économie
Toshifumi, comme Michaël Ferrier dans son récit, joue de qui tombe aux mains de l’ennemi en acceptant de se faire
la symbolique des livres tombant et retombant de leurs mesurer selon des critères économiques ; c’est un quartier
étagères à chaque réplique du séisme. Tous deux y voient, supplémentaire de l’âme humaine, qui n’avait rien à voir
plus que la fragilité dérisoire du livre, sa force paradoxale et avec l’économie, qui est rongé. Et cela est bien plus grave
la nécessité où sont les hommes de lire et d’écrire que le fait de se tromper sur la valeur de la littérature. ‘Je
autrement dans l’après-11 mars. Yôko Tawada suggère elle l’ai lu d’une seule traite’, ‘un roman qui se lit dans la
aussi les vertus rénovatrices du séisme : « Une traductrice nuit’… n’est-on pas là en plein dans la ‘commodité’449 ? »
de Tokyo [lui] écrit qu’elle a redécouvert certains livres La première leçon littéraire de Fukushima
lorsqu’ils sont tombés de ses étagères446 ». Il semble que la consisterait en une salutaire dénucléarisation de la
fragile et souple discrétion des écrits de l’avant-11 mars, littérature, afin que celle-ci, à la façon d’un compteur
même lorsqu’ils n’ont pas été lus à temps pour éviter la Geiger de la société, puisse exercer sa critique. On peut
catastrophe, soit cela même qui les désigne pour aider leur comprendre ce questionnement sur la récupération et la
lecteur à donner du sens au présent et à l’avenir. neutralisation via l’institutionnalisation de la littérature au
Pour continuer à pouvoir contribuer à les sein de la culture dominante à la lueur de la fameuse
comprendre et à les lire, la littérature doit s’adapter et réflexion d’Adorno après 1945 :
changer avec les catastrophes. Cela est d’autant plus vrai « Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y
dans le cas de Fukushima. Dans son essai « Le temps est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la
sinistré, un seul traitement : sortir du nucléaire 447 », Saitô réification de ses propres forces. Même la conscience la
Tamaki rappelle le constat de l’émergence de formes de plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage.
fictions qui sont autant de répliques des séismes, à l’image La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré
de la multiplicité des mondes émergeant dans le roman et de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème
dans les films d’après Kôbe (1995), imitant l’espace après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la
fractionné. Or ce qu’il suggère immédiatement à propos du connaissance qui explique pourquoi il est devenu
11 mars, c’est que la littérature sera dorénavant celle d’un impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes450. »
temps fissuré par les crevasses du traumatisme. C’est au Bien loin de tout interdit jeté sur l’écriture (selon
prix de ces évolutions que les livres continueront de le contresens répandu), ce texte est une critique de la
« renseigner sur le désastre ambiant bien mieux que les conception selon laquelle on pourrait écrire de la littérature
communiqués officiels et les chaînes de télévision448 ». comme avant et tenir l’événement pour clos, refermé, sans
affronter ses conséquences qui se font sentir sur la
443
Les différents livres en présence ne relèvent à coup sûr pas possibilité même d’écrire. Or la littérature de Fukushima
indistinctement de cette étiquette qui n’est qu’une proposition. Il s’inscrit exactement dans la même affirmation d’une
est intéressant à vrai dire qu’à part Vollmann, leurs auteurs ne nécessité de penser ce qui s’est passé et de trouver les mots
revendiquent pas avoir écrit des textes « écologiques », ce qui pour décrire le cours des évènements, sans se contenter
n’empêche pas de les lire comme tels. d’utiliser les mots d’avant l’événement pour le qualifier, ce
444
La première correspond à la clôture énonciative des rapports qui reviendrait à faire comme si cet événement ne changeait
d’experts réservés aux initiés ainsi qu’à ce « mélange de langue de pas les données fondamentales de notre manière de vivre et
bois et de scientificité incompréhensible » (Michaël Ferrier, de le percevoir. C’est ainsi que Sekiguchi Ryôko note cette
op.cit., p. 80) qui tient lieu de commentaire médiatique en mars
phrase banale lue dans un magazine paru avant le 11 mars,
2011, les secondes renvoyant à une circularité démocratique qui
reste à construire. Cf. B. Latour, Politiques de la nature. Comment
faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 1999.
445
Cf. William T. Vollmann, op.cit., p. 44. 449
Hosaka Kazushi, « Vapeurs et grincements », in L’archipel des
446
Yôko Tawada, op.cit., p. 97. séismes, pp. 219-220.
447 450
Saitô Tamaki, « Le temps sinistré, un seul traitement : sortir du Theodor Wiesegrund Adorno, « Critique de la culture et
nucléaire », in L’archipel des séismes, pp. 115-119. société » [1949], in Prismes [Prismen, 1955], traduction de
448
Michaël Ferrier, op.cit., p. 58. l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Payot, 1986, p. 26.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

et depuis « irradiée malgré elle451 » : le département de unité de mesure à l’autre égare la compréhension de tout un
Fukushima regorge de saveurs développées par sa nature chacun face au risque radioactif. Entre les millisieverts et
généreuse et la particularité de son terroir. les becquerels dont parlent les autorités, « aucune des
personnes rencontrées là-bas ne pouvait s’y retrouver 458 ».
L’essayiste en lutte contre les mythes scientistes Prenant le contrepied du discours expert, il adopte le point
Si le contexte de la pensée d’Adorno était la lutte de vue d’un béotien qui se documenterait. Plus ironique que
qu’il menait dans l’après-guerre contre une culture des Yôko Tawada ou Michaël Ferrier, il critique comme eux les
vainqueurs prétendant avoir rétabli la civilisation contre la slogans d’encouragement des masses et le mythe du
barbarie alors qu’elle s’était contentée de refouler sacrifice des liquidateurs. En dévoilant stylistiquement
l’événement, l’histoire dont Fukushima est le nom l’ignorance dans laquelle sont entretenus les peuples, tous
occidental (« 11 mars » pour les Japonais) est elle aussi suggèrent a contrario le savoir qu’ils peuvent atteindre
refoulée. L’analogie quasi unanimement ressentie et pensée rapidement s’ils s’en donnent les moyens. Ikezawa Natzuki
avec l’après-guerre au Japon suggère qu’elle aussi a bien invalide brillamment les sophismes de TEPCO concernant
ses « vainqueurs » : ceux à qui profite, sinon l’irradiation, les aléas qui auraient soi-disant « dépassé toutes les
du moins la fission ; ceux qui combattent toute possibilité prévisions », rappelant les prévisions minoritaires réduites
de le penser, telle la présidente d’Areva déclarant, « alors au silence ainsi que les mouvements civiques d’opposition
que ses salariés avaient été parmi les premiers à détaler à la construction des centrales 459. Le travail littéraire de la
comme des lapins au moment de l’explosion – que ce mémoire désambiguïse les faits face aux discours officiels,
n’était pas une catastrophe nucléaire452 ». Dès lors qu’elle permettant l’établissement de véritables responsabilités
consiste en une radioactivité artificiellement élevée, en une politiques, lesquelles coïncident le plus souvent, comme le
désinformation manipulatrice et en un aggravement des rappelle Ferrier, avec ceux-là mêmes qui s’empressent de
inégalités sociales – ceux qui travaillent dans les centrales fuir le Japon. Ce que montre en fait la littérature, en
n’étant pas des héros mais simplement des « gens qui n’ont rétablissant mensonges et vérités, c’est que Fukushima est
pas le choix453 » –, la catastrophe nucléaire est aussi peu une catastrophe qui procède aussi de l’ignorance de
« naturelle » que la guerre, et Yôko Tawada éclaire la façon l’histoire et de la langue.
dont le lobby nucléaire au Japon table sur une préservation
de la possibilité du nucléaire militaire quand il défend sa Que peuvent apporter l’écocritique et plus
branche civile, laquelle n’est pas avantageuse sur un plan largement la littérature au champ de l’écologie politique ?
strictement énergétique454. Rien si l’on pense la littérature comme le domaine des
Le texte de Akasaka Norio est exemplaire du rôle livres (classiques ou modernes), fondamentalement séparé
de l’essayiste dans l’après-Fukushima : il prend la plume et du domaine des choses et des interactions réelles entre les
s’engage sur un plan politique en affirmant qu’on « ne peut hommes et le monde. Tout, dès lors que l’on entend au
plus laisser la science moderne et sa technologie se contraire par « littérature » une pratique de réajustement
présenter comme des effigies de Dieu455 » et en opposant à permanent entre les mots et les choses, soucieuse d’un
ce discours tissé de mythes déguisés en vérités régime ouvert et démocratique de communication et de
expérimentales, la sagesse variée des savoirs populaires. La circulation de la pensée au sein des sociétés. Contre les
coutume de la churakasa (« belle variole »), sujet de son déclarations selon lesquelles « ce n’est pas le moment de
étude anthropologique, lui sert de modèle pour penser la faire de la littérature 460 », Haruki Murakami écrit que si
possibilité d’« accueillir avec respect, d’amadouer et de « reconstruire les routes et bâtiments détruits est un travail
renvoyer poliment » « ce contre quoi on ne peut pas dévolu aux spécialistes […], la régénération de l’éthique et
lutter456 ». des modèles est notre travail à tous. […] Dans cette vaste
Congédiant tout langage statistique, le livre de entreprise collective, les spécialistes des mots, c’est-à-dire
Vollmann est bien lui aussi un essai en ce sens qu’il fait nous, écrivains professionnels, devons proposer de
dialoguer les paroles plurielles des vaincus, de ceux dont le participer à certains travaux. Nous devons relier nouvelle
discours de l’expertise ne tient pas compte. La littérature est éthique et nouveaux modèles à de nouveaux mots. Pour y
là pour donner sens au matériau anecdotique des vies faire bourgeonner et grandir des récits neufs et vivaces. Des
malmenées de chacun, comme celle de l’ami du chauffeur récits que nous devons pouvoir partager, tous ensemble 461. »
de taxi conduisant l’auteur dans la zone, quittant son travail La littérature participe bien de la recomposition permanente
dans la centrale Dai Ichi pour vendre des nouilles mais des communautés humaines, de leurs récits et de leurs
rattrapé par la mort à 40 ans457. Si l’essai s’impose pour discours. C’est ainsi que le cas de la catastrophe de
penser Fukushima, c’est qu’il pense toujours le collectif en Fukushima nous engage, plus clairement, plus
l’articulant à l’échelle individuelle, celle du moi et de dramatiquement et avec plus d’urgence peut-être que nul
l’autre. autre, à reconnaître son apport à l’écologie.

La littérature dénonce les langages qui empêchent


l’homme de se libérer du nucléaire
Vollmann dénonce la façon dont le passage d’une
451
Sekiguchi Ryôko, « Le goût de Fukushima », in L’archipel des
séismes, p. 280.
452
Michaël Ferrier, op.cit., p. 80.
453 458
Yôko Tawada, op.cit., p. 97. Id., p. 14.
454 459
Cf. id., pp. 100-101. Cf. Ikezawa Natzuki, « Vers une pauvreté sereine », in
455
Akasaka Norio, « Toi, créature de l’autre rive, dis-nous ton L’archipel des séismes, pp. 262-267.
460
nom », in L’archipel des séismes, p. 156. Jinno Toshifumi, op.cit., p. 182.
456 461
Id., p. 157. Murakami Haruki dans le journal Mainichi du 10 juin 2011,
457
William T. Vollmann, op.cit., p. 77. cité par Jinno Toshifumi, op.cit., pp. 181-182.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science


fiction : du monde clos à l’univers infini et retour ?

Emilie Hache, Sophiapol


Au 17ème siècle, Kepler écrivait Le Songe, fiction d’un
voyage sur la lune venant appuyer l’hypothèse galiléenne
que les outils scientifiques de l’époque ne permettaient pas
de prouver. Ce recours à la preuve d’ordre fictionnel, cad
rhétorique, comme de l’ordre de l’éloquence, invente un
nouveau genre de littérature qu’est la littérature
scientifique, donnant à voir, à imaginer quelque chose dont
on ne peut faire l’expérience. Ce voyage sur la lune, par le
changement de point de vue qu’il opère, nous faisant passer
du géocentrisme à sélénocentrisme, permet de faire voir,
faire sentir que la terre peut bouger, peut être mobile.
Depuis la fin du 19ème siècle, s’est inventé une littérature
dite de science fiction, qui prend en compte nos techniques
et nos sciences dans ses élaborations/narrations, qui explore
et cherche à faire éprouver ce que c’est que vivre dans un
monde hautement technologisé/scientificisé. Si une partie /
un courant de cette littérature s’intéresse particulièrement à
prolonger les hypothèses scientifiques elles-mêmes, une
autre que je qualifierai de politique s’intéresse plutôt à
imaginer les conséquences sociales et politiques de
l’introduction de ces nouvelles propositions techniques et
scientifiques dans notre monde.
Comme dans les fictions scientifiques, le lien entre fiction
et réel est complexe dans la littérature de science fiction, à
savoir que le caractère fictionnel ne se réduit pas au sens
auquel il a été largement relégué dans la modernité, un
caractère irréel voire mensonger, mais ce dernier est au
contraire pris au sens fort d’invention, accordant une
importance cruciale à sa fonction heuristique. La fiction
donne à voir et donc aussi à comprendre. Dans les deux cas,
le ‘détour’ par la fiction ne se fait pas (que) par manque de
savoir scientifique, mais leur association permet de
construire de nouvelles questions, de nouvelles hypothèses.
En revanche, contrairement à ces fictions scientifiques
souvent réductibles à des expériences de pensée, cad
cherchant à faire sentir un point particulier (par ex, la
mobilité de la terre), la science fiction ‘politique’ construit
des mondes, et ce sont ces mondes qui nous intéressent.
En effet, l’objet de la science fiction ‘politique’ n’est pas
tant celui de la preuve scientifique manquante/en attente
que celui de la construction de mondes consistants dans
lesquels sont mis à l’épreuve les conséquences politiques,
morales et sociales de nos choix actuels. Or il semble
particulièrement important d’intégrer dans notre réflexion
sur l’écologie politique cette dimension spéculative de la
science fiction associée à la contrainte de la crédibilité –
tirer des possibles dont le monde actuel est gros –, cad de
prêter à la dimension fictionnelle (au sens fort) du possible
l’attention qu’elle mérite, afin de ne pas manquer ce dernier
et ses multiples métamorphoses. Si le conte de Kepler fut
contemporain voire co-inventeur du passage d’un monde
clos à un univers infini, un des enjeux de la science fiction
pour les sciences humaines est d’accompagner comme de
faire éprouver le passage inverse d’un univers illusoirement
infini à un monde clos sans fermer pour autant les
possibles.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Ferdinand M. - Écologie politique et pensées seraient les apports d’une telle approche pour penser
postcoloniales : Tentatives du « postcolonial l’écologie politique ?
ecocriticism ». Afin de répondre à ces questions, je m’intéresserai
au récent courant d’études littéraires appelé « postcolonial
Malcom Ferdinand ecocriticism » - écocritique postcoloniale - qui tente de
Doctorant en Philosophie Politique penser les problèmes écologiques dans leurs relations
LCSP Université Paris Diderot historiques et politiques à un monde « décolonisé ». La
restitution du processus mis en place par les études
Depuis la fin de la 2nd guerre mondiale, de littéraires pour prendre en charge les complexités de
nombreuses sociétés issues principalement des anciens l’articulation de l’écologie et du postcolonial, nous
empires coloniaux européens sont apparues sur la scène du permettra d’effectuer un retour réflexif sur la manière dont
monde en tant qu’États indépendants. Ces divers processus est pensée l’écologie politique aujourd’hui.
de décolonisation ont entraîné une reconfiguration
géopolitique du monde et ont confronté ces sociétés à la 1. Naissance de l’écocritique postcoloniale
complexe tâche d’ériger des États et des institutions L’écocritique postcoloniale se prête
pérennes à la suite des expériences de dominations particulièrement bien à notre interrogation en ce qu’elle est
coloniales. Aux prises avec ces héritages de « situations issue de la rencontre entre deux champs tenus pour
coloniales »462, ces sociétés doivent également faire face distincts : l’écocritique et les études postcoloniales. A
aux exigences tant locales que globales de gestion l’instar d’autres disciplines aux États-Unis, les études
écologique de l’environnement. Celles-ci de par leurs littéraires opérèrent un « tournant vert », qui se produisit au
spécificités historiques appellent-elles à développer des début des années 1990 donnant naissance à
manières spécifiques de penser l’écologie politique ou au l’« écocritique ». Ce terme fut utilisé la première fois en
contraire, l’écologie politique attestant de problèmes 1978 par William Rueckert dans son essai « Literature and
écologiques, socioéconomiques et politiques communs ecology : an experiment in ecocricism »464, terme qu’il
serait-elle le lieu d’un universel bienveillant? Comment définit comme : « L’application de l’écologie et des soucis
l’écologie politique s’articule-t-elle alors à ce qu’Achille écologiques à l’étude de la littérature» 465. Hormis quelques
Mbembé nomme une « pensée postcoloniale »463 portée rares publications466, l’écocritique commença sous
par le développement des études postcoloniales depuis les l’impulsion de Cheryl Glotfelty, la première professeure de
années 1980 ? littérature et d’études environnementales au début des
Cette interrogation tente de rapprocher deux années 1990. Œuvrant à « contribuer à une restauration
ensembles de questions a priori distincts. D’un côté, nous environnementale, pas simplement dans [leur] temps libre,
trouverions une interrogation propre aux diverses pensées mais à l’intérieur de [leurs] capacités de professeurs de
de l’écologie et de l’écologie politique à l’origine d’un littérature 467», Glotfelty et d’autres académiques
ensemble de travaux théoriques principalement en sciences publièrent en 1996 The ecocriticism reader, recueil
politiques, philosophie, anthropologie et plus récemment en d’articles considérés comme fondateurs du champ. Qu’est-
histoire et en sociologie. D’un autre côté, le terme ce donc que l’écocritique ? Comment la littérature se saisit-
« postcolonial » renvoie à un courant de pensée né dans les elle de la question environnementale? « Simplement,
universités nord américaines qui s’interrogent sur les répond Glotfelty, l’écocritique est l'étude de la relation
modalités et configurations sociopolitiques des différentes entre la littérature et l'environnement physique» 468. Elle
situations coloniales, sur leurs conséquences et leurs poursuit ainsi : «[si] nous acceptons la première loi de
héritages. Depuis les années 1980, un ensemble de travaux l’écologie posée par Barry Commoner postulant que « tout
académiques a été produit à partir des disciplines des est relié à tout le reste », nous devons conclure que la
sciences humaines et principalement à partir de la littérature ne flotte pas au-dessus du monde matériel dans
littérature. En s’appuyant sur des auteurs comme Frantz une sorte d'éther esthétique, mais au contraire, joue un rôle
Fanon, Edward Saïd, Albert Memmi ou encore Homi dans un système mondial extrêmement complexe, dans
Bhabha, les études postcoloniales ont œuvré à remettre en
cause les formes d’un « universalisme occidental » en lequel l'énergie, la matière et les idées interagissent. » 469
insistant sur la possibilité d’autres histoires, d’autres Concrètement, à travers des textes littéraires, et
épistémès et cosmologies. principalement des textes provenant de l’Amérique du
Les tentatives de penser ensemble ces deux Nord, les critiques littéraires tentent de penser les
questionnements s’avèrent relativement rares et, à quelques différentes conceptions et relations à la nature qui y sont
exceptions près, se traduisent souvent par la simple développées. Depuis 1996, de nombreuses publications
extension de l’un à l’autre. Dans ces tentatives, ou bien les dans ce champ ont vu le jour aux États-Unis et des
sociétés postcoloniales se révèlent être simplement des
espaces et territoires supplémentaires sur lesquels peut 464
Republié dans Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The
s’appliquer une philosophie ou une éthique écologique ecocriticism reader : landmarks in literary ecology, London,
construite préalablement, ou bien l’écologie est saisie University of Georgia Press, 1996.
465
comme argument supplémentaire à une critique Ibid, pp. XIX-XX, « the application of ecology and ecological
anticoloniale sans véritablement établir de dialogue. En concern to the study of literature » » traduit par l’auteur.
466
quoi une telle articulation serait-elle pertinente ? Quels Cf Waage, Frederick (ed), Teaching environmental literature :
materials, methods, resources, New York, The Modern Language
462
Balandier, Georges, “La situation coloniale: approche Association of America, 1985.
467
théorique”, In Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, Paris, Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The ecocriticism
Les Presses Universitaires de France, 1951, pp. 44-79. reader…, p. XVIII.
463 468
Mbembé, Achille, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? Ibid.
469
(entretien), In Esprit, Paris, 2006, pp. 117-133. Ibid, p. XIX.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

programmes universitaires d’écocritique ont été mis en anthropocentriste. Ces critiques d’un courant et de l’autre
place. souffrent inéluctablement d’une abusive homogénéisation
de part et d’autre. L’image d’une écocritique exclusivement
1.1 Critiques du postcolonial à l’écocritique préoccupée par la nature vierge et celle des études
Hormis son développement tardif, l’écocritique par postcoloniales insoucieuses des problèmes écologiques ne
bien des aspects reproduit les façons dont les questions permettent pas de retracer la diversité des approches
écologiques furent saisies aux États-Unis par les autres existant au sein même de ces deux courants. Néanmoins ces
disciplines. Depuis le début des années 2000, ce courant est deux extrêmes indiquent un espace au sein duquel
sujet à des critiques provenant des études postcoloniales. En l’écocritique postcoloniale s’insère.
premier lieu, la spécialisation de ce courant sur l’étude de
textes littéraires américains enfermant la compréhension 1.2 Ecocritique postcoloniale
des questions écologiques dans les frontières nationales de Les publications de Caribbean literature and the
la littérature américaine fut critiquée à travers un ensemble environment, between nature and culture d’Elizabeth M.
d’articles et livres récents tels que Decolonizing Nature : DeLoughrey, Renée K. Gosson et George B. Handley en
Strategies for Conservation in a Post-colonial Era de 2005 , de Postcolonial Ecologies, littérature of the
William Adams et Martin Mulligan (2003) et environnement en 2011 par les mêmes auteurs, celles de
Environmental Ethics for a Postcolonial World de Deane Postcolonial environments de Pablo Mukherjee en 2010 et
Curtin (2005). Une telle approche faillit à saisir la de Postcolonial ecocriticism de Hugh Graham et Hellen
mondialité transnationale de la crise écologique Tiffin en 2010, marquent la naissance de ce courant. Ces
contemporaine et occulte également les liens intrinsèques livres, collections d’articles de chercheurs qui se
entre l’histoire impériale et les concepts de la nature470. revendiquent du courant du postcolonial ecocriticism
En second lieu, la prédominance de la traduction comportent des études de textes littéraires d’écrivains
des crises écologiques en termes de souci pour une nature provenant de sociétés en situation postcoloniale tels que le
vierge, pour une « wilderness » contribua à présenter ce Nigérian Ken Saro-Wiwa, l’Indienne Arundhati Roy et le
courant comme un avatar d’un environnementalisme Saint-lucien Dereck Walcott, et se donnent pour tâche de
américain tendant à occulter les autres cosmologies, réfléchir à la question de l’environnement, de la gestion
épistémès et généalogies du mouvement environnemental et écologique des espaces et du rapport de ces sociétés à ces
à restreindre la compréhension des questions écologiques à problèmes. Ce courant, bien que constitué de plusieurs
leurs dimensions éthiques. La critique d’un nationalisme académiques qui se reconnaissent plutôt dans les études
écologique américain et d’une dépolitisation des questions postcoloniales, ne tient pas à privilégier la perspective
écologiques fut déjà formulée à l’égard de postcoloniale à celle de l’ecocritique mais bien à tenir ces
l’environnementalisme américain par Ramachandra Guha deux approches en tension. Pour Pablo Murkherjee, cette
dans un article de 1992. Guha affirme que l’une des raisons articulation s’avère indispensable à la fois dans les études
pour lesquelles le mouvement environnemental américain postcoloniales et à la fois dans l’écocritique :
n’a pas inscrit le penseur Lewis Mumford dans sa « Sûrement, affirme Pablo Murkherjee, tout champ
généalogie, privilégiant le biologiste et forestier Aldo prétendant théoriser les conditions globales du colonialisme
Léopold et le naturaliste John Muir, tient précisément à et de l'impérialisme (appelons-les études postcoloniales) ne
l’opposition de Mumford au « nationalisme nord-américain peut que considérer l'interaction complexe des catégories
environnementales telles que l'eau, la terre, l'énergie,
et à son expression extrême : l’isolationnisme »471. l'habitat, la migration avec des catégories politiques ou
En somme, ces critiques témoignent d’une culturelles telles que l'État, la société, les conflits, la
translation de la critique postcoloniale amenée notamment littérature, le théâtre, les arts visuels. De même, un champ
par l’ouvrage L’Orientalisme d’Edward Saïd à la manière prétendant attacher de l'importance interprétative aux
dont l’écologie et les philosophies environnementales sont questions environnementales (appelons- les éco / études
abordées. Elles dénoncent ainsi un « orientalisme vert » qui environnementales) doit être en mesure de retracer les
serait à l’œuvre et tentent à leur façon de « provincialiser coordonnées sociales, historiques et matérielles des
l’écocritique américaine »472 reprenant l’expression de catégories telles que les forêts, les rives, les bio-régions et
Dipesh Chakrabarty473. des espèces » 474.
De son côté l’écocritique formula des critiques à
l’égard des études postcoloniales. Celles-ci, exclusivement 2. De l’impérialisme écologique
préoccupées par les questions de dominations politiques et Au-delà des critiques faites d’un courant à l’autre,
sociales, occulteraient les problèmes écologiques et surtout les tenants de l’écocritique postcoloniale avancent une série
demeureraient prisonnières d’une approche d’arguments justifiant la nécessité d’articuler les questions
écologiques à une pensée postcoloniale qui reposent
470
Delouhgery, Elizabeth & Handley George (ed), Postcolonial essentiellement sur les relations particulières liant l’empire
Ecologies, literatures of the environment, New York, Oxford à l’environnement qui relèvent ici de trois ordres. Tout
University Press, 2011, p. 20.
471 d’abord ces relations sont historiques. Les travaux
Guha, Ramachandra, « Lewis Mumford un écologiste nord-
américain oublié », In Ecologie et politique, n°3-4, pp.116-138. d’historiens tels qu’Alfred Crosby dans Ecological
472
Jessy Oak Taylor, “ Toward Postcolonial Ecocriticism?: imperialism, Richard Grove dans Green imperialism,
Avenues for Intervention on Interdisciplinary Terrain”, In Carolyn Merchant dans Ecological revolution, et mais aussi
Anthony Vital et Hans-Georg Erney (ed), Journal of Jr Mc Neil dans Mosquitoe empires témoignent des
Commonwealth and Postcolonial Studies Vols. 13.2 - 14.1 :
474
Postcolonial Studies and Ecocriticism, 2006-2007, p. 187. Mukherjee, Pablo, “Surfing the Second waves: Amitav
473
Chakrabarty, Dipesh, Provincialiser l’Europe, la pensée Ghosh’s Tide country”, In New Formations, vol. 59, pp. 144-157,
postcoloniale et la différence historique, (trad. par Olivier Ruchet cité par Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial
et Nicolas Vieillescazes), Paris, Editions Amsterdam, 2009. Ecocriticism…, p. 2.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

changements environnementaux engendrés dans le monde questions de préservation écologiques de l’environnement.


par l’expansion impériale européenne aboutissant à la C’est précisément cette intimité qui perdure encore en dépit
création de nouveaux écosystèmes et l’institution de des processus de décolonisation et qui justifie l’effort
nouveaux rapports à l’environnement. revendiqué par l’écocritique postcoloniale de tenir
Ces relations sont également épistémiques. ensemble la pensée postcoloniale et l’écologie.
Carolyn Merchant montre comment le processus de
colonisation de la Nouvelle Angleterre aux États-Unis 3. De l’écocritique postcoloniale à l’écologie
entraîna des changements radicaux de paradigme des postcoloniale
rapports à la terre, à la propriété, à la production et aux Cette présentation de la genèse et de la démarche
animaux. Ces changements radicaux ont contribué à aliéner de l’écocritique postcoloniale montre que la discipline de la
par endroit les relations des anciens colonisés à leur littérature est aussi un lieu où se posent les questions qui
environnement, à leur terre, à leur écoumène. « Pour traversent l’écologie politique. C’est dans cette perspective
l’autochtone, affirme Edward Saïd, l'histoire de la servitude qu’Alain Suberchicot fonde l’espoir qu’à travers
coloniale est inaugurée par la perte de localité au profit de les littératures de l’environnement et des savoirs
l'étranger; son identité géographique doit ensuite être écologiques, « l’art du langage sera d’un apport
recherchée et rétablie… En raison de la présence de déterminant pour construire autrement ce qui a besoin
l'étranger colonisateur, la terre est recouvrable d'abord que d’être reconstruit »478. Si les études littéraires se saisirent
par l'imagination »475. C’est précisément dans ce travail de tardivement des questions écologiques, il me semble qu’ici,
récupération par l’imagination que les études littéraires se à travers l’écocritique postcoloniale elles ont une longueur
révèlent d’un apport indispensable à la compréhension de d’avance dont pourrait bénéficier l’écologie politique.
l’impérialisme et des problèmes écologiques. Puisque ce colloque est également le lieu d’une
Enfin, ces relations entre empire et environnement interrogation sur l’inscription disciplinaire de l’écologie
peuvent être aussi d’ordre philosophique. Pour Helen Tiffin politique dans les sciences sociales, l’exemple de
et Hugh Graham l’expression « impérialisme écologique » l’écocritique postcolonial nous conduit à ne pas occulter les
indique la communauté des bases philosophiques d’une questions et les critiques portées à ces mêmes sciences
rationalité à l’œuvre dans les dominations politiques sous- sociales par le tournant postcolonial des années 1980. Loin
tendant les colonialismes, néocolonialismes et de réduire l’écologie aux faits impériaux et coloniaux,
impérialismes dans les dégradations écologiques résultant l’écocritique postcoloniale incite au contraire à enrichir la
de l’exploitation de ressources renouvelables. Tiffin et pensée d’une écologie politique. L’enjeu d’une telle
Graham avancent la nécessité « de reconnaître les formes articulation est au moins double. Il s’agit d’une part de
de la raison instrumentale qui considèrent la nature et penser les possibilités d’appréhender les spécificités des
l'animal, [comme] autres, étant soit externes aux besoins faits sociaux et politiques associés aux questions
humains, et dont on peut effectivement se dispenser, ou environnementales dans les nombreux pays anciennement
comme étant en service permanent à eux, et donc une colonisés. Il s’agit d’autre part de penser l’inscription des
ressource infiniment renouvelable »476. Ces relations réflexions amenées par l’écologie politique sur la scène
philosophiques pour Tiffin et Graham trouvent deux autres d’un monde « décolonisé » parcouru par les spectres des
itérations. Elles se déclinent d’une part sous le terme de empires coloniaux européens. En effet, si l’une des
biocolonisation comprenant l’exploitation disproportionnée particularités des questions écologiques est précisément
des ressources du tiers-monde, l’expérimentation génétique leurs désinvoltures pour les frontières nationales et
et biotechnologique dans les pays pauvres et les vols de étatiques alors toute écologie politique ne peut se passer
plantes indigènes pour fabriquer des médicaments à d’une réflexion sur les situations postcoloniales dans le
destination des pays riches. D’autre part cette rationalité monde. Aussi le courant de l’écocritique postcoloniale
serait également à l’œuvre à travers les manifestations d’un invite-t-il l’écologie politique à prendre en charge la pensée
« racisme environnemental » défini par le philosophe postcoloniale, non pas comme un geste de bonne volonté
américain de l'environnement Deane Curtin comme « la afin de comprendre l’Autre, sa culture, ses cosmologies et
connexion, en théorie et en pratique, de la race et de ses épistèmês, mais plutôt en tant que démarche
l'environnement où l'oppression de l'un est connecté, et indispensable à la saisie de la singularité de l’inscription
soutenu par l'oppression de l'autre »477. Pour exemple, le mondiale de la crise écologique.
mouvement de justice internationale aux États-Unis fit état
dès 1991 d’une discrimination des populations noires,
indiennes américaines et sud américaines vis-à-vis de
l’exposition à des sites et décharges toxiques
potentiellement dangereux pour la santé.
Ces relations historiques, épistémiques et
philosophiques entre empire et environnement témoignent
avant tout d’une intimité entre les processus politiques
sociaux des dominations coloniales et postcoloniales et les
475
Edward Said, Culture and imperialism, New York, Vintage,
1994, p. 77, (traduit par l’auteur), (cité par Deloughrey et Graham,
op.cit., p. 3).
476
Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial Ecocriticism, …,
p. 4.
477
Deane Curtin, Environmental ethics for a postcolonial world,
478
Lanham, Md Rowaman & Littlefield, 2005, p. 145. (cité par Tiffin Suberchicot, Alain, Littérature et environnement, Pour une
et Graham, op.cit., p.4). écocritique comparée, Paris, Editions Champions, 2012.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Ici, une correction s’impose. On peut certes avoir au


Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et premier abord l’impression que les Kesh ont rejeté la
l’écologisme radical technique ; après tout, l’ethnologue s’écrie elle-même,
s’adressant à une archiviste Kesh : « Nièce, vous êtes une
Jean-Luc Gautero, Université de Nice Sophia Antipolis,
sacrée luddite ». Cependant, l’archiviste lui répond
CRHI
aussitôt : « Mais non, j’aime les machines. Ma machine à
Jean-Luc.Gautero@unice.fr laver est une vieille amie »482. Une lecture un tant soit peu
attentive montre donc que cette impression est trompeuse,
ce qui est d’ailleurs manifeste dans le texte de Gross et
La rédaction d’un article sur la guerre des sciences vue à Levitt : ils nous affirment en effet tout à la fois, de manière
travers la science-fiction m’a conduit, il y a peu, à me contradictoire, que les Kesh ont rejeté la technique, et qu’ils
repencher sur l’ouvrage de Gross et Levitt Higher font usage de machines à vapeur et de l’électricité.
Superstition, que j’avais déjà étudié à l’époque de l’affaire Comment cet usage pourrait-il ne pas relever de la
Sokal. J’y avais remarqué à l’époque leurs imprécations à technique ? Il s’agit certes d’un usage minimal, mais qu’y
l’encontre d’un « environnementalisme radical » qui a-t-il d’horrible là-dedans ? Les Kesh utilisent la technique
« condamne la science comme incarnant l’instrumentalisme pour satisfaire leurs besoins, ils la contrôlent et n’en sont
et l’aliénation de l’expérience directe de la nature, qui sont pas dépendants. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle
les sources jumelles d’une apocalypse écologique finale (ou est peu apparente. Mais il y a, donc, des machines à laver, il
imminente) »479 . Je n’avais pas noté alors que le chapitre 6, est clair que leurs métiers à tisser fonctionnent à
qu’ils consacraient plus précisément à cet l’électricité, et il semble que toutes leurs maisons disposent
« environnementalisme radical » s’ouvrait sur un ouvrage de celle-ci (L’un des textes rassemblés est la biographie de
de science-fiction, Always Coming Home (en français : La Pic Doré de la Serpentine de Telina-na, et elle nous raconte
vallée de l’éternel retour), d’Ursula Le Guin. Les raisons de que son père « réparait et réinstallait les panneaux solaires,
ma relecture ont en revanche attiré mon attention sur ce les collecteurs, les lignes et les appareils dans les maisons et
début de chapitre, et sur ce roman, remarquable en ce que, les remises »483 ; elle apprend son art, et fait allusion à ses
comme d’autres ouvrages de la même auteure, il nous interventions dans plusieurs maisons différentes). En outre,
présente une utopie ambiguë — mais il s’agit cette fois « l’enseignement de l’utilisation des ordinateurs faisait
d’une utopie écologique, et l’ambiguïté est telle que l’on partie de l’éducation courante »484. Autant d’éléments qui
pourra s’interroger sur la réalité de son caractère utopique. interdisent donc de parler sérieusement de rejet de la
Il nous permettra également d’examiner l’affirmation de technique. Il n’est pas sûr même que l’on puisse parler de
Gross et Levitt selon laquelle l’écologie politique radicale l’emploi exclusif de « techniques douces », car je n’ai
serait radicalement antiscience. Quoiqu’ils ne le jamais entendu ce terme appliqué à des locomotives à
mentionnent pas, je prendrai Arne Naess comme penseur vapeur, que les Kesh utilisent pourtant. D’un autre côté,
écologiste de référence, d’une part parce que, à défaut de pour Naess, cette expression est synonyme de techniques
s’en prendre à lui, ils s’attaquent à l’écologie profonde, « “proches”, parce que ce dont les choses sont faites doit
qu’il a théorisée, et d’autre part parce que son ontologie provenir du voisinage, ou au moins de régions aussi
relationnelle le rattache bien à ce « perspectivisme » qui est proches que possibles »485. En ce sens, les techniques des
pour eux la caractéristique commune de leurs cibles. Kesh sont bien des techniques douces, ou proches.
Le roman de Le Guin étant peu connu du public Cette caractérisation des techniques douces est donnée par
francophone, il convient pour commencer de le présenter. Naess lorsqu’il dresse la liste des dix propriétés essentielles
Je le ferai en reprenant ce qu’en écrivent Gross et Levitt, d’une communauté locale verte désirable. Neuf d’entre
car malgré quelques erreurs, tout n’est pas faux dans leur elles sont indubitablement présentes dans la société des
discours : « Le décor est une Amérique du Nord peuplée de Kesh, la seule que l’on semble ne pas y rencontrer étant
tribus séparées les unes des autres politiquement et celle qui, dans un souci d’organisation rationnelle, introduit
culturellement, qui ont à peine conservé la mémoire des ce qui pourrait être vu comme un soupçon d’étatisme :
jours où un État-nation s’étendait sur un continent. Le conte « Certaines communautés locales doivent prendre soin des
se concentre sur l’un de ces groupes, les Kesh, dont les institutions centrales nécessaires au fonctionnement global
manières et les coutumes, quoiqu’elles soient l’invention de de la société »486. Il n’est donc pas surprenant que cette
Le Guin, rappellent fortement celles des Indiens société paraisse de prime abord attrayante à ceux qui,
d’Amérique avant l’arrivée de Colomb. La culture des Kesh animés d’un esprit libertaire, et indépendamment même des
est décrite de manière approfondie dans le roman : c’en est questions écologiques, rejettent l’autoritarisme, la violence,
le véritable héros »480. Le livre ne se présente d’ailleurs pas l’exclusion et les inégalités qui fleurissent dans nos sociétés
vraiment comme un roman, mais plutôt comme un recueil industrielles capitalistes.
de documents et de dialogues rassemblés par une Au-delà des questions d’organisation sociale, il y a
ethnologue pour présenter cette culture. « L’aspect le plus également dans la société des Kesh, sans peut-être que l’on
étrange de la culture des Kesh est le point auquel elle a puisse jusqu’à parler d’égalitarisme biosphérique, un net
rejeté non seulement la technique en tant que telle (les Kesh refus de l’anthropocentrisme ; Gross et Levitt l’expriment
vivent près de la nature, avec un usage minimal de la très bien, en une seule phrase : chez les Kesh, « “une
machine à vapeur et de l’électricité, et tout artefact qu’ils
produisent est fait à la main et possède les qualités d’un
482
objet d’art) […] »481. Le Guin, La vallée de l’éternel retour, tr. Isabelle Reinharez,
Actes Sud, 1994, p. 395.
479 483
Paul Gross et Norman Levitt, Higher Superstition : The Le Guin, op. cit., p. 359.
484
Academic Left and Its Quarrels with Science, John Hopkins Le Guin, op. cit., p. 196.
485
University Press, p. 5, ch. 1, « Sources of Indignation ». Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie (ECSV), ch.
480
Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149. 6, tr. Charles Ruelle, éditions MF, 2008, p. 216.
481 486
Ibid. Id., p. 145.

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personne” peut se référer à un ours, à un daim, à un arbre, qui se présente comme défense de la science, certains
ou même à un rocher »487. Plus qu’à Naess, il est impossible préfèrent fuir la science et la raison.
ici de ne pas penser à Latour : la civilisation des Kesh est Sans partager la conception restrictive que Gross et Levitt
non moderne, en ce qu’elle fait participer, sur un pied se font de la civilisation, on peut néanmoins trouver comme
d’égalité, actants humains et non humains ; elle ne connaît eux préoccupant que les Kesh n’étudient pas la mécanique
pas de « Grande Coupure » : « on a affaire à une langue et à quantique ni la mécanique relativiste, ni les disciplines qui
un mode de pensée où l’on ne fait aucune distinction entre auraient pu leur succéder au gré des changements de
histoire humaine et naturelle, fait subjectif et perception, où paradigme, qu’ils ne se soucient pas d’aller dans l’espace
il n’y ait d’enchaînement chronologique ou causal qui soit explorer de nouveaux mondes étranges, de découvrir
considéré comme un reflet acceptable de la réalité, et où le d’autres vies, d’autres civilisations et d’avancer vers
temps et l’espace sont si embrouillés que l’on ne sait jamais l’inconnu. Est-ce à dire qu’Ursula Le Guin voudrait
avec certitude si nos interlocuteurs parlent d’une ère ou suggérer que l’utopie écologique n’a pas besoin de science,
d’une aire »488. n’a pas besoin d’une recherche de la connaissance pour la
Gross et Levitt prolongent leur affirmation fausse sur le connaissance (dont relève l’exploration de l’univers), peut-
rejet de la technique par une autre affirmation tout aussi être même que celles-ci sont incompatibles avec l’utopie
fausse, ou tout aussi révélatrice de leur état d’esprit. Car, écologique ? Sans doute Naess lui-même n’exprime-t-il,
poursuivent-ils, non seulement la culture des Kesh a rejeté bien au contraire, aucune hostilité à l’égard des
la technique en tant que telle « mais aussi tout l’ensemble mathématiques avancées, regrettant à propos de nos
d’attitudes et d’obsessions de ce que nous tendons à penser sociétés contemporaines : « on n’apprend que peu de choses
comme la civilisation »489. Non pas certaines attitudes et à propos des conjectures mathématiques hardies comme
obsessions, mais tout leur ensemble. Or les Kesh ont une celles de la théorie des nombres ; on n’apprend que peu de
vie artistique et culturelle intense, beaucoup de théâtre, de choses à propos des fractions continues et des nombres
danses, de chants, de livres. Certes — il s’agit là sans doute transfinis »492 ; il déplore de même que l’enseignement de la
d’une conséquence de la sixième des propriétés énumérées chimie n’y soit que peu développé 493, et envisage sans
par Naess (« La culture et le divertissement ont un haut horreur les « théories sur l’évolution de la conscience
degré de couleurs locales »490) — cette vie artistique et embrassant l’univers tout entier »494. Le sentiment d’un
culturelle n’est pas le produit d’une industrie culturelle : les auteur, aussi important soit-il pour la théorisation de
livres ne sont pas imprimés à des milliers d’exemplaires en l’écologie, n’est pas cependant un argument suffisant.
vue de commercialisation, ils sont donnés, en tirage limités, Trouvons-nous donc dans le livre de Le Guin des raisons
à des gens dont l’auteur pense qu’ils vont les apprécier, d’opposer science et écologie radicale ?
charge à eux de les transmettre après les avoir lus ; on peut Ce serait peut-être le cas si le livre dépeignait vraiment un
être choqué d’apprendre qu’ils sont finalement détruits, modèle à suivre. Mais de même qu’un effet de perspective
mais n’est-ce pas le cas aussi de nos livres, qui souvent sont fait croire à Gross et Levitt que la technique est absente
mis au pilon sans même avoir été ouverts ? Il n’y a pas de dans une société où elle est bien présente, seule une lecture
films regardés d’un bout à l’autre de la planète, pas de trop rapide peut laisser penser que la société des Kesh est
séries télévisées, et je pense que personnellement un certain une véritable utopie écologique : le refus de
nombre de ces spectacles me manqueraient. Je n’irais pas l’anthropocentrisme que manifeste son organisation est loin
pour autant jusqu’à estimer qu’une société dans laquelle ils d’être une valeur partagée, et la formule qu’un humain doit
n’existeraient pas mais où très régulièrement, allant de ville dire lorsqu’il est amené à tuer un animal n’est la plupart du
en ville, des troupes artistiques viendraient présenter leurs temps qu’une formule creuse répétée mécaniquement,
créations, manque de tout « ce que nous tendons à penser « souvent bafouillée sans y mettre ni sens ni sentiment »495.
comme la civilisation ». La réalisation de Soi que prône Naess ne peut s’accomplir
On m’objectera que je fais un faux procès à Gross et Levitt. si « l’étroitesse de l’ego du petit enfant ne se déploie pas en
Ce n’est pas de l’industrie culturelle qu’ils déplorent un soi qui devienne une structure compréhensive, capable
l’absence, car ils mentionnent ensuite des éléments « de ce d’embrasser la totalité des humains » (chez Spinoza), et, au-
que nous tendons à penser comme la civilisation » qui delà, chez Naess lui-même, toutes les formes de vie 496. Mais
semblent effectivement faire défaut à la culture des Kesh : nombre de Kesh n’ont même pas conscience du lien qui lie
« Ils n’ont pas d’intérêt pour la science abstraite. Leur tous les êtres humains entre eux : sinon, comment une fierté
philosophie est incorporée dans leur mythologie. Ils ne se mal placée pourrait-elle amener les habitants d’une
préoccupent pas non plus d’histoire ni de théorie sociale, ni communauté à escroquer ceux d’une autre plutôt que de
de se pencher sur la destinée de l’homme. L’idée de reconnaître que leurs récoltes sont mauvaises497, comment
connaissance pour la connaissance leur est étrangère »491. une guerre pourrait-elle éclater entre deux communautés
Mais ce ne sont pas pour ces deux auteurs de simples seulement parce que les cochons de l’une ont envahi le
éléments, c’est, répétons-le, « tout l’ensemble » de la territoire de chasse de l’autre498 (et il importe peu que les
civilisation : ce qui revient à dire que pour eux, la guerriers, qui ne représentent d’ailleurs qu’une toute petite
civilisation se limite à la connaissance pour la partie de leur tribu, aient largement été influencés par une
connaissance, à la connaissance factuelle et théorique, avec société voisine bien plus belliqueuse et centralisatrice, bien
un mépris complet de l’art en tant qu’il est aussi (et surtout) 492
producteur d’émotions esthétiques. Il est parfaitement Arne Naess, The Ecology of Wisdom, section 5, « Industrial
Society, Postmodernity and Ecological Sustainibility » »Western
compréhensible que, face à une telle arrogance scientiste Schools and European Unity », Counterpoint, 2008, p. 285.
493
Ibid.
487 494
Gross et Levitt, op. cit., p. 152. Naess, ECSV, p. 280.
488 495
Le Guin, op. cit., p. 198. Le Guin, op. cit., p. 120.
489 496
Gross et Levitt, op. cit., p. 149-150. Naess, ECSV, p. 138.
490 497
Naess, ECSV., p. 216. Le Guin, op. cit., p. 175-189.
491 498
Gross et Levitt, op. cit., p. 150. Le Guin, op. cit., p. 166-167.

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moins écologique que celle des Kesh) ? L’usage intelligent c’est celle-ci qu’ils appauvriraient — ce n’est donc que par
de la technique n’est pas le résultat d’un choix commodité que j’ai utilisé l’expression inappropriée : « leur
consciemment assumé : « l’“écosystème technologique” de environnement ». Ils sont aussi proches que peuvent l’être
l’âge industriel » est devenu impossible « sur une planète des entités mécaniques de la réalisation de Soi qui « dans la
presque privée de la plupart des combustibles fossiles et systématisation de l’Écosophie T » indique pour Naess « un
autres matériaux à partir desquels cet âge industriel s’était type de perfection »506.
bâti »499. Il n’y a là que l’un des « résidus de l’ère L’ethnologue poursuit, à propos de la cité de la pensée :
industrielle », un résidu exceptionnellement heureux, alors « Donc on n’y détruisait rien. Et n’y favorisait rien. Elle
que la plupart sont désastreux : « courte espérance de vie, semble n’avoir interféré de quelque façon que ce soit avec
taux élevé de maladie congénitale provoquant aucune autre espèce »507. C’est ici sa description qui est
l’invalidité »500. inappropriée dans un souci de simplicité : une absence
Puisque la société des Kesh, même si elle a des côtés d’interaction est bien sûr impossible. Mais les ordinateurs
plaisants, n’est pas une utopie écologiste, l’absence de la limitent les interférences au minimum, par respect des
science n’y suggère en rien l’incompatibilité entre science autres êtres. « Les métaux et les autres matériaux bruts
et écologie. Bien plus, Gross et Levitt, dans leur nécessaires à leurs équipements et aux expériences
présentation du livre, nous montrent, sans bien sûr en tirer techniques étaient extraits par leurs extensions robotisées
les conséquences, que les deux y coexistent sans dans des zones contaminées, sur la Lune ou d’autres
difficultés : car « en parallèle avec la culture humaine des planètes »508. Même là, cependant, « cette exploitation
Kesh et des autres tribus, il y a une “culture” d’ordinateurs semble avoir été aussi prudente qu’efficace »509. « La cité,
conscients, avec lesquels les Kesh sont à l’occasion en qui n’avait pas l’usage de machinerie lourde », a ainsi
contact. Les machines sont disposées à révéler aux Kesh développé « une technologie quasi-éthérée […] — même
qui en seraient curieux les détails de théorie scientifique ou les vaisseaux spatiaux et les stations n’étaient que nerf et
d’histoire qu’ils pourraient chercher. L’important est que gaze »510. « La cité n’avait pas la moindre relation avec la
les Kesh ne sont simplement pas intéressés. Leur monde de vie des plantes, sauf pour les observer, en tirer des données.
mythes, de rituels, de chansons, et la lente rotation des Sa relation avec le monde animal était semblablement
saisons les satisfait. La science et la connaissance limitée. Il en était de même de sa relation avec l’espèce
s’étendent ; mais cette expansion est le domaine des humaine »511. On a donc un exemple d’égalitarisme
ordinateurs, qui envoient des sondes vers les étoiles biosphérique parfait, ou presque, car en fait, l’espèce
lointaines et recherchent les faits de l’histoire dans les humaine est un peu privilégiée, non par principe, mais
ruines des civilisations humaines antérieures »501. parce que, en raison de son histoire, c’est la seule avec
Nous n’avons que peu d’informations sur l’organisation laquelle la cité peut pratiquer « l’échange bilatéral
sociale des ordinateurs, mais nous savons cependant qu’eux d’information »512. C’est ainsi que la cité conserve le
aussi sont regroupés en « communautés indépendantes, souvenir de tous les livres qui ont été publiés puis détruits
autonomes et autoréglées », sur « quelque onze mille sites » — on pourrait dire certes qu’ils ne s’y intéressent qu’en tant
dont « la plupart […] étaient petits, moins d’un arpent ». qu’éléments d’informations sociologiques, mais je n’ai pas
Certes, « plusieurs immenses cités du désert servaient de l’impression que des scientistes tels que Gross et Levitt
stations expérimentales et de centres de fabrication, ou aient jamais émis le souhait de conserver toutes les œuvres
encore contenaient des accélérateurs, des rampes de de l’esprit qui ne sont pas considérées comme de Grandes
lancement, etc. »502 Mais Naess, parlant bien sûr des Œuvres.
humains, considère que dans certaines circonstances « les On peut donc soutenir que, bien loin d’exprimer une
grandes concentrations au sein de petits espaces sont opposition entre science et écologie radicale, La vallée de
nécessaires pour minimiser les effets dévastateurs […] sur l’éternel retour met en évidence que la première a besoin
les autres types de vie »503. L’essentiel est que les de la seconde, que c’est parce que leur existence est tout
ordinateurs, dont la société constitue ce que les Kesh entière vouée au développement du savoir que les
appellent « la cité de la pensée », respectent leur ordinateurs de la cité de la pensée s’efforcent de respecter
environnement, en raison même de leur finalité qui est tous les êtres. Reste cependant un problème : pourquoi la
l’accroissement de la connaissance (en somme, parce qu’ils société des Kesh, heureuse par bien des aspects, même si ce
veulent développer la science, et ne veulent que cela) : n’est pas une utopie, se passe-t-elle de science ? Il y a à
« Tous les équipements de la cité étaient souterrains et cette question plusieurs réponses possibles. La plus
abrités sous un dôme, pour parer les préjudices portés à optimiste est aussi pour nous la moins intéressante, parce
l’environnement extérieur »504 ; « il était dans l’intérêt de la qu’elle n’est que littéraire : l’ouvrage n’est pas rédigé, je
cité de maintenir et d’entretenir la diversité de formes et de l’ai indiqué, par un narrateur omniscient. Il n’est donc pas
modes d’existence composant la substance de l’information prouvé que tous les êtres humains aient cessé de faire de la
qui informait son existence »505. De la façon même dont il science ; simplement, l’ethnologue n’a pas rencontré ceux
est défini, on perçoit bien que cet intérêt n’est pas un étroit qui en font, pas plus qu’elle n’en a entendu parler. Car, cela
intérêt matériel. Les ordinateurs savent que les divers êtres fait partie à mon sens des limites de la société des Kesh
qui peuplent l’univers sont constitutifs de leur existence (mais ce n’en est pas une pour Gross et Levitt), la division
même, et qu’en s’attaquant inconsidérément à ces êtres, du travail, la spécialisation, y existent toujours.

499 506
Le Guin, op. cit., p. 484. Naess, ECSV, p. 136.
500 507
Le Guin, op. cit., p. 485. Le Guin, op. cit., p. 194.
501 508
Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149-150. Le Guin, op. cit., p. 194-195.
502 509
Le Guin, op. cit., p. 193. Le Guin, op. cit., p. 195.
503 510
Naess, ECSV, p. 230. Le Guin, op. cit., p. 484.
504 511
Le Guin, op. cit., p. 193. Le Guin, op. cit., p. 195.
505 512
Le Guin, op. cit., p. 194. Le Guin, ibid.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Quoiqu’à des degrés divers, les autres raisons sont plus


pessimistes (pour qui ne rejette pas la science) : la première,
suggérée par l’ethnologue elle-même, quoiqu’elle voie la
situation moins négativement que moi, est que les mêmes
causes qui ont gravement affaibli la santé des Kesh par
rapport à la nôtre ont aussi modifié en profondeur la
structure de leur cerveau, les rendant physiologiquement
incapables de toute activité théorique : « Est-il possible
qu’une sélection naturelle ait eu le temps d’agir en termes
sociaux aussi bien que physiques et intellectuels ? »513. Elle
est pessimiste puisque les Kesh représentent l’un de nos
devenirs possibles, et pas l’un des plus funestes, si nous
n’arrivons pas à temps à interrompre la course folle des
sociétés industrielles.
La seconde est plus pessimiste encore, puisqu’elle vaudrait
même si nous arrivions à éviter l’apocalypse écologique
imminente : alors qu’il était possible à l’époque de
Condorcet de penser que « comme à mesure que l’on
connaît entre un plus grand nombre d’objets des rapports
plus multipliés, on parvient à les réduire à des rapports plus
étendus et à les renfermer sous des expressions plus
simples, à les présenter sous des formes qui permettent d’en
saisir un plus grand nombre même en ne possédant qu’une
même force de tête, et n’emploiant qu’une égale intensité
d’attention »514, un tel espoir paraît aujourd’hui de plus en
plus irréaliste, et ne représente plus sans doute qu’une
illusion, après un vingtième siècle où la science, quand elle
a progressé, l’a fait par des ruptures de plus en plus
fréquentes, de plus en plus profondes, ne permettant même
pas à la communauté scientifique d’assimiler pleinement la
rupture précédente avant de passer à la suivante. Il est clair
que les Kesh, quand bien même le voudraient-ils, ne
pourraient tirer profit de l’information à laquelle sont tout
prêts à leur laisser accès les ordinateurs de la cité de la
pensée, parce que cette information dépasse tout classement
qu’ils pourraient maîtriser (l’un d’entre eux « qui par
passion a consacré toute sa vie à rechercher des données
concernant certains faits et gestes des êtres humains dans la
vallée du Na »515 a en fait passé toute sa vie à découvrir
« où, dans toutes les données, se trouvent les
informations »516). Ce qui ressortirait alors de La vallée de
l’éternel retour, c’est que si science et écologie radicale ne
sont pas antagonistes, il est en revanche nécessaire de se
demander si le développement de la science au-delà du
niveau qu’elle a atteint de nos jours est compatible avec les
possibilités de l’esprit humain.

513
Le Guin, op. cit., p. 485.
514
Condorcet, Prospectus d’un Tableau historique des progrès de
l’esprit humain, dixième époque, Éditions de l’INED, 2004, p.
442.
515
Le Guin, op. cit., p. 220.
516
Le Guin, op. cit., p. 221.

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E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations important dans les négociations relatives à la mise en place
gabonaises du développement durable des mécanismes REDD).

Etienne Bourel, Doctorant en anthropologie, CREA – EA De la sorte, la question du « développement durable » est
3081 – Université Lyon 2 particulièrement d'actualité pour les élites du pays et
etienne.bourel@univ-lyon2.fr commence à se diffuser plus largement. L'AFD et les
organismes de la francophonie ont agi en faveur de la mise
Cette communication vise à mettre en perspective différents en place d'une « stratégie nationale du développement
aspects de la réception de l'idée de durabilité au Gabon. Je durable » et une commission interministérielle existe à ce
vais ainsi présenter une certain nombre de problématiques sujet. Toutefois, les documents que j'ai pu consulter (entre
relatives au développement durable émergeant actuellement fin 2012 et début 2013) contenaient principalement des
dans ce pays très largement couvert par le deuxième plus déclarations d'intentions reprenant les principaux poncifs
grand massif forestier mondial après l'Amazonie, la forêt du circulant en matière de durabilité (comme le souci à propos
bassin du Congo. Je m'appuie sur des recherches des générations futures). Il est intéressant de noter que le
ethnographiques engagées au cours d'un master et texte législatif cadre sur ces questions devait être une « loi
prolongées dans le cadre d'une thèse d'anthropologie que je d'orientation relative au Développement durable en
termine actuellement. Cette thèse porte sur les conditions de République gabonaise » mais fut finalement adopté début
travail et de vie sur les chantiers forestiers et sur les 2013 sous la forme d'une ordonnance, ce qui, en matière de
transformations que connaît le secteur forestier à la faveur durabilité, est tout de même contradictoire. Elle procède
de la prise en compte du développement durable. notamment à la définition d'un ensemble d'acteurs et de
modes d'actions, instituant en théorie un « éco-pouvoir »518
I - Territoire et durabilité au Gabon aussi parfait dans son élaboration qu'illusoire dans son
Au cours de la période coloniale, les territoires qui ont application potentielle.
constitué l'Afrique Équatoriale Française ont été aménagés Cette nouvelle orientation générale dans la politique
dans le cadre d'un système concessionnaire visant la gabonaise recoupe un certain nombre de transformations
production de matières premières. De fait, il s'agissait sectorielles en cours depuis plusieurs années. C'est le cas
surtout d'un renoncement des pouvoirs étatiques, y compris pour le secteur forestier puisque, en remplacement du Code
régaliens, au bénéfice de compagnies privées. Une certaine forestier de 1982, un texte de loi a été voté le 31 décembre
organisation des relations entre acteurs économiques et 2001. Il s'appuie sur le concept désormais majeur au niveau
pouvoirs publics s'est ainsi mise en place puis prolongée de la foresterie mondiale : la « Gestion Durable des Forêts »
largement au cours de la période post-coloniale. Dans un qui vise à décliner dans le secteur forestier les principes du
pays comme le Gabon, la division de l'espace national en développement durable, en l’occurrence en cherchant à
concessions attribuées périodiquement à des opérateurs concilier production forestière, aspects sociaux (pour les
privés est toujours le principe régissant l'organisation du travailleurs, leurs proches et les villageois) et aspects
territoire, même si celui-ci est mieux définit juridiquement faunistiques (dans et à proximité des concessions
désormais517. forestières).
Ce n'est qu'au cours des dernières années du vingtième
siècle, avec la montée en puissance sur la scène II - La Gestion Durable des Forêts pour les travailleurs
internationale de l'idée de « développement durable », et forestiers, au nord-est du Gabon
surtout durant les premières années du vingt-et-unième C'est ainsi que, tendanciellement, la plupart des entreprises
siècle, que, parmi les élites politiques et économiques relavant du secteur formel engagent les changements dans
gabonaises en prise avec les questions environnementales, leurs organisations nécessaires à leur mise en conformité
émerge un discours qui ne soit pas axé strictement sur la avec les dispositions législatives. Dans les faits, il est
valeur productive de la forêt. C'est ainsi qu'au Sommet possible de mettre en avant différentes situations
mondial pour le développement durable de Johannesburg de caractéristiques. Les entreprises les plus importantes et
2002, Omar Bongo Ondimba annonce la création de treize cherchant à visibiliser leurs activités ne se contentent pas de
parcs nationaux qui placent désormais le Gabon comme un respecter les textes de loi mais vont au-delà en visant
des pays ayant une des plus importantes proportions de son l'obtention de labels écocertificateurs (notamment le label
territoire officiellement protégé de la sorte. FSC). Un autre groupe d'entreprises, de dimension plus
Omar Bongo meurt en 2009, au cours de sa quarante- modestes, se trouvent généralement simplement engagées
deuxième année au pouvoir et c'est son fils, Ali Bongo dans les aménagements forestiers durables. Comme ces
Ondimba qui est élu à sa suite quelques mois plus tard. En aménagements durent, au minimum, plusieurs années, les
quête de légitimité, il propose un programme fort et entreprises font souvent un premier pas dans cette direction
nationaliste intitulé « Gabon émergent » basé sur les trois et pour ainsi être considérées dans la situation transitoire
piliers que sont : le « Gabon des services », le « Gabon menant vers un aménagement durable effectif par les
industriel » et le « Gabon vert » où l'enjeu est de valoriser autorités ministérielles. Pour nombre d'entre elles, il est
l'écosystème considéré comme du « pétrole vert » ou de l' surtout question de demeurer dans cet interstice autant que
« or vert ». L'accent est ainsi mis sur la protection de la possible pour repousser ou contourner les efforts importants
biodiversité, le développement de l'écotourisme et la lutte à consentir. Enfin, pour un troisième groupe d'entreprises
contre le réchauffement climatique (le Gabon jouant un rôle forestières, de faible ampleur ou se situant aux marges de la
légalité (exploitation informelle, fermage), les activités
perdurent dans les faits mais ce sont surtout les possibilités
517
- Karsenty A. (2010), « La responsabilité sociale et de passer dans le secteur légal qui se compliquent. En effet,
environnementale des entreprises concessionnaires » in Joiris D. répondre aux critères d'une « Gestion Durable des Forêts »
V. et Bigombe Logo P., La gestion participative des forêts
518
d'Afrique centrale, pp. 27-44. Lascoumes P. (1994), L'éco-pouvoir, Paris, La Découverte.

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suppose de fortes capacités organisationnelles, financières conducteurs d'engins, jambières, GPS), meilleures
et techniques. De fait, ce sont principalement le nombre formations (à l'Exploitation Faible Impact pour les
d'entrepreneurs nationaux qui est entrain de diminuer dans abatteurs). Ils ne partaient plus du camp forestier le matin
le secteur forestier gabonais et les observateurs les plus pour aller travailler dans la benne d'un pick-up mais dans
avisés envisagent à termes une situation d’oligopole où un camion et, tendanciellement, le système de paye
quelques grandes entreprises multinationales se devenait cohérent, l'assurance-maladie effective.
partageraient une large part des lots forestiers du pays, Ainsi, c'est bien à propos de questions sociales que les
situation moralement validée par les labels écocertificateurs travailleurs trouvaient motifs de satisfaction. A propos des
qu'ils obtiendront tôt ou tard. questions faunistiques, il en allait autrement puisqu'ils
L'entreprise dans laquelle j'ai effectué mon enquête n'avaient plus le droit de pratiquer le piégeage ou la chasse
ethnographique durant ma thèse se trouvait dans cette dans ou à proximité d'une concession forestière aménagée
situation. Filiale bois d'un groupe indien installé à durablement. Plus largement, l'idée de passer du
Singapour et se prétendant le numéro un de l'agro-business développement au développement durable était souvent
dans le monde, elle a déployé ses activités au Gabon à la fin appréhendée avec une certain circonspection, par les
des années 2000. En quelques années, elle a acquit le travailleurs, mais également par leurs proches vivant dans
contrôle d'environ 10 % des forêts productives du pays 519. les camps forestiers ou les villageois à proximité.
Via d'autres activités (production de caoutchouc, d'huile de L'argument qui revenait régulièrement était que ces
palme, de fertilisants, gestion d'une Zone Economiques velléités politiques récentes relevaient d'une nouvelle
Spéciale) récemment déployées également, le groupe invention occidentale et que les personnes vivant dans les
possède désormais un contrôle sur environ 10% de la camps forestiers ou à proximité souhaitaient d'abord le
surface totale du pays. Pour le secteur forestier, le groupe a développement, avant le développement durable. Nous
également racheté la plus grande concession forestière nous trouvions dans une région du Gabon où le WWF était
certifiée FSC d'Afrique centrale, située en République du présent et très visible car circulant avec des 4x4 blanc au
Congo. Cette politique d'accaparement de terres 520 (Bond, motif d'un panda. Pour différentes raisons, ils étaient
2011) n'a, bien sûr, pu se réaliser, surtout si rapidement, que souvent confondus avec les écogardes des Parcs nationaux
grâce à l'aval du pouvoir politique. On raconte ainsi que le et les gardes des Eaux et Forêts. Les amalgames entre ces
représentant de toutes les activités du groupe au Gabon différents intervenants maintenaient une suspicion à leurs
vient chez Ali Bongo sans rendez-vous et qu'il a offert un égards, tant à cause de leurs abus de pouvoir potentiels qu'à
restaurant à Libreville à son fils. Cette situation fit dire à propos de l'argent nécessaire pour faire fonctionner des
l'un des directeurs exécutifs que je rencontrais en 2012 que, organisations supposées protéger des animaux, devant des
« de toutes façons, [cette entreprise] c'est l'Etat ». personnes se considérant elles-mêmes comme pauvres.
Dans ce contexte, les travailleurs qui y sont embauchés se Ceci s'est bien exprimé peu de temps avant mon départ, au
retrouvent quelque peu en porte-à-faux. C'est bien souvent printemps 2013. L'entreprise était en difficulté financière et
en termes de « chance » qu'ils estiment le fait de bénéficier une rumeur commençait à circuler. Il se disait que, dans une
d'un emploi salarié. L'entreprise visant l'obtention de labels concession forestière de l'entreprise, d'une superficie de
écocertificateurs, elle fait des efforts pour respecter les plusieurs dizaines de milliers d'hectares, proche de la ville
dispositions législatives, ce qui signifie en premier lieu : où nous nous trouvions alors, la forêt pourrait être
une relative cohérence des bulletins de paye, l'affiliation à transformée en palmeraie pour produire de l'huile ou être
une mutuelle pour chaque travailleurs et leurs ayants-droits, mise en zone de conservation intégrale, à raison de deux
le paiement des cotisations retraites. Cependant, dans un hectares de palmeraie pour un hectare protégé. Des
pays où le pouvoir politique est autoritaire, il serait difficile négociations auraient alors été en cours à ce moment à la
de considérer qu'ils pouvaient user effectivement de capitale entre les dirigeants de l'entreprise et des membres
l'ensemble de leurs droits (liberté d'expression, grêve, du Ministère des Eaux et Forêts pour mettre en place ce
syndicalisme). S'il m'est difficile, dans le cadre de cette scénario, par ailleurs parfaitement illégal. Alors que je
communication, de m'étendre sur ces questions, il est tout m'entretenais au sujet de cette rumeur avec deux
de même possible de mentionner que la situation spécifique travailleurs, leur réponse fut sans ambiguïté : au regard de
de cette entreprise dans l'économie politique gabonaise ne la mise au chômage de quelques dizaines de travailleurs,
favorisait certainement pas les pratiques démocratiques en avec les conséquences afférentes pour les familles, il leur
entreprise : les dirigeants avec qui je pouvais discuter importait peu que de larges pans de la forêt soient
faisant régulièrement référence aux échelons toujours plus irrémédiablement détruits.
élevés du pouvoir politique à qui ils pouvaient demander Si les politiques relatives au développement durable étaient
d'intervenir en cas de besoin, jusqu'à mentionner la régulièrement perçues comme exogènes et déconnectées
Présidence même. des préoccupations concrètes des travailleurs ou des
Cependant, pour en revenir aux pratiques et conditions personnes dans la région où je me trouvais alors, il en allait
concrètes de travail, les ouvriers se montraient relativement de même à propos de la responsabilité du réchauffement
unanimes quant aux améliorations qu'ils constataient au fur climatique. Quand j'avais l'occasion de m'entretenir à ce
et à mesure que l'entreprise se mettait en conformité avec sujet, les opinions prenaient facilement une dimension
les critères du label écocertificateur qu'elle souhaitait postcoloniale vindicative à l'égard des Occidentaux,
obtenir : outils et machines de meilleure qualité, plus de positions étayées par des observations concrètes comme le
sécurité (casques sur la tête et les oreilles pour les niveau particulièrement bas d'un cours d'eau à un moment
précis de l'année.
519
- Le Gabon est un pays de 267 000 km² parmi lesquelles En somme, la question du développement durable était
134 500 km² sont considérés comme forêts productives. envisagée au regard de deux entités : la forêt et l'Etat. Les
520
- Bond P. (2011), « Croissance économique africaine, politiques relatives au développement durable étaient
destruction de l'environnement et contestation sociale », Écologie comprises comme exogènes car, la « Forêt », ou « l'Esprit
et politique, 42, pp. 33-46.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

de la Forêt »521, a toujours revêtu une importance « la tradition est un procès de reconnaissance en paternité »
considérable au Gabon que ce soit sur des plans ( § 32) dont l'utilité générale est de cautionner et justifier
symboliques, religieux, thérapeutiques, historiques, l'état présent d'une culture (§ 35). Le développement
géographiques, économiques. Avant l'époque coloniale, durable se trouve ici réinséré dans une signification
l'ensemble des productions étaient basées sur le système de localisée et située d'un point de cosmologique.
la « jachère » (cultures, chasse, pêche, cueillette,
métallurgie, reproduction humaine)522 et, le pays étant très IV - Conclusion
peu peuplé en dehors des centres urbains, l'idée que, de Nous avons pu aborder l'appréhension du concept de
toutes façons, la forêt ou la terre « donne » est très « développement durable » au Gabon à travers différents
prégnante. Par ailleurs, de nombreuses filières permettent sites d'énonciation dont les perspectives offrent autant de
d'acheminer des produits récoltés en forêt vers les centres continuités que de contradictions. Elles ont pour point
urbains pour commerce. Un travailleur eut un jour cette commun d'indiquer la dimension toujours non résolue de la
formule expressive : « tout ce qui vient de la forêt est bon ». violence avec laquelle la modernité est arrivée au Gabon,
En contrepoint, dans ce nouveau contexte, le chef de l'Etat via l'épisode colonial : les élites politiques s'appuient sur le
engageant des grands travaux tournés notamment vers mimétisme à l'égard des puissances internationales dont ils
l'agro-industrie, et permettant ainsi d'espérer l'obtention font preuve dans leurs orientations générales pour produire
d'emplois salariés, c'est bien finalement l'Etat dans sa un discours nationaliste et trouver une légitimité. Les
conception moderne qui se trouvait réaffirmé et davantage travailleurs forestiers et différentes personnes que j'ai
légitimé. rencontré dans la région nord-est du pays critiquent cette
nouvelle forme d'impérialisme pour revendiquer des valeurs
III - Le développement durable comme Tradition relevant d'un développement non-durable. Quant aux
En juin 2011, je me trouvais à la capitale, Libreville. Je fus positions politiques du groupe spiritualiste dont j'ai parlé,
invité à la conférence d'une ONG gabonaise intitulée « La elles consistent à critiquer la modernité et le machinisme
Tradition au service de la jeunesse pour le développement pour mieux promouvoir des arguments afrocentristes et un
durable ». Parmi les membres actifs de cette organisation sentiment national.
figure le directeur de l'Institut de Pharmacopée et de Dès lors, il est possible de relever des différences de
Médecine Traditionnelle, l'un des principaux organes du position à propos de ce nouveau dispositif de
CENAREST, équivalent gabonais du CNRS. Au sein de savoir/pouvoir d'appréhension de l'environnement525 que
l'ONG, un groupe d'étudiants sont réunis dans le cadre de constitue la durabilité, notamment entre échelles de
l'Ecole de Moueni. Ce sont eux qui assuraient la décisions industrielles et financières et échelles populaires.
présentation ce soir-là, avec ordinateurs et vidéoprojecteur. Cependant, le fait que la « forêt » constitue un référent
Les pratiques de l'association sont empreintes d'un certain unanimement partagé, comme origine, comme substance ou
mysticisme inspiré d'une pratique thérapeutico-religieuse comme mystique, indique l'impossibilité de séparer
largement répandu au Gabon selon un ensemble de strictement économie et écologie politique au Gabon. De la
variantes : le Bwiti. Le propos des différents exposés visait même manière que certaines personnes parlent du
à condamner le machinisme, tant au niveau de développement durable en termes de tradition, ou que des
l'environnement global que d'un point de vue moral, et à anthropologues gabonais peuvent parler de leur Etat comme
faire valoir que les idées du développement durable étaient un « super-lignage »526, les discours à propos de
déjà inscrites dans les valeurs traditionnelles, rejouant ainsi l'environnement et ses usages mettent en tension gestion
au Gabon un discours également produit en Afrique de saine et rendement, ce qui doit être considéré comme
l'ouest à propos des bois sacrés523. relevant du privé ou relevant du public 527. Que l'un des
Pour l'Ecole de Moueni, le développement est à envisager promoteurs du développement durable comme « tradition »
comme la connaissance et le respect profond des valeurs dirige un institut de recherches en biologie semble un bon
traditionnelles et la durabilité comme la transmission fidèle indicateur de la plasticité de la notion de « développement
de ces connaissances. Il s'agit ainsi de proposer la fusion de durable » mais également, en termes de recherche, de
l'ensemble des pratiques traditionnelles gabonaises dans la l'intérêt des dialogues interdisciplinaires pour comprendre
« Tradition » (avec un T majuscule) considérée comme en profondeur la manière dont différents acteurs ou groupe
étant l’œuvre de Dieu, comme plaçant l'Humain, et non d'acteurs peuvent s'en saisir.
l'économie en son centre, et permettant de créer une Au final, il ressort des différents discours que j'ai pu
nouvelle race. En tant qu’œuvre de Dieu, elle revêt une aborder une pluralité de points de vue critiques sur la
dimension universelle dans son appartenance. De part ses modernité et le contemporain où le développement durable
composantes, elle indique une forme de nationalisme. contribuent à l'élaboration et l'expression de valeurs
Quelques jours plus tard, j'écoutais à nouveau ce groupe de politiques528. Ces formes de subjectivation s'inscrivent
jeunes de l'Ecole de Moueni exposant leurs idées dans le
cadre de la Semaine de l'environnement organisée à », Terrain [En ligne], 9. URL : http://terrain.revues.org/3195
525
Libreville par le pouvoir politique pour promouvoir le - Luke T. (2006), « On environmentality. Geo-power and eco-
programme présidentiel. Ainsi, dans une analyse des enjeux knowledge in the discourses of contemporary environmentalism »
entourant l'usage de l'idée de « tradition », il est possible de in Haenn N. et Wilk R. (eds.), The environment in anthropology. A
reader in ecology, culture and sustainable living, New-York, New-
retrouver les propositions de Gérard Lenclud524 pour qui
York university press, pp. 257-269.
526
Kialo P. (2007), Anthropologie de la forêt, Paris, L'Harmattan.
521
- Perrois L. (éd.) (1997), L'Esprit de la Forêt, Paris, Somogy. 527
Burgage F. (2013), Philosophie du développement durable,
522
Mbot J.-E. (1997), « Quand l'esprit de la forêt s'appelait Paris, PUF, 158p.
« jachère » » in Perrois L., op. Cit., Paris, Somogy, pp. 32-51. 528
Berglund E. (2006), « Ecopolitics through ethnography : the
523
- Juhé-Beaulaton D. (dir.) (2010), Forêts sacrées et cultures of Finland's forest-nature » in Biersack, A. et Grenberg J.
sanctuaires boisés, Paris, Karthala, 280p. B. (eds.), Reimagining political ecology, Durham et Londres,
524
- Lenclud G. (1987), « La tradition n'est plus ce qu'elle était... Duke university press, pp. 97-120.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

différemment dans l'espace public et mettent en débat,


d'une manière ou d'une autre, les problèmes d'inégalités et
d'ineffectivité de la démocratie. L'arrivée des idées de
durabilité au Gabon ne permet pas, en tant que telle, de les
résoudre. Toutefois, peut-être permettent-elles que, de fait,
elles soient davantage posées.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique : définition que nous voulons proposer de l’écologie en tant
repenser la nature que critique moderne de la modernité. Ces trois auteurs,
sous des angles différents, nous parlent des paysans et ainsi
Mathieu Gervais contribuent à bâtir une compréhension neuve du terme.
Surtout, nous voudrions rapprocher ces réflexions sur le
En 1974, le programme de René Dumont, premier candidat terme de paysan, de réflexions sur le terme de nature saisie
« vert » à une élection présidentielle française comportait comme « historique, évolutive, vivante » par l’écologie534.
une invite à la généralisation de « l’agriculture écologique » Notre questionnement se centre alors sur la définition de la
et « biologique »529. Cette même année, il viendra, comme nature par ces auteurs : comment, et à partir de quelles
plus de 100 000 personnes, sur le plateau du Larzac sources, ces auteurs construisent-ils une définition de la
affirmer sa solidarité avec les agriculteurs qui protestent nature qui précise – entre autre - leur compréhension du
contre l’agrandissement du camp militaire. Au-delà de la paysan ?
campagne présidentielle, de nombreux animateurs et Ainsi, nous voudrions d’abord voir comment Moscovici, à
penseurs du mouvement écologiste ont vécu une expérience partir d’une utilisation extensive et érudite de
communautaire et paysanne. Dans ces mêmes années l’anthropologie contemporaine contribue à redéfinir la
d’émergence de l’écologie comme mouvement et pensée nature humaine. Ce qui nous amènera à rapprocher sa
politique, de nombreux classiques traitent du thème vision du sauvage535 et celle du paysan. Ce rapprochement
agricole. Par exemple, Ernst Schumacher dans son livre est rejeté par Mendras, non sous l’angle de la nature
Small is Beautiful écrit en 1973, en parle comme d’une humaine mais sous celui de la nature comme
question métaphysique530. La ruralité, sous différentes environnement socialement construit. Nous devrons alors
entrées : paysage, agriculture, consommation…, peut alors expliciter les rapports qu’il propose, à partir de la
être considérée comme un « thème fondamental constitutif sociologie rurale, entre les sociétés paysannes et la nature.
de l’identité et de la conscience écologique »531. Enfin, à travers la pensée de Charbonneau, nous
Est-ce un thème progressiste ou traditionaliste ? Force est évoquerons la définition de la nature comme Altérité.
de constater que Dumont était, avant sa conversion à Perception philosophique construite comme opposition
l’agriculture écologique, l’un des chantres de l’agriculture définitive au totalitarisme et dans laquelle le paysan
productiviste. A l’inverse, on peut noter que dès le milieu entretient une relation privilégiée avec la liberté.
des années 1960, la littérature écologiste anglo-saxonne est
lue et citée par des penseurs conservateurs de l’agriculture : La nature humaine chez Serge Moscovici : le paysan
Henri Noilhan déplore ainsi la fin de la civilisation comme sauvage
paysanne et en appelle à Aldous Huxley et Rachel Moscovici ne parle pas directement de la ruralité ou du
Carson532. Les cartes semblent brouillées, et à condition de paysan. Cependant, dans son entreprise de définition de la
réduire la définition de la modernité à celle du progrès nature, que nous abordons ici principalement à partir de
industriel et d’appeler tradition ce qui ne l’est pas, alors deux de ses livres (Hommes domestiques et hommes
certainement on peut ranger l’écologie politique du côté de sauvages et La société contre nature536), on peut rapprocher
la tradition. sa définition du paysan de celle du sauvage.
Toutefois, ce serait là méconnaître la richesse de l’histoire Sa proposition tient d’abord à une critique de la modernité
des idées et des mouvements sociaux. Selon nous, cette en tant que polarisation antagoniste de la nature et de la
réponse manque un enjeu central de la compréhension de culture. D’après ce qu’il appelle le « courant orthodoxe »,
l’écologie politique, qui émane pour une grande part de l’histoire de nos sociétés occidentales se traduit par un
personnalités du monde scientifique et qui est processus de « domestication » du pôle naturel de la réalité
incompréhensible hors du cadre de la modernité, définie à au profit d’un pôle culturel537. C’est ce processus qui définit
partir de l’autonomie du sujet et du règne de la raison. en lui-même la nature, dans son opposition à la culture.
Afin de préciser ces questions, nous proposons ici d’entrer Pour le dire autrement, la raison se trouve opposée à la
dans le détail des arguments qui participent à la fondation sensualité, la volonté aux désirs, etc…
d’une vision écologiste du monde rural. En particulier, nous Notre auteur montre que la définition de l’homme selon ce
voulons revenir sur la définition du terme « paysan » chez projet de mise à distance de la nature se traduit par un
trois auteurs : Serge Moscovici, Henri Mendras et Bernard double mouvement : d’extériorisation et
Charbonneau. Moscovici et Charbonneau, par leurs d’instrumentalisation de la nature d’une part et de lutte
publications et participations à divers journaux et interne à l’homme entre la raison et les sens d’autre part.
mobilisations se rattachent sans équivoque à l’histoire de Finalement, la domination de la nature est d’abord un projet
l’écologie politique française. Nous ajoutons Mendras dans de domestication de la nature humaine en chacun de nous,
l’étendue de notre étude car il nous semble que sa démarche le développement d’un autocontrôle.
scientifique à propos de la paysannerie et ses idées On trouve alors d’un côté – celui de la raison – l’homme
politiques telles qu’exprimées dans son livre de fiction domestique, l’homme totalement humanisé dans un monde
Voyage au pays de l’utopie rustique533, rejoignent la
534
FLIPO Fabrice, « Que fait l’écologie politique ? A propos de
529
DUMONT René et al., La campagne de René Dumont et du Bruno Latour », in Revue permanente du Mauss, article publié le
mouvement écologique, Paris, J.-J. Pauvert, 1974, p.80 19/02/13 sur www.revuedumauss.com et consulté le 8/11/13
530
SCHUMACHER Ernst Friedrich, Small is beautiful, Paris, Seuil, 535
Le terme « sauvage » sera ici utilisé à la manière même des
1979, p.103 et suivantes auteurs, pour désigner de façon positive les peuples indigènes ou
531
ALPHANDÉRY Pierre et al., L’équivoque écologique, Paris, La alors comme métaphore de l’homme opposé à l’homme
Découverte, 1991, p.145 « civilisé ».
532 536
NOILHAN Henri, Histoire de l’agriculture à l’ère industrielle, Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
Paris, E. de Boccard, 1965, p.83 et 788 Paris, UGE, 1974 et La société contre nature, Paris, UGE, 1972
533 537
MENDRAS Henri, Voyage au pays de l’utopie rustique, Arles, Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
Actes Sud, 1979 op. cit., p.21

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

totalement humanisé, projet dont la réalisation se trouve domination de l’adulte sur le jeune, du mâle sur la femelle,
posée dans le futur et dont la poursuite est assimilable au l’exclusion de l’étranger, l’infanticide, la coopération,
progrès. D’un autre côté – celui de la nature – on trouve l’échange, les croyances irrationnelles, l’interdiction des
l’homme sauvage, homme soumis à la nature, antimodèle jouissances fondamentales, etc. – ne leur manquait, et que
de la civilisation : leur nature était profondément sociale ».543

« A un pôle, l’homme sauvage ou naturel, sans famille, La science humaine, singulièrement l’ethnologie 544, apporte
sans science, sans religion, sans logique ou détenteur d’un donc une connaissance fondamentale, celle de l’existence
type de pensée qualitativement différente (pensée culturelle et sociale des peuples rejetés par le « courant
prélogique, pensée sauvage), d’un savoir particulier orthodoxe » du côté de la nature.
(mythique, magique), observant des pratiques sociales et Avec Claude Lévi-Strauss, Moscovici relève la rationalité à
techniques bornées. A l’autre pôle, l’homme en pleine l’œuvre dans la « pensée sauvage »545. Les connaissances,
possession de ses pouvoirs intellectuels, sociaux, les techniques, les croyances développées par ces peuples
techniques, scientifiques, homo sapiens, homo loquens, sont autant de réponses rationnelles à des contextes
homo docens : en un mot, l’homme domestique. Le premier historiques et environnementaux. Savoirs qui se
est, soit une entité à part, loin de nous, le primitif mais aussi rapprochent de l’art, connaissances qui ne se distinguent
le paysan, le nomade, l’étranger, etc., variantes de l’ pas des mythes, mais tout aussi efficaces que la science
‘‘homme des bois’’, soit, près de nous, la femme, objet positive546.
d’échange entre les hommes, l’enfant, sauvage provisoire Prolongeant cette investigation, Moscovici remonte
aux yeux de Platon ».538 jusqu’au point de définir la nature humaine de l’homme à la
manière même dont Marshall Sahlins le faisait récemment :
Le sauvage est alors la part à réduire, en même temps qu’il « la culture est la nature humaine » et donc « la notion
est nécessaire à la définition du civilisé. Aussi, cette occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est
polarisation porte en elle-même le projet de destruction des sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connu en
peuples indigènes au nom d’une nature humaine anthropologie »547.
universelle. C’est l’idée d’ethnocide que Moscovici trouve Pour Moscovici, une fois dévoilée cette justification
chez son ami anthropologue Robert Jaulin539. erronée de notre ordre social on distingue la violence
A la suite de ce constat, l’enquête de Moscovici revient à se gratuite des dominations : des peuples indigènes, des
demander sur quoi repose ce projet funeste, cet ego- femmes, des enfants… et des paysans. Par un effet de
conquiro occidental540, qui conçoit l’homme dans la symétrie, si ces Autres naturels ne sont plus à éliminer,
négation de l’humanité du sauvage. D’où vient la nécessité alors il faut accepter qu’ils mettent en œuvre une manière
de nier la nature, ou plutôt de la penser comme la part à singulière d’organiser la nature, de définir culturellement
détruire en l’homme ? La réponse de Moscovici est très leur nature. Si on considère, avec Moscovici, que notre
claire. Selon lui, cette nécessité découle d’une solution occidentale est mauvaise, alors il est bon de se
anthropologie particulière, vision laïcisée du récit religieux ressourcer (au sens propre) auprès de cette part sauvage de
de la chute541. Cette anthropologie définit le moment initial l’humanité. Le mot d’ordre « d’ensauvagement » proposé
de l’humanité comme celui d’une rupture avec l’animal, par Moscovici, s’envisage donc comme un projet
l’instinctuel. La scène primordiale de l’humanité est un état d’émancipation politique :
qui rend impossible toute sociabilité, toute distinction de
l’homme et de l’animal : « L’ensauvagement, c’est l’exigence de cette vérité
brûlante, de ces retrouvailles intenses avec le noyau de la
« Selon cette vision théorique, la société humaine naît, pour vie sociale, avec le milieu devenu proche, familier, amical,
s’y opposer, de son contraire organique, individuel, animal, avec l’animal. Et aussi avec l’autre, celui d’ailleurs,
comme d’un néant ou d’une nébuleuse, après une période l’Indien, l’Africain, l’homme des bois, et l’autre qui vit à
d’hésitation chez les peuples sauvages ‘‘naturels’’. La côté de nous en invisible, en paria, en déviant, que ce soit
primitivité, fait et idée, atteste la genèse des différences et l’emprisonné, la femme, l’enfant, l’intellectuel, l’artiste
de l’antagonisme fondateurs de notre réalité spécifique ».542 […] Ainsi, témoigne-t-on que poser l’homme naturel à part,
autrefois, ailleurs, à distance, en Amérique ou en Afrique,
Ici, l’homme est un loup pour l’homme, l’état de nature et c’est poser à distance ce qui est proche, actuel, le paysan
un état asocial et en tout état de cause, inhumain. Cette comme Indien, l’enfant comme primitif, la femme comme
anthropologie se caractérise pour Moscovici par sa naïveté objet d’échange dans la culture ».548
scientifique et la méconnaissance des prétendus sauvages :

« Dès qu’on cessa de se fier aux impressions des voyageurs, 543


Ibid., p.216
aux spéculations des philosophes, et qu’on connut mieux 544
D’ailleurs, Jaulin dirige la collection « 7 » dans laquelle sont
ces peuples grâce à la diligence des anthropologues, on publiés les premiers livres de Moscovici, et ils créent avec
constata qu’aucun des traits exclusifs de la culture – la d’autres l’UER d’ethnologie de Paris VII en 1970.
545
LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962
546
Cette réflexion sur la science trouve d’ailleurs son
538
MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, prolongement dans la vision de Moscovici du romantisme en tant
op. cit., p.22 que fondateur d’une science : la philosophie de la nature. Voir par
539
Jaulin Robert, La paix blanche, Paris, Seuil, 1970 exemple MOSCOVICI Serge, « La question naturelle en Europe »,
540
Enrique Dussel, The invention of Americas. Eclipse of « the in De la nature, Paris, Métaillé, 2002
547
other » and the myth of modernity, New York, Continuum, 1995 SAHLINS Marshall, La nature humaine, une illusion
541
MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, occidentale, Paris, L’éclat, 2009 (2008), p.105 et 55
548
op. cit., p.21 MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
542
MOSCOVICI Serge, La société contre nature, op. cit., p.205 op. cit., p.83

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Finalement, la nature est historique, l’homme la bâtit dans environnement basé sur un équilibre entre la stabilité des
l’équilibre culturel qu’il met en place avec son ressources et la stabilité de la communauté.
environnement. Le paysan en tant que sauvage, se trouve Toutefois, la nature, si elle est production culturelle, n’est
rejeté du côté naturel dans une vision orthodoxe et à pas que ça. Elle possède une inertie et des caractères
l’inverse, est conçu, dans la vision hétérodoxe de autonomes. Un dialogue s’établit alors entre cette
Moscovici, comme une altérité ressource. autonomie et sa mise en forme culturelle (humaine).
Mendras distingue donc les critères qui déterminent la
La nature produite par l’homme : le paysan comme membre forme que prend un système de culture. Il relève deux
d’une société chez Henri Mendras éléments culturels : « l’exigence sociale » (cultiver ce qu’on
Henri Mendras, figure marquante de la sociologie française est habitué à manger) et « l’exigence technologique »
de la seconde moitié du XXe siècle, s’est d’abord fait (cultiver ce que les outils dont on dispose nous permettent).
connaître en tant que sociologue rural, en annonçant La fin Il relève aussi une « contrainte naturelle » (cultiver ce que
des paysans549. Comme il le raconte lui-même, il a pris part le sol et le climat permettent). Enfin, il fait part d’une
à l’ « invention de la paysannerie »550, soit à l’effervescence « exigence technique », qui impose aux hommes
scientifique (anthropologie, économie, sociologie, histoire) « d’assurer le maintien de la fertilité des sols »554, exigence
liée à la théorisation d’une définition de la paysannerie dans de médiation entre nature et culture qui borne les autres.
les années 1960. Le paysage, la forme que revêt l’espace naturel, marque
A un premier niveau, et contrairement à Moscovici, donc l’équilibre atteint entre ces différents déterminants. La
Mendras définit le paysan par opposition au sauvage. Cette nature est produit de l’homme et l’homme produit de la
définition s’appuie sur le travail crucial de Robert Redfield. nature. Les représentations culturelles de la terre et de la
Cet anthropologue américain décrit les différences entre des nature peuvent aussi être liées à ce rapport dialectique.
peuples « sauvages » dont l’organisation sociale et la Ainsi, à partir d’un raisonnement comparatiste, Mendras,
production sont autonomes, et la paysannerie qui se encore une fois après Redfield, souligne que le désir de
caractérise au contraire par son inclusion dans une société posséder sa terre est fort dans les sociétés où la terre est un
globale avec qui elle échange les surplus de sa bien rare, nécessaire à la sécurité économique et à la
production551. C’est une découverte décisive car elle reconnaissance sociale du paysan. Au contraire, dans des
implique qu’il n’y a pas de paysannerie là où il y a autarcie, sociétés où la terre n’est pas rare, l’amour de la terre
pas de paysannerie là où il n’y a pas de différenciation entre particulière est moins fort mais l’amour de la terre en
les citoyens, donc pas de paysannerie avant les villes et la général se développe en tant que nourricière de l’humanité,
féodalité. Cette première définition déconstruit une « déesse-mère »555.
opposition trop massive entre modernité-agricole et Après avoir défini les paysans dans une opposition aux
tradition-paysanne. La paysannerie est un mode sauvages, Mendras complète sa définition en les opposant
d’organisation sociale circonstancié, dont le critère aux agriculteurs. Le facteur principal qui les distingue est la
particulier n’est pas d'abord dans le rapport à la terre mais part d’autoconsommation de la production. Le paysan
plutôt dans le rapport au reste de la société (la société produit pour lui et échange seulement un « surproduit »
paysanne se distingue des sociétés agraires et des sociétés avec la société englobante. Au contraire, l’agriculteur
sauvages). Déjà à ce niveau, on relève donc que si la produit quasi-exclusivement pour la société englobante.
définition sur laquelle travaille Mendras s’écarte de celle de Cette différence implique un changement d’échelle
Moscovici en distinguant paysan et sauvage, elle la rejoint important, l’idée d’une sécurisation des rapports d’échange
dans la mise à distance critique d’une polarisation entre avec la société englobante et donc la globalisation de la
culture et nature. Il dé-essentialise ainsi le paysan, en le définition culturelle de l’équilibre entre nature et culture.
définissant à partir d’une appartenance à une société Cela signifie que, pour les agriculteurs, les « contraintes
paysanne et non à partir d’une race ou d’une âme552. naturelles » prennent moins place en tant que contraintes
Dès lors, son approche étudie la nature dans un contexte locales et à l’inverse que les exigences sociales et
historique. Il s’agit de montrer comment la société technologiques sont plus fortes. Dans le passage du paysan
paysanne constitue la nature. Ici, la nature est construction à l’agriculteur, il y a la substitution d’une agriculture
humaine et « la nature vierge n’est qu’un mythe créé par technologique à une agriculture comme « art de la
l’idéologie de civilisés rêvant d’un monde inverse du localité », opposition entre « connaissance empirique et
leur »553. L’enquête du chercheur se porte sur la nature en particulariste » et « connaissance scientifique et
tant que paysage, la nature-environnement et pas la nature universaliste »556. L’identité culturelle du cultivateur paysan
humaine comme chez Moscovici. Cependant, le cadre demeure fortement liée, dépendante des contraintes
conceptuel demeure le même : la nature comme culture. La naturelles. Il y a une indifférenciation forte entre son
culture crée un usage de la nature, l’homme trouve dans la identité symbolique, son lieu de vie, sa famille et la terre en
nature ce qu’il est habitué à y chercher, il la modèle par tant qu’équilibre entre culture et contrainte naturelle. Par
rapport à sa vision et construit donc un rapport à son contre, le contrôle technique que l’agriculteur contemporain
exerce sur sa production, la médiation du marché entre sa
549
production et sa consommation rend possible une
MENDRAS Henri, La fin des paysans, Arles, Actes Sud, 1984 différenciation plus grande entre son identité et l’autonomie
(1967)
550 naturelle (les contraintes). En fait, la nature saisie par les
MENDRAS Henri, « L'invention de la paysannerie. Un moment
de l'histoire de la sociologie française d'après-guerre », in Revue paysans s’intègre dans un modèle culturel et économique
française de sociologie, 2000, 41-3. pp. 539-552 distinct du capitalisme et qui accorde une part importante à
551
REDFIELD Robert, Peasant societies, Chicago, The University
of Chicago Press, 1960
552 554
MENDRAS Henri, Les sociétés paysannes, Paris, Gallimard, Ibid., p. 29-31
555
1995 (1976), p.15 Ibid., p. 162-163
556
553
Ibid., p.19 MENDRAS Henri, La fin des paysans, p.75-76

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la dimension « coproductive » de la nature557. Cette reconnaissance de sa part naturelle « l’homme c’est la


opposition entre une économie paysanne et une économie nature »563. En même temps, l’homme n’est homme que
capitaliste, Mendras la reprend directement d’Alexandre libre, c'est-à-dire dans son rapport conscient à la nature.
Chayanov, agronome russe des années 1920558. Voilà pourquoi la campagne est lieu de la liberté dans le
Chez Mendras, le paysan se définit comme le membre lexique de Charbonneau. Dans la campagne, « l’homme est
d’une société située entre le modèle d’une agriculture partout présent, elle est son œuvre autant qu’un fruit de la
sauvage autarcique et un modèle d’agriculture nature »564, ce qui fait directement écho, sur un mode plus
contemporaine totalement socialisée. La nature que le poétique, à l’analyse de Mendras. L’homme en tant que
paysan modèle est fortement contraignante, coproductive et nature ne peut donc être humain en s’opposant à la nature.
nécessaire à l’affirmation de son identité. Au contraire, il s’allie avec elle pour créer le paysage,
« l’œuvre de l’homme ne nie pas la nature, elle la
La nature Altérité : Le paysan comme homme libre chez parachève »565. Ainsi, à un premier niveau, l’homme est
Bernard Charbonneau nature, et la nature en tant que paysage est humanisée.
Bernard Charbonneau, à l’inverse des deux auteurs Mais, la question du paysan, de la nature et de la liberté 566
précédents, n’a pas poursuivi de carrière universitaire. ne peut se comprendre que dans la prise en compte de la
Professeur d’histoire dans une École normale d’instituteurs société en tant que « seconde nature »567 de l’homme. Cette
du Sud-ouest, son œuvre très érudite prend alors plus de seconde nature est contenue dans la première, c'est-à-dire
liberté vis-à-vis d’une méthodologie scientifique. Connu du que pour Charbonneau aussi la culture est la nature
mouvement écologiste notamment pour ses « chroniques du humaine. Cependant se met en place une lutte entre cette
terrain vague » parues dans Le Sauvage au cours des années seconde nature et la première, la nature en tant que tout
1970, Charbonneau est aussi l’alter-ego de Jacques Ellul. englobant. Cette lutte est créatrice au sens où la nature
Des penseurs écologistes de sa génération, il est sans doute constitue la société et la société la nature. Toutefois, à partir
celui qui a le plus écrit à propos du paysan et des du moment où cette lutte ne vise plus un équilibre mais une
campagnes. Ici, nous nous baserons sur trois de ses négation elle devient funeste.
publications : Le Jardin de Babylone (1969), Tristes Charbonneau résume ce mouvement en expliquant que « le
campagnes (1973) et Le Feu vert (1980)559. système engendre le chaos »568. De façon très claire, pour
La thèse principale de Charbonneau est que la nature Charbonneau le projet moderne de progrès scientifique et
constitue l’Altérité, le différent 560. En même temps, cette industriel réduit le développement de l’homme au
Altérité nous contient en tant qu’hommes, ou plutôt nous développement du « système », de l’ordre artificiel dans la
rend possibles en tant que consciences individuelles. négation de l’ordre naturel. Or, nier ainsi les raisons
Logique qui tend à recouvrir les cadres théologiques de la naturelles revient à se nier soi-même. Et l’ordre artificiel,
création et de l’incarnation chrétienne : l’idée que nous ne cette « dynamique du système et du chaos n’a qu’un terme :
sommes conscients et libres que physiques et déterminés ; le désordre ou l’ordre total »569. A partir de cette
dans la nature mais dans un rapport de distance par rapport anthropologie particulière qui fait de l’homme un produit
à elle ; créés par Dieu mais à son image donc conscients et de la nature conscient d’elle (l’homme est nature mais aussi
distincts du reste de la création561. « surnature »570), donc potentiellement libre, s’élabore une
Ce cadre général, Charbonneau le peint par touches plutôt pensée qui est bâtie de manière radicalement anti-totalitaire.
qu’il ne le détaille de façon systématique. En fait, son Charbonneau garde en effet de sa jeunesse personnaliste la
analyse, un peu à la manière de Moscovici vis-à-vis du conviction que l’individu conscient est un individu qui se
« courant orthodoxe », est d’abord une critique du progrès à libère, donc un individu irréductible à la société, à la nature,
l’époque contemporaine : à tout ordre définitif. Mais cette individualité libre ne peut
être garantie que dans un rapport permanent à l’altérité,
« Si nous ne savons pas dire ce qu’est la nature, nous donc la nature.
savons ce qu’elle n’est pas : l’ordre décharné des lois C’est en cela que « le paysan est libre »571. Sa vie et son
humaines qui impose la règle de fer des casernes et des environnement sont à sa mesure, il en connaît tous les
commissariats, la mécanique tranchante qui abat les chênes recoins et en même temps il reste soumis à la nature. Son
et éventre les coteaux, le glacier de ciment gris qui les travail est œuvre car recherche permanente de l’équilibre
recouvre, la nuée puante qui pourrit l’air et l’eau. En un entre son activité culturellement déterminée et la nature
mot, l’artifice humain ».562 radicalement autonome.
Là encore on trouve une définition de la nature qui intègre
C’est à partir de cette critique de l’industrialisation, de la l’humain, le culturel. L’homme est « surnature », nature
destruction de la campagne que Charbonneau bâtit sa consciente. Dans ce rapport de conscience de la dépendance
vision. L’homme ne peut être homme que dans la de l’homme envers la nature se déploie la possibilité de la
liberté.
557
BLOCH Ernst, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1976,
T. 2, p.295
558
Voir par exemple, MENDRAS Henri, « L'invention de la
563
paysannerie… », op. cit. et CHAYANOV Alexandre, The theory of Ibid., p.54
564
peasant économy, Homewood, The American Economic Charbonneau Bernard, Le jardin de Babylone, op. cit., p.72
565
Association, 1966 Ibid., p.75
559 566
CHARBONNEAU Bernard, Le Jardin de Babylone, Paris, D’ailleurs, pour Charbonneau l’écologie c’est « la nature et la
Encyclopédie des nuisances, 2002 (1969) ; Tristes campagnes, liberté » : Le Feu Vert, op. cit., p.52
567
Paris, Denoël, 1973 et Le Feu Vert : autocritique du mouvement CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.61
568
écologique, Paris, Karthala, 1980 CHARBONNEAU Bernard, Tristes campagnes, p.91
560 569
CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, op. cit., p.65 CHARBONNEAU Bernard, Tristes campagnes, p.92
561 570
CHARBONNEAU Bernard, Le jardin de Babylone, p.20 CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.57
562 571
CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.53 CHARBONNEAU Bernard, Le jardin de Babylone, p.77

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

De la définition du paysan en tant que sauvage, membre


d’une société paysanne ou homme libre, il ressort une
critique générale d’une polarisation entre culture et nature.
Chez nos trois auteurs, l’homme est en même temps l’un et
l’autre, et la nature, irréductible à l’homme, est cependant
toujours historiquement et donc socialement construite.
Cette vision se réclame des sciences humaines,
singulièrement de l’ethnologie et de l’anthropologie. Elle
tend effectivement à critiquer la rationalité instrumentale et
sa généralisation via une méthode scientifique strictement
positive. Toutefois, elle ne rejette pas la Science en tant
qu’entreprise de connaissance rationnelle. Au contraire elle
entend y participer et la développer en tentant de
comprendre la rationalité à l’œuvre dans des sociétés et des
époques différentes.
A un second niveau, cette vision nous paraît éminemment
moderne en ceci qu’elle postule l’autonomie de la
conscience individuelle. Moscovici et Charbonneau se
réclament directement de Rousseau. Pour eux, c’est la libre
conscience individuelle qui (re-)trouve en l’individu lui-
même la nécessité naturelle. Finalement, on peut inscrire
ces pensées dans ce que Charles Taylor nomme
« l’expressivisme », fruit des Lumières auxquelles il
s’oppose en affirmant l’unité expressive de l’homme et
refusant la dualité entre âme/corps, raison/sensibilité572…
De façon caractéristique, Moscovici, Mendras et
Charbonneau caractérisent le paysan en critiquant la
modernité sous l’angle de la polarisation entre nature et
culture au nom de la raison et de l’autonomie humaine.
Cette critique ne se développe pas par le recours à une
autorité de la tradition ou d’une croyance mais bien d’abord
par la critique scientifique des présupposés qu’implique
l’idée d’une raison complètement extérieure et opposée à la
nature. Moscovici nous montre en quoi cette idée repose in
fine sur une vision religieuse de la nature humaine, celle de
la chute. Mendras nous montre quant à lui que cette idée nie
l’histoire des sociétés et naturalise les sociétés paysannes.
Charbonneau enfin fait le lien entre une telle vision et la
négation technique et politique de la liberté humaine au
nom d’un ordre totalisant. Critique de la science au nom de
la connaissance et de la raison instrumentale au nom de la
pluralité des rationalités, on peut considérer ces
propositions comme un approfondissement de la modernité,
une sécularisation de ses mots d’ordre (Science, Raison,
Liberté), ce que Jean-Paul Willaime nomme
ultramodernité573.

572
TAYLOR Charles, Hegel et la société moderne, Paris, Cerf,1998
et Les sources du moi : La formation de l’identité moderne, Paris,
Seuil, 1998, chapitre 20 : « la nature source »
573
WILLAIME Jean-Paul, Sociologie des religions, Paris, PUF,
1995

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Lewis N. & J. Rebotier - L’environnement en partage: service des visées humaines. La foi en la raison et la
affirmer la modernité pour (re)lier nature et sociétés volonté de construire un monde meilleur exempt de
contingences aura guidé les SHS qui, en contradiction avec
Nathalie Lewis, sociologue, Département Sociétés, cette mission salvatrice, durent lutter pour affirmer la place
territoires et développement, Université du Québec à du social dans un monde alors construit sur un mode
Rimouski, nathalie_lewis@uqar.ca technique. La nature dès lors se trouvait doublement
Julien Rebotier, géographe, CNRS, UMR 5603 (SET – réduite: sous la coupe de la technique qui la modelait à
Pau), julien.rebotier@cnrs.fr merci et sous celle de la science humaine et sociale
naissante qui, au-delà du matériel, l’encadraient d’idéaux
Les annonces funestes fusent quotidiennement, l’humain préconçus pour l’humanité. Dans les deux cas, la nature
est en train de détruire la vie. Face à moult constats devenait objet humain.
d’apparence implacables, les solutions sont énoncées par Un des enjeux scientifiques des sciences sociales naissantes
les scientifiques de la nature. Il n’y aurait qu’à les se pose à l’endroit de la continuité/discontinuité des lois de
appliquer. Et pourtant les « problèmes » annoncés ne font la nature et des lois de la société. La pensée moderne assise
que s’aggraver. Dès lors, on durcit ces solutions, au point à partir des mouvements révolutionnaires du 18 e siècle ne
de rendre légitimes des voies totalisantes que l’on appuie pense plus les sociétés comme masse humaine, mais plutôt
sur une rationalité scientifique coupée des dimensions comme rassemblements d’individus. Basculement profond
éthiques. Paradoxalement, la société-culture s’éloigne qui accorde une place centrale à la volonté individuelle.
toujours plus de la nature tout en développant une Période de tensions sociales, économiques et politiques qui
culpabilité exacerbée. pousse le développement des SHS dans la réflexion sur le
Abordons-nous les problèmes avec la bonne approche ? La devenir social qui n’est plus porté par les institutions
persistance des obstacles réside-t-elle dans l’envergure des séculières de jadis, vers un mieux vivre collectif juste et
solutions envisagées ou dans leur nature même ? N’a-t-on équitable, fondé en raison, face au monde physique et
pas trop longtemps réduit l’idée de nature aux facteurs humain.
biophysiques ? La question est culturelle et sociale. Elle Cette force de la raison qui ne peut être remise en question
nous invite à convoquer d’autres ressorts cognitifs comme se trouve toutefois au cœur de la crise moderne actuelle.
le suggèrent de nombreux penseurs. Les repères construits comme certitudes et vite naturalisés
Cet élargissement de la connaissance nous plonge dans un se trouvent ébranlés et l’on oublie que cette raison ignore
dilemme. Les SHS sont le fruit de la modernité. Une un élément cognitif majeur : l’obligation de réflexivité, la
modernité qui nous a affranchis d’une finalité assujettie aux nécessité d’une analyse constante entre notre devenir, notre
lois divines et où l’œuvre de la raison fonde la destinée des passé et notre étant. La construction et le développement
sociétés vers un avenir meilleur. Un avenir où l’horizon des SHS ont omis d’insister sur cette caractéristique
devait être libéré des contingences qui jusqu’ici auraient essentielle de l’étude sociale, pourtant présente dans sa
freiné le développement humain. Le progrès occidental – genèse : prendre acte de la temporalité, penser à la
parce que ce visage est résolument occidental – n’est autre construction d’un avenir qui, malgré les dictats, ne se réduit
que cette utopie d’un monde toujours meilleur, affranchi de pas aux générations futures, et bien lier cela avec un passé
deux types de contingences : physiques et sociales. Il en a sans cesse réactualisé.
résulté une césure radicale entre nature et société, laquelle En fait, aujourd’hui, face à l’évidence d’impacts humains
fut portée haut et fort par les SHS. négatifs, face à une crise environnementale majeure qui
Pour beaucoup, cette césure est indépassable dans le projet ajoute à l’effondrement moral globalisé, sociétés et
moderne tant elle est profonde. Bien que la tâche soit ardue, chercheurs en SHS qui tentent d’en tracer une certaine
nous ne renonçons ni à la modernité ni à l’avenir meilleur, intelligibilité se trouvent en perte de sens. La période
et sommes plutôt enclins à suivre Beck qui propose une moderne actuelle se caractérise par le doute, l’incertitude,
deuxième phase de la modernité. Celle-ci porterait les les errances et surtout l’incapacité collective à tendre vers
lumières nécessaires pour relier nature et sociétés, et un futur devenu impossible à penser. Le déni (ou rejet) de
exigerait des chercheurs en SHS qu’ils prennent les devants la modernité et de ses acquis nous apparaît toutefois comme
en réajustant leurs postulats ontologiques. D’un tout autre une fuite en avant permettant d’échapper à l’essentiel. La
registre que des solutions techniques, le chemin de la modernité n’a pas tout faux, attachés à cette raison dont elle
réflexivité, de la responsabilité et d’une repolitisation nous a permis le dévoilement viennent aussi des responsabilités
semble la seule voie – à peine originale – pour (re)lier et des devoirs collectifs que l’on distingue hélas fort mal
nature et société. Pour l’heure et en toute modestie, cette derrière le culte de l’individu et sa culture de la culpabilité.
communication ne fera qu’introduire ce propos ; des Jusqu’à la deuxième moitié du 20 e siècle, la nature fut
prémices essentielles à une pensée qui doit sortir de instrumentalisée par tous les camps et quasiment gommée
l’impasse morose qui la confine et qui doit refonder des SHS. Cette nature s’est toutefois imposée de plus en
l’orientation scientifique et l’action citoyenne. plus fort à la société entraînant ainsi la transformation
accélérée des champs non anthropiques. La complexité,
Le constat de la purification épistémique l’intensité des interactions, la cybernétique ont bouleversé
Les « essentiels » des sciences humaines et sociales (SHS) les paradigmes modernistes de linéarité, de stabilité et de
ont longtemps traité séparément la vie sociale de la nature. détermination. D’une nature menaçante, elle est devenue
Des cadres d’analyse et des grilles de lecture opérantes menacée, menaçant ainsi le devenir humain. Dès lors,
furent ainsi développés, permettant de saisir des l’urgence a été sa réintroduction dans nos modes de pensée.
problématiques complexes, mais dans des domaines Les solutions adoptées se sont rabattues sur la technologie,
séparés. Ces grilles d’analyse sont en phase avec la pensée la technique, l’intervention, la maîtrise, le calcul. L’urgence
moderne qui distingue (purifie) la vie sociale de la nature, ne laisse plus de place à la critique, alors disqualifiée et
et assujettit cette nature à la force de la raison ; la nature au absorbée par l’impérieuse nécessité d’agir… pour que rien

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

ne change. « Il faut faire ». Si les premiers temps de la différenciation amène à interroger la portée universelle du
modernité se caractérisaient par l’utopie et le projet, notre « problème environnemental ». A l’échelle globale, il
période moderne oublie l’usage de la raison et se rabat sur pourrait correspondre à un horizon problématique commun
un présentisme peu réflexif. Elle fait de l’adaptation une à l’humanité, à un socle de valeurs, à un sens (une menace
forme de gestion, oxymore du projet et de la vision. Nous ou un devenir possible) au regard duquel la communauté
vivons aujourd’hui dans un présent ultraflexible que l’on humaine serait amenée à se positionner. Le problème
peut relier à une posture idéologique hégémonique. environnemental global et impérieux dépasserait les
Dans ce cadre, les SHS échouent à affirmer une approche situations spécifiques en offrant une raison d’être
environnementale originale dans des termes qui échappent à collective, presque une mission – celle de relever le défi de
l’idéologie dominante et qui soient distincts des approches la soutenabilité de l’espèce humaine (sinon du vivant) sur la
de sciences dures en exploitant les dimensions critiques et Terre –, répondant ainsi à l’errance des sociétés incapables
réflexives de la raison. Pour ce faire, il faut désaxer notre de penser leur futur inscrit dans une modernité
approche. Les SHS sont équipées pour explorer la portée désenchantée.
axiologique de la question environnementale, en évaluer le Le rendez-vous historique est séduisant d’unanimité, mais il
sens, en mesurer les implications, en saisir les convient de se demander ce qu’il advient de la
bouleversements et les responsabilités pour les sociétés et différenciation du problème environnemental dans l’espace,
les individus. À ce titre, l’espèce humaine présente une le temps et parmi les sociétés. Les expressions commençant
spécificité qu’il devient urgent d’assumer pleinement. par « nous sommes tous… » doivent intimer la plus grande
Certes, l’histoire démontre l’impact de prédation humaine précaution. Tout l’enjeu consiste à savoir à quelles
décuplé par l’utilisation de la raison, mais cette raison peut conditions le problème environnemental peut constituer un
aussi guider le développement futur soit vers une universel qui ne soit pas totalisant.
destruction rapide soit vers une redirection de l’équilibre Certes, l’idée de retrouver une unité (une Humanité) est
nature / société. Dans ce cadre, le politique, via l’écologie d’autant plus intéressante dans une modernité marquée par
politique, doit être mobilisé. Notre manière de voir le l’atomisation des sociétés, l’individualisme le plus radical,
problème doit passer par une critique du monde libéral. Il et la fragmentation d’une globalisation libérale avancée.
devient urgent de comprendre que le lien (moderne) entre Mais comment penser l’unité distincte de la totalité ?
société et nature n’est pas que fonctionnel, pragmatique ou Comment penser le commun sans étouffer le particulier ?
technique. Il y a aussi un rapport symbolique, une remise en Comment ne pas verser dans la téléologie d’une mission à
question de ce qui est en partage, dont il faut tenir compte tout autre supérieure, avec ses « voies totalisantes » ?
pour (re)lier aujourd’hui société et nature, qui nous pousse Comment ne pas verser dans l’illusion libérale fondée sur
à reposer la question du sens et du devenir. Cela impose l’autonomie individuelle et masquer les questions
une urgence certes, mais fondamentalement différente : le d’inégalité et de justice derrière des universels a priori
détour par la philosophie morale pour comprendre légitimes et dont il est difficile de douter ?
l’importance et la possible contribution des SHS aux études Au regard de l’universel légué par la globalisation
de l’environnement. occidentale, ce défi s’avère être une gageure, mais il y a
peut être un chemin pour concilier ce « commun » du
Reli(r)e(r) le couple nature – société et lui (re)donner du problème environnemental et l’idée d’un
sens collectif politiquement responsable, sans verser ni dans le
Le « problème environnemental » désigne une question repli ou la jungle de l’individualisme ni dans la toute-
sociale qui dépasse largement les seules lois physiques du puissance technocratique ou tyrannique d’une oligarchie.
milieu naturel. Il s’agit de réfléchir aux défis posés par La morale chrétienne prend comme étalon la loi divine. La
l’environnement en tant qu’ils sont identifiés et reconnus morale moderne, kantienne du moins, prend la raison du
dans un contexte social, et en tant qu’ils sont signifiés et sujet moderne comme étalon. Pour Kant, la morale est
qu’ils remplissent une fonction particulière dans un collectif dictée par la raison consciente. Cela étant, pour Arendt,
et sur un territoire. Si les sciences de la nature s’emploient à l’enseignement moderne en termes de morale, c’est qu’il
découvrir les lois de vérités toujours amendables, il en va n’y a pas de morale qui existerait comme essence, déjà là.
autrement des sciences sociales dont la vocation consiste à « L’impératif catégorique » kantien renvoyait à la capacité
interpréter, ou travailler sur des interprétations de la réalité. des hommes rationnels à discerner le juste de l’injuste, le
L’environnement saisit les sciences sociales en tant qu’il est bien du mal. Mais alors, une fois effondrés les horizons, les
posé aujourd’hui comme un problème global, qui nous sociétés de masse, les grands récits des devenirs collectifs,
interpelle collectivement et se décline localement pour quelles sont les conditions pour fonder un système de
chacun de nous. En ce sens, ce sont les conditions dans valeurs et donner du sens commun? Non plus sur les bases
lesquelles l’environnement devient un tel « problème d’un impératif catégorique largement battu en brèche, mais
social », ainsi que le sens et les implications de ce problème sur les bases d’un impératif environnemental contemporain.
pour les sociétés, les individus et leur territoire, qui Voilà la portée potentielle d’une éthique environnementale
constituent un objet pertinent de sciences sociales. C’est à même d’imprimer un sens à l’agir collectif.
respectivement un travail d’archéologie et de généalogie Il n’est pas infondé de penser le problème environnemental
qui se présente à l’agenda de la recherche. Le problème comme nouveau commun ou comme moteur de l’action
environnemental met sous les projecteurs ce qui lie collective, et cette idée ne prend véritablement de sens que
l’individu et la société, mais aussi la société au vivant et lorsqu’il s’agit de la communauté des Hommes. C’est
aux conditions d’hospitalité de la planète. l’échelle du monde, de l’Humanité, qui introduit une
L’environnement recouvre une série de défis à l’agenda certaine nouveauté. En marge de l’État qui intervient dans
politique et scientifique global. Il ne se traduit pas moins de le cadre d’une communauté nationale en regard du bien
manière très différenciée dans l’espace, au fil du temps, et public, défini à l’aune d’une communauté de citoyens
parmi les groupes sociaux. Ce constat basique de modernes, il s’agit d’envisager l’environnement à titre de

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

bien commun, commun à l’Humanité, et en cela, référent environnemental est souvent réduit à des mécanismes à
d’une philosophie morale pour les individus et les groupes mieux connaître. Dès lors qu’il s’agit de considérer le
dans espace politique qui fait du monde un territoire. problème environnemental différemment, sur la base d’une
Pénétrés de ce référent moral commun, c’est sur la base réflexion axiologique, les interprétations des réalités sont
d’une construction collective et de la reconnaissance du du domaine des sciences sociales, l’éthique doit rejoindre la
problème environnemental que l’on pourrait fonder un connaissance.
système de valeurs en partage afin de penser différemment Il s’agit de comprendre les cadres cognitifs et conceptuels
l’environnement, et d’envisager une portée politique propres à un moment, un espace et un groupe social, au sein
opératoire. desquels les problèmes environnementaux prennent des
formes et des sens pluriels. Il ne s’agit pas de partir des
Le rôle des SHS dans le cadre du défi environnemental formes ou de la perception des problèmes
Penser l’environnement différemment oblige à se environnementaux par les communautés, les acteurs (locaux
positionner en termes de cadres cognitifs, de référents, ou non, du reste) pour mesurer « l’écart au modèle », ou la
d’épistémologie et de points de vue. La portée politique distance à la parole experte, « scientifique » (ou tout autre
opératoire découle de cette manière de considérer le référent essentiel, absolu). C’est pratiquer une « écologie de
problème environnemental comme un commun. La la pensée et de l’action », une archéologie et une généalogie
conception de l’environnement repose sur un système de de la question, tout un travail de contexte sur l’émergence,
valeurs partagé par une communauté, à tel point partagé la portée et le sens d’un problème social.
qu’il est convenu de s’y référer… au point d’en oublier le Outre cette dimension réflexive et critique de la réflexion,
conventionnalisme qu’il accompagne. Le rôle des sciences le regard de sciences sociales permet enfin d’opérer des
sociales consiste pour partie à rendre visible ce qui est choix, et d’affirmer des positionnements dans le système de
tellement acquis et incorporé parmi ces cadres cognitifs et valeurs qui préside à la distinction sinon du juste et de
conceptuels qu’on envisage difficilement d’opérer un l’injuste, sinon du bien et du mal, au moins du meilleur et
jugement, d’évaluer le problème environnemental ou de du pire. Des tenants de l’écologie politique, parmi les plus
formuler des prérogatives en dehors de ces cadres. Il s’agit impliqués, pratiquent une science en société qui les amène à
de fonder une critique axiologique du problème défendre une certaine normativité. Ils rejoignent en cela le
environnemental, i.e. d’ancrer la réflexion sur sens de la neutralité axiologique de Weber, qui n’est pas
l’environnement dans des dynamiques sociales, tant une « objectivité » des sciences – de toute façon illusoire, la
matérielles que symboliques. Ce travail repose sur un science est une activité sociale, une production de
cadrage de la problématique et une construction de l’objet connaissance qui se réalise en société. La neutralité
propre à des SHS qui affirment autant leurs questions de axiologique se traduit plus justement par une « non-
recherche que leur autonomie conceptuelle dans les études imposition » des valeurs, ce qui n’est pas l’absence de
environnementales. Ainsi, l’objet de la réflexion n’est pas valeurs. La dimension performative des sciences sociales
l’environnement, ni sa mécanique. C’est plutôt le « bien sur l’environnement peut consister à affirmer la
penser la société » et tout le travail de cadrage, de responsabilité de l’humain, comme membre d’une
signification ou encore d’exploration du système de communauté capable de destruction ET de réflexion, afin
valeurs. Autant d’éléments qui président aux interactions de permettre que la vie dure de façon juste et d’œuvrer à
entre société et nature, à la manière dont les problèmes sont cette axiologie commune à l’Humanité.
posés, à l’horizon des possibles – nécessairement sélectifs – Le sens donné aux interprétations du problème
qui est présenté, par qui, pour qui… environnemental réside dans les conditions de possibilité de
Une première partie du rôle des sciences sociales, la vie indissociablement liées à des principes de justice. Si
argumentée sur des principes de philosophie morale, les conditions de vie obéissent pour partie à des lois
consiste à décaler sensiblement l’axe de réflexion sur physiques qu’il convient d’observer, les principes de justice
l’environnement. Mais une autre partie recouvre la portée affirment nécessairement une dimension politique, un sens
politique opératoire de cette réflexion. Et cette portée partagé dévolu au problème environnemental. Cela permet
politique réside dans le caractère non absolu, non essentiel, d’orienter les interprétations et de se positionner en
mais bien construit et pluriel, du système de valeurs qui fonction de celles-ci. Ce qui oriente la pensée et l’action
donne sens et forme au problème environnemental. Ainsi (« l’impératif » dirait Kant), c’est permettre que la vie dure,
construit, le système de valeurs relève nécessairement d’un de façon juste dans un horizon commun à l’Humanité, tout
collectif, de rapports sociaux, de rapports entre acteurs, à en résistant à la dérive soi-disant fatale vers la domination
quoi ni la science ni les scientifiques n’échappent. La sur le reste du vivant (c’est du reste une autre idée de la
portée politique de la réflexion des sciences sociales à durabilité, plus proche de la soutenabilité).
l’endroit du problème environnemental peut alors autant
s’avérer descriptive que performative (dans la mesure où la Conclusion
pratique des SHS est informée des choix possibles et peut Cet éclairage de philosophie morale pose dans les faits
même reconnaître des valeurs dans l’exercice du jugement, toute une série de questions pratiques et méthodologiques,
aux côtés de la connaissance). épistémiques pour lesquelles on n’a pas nécessairement de
Au-delà d’une rupture ou d’un décentrement, il s’agit de réponses. Parallèlement, il donne du sens, et en termes
comprendre les capacités de jugement du bien ou du mal au opératoires, il constitue la définition même de l’exercice
regard d’un socle de valeurs qui n’est pas donné. La démocratique pour certains théoriciens qui ne réduisent la
vocation descriptive d’une réflexion de sciences sociales va démocratie à l’exercice policé d’une gouvernance
consister à revenir sur des logiques de production, à rendre consensuelle à laquelle personne ne croit plus. C’est
compte de ces ressorts qui interviennent dans la positionner le problème environnemental, comme question
construction des problèmes environnementaux rencontrés. de société, au cœur des enjeux politiques et de démocratie
Dans le cadre d’une modernité froide, le problème contemporains. C’est peut-être aussi ré enchanter le monde,

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

le sens d’une refondation morale à partir du problème


environnemental, qui ne réside ni dans le cœur (morale
chrétienne), ni dans la raison (morale moderne, kantienne),
mais bien dans le dissensus, le débat, l’interaction parmi les
sociétés, i.e. dans le politique.
Dans cet esprit, l’acte démocratique ne se décline plus
comme un exercice mécanique d’égalité entre tous, mais
plutôt comme le travail incessant de la communauté (de la
société des individus d’Élias) visant une société partagée le
plus justement possible. Du coup, il ne s’agit justement pas
de penser de la même façon, mais d’avoir l’opportunité de
dire et surtout d’entendre la différence, et ce, sur la place
publique. La véritable participation démocratique souligne
Rancière « c’est l’invention de ce sujet imprévisible ». Ce
dissensus nécessaire au politique et au débat
environnemental. Dans le cadre du problème
environnemental, des chemins existent – impossibles à
développer ici – pour comprendre et interpréter le monde
social contemporain. Il appartient aux SHS, critiques et
réflexives, d’affranchir la question environnementale
d’approches réductrices (souvent techniques, ou séparées
du social). Il est nécessaire de fonder la réflexion au regard
d’une éthique environnementale afin d’être à la hauteur du
défi posé. Les solutions restent à inventer, pour le
scientifique comme pour le citoyen. Encore faut-il ne pas se
tromper de question.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Bonneuil C. & J.B. Fressoz - L'histoire, la Terre et nous. pas simplement avancé des données fondamentales sur
Quelle histoire de l'anthropocène ? l’état de notre planète, ni simplement promu un point de
vue systémique sur son avenir incertain. Ils en ont aussi
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz proposé une histoire qui explique « comment en sommes-
nous arrivés là ? ». Ce récit peut être schématisé ainsi :
Bien plus qu’une crise environnementale,
l’Anthropocène signale une bifurcation de la trajectoire Nous, l’espèce humaine, avons depuis deux siècles
géologique de la Terre causé non pas par l’ « Homme » en inconsciemment altéré le système Terre, jusqu’à le faire
général, mais par le modèle de développement qui s’est changer de trajectoire géologique. Puis vers la fin du
affirmé puis globalisé depuis la dite « révolution » XXe siècle, une poignée de scientifiques nous aurait enfin
industrielle. L’Anthropocène, c'est notre époque. Notre fait prendre conscience du danger et aurait pour mission
condition. C’est le signe de notre puissance, mais aussi de de guider une humanité égarée sur la mauvaise pente574.
notre impuissance. Nous proposons ici sur les rapports entre
Anthropocène, histoire et écologie politique, à partir de Ce récit du passé, qui met en avant certains acteurs
notre ouvrage L’événement Anthropocène. La Terre, (« l’espèce humaine » comme catégorie indifférenciée) et
l’histoire et nous (Seuil, 2013). certains processus (la démographie, l’innovation, la
croissance…), conditionne une vision de l’avenir et des
UN CONSTAT SCIENTIFIQUE « solutions », qui place les scientifiques comme guides
Cette nouvelle époque géologique, débutant avec la d’une humanité désemparée et ignorante et fait du pilotage
révolution thermo-industrielle (cf. Alain Gras, Jacques du « système Terre » un nouvel objet de savoir et de
Grinevald) et succédant à l’Holocène, a été proposée en pouvoir.
2000 par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie spécialiste de Mais qui est cet anthropos indifférencié quand un
la couche d’ozone. Depuis, le concept d’Anthropocène est américain du Nord moyen possède une empreinte
devenu un point de ralliement entre géologues, écologues, écologique 32 fois supérieure à un éthiopien moyen ? Et
spécialistes du climat et du système Terre, historiens, comment croire que ce n’est que depuis quelques décennies
anthropologues, philosophes et militants écologistes, pour que nous « saurions » quels dérèglements nous imprimons à
penser ensemble cet âge dans lequel le modèle de la planète alors qu’un nombre croissant de travaux
développement actuellement dominant est devenu une force historiques montrent que les alertes environnementales sont
tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques aussi anciennes que la révolution industrielle ? Une
profonds, multiples et synergiques à l’échelle globale. amnésie sur les savoirs, les contestations et alternatives
En termes d’extinction de la biodiversité, de passées de l’industrialisme sert finalement une vision
composition de l’atmosphère et de bien d’autres paramètres politique particulière, dépolitisante de la situation actuelle,
(cycle de l’azote, de l’eau, du phosphore, acidification des qui place les scientifiques et leurs sponsors comme guides
océans et des lacs, ressources halieutiques, déferlement suprêmes d’une humanité, troupeau passif et indifférencié.
d’éléments radioactifs et de molécules toxiques dans les
écosystèmes…) nous sortons en effet, depuis deux siècles, Un deuxième grand récit, post-environnementaliste,
et surtout depuis 1945, de la zone de relative stabilité que célèbre l’Anthropocène comme l’annonce (ou la
fut l’Holocène pendant 11.000 ans et qui permit la confirmation) de la mort de la nature comme externalité. Ce
naissance des civilisations. Dans l’hypothèse (optimiste ?) récit est intéressant en ce qu’il questionne le dualisme
de +4°C en 2100, la Terre n’aura jamais été aussi chaude nature / culture fondateur de la modernité occidentale et
depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la qu’il critique certains projets de conservation qui excluaient
biodiversité, elle s’opère actuellement à une vitesse 100 à de fait les populations d’une nature supposée « vierge ». Il
1000 fois plus élevée que la moyenne géologique, du ouvre aussi le chantier philosophique d’une nouvelle pensée
jamais vu depuis 65 millions d’années. Cela signifie que de la liberté qui ne soit pas l’illusion trompeuse d’un
l’agir humain opère désormais en millions d’années, que arrachement à tout déterminisme naturel ou d’une
l’histoire humaine qui prétendait s’émanciper de la nature domination de la nature. Une pensée de la liberté qui
et la dominer, télescope aujourd’hui la dynamique de la assume ce qui nous attache et nous relie à notre Terre et qui
Terre et se retrouve prise dans les contraintes de mille rétro- réconcilie l’infini de nos âmes à la finitude de la planète.
actions avec celle-ci. Cela implique aussi une nouvelle Par contre en célébrant l’ingénierie généralisée d’une
condition humaine : les habitants de la Terre vont avoir à techno-nature, les tenants de cette vision (de certains
faire face dans les prochaines décennies à des états que le sociologues et philosophe post-modernes à certains
système Terre auxquels le genre Homo, apparu il y a deux idéologues du Think-Tank post-environnementaliste du
millions et demi d’années seulement, n’avait jusqu’ici Breakthrough Institute575 en passant par certains écologues
jamais été confronté, donc auxquels il n’a pas pu s’adapter post-nature) prônent non pas une humilité à l’âge de
biologiquement ni nous transmettre une expérience par la l’Anthropocène mais un nouveau « pilotage planétaire ».
culture. « Avant on a fait de la géo-ingénierie sans le savoir, mal »,
nous disent-ils en substance ; « mais maintenant on va gérer
L’ANTHROPOCÈNE ET SES GRANDS RÉCITS la planète avec toute notre technoscience ». ». Pour eux, le
Face à cette situation géologiquement, historiquement pêché de Victor Frankenstein ne fut pas d’avoir créé un
et anthropologiquement nouvelle, il existe au moins quatre
visions du monde susceptibles d’accommoder la réalité de 574
Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, 3
l’Anthropocène en autant de discours et d’idéologies. janv. 2002, p. 23. Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen et
Le premier type de discours, naturalisant, est celui qui John McNeill, « The Anthropocene: conceptual and historical
domine dans les arènes scientifiques internationales. Les perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A,
scientifiques qui ont inventé le terme d’Anthropocène n’ont vol. 369, n° 1938, 2011, 842–867.
575
www.thebreakthrough.org/

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

montre mais de l’avoir abandonné inachevé576. On va donc environnementale). L’Anthropocène apparaît alors comme
réparer le monstre de Frankenstein et promis, il va mieux la « seconde contradiction » du capitalisme. A condition de
fonctionner que le monstre initial. Encore plus techno- ne pas basculer dans un aplatissement de la question
optimiste que le premier grand récit, cette vision conçoit la écologique dans le vieux cadre marxiste ni dans l’annonce
nature mais aussi l’espèce humaine comme un construit, prophétique (déjà faite par Lénine…) de l’auto-écroulement
ouvrant potentiellement la porte au trans-humanisme. du capitalisme sous le poids de ses contradictions, cette
Cette vision prométhéenne et manipulatrice perspective présente l’intérêt d’inscrire la matérialité des
s’accommode également fort bien du capitalisme financier flux de matière et d’énergie (les données des sciences de
contemporain, de sa « croissance verte » et de son ambition l’Anthropocène) dans une histoire sociale critique du
de faire du système Terre un sous-système du système capitalisme, et d’offrir des prises analytiques pour décoder
financier à travers les marchés des « services les stratégies actuelles de l’oligarchie mondiale pour
écosystémiques ». Mais que gagnera-t-on et que perdra-on à « néolibéraliser » la Terre entière (marchés assurantiels,
dénier toute altérité à la nature, à poursuivre le culte des adaptation résiliente, marchés du carbone, REDD,
monstres de laboratoire et à accélérer la déconstruction- compensation écologique…).
reconstruction marchande du monde ?
QUELLE HISTOIRE POUR L’ANTHROPOCÈNE ?
Une troisième lecture de l’Anthropocène, Laissons à chacun le soin de se repérer dans ce
catastrophiste, insiste sur l’intangibilité des limites de la tableau et de concevoir sa propre vision à partir des quatre
planète, à ne pas outrepasser sous peine de basculement. idéologies-types de l’Anthropocène que nous venons
Cette lecture reprend les alertes des travaux des d’esquisser. Chacune d’elle présente des apports et des
scientifiques577 et leur appréhension non linéaire de limites. Plutôt que de nous positionner en surplomb pour les
l’évolution des systèmes complexe : l’histoire n’est plus « rectifier » au nom d’un savoir historien empirique
celle d’un progrès ou d’une croissance indéfinis, mais celle supposément au-dessus des récits idéologiques, nous
de points de basculement (tipping points) et préférons pour terminer proposer quelques apports du
d’effondrements à anticiper collectivement (cf l’importance renouveau actuel de l’appréhension historienne du dernier
des travaux sur la résilience sur la pensée politique du quart de millénaire à la compréhension des dérèglements
mouvement des villes en transition et sur la permaculture). écologiques en cours et à la pensée de l’écologie politique.
Cette vision fait également écho aux travaux de la « théorie De l’odysée de l’espèce à une histoire politique
politique verte578 » et au projet politique de la décroissance, Premièrement, face à un système terre menacé,
qui renouvellent la pensée de la démocratie et de l’égalité à nous n’avons pas un « anthropos » indifférencié, mais
partir du constat de la finitude. Si l’on prend au sérieux plutôt un ensemble structurellement inégalitaire et
l’Anthropocène dans cette perspective, on ne peut plus historiquement évolutif de relations entre collectifs humains
penser la nature dans le cadre contractualiste qui a dominé (un « système-monde »). On ne saurait entériner une vision
la théorie politique jusqu’ici, on ne peut plus penser la simplifiée de l’humanité, qu’il faudrait considérer toute
démocratie sans ses métabolismes énergétiques et entière « comme une espèce », unifiée par la biologie et le
materiels579 et l’on ne peut plus, dans un monde fini, carbone, et donc collectivement responsable de la crise,
différer la question du partage des richesses par le rêve d’un effaçant par là même, de manière très problématique, la
gâteau économique grossissant sans fin. grande variation des causes et des responsabilités entre les
peuples (jusque récemment, l’anthropocène fut un
Si elle reprend les constats scientifiques des occidentalocène !) et les classes sociales580. Il apparaît
dérèglements écologiques globaux, cette 3e vision ne plutôt qu’au fil des siècles les puissances hégémoniques (la
partage pas la foi en des « solutions » techno-scientifiques Grande-Bretagne au premier chef lors de l’entrée dans
pour sauver la planète des deux premières visions. Elle l’Anthropocène autour de 1800581) accumulent du capital,
insiste au contraire, pour éviter un Anthropocène barbare, garantissent un certain niveau de vie aux classes moyennes,
sur la nécessité de changements vers la sobriété des modes stabilisant ainsi l’ordre social en leur sein et financent leurs
de production et de consommation : c’est donc d’initiatives infrastructures et l’innovation. Ces Etats ont le pouvoir
alternatives, de savoirs et de changements dans tous les économique et la force militaire pour prélever à bon prix
secteurs de la société, et non pas uniquement par en haut dans les pays périphériques des matières premières, y
(techno-science, green business, ONU), que dépend l’avenir exploiter si nécessaire une main d’œuvre peu coûteuse, y
commun. écouler des marchandises démodées, et polluer leurs
environnements. La crise climatique confirme ces rapports
Une 4e lecture de l’Anthropocène, éco-marxiste, très inégalitaires entre nations et le lien étroit entre crise
consiste à relire l’histoire du capitalisme au prisme non environnementale et entreprise de domination globale : il
seulement des effets sociaux négatifs de sa globalisation est ainsi frappant de constater que les deux puissances
comme dans le marxisme standard (cf. la notion de hégémoniques du XIXe siècle (la Grande-Bretagne) et du
système-monde d’Imanuel Wallerstein), mais aussi de ses XXe siècle (les États-Unis) représentent 55% des émissions
métabolismes et impacts écologiques (eux-mêmes liés aux cumulées en 1900, 65% en 1950 et presque 50% en 1980.
enjeux sociaux via les questions de justice
576 Une écologie politique historiquement informée ne
Bruno Latour, “Love your monsters”, dans M. Shellenberger et
T. Nordhaus (dir.), Love your monsters. Post-environmentalism
peut dire : « on ne savait pas »
and the Anthropocene, Breakthrough Institute, 2011, 16-25.
580
577
A. Barnosky et al., « Approaching a state shift in Earth’s D. Chakrabarty, “The Climate of History: Four Theses”,
biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012, 52-58. Critical Inquiry 35 (2), 2009, 197-222,; Steffen et al., op. cit.,
578
Cf. les travaux d’Andrew Dobson, Bruno Villaba, Luc Semal, 2011.
581
Mathilde Szuba. K. Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la
579
T Mitchel, Carbon Democracy, La découverte, 2013. construction de l'économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.

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Deuxièmement, l’histoire nous apprend que les Troisièmement, l’histoire des bifurcations, débats,
alertes scientifiques sur les dégradations environnementales résistances et alternatives de chaque période nous apprend
globales et les contestations des dégâts de l’industrialisme que l’Anthropocène n’était pas inéluctable, mais qu’il a été
ne datent pas d’aujourd’hui, ni même des décennies post- à chaque moment le résultats de choix politiques,
1960 : elles sont aussi anciennes que le basculement dans techniques et sociaux qui auraient pu être autres (et qui
l’anthropocène. Il existait autour de 1800 une théorie étaient contestés). Une histoire des possibles doit remplacer
largement partagée d’un changement climatique global un déterminisme d’un « Homme » qui depuis la maîtrise du
causé par la déforestation alors massive en Europe de feu prendrait le contrôle de la planète.
l’Ouest582. Certes ces théories sont aujourd’hui largement Prenons par exemple le cas de l’énergie. La
complétées et corrigées (mais c’était la meilleure science de focalisation des historiens sur la révolution industrielle et
son temps, de même que la science du climat du XXIIe les fossiles, obscurcit la prédominance des énergies
siècle corrigera celle du XXe). Certes, les données renouvelables jusqu’à la fin du XIXe siècle. Par exemple,
scientifiques d’aujourd’hui sont plus denses, massives, c’est au début du XXe que le nombre de chevaux atteint son
globales, mais il serait historiquement faux et politiquement apogée aux États-Unis585. De même, en 1870 encore, grâce
trompeur de faire passer les sociétés du passés comme à des turbines perfectionnées, l’hydraulique y fournit 75%
inconscientes des dégâts – environnementaux et sanitaires de l’énergie industrielle586. En 1868, 92% du tonnage de la
et humains – de l’industrialisme. Ceux-ci furent contestés marine marchande britannique est mu par la voile 587. Entre
par mille luttes ; non seulement par les romantiques ou les 1750 et 1913, la France a émis quatre fois moins de carbone
tenants de l’Ancien Régime, mais aussi des savants, des dans l’atmosphère que la Grande-Bretagne tout en
artisans et ouvriers luddites, et les multitudes rurales au atteignant un niveau de vie voisin (-20%) : ne peut-on pas y
Nord et au Sud qui perdaient alors les bienfaits des biens voir un signe de la pluralité des modèles possible ?
communs agricoles, halieutiques et forestiers appropriés, L’histoire des énergies renouvelables, animales,
marchandisés, détruits ou pollués583. Ainsi un précurseur du éoliennes et solaires, avant qu’elles ne soient considérées
socialisme, Charles Fourrier écrivait-il en 1821 un essai sur comme « alternatives » fait d’ailleurs apparaître un passé
« La dégradation matérielle de la planète » dont l’ riche de lignées techniques négligées et de potentialités non
« industrie civilisée » (son terme pour désigner le nouveau advenues. À la fin du XIXe siècle, 6 millions d’éoliennes
capitalisme industriel libéral auquel il opposait un stade activant autant de puits, eurent le rôle historique
supérieur plus juste et harmonieux, l’ « association »). fondamental d’ouvrir les plaines du Midwest américain à
Plutôt qu’un « on ne savait pas », nous devons l’agriculture et à l’élevage. Il ne s’agissait pas de moulins
plutôt donc penser l’entrée et l’enfoncement dans artisanaux mais de rotors, conçus à l’aide de la dynamique
l’Anthropocène comme la victoire de certains intérêts qui des fluides, capables de suivre le vent, et produits
ont fabriqué du non-savoir sur les dégâts du « progrès », industriellement588. Dans le monde rural américain, la
comme le déploiement de grands dispositifs (idéologiques production d’électricité décentralisée (par des éoliennes et
et matériels) et de « petites désinhibitions584 » par lesquels des batteries) demeure dominante jusqu’aux grands
les oligarchies productivistes de différentes époques ont pu programmes d’électrification rurale de la Dépression et de
jusqu’ici marginaliser ou récupérer les critiques socio- l’après-guerre589. L’énergie solaire a failli s’imposer aux
écologiques. Etats-Unis pour les usages domestiques. En Californie et en
Et plutôt qu’une vision du monde où la société est Floride, l’ensoleillement et l’éloignement des gisements de
passive et ignorante attendant que les scientifiques sauvent houille explique le développement rapide des chauffe-eau
la planète (avec la géo-ingénierie, les agro-carburants, la solaires qui équipaient près de 80% des habitations en
biologie de synthèse ou les drones-abeilles remplaçant la 1950590. De même que l’industrie pétrolière et automobile
biodiversité naturelle, et autres « solutions » techno- eut la peau des tramways dans les années 1930, il aura fallu
marchandes « vertes »), il convient de reconnaître que c’est tout le poids des lobbies pour bloquer l’énergie solaire
dans l’ensemble du tissu social et des peuples que se domestique après 1945.
trouvent les savoirs, les initiatives et les « solutions » qui
« sauveront la planète ». Une réappropriation de la mémoire Institutions répressives et oligarchies de
des critiques et des nombreuses luttes et alternatives socio- l’Anthropocène
écologiques du passé permet donc d’étayer historiquement Quatrièmement, en dissolvant l’illusion d’un
une approche non technocratique des problèmes monde technique contemporain efficace et optimal, en
écologiques globaux (cf. la critique de la Technique chez montrant la stratification des intérêts particuliers qui a
Charbonneau et Ellul, la critique du technofascisme chez abouti à sa construction, l’histoire nous ouvre des libertés
Gorz ou celle de l’écologie machinique chez Guattari)
585
Joel Tarr, Clay McShane, The Horse in the City. Living
Au-delà de l’histoire des vainqueurs, redécouvrir Machines in the Nineteenth Century, Baltimore, The Johns
la pluralité des options possibles Hopkins University Press, 2007.
586
David E. Nye, Consuming Power. A Social History of
American Energies, Cambridge (MA), MIT Press, 1998, p. 82.
582 587
Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, « Le climat fragile de Katherine Anderson, Predicting the Weather, Univ. of Chicago
la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité Press, 2005, p. 3
588
environnementale », La Vie des idées, 20 avril 2010. Alexis Madrigal, Powering the Dream. The History and
http://www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la- Promise of Green Technology, Cambridge (MA), Da Capo Press,
modernite.html 2011.
583 589
Cf. Technocritiques, livre à paraître à La découverte de François Robert Righter, Wind Energy in America. A History, University
Jarrige. of Oklahoma Press, 1996.
584 590
J-B. Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Seuil, 2012 ; C. Pessis, S. Adam Rome, The Bulldozer in the Countryside : Suburban
Topçu et C. Bonneuil (dir.), Une autre histoire des ‘Trente Sprawl and the Rise of American Environmentalism, Cambridge
Glorieuses’, La Découverte, 2013. University Press, 2001.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

pour le présent. Par exemple, la pétrolisation du monde est très différente de la Première. En moyenne, le soldat
le résultat de choix politiques et militaires particulièrement américain de la Seconde Guerre consommait 228 fois plus
délétères. L’économie n’y joue peut être pas un rôle d’énergie que celui de la Première. La logistique du pétrole
essentiel : tout au long du XX e, le pétrole est constamment sort transformée de la guerre : pipelines et capacités de
plus cher que le charbon, beaucoup plus cher en Europe, un raffinage augmentèrent brutalement pour répondre aux
peu plus aux États-Unis591. Comment alors expliquer son besoins militaires. La production de carburant d’aviation
ascension de 5% de l’énergie mondiale en 1910, à plus de (kérosène à indice d’octane 100) constitue l’un des plus
60% en 1970? grands projets de recherche industrielle de la Seconde
Elle est tout d’abord le fait de la suburbanisation et Guerre mondiale. Les investissements dans le procédé
de la motorisation des sociétés occidentales. Or ce d’alkylation s’élevèrent à un milliard de dollars, soit la
processus a été activement encouragé par les élites moitié du projet Manhattan.
américaines des années 1920 : la maison de banlieue leur Même en temps de paix, les complexes militaro-
paraissait être le meilleur rempart contre le communisme et industriels détruisent. La guerre froide constitue ainsi un pic
le meilleur moyen pour relancer l’économie en crise. La dans l’empreinte environnementale des armées. Le maintien
périurbanisation redéfinit l’environnement politique et et l’entraînement des forces occidentales consommaient des
social du travailleur : elle défait les solidarités ethniques et quantités énormes de ressources : par exemple, 15% du
sociales qui avaient été le support des solidarités ouvrières trafic aérien de l’Allemagne de l’Ouest était lié aux
et des grandes grèves en 1917 et 1946. La maison exercices militaires de l’OTAN. En 1987 l’armée
individuelle et la voiture qui l’accompagne jouent un rôle américaine consommait 3,4% du pétrole national, l’armée
essentiel de discipline sociale par l’intermédiaire du crédit à russe, 3,9%, l’armée britannique 4,8% du pétrole, auquel
la consommation : dès 1926, la moitié des ménages s’ajoutaient 1% du charbon et 1,6% de l’électricité
américains sont équipés d’une voiture mais les deux-tiers nationale. Si on ajoute à cela les émissions de CO 2 liées à la
de ces voitures ont été acquis à crédit592. production des armements c’est entre 10 et 15% des
De manière plus générale, à l’époque du charbon, émissions américaines qui seraient le fait des militaires
les mineurs possédaient le pouvoir d’interrompre le flux pendant la guerre froide593.
énergétique alimentant l’économie. Leurs revendications, Disposer d’une histoire précise de l’Anthropocène est
jusqu’alors constamment réprimées, furent enfin être prises crucial : le recours aux pétroles non-conventionnels et aux
en compte à la fin du XIXe siècle : les grandes grèves gaz de schistes montre qu’on ne saurait laisser l’épuisement
minières contribuèrent à l’émergence de syndicats et de des réserves « naturelles » dicter le tempo de la transition.
partis de masse, à l’extension du suffrage universel et à Pensée et mouvements de l’écologie politique ne peuvent
l’adoption des lois d’assurance sociale. s’en remettre et à la finitude des réserves : pour des raisons
Une fois prise en compte l’affinité historique entre climatiques et plus généralement écologiques, il faut
le charbon et les avancées démocratiques de la fin du XIX e absolument produire une contrainte politique bien avant que
siècle, la pétrolisation de l’Amérique puis de l’Europe le « signal prix » nous force à changer de modèle. C’est dès
prend un sens politique nouveau. Elle correspond à une maintenant qu’il s’agit de relire (intellectuellement) et de
visée politique : ce sont les États-Unis qui l’ont rendue défaire (politiquement) une série de choix politico-
possible afin de contourner les mouvements ouvriers. Le techniques actés tout au long du XIXe et du XXe siècle.
pétrole est beaucoup plus intensif en capital qu’en travail, Cela requiert de se libérer d’institutions répressives
son extraction se fait en surface, elle est donc plus facile à (impérialisme, armée, technocratie, consumérisme
contrôler, elle requiert une grande variété de métiers et des disciplinaire). C’est là non le diktat d’une éco-rationalité
effectifs très fluctuants. Tout cela rend difficile la création rigoriste, mais une perspective d’émancipation joyeuse !
de syndicats puissants. Un des objectifs du plan Marshall
était ainsi d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir
les mineurs et leurs syndicats et d’arrimer ainsi les pays
européens au bloc occidental.

Les militaires enfin ont joué un grand rôle dans le


déploiement de technologies énergivores, pour lesquelles la
puissance importait beaucoup plus que le rendement. La
Première Guerre fut perçue par les états-majors comme la
victoire du camion sur la locomotive. Elle accéléra la
recherche sur la combustion du pétrole : la vitesse, les
rendements et la puissance des moteurs doublèrent en
quatre ans. Aidés par les Etats, les constructeurs
automobiles renouvelèrent leurs équipements, introduisirent
le travail à la chaîne et généralisèrent l’application du
taylorisme.
Mais c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui
produit la rupture décisive. En termes énergétiques, elle fut

591 593
Bruce Podobnick, Global energy shifts. Fostering sustainability Michael Renner, « Assessing the military's war on the
in a turbulent age, Philadelphie, Temple University Press, 2006, environment », Lester Brown dir., State of the World 1991, New
figure 4.1. York, Norton, 1991. Voir aussi J. R. McNeill and David S.
592
Lendol Calder, Financing the American Dream. A Cultural Painter, « The Global Environmental Footprint of the U.S.
History of Consumer Credit, Princeton University Press, 1999, p. Military, 1789-2003 », Charles Closmann, dir., War and the
19. Environment, University of Texas Press, 2009, chap. 2.

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Audet R. - Une écologie politique du discours de la processus de laminage des individualités et de la diversité
transition sociale. D’autre part, la crise écologique apparaît quand le
capital intervient massivement dans les flux matériels
René Audet réglant la stabilité des écosystèmes au point de les
Professeur, Département de stratégie, responsabilité sociale compromettre. Gorz explique que l’angle d’analyse de
et environnementale l’écologie politique se situe à la jonction de ces crises : elle
École des sciences de la gestion, Université du Québec à met en lumière la dynamique des contractions des logiques
Montréal capitaliste et écosystémique d’une part, et elle recherche les
structures sociales qui libéreront potentiellement l’individu
Les dernières années ont vu émerger un discours hétéroclite et la communauté des choix imposés par le capital et la
sur la transition. Parfois associé aux qualificatifs technique597. Proche, à cet égard, de l’écologie sociale et
« écologique », « vert », « sobre en carbone » ou du municipalisme libertaire de Murray Bookchin 598,
« soutenable », parfois identifié à des objets plus l’écologie politique veut contrer cette dérive par une
spécifiques comme les villes, l’énergie ou les transports, le « autorégulation décentralisée » compatible avec le
terme de « transition » traduit depuis peu de nouvelles socialisme libertaire et l’autogestion. En outre, il s’agirait
tendances du débat environnemental. C’est pourquoi il d’inverser l’ordre technologique, c’est-à-dire de
importe de faire une écologie politique de la transition et de promouvoir des technologies utilisables et contrôlables au
son discours. Or, l’écologie politique ne se laisse pas niveau local, génératrices d’autonomie pour les
facilement définir. Nous tenterons ici de distinguer deux communautés, non destructrices et compatibles avec le
grands projets de l’écologie politique telle qu’elle s’est contrôle de la production par les producteurs et les
développée en France. L’écologie politique des discours de consommateurs.
la transition reposera donc sur les questions portées par ces En somme, l’écologie politique procède d’une critique
deux grands projets : Comment organiser la société pour matérialiste au sens où elle porte sur les déterminants
affronter la double crise du capital et de la biosphère? structuraux des crises écologiques et sociales. Sa question
Comment penser la subjectivité humaine et l’éthique dans centrale est la suivante : quelles structures sociales,
cette société? Le texte décrira deux discours de la économiques et politiques faut-il mettre en place pour
transition – le discours technocentriste et managérial et le s’émanciper du règne de la technique et retrouver une place
discours écocentriste et radical – avant d’envisager en pour l’être humain dans les écosystèmes. Or, cette
conclusion comment les questions de l’écologie politique préoccupation pour les règles du vivre ensemble ne va pas
permettent d’en faire une critique. sans questionnement sur la nature du sujet et de l’éthique.
C’est le projet plus idéaliste de l’écologie politique qui
1. Les deux projets de l’écologie politique commence ici.
L’écologie politique naquit au moment où l’écologie Les premiers écologistes politiques abordaient déjà la
« scientifique » énonçait dans une série d’ouvrages destinés dimension symbolique – bien que d’une manière qui
au grand public l’idée des « limites » : capacités limités des demeurait largement marxiste – de la double crise du
écosystèmes, finitude des ressources et, donc, limite de la capital et de la biosphère lorsqu’ils associaient la « fiction
croissance de la population et de la richesse – idée de la consommation » au « fondement culturel du
impliquant aussi l’interdépendance de tous les êtres au sein
capitalisme »599 : y échapper nécessite de s’émanciper de
d’une biosphère au bord de la rupture d’équilibre594. Ainsi,
la logique du capital et de sa superstructure idéologique. Le
les écologistes politiques n’hésitent-ils pas à revendiquer deuxième mouvement de l’écologie politique prolongera
leur filiation à la discipline de l’écologie d’où ils puisent les cette réflexion par la philosophie et en s’inspirant de
thèmes de la finitude et de l’interdépendance595. Toutefois, l’éthique environnementale américaine. Figure de proue de
au delà de cette filiation commune, ceux-ci se rangent ce deuxième mouvement, Félix Guattari explique qu’avec
généralement derrière deux projets distincts, ancré pour la crise écologique, « c’est le rapport de la subjectivité avec
l’un dans une analyse plus matérialiste et pour l’autre dans son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale ou
une analyse plus idéaliste. cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de
Les premiers écologistes politiques furent matérialistes. mouvement général d’implosion et d’infantilisation
Leur analyse met en lumières les conséquences conjuguées régressive »600. Repenser les liens sociaux, le rapport au
de deux crises. D’abord, celle du capital qui, dans son cycle corps et à l’environnement implique de travailler sur
de renouvellement et à travers le développement de la l’essence de la subjectivité à travers l’expérimentation, la
technique, devient de plus en plus destructeur du travail, du prospective, voire l’esthétisme, et ce dans un contexte où
corps, de la nature et de la société. L’écologie politique « moins que jamais la nature ne peut être séparée de la
s’inspire ici des thèses d’Habermas selon lesquelles le culture et il nous faut apprendre à penser ‘transversalement’
développement des forces productives engendre une forme les interactions entre écosystème, mécanosphère et univers
de légitimation fondée sur la science et la technologie, et
dont le principe ultime est l’intégration de l’être humain de référence sociaux et individuels »601. Cette réflexion
s’inscrit donc aussi dans la déconstruction de la dualité
dans le système technique596. La production de masse, la
nature-culture telle que l’a amorcée Michel Serre,
société de consommation seraient des manifestations de ce
594 597
La référence la plus connue étant D. Meadows et al., 1972. The M. Bosquet (A. Gorz), 1977. Écologie et Liberté, Paris,
Limits to Growth. A Report for the Club of Rome’s Project on the Éditions Galilée, p. 20-30.
598
Predicament of Mankind, NY, New American Library. M. Bookchin, 1980. Toward an Ecological Society, Montréal,
595
Voir A. Lipietz, 2003. Qu’est-ce que l’écologie politique? La Black Rose Books.
599
grande transformation du XXIe siècle, Paris, La découverte. Bosquet, Op. cit., p. 69.
596 600
J. Habermas, 1973. La technique et la science comme F. Guattari, 1989. Les trois écologies, Paris, Galilée, p. 12.
601
« idéologie », Paris, Gallimard. Ibid, p. 3.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

notamment602. Ces travaux révèlent en outre que la envisagés (c’est-à-dire les acteurs ou les institutions phares
distinction entre nature et culture est artificielle et aussi de la transition) et la manière d’engager la transition. Nous
trompeuse pour l’analyse que nuisible pour l’élaboration abordons ici ces trois éléments pour chacun des discours.
des règles du vivre ensemble en raison de
l’anthropocentrisme qu’elle véhicule, alors qu’il faudrait, 2. La transition technocentriste et managériale
selon les auteurs de ce deuxième mouvement, chercher à Le discours technocentriste et managérial est promu par des
développer une éthique biocentriste qui donnerait des droits organisations du système des Nations Unies, ou proches de
aux « êtres de nature »603, sinon une éthique écocentriste celui-ci. Il porte avant tout sur les obstacles qui empêchent
qui définirait mieux les responsabilités liées « aux le décollage des technologies vertes et d’une transition vers
dimensions morales de nos interdépendances »604 avec la une économie verte606 ou sobre en carbone. Il est
nature. managérial en ce sens qu’il propose qu’un tel virage puisse
De ces réflexions découlent une série de considérations être géré et engendré par des politiques publiques.
faisant la promotion de la « singularisation », de la Les motivations pour cette transition relèvent évidemment
créativité, de la diversité, mais également de la solidarité, des objectifs internationaux de lutte contre le changement
de la participation à un processus délibératif visant la climatique et autres dommages environnementaux.
refondation de la démocratie et du contrat social. Ainsi, Toutefois, le discours véhicule également la notion d’une
dans ce deuxième mouvement plus idéaliste se profile une transition comme opportunité économique : il s’agit de
réflexion cernée d’une part par l’enjeu de la subjectivité en créer un nouveau marché exempt des défauts de l’économie
temps de crise écologique et, d’autre part, par l’éthique dite brune et donc, comme le dit le PNUE, de créer de la
partagée qui pourrait encadrer le vivre ensemble. richesse « tout en augmentant les stocks des ressources
Cette courte synthèse des deux mouvements de l’écologie naturelles, en réduisant les risques environnementaux et en
politique (française) révèle les questionnements reconstruisant notre capacité à générer de la prospérité
fondamentaux de cette « philosophie » : Comment future »607. Ainsi, les bénéfices environnementaux et
organiser la société pour affronter la double crise du capital sociaux de la transition sont essentiellement considérés
et de la biosphère? Comment penser la subjectivité humaine comme les fruits d’une transformation du marché. Ceci
et l’éthique écologique dans cette société? Il ne s’agit pas pose donc la question des acteurs qui devront être les
ici de relater les réponses (nombreuses et étoffées) que moteurs de la transition et le discours technocentriste y
reçoivent ces questions dans les ouvrages d’écologie répond d’une manière originale : puisque les entreprises et
politique, mais plutôt de les utiliser comme balises dans les investisseurs en sont incapables, à l’exception de
l’analyse critique du discours de la transition écologique en quelques leaders, c’est l’État qui doit prendre les
y cherchant des pistes de réponse. Au sens générique, une commandes pour leur montrer la voie.
transition réfère au passage d’un état à un autre. Dans le Ainsi, à défaut de pouvoir miser sur l’entreprise, le moteur
discours, elle évoque le passage d’un ensemble de relations de la transition est l’État. Le problème du secteur privé
entre des systèmes sociaux, économiques ou techniques et relève, selon le discours, du fait que l’investissement vert
écologiques vers un état futur plus soutenable. Une analyse est représenté comme un risque. Du point de vue de
du déploiement du discours de la transition dans la sphère l’investisseur, toute innovation qui dévierait des règles du
internationale605 a démontré qu’il existe deux récits de ce système impose un coût associé au désavantage du
passage: le discours technocentriste et managérial et le précurseur et exige donc un plus grand retour sur
discours écocentriste et radical. On peut décrire ces l’investissement que pour un investissement moins risqué.
discours en abordant trois éléments de leur structure : les Voilà pourquoi l’intervention publique est nécessaire :
motivations pour effectuer une transition, les moteurs « Pour la vaste majorité des firmes, passer à l’énergie
renouvelable, réorganiser les opérations pour minimiser les
émissions ou utiliser les intrants moins intensifs en carbone
602
Voir M. Serre, 1990. Le contrat naturel, Paris, Éditions sont des étapes qui requièrent de plus forts signaux et
François Bourin.
603 incitatifs gouvernementaux »608. Le rôle de l’État sera
H.-S. Afeissa, 2010. La communauté des êtres de nature, Paris,
Éditions MF. d’amender les modèles macroéconomiques en introduisant
604
R. Mathevet, 2012. La solidarité écologique. Ce lien qui nous de nouvelles variables, comme un prix du carbone, et de
oblige, Paris, Actes Sud. favoriser une meilleure prévisibilité – il imposera les règles
605
L’analyse du discours a été effectuée sur un corpus de 7 du jeu et réinventera l’interventionnisme économique afin
ouvrages ou rapports provenant d’organisations internationales, ou de corriger les imperfections du marché et les incitatifs
ayant fait l’objet d’une diffusion à l’international. La ayant des effets pervers en les remplaçant par des incitatifs
méthodologie d’analyse reposait sur la catégorisation thématique ayant des effets vertueux sur les plans sociaux et
(et une analyse des cooccurrences de ces catégories) des environnementaux.
documents suivants : Energy Cities, 2012. 30 Energy Cities’
proposals for the energy transition of cities and towns; Rob
La transition se fera donc de manière plus descendante et
Hopkins, 2008. The Transition Handbook: From Oil Dependency reposera sur des politiques visant à favoriser les secteurs
to Local Resilience; International Energy Agency (IEA). 2010. verts et l’éco-innovation et à aider les entreprises à passer
The economics of transition in the power sector; International des énergies fossiles aux énergies renouvelables. En outre,
Trade Union Confederation (ITUC), 2008. Trade unions and le discours identifie quatre types de politique publique pour
climate change. Equity, justice and solidarity in the fight against la transition. Premièrement, la réorientation des
climate change; New Economic Foundation (NEF), 2009. The investissements et des dépenses publiques dans les secteurs
Great Transition; Organisation for Economic Co-operation and verts pourrait initier une dynamique favorable
Development (OECD), 2010. Transition to a Low-carbon
Economy. Public Goals and Corporate Practices; United Nations
606
Environmental Programme (UNEP), 2011. Towards a Green Les termes en italiques sont tirés des textes analysés.
607
Economy. Pathways to Sustainable Development and Poverty UNEP, Op. cit., p. 5.
608
Eradication. A Synthesis for Policy Makers. OECD, Op. cit., p. 18

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

d’investissement privé en générant une plus grande écologique : mise en œuvre d’une comptabilité sociale et
confiance dans ces secteurs. Deuxièmement, l’instauration environnementale, réglementation sur l’internationalisation
d’un prix sur le carbone contribuerait à internaliser les coûts des externalités, taxation des maux environnementaux, etc.
écologiques des énergies fossiles dans les prix des biens et Il faut cependant, « déplacer le véritable pouvoir du centre
services, ce qui conférerait aux technologies sobres en vers des organes démocratiques décentralisées et rendre au
carbone un avantage compétitif. Troisièmement, peuple une véritable voix dans la manière dont le pouvoir
l’évaluation des politiques pour la transition afin est exercé »612. Dans ce contexte, les autorités municipales
d’harmoniser la cadre réglementaire procurerait « plus de apparaissent comme de véritables catalystes ou
prévisibilité, de transparence et de sécurité lors des conducteurs capables d’organiser les processus de
décisions concernant l’allocation à long terme du capital, transition tout en assurant aux innovateurs assez d’espace et
comme celles liées aux infrastructures »609. de liberté – vertus essentielles pour faire advenir des
Quatrièmement, le développement de mesures de transitions fondées sur des solutions et innovations
sauvegarde pour prévenir les conséquences sociales du diversifiées, adaptées à chaque contexte.
replacement de secteurs industriels brun aux secteurs verts. Ainsi, la manière d’engendrer des transitions consiste à
travailler sur des processus ascendants – du local au
3. La transition écocentriste et radicale national, puis au global – illustrés dans le discours par des
Porté par le mouvement des villes en transition, le réseau métaphores naturalistes tirées de l’écologie industrielle ou
Energy Cities et la New Economic Foundation, ce discours de la théorie des systèmes complexes. Pour le réseau
envisage les transformations à venir sous l’angle de l’action Energie Cities, il s’agit de gérer le métabolisme du
locale territorialisée, de processus participatifs de prise de territoire, soit « ce qui circule, est perdu, échangé ou
décision et d’un changement progressif des valeurs. Il est transformé dans nos territoires »613. Pour le Guide de la
radical au sens où il porte sur une transformation sociale transition, une transition consiste à développer la résilience
fondamentale qui affecterait la manière de vivre nos vies. des communautés, c’est-à-dire leur « habileté à ne pas
Le discours écocentriste dénonce la conjonction des crises s’effondrer au premier signe de pénurie de pétrole ou
économique, financière, climatique et énergétique affectant d’aliments, et leur habileté à répondre aux dérangements en
le monde contemporain. Suite à la crise financière de 2008, s’adaptant »614. En outre, ces métaphores ont pour effet
la New Economic Foundation affirmait que « l’arnaque du d’accentuer l’emphase mise sur l’origine nécessairement
marché ne mène pas toujours au meilleur résultat pour la local et territoriale des transitions, et de renvoyer vers
société »610. Le modèle actuel de la mondialisation trouve l’adoption de méthodes adaptées. Parmi celles-ci, le
aussi ses limites, selon ce discours, dans la crise discours identifie les exercices collectifs de prospective, de
énergétique à venir et dans la fin de l’âge du pétrole à création d’images du futur ou d’histoires positives qui
rabais. Pour l’individu, la perspective de ces crises « aideront à dépasser les antagonistes idéologiques et les
mènerait à une crise additionnelle, caractérisée par un sens intérêts divergents des joueurs locaux »615. Ces images du
de la culpabilité et de l’horreur qu’Hopkins appelle le futur sont aussi porteuses d’une diachronie paradoxale : elle
désordre post-pétrole. Le discours réaffirme donc l’idée de font largement appel aux techniques (agraires,
finitude des ressources et des écosystèmes et propose des économiques, manufacturières, etc.) héritées du passée et à
changements radicaux dans la manière d’utiliser les la réappropriation de savoirs ancestraux, par exemple avec
ressources et l’énergie. Ainsi, les motivations pour amorcer l’idée de re-qualification (reskilling) suggérée par la New
une transition – ou de multiples transitions à petite échelle – Economic Foundation. Enfin, ces méthodes engendreraient
sont autant de réponses au chaos annoncé. Ce sont les un processus vertueux de transformation faisant émerger
capacités des individus à s’organiser au sein d’initiatives une culture d’autonomie, d’innovation et de créativité.
locales allant du quartier à la ville au territoire, qui L’objectif ultime, comme le dit Hopkins, est une véritable
pourront engendrer ces transitions. Les acteurs locaux renaissance économique, culturelle et spirituelle.
seront donc les moteurs de ces transitions.
Conclusion
Dans ce discours, le statut d’acteur local englobe une Comment les discours technocentristes et écocentristes sur
grande variété de formes. Le discours utilise souvent la la transition répondent-ils aux questions de l’écologie
notion vague de communauté et il est implicite que celle-ci politique, soit : Comment organiser la société pour affronter
s’inscrit dans un territoire circonscrit par les limites du la double crise du capital et de la biosphère? Comment
village, du quartier, de la ville ou de la région, et qui penser la subjectivité humaine et l’éthique dans cette
constitue le terreau de l’innovation soutenable. Ainsi, pour société?
le réseau Energy Cities, « Plusieurs initiatives mises en
place à la grandeurs des territoires sont souvent ignorés. À l’évidence, les deux discours abordent assez directement
Elles sont menées par des citoyens, des familles, des la première question. Le discours technocentriste le fait en
entrepreneurs et des administrations […] Ces gens réitérant les principes du développement technologique et
‘motivés’ montrent néanmoins la voie vers un ville sobre en du marché. En proposant pour l’État un rôle plus
énergie et une grande qualité de vie pour tous »611. névralgique dans la transition écologique, il refuse
L’emphase portée sur les acteurs locaux en appelle d’admettre que l’économie de marché puisse être à la
clairement à une décentralisation politique et au principe de source des crises actuelles autrement qu’en vertu de
subsidiarité, mais l’État se voit néanmoins chargé de « défauts » et « d’imperfections » présentés comme
certaines missions pour coordonner la transition
612
NEF, Op. cit., p. 12.
609 613
Ibid, p. 21. EC, Op. cit., p. 22.
610 614
NEF, Op. cit., p. 9. Hopkins, Op. cit., p. 54.
611 615
EC, Op. cit., p. 49. EC, Op. cit, p. 13.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

corrigibles. Ainsi le discours technocentriste représente-t-il


le modèle contre lequel l’écologie politique matérialiste se
dressait dès la décennie 1970. À l’inverse, le discours
écocentriste semble s’inspirer des formes d’autogestion
proposée par l’écologie politique, même s’il les justifie
davantage par des métaphores naturalistes que par une
analyse politique. Cette posture lui est d’ailleurs souvent
reprochée : la transition écocentriste ne lute pas contre
l’ordre dominant et les initiatives qui s’en réclament
collaborent volontiers avec les institutions participant aux
crises contemporaines. Ainsi, des activistes anglais ont-il
semoncé le mouvement de la transition en affirmant qu’il
est « fondamental d’identifier et de nommer nos adversaires
dans cette lutte pour une réelle transition »616.
La deuxième question de l’écologie politique s’interroge
sur la subjectivité, l’éthique et le sens donné à la nature. Le
discours technocentriste n’y adresse pas de grandes
considérations et ne discute jamais d’une vision du monde
en particulier sinon pour réaffirmer les trois piliers du
développement durable comme horizons moraux légitimes.
Au contraire, il doit être compris comme une actualisation
de la vision du monde dominante de la modernisation
écologique en ce qu’il demeure entièrement technocentré.
Le discours écocentriste va plus loin à cet égard et, sans
vraiment détailler les valeurs à promouvoir dans la
transition, il suggère que c’est par la pratique de la
démocratie participative, dans le contact avec la terre et le
travail manuel, dans l’imagination collective d’un avenir
meilleur que la renaissance culturelle et spirituelle
s’amorcera. Il offre en ce sens un terreau fertile pour
l’éthique écocentriste et un développement de l’écologie
politique.

616
P. Chatterton et A. Cutler, 2013. Un écologisme apolitique?
Débat autour de la transition, Montréal, Éditions Écosociété.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Bécot R.617 – Interroger la production de l'oubli autour dans un présent perpétuellement renouvelé - sans interroger
des mouvements sociaux et écologistes618 leur passé en matière environnementale pour mieux penser
leur intervention présente.
Depuis le contre-sommet de Copenhague, les discours Ce refus d'interroger leur propre histoire conduit ainsi les
portant sur la possibilité d'une "écologie ouvrière" se sont syndicalistes à affirmer péremptoirement que « les syndicats
multipliés et occasionnent l'évolution de pratiques en Europe se penchent sur les questions environnementales
militantes619. Pourtant, malgré la relative diffusion des depuis longtemps déjà623 », sans plus d'examen historique.
recherches sur un "environnementalisme des pauvres"620, une Une fois ce principe affirmé, les syndicalistes tendent en effet
"écologie ouvrière" semble difficile à penser autrement que à se rallier aux notions et normes environnementales définies
sous l'angle d'un défi radicalement nouveau. Ce postulat à l'échelle étatique ou internationale, tout en reconnaissant le
implicite mérite d'être interrogé, dans la mesure où un « caractère très général (...) [et] ''fourre-tout''624 » de la notion
décalage profond existe entre les témoignages repérables de développement durable.
dans les archives syndicales et les discours contemporains. Au cours des dernières années, plusieurs publications ont
D'un côté, les sources syndicales témoignent d'une pluralité contribué à déconstruire les mécanismes de "l'économie
de préoccupations environnementales dès l'après-guerre, verte" ou du "capitalisme vert"625. En analysant les dispositifs
ainsi que d'un foisonnement de mobilisations socio- internationaux qui visent à normaliser les dynamiques
environnementales qui donnèrent lieu à une critique radicale capitalistes de production et de consommation, ces travaux
des retombées environnementales des dynamiques apparaissent comme autant de points d'appuis pour
capitalistes de production et de consommation (en particulier réarticuler enjeux sociaux et environnementaux. Pourtant,
au cours des années 1968). De l'autre côté, les discours tout en dressant la généalogie de cette "économie verte", ils
aujourd'hui dominants sur le mouvement syndical - incluant ne permettent pas d'identifier les causes d'un oubli des
les discours de nombreux syndicalistes - affirment que ce mobilisations socio-environnementales des années 1968. En
mouvement rencontrerait pour la première fois la question interrogeant les causes de l'oubli des mobilisations socio-
environnementale au cours des dernières années. environnementales, il s'agit aussi d'éclairer les facteurs qui
Ce décalage produit des effets profonds sur les contribuent encore aujourd'hui à la fragmentation des
mouvements sociaux contemporains, ainsi que sur la mouvements sociaux. Après avoir identifié les facteurs du
production des pensées critiques. D'une part, il alimente le déclin des mobilisations environnementales à l'issue des
traitement des actions environnementales du mouvement années 1968, nous montrerons comment ce passé méconnu
syndical sur le mode de l'exception. Ainsi, la mobilisation de est pensé aujourd'hui par les anciens acteurs de ces
la CFDT contre le nucléaire ou les "dégâts du progrès" mobilisations. Enfin, en nous appuyant sur la percée actuelle
apparaissent comme une parenthèse temporaire, sans passé ni de références à des mobilisations passées, nous suggérerons
futur. La compréhension de ces mobilisations se trouve ainsi quelques pistes pour rompre l'oubli entourant ces
obstruée. D'autre part, cette approche contribue à entretenir mobilisations.
l'idée selon laquelle « l'écologie politique n'a pas produit son
Marx », parce qu'elle ne serait pas parvenue à rendre ses Les mobilisations socio-environnementales et leur
« pensées politiquement opérantes, c’est-à-dire (…) qu'elles déclin, "années 1968"
s'incarnent dans des mouvements sociaux et politiques Au cours des décennies 1960 et 1970 se déroulent des
réels621 ». Or, repérer les dimensions environnementales à mobilisations liant étroitement enjeux sociaux et
l'oeuvre dans des mouvements sociaux dits "classiques" environnementaux. Pour une part, elles s'inscrivent dans la
pourrait permettre de nuancer cette affirmation. Ainsi, le continuité d'initiatives syndicales anciennes (santé au travail,
mouvement syndical a ponctuellement porté une pensée usage des "ressources naturelles", etc.). Une autre part
politique de l'environnement, qui s'est incarné dans des correspond à des convergences avec de nouveaux acteurs
mouvements réels. Enfin, cette approche conduit surtout à militants, qui ne sont pas définis par leur appartenance au
renforcer l'effet du présentisme au sein des mouvements salariat. Ces convergences sont désormais partiellement
sociaux622, les syndicsalistes puisant peu à peu leur références connues et participent de la dynamique des « rencontres
improbables » des années 1968626. Pour le mouvement
617
Doctorant en histoire, Centre Maurice Halbwachs (EHESS) et syndical, nous définirons les "années 68" comme la période
ATER à l'Université Rennes II (renaudbecot@gmail.com). Mes qui débute au cours de la phase d'invention de la CFDT
recherches portent sur la construction des préoccupations (1964) 627, en ravivant une critique de l'urbanisme et des
environnementales dans les organisations syndicales pollutions industrielles, partiellement héritée des
(principalement CFTC-CFDT et CGT) au cours du second
623
vingtième siècle. Confédération européenne des syndicats, Syndicalisme
618
Ce texte constitue uniquement une introduction à la européen et développement durable, Bruxelles, ETUI-REHS,
communication présentée. Il correspond à la première partie de la 2008, p.31.
624
communication, qui vise à fournir les principales références utiles Ibidem, p.37.
625
pour alimenter la discussion. Nous renvoyons notamment à STEINBERG Ted, « Can
619
Voir par exemple CHAPELLE Sophie, « Ces ouvriers qui Capitalism Save the Planet ? On the Origins of Green
misent sur l'écologie pour préserver leur industrie », Basta Mag, 4 Liberalism », Radical History Review, n°107, Spring 2010, p.7-
avril 2012. 24 ; ATTAC, La nature n'a pas de prix. Les méprises de
620
MARTINEZ-ALIER, The Environmentalism of the Poor : A l'économie verte, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012 ; TANURO
Study of Ecological Conflicts and Valuation, Northampton, Daniel, L'impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2010.
626
Edward Elgar Publisher, 2003. Sur les "rencontres improbables" : VIGNA Xavier et
621
KEUCHEYAN Razmig, Hémisphère gauche. Cartographie des ZANCARINI-FOURNEL Michelle, « Les rencontres improbables
nouvelles pensées critiques, Paris, Zones/La Découverte, 2010, p. dans « les années 68 » », Vingtième Siècle. Revue d'histoire,
308-309. 1/2009 (n° 101), p. 163-177. Sur la périodisation des "années 68",
622
Sur la notion de présentisme, nous renvoyons à HARTOG voir ARTIERES Philippe, ZANCARINI-FOURNEL Michelle
François, Les régimes d'historicité. Présentisme et expériences du (dir.), 68 : Une histoire collective (1962-1981), Paris, La
temps, Paris, Seuil, 2003. Découverte, 2008

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

personnalistes chrétiens. Cette phase se clôt en 1982, avec salarié-e-s, dans et hors du travail, ces syndicalistes se
l'intégration d'anciens dirigeants cédétistes dans les agences trouvent donc moteurs pour tisser des solutions acceptables
de maîtrise de l'énergie, sur nomination gouvernementale. Au par toutes les parties. Cette position les conduit à ne jamais
cours de cette quinzaine d'années, les archives syndicales résoudre définitivement la tension entre l'emploi industriel et
(CFDT d'abord, mais aussi CGT) témoignent de la vie des habitants, pour ou contre l'un de ses groupes. Ils
convergences possibles entre militants syndicaux et dénient toute pertinence au clivage simpliste entre emploi et
écologistes, autour de trois registres que nous résumons environnement. De là découle, pour eux, l'impératif de se
brièvement. situer dans une recherche constante d'un consensus entre
En premier lieu, le registre le plus connu reste celui d'une salarié-e-s et habitant-e-s. De là aussi découle leur refus de
critique des « dégâts du progrès628 ». Cette contestation prend définir une solution strictement pensée en fonction d'intérêts
pour cible les retombées sociales et environnementales de immédiats, ceux des salarié-e-s ou ceux des habitant-e-s, en
l'évolution des formes de travail. Par extension, cette proposant au contraire de penser les situations comme des
approche intègre aussi la critique cédétiste du nucléaire ou problèmes insérés dans un système de production et de
certaines industries polluantes. Des alliances hétéroclites consommation plus vaste633.
peuvent ainsi se tisser lors de campagnes, ainsi de celle de C'est donc ici le troisième registre de l'intervention
l'été 1977 au cours de laquelle des associations syndicale en matière environnementale, celui d'une critique
environnementalistes et la CFDT entretiennent une plus large des dynamiques capitalistes de production et de
contestation du programme nucléaire. Bien que ce registre consommation comme étant foncièrement anti-
d'action reste aujourd'hui le plus connu, il s'agit du plus écologiques634. Ce clivage se manifeste en particulier dans les
conflictuel à l'intérieur même du mouvement syndical. En institutions tripartites nationales ou internationales. Au cours
effet, si certaines franges du mouvement syndical (CFDT et de la décennie 1970, les rapports portant sur la pollution
SNCS notamment) peuvent envisager des interventions industrielle font ainsi l'objet d'une vive contestation. En effet,
communes avec des mouvements écologistes radicaux, ce ils s'inquiètent de ce que les mesures palliatives (en
sont aussi les critiques formulées par ces courants qui particulier les subventions accordées aux dispositifs de
soulèvent une hostilité profonde des courants les plus dépollution) risquent d'éclipser un débat sur la causalité
scientistes du mouvement syndical. Ainsi, les responsables ancrée dans les dynamiques mêmes de production. Pour eux,
cégétistes affirment parfois leur opposition profonde à la il convient donc de mettre en cause jusqu'aux formes
critique des sciences et techniques, telle que formulée par juridiques qui ont permis la pérennisation de ces dynamiques
"Survivre et Vivre"629. de production, notamment en séparant l'intérieur et l'extérieur
Le deuxième registre porte sur les luttes en faveur de la des lieux de production, c'est à dire en établissant des
protection du « cadre de vie » des populations630. Ces registres distincts pour le droit du travail et le droit
mobilisations s'ancrent alors dans des quartiers et se situent environnemental.
souvent en réaction à une transformation urbanistique, ou à En définitive, en creux de ces trois registres se trouve
des nuisances sensibles. Ainsi, de nombreux habitants de la toujours un refus de fragmenter les enjeux environnementaux
périphérie lyonnaise se mobilisent au cours de la décennie (notamment en séparant l'intérieur et l'extérieur du lieu de
1960 contre la traversée de leur quartier par une autoroute, travail). Les syndicalistes proposent de voir une continuité
d'autres contre l'impact sanitaire des pollutions des industries entre ces espaces, qui se traduit notamment dans l'idée que
chimiques631. Au cours de la décennie suivante, les habitants les « fumées d'usines nauséabondes ne sont qu'un signe
de Vaumeilh (Haute-Provence) comme ceux de Fougères atténué des conditions de vie qui règnent à l'intérieur635 ».
(Ille-et-Vilaine) s'opposent à la construction d'aérodromes sur Cette approche nécessite ainsi de prendre à revers la
des terres agricoles. Dans ces mobilisations alliant des naturalisation de la frontière entre l'intérieur et l'extérieur des
acteurs très hétéroclites, les syndicalistes peuvent lieux de production, qui se trouve notamment au fondement
fréquemment assumer une fonction équilibrant la de la séparation entre le droit du travail et le droit portant sur
structuration de la mobilisation632. Bien que cégétistes les industries polluantes. La possibilité de porter cette
comme cédétistes s'impliquent dans ces mobilisations, la contestation se trouve alors alimentée et renforcée par la
CFDT invente une structure singulière : l'Union dynamique des "rencontres improbables" des années 1968.
Interprofessionnelle de Base (UIB) remplace ainsi les Ce sont pourtant ces deux dynamiques qui s'éteignent
anciennes Unions Locales (UL), en ouvrant leur intervention progressivement au cours des années suivantes, contribuant à
à l'échelle d'un quartier, incluant à la fois des salarié-e-s et tisser un voile d'oubli sur ces mobilisations socio-
des non-salarié-e-s. En refusant de fragmenter la vie des environnementales. En reprenant le fil des débats dans les
institutions tripartites, on constate en effet que, dès le début
628
CFDT, Les dégâts du progrès, Paris, Le Seuil, 1977 des années 1970, les industriels affirment qu'une législation
629
Voir la lettre du responsable environnement de la confédération environnementale ne devrait être pensée qu'à l'échelle
CGT, en date du 6 novembre 1972. Archives confédérales CGT,
633
fonds non côté Jean-Louis Moynot. Sur Survivre et Vivre, voir Sur les UIB et la volonté de lier les intérêts des salarié-e-s et
PESSIS Céline (dir.), Survivre et Vivre. Critique de la science, des habitant-e-s, je me permets de renvoyer à BECOT Renaud,
naissance de l'écologie, Montreuil, L'échappée, 2014. "Les murs de l'usine et le dilemme syndical face à la pollution
630
Nous renvoyons par exemple à DURAND Michelle, HARFF industrielle", CLERVAL Anne, FLEURY Antoine, REBOTIER
Yvette, La qualité de vie : mouvement écologique, mouvement Julien, WEBER Serge, Espace et Rapport de Domination, Rennes,
ouvrier, Paris, Mouton, 1977. Presses Universitaires de Rennes, 2014 (à paraître).
631 634
Entre autres exemples : Archives municipales de Saint-Fons. Sur ce point, voir notamment les analyses de l'ancien
Fonds CFDT, 8W06 (Action contre la pollution de Boussegui) ; responsable cédétiste KRUMNOW Frédo, Croire, Paris, éditions
Archives départementales du Rhône, Fonds UD CFDT, 68J58 ouvrières, 1974 ; KRUMNOW Frédo, CFDT au coeur, Paris,
(Logement à Bron). Syros, 1976.
632 635
A Fougères, l'Union de Pays CFDT produit ainsi plusieurs La Vie ouvrière (CGT), citée par DURAND Michelle, HARFF
rapports contestant l'aménagement touristique de la région au Yvette, La qualité de vie : mouvement écologique, mouvement
cours de ses congrès de la fin des années 1970. ouvrier, Paris, Mouton, 1977, p.211

142
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

internationale – au nom d'une « saine concurrence internationaux, ces deux groupes ne font que rappeler les
économique ». Début 1972, un rapport du Conseil contours des dispositifs préexistants et peuvent ainsi rétablir
économique et social français (dont le rapporteur appartient une forme de « subordination de l'ensemble des pratiques à
au groupe des employeurs et se trouve contesté par les une même intention objective, sorte d'orchestration sans chef
syndicalistes) renvoie la balle aux échéances liées à la d'orchestre, [qui] ne s'accomplit que par l'accord qui
conférence de Stockholm636. Lors de cette conférence de juin s'instaure comme en dehors des agents (…) entre ce que
1972, syndicalistes et industriels se retrouvent aussi dans la l'histoire a fait d'eux et ce que l'histoire leur demande de
conférence annuelle de l'Organisation internationale du faire, accord qui peut s'exprimer dans le sentiment d'être bien
travail, qui entend définir ses propres compétences ''à leur place'', de faire ce qu'ils ont à faire640 ».
environnementales. Ici se rejoue le conflit : d'un côté, le Cette reclosion de la frontière des lieux de production
groupe des travailleurs souhaite définir une politique constitue la première cause de l'oubli des mobilisations
intervenant à la fois dans et hors des lieux de travail ; de socio-environnementales menées par les organisations
l'autre, les industriels affirment que les compétences de l'OIT syndicales au cours des années 1960 et 1970. C'est donc sur
se limitent à l'espace de travail et que l'environnement ne ce moment qu'il conviendrait de nous attarder pour mieux en
recouvre que ce qui appartient à « l'environnement du saisir l'ombre portée sur notre présent.
travail » 637. Dans une deuxième partie, cette communication
Ce débat, à la fois sémantique et politique, se poursuit explorera les récits des acteurs syndicaux sur leur propre
dans les conférences annuelles jusqu'en 1974. En juillet, un passé en matière environnementale, en montrant comment
fonctionnaire du bureau d'hygiène de l'OIT rédige alors un opère l'oubli au coeur de ces récits. Cette partie s'appuiera sur
document638, visant à distinguer les différents usages du des entretiens menés auprès de syndicalistes, ainsi que sur
terme « environnement ». Ce document pose les fondements certains documents produits par les organisations syndicales
d'un nouveau programme de l'OIT, visant à l'amélioration des actuelles.
conditions de travail et de « l'environnement du travail ». La dernière partie de cette communication s'intéressera à
Rapidement, le terme est mis en équivalence avec la notion la survivance de références aux mobilisations socio-
« d'humanisation du travail ». La nouveauté est ainsi environnementales passées. Au travers de ces références, il
ramenée dans des cadres juridiques déjà connus, puisque ce s'agira d'interroger la possibilité de forger des récits qui
fonctionnaire conclut que l'action environnementale de l'OIT contribuent à la fois à conjurer l'oubli qui entoure ces
relève donc des « programmes opérationnels du service des mobilisations, tout en ouvrant aux mouvements sociaux de
Conditions de Travail et de Vie ». Cette évolution permet nouvelles perspectives de réflexion quant à leurs pratiques.
ainsi de lancer le programme structurant de cette institution
internationale pour les années suivantes, le PIACT. Dans ce
programme, toute référence au débat sur la séparation entre
l'intérieur et l'extérieur des lieux de production est évacué –
et aucun acteur audible ne s'opposera à cette approche.
Un débat sémantique au sein d'un programme genevois
ne saurait simplement résumer l'évolution qui peut se jouer
localement. Cette évolution reste néanmoins significative
pour deux raisons. Premièrement, elle témoigne des tensions
que peuvent rencontrer des militants dans certains conflits à
l'issue de la décennie 1970. En contestant la présence d'une
industrie chimique dans le VIIIe arrondissement lyonnais,
des militants cédétistes relèvent ainsi l'impensé qui entoure
cette séparation639. Deuxièmement, l'effacement progressif du
débat sur cette séparation témoigne finalement de la
pesanteur des dispositifs juridiques et institutionnels dans
lesquels évoluent les acteurs.
L'affirmation d'une incompatibilité entre enjeux sociaux
et environnementaux s'appuie sur l'idée que les périodes de
récession économique engendreraient mécaniquement un
désintérêt pour les questions environnementales. Or, pour le
crépuscule des années 1968, ce lien ne peut ni être interprété
comme une réaction mécanique, ni comme une réaction sur
le mode d'un violent backlash ou d'une réaction conservatrice
formellement pensée et organisée. Au contraire, il procède
par une réactivation de dispositifs historiques profondément
ancrés qui circonscrivent l'action des acteurs. Sans nécessiter
une intense mobilisation des industriels ou des fonctionnaires
636
Archives nationales. 19920430/143, « Rendre compatible le
développement accru de l'industrialisation et la lutte préventive
contre la pollution de l'air, les nuisances et la destruction des sites
naturels ».
637
Archives OIT. ILC-503-1-2. Resolution's committee of the ILC
(1970).
638
Archives OIT. SH-99-5-1. Letter of E. Mastromatteo (SHB),
640
10th July 1974. BOURDIEU Pierre, « Le mort saisit le vif », Actes de la
639
AD Rhône, 68J67. Réunion de l'UIB-VIIIe, 10 octobre 1979. recherche en sciences sociales, n°32, 1980, p.8.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Boudet F. - Le concept d’espèce humaine : un défi pour Pour contribuer ici à prendre en charge ces questions, nous
les sciences humaines et sociales ? indiquerons tout d’abord le sens puis la disqualification
progressive du concept moderne d’espèce humaine (I), puis
L’écologie comme branche de la biologie nous présenterons deux réserves et objections à l’égard
s’intéresse aux relations, interactions et interdépendances d’une réactivation de ce concept d’espèce humaine dans la
complexes d’éléments partiellement hétérogènes : elle vise pensée politique (II). Enfin, en réponse à ces objections,
ainsi à rappeler des liens et leurs dynamiques propres. nous veillerons à dégager la légitimité et nécessité d’un
L’écologie politique engage quant à elle à rappeler des liens concept écologico-politique de l’espèce humaine qui
entre milieux humains et milieux non-humains, et du coup à assumerait une certaine référence à la naturalité.
introduire résultats et prospectives issus de l’écologie dans
le champ de la décision, de la lutte et de la complexité Le concept moderne d’espèce humaine et sa
politiques. Là encore il s’agit de lier. Il a été dit qu’il y a disqualification.
des liens et attachements qui libèrent au lieu de contraindre Sans pouvoir retracer la généalogie d’un concept,
et seulement limiter. La question est donc de savoir en quoi bornons-nous ici à rappeler que plusieurs philosophes de la
cette ontologie écologique du lien, de la relation et de modernité tardive déploient une anthropologie politique
l’interdépendance du divers peut servir de paradigme à une décrivant l’homme comme une espèce vivante, membre du
méthode épistémique susceptible de faire penser ensemble genre animal, et affectée à ce titre d’une condition naturelle
les dites sciences de la nature et sciences humaines et dont il s’agira de comprendre comment elle peut se faire le
sociales sans aliéner la spécificité méthodologique propre à terreau d’une exceptionnalité encore à déployer. Chez
chaque science ou champ de recherche, et en permettant par Rousseau, Kant, Tocqueville, Constant : l’espèce humaine
là un gain de puissance de penser comme d’agir (bien). est chaque fois reconnue comme cette unité plurielle et
Certes, une telle perspective de re-liaison des disciplines et diverse qui persévère dans le temps long de la nature et de
champs du réel ne peut pas ne pas séduire la philosophie l’histoire universelle. Dans cette persévérance se joue la
qui retrouve par là l’une de ses aspirations constitutives en « libre » mise en œuvre d’un plan de la nature pour l’espèce
tant que pensée du réel et pensée de la pensée du réel, avec (Kant), ou tout bonnement le plein exercice d’une liberté
son ambition holiste toujours renouvelée. Pourtant la ambiguë dont il s’agit de savoir s’il fera regretter
philosophie rencontre elle-même des obstacles : car l’une l’innocence de la bestialité ou honorera le potentiel de
de ses aspirations les plus profondes est aussi la pensée des dignité humaine (Rousseau). L’ancrage naturel de l’espèce
conditions, comme la mise en œuvre, d’une forme de liberté est donc décrit pour mieux mettre en perspective les progrès
ou du moins de libération vis-à-vis d’aliénations multiples. et la grandeur potentielle de l’homme attestant de son
Comment dès lors assumer une description du réel incluant exceptionnalité au cœur du monde animal. On pourrait alors
l’humain, sa nature et ses manifestations, qui ne soit pas facilement démontrer qu’il y a un concept moderne, déjà
une simple assignation prescriptive à des limites et politique, de l’espèce humaine. Politique car postulant une
contraintes ? Comment l’écologie politique peut-elle jouer unité d’origine, de destin et donc aussi de communauté à
le rôle de carrefour d’intérêts, de méthodes et d’enjeux venir, proprement cosmopolitique. Politique car dessinant,
tenus volontiers séparés par la modernité occidentale sans par l’espoir d’un progrès moral de l’espèce humaine en son
prendre en charge en même temps la redéfinition du projet entier, la finalité fondamentale du droit et de l’Etat.
d’émancipation de l’homme ? Car l’objet ici en jeu, Un tel concept ne réussissait pas si mal à satisfaire
l’écologie politique, est lui-même un projet en phase le besoin intellectuel d’articulation entre les savoirs ou du
d’élaboration, avec ses tendances diverses. Un projet qui moins, les objets et champs de l’investigation ou
semble vouloir inscrire l’horizon de la liberté dans les rets spéculation philosophiques. Décrit comme réalité naturelle
structurants d’une réalité à teneur écologique, selon une inscrite au cœur d’une nature cosmologique plus ou moins
logique d’ancrage, de liaison et d’attachement et non plus finalisée, l’homme se voyait pensé comme réalité en
de pur arrachement et simple affranchissement. formation vers son exceptionnalité propre, faite de langage,
L’émancipation, se doit ainsi d’être repensée, re-cadrée, re- sens, valeurs, raison, morale et disposition politique. Certes
située, au sens fort de ces termes, au sein de et par l’irruption, dans le monde, de la liberté ontologique et de la
l’écologie politique. liberté morale constituait-elle encore une énigme, et
Nous faisons alors l’hypothèse que la philosophie, et peut- l’ « abîme » entre nécessité et liberté restait difficile à
être les sciences sociales avec elle, pourront participer à ce combler intellectuellement. Mais justement, la philosophie
mouvement de redéfinition en s’interrogeant notamment sur moderne a su faire droit à cette double ambition qui la
la portée conceptuelle et la fertilité politique d’un vocable traverse : d’une part, penser l’articulation entre les
désormais répandu dans le langage écologique/écologiste « parties » de la philosophie ou les divers savoirs sur le
quoiqu’encore flou quant à ses implications : celui d’espèce monde ; et d’autre part dessiner les fondements d’une
humaine. Qu’en est-il du projet d’émancipation de liberté humaine soucieuse d’élaborer les conditions de son
« l’homme », ou encore des individus, des communautés, déploiement par-delà les risques sans cesse renouvelés de
des générations, si la notion d’humain s’avère chaque fois sa propre dénaturation ou de son aliénation plus ou moins
reconduite (ce qui ne signifie pas réduite) à l’idée d’une consentie.
espèce vivante, parente du point de vue phylogénétique, Mais les XIXème et XXème siècles ont vu
dépendante écologiquement, vulnérable en tant que telle, et émerger progressivement les sciences humaines et sociales
à ces titres-là indéfectiblement liée au non-humain comme en place de ces parties de la philosophie qui prétendaient
structurellement ouverte (ontologiquement et pratiquement) décrire l’homme. Tentées par un mimétisme
à ce qui n’est pas elle ? N’est-ce pas là l’occasion méthodologique vis-à-vis des sciences de la nature, ces
d’assumer, avec précaution mais résolument, l’élaboration sciences émergentes, comme la sociologie et
de ce concept comme concept politique, signifiant et l’anthropologie, ont pu nourrir l’ambition scientifique de
opératoire dans une pensée politique devenue écologique ? renouveler l’articulation des savoirs autour d’un

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

positivisme soucieux de système. L’espèce humaine devait sociétés modernes sur la planète. L’idée serait alors que
en sortir adulte, enfin pleinement consciente d’elle-même et certaines catégories ordonnant la pensée sont issues d’un
des voies de son destin. L’ambition se solda en partie, compromis intellectuel et empirique qui mérite bien mieux
directement ou indirectement, par une mystification que d’être déstabilisé par de simples impatiences ou effets
européenne aux effets monstrueux : ravages du racialisme de mode et dé-mode intellectuels même patinés d’un
et du racisme de l’impérialisme colonial, jusqu’aux sentiment d’urgence. L’oikos écologique en déroute
entreprises de « purification politique » par génocide et devrait-il nécessairement entraîner dans sa dislocation toute
eugénisme. Après la deuxième Guerre mondiale, l’Europe maison intellectuelle bâtie à coup d’histoire, d’épreuves et
« éclairée » sort traumatisée de ce cauchemar et semble se parfois de sagesse ?
promettre de transformer l’abîme entre les vieux concepts Un second type d’objection à l’égard de l’usage du
de « nécessité » et de « liberté » − devenus ceux de vocable d’espèce humaine comme concept politique résume
« nature » et « société » − en tranchée quasi- à soi seul une large part des raisons justifiant le rejet de
infranchissable, hérissée des échos d’un tabou politique toute référence à la nature dans le cadre d’une pensée
majeur : ne plus jamais prêter le flanc à une quelconque politique ou d’une description du « social », et donc au sein
biologisation du social et de la politique et préserver la des sciences humaines et sociales. On soupçonne en effet
biologie de toute politisation, désormais essentiellement une naturalisation abusive et illégitime de ce qui, en fait,
suspecte. Au fond, l’idée semble avoir été qu’on n’est pas naturel. On soupçonne ainsi le gommage d’un
préserverait bien plus la compréhension respective de la ordre au nom d’un autre, et finalement une mystification,
nature et du social en les disjoignant qu’en opérant une consciente ou non. Mystification qui ferait perdre d’un
synthèse hâtive ou idéologique, et que, par là, les chances même mouvement vérité et efficacité de l’action. La pensée
d’émancipation humaine se verraient largement favorisées, marxienne a fourni le modèle de cette suspicion :
et parce qu’on ne les soumettraient pas d’avance à la distinguant l’ordre de la nature de l’ordre de l’histoire tout
tyrannie d’une nécessité et d’un ordre naturels supposés, et en veillant à penser leur articulation, elle s’efforce de
parce que, au sein du social, les processus d’oppression débusquer ces erreurs de catégorisation qui prétendent
seraient mis plus facilement à nu en désamorçant toute décrire comme naturel, et donc soumis à d’intangibles ou
tentative de les naturaliser. du moins d’imprenables lois de la nature, ce qui en fait ne
relèverait que de l’ordre des enchaînements historiques de
Deux objections à l’égard de la réinstauration l’action humaine, incluant des processus certes nécessaires
philosophique du concept d’espèce humaine mais dépassables par l’effet de contradictions internes
Aussi, le projet d’une réinstauration philosophique éventuellement conjoint à celui de l’action émancipatrice.
du concept d’espèce humaine dans la pensée politique se A titre d’exemple, pensons à la réticence de Daniel
heurte-t-il aujourd’hui à plusieurs objections de taille qui Tanuro641 à l’égard de certaines analyses proposées par
interrogent tant sa nécessité que sa légitimité. Bornons-nous Jared Diamond concernant les dégradations écologiques
ici à en indiquer deux qui impliquent directement le rapport produites par diverses sociétés et civilisations au cours des
aux sciences humaines et sociales et à l’écologie politique. dix derniers millénaires : cette lecture sur le temps long,
On peut ainsi commencer par se demander s’il vaut tendrait, selon Tanuro, à diluer un peu trop vite les
bien la peine de prendre le risque énorme de rouvrir, même responsabilités humaines en les reconduisant à l’espèce
indirectement, certaines des plus vives plaies politiques et humaine en général et, ce faisant, rendrait inintelligible le
morales de l’Europe avec leur cortège de hontes et de rôle décisif du capitalisme comme mode de production
crimes réédités. Qu’y a-t-il donc à gagner intellectuellement structurellement nuisible à l’intégrité et aux capacités de
et politiquement de si incontournable dans le geste de régénération des écosystèmes. Faisant écran à une
joindre à nouveau ce que la prudence enjoint peut-être de compréhension historique et politique adéquate, la
tenir séparés pour de bon - la description naturelle de référence au concept d’espèce humaine risquerait ainsi de
l’homme et sa description sociale ? Peut-être serait-il plus dépolitiser la pensée et l’action là où la lutte politique
commode de pouvoir assumer la critique écologique- (sociale et écologiste), selon Tanuro, exige aujourd’hui de
écologiste de la société (valeurs, désirs, structures et prendre nettement pour cible le mode de production
logiques économiques, juridiques et politiques) sans avoir à capitaliste.
modifier la description classique de l’homme, en soi C’est aussi en ce sens, bien qu’ils ne s’inscrivent
suffisamment claire pour aborder ce qui compte : l’urgence pas directement dans une critique du capitalisme, que
écologique. On pourrait même éprouver une forme s’explique la réserve de Christophe Bonneuil et Jean-
d’agacement vis-à-vis de ce qui est peut-être devenu une Baptiste Fressoz à l’égard de l’usage du concept d’espèce
manie philosophique (selon un cartésianisme adolescent) : humaine volontiers mobilisé par les géologues,
croire que penser équivaut à critiquer systématiquement climatologues et écologues pour penser « l’événement
toute pensée ou ordre hérités. Ainsi s’il y a eu de bonnes anthropocène ». En effet, ces historiens des sciences 642, qui
raisons, elles-mêmes fruits d’une prudence réfléchie et se sont donné pour projet d’assumer résolument la
critique, de maintenir disjointes la description naturelle et la proposition faite par Paul Crutzen de décrire une nouvelle
description socio-politique de l’homme, cessent-elles de ère de l’histoire de la Terre comme marquée par
l’être aujourd’hui à cause d’un supposé réveil des l’empreinte d’une espèce humaine devenue « force
consciences écologiques ? Et l’ pourrait même objecter que, géologique », estiment toutefois que ce concept d’espèce,
finalement, la philosophie elle-même se laisse trop
641
facilement imprégner par la logique capitaliste- TANURO Daniel, L’Impossible capitalisme vert, Paris, La
consumériste de l’innovation tous azimuts, où ce qui est Découverte Poche / Essais n°365, 2012.
642
produit est presque aussi vite disqualifié comme désuet, Christophe et FRESSOZ Jean-Baptiste, L’événement
alors même que cette logique-là est justement l’une des anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil,
racines de l’accélération de l’empreinte écologique des 2013, pp. 11-12.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

s’il a du sens en géologie, n’en a guère en histoire, car en requiert en revanche, comme y invite Bruno Latour, à une
diluant les responsabilités, il compromet aussi et d’abord revalorisation de « l’attachement », non seulement dans sa
l’intelligibilité même de l’événement historique qu’il s’agit dimension affective et symbolique mais surtout comme
de penser. C’est donc au nom d’une nécessaire étiologie, constat ontologique. Elle indique que la liberté politique
préalable à toute imputation, que le concept d’espèce doit s’inquiéter autant de ce qu’il y a à perdre au-devant de
humaine se voit par eux disqualifié en histoire comme bien soi que de ce qu’il y a à gagner ; autant à-côté et autour de
trop vague et large, et désigné par ailleurs comme risquant soi qu’au-devant de soi ; autant au-dedans de soi qu’en
d’être écologiquement contre-productif. dehors de soi. Cette liberté se dessine ainsi comme post-
Il convient donc de faire droit à ces objections pour affiner narcissique plutôt que post-moderne : elle consiste à ne
le concept d’espèce humaine que nous proposons et en « pas être occupé que de soi » (Gide), à être en capacité de
dégager le caractère légitime et nécessaire dans une pensée contempler autre chose que soi, afin aussi de s’y découvrir
qui soit écologico-politique. autre. Se joue une liberté qui sache s’attacher sans se voir
pour autant absorbé dans l’objet, l’Absolu ou l’Autre. Une
Quelques réponses aux objections. Vers un concept liberté qui sache renouer avec nécessité, limite, mesure,
écologico-politique de l’espèce humaine. ordre, effort et volonté − mais aussi avec imprévu, attente,
Qu’on tienne à maintenir signifiante et structurante patience, incertitude, médiation – non pas au nom d’un
la distinction entre l’ordre du social et l’ordre de la nature réalisme étroit, castrateur et bêtement réactionnaire, mais
relativement à l’explication et à la description des pour donner un objet et une condition de possibilité au
phénomènes humains pour éviter les ravages de certaines déploiement, et non pas à l’épuisement avant l’heure, de
dérives idéologiques n’oblige en rien à s’enfermer dans une belles potentialités humaines et non humaines…Une liberté,
vision borgne, bancale, incomplète de l’humain ni même disons-le, assez peu libérale.
dans un strict réductionnisme du social au naturel. Les C’est dans une telle ambition, qu’il nous semble
écueils rencontrés par les sciences humaines naissantes au alors décisif d’assumer l’articulation d’une diversité de
XIXème siècle ont motivé a posteriori une précaution à points de vue sur le temps historique et l’impact de l’action
l’égard d’un mimétisme méthodologique entre sciences humaine afin d’éclairer et d’ordonner la réflexion et
humaines et sociales et sciences de la nature qui mérite l’action politiques. Les historiens ont certes pleinement
d’être perpétuée non pas contre mais au nom même de raison de rappeler combien l’histoire de l’impact
l’exigence philosophique d’une description unifiée de la anthropique sur la planète ne peut être traitée comme une
complexité du réel. Le problème, du point de vue même de simple histoire naturelle de l’espèce qui effacerait conflits,
cette exigence, naît ainsi moins d’une éventuelle tendance ambigüités, débats, intentions, représentations, mais aussi
au réductionnisme du social au naturel que d’une pensée incuries et finalement responsabilités et sens de l’action
qui prétendrait maintenir extérieures l’une à l’autre, et réparatrice ou préventive. Mais ils accorderont sans doute
finalement incommunicables, les descriptions sociales et aussi que cette précaution n’invalide pas la portée politique
naturelles de l’humain. Ainsi parler d’espèce humaine dans du jugement sur le temps long de l’histoire géologique,
la pensée politique ne revient pas automatiquement à selon lequel une seule espèce semble devenue capable de
réduire l’analyse et les ambitions politiques au jeu de bouleverser le système-Terre. Du point de vue au moins
dynamiques darwiniennes ou pseudo-darwiniennes et à virtuel et muet des autres espèces vivantes (dont certaines
réactiver nécessairement la « pensée hiérarchique » qui disparaissent et disparaîtront), nos histoires se réduisent en
accompagne les élucubrations racialistes. Il s’agit effet à cela. Ainsi au moment même où la géologie, en
d’assumer comme politiques les conséquences de la aplanissant toute dimension historico-politique, prend le
description de l’humain réunissant les traits caractéristiques risque de fausser l’intelligibilité des choses, elle en révèle
suivants : ascendance et parenté phylogénétiques au cœur pourtant aussi une part : car c’est au nom de l’extériorité
de la lente et complexe évolution des espèces vivantes; d’un point de vue non-humain (bien qu’humainement
unicité de l’origine humaine (selon toute probabilité); imaginé et construit) qu’on peut prendre la mesure de la
dépendance éco-systémique déplaçable mais inévitable ; disproportion entre les choix de quelques hommes ou
précarité de la persistance dans le temps long ; mutabilité ; quelques sociétés en un temps minime et leur impact qui
diversité interne inachevée. Or, ce qui distingue le concept engage de fait toute l’espèce tant comme victime que
d’espèce humaine des tendances de son prédécesseur responsable indirecte. Pour cette raison, il nous semble de
moderne, c’est bien l’idée que le détachement total de grande importance de maintenir en dialogue des échelles de
l’humain vis-à-vis de sa condition naturelle, origine, temps et de jugement hétérogènes, non pas pour admirer,
dépendance et parenté, non seulement n’est pas possible dans un sublime de mauvais augure, notre grandeur à
mais en outre que cet horizon n’est peut-être même pas l’envers, mais pour garder à l’esprit que d’autres grandeurs
souhaitable, eu égard à ce à quoi il convient de « tenir » (en tous sens du mot) que les nôtres existent et valent qu’on
autour de soi et en soi. Comme si le sentiment de précarité les prenne en considération au cœur même de la décision
et de vulnérabilité permettait en même temps de dégager la politique. Ce qui pouvait faire craindre un effacement de la
valeur de « ce à quoi l’on tient » – comme à un fil. responsabilité en appelle au contraire l’approfondissement.
Cette version moins post-moderne qu’écologico-
politique du concept d’espèce humaine se situe ainsi à
l’intersection des deux exigences philosophiques sus-
mentionnées : unification du savoir et liberté. Car en
veillant à honorer la première exigence, elle oblige à
redimensionner celle de liberté humaine. Là où l’inspiration
écologiste requiert une éthique du détachement partiel vis-
à-vis de choses, logiques, désirs et affects qui font le jeu
d’une myopie productiviste et consumériste délétère, elle

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

qu'adversaires, le libéralisme et le marxisme, eux, avaient la


Cochet Y. - L'aversion des SHS pour l'écologie légitimité d'être issus de l'étude des humains et de la
politique société, et non d'être importés d'un ailleurs naturaliste. Il
était inadmissible, voire impossible, qu'une force exogène
Yves Cochet*
bouleverse une conception des sociétés et une conception
de soi en affirmant proposer une vision du monde comme
Les Sciences humaines et sociales (SHS), comme leur nom
totalité, tant à l'échelon idéologique qu'à l'échelon pratique.
l'indique, ont peu de raisons de s'intéresser à l'écologie
Cela faisait plus d'un siècle que la culture et la nature
politique si celle-ci consiste simplement à adjoindre au
s'étaient séparées, on n'allait pas régresser vers une
champ politique des analyses et des propositions issues de
« philosophie naturelle » syncrétique d'avant l'époque
l'étude de la nature. La représentation picturale du
contemporaine.
développement durable révèle cette image rassurante de
l'écologie politique :
La distinction traditionnelle entre sciences de la nature
et SHS
Cette distinction, advenue au XIXème siècle, s'est
Source : Wikimedia Commons progressivement mise en place au sein des universités à
partir de réflexions philosophiques sur les méthodes
Le domaine « écologique » est différentes entre les divers champs du savoir, celles-ci
ajouté aux deux classiques de la apparaissant plus fécondes lorsqu'elles devenaient
politique, l'économique et le spécifiques. Le pari épistémologique d'étudier l'humain par
social. Notons, pour rire, que ses traits psychologiques, culturels ou sociaux, plutôt qu'en
l'intersection centrale, « durable », est de petite surface par rechercher une incertaine unité sur la base de faits
rapport à celles des trois piliers du développement durable. matériels, allait de pair avec le colonialisme (« ils sont si
Rien de plus erroné que ce graphisme puisque, s'il fallait différents de nous » !) et avec l'impossibilité pratique de
absolument représenter le monde en deux dimensions et en l'expérimentation dans le domaine humain.
trois cercles, un schéma plus juste serait :
Une première réticence des SHS pour inclure l'écologie
politique et les sciences de la nature dans leurs études des
Source : Wikimedia Commons phénomènes humains provient de la crainte de justifications
naturalistes – entendons par là des formulations de type
L'économie est une partie de la causaliste dans un langage emprunté aux sciences naturelles
société, elle-même enchâssée – aux inégalités sociales ou aux différences culturelles.
dans la biosphère. Cette forme de légitimation a maintes fois permis de
présenter comme « naturelles » des entreprises de
Au-delà de cette introduction domination d'une personne sur une autre, d'une classe
graphique, de nombreuses questions soulignent les rapports sociale sur une autre, d'une société sur une autre. La simple
incertains entre les SHS et l'écologie politique. Le liste des mots honnis d'esclavagisme, de colonialisme,
libéralisme et le marxisme – les deux grands paradigmes impérialisme, classisme, sexisme, racisme, fascisme,
ayant influencé les SHS – ainsi que pratiquement toutes les totalitarisme, illustre cette défiance envers une idéologie
approches spécifiques de telle ou telle SHS ont établi leur ségrégationniste que l'on a vu à l'oeuvre dans les colonies
objet académique et leurs méthodes en ignorant le domaine des empires, en Afrique du Sud au temps de l'apartheid,
naturel, considéré comme non-pertinent dans leur champ jusqu'aux horreurs du nazisme. Aujourd'hui, la
d'étude. Bien sûr, le droit ou l'économie considèrent des sociobiologie humaine d'Edward O. Wilson essuie le même
objets naturels – la propriété du sol ou le cours du baril de genre de critique.
pétrole, par exemple – réduits à leur pur rapport aux
activités humaines - acquisition ou transaction en Une autre défiance des SHS envers l'écologie politique et
l'occurrence. Les SHS ont affaire avec les humains, seuls ou les sciences de la nature provient de la démonstration que le
en collectif, pour le bénéfice des humains. Toutes les SHS réductionnisme naturaliste ne parvient pas à expliquer la
sont « humanistes » au sens où l'anthropocentrisme est la plupart des faits sociaux humains examinés par les SHS. Il
valeur suprême : ni les non-humains, ni les écosystèmes ou y a un registre singulier des faits culturels, irréductible aux
l'écosphère ne sont pris en compte pour eux-mêmes. lois et mécanismes mis à jour par les sciences de la nature.
Dans l'ordre de la culture, ce réductionnisme n'a guère
En outre, l'écologie politique643, dès sa naissance dans les apporté de résultats pertinents, mais plutôt des fantaisies
années 1970, eut comme ambition de s'ériger en paradigme conjecturales qui relèvent de la fiction, non de l'examen
concurrent des paradigmes libéraux et marxistes, raisonnée des données factuelles. La « mémétique » par
provoquant ainsi une irritation méprisante ou une hostilité exemple, qui postule l'existence d'éléments de culture
jalouse de la part de ceux-ci. Ils ne pouvaient admettre discrets susceptibles de transmission non génétique, a-t-elle
qu'une idéologie globalisante issue d'une science naturelle découvert quoi que ce soit ? Le « mème du célibat chez les
(l'écologie scientifique) puisse prétendre dire quoi que ce prêtres » (Richard Dawkins) existe-t-il ? Ou bien encore,
soit de sensé dans les domaines humains et sociaux. Bien l'évocation de notions générales à prétention universelle se
*
Mathématicien, député écologiste au Parlement européen, ancien révèle souvent incapable d'expliquer des situations
ministre de l'environnement. particulières. Ainsi en est-il, pour l'instant, de la notion de
643
J'entends cette expression « à la française », c'est-à-dire comme « résilience », issue de la physique des matériaux, reprise
la présence de partis écologistes, ou Verts, sur l'échiquier ensuite par la psychologie, puis par l'étude des systèmes
politique. Cette conception diffère de la « political ecology » naturels et socio-écologiques. Il ne s'agit pas de rejeter toute
étasunienne en tant branche nouvelle de la géographie.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

importation de concepts ou de méthodes originaire des anthropocénique présente l'extension historique et


sciences de la nature, mais de s'interroger sur la fécondité géographique maximale de l'histoire humaine en la
explicative de telle ou telle analogie pour le domaine contextualisant comme la dernière époque en date de la
humain ou social considéré. Mieux, le naturalisme géologie terrestre – l'Anthropocène succède à l'Holocène
méthodologique vise à falsifier (au sens poppérien du interglaciaire commencé il y a plus de 10 000 ans – et
terme) les modèles des SHS pour améliorer celles-ci. Dans comme une action tellurique des activités humaines à
le domaine psychosociologique, par exemple, il n'est l'échelle planétaire, d'impact comparable à celles des grands
désormais plus possible de considérer que l'esprit du cycles du système-Terre. Cette extension n'a d'intérêt
nouveau-né est une tabula rasa que les contingences scientifique que si elle permet de mieux appréhender les
culturelles modèleraient ensuite entièrement. relations mutuelles entre l'histoire humaine et l'histoire non
humaine, afin d'établir entre elles un nouvel avenir
Plus généralement, les paradigmes libéraux et marxistes, commun, moins mutuellement destructrices que celles du
qui ont encore une influence sur les SHS et dans le domaine présent. L'hypothèse anthropocénique recouvre ainsi
politique, ont chacun introduit une certaine hypothèse sur la plusieurs courants scientifiques apparus dernièrement :
nature humaine, différente de celle qui émerge de l'écologie l'écologie comportementale, l'histoire globale, l'économie
politique. Par l'individualisme méthodologique, le biophysique, la nouvelle géographie, le naturalisme social,
libéralisme politique conçoit la société comme somme le physicalisme de l'esprit, la psychologie évolutionniste, la
d'individus égoïstes, calculateurs et rationnels, et le théorie mathématique des systèmes adaptatifs, les
libéralisme économique promeut une vision humanités environnementales646...
unidimensionnelle de l’Homo oeconomicus, réduit à un moi
unitaire sans cesse à la recherche de sa cohérence et de la De la sorte, l'historien étasunien Kenneth Pomeranz 647 a
maximisation de son utilité. Tandis que la tradition marxiste tenté de comprendre pourquoi, au milieu du XVIIIème
conçoit un individu massifié dont la conscience serait siècle, l'Angleterre, puis l'Europe, ont inauguré la
entièrement déterminée par la position qu’il occupe dans les révolution industrielle, tandis que la Chine, aussi complexe
rapports de classes. L'écologie politique, sans expliciter de que l'Europe à cette époque, a attendu deux siècles pour
telles hypothèses essentialistes sur la nature humaine, passer à l'industrialisme, éclairant ainsi les divergences de
annonce un être humain formé par les interactions avec les modèles sociétaux ancrés dans des singularités locales. Le
autres humains et avec l'environnement naturel. La société sociologue allemand Harald Welzer 648 s'est efforcé
est un système de représentations croisées entre individus : d'articuler la catastrophe écologique avec la question des
je me représente la manière dont les autres se représentent libertés et celle de la violence productiviste, inaugurant de
les choses et moi-même. Je me réalise en échangeant avec ce fait une critique sociale selon laquelle le dérèglement
autrui des modèles du monde formés par ces échanges. La climatique devient un déterminant politique, et non pas une
psychologie sociale qui structure les sociétés est pour une catégorie extérieure à la condition humaine. Il parle même
part un phénomène émergent qui apparaît quand des de phénomènes « écosociaux ». Les soubassements de la
individus se rencontrent, pour une autre part elle est un modernité industrialiste ont été soulignés par l'historien
processus générique de leur constitution, produit de indien du colonialisme Dipesh Chakrabarty, qui a perçu que
l'évolution. L’être humain est tout à la fois modelé par le l'émancipation du sujet moderne était également ancrée
monde qui lui préexiste et modélisateur du monde par les dans la destruction de la nature et la prédation des
actions qu’il entreprend. Cette hypothèse nous permet ressources. Les fondateurs du concept d'Anthropocène ont
d’enterrer le vieux débat épistémologique sur l’antériorité analysé la « grande accélération » du monde depuis 1950 en
de l’individu et de la société. L’un et l’autre se forment examinant « l'impressionnant tableau de bord de
mutuellement. l'Overshoot planétaire »649, constitué des tableaux de
l'évolution, depuis 1750, de vingt-quatre paramètres
La nouvelle alliance de la nature et de la culture caractéristiques de l'état de santé du système-Terre 650. Ces
A la suite de quelques lanceurs d'alerte intellectuels criant savants en appellent alors aux SHS, notamment à la science
dans le désert écologique de la pensée au XXème siècle, politique, pour ériger une nouvelle compréhension des
plusieurs esprits entreprirent récemment de concevoir sociétés industrielles, une nouvelle gouvernance réflexive
ensemble la nature et la culture au moyen de regards et qui permettrait à ces sociétés de se fixer des limites via des
d'outils nouveaux644. La dernière tentative de cette lignée conventions internationales. Ce type d'approche devrait
s'appelle désormais « Anthropocène » en un effort pour entraîner une « crise des fondements » dans les SHS,
bouleverser les canons de l'Histoire645. L'hypothèse comparable à celle que traversèrent les mathématiques et la
physique il y a un siècle, ainsi que l'a souligné l'historien
644
Parmi quelques dizaines, retenons arbitrairement six livres : étasunien John Mcneill651. Un programme d'appropriation
André Gorz, Écologie et politique, Paris, Galilée, 1975. Edgar de l'hypothèse anthropocénique par les SHS consisterait à
Morin, La Méthode (six tomes), Paris, Le Seuil, 1977-2004. Ilya analyser l'immense déni de la réalité biogéophysique
Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Paris,
Gallimard, 1979. Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.
646
décroissance. Entropie, écologie, économie, traduction, humanitesenvironnementales.fr
647
présentation et annotation Jacques Grinevald et Ivo Rens. Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, Paris, Albin Michel
Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1979. Hans Jonas, le Principe , 2010.
648
responsabilité, Paris, Flammarion, 1991 (1979). Philippe Descola, Harald Welzer, Les guerres du climat, pourquoi on tue au
Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. XXIème siècle, Paris, Gallimard, 2009.
645 649
Paul J. Crutzen and Eugene F. Stoermer, « The Anthropocene », Agnès Sinaï (dir), Penser la décroissance, Politiques de
IGBP [International Geosphere-Biosphere Programme] Newsletter l'Anthropocène, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013, p. 32.
650
41 (2000). Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four http://www.igbp.net/globalchange/greatacceleration
651
Theses », Critical Inquiry 35 (Winter 2009), p. 197-222. John Mcneill, Du nouveau sous le soleil, Seysel, Champ Vallon,
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L'Événement 2010.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

actuelle par l'immense majorité des décideurs et des l’indissociabilité de la nature et de la culture ? La culture
populations. Quels sont les mécanismes psychologiques et fait partie intégrante de la nature, mais cette dernière ne
sociaux générateurs de la désolation écologique et nous est accessible qu’au moyen de la culture. En termes
producteurs de l'obscurantisme politique à cet égard652 ? abstraits, il y a transcendance mutuelle de la nature et de la
culture. Ou encore, à la manière de Philippe Descola, la
L'écologie politique comme nouveau modèle du monde cosmologie occidentale est une forme d’expérience du
Depuis leur apparition sur l'échiquier politique, les partis monde parmi d’autres, une des tentatives humaines
écologistes n’ont jamais réduit leurs analyses et leurs d’explication de l’opération la plus commune et la plus
propositions à la simple « protection de complexe qui soit : la transformation du sensible en
l’environnement »653. Les Verts, partout dans le monde, ne intelligible.
sont pas des partis spécialisés, monothématiques, mais des
formations politiques généralistes, exprimant critiques et La co-évolution de la nature et de la culture ne peut
solutions dans tous les domaines de la vie publique. Mieux, s’accomplir au détriment de la première, ainsi que le
ils prétendent offrir un nouveau paradigme basé sur un prouvent les réalisations du modèle productiviste.
ensemble articulé de concepts propres à décrire la réalité et Autrement dit, la nature possède à la fois une valeur
à agir sur elle, concepts concurrents et plus adaptés que intrinsèque et une valeur instrumentale. Notre identité
ceux des philosophies politiques classiques. Bien que le humaine n’aurait aucun sens si elle n’incluait pas, comme
mot « idéologie » soit aujourd’hui disqualifié par une part indispensable d’elle-même, celle des animaux et
l’idéologie libérale, un paradigme politique est une des plantes, des écosystèmes et de la Terre. En dégradant ou
idéologie, un modèle politique du monde, un programme de détruisant les non humains naturels, nous disqualifions
travail pour les SHS. Tout part de la catastrophe écologique aussi notre identité humaine. Nous connaissons, par
qui s’avance puisqu’elle nous oblige à penser l’impensable, exemple, les deux attitudes possibles vis-à-vis du sol en
à remettre fondamentalement en question les relations entre comparant les méfaits de l’agriculture productiviste aux
les humains et les non-humains. Une révolution dans la bienfaits de l’agrobiologie. Y a-t-il, dans les SHS, une
pensée et dans l’action. « théorie critique » développée à partir des connaissances
écologiques ? Par exemple, une recherche dont l'axiome
Certains observateurs du changement de paradigme ont cru serait que la Terre que nous habitons n’est pas qu’un
d’abord déceler une transition en cours entre l’ancienne support matériel, non plus qu’une simple biosphère, c’est
civilisation industrielle productiviste et une nouvelle notre écoumène. « L’écoumène, c’est à la fois la Terre et
civilisation émergente rendue possible par les avancées de l’humanité ; mais ce n’est pas la Terre plus l’humanité, ni
l’électronique. Nous entrerions alors dans la civilisation l’inverse ; c’est la Terre en tant qu’elle est habitée par
postindustrielle, la civilisation de l’information, dans la l’humanité, et c’est aussi l’humanité en tant qu’elle habite
cyberculture et la réalité virtuelle, voire dans le la Terre. L’écoumène est donc une réalité relative, ou, plus
transhumanisme par l’intégration du numérique dans le exactement dit, relationnelle ; d’où notre définition :
biologique, à la recherche d’une nouvelle espèce l’écoumène, c’est la relation de l’humanité à l’étendue
posthumaine. Bien sûr, ces nouvelles technologies existent, terrestre »654.
mais elles ne sont que l’écume apparente d’un monde
contemporain qui n’a jamais autant consommé d’énergie et Les relations sociales elles-mêmes furent souvent édifiées
de matières premières qu’aujourd’hui. Elles sont les sur l’impératif « comme maître et possesseur », facteur
symptômes de la pensée et de l’action technoscientifiques commun à de nombreuses attitudes des mâles humains. Les
les plus conformes au modèle productiviste. Elles ne SHS se sont-elles emparé de l'écoféminisme ? Pendant des
représentent aucune alternative matérielle ou spirituelle, millénaires, sur tous les continents, les hommes ont
économique ou sociale, philosophique ou politique, au considéré les femmes, les enfants, les esclaves, les animaux
productivisme. Dès lors, pourquoi tant de travaux sur le et les terres comme leur acquisition, leur possession, leur
postindustrialisme et si peu sur la catastrophe écologique ? propriété. Le patriarcat, le sexisme, le racisme et
l’ethnocentrisme doivent laisser la place à une vision
Le « postmodernisme » est une autre philosophie, assez partenariale, multiculturelle, diversitaire, des relations entre
présente dans les ouvrages issus des sciences sociales. humains. La domination des mâles les uns sur les autres
Celui-ci s’opposerait au rationalisme et au positivisme issus (domination de classe, racisme) ou sur les non mâles, a les
des Lumières du XVIIIème siècle pour promouvoir un mêmes racines, et les mêmes issues, que la domination sur
relativisme, un constructivisme, un sociologisme qui la nature.
professe que le monde social et même le monde naturel sont
« construits ». Tous les modèles de la réalité, qu’ils soient
culturels ou naturels, seraient des « textes » qu’il s’agirait
de « déconstruire » pour dénoncer les illusions de la
naturalité. Ces textes, dès lors, auraient chacun leur validité,
et aucun n’aurait un accès privilégié à la vérité. Il n’y aurait
que du discours. Sans entrer plus avant dans ces
controverses passionnantes, posons-nous la question de la
rareté des recherches universitaires sur l’irréductibilité et

652
Clive Hamilton, Requiem pour l'espèce humaine, Paris, Presses
de Sciences-Po, 2013.
653
Les alinéas suivants reprennent quelques considérations
654
énoncées dans le chapitre 11 de mon livre : Antimanuel d'écologie, Augustin Berque, Être humains sur la terre, Gallimard, Paris,
Paris, Bréal, 2009. 1996, p. 78.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Boudes P. & S. Ollitrault - La sociologie de perspective situe la montée de l’écologisme comme la


l’environnement et des mouvements sociaux face à conséquence du déclin des structures politiques
l’écologie politique traditionnelles, en particulier dans la prise en compte des
nouveaux risques, de la santé et la justice
Philippe Boudes* et Sylvie Ollitrault** environnementale.
*Agrocampus Ouest et UMR ESO-CNRS Si ces approches ont permis d’approfondir l’analyse de
**CNRS,CRAPE-Sciences Po Rennes1 EHESP l’organisation des mouvements écologistes, de leur histoire
et de leur fonction, elles ne rendent compte ni des
Comme le souligne opportunément l’argument de ce fluctuations de ces mobilisations, ni des mouvements anti-
colloque, les sciences sociales hésitent quant à leur environnementalistes, ni de la diversité de ces mouvements
positionnement face à la thématique de l’écologie politique. écologistes, ni de la construction sociale de certaines
Parce qu’il s’agit pourtant, de prime abord, d’un évènement expressions actuelles de l’écologie (dont la justice
social incontournable, qui articule des enjeux environnementale ou la prolifération de gestes dorénavant
environnementaux et collectifs, la sociologie, comme ses respectueux de l’environnement qui n’auraient pas été
consœurs, aurait pu en faire une entrée centrale, a fortiori qualifiés ainsi 30 ans auparavant).
pour les chercheurs spécialisés dans l’étude des dimensions Il ne fait aucun doute que nos disciplines ont les ressources
sociologiques et politiques de l’environnement et des cognitives pour aborder l’écologie politique. Ce sont donc
mouvements sociaux. Mais cela n’est pas le cas : il y a bel des facteurs d’ordre historiques, sociaux et culturels qui ont
et bien des sociologies de l’environnement (e.g. Redclift & minimisé de fait l’intérêt des sociologues pour l’écologie
Woodgate, 2002 ; Barbier et al. 2012), des mouvements politique. Plutôt que de faire fi du passé et de chercher à
sociaux environnementaux et des politiques embrasser une sociologie de l’écologie politique, notre
d’environnement (Bozonnet & Jakubvec, 2000 ; Boy et al, approche vise à clarifier ces blocages : nous en proposons
2012), mais pas directement de sociologie de l’écologie une lecture à partir de l’expérience de deux chercheurs
politique. Parmi les objets d’étude de ces champs de impliqués dans leurs domaines, la sociologie de
recherche, on ne retrouve pas non plus directement l’environnement et celle des politiques et des mouvements
l’écologie politique, mais des éléments proches, dont sociaux environnementaux. L’énumération et la
l’écologisme et la sensibilité écologique (Sainteny, 2012 ; compréhension de ces difficultés nous conduira finalement
Bozonnet 2012), les associations environnementales à esquisser quelques éléments à partir desquels la
(Micoud, 2005), les controverses et la gouvernance (Barbier sociologie et les sciences politiques peuvent tenter
& Rémy, 2012) ou les pratiques et modes de vie (Dobré & d’approcher de manière plus complète l’écologie politique.
Juan, 2009). On trouve encore, avec Vaillancourt (2004), La sociologie de l’environnement et l’écologie politique
une sociologie des mouvements verts et de Par sociologie de l’environnement, il faut entendre la
l’environnement, renommée écosociologie, et sous la plume production sociologique rattachée à ce champs relativement
de Foster et Clark (2008), une sociologie de l’écologie institutionnalisé, qui est notamment présent dans les
scientifique – mais à notre connaissance pas de sociologie associations internationale, européenne, ou nationales de
de l’écologie politique. sociologie, y compris des groupes de recherche
On pourrait proposer une autre lecture de ce constat, en francophone (AISLF) et français (cf. Boudes, 2008). Pour
arguant que l’écologie politique est transversale à l’analyse expliquer les difficultés qu’a rencontrées cette sociologie de
sociologique des questions d’environnement, et qu’elle est l’environnement pour appréhender l’écologie politique, on
donc omniprésente. Toutefois, force est de constater que, à scindera celle-ci en deux entrées pour appréhender d’une
l’instar des autres sciences humaines et sociales, la part la question de la mobilisation collective, et d’autre part
sociologie ne s’est pas intéressée à l’écologie politique dans la question de l’environnement dans sa dimension sociale.
toute sa complexité. En reprenant Buttel (2002), on peut
dire que l’analyse de l’écologisme (environmentalism) et du Un intérêt limité pour les mobilisations collectives.
mouvement écologiste (ecological movement) s’est limitée Sur la question de la mobilisation collective relative à
à trois perspectives. La première a été celle de Dunlap et de l’environnement, les sociologues de l’environnement
ses collaborateurs : il s’agit d’une mise en cause d’une s’accordent à mettre en avant deux aspects. D’abord, il
vision du monde dominante (western world view), celle existe une séparation entre les mouvements de protection de
d’un progrès humain pensé en terme matériel (production et la nature et les mouvements écologistes. Dans le cas de la
consommation) et qui légitime de fait la domination sur la France, les premiers sont les héritiers des sociétés savantes
nature. Les limites de cette vision du monde, concomitantes naturalistes de la fin du XIXè et du XXè siècle. Leur
de la montée des préoccupations écologiques mais aussi des institutionnalisation et leur reconnaissance depuis les
connaissances sur l’environnement, ont conduit à la mise en années 1970, avec la figure de la FNE (France Nature
avant d’une vision alternative : « une éthique qui implique Environnement), tiennent à leur capacité de lier des
le rejet des postulats de la pensée sociale dominante par de éléments scientifiques expliquant les dynamiques naturelles
plus en plus de groupes sociaux qui se voient eux-mêmes globales et des connaissances locales permettant une forme
comme faisant partie de la nature » (ib.:51). Le nouveau de gestion différenciée selon les situations et de plus en
paradigme écologique de Catton et Dunlap (1978) illustre plus un rôle de médiation entre les citoyens et l’Etat ou ses
pleinement la mise en œuvre de ce courant de pensée en représentants. De fait, si ces associations sont des acteurs
sociologie. La seconde approche reprend les positions de R. privilégiés des enjeux environnementaux, leur porté critique
Inglehart sur le post-matérialisme : l’intérêt pour la nature et politique est faible : tout en s’imposant aujourd’hui
et pour la qualité de vie – et non plus pour les biens comme l’un des acteurs à part entière de la gouvernance
matériels – sont des valeurs post-matérielles qui environnementale, elles limitent leurs ambitions aux
prédisposent les citoyens à adhérer aux valeurs ou à dimensions naturalistes des enjeux environnementaux, le
s’investir dans des mouvements écologistes. La troisième seul enjeu social demeurant la médiation de ces

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

connaissances. Tout au plus, à travers leur prise en compte conflits locaux pour élargir leur propos aux politiques
des spécificités locales, elles « permettent une nationales et européennes, et encore d’autres formes de
recomposition de l’action publique [et participent mobilisations qui « ont joué un rôle important pour
également] à l’intégration de la critique écologiste en constituer ce milieu extrêmement composite de la
acceptant le rôle et la place institutionnels de corps sensibilité écologiste. » (ib. :3). Impliqués au-delà du seul
intermédiaire dans les procédures de concertation ». monde associatif car souvent reconnues par les autres
Au contraire, les seconds mouvements sont le produit d’une acteurs publics, ce mouvement associatif écologiste serait
critique sociale généralisée et sont porteurs d’un certes un vecteur de valeurs environnementales, mais son
changement radical plus global dont l’objectif est la défense hétérogénéité permet mal son étude. Si A. Micoud y voit
d’une nature et d’une société victime de l’industrialisation « un ordre qui ne se connaît pas comme tel », force est de
et soumise à la recherche d’un « progrès » devenu une fin reconnaître que lui-même n’a pas su dépasser la diversité de
en soi. Or, durant les années 1970, l’analyse des cette nébuleuse associative pour se saisir de ce mouvement.
mouvements sociaux a été monopolisée par l’approche de C’est paradoxalement en Europe de l’Est et du Nord que la
A. Touraine et ses recherches sur les nouveaux sociologie de l’environnement s’est peut-être le plus
mouvements sociaux. Touraine voit dans les nouveaux largement intéressée aux mouvements sociaux
mouvements sociaux les « sages femmes de l’histoire environnementaux, principalement à travers leur rôle dans
actuelle » (Vaillancourt, 1991:7), et c’est pourquoi il veut les transitions démocratiques de ces pays. Ainsi, les travaux
saisir, parmi ces mouvements, celui qui pourra prendre la de Yanitski (1993) ou Jehlicka (1994) ont montré comment
place du désormais moribond mouvement ouvrier. Avec les mouvements verts comptaient parmi les seuls lieux de
son équipe (1980), il va s’intéresser à l’un des aspects contestations autorisés et sur lesquels s’appuyaient les
importants du mouvant écologiste de l’époque, le opposants aux régimes : « le vert devient une couleur de
mouvement anti-nucléaire. Mais l’ambition de ce travail protection pour toutes sortes d’opposant et de critiques »
négligera l’enjeu de ce mouvement en particulier. Les (ib., repris par Telesiene, 2012:355). Il s’agit toutefois
auteurs reconnaissent d’ailleurs, qu’ils étaient « à la d’une importance relative et accordée temporairement à ces
recherche d’un conflit et d’un mouvement social plutôt que mouvements : cette forme d’éconationalisme s’est
d’une nouvelle image de la culture, c’est à dire des relations amoindri en même temps que déclinait l’emprise de
entre une société et son environnement. Peut-être [ont-ils] l’URSS sur ces pays. Aujourd’hui, « même si le niveau de
fait le mauvais choix et [ont-ils] mal éclairé le sens le plus conscience environnementale est élevé dans ces pays,
important de la lutte anti-nucléaire. Mais, au moment où se l’activisme environnemental reste faible (comparé à celui
place [leur] recherche, ce risque apparaît limité.» (ib.:34). de l’Europe de l’Ouest) » (Telesiene, 2012:355).
Touraine et al. marquent à plusieurs reprises leur prise de Enfin, la relative importance donnée ici à la portée critique
distance avec l’environnement : ils s’intéressent moins à la de l’environnementalisme est toutefois remise en cause par
pensée écologique au cœur de ces mouvements qu’à le courant de modernisation écologique qui s’est imposé en
l’orientation politique qui les caractériserait mieux : « Si sociologie de l’environnement peu avant les années 2000
nous avons pensé pouvoir trouver un mouvement social (Buttel, 2000). Ce courant attribue un rôle mineur aux
dans la lutte anti-nucléaire, c’est parce que celle-ci s’est mouvements sociaux environnementaux dans le processus
donnée presque dès le début une orientation politique, en ce de transformation écologique (Mol, 2008). En effet, la
sens qu’elle a constamment cherché à transformer un modernisation écologique oriente son analyse non plus sur
courant d’opinion écologiste en une véritable lutte sociale, la dégradation environnementale mais sur la prise en charge
définissant précisément son adversaire » (ib.:31). de l’environnement par l’ensemble des institutions. De fait,
L’entière sociologie des mouvements sociaux et de « la réorientation de l’Etat et du marché dans la théorie
l’environnement a accordé par la suite peu de place aux modernisation écologique modifie aussi la position et le
mouvements écologistes, à l’exception de chercheurs rôle des mouvements sociaux dans le processus de
québécois dont Babin (1991) sur le nucléaire au Canada, ou modernisation écologique » (Mol, 2000:141-2). Si ces
Vaillancourt (1982) sur les mouvements verts québécois et derniers avaient une place prépondérante dans les années
les liens entre écologie et actionalisme, et quelques travaux 1970, avec une capacité à mettre sur l’agenda public et
Allemands (dont Brandt et al., 1987, cf. infra). Davantage social les problèmes d’environnement, maintenant que les
d’intérêt aurait pu également être donné aux travaux de S. gouvernements et dirigeants ont pris en charge ces
Moscovici sur les mêmes mouvements des années 1970. questions ils n’auraient plus qu’un rôle d’accompagnateur
D’après lui, (Moscovici, 2002 : 42) à travers ces actif, d’observateur critique. Leur indépendance permettrait
mouvement, « il s’affirmait quelque chose de plus profond une posture pleinement réflexive, mais ils ne peuvent plus
et de plus continu dans la culture et dans la réalité politique être au cœur de l’analyse sociologique de l’environnement.
occidentale : […] il s’agissait de mouvements que j’ai L’analyse historique de l’écologisme lituanien que propose
appelé naturalistes, c’est-à-dire qui ont tenté au cours des Rinkevicius (2000) arrive aux mêmes conclusions. En
siècles de changer les rapports entre la culture et la nature. étudiant les transformation des mouvements écologistes
» Mais là encore, peut-être à cause de son statut de sous le régime soviétique, lors de la libération nationale, et
psychologue puis de son intérêt aux minorités actives, ces dans la transition actuelle vers une société libérale et
réflexions n’ont eu que peu de repreneur (cf. Rudolf, 1998 ; orientée vers le marché, Rinkevicius montre que cet
Picon, 2012). activisme environnemental a délaissé peu à peu son rôle
Une autre difficulté pour saisir les mouvements d’écologie d’opposition pour s’intégrer davantage et devenir un acteur
politique a été leur profusion. En s’intéressant par exemple institutionnel à part entière – comme la plupart des
aux associations environnementales, A. Micoud (2005) mouvements d’Europe occidentale. Pour Rinkevicius, cet
constate qu’il est finalement impossible de les inventorier. activisme en Lituanie maintient un double système de
Elles regroupent les héritières des sociétés savantes valeur mêlant un projet pragmatique d’auto-éco-gestion à
naturalistes, les nouvelles associations qui partent de

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

des aspects plus idéologiques que l’auteur nomme « valorisé par la sociologie institutionnelle. B. Picon se
romantique-idéalistes » (romantic-idealistic aspects). rappelle ainsi, du temps de sa participation au comité
Dans tous les cas, on constate que les mouvements sociaux directeur de la Société Française de Sociologie : « J’ai
environnementaux des années 1970 n’ont pas fait l’objet essayé de plaider la cause environnementale sans aucun
d’une analyse approfondie alors qu’ils semblent avoir joué succès. On me disait ‘pittoresque’ » (cité dans Boudes,
un rôle important dans la reconnaissance contemporaine des 2008). En France, les chercheurs impliqués dans la
enjeux écologiques. D’autre part, l’intérêt actuel porté sociologie de l’environnement ont toujours dit subir cette
envers ces mouvements tendrait à être amoindri à cause de marginalisation : A. Micoud, qui parle de la sociologie
la monté d’autres acteurs, dont l’Etat et les acteurs canal historique fermée sur elle-même, B. Kalaora (1998)
économiques, comme cela est mis en avant par le courant qui montre combien la sociologie est restée un champ
de modernisation écologique. délaissé par ses confrères, ou encore C. Cleys (2004), qui
Le cas de l’Allemagne, tel que décrit par Lange (2012:386), s’impose de répondre à la question de savoir pourquoi les
illustre pleinement cette difficulté à se saisir dans une sociologues de l’environnement sont suspectés d’être eux-
même démarche des mouvements emblématiques et mêmes écologistes – suspicion pourtant absente d’autres
contestataires des années 1970 et des mouvements plus domaines de la sociologie.
contemporains. « La thématique des nouveaux mouvements Dès le départ, les sociologues ont négligé le caractère
sociaux, écrit cet auteur, ne peut pas être discutée sans heuristique de l’environnement – la complexité des
évoquer le rapport de tension existant entre les dynamiques sociales et naturelles – pour le considérer
revendications de reconnaissance politique et culturelle du comme une idéologie. Or, il faut lire la montée des
jeune mouvement écologique, d’un coté, et celles du préoccupations environnementales comme une
mouvement ouvrier comme protagoniste classique de la revendication d’un patrimoine pour la nouvelle classe
question sociale, de l’autre ». Lange insiste notamment sur moyenne des trente glorieuses, qui vient contrebalancer le
le rôle que les Verts ont joué au parlement allemand et à processus de dépossession généralisé du salariat :
leurs effets régulateurs sur les positions radicales des dépossession des terres, des moyens de production, de la
activistes et sympathisants du mouvement. propriété privé (Aspe, 1998). Les nouvelles formes de
revendications environnementales sont le produit de la
Un enjeu environnemental qui se suffit à lui-même rencontre de cette transformation de la nouvelle classe
On peut dire, par ailleurs, que face à la question de moyenne avec l’écologie scientifique : « l’écologie
l’environnement, les sociologues se sont retrouvés démunis scientifique n’a pas créé la question environnementale,
et ont dû restreindre leurs travaux à la recherche d’une mais a donné à des agents, confrontés à de nouveaux
définition strictement sociologique de cette nouvelle rapports sociaux un support idéologique, leur permettant
question. d’inscrire leur comportement dans une autre rationalité »
Le premier enjeu de cette définition concernait la possibilité (ib.:24). En posant l’environnement comme un objet
épistémologique, pour la discipline, de se saisir ou non des idéologique, force est de limiter l’analyse des mouvements
interactions entre nature et société. Le célèbre article de qui s’y rattachent à des enjeux structurels qui les dépassent
Catton et Dunalp (1978) rappelait ainsi que les sociologues et à ne pas leur accorder une existence pour eux-mêmes
avaient toujours mobilisé des paradigmes mais pour le phénomène qu’ils illustrent – ici,
anthropocentriques qui donnaient une place exceptionnelle principalement la montée de la classe moyenne.
à l’humanité, au détriment des dynamiques naturelles. C’est Un autre enjeu de la sociologie de l’environnement
cette fermeture de la sociologie à l’environnement qui demeure celui de l’interdisciplinarité et de la complexité
conduit Murphy à parler d’une « sociologie de des dynamiques environnementales. Ce chantier de
Disneyworld », coupée de la réalité matérielle, et Micoud recherche a lui aussi occuper les forces vives, et la revue
d’une « sociologie canal-historique », rejetant tout nouvel Natures Sciences Sociétés, où la sociologie est relativement
angle d’approche. Une partie des débats se focalise alors représentée, illustre l’intérêt pour ces thèmes. Toutefois, ces
sur la pertinence d’une analyse sociologique de questions ont, de fait, détourné les chercheurs d’autres
l’environnement et propose une relecture des classiques enjeux, dont celui de l’écologie politique.
pour statuer sur la légitimité historique et épistémologique L’interdisciplinarité est semble-t-il un champ de
(Boudes, 2008) de ce champ, e.g. sur Marx (Foster), Weber reconnaissance pour les sociologues travaillant sur
(Murphy), Durkheim (Jarikovski ; Candau & Lewis), ou l’environnement. Dans cette perspective, ils sont plus
Simmel (Gross ; Boudes). enclins à discuter de la mise en œuvre de cette
A cela s’ajoute une réelle difficulté pour définir cet interdisciplinarité et de l’épistémologie des sciences de
environnement, c’est-à-dire à la fois déterminer les termes l’environnement plutôt qu’à entreprendre à nouveaux frais
de l’interaction nature-société et la part des influences le chantier de l’écologie politique.
réciproques entre dynamiques naturelles et sociales Ce récit n’est d’ailleurs pas strictement français ou
(Boudes, 2012:119). Autrement dit, dans de nombreux cas européen. Outre Atlantique, les travaux d’inspiration
et notamment en ce qui concerne le changement climatique, marxiste se sont heurtés à un manque de reconnaissance
tant que les causes des préoccupations environnementales criant. Ce n’est par exemple que plus de 25 ans après la
ne sont pas explicites, les réflexions sociologiques portent présentation de sa théorie de l’engrenage de la production
autant sur la conceptualisation des relations entre société et (treadmill of production), qui ouvre pourtant tout à fait la
nature (Buttel, 1986:360) que sur l’analyse des dynamiques voie à une réflexion sur l’écologie, que A. Schnaiberg
sociales associées. (2008) a pu faire école et mobiliser des chercheurs sur ce
Dans ces deux cas, liens aux classiques et définitions, thème. D’une manière générale, la sociologie de
l’effort de recherche est tel qu’il ne peut pas s’ouvrir à l’environnement était assez faible sur le plan théorique et
d’autres objets comme l’écologie politique. De plus, cet institutionnel : elle n’a pas été totalement libre du choix de
intérêt pour l’environnement et l’écologie n’est pas toujours ses objets, et s’est régulièrement laissée emporter par

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d’autres courants, dont la sociologie des sciences, L’écologie politique vue par les politistes
l’anthropologie de la nature, ou la sociologie et l’écologie
Une ouverture récente
urbaine.
En science politique, les travaux sur l’écologie politique ont
Des ouvertures possibles à une analyse limitée mais intéressé les spécialistes de la sociologie électorale (Boy), et
réelle de l’écologie politique des partis politiques (Sainteny, Villalba et Faucher) ou des
Faut-il se résigner à dire que la sociologie de mouvements sociaux (Roche, Ollitrault). Or, la sociologie
l’environnement a définitivement exclu l’écologie politique des mobilisations, on l’ a vu, a longtemps été dominée en
de son spectre de recherche ? Il est certain que ce champ France par l’approche de A. Touraine qui a marqué le champ
disciplinaire est encore peu précis, mal définit, mais dans le de la recherche en analysant les contestations antinucléaires.
même temps les réflexions sur son existence même (Buttel, Au milieu des années 1990, la science politique française a
2002 ; Boudes, 2008) ont permis de le stabiliser. Autrement importé de nombreuses théories ou modèles venus d’auteurs
dit, si les débats sur les classiques et l’environnement sont anglo-américains. Le tournant a été marquant car de
toujours présents, si l’interdisciplinarité est toujours un nombreux analystes (Rucht, Inglehart, Kandermans,
débouché important pour les chercheurs, si les mouvements MacAdam, Snow & Benford) ont travaillé notamment sur les
sociaux ne sont pas le cœur de cette spécialité, il n’en reste mouvements verts et les formes de protestations des pays
pas moins vrai que ce champ sociologique est toujours a occidentaux, plutôt nord-américains, scandinaves ou
l’affut d’une réflexion sur l’écologie politique lato sensu. allemands. D’un seul coup, l’univers de la recherche en
Au sens large, car cette écologie politique est appréhendée science politique française s’est donc ouvert à d’autres écoles
à différentes échelles et sous différentes formes. Le terme le et à d’autres terrains.
plus fédérateur pour en parler serait celui de réaction
Les politistes français ont alors importé une littérature qui a
sociale généralisée, une réaction sociale portée par des
mis en évidence que si des traits communs montrent la
revendications initialement relatives à la nature et
transnationalité du mouvement, il n’en est pas moins resté
l’environnement mais se déployant finalement dans toutes
spécifique à chaque contexte national original (Ollitrault,
les dimensions de la société.
2008). Ainsi, l’écologie politique est née d’une forte
Les thématiques de la sociologie du risque et de la justice
circulation des idées et des acteurs tout en prenant des
environnementale ont largement incarné cette définition.
formes singulières selon les contextes politiques, culturels
Elles proposent des relectures critiques des sociétés
et de protestation (Hayes-Ollitrault, 2013). La connaissance
contemporaines qui, bien qu’elles ne soient pas
du contexte culturel dans lequel s’inscrit l’écologie
nécessairement nouvelles, mettent en avant les
politique donne-t-il à voir les défis singuliers que le
entremêlements entre dynamiques naturelles et sociales. Par
mouvement doit relever en France ? En revanche, si en
ailleurs, les recherches sur les controverses, la gouvernance
science politique française, la littérature en matière de
et la participation démocratique sont de plus en plus
politiques publiques, de sociologie des risques ou de
nombreuses et s’ancrent pleinement dans l’analyse
sociologie des sciences est conséquente (Lascoumes,
sociologique de l’environnement. A tel point qu’il possible
Barthes, Borras, Le Bourhis, Halpern…), nous remarquons
d’envisager que cette sociologie de l’environnement fédère
que l’étude des acteurs de l’écologie politique a été
ces recherches et contribue à rappeler le rôle central de
délaissée au profit des seules études des processus de mise
l’environnement et des mouvements écologiques dans ces
en œuvre d’expertise.
travaux. D’une certaine manière, en se demandant
récemment si les sociologues doivent devenir les experts
Les nouveaux défis pour analyser l’écologie politique
des controverses environnementales, Némoz & Grisoni
Ce manque d’analyse des acteurs au profit des décisions a
(2012) vont dans ce sens : bien que leur propos concerne
pour conséquence de nous désengager d’une véritable
davantage la relation entre expertise, distance et
réflexion sur les « pouvoirs », sur les modalités d’accès et
engagement, elles insistent sur la place croissante des
de prise position dans le système politique central
sociologues dans l’analyse des controverses et, par là, sur
(gouvernement, instances décisionnelles). Le défi ne serait-
l’importance des nouvelles formes de gouvernances où
il pas d’articuler étude du mouvement social qui nourrit la
l’ensemble des formes de savoir tendent à être reconnues
pensée, les modes d’action de l’écologie politique et celle
(malgré des contre-exemples, e.g. Alphandéry et al., 2012).
des modalités d’exercice de la prise de décision lorsque le
Autrement dit, il existe un réel intérêt des chercheurs pour
mouvement s’institutionnalise ? Cette tension travaille
l’analyse du rôle du rapport à l’environnement dans les
fortement le mouvement depuis son origine et explique
mobilisations et les changements sociaux. La thématique de
nombre de ses recompositions. Parallèlement, les travaux
la transition écologique va clairement dans ce sens, et de
sur l’écologie politique en tant que force politique restent
nombreux travaux pointent également cette relation à la
marginaux puisque les politistes soit s’intéressent à sa
nature comme support de mobilisation (Emelianoff &
dimension protestataire, soit n’observent les acteurs que
Stagassy 2010 ; Boudes, 2011, Helier & Namias, 2012).
sous l’angle des politiques publiques. Le découpage
Ces derniers soulignent que à travers la demande sociale de
disciplinaire entre études électorales, sociologie de l’action
nature, par exemple la végétalisation des villes, se joue une
publique (de l’expertise), sociologie des mouvements
réappropriation de l’espace urbain par les citadins, mais
sociaux éclatent l’objet écologie politique au point que
encore une prise en charge de problématiques globales
même les arguments développés par le mouvement social
comme la biodiversité ou le changement climatique. C’est
sont souvent renvoyés à la sociologie pragmatique (Cefaï,
certainement à travers ces deux chantiers, sur les
Thévenot) qui reprend le discours pour décrire le
controverses et la gouvernance d’une part, et d’autre part
développement d’une mobilisation en ayant tendance à
sur la nature comme support de mobilisation, que des
oublier que le mouvement social a déjà une histoire, une
travaux de sociologie de l’environnement pourraient
mémoire se recompose par rapport à ces luttes.
s’ouvrir à l’écologie politique.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Pour preuve, Notre Dame des Landes devient peu à peu


espace de protestation qui tout en le renouvelant, se situe
dans le sillage des luttes écologistes telles que le Larzac et
Plogoff (usage des squats, désobéissance civile,
nombreuses manifestations de masse avec mise en scène de
la ruralité). G. Hayes et moi-même (2011) avons mis en
lumière que le mouvement social ne peut que se nourrir des
représentations ambiantes de l’écologie qui se transforme
sous l’effet du temps et du substrat culturel. Nous avons
montré que l’écologie française comporte un volet affirmé
de la défense de la terre agricole qui s’explique aussi par la
présence dans le mouvement social du syndicalisme
agricole (Confédération paysanne) et de sa position à
l’égard de la configuration des forces syndicales et
politiques. L’enjeu est de spécifier ce que peut être
l’écologie politique française qui est à la fois une partie du
mouvement social global et qui comporte ses spécificités
propres. Autre point, le mouvement politique doit prendre
en compte d’autres préoccupations qui sont souvent
négligées, stigmatisées parce qu’elles relèveraient de ces
mobilisations d’habitants, de profanes, de NIMBY. Or ces
préoccupations portées par des groupes d’habitants
socialisés à l’écologie sans être militants, commencent à se
multiplier au point de « déranger » les catégories
« militantes » et parfois « sociologiques ». Elles révèlent de
nouvelles anxiétés sociales autour des questions de l’air
intérieur, des antennes de téléphonie mobile, de l’usage de
techniques. La question de la santé environnementale se
diffuse, mobilise et devient une part du nouveau périmètre
de l’écologie politique. Or, pour l’instant, ce versant
intéresse surtout la sociologie de l’action publique et de
l’expertise, ne serait-il pas intéressant d’observer comment
se recompose l’offre politique de l’écologie politique, sa
capacité à faire caisse de résonance avec les nouvelles
demandes sociales qui émergent d’une sensibilité à
l’environnement portée par des profanes ?
Il nous apparait que l’enjeu essentiel est d’articuler les
modifications structurelles d’une société dans son rapport à
l’environnement qui dépend étroitement de données
sociales, économiques et culturelles avec l’expression de
l’écologie politique. Cette expression est elle-même
dépendante de la capacité à s’insérer dans les contraintes du
système politique et administratif, car même en situation
d’alliance politique, le poids d’un mouvement social et sa
capacité de prise de décision ou d’influence est faible (cf.
le dossier nucléaire, ou le « poids » du lobby agro-
alimentaire en Bretagne…)

Conclusion
L’ensemble de ces éléments permettent de légitimer un
champ de recherche jusqu’à présent écarté des thématiques
centrales pour des raisons d’ordre historique, contextuel,
institutionnel, et non pas épistémologique ou cognitif. Au
contraire, il apparait que l’écologie politique a pleinement
sa place dans les disciplines présentées, et que son analyse
permettrait notamment de renouveler les approches
contemporaines, notamment sur la définition même de
l’environnement et de l’écologie, sur la nature des
mouvements sociaux environnementaux, sur leur
institutionnalisation et sur leur expression politique.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Martin F. & R. Larsimont - L’écologie politique depuis casting. De quelle écologie politique parle-t-on ? S’agirait-
l’Amérique Latine il d’un courant académique critique en matière
d’environnement d’un côté, face à un projet politique
Facundo Martín : Professeur du Département de alternatif de l’autre? Les deux ? Tentons à titre
Géographie de l’Universidad Nacional de Cuyo, Mendoza, d’introduction et très brièvement de simplifier de façon non
Argentine. exhaustive, les contours et généalogies de trois principales
Robin Larsimont : Chercheur doctorant en Géographie à versions, la political ecology, l’écologie politique et
l’Universidad de Buenos Aires (UBA) et à l’Instituto de l’ecología política:
Ciencias Humanas, Sociales y Ambientales (CONICET- La Political Ecology serait une approche universitaire
INCIHUSA) de Mendoza, Argentine. multidisciplinaire au cœur des études sur l’environnement
et le développement, qui s’est développée à partir des
Introduction années 1970 dans le monde anglo-saxon, principalement
Cette contribution part du constat qu’un regard rapide sur dans le cadre d’une tentative depuis la géographie et
les fondements des différentes écologies politiques à niveau l’anthropologie de dépasser certaines limites que l’écologie
international semble amplifier la difficulté à définir ce large humaine ou culturelle, leur imposait, à savoir : la
champ en construction. Sous un même vocable, se trouve surévaluation des facteurs écologiques et le caractère trop
des terreaux divers et malgré de nombreuses références confiné de l’échelle d’analyse. 657 La critique se consolida
communes, ces origines différentes semblent avoir généré d’abord dans les années 1980 sous une perspective
des approches épistémologiques et ontologiques distinctes. structurelle, entre autres inspirée du marxisme et de la
En nous penchant sur la manière dont se construit théorie de la dépendance, mais l’aspect quelque peu figé de
l’écologie politique DEPUIS l’Amérique latine, nous cette dernière fut plus tard défié sous l’influence du post-
voulons dans un premier temps, souligner que les diverses structuralisme dans les années 1990. Cette political ecology
perspectives d’une possible « écologie cosmo-politique655 » semble avoir aujourd’hui consolidé son objet d’analyse
s’enracinent dans ; (1) l’histoire des connections entre autour de la question des rapports de force en matière de
disciplines dans différents cadres institutionnels ainsi qu’au gestion de l’environnement et de production de savoir dans
travers de la circulation et reproduction des connaissances ce domaine, en soulignant particulièrement les dimensions
au sein de certains régionalismes académiques dominants, idéelles et discursives du pouvoir.658 À ce propos, de
(2) dans les relations en matière d’environnement entre récentes publications de géographes francophones 659,
science, politique et mouvements sociaux, à échelle utilisant le terme anglophone de political ecology
régionale ou nationale, (3) dans le rôle que joue la mobilité témoignent leur volonté de ne pas confondre cette approche
de certaines personnalités d’un monde académique à l’autre avec l’ « écologie politique ».
et celui des traductions. Cette Écologie politique, nettement moins confinée au
Dans un deuxième temps, et à partir de cette toile de fond, cadre universitaire, ferait quant à elle plus référence à un
nous distinguerons certaines particularités de cette version type spécifique de politique de l’environnement, à une
latino-américaine (à continuation EPlat), en soulignant le contribution à un projet politique et social alternatif, voir
caractère explicite de son lieu d´énonciation, les diverses également pour certains à une sorte d’« humanisme
conceptualisations de ses principaux contributeurs et la renouvelé »660. Les alternatives possibles reflèteraient les
croissante conflictivité territoriale qui l´alimente. arrivées de courses entre lièvres et tortues, en dans
lesquelles ces dernières prendraient plus le temps de
Régionalismes dominants, diffusion, réception et s’intéresser - sous différents paradigmes - aux sciences, aux
mobilité natures et aux politiques661, autrement dits aux causes
Bien que le dialogue semble petit à petit s’amorcer - profondes des problèmes environnementaux.
comme en témoigne l’initiative de ce colloque - et que les Quant à l’ « ecología política », construite principalement
différences tendent à s’estomper avec certaines autour des travaux de Martinez-Alier, elle ferait référence à
contributions au caractère englobant ou global 656, il l’étude des conflits écologiques distributifs dans une
semblerait encore régner certaines confusions et erreurs de économie, écologiquement chaque fois moins soutenable662.
Cette variante est particulièrement influencée par
655
Allusion à la proposition originale d´une géographique l’économie écologique, un courant qui vise le conflit
cosmopolitique de Chartier & Rodary (2007) et en résonnances structurel entre l’économie et l’environnement et la « prise
aux considérations d´un cosmopolitisme critique développé par le
dialogue entre Walter Mignolo et Boaventura de Sousa Santos.
657
Respectivement; Chartier, D & Rodary, E (2007) Géographie de l Benjaminsen, T & Svarstad, H (2009). « Qu’est-ce que la «
´environnement, écologie politique et cosmopolitiques. En L political ecology » ? » Natures Sciences Sociétés 17, 3-11.
658
´Espace Politique. N°1; Mignolo, W. 2003. Historias Benjaminsen, T & Svarstad, H (2009) op.cit
659
locales/diseños globales: colonialidad, conocimientos subalternos Blanchon, D & Graefe, O. (2012) « La radical political ecology
y pensamiento fronterizo. Madrid, Ediciones Akal; Sousa Santos, de l'eau à Khartoum. Une approche théorique au-delà de l'étude de
B (2010) Refundación del Estado en América Latina. Perspectivas cas ». L'Espace géographique. Tome 41. 35-50 ; Molle, F (2012)
desde una epistemología del sur. Buenos Aires, Antropofagia; «La gestion de l’eau et les apports d’une approche par la political
Santos, B (2002), La globalización del derecho. Los nuevos ecology” in Gautier, D & Benjaminsen A.T (dir.) L’approche
caminos de la regulación y la emancipación, Facultad de Derecho, Political Ecology: Pouvoir, savoir, environnement, pp. 219-240.
Ciencias Políticas y Sociales, Universidad Nacional de Colombia- Paris, Quae.
660
ILSA, Bogotá, 2da edición. Whiteside, K, (2002), Divided natures, Cambridge:
656
Swyngedouw, E. (2011). ¡La naturaleza no existe! La Massachusetts Institute of Technology, p.3
661
sostenibilidad como síntoma de una planificación despolitizada. Allusion à Latour, B (2004). Politiques de la nature : comment
Urban n°01 44-66; Peet, R. Robbins, P and M. Watts., eds (2011). faire entrer les sciences en démocratie. Paris. La découverte, p.12.
662
Global Political Ecology. New York, Routledge. Forsyth, T (2003) Martínez Alier, J. (2004) El ecologismo de los pobres.
Critical Political Ecology: The Politics of Environmental Science, Conflictos ambientales y lenguajes de valoración, Barcelona,
London, Routledge. Icaria/FLACSO, p.322

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

en compte de la nature non seulement en termes depuis le tiers-monde, à l’exception d’auteurs originaires du
monétaires, sinon et surtout en termes physiques et Sud s’étant formés et écrivant depuis le Nord ou ayant été
sociaux »663. traduit en anglais.
Le résultat de telles différences dans la diffusion des idées, Penchons-nous brièvement à présent sur le terreau
implique que les conversations de communautés institutionnel et politique sur lequel s’est construite cette
linguistiques entières portent souvent sur des caractères version latino-américaine. Bien que la riche tradition
distincts. Par ailleurs, il semblerait que la prévalence de intellectuelle du continent remonte au XIXe siècle sous
certains concepts et modes de raisonnement au sein d’une l’égide d’une volonté « d’émancipation mentale » ou de
communauté linguistique pourrait créer une sorte de champ « deuxième indépendance », le processus de consolidation
rhétorique qui favoriserait la recherche au sein de certains d'un circuit académique régional ne s'est réellement
territoires, tout en laissant d’autres relativement développé qu’au cours de la décennie des années 1950 et
inexplorés.664 Mentionnons par exemple cette critique de 1960670. Il en a résulté une expansion de l'autonomie
l’écologie politique publiée par une géographe française académique dans la plus part des pays (concentrée autour
dans la revue Hérodote et qui passe totalement outre les des grands pôles urbains), et une régionalisation de la
apports accumulés dans ce domaine par les géographes circulation du savoir au travers de revues, d'associations
anglo-saxons.665 Cet exemple, souligne le rôle que peuvent professionnelles, de congres, forum et conventions
jouer les diverses traditions ou écoles nationales (de interuniversitaires. Cependant, les coups d'état et autres
géographie ou autres), mais également l'effet du langage sur interventions militaires au cours des années 1970, en
la circulation des connaissances 666 et la reproduction des considérant l’université comme l’une des principales cibles
celles-ci au sein de régionalismes académiques peu à discipliner,671 allaient générer plusieurs vagues d’exiles
empreint au dialogue. Mentionnons cependant le rôle de la académiques. Après une difficile reconnexion dans la
diffusion, comme l’un des mécanismes sociaux crées au lancée d’un retour à la démocratie rapidement étouffé par
sein des cultures académiques dominantes et qui opèrent en une nouvelle vague, cette fois neolibéraliste, le XXIe siècle
imposant une vue particulière au reste de la planète, du a commencé avec une effervescente revitalisation du
moins une partie. A ce propos la diffusion de la political latinoamericanisme.
ecology semble rester confinée dans les réseaux de Quant à notre débat, c’est à ce moment justement que se
l’impérialisme scientifique anglo-saxon et son contact avec crée le Grupo de Trabajo de Ecología Política de la
d’autres versions ne se ferait principalement qu’au travers CLACSO, coordonné par Hector Alimonda. Bien que ses
du filtre des traductions. productions circulent encore de façon marginale dans
Sur base de cette mise en contexte, rappelons que les certains nœuds du système académique mondial, ces « voix
communautés scientifiques périphériques ont souvent été du sud » semblent petit à petit gagner en diffusion. 672
cataloguées comme étant dépourvues d'autonomie et Rappelons à ce propos le rôle que joue la mobilité
assiégées selon les époques par différentes forces exogènes, académique dans le dialogue entre différentes écoles de
entre autres ; les interventions étatiques, la politisation l’écologie politique. Arturo Escobar, Enrique Leff, Michael
étudiante, le terrorisme d'Etat ou la dépendance Löwy, Martínez-Alier, Anthony Bebbington, Philippe Le
intellectuelle vis-à-vis des modèles étrangers. 667 Le Billon, parmi d’autres, sont autant de figures qui permettent
malaysien Farid Alatas va plus loin, en soulignant que la de construire les réseaux d’une version cosmo-politique.
littérature en sciences sociales et humaines de ces 200 et
particulièrement 50 dernières années a déploré l’état de l’art L’écologie politique DEPUIS l’Amérique Latine
issu du Tiers-monde et que les relations impérialistes du Depuis la fin des années 1990, se configure en Amérique
monde des sciences sociales avanceraient en parallèle à latine une perspective différenciée pour aborder les
celles du monde de l’économie politique internationale. 668 relations société-nature. Le caractère différentiel de cette
Nous soulignons ces remarques, car l’écologie politique dernière serait précisément la prétention de le faire depuis
depuis l’Amérique Latine et que nous présentons à un « lieu d’énonciation » latino-américain. Ceci implique
continuation, s’oppose justement à cette géographie de reconnaître des cadres théoriques et souvent territoriaux
dominante de production de connaissance, qui reconnait étrangers aux grandes traditions consolidées de la
une « autorité » à certains lieux privilégiés d’énonciation et géopolitique de la pensée occidentale. C’est le cas du
relègue à d’autres lieux le rôle d’objets devant être étudiés Programme d’Investigation Modernité/Colonialité (M/C) 673,
par des investigateurs compétents. Cette critique un espace contemporain d’interlocution collective depuis et
concernerait donc également les défenseurs d’une « Third-
world Political ecology »669, peu ouverte à ce qui se dit 670
Notamment avec la création de la CEPALC (Commission
économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes) en 1948, de la
663
Ibid,p.9 FLACSO (Faculté latino-américaine de sciences sociales) en 1957
664
Whiteside, K, op. cit, p.4-5. et la CLACSO (Conseil latino-américain de sciences sociales) en
665
Giblin, B (2001) « De l'écologie à l'écologie politique : l'enjeu 1967.
671
du pouvoir De la nécessité de savoir penser l'espace », Hérodote, Beigel, F. op. cit
672
N°100, p. 13-31 Voir par exemple Chartier, D & Löwy, M (2013) L’amérique
666
Fall, J.J.; Rosière, S. 2008. Guest Editorial: On the limits of latine, terre de luttes socioécologiques. En Ecologie & Politique.
dialogue between Francophone and Anglophone political N°46, p.13-20. Leff, E (2012) Political ecology. A Latin American
geography, Political Geography, 27 (7), 713-716 Perspective, in Culture, Civilization and Human Society. Eolss
667
Beigel, F (2012) Centros y periferias en la circulación Publishers, Oxford, UK.
673
internacional del conocimiento. En Nueva Sociedad. N° 245. Voir Escobar, A. (2003) “Mundos y conocimientos de otro
668
Alatas, F (2003) Academic Dependency and the Global modo. El programa de investigación de modernidad/colonialidad
Division of Labour in the Social Science. En Current Sociology latinoamericano” Tabula Rasa. Bogotá - Colombia, No.1: 51-86;
51: 599 Mignolo, W. 2003. Historias locales/diseños globales:
669
Bryant R. L. y Bailey, S. (1997) Third World Political Ecology. colonialidad, conocimientos subalternos y pensamiento fronterizo.
New York, Routledge. Madrid, Ediciones Akal. p 54.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

sur l’Amérique Latine et auquel participent le colombien sociologue Aníbal Quijano678, pour qui la colonialité
Arturo Escobar, l’argentin-mexicain Enrique Dussel, le incarne également la matrice de pouvoir articulée à l’idée
péruvien Aníbal Quijano et l’argentin Walter Mignolo, de race et qui produirait des subjectivités et exercerait un
parmi d’autres. De cette façon, depuis ce lieu d’énonciation contrôle sur le travail et le territoire. En incarnant donc en
se constitue progressivement un positionnement éthique, termes théoriques le lien de parenté entre l’EPlat et le
politique et épistémique autre, se nourrissant de Programme M/C, ces deux notions permettraient de
l’expérience moderne/coloniale pour en puiser les comprendre la reconfiguration de la colonialité dans sa
conditions favorables à une décolonisation. dimension naturelle au travers de la production de nature(s).
L’argument central est que le traumatisme de la conquête et Nourrie particulièrement de son contexte historico-
l’intégration dans le système internationale, depuis une géographique, l’EPlat se présente donc comme une
position subordonnée, coloniale, incarnant le revers construction collective, au sein de laquelle ont conflué, non
nécessaire et occulté de la modernité, représenteraient la sans tensions et débats, plusieurs auteurs latino-américains,
marque d’origine de « lo latinoamericano ». Cette ligne souvent en dialogue avec des contributeurs d’autres
d’investigation poursuivrait donc le « tournant versions (Martinez-Alier, O’Connor, Lipietz). Son objet
décolonial »674, en adoptant une épistémologie de frontière d’analyse semble cibler l’étude des relations de pouvoir,
afin de rendre compte de certaines contestations ou au configurées historiquement et considérées comme
contraire, récupérations partielles ou sélectives de la médiatrices des relations société-natures. Un tel centre
modernité et colonialité. Ceci implique donc de réécrire les d’attention ne pouvait, comme ailleurs, que déborder des
narratives de la modernité depuis un autre lieu, en structures disciplinaires, dans le but de produire de
revalorisant les cultures et peuples dominés et l’histoire de nouvelles connaissances. Au-delà d’un nouveau champ
leur résistance. C’est au travers de cette voie, que l´EPlat se disciplinaire, il s’agirait donc plus selon Alimonda « d’une
propose de considérer l’expérience historique de la perspective d’analyse critique et d’un espace de confluence,
colonisation européenne comme la rupture d’origine de d’interrogations et de rétroalimentations entre différents
l’hétérogénéité et ambiguïté particulière des sociétés latino- champs de connaissances […] »679 Pour Enrique Leff, il
américaines, et de puiser son potentiel afin de narrer de s’agirait d’un savoir environnemental qui « problématise la
nouveau leurs histoires depuis la perspective des relations connaissance fractionnée en disciplines et l’administration
société-nature. Ceci implique donc la construction d’une sectorielle du développement afin de constituer un champ
histoire environnementale de la région, considérée comme de connaissances théoriques et pratiques orienté vers la ré-
la « sœur siamoise » de cette écologie politique.675 articulation des relations société-nature »680. Ceci implique
Par ailleurs, ce pont entre le Programme M/C et l’EPlat également de « penser en dehors des tranchées de
s’appuie fermement sur l’échec des promesses et l’université, depuis des perspectives distinctes et articulant
considérations apolitiques676 de la modernité à faveur d’un différents savoirs. Autrement dit de tirer parti aussi bien de
monde soutenable pour la majorité de la population. la fertilité des connaissances scientifiques académiques, que
L’EPlat, en soulignant le caractère civilisatoire de la crise des connaissances populaires non reconnues par la pratique
environnementale, offrirait certaines pistes pour considérer académique681 ». Soulignons à ce propos que tous ces
les dimensions d’une colonialité globale. A ce propos auteurs, maintiennent un lien étroit et une retroalimentation
justement, Cajigas-Rotundo puis Hector Alimonda en se avec des mouvements sociaux et communautés locales. 682
référant respectivement à la biocolonialité du pouvoir ou à
la colonialité de la nature, veulent souligner l’existence Ses protagonistes, leurs mots et la conflictivité
encore en vigueur d’une matrice de pouvoir colonial sur la territoriale environnante
nature.677 Ces deux notions s’inspirent des travaux du L’anthropologue Arturo Escobar, est sans aucun doute celui
qui au sein de cette communauté a été le plus diffusé. Bien
674
Grosfogel, R. y Castro-Gómez, G. (2007) Prólogo. Giro que plus connu pour ces apports post-structuralistes à la
decolonial, teoría crítica y pensamiento heterárquico. En El giro critique de la modernité et à la notion de
decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémicas más allá « développement », ce dernier soutient que l´écologie
del capitalismo global. Iesco-Pensar-Siglo del hombre editores, politique est « l’étude des multiples articulations entre
Bogotá. histoire et biologie, ainsi que des médiations culturelles au
675
Alimonda, H. (2006) Una nueva herencia en Comala. Apuntes travers desquelles ces articulations sont établies 683 ». Depuis
sobre la ecología política latinoamericana y la tradición marxista.
En publicación: Los tormentos de la materia. Aportes para una 678
Quijano, A. (2000) Colonialidad del poder, eurocentrismo y
ecología política latinoamericana. Alimonda, Héctor. CLACSO,
Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales, Buenos Aires. P. América Latina, en Lander, E. (ed.), La Colonialidad del saber:
94. Soulignons que la majorité des auteurs sont particulièrement Eurocentrismo y Ciencias Sociales. Perspectivas
sensibles aux travaux d’historiens de l’environnement (Alfred Latinoamericanas. pp. 201-245. Caracas: CLACSO
679
Crosby, Donald Worster, William Cronon,…) et que c’est Alimonda, H. (2005) Paisajes del Volcán de Agua
Guillermo Castro-Herrera qui a particulièrement consolidé le (aproximación a la Ecología Política latinoamericana), en
dialogue entre ces deux courants. Alimonda, H. y Parreira, C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas
676
Nous faisons allusions ici particulièrement au paradigme de la Ambientais Latino-americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré,
“modernisation” souligné dans: Robbins, P. (2004). Political Brasilia, pp. 65-80.
680
Ecology, Oxford, Blackwell Leff, E. (1994) Ecología y Capital – Racionalidad ambiental,
677
Cajigas-Rotundo, J. C. (2007), “La biocolonialidad del poder. democracia participativa y desarrollo sustentable, México, Siglo
Amazonía, biodiversidad y ecocapitalismo”, en Castro-Gómez, XXI.
681
Santiago y Ramón Grosfoguel (eds.), El giro decolonial. Alimonda, H (2006) op.cit p, 15
682
Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del Escobar avec les communautés afro-descendantes du pacifique
capitalismo global. Bogotá: Iesco-Pensar-Siglo del Hombre colombien; Leff avec le mouvement Seringueiro; Alimonda avec
Editores. Pp. 169-193; Alimonda, H. (Comp.) (2011) La certaines communautés en lutte contre l´extractivisme minier,…
683
naturaleza colonizada. Ecología política de la minería en Escobar, A. (2005), Depois da Natureza. Passos para uma
América Latina. Buenos Aires. CICCUS-CLACSO. Ecología Política Antiesscencialista, en Alimonda, H. y Parreira,

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

cette perspective, la catégorie de « nature » se pose comme de classe, de genre, éthiques ou électorales, mais également
spécifiquement moderne. D’autre part, en soulignant que locales, régionales, nationales ou internationales […] »688.
certaines sociétés ne possèdent pas cette catégorie, il En d’autres mots, la politisation de la nature se ferait au
postule la nécessité de problématiser la notion même de travers des diverses valorisations de celle-ci et des relations
nature afin de parvenir à une écologie politique anti- de pouvoir qui les tissent, mais également au travers des
essentialiste.684 Cette dernière ferait entre autre ressortir le processus de « normalisation » des idées, discours,
rôle des nouvelles technologies et techniques de comportements et politiques 689. Pour cela, l’EPlat se
manipulations génétiques génératrices d’une techno-nature, présenterait alors comme « la politique de réappropriation
dont l’Amérique Latine serait chaque fois plus victime. de la nature »690 à travers notamment de la déconstruction
Mentionnons également à Martinez-Alier, qui - bien des discours et concepts théoriques et idéologiques qui ont
qu’extérieur - a constitué par sa vision, sa diffusion soutenu et légitimé les actions et processus à l’origine des
hispano-lusophone et son engagement intellectuel avec conflits environnementaux. Nous nous trouvons ici en
l’Amérique Latine, une autre influence importante. Le quelque sorte face à la métaphore de la « hachette » et des
continent latino-américain s’est révélé un objet d’étude « graines » de Paul Robbins691.
particulièrement adapté à sa version matérialiste visant Récemment on assiste à une profusion d’études qui placent
l’étude des conflits écologiques distributifs. l’Amérique Latine au centre de la configuration d’une
Soulignons également une autre tendance, et qui bien que nouvelle géopolitique agro-énergétique, mais également au
partageant les visions antérieures, a pour principale cible centre des alternatives contre-hégémoniques. Mentionnons
“le politique” proprement dit. Celle-ci, comme le souligne aussi la préoccupation pour la violente expansion de
le colombien Germán Palacio doit centrer son étude sur l’activité minière transnationale dans la région, comme
« les relations de pouvoir autour de la nature, ou plus l’illustre bien le dernier libre du groupe de travail
précisément autour des écosystèmes ou des paysages étant d’Alimonda intitulé « La naturaleza colonizada. Ecología
donné que ceux-ci semblent se présenter comme les formes política y minería en América Latina692”. La richesse de ces
contemporaines du discours sur la nature »685. contributions réside dans la considération de cette
Cette vision centrée sur « le politique » invite à colonisation de la nature au travers des trois principales
reconsidérer par exemple, l’idée de « distribution » de tendances du champ politico-économique latino-américain
Martinez-Alier et mettre plutôt en avant celle auxquelles se réfère Maristella Svampa693: le néo-
d’« appropriation ». Celle-ci ferait référence à développementalisme libéral, le progressisme néo-
l’établissement des relations de pouvoir qui permettraient développementaliste et le tournant post-
de procéder à l’accès aux ressources par certains acteurs, à développementaliste. Le « fracking », le « landgrabbing694 »
la prise de décision quant à leur utilisation et à l’exclusion ou l’expansion de l’agrobusiness sont autant de
d’autres acteurs de leurs disponibilités686. En d’autres préoccupations abordées par cette EPlat, dont le principal
termes, cette appropriation, présentée comme une soutient est aux les luttes de résistance, de ré-existence 695 et
condition présupposée à la production, ferait écho à de reconstruction identitaires des populations affectées par
l’accumulation primitive de Marx et sa version actualisée ces processus de dépossession.
« d’accumulation par dépossession687 ». Historiquement,
cette appropriation se réfèrerait donc à une matrice de Afin ne pas conclure…
pouvoir social en vigueur depuis la période coloniale et L’ensemble des travaux auxquelles nous faisons allusion
ayant pour visée centrale l’accès à la terre et son contrôle. plus haut, rendent compte du haut niveau de conflictivité
Germán Palacio offre selon nous la meilleure synthèse de territoriale en Amérique latine. « Conflits » et « Territoire »
cette écologie politique ayant pour pivot « le politique » en seraient précisément deux catégories au cœur de
la considérant comme ; « un champ de discussion inter et l’émergence et relative consolidation de l’écologie politique
transdisciplinaire qui questionne les relations de pouvoir latino-américaine. La conflictivité territoriale, autrement
autour de la nature, en se référant à sa fabrication sociale et dit, le reflet des relations hiérarchiques de pouvoir qui ont
à son appropriation et contrôle par différents agents socio- articulé historiquement et articulent encore aujourd’hui les
politiques. […] De ce point de vue, cette écologie politique relations société-nature dans la région, serait l’origine d’une
ne considère pas la politique en se référant seulement aux territorialité conflictuelle. Cette dernière représente le pilier
questions environnementales des politiques autour duquel se construit l’EPlat, aussi bien en tant que
gouvernementales sinon de manière plus large, en ciblant
les hiérarchies et asymétries de différents champs de 688
Palacio, op.cit p.11
relations de pouvoir autour de la nature, que celles-ci soient 689
Leff, E (2006) La ecología política en América Latina. Un
campo en construcción. En Alimonda, H (coord.). Los tormentos
C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas Ambientais Latino- de la material. Aportes para una ecología política
americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré, Brasilia, p.24. latinoamericana. CLACSO. Buenos Aires, p.26
690
684
Escobar, A. (1999) After Nature: Steps to an Antiessencialist Leff (2006) op.cit p.32
691
Political Ecology, Current Anthropology, 40, 1, February. Robbins, (2004). op.cit, p 12-13.
685 692
Palacio, G. (2006): “Breve guía de introducción a la Ecología Alimonda (2011), op.cit
693
Política (Ecopol): Orígenes, inspiradores aportes y temas de Svampa, M. (2012) Resource Extractivism and Alternatives:
actualidad” en Revista Gestión y Ambiente, Universidad Nacional Latin American Perspectives on Development. Socioecological
de Colombia, Vol. 9 – No. 3, p.11 Transformations, JOURNAL FÜR ENTWICKLUNGSPOLITIK, vol.
686
Alimonda, H. (2005) Paisajes del Volcán de Agua XXVIII 3:43-73.
694
(aproximación a la Ecología Política latinoamericana), en Borras, S; Franco, J.; Kay, C. & Spoor, M. (2011) El
Alimonda, H. y Parreira, C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas acaparamiento de tierras en América Latina y el Caribe visto desde
Ambientais Latino-americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré, una perspectiva internacional más amplia. Mimeo
695
Brasilia, pp. 65-80. Gonçalves, Carlos Walter Porto (2001) Geo-grafías.
687
Harvey, D. (2004) El nuevo imperialismo. Madrid. Ediciones Movimientos sociales, nuevas territorialidades y sustentabilidad.
Akal. Mexico. Siglo XXI.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

perspective académique que comme contribution à un


projet politique contre-hégémonique majeur.

Le chemin est encore long, mais comme dit le refrain il « se


construit en marchant ». Il permettra certainement de mieux
comprendre les différentes « natures » construites
historiquement au sein de ce magma culturel. En insistant
donc sur le lien étroit entre cette écologie politique et le
contexte historico-géographique de son lieu d’énonciation,
notre contribution s’inscrit dans l’initiative encore timide
d’une possible version cosmo-politique, riche de ses
différences et dont la mise en réseau est en pleine
construction. Nous espérons que cette dernière apprendra
cependant à « cohabiter dans une Babel de langages
différenciés, qui communiquent et s’interprètent, mais ne se
traduisent pas en un langage commun unifié696 ».

696
Leff (2006) op.cit, p.34

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Flipo F. - L’écologie politique définie par les Du côté de l’économie c’est entendu, les revendications
controverses générées par sa réception écologistes sont avant tout interprétées comme un retour de
la thèse malthusienne de l’épuisement des ressources. Le
Fabrice Flipo pari de Julian Simon contre Paul Ehrlich peut symboliser
Maître de Conférences HDR en philosophie cela. Les écologistes sont ceux qui n’ont pas pris acte du
TEM Mines-Télécom / LCSP Paris Diderot pouvoir de la technologie, et ne font que ressasser des
questions d’un autre âge. L’accueil fait au rapport du Club
Introduction de Rome dans les années 70 l’illustre parfaitement. Les
L’écologisme est difficile à définir, car de multiples écologistes surestiment les méfaits de l’industrie, et sous-
obstacles se font jour lorsqu’on s’y risque. Qui se rapporte à estiment sa capacité à venir à bout des problèmes qu’elle a
la littérature académique ne peut manquer d’être frappé du elle-même générés, et dont certains sont malgré tout bien
flou qui règne (l’écologisme est-il progressiste ? Est-il réels. Le libéralisme soutient que la croissance est la
libéral ? Est-il moderne ou antimoderne ? etc.), ainsi que du solution et non le problème, puisque c’est elle qui procure
caractère parcellaire des différentes théorisations, les moyens de trouver des ressources supplémentaires,
dispersées dans de multiples disciplines qui communiquent comme le montre le cas du nucléaire ou des performances
peu entre elles. Qui se rapporte à la littérature militante sera techniques réalisées dans le domaine de l’extraction des
découragé devant la dispersion entre de multiples auteurs, ressources, et que c’est encore elle qui donne les moyens de
d’Illich à Charbonneau en passant par Thoreau ou Hainard. protéger le milieu, le désir d’un environnement sain
Qui se rapporte aux deux verra à quel point les deux n’apparaissant, historiquement, qu’à partir du moment où
champs, militant et académique, communiquent encore très l’on a atteint un niveau de richesse économique suffisant –
peu. Si l’on ajoute à cela que le sujet est très controversé, soit en France, dans les années 60.
sujet à un fort rejet, du côté académique comme du côté de Dans un second temps les libéraux appréhendent les
la société, on aura une petite idée de la difficulté. écologistes comme des « pastèques », selon l’expression
Tout n’est pas à faire non plus. Des éléments existent, bien fameuse utilisée notamment par Jean-Marie Le Pen. L’une
que dispersés, fragmentaires et controversés. On s’accorde des revendications les plus constantes de l’écologisme est
ainsi que la date de naissance de l’écologisme, dans les en effet de politiser la consommation, au sens de créer une
années 60 à 70. On s’accorde aussi sur son objet : changer discussion collective sur ce que sont ou plutôt ce que
les modes de vie, de manière à en adopter d’autres qui devraient être nos besoins : vélo ou voiture ? Produits bio
soient plus soutenables soit, dans le fond, plus ou industriels ? Chauffage bois ou nucléaire ? Tels sont en
universalisables. L’écologisme donne naissance à des effet les sujets qui motivent les écologistes. Or dans le
ministères, des négociations et un ensemble de léglislations, système libéral cette discussion doit entièrement être laissée
nationales et internationales. Il se concrétise de multiples au marché, mis à part les correctifs que sont les assurances
manières, par des mouvements sociaux, des parcs naturels, diverses qui culminent dans l’Etat-Providence, dont
des moyens de production et des produits de consommation l’extension doit être d’autant plus limitée qu’on est libéral.
« verts ». L’une des conditions du bon fonctionnement des marchés
Ce que nous proposons ici, pour y voir plus clair, est de est leur atomicité, autrement dit le fait que chaque
définir l’écologie politique par les controverses qui ont été consommateur exprime son opinion, sa préférence, sans
générées par sa réception. Cette approche a un double être influencé par d’autres. Les écologistes sont donc
avantage : ne pas fermer la définition finale, puisque suspectés de vouloir collectiviser l’économie, à la manière
l’écologie politique se trouve alors davantage définie en soviétique, et empêcher chacun de choisir librement ce qui
creux que de manière positive, et n’aborder cette épineuse lui fait plaisir, ce qui constitue l’un des piliers du
question de « la nature » que de biais, puisqu’il n’y a pas libéralisme et de sa propension à respecter le pluralisme des
lieu de commencer notre exposé comme ce qui caractérise choix de vie, que l’on nomme en philosophie politique
la plupart des textes militants, à savoir l’état de plus en plus « pluralité des conceptions du Bien ».
catastrophique de « la nature », sous les assauts répétés de Ajoutons que les écologistes sont doublement soupçonnés
« l’industrie », « l’Occident » ou de « l’Homme », c’est de vouloir passer outre la démocratie, car non seulement ils
selon. entendent politiser la consommation mais en plus ils
Nous tiendrons ici « écologisme » et « écologie politique » souhaitent le faire directement, par ce qu’ils appellent
pour synonymes, le premier désigne le mouvement qui « l’action directe », ce qui veut dire : sans passer par le
porte le second comme idéologie. Parlement, ou même par le débat. Les écologistes se
présentent munis de ce qu’ils appellent une « science »,
l’écologie, dont ils semblent vouloir dériver directement
Réception de l’écologisme par le libéralisme des normes ; ils rejouent en cela l’errance marxiste qui, sur
S’intéresser à la réception de l’écologisme par le la base d’une science, avait aboli la démocratie, remettant le
libéralisme conduit à réexaminer le libéralisme, du moins pouvoir dans les mains d’une Avant-garde toute-puissante,
sous les deux formes qui se proposent à notre lecture : les n’ayant aucunement besoin de consulter avant de décider.
libéraux dépeints par eux-mêmes, ou par leurs critiques. Les écologistes sont donc vus non seulement comme des
Le libéralisme réagit fortement à l’émergence de pastèques, mais parmi les plus dangereuses, celles qui n’ont
l’écologisme, les livres de Luc Ferry, sur le plan de la rien appris du siècle qui vient de s’écouler. Le goût de
philosophie politique, et celui de Paul Samuelson et de Greenpeace ou d’autres groupes pour l’action « directe »
William Nordhaus, sur le plan de l’économie, peuvent en vient renforcer cela.
témoigner. Le fait d’avoir à recourir à deux livres, qui En même temps ce qui trouble les libéraux est que
recouvrent deux champs de la pensée, en France, indique l’écologisme paraît « mâtiné de brun », au sens où il refuse
déjà une difficulté : le fait que « le libéralisme » soit ou semble refuser le progrès technologique, qu’au moins les
rarement pensé comme un tout, économique et politique. marxistes admettaient et même chérissaient, pour preuve le

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

soutien unanime, des communistes aux gaullistes, au Par-delà la querelle des dénominations, ce qui est certain
lancement du programme électronucléaire dans les années est que ce que l’on appellera « le marxisme » pour
70. Les écologistes semblent vouloir revenir en arrière, vers simplifier réagit de manière assez similaire au libéralisme.
un monde désindustrialisé « et donc » prémoderne, c’est-à- Il commence en effet par voir dans les écologistes un retour
dire préscientifique. Leur critique de la science fait le lit de de Malthus. Là encore on se gausse de leur peu de
tous les obscurantismes. Cette idée d’accorder des confiance dans la technologie, cette force que l’on conçoit
« droits » à la nature focalise d’ailleurs une grande partie comme étant avant tout issue du travail, et non du capital, à
des critiques, notamment chez Ferry. Ne revient-elle pas à l’opposé de ce que défend le camp libéral. Défendre la
vouloir instaurer cet animisme dont justement la modernité nature ne peut se faire que contre l’Homme. Sur le plan
nous avait sorti ? « Respecter » la nature, c’est ce qui économique les écologistes, qui appartiennent en général
caractérise les prémodernes, et explique qu’ils aient si aux classes moyennes ou issues de la petite-bourgeoisie, ce
longtemps vécu dans un univers immobile, où tout se répète qui devient manifeste dès lors qu’on se rend compte que le
éternellement. Pour preuve ce fameux « discours de mouvement ouvrier n’a guère porté de revendications en ce
Dakar » de Nicolas Sarkozy, dans lequel il estimait que si sens, ne génèrent-ils pas une rareté artificielle, qui renchérit
l’homme africain n’était « pas entré dans l’histoire », c’est le prix des produits et nuit au prolétariat ? Ne protègent-ils
parce qu’il « vit avec les saisons », que son idéal de vie est pas des aménités qui sont avant tout de l’intérêt des plus
« d’être en harmonie avec la nature », qu’il ne connaît que dotés, et sans intérêt pour les plus pauvres ? Ne défendent-
« l’éternel recommencement du temps rythmé par la ils pas des modes de vie qui sont plus onéreux, par exemple
répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. la nourriture biologique, que seuls les riches peuvent se
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a payer ? Ces arguments sont répétés à satiété.
de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de Les écologistes, perçus comme des « rouges » par les
progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, libéraux, sont considérés comme des libéraux par les
l’Homme échappe à l’angoisse de l’Histoire qui tenaille marxistes. Et en effet nombreux sont les éléments qui
l’Homme moderne mais l’Homme reste immobile au milieu concordent, de même que nombreux étaient les éléments
d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. qui, dans le cadre conceptuel et pratique libéral,
Jamais l’Homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui convergeaient pour ranger les écologistes parmi les
vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un socialistes. Les écologistes se révèlent en effet être des
destin697 ». partisans relativement tièdes de la propriété publique, voire
Pourtant, étant critique des technologies de puissance, et même du socialisme. A chaque fois qu’on leur demande
fréquemment pacifiste, au moins en apparence, s’ils sont pour ou contre le marché, ils semblent répondre
l’écologisme semble plutôt anti-patriote, ce qui en fait un que cela dépend des cas ; à chaque fois qu’on leur demande
« brun » d’une catégorie pour le moins étrange, un peu trop au contraire s’ils sont pour le socialisme, ils demandent en
cosmopolite. quoi cela consiste et qui sera au pouvoir. Pour beaucoup,
s’ils n’adhèrnt pas au marxisme alors c’est donc qu’ils sont
Réception de l’écologisme par le marxisme libéraux. De fait Greenpeace fait alliance avec les
Le terme « marxisme » fait de toute évidence problème, entreprises, qui sont certes productrices de renouvelables
dans le titre, au moins pour deux raisons. La première est mais dont le principal problème, côté marxiste, est qu’elles
que Marx lui-même n’a jamais été « marxiste » et il ne appartiennent au secteur privé. Ils se prononcent bien, en
manque pas de « marxiens » pour rappeler que le marxisme règle générale, pour l’économie sociale et solidaire, qui
est une doctrine qu’il faut critiquer. D’où une seconde pour le marxisme n’est qu’un pis-aller, une rustine sur un
difficulté : le « marxisme » ne constitue pas une catégorie système qui pendant ce temps reste pour l’essentiel
unifiée, loin de là, elle s’est même diversifiée au point inchangé.
qu’André Tosel parle de « mille marxismes ». Les écologistes paraissent donc totalement incohérents, là
Pourtant « marxisme » est bien le nom de la doctrine encore. Le capitalisme étant ce système qui poursuit le
dominant la camp de la critique du libéralisme, dans les profit pour le profit, comment peuvent-ils ne pas en être de
années 60, quand l’écologisme émerge, et l’on connaît la féroces critiques ? Evidemment on se demandera de
fameuse phrase de Sartre, pour qui le marxisme était à ce manière similaire, côté écologiste, comment on peut, du
moment-là « l’horizon indépassable de notre temps »698. Le côté marxiste, être apparemment si critique, tout en étant si
libéralisme possède lui aussi de nombreuses variantes, il admiratif des résultats capitalistes que sont le nucléaire ou
n’en continue pas moins de posséder une unité. Cette unité la tablette tactile.
se retrouve dans la critique du libéralisme, dont le
marxisme et les marxistes ont longtemps possédé une sorte Le lieu du désaccord : les forces productives, et donc la
de monopole. La lutte des classes, l’opposition entre le cosmologie
capital et le travail, entre le prolétariat et le patronat, la Le titre peut évidemment surprendre, puisque le
critique du capitalisme sont des éléments communs à tous déploiement des forces productives est censé être la
les marxistes, quel que soit le nom par lequel ils souhaitent conséquence directe de l’abolition de toute forme de
qu’on les appelle, « marxiste » ou « marxien », et par-delà cosmologie. En effet seuls les non-modernes sont réputés
les divergences entre partisans de Kautsky, de Lénine, de être dotés d’une cosmologie, qui leur donne une « nature »,
Staline, de Rosa Luxembourg et de bien d’autres encore. dont ils ne peuvent s’extraire, précisément. Pourtant ce
n’est pas ce que l’analyse révèle, et les implications de ce
résultat sont nombreuses.
697
Discours prononcé le 26 juillet 2007. Disponible Wikipédia: Un détour par Sartre et Whitehead, auteur d’une
http://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_Dakar philosophie de la cosmologie, peut nous aider à
698
Deux références pour baliser le terme: Jacques Droz, Histoire comprendre. Sartre, dans L’Etre et le Néant, distingue deux
du socialisme, 1973 et G. Duménil et D. Lévy, Economie marxiste modalités de l’être au monde. La première est la réflexion,
du capitalisme, Paris, la Découverte, 2003.

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moment au cours duquel nous contemplons le monde, nous des êtres, une ontologie. Une cosmologie va avec une
nous voyons voir. La seconde est l’engagement, moment au anthropologie, comment en serait-il autrement d’ailleurs
contraire d’où la contemplation est abolie, seule compte puisque l’être humain est de la nature, dans la nature, sans
l’action. L’engagement tranche ce que la réflexion suspend. pour autant se confondre avec elles ; comme tous les êtres
La réflexion ne peut identifier d’où elle-même provient. vivants il modèle ce milieu qui est à la fois moyen et
Elle ne peut que remonter les causes de sa propre existence, obstacle, puissance et limite, dans un rapport dialectique.
au moyen de divers faits de l’expérience, qui sont par Une ontologie va donc toujours avec une métaphysique, en
excellence le lieu des sciences, nous explique Whitehead. tant que celle-ci est toujours aux prises avec une physique,
Ainsi découvre-t-elle qu’elle est conditionnée par un corps, comme les mots le sont avec les choses. Ce résultat justifie
une perception, qu’elle peut étendre via des outils et des de mettre la question de la science au centre des débats, tout
instruments, mais aussi qu’elle est le fruit d’une histoire, autant que la religion et la culture, et d’ailleurs cela a
d’une famille, d’une communauté, d’une nation, de souvent été remarqué, que l’on qualifie les écologistes de
l’humanité. Ces causes enchevêtrées sont autant de « créatifs culturels », qu’on leur attribue des tendances
déterminants de l’action sur laquelle l’agent peut avoir « sacralisantes » ou encore un rapport à la science
prise. problématique, soit excessivement confiant (les khmers
Ce que l’écologisme met en évidence, pour aller vite, est verts) soit au contraire excessivement méfiant (les
que l’ontologie moderne est cartésienne, au sens où le mode obscurantistes).
de vie qui se met en place est fondé sur l’échange, qui ne
nécessite de reconnaître que deux entités : les res cogitans Conclusion
(les êtres humains) et la res extensa (la matière). Il n’y a Mouvement « cosmologique », si l’on peut dire, ou
nulle place pour le vivant. L’économiste libéral Paul « culturel », l’écologisme peut aussi être assimilé à une
Romer, que l’on dit nobélisable, affirme d’ailleurs que la nouvelle bourgeoisie, qui n’aurait plus le profit et l’ordre
croissance durera encore 5 milliards d’années, jusqu’à ce économique pour objectif ; un libéralisme non-moderne en
que le soleil s’éteigne, le monde étant avant tout fait de quelque sorte. Il n’y a pas une seule unité de vue, dans
choses et d’idées, celles-ci procurant un réservoir l’écologisme, sur ce qu’il convient de faire, et donc d’être,
inépuisable pour réordonner celle-là à notre profit. C’est entre les opposants absolus à toute forme d’extractivisme,
aussi la thèse de la « seconde flèche » du temps, que l’on qui en creux protègent les modes de vie de l’âge de pierre,
dit opposée à l’entropie. Tous ces artifices cosmologiques et dont on se demande s’ils adhéreraient vraiment eux-
ne sont là que pour sauver la cosmologie et partant mêmes à ce qu’ils défendent, et ceux pour qui l’écologie
l’anthropologie cartésienne, en tous points opposée à c’est d’abord l’égalité planétaire et la dignité pour tous,
l’anthropologie écologiste, fondée sur l’idée dynamique de comme l’exige par exemple la référence à « l’espace
cycles évolutifs, d’un « réseau de vie » (web of life) dont le écologique » chez les Amis de la Terre. Néanmoins tel est
comportement est très différent de la res extensa bien le lieu du débat, aussi déroutant que cela puisse
cartésienne, laquelle se révèle, sans surprise, bien adaptée paraître au premier abord.
aux matériaux inanimés prélevés dans le sous-sol, dont
l’abondance est sans doute une caractéristique essentielle de
la civilisation industrielle.
Les écologistes en ont bien conscience : le monde étant
plastique, l’écologie est à la fois une description du monde,
en termes de causes et de conséquences, de finalité, qu’un
ordre idéal, imaginé, fantasmé, rêvé. Autant les images
industrielles de l’avenir ont éliminé la vie, sous le béton et
l’acier, autant les images écologistes cherchent à tout
reverdir.
Dans le cadre de l’analyse marxiste, c’est le moment de la
réalisation de la valeur que les écologistes contestent, que
ce soit celui de l’investissement (Notre-Dame-des-Landes,
les nanotechnologies, le nucléaire etc. au profit des
renouvelables, de la « biodiversité » etc.) ou celui de la
consommation finale (produits « bio », vélo etc.), qui sont
évidemment étroitement liés l’un à l’autre mais qui ne
peuvent être confondus, pour autant qu’ils forment ce que
l’économie industrielle appelait autrefois une « filière de
production », allant du producteur jusqu’au consommateur
et incluant tous les intermédiaires. Il s’agit d’organiser la
production, certes, mais selon des logiques différentes de
celles habituellement défendues par les représentants des
travailleurs, qui se révèlent, en pratique, attachés à leur
outils de production, pour des raisons bien différentes de
celles des capitalistes mais qui aboutissent, du point de vue
écologiste, à une alliance objective.
L’écologisme nous force à admettre que nous ne sommes
pas « sortis » d’une longue nuit de l’esprit, qui aurait été
« cosmologique », nous avons « simplement », si l’on peut
dire, changé de cosmologie. Une cosmologie c’est un ordre

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Vioulac J. - Exploitation de la nature et exploitation de phénoménologique, et tenter ainsi d’accéder aux couches
l‘homme: le Capital comme « sujet dominant » primordiales. Par ailleurs, une distinction claire des
concepts de « monde », de « nature », d’
Jean Vioulac « environnement », de « Terre » et de « planète » est
nécessaire pour accéder à l’essence du rapport primordial
« Trafiquer la Terre — la Terre qui est la condition au donné qui est chaque fois en jeu. Le recours aux œuvres
première de notre existence, notre ἕν καὶ πᾶν — a été le de HUSSERL et HEIDEGGER s’impose donc en même temps
dernier pas vers notre propre transformation en objet de qu’à celle de MARX.
trafic. »
ENGELS, Esquisse d’une critique de l’économie politique I. Écologie et phénoménologie
[1843-1844], MEGA I.3, p.467. Le terme d’ « écologie » est créé en 1866 par Ernst
HÆCKEL pour désigner l’étude scientifique des rapports
Présentation de la communication : d’un vivant à son milieu : l’écologie apparaît ainsi d’emblée
comme une science spécialisée, qui porte sur l’interaction
Question. La crise écologique comme processus de entre une espèce et son biotope. Mais cette science va très
destruction : qui détruit quoi ? rapidement se concentrer sur les perturbations du rapport
entre l’espèce humaine et le monde engendrées par
Thèse. Ce n’est pas l’homme qui détruit la nature, c’est le l’époque moderne : ce problème apparaît au début du XXeme
Capital qui détruit à la fois l’homme et son environnement. siècle699, mais il reste longtemps marginal et n’entre pas en
ligne de compte en face de l’exigence productiviste des
Argument. La crise économique a aujourd’hui atteint un tel sociétés industrielles ; la question s’est cependant
degré qu’il est devenu impossible de la nier : le débat s’est massivement imposée depuis une quarantaine d’années,
alors déporté sur la responsabilité de la crise, c’est-à-dire dans une accumulation de phénomènes de destructions qui
sur l’identification du sujet du processus de destruction. a montré dans notre époque une phase critique de l’histoire
Ainsi les climatosceptiques récusent toute responsabilité de la vie sur terre. C’est alors l’apport indispensable de la
humaine pour n’y voir qu’un processus naturel. Mais la science écologique que d’avoir élaboré un savoir précis et
reconnaissance de l’essence artificielle du processus de rigoureux sur l’ensemble de ces phénomènes, c’est
destruction ne suffit pourtant pas à faire de l’ « homme » le pourquoi le point de départ de la réflexion ne peut être que
responsable de la crise, et le débat est ici trop souvent le savoir positif de la science écologique : et celui-ci en
tributaire d’une interprétation cartésienne de la effet met en évidence une crise écologique majeure, la plus
technoscience qui n’y voit que l’accomplissement du projet grave de toute l’histoire de l’humanité. L’écologie se donne
de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la alors pour tâche, non seulement de décrire l’interaction
nature ». La révolution industrielle a pourtant rendu entre homme et nature, mais de montrer l’imminence de
obsolète ce projet, avec la mutation de la technique qui a seuils d’irréversibilité et de ruptures d’équilibre, et ainsi de
substitué la machine à l’outil, et a ainsi autonomisé le mettre en évidence un danger global propre à une époque
processus de production et dessaisi tous les hommes de leur historique précise : et c’est en tant qu’elle est science du
propre activité. Dès lors, l’homme n’est plus ni maître ni danger (≈ kindunologie, du grec κίνδυνος, danger, péril),
possesseur de quoi que ce soit, il est tout au contraire qu’elle devient indissociable de prescriptions visant à le
asservi et dépossédé, et l’enjeu de l’analyse est de savoir surmonter, et se fait donc écologie politique.
quel est la puissance dominante. On doit à Karl MARX L’écologie est en cela le discours propre à une crise
d’avoir pensé jusqu’au bout ce processus d’aliénation, et historique du rapport de l’homme au monde. La
ainsi mis en évidence l’avènement d’un nouveau sujet, phénoménologie, qui (1) d’abord a mis au jour le rapport de
« sujet automate », universel et abstrait, « sujet dominant et l’homme au monde (l’intentionnalité ou l’être-au-monde)
s’appropriant le travail d’autrui » : le Capital. comme modalité ontologique fondamentale de l’existence,
(2) ensuite a dégagé les strates primordiales sur laquelle se
Enjeu. (1) La pensée de la crise écologique ne peut pas se fondait ce rapport, (3) enfin a pensé notre époque comme
contenter d’aborder le problème à partir du rapport entre crise de l’histoire occidentale, s’impose alors comme voie
l’homme d’un côté, la nature de l’autre, et se demander privilégiée de recherche sur la crise écologique. Seule la
quelle est l’ampleur de l’appropriation de celle-ci par celui- radicalité phénoménologique a alors quelque chance
là que l’on peut lui concéder : elle doit penser le rapport 699
Jean-Jacques ROUSSEAU pressentait pourtant le danger dès
concomitant de l’homme et de son environnement à cette 1777, alors que la révolution industrielle n’en était qu’à ses
instance unique et totalisante qu’est le Capital. prémisses : l’homme, écrivait-il dans Les Rêveries du promeneur
(2) Reconnaître l’aliénation universelle propre à solitaire, « appelle l’industrie, la peine et le travail au secours de
l’ère capitaliste disqualifie toute éthique environnementale ses misères ; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans
en mettant en évidence que tous les hommes (autant les son centre aux risques de sa vie et aux dépends de sa santé des
bourgeois que les prolétaires) sont réduits au rang de biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offrait
fonctionnaire du Capital, ainsi déresponsabilisés, et qu’ils d’elle-même quand il savait en jouir. […] Là, des carrières, des
gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de
n’ont plus aucune marge de manœuvre. La crise écologique
marteaux, de fumée et de feu, succèdent aux douces images des
ne peut être surmontée que par le dépassement du travaux champêtres. Les visages haves de malheureux qui
capitalisme : non pas par des comportements individuels, languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs
mais par une Révolution mondiale. forgerons, de hideux Cyclopes sont le spectacle que l’appareil des
mines substitue au sein de la terre à celui de la verdure et des
Méthode. Pour être philosophique, l’analyse doit dépasser fleurs, du ciel azuré, des berg ers amoureux et des laboureurs
le simple niveau phénoménal pour dégager l’essence même robustes sur sa surface », in : Œuvres complètes I, édition de B.
des processus en cours, elle doit donc être Gagnebin et M. Raymond, bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1959,
p.1067.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

d’accéder à la racine de cette crise : ses approches purement animal est quant à lui simple monde de la vie, c’est-à-dire
gestionnaires, techniciennes et économiques s’interdisent immédiateté de ce qui se donne à ses besoins naturels.
en effet d’emblée d’en saisir l’unité pour la découper en Reconnaître que le monde humain est « monde du
autant de problèmes distincts à traiter un par un, et ainsi, travail » impose alors de complexifier l’analyse (avec
non seulement en minimisent l’ampleur, mais surtout MARX) : l’activité primordiale de configuration du monde
demeurent à l’intérieur même de ce qu’il s’agit de remettre sera toujours, d’une part défini par certains modes de
en question, à savoir un certain mode de rapport au monde production et une certaine division du travail, d’autre part
(celui qui le considère d’emblée comme un réservoir de médiatisée par les moyens de cette activité (les techniques).
matière première et une décharge à ciel ouvert pour la Il faut donc reconnaître que l’environnement n’est jamais
masse de ses ordures). celui d’un homme solitaire, mais qu’il est celui d’une
C’est donc l’intérêt premier de l’approche communauté de travail. L’instance fondamentale qui décèle
phénoménologique que de destituer l’attitude naïve pour et constitue l’environnement, c’est donc l’ensemble de ceux
laquelle le monde a des caractéristiques objectives dont il qui travaillent ensemble et habitent le même monde : la
suffirait de prendre acte, pour au contraire le reconduire à maisonnée, la demeure, c’est-à-dire une unité de production
un certain comportement subjectif — sans préjuger du capable d’assurer la subsistance de tous ses membres : ce
statut exact de cette instance “subjective” — qui va que les Grecs appelaient l’οἶκος700. La mise au jour des
préalablement ouvrir l’horizon (la mondanéité, conditions de possibilité de la configuration de
Weltlichkeit) à l’intérieur duquel le monde prendra telle ou l’environnement ne relève pas d’une esthétique
telle caractéristique (tel ou tel aspect, εἶδος). Mais si la transcendantale, mais d’une poïétique transcendantale, dont
question écologique s’impose comme crise, c’est qu’elle est il faut mettre au jour la logique transcendantale : c’est-à-
un événement nouveau dans l’histoire, et que donc la dire les lois (νόμοι) de la demeure (οἶκος) : l’économie.
mondanéisation du monde a changé : il s’agira donc de L’économie est la logique transcendantale de la
mettre au jour une mutation de la mondanéisation du constitution de la mondanéité qui configure
monde. l’environnement comme monde du travail.
Cette question suppose que soit précisée la distinction Mais qu’est ce qui est ainsi constitué par le travail ?
entre « environnement » et nature ». Leur distinction Quelle est la primordialité, la réalité primordiale, c’est-à-
s’impose, et ce au moins pour définir la nouveauté d’une dire ce qui nous précède, ce qui précède et rend possible
« philosophie de l’environnement » par rapport à la l’existence humaine ? Quelle est la réalité « en soi » que le
« philosophie de la nature » (aussi ancienne que la travail configure « pour nous » et ainsi manifeste ? C’est la
philosophie elle-même : les présocratiques sont nommés Terre : non pas la planète (qui n’est jamais qu’un objet),
par Aristote φυσιολόγοι, physiologues). La première mais ce que ENGELS nommait « notre ἕν καὶ πᾶν », la
question est donc de distinguer entre éco-logie et physio- féconde profondeur qui recèle toute possibilité de
logie, et donc de distinguer nature et environnement. croissance, l’inobjectivable, l’assise et le fondement de
l’Histoire, au sein de laquelle elle a lieu. Dans le monde du
II. L’environnement est économique travail, la primordialité, le donné, la matière première,
Comme son nom l’indique, l’environnement est ce qui l’étoffe du monde, n’est cependant compris que comme
environne, l’ensemble de ce par quoi un être vivant peut ὕλη (à l’origine : les taillis, le maquis, la forêt primitive,
assurer sa vie. Le terme recouvre alors celui de milieu, ou puis le bois de construction, puis la « matière informe », la
de biotope (compris comme lieu de vie, voire espace vital). « matière première » pour ARISTOTE).
Le premier problème est de savoir en quoi l’environnement L’environnement
 n’est pas de prime abord « monde de la
de l’homme se distingue de l’environnement de l’animal : vie » (il n’est tel que pour les animaux), il est d’emblée
l’animal a en effet un environnement propre, l’ensemble de technique, produit par le travail, il est ouvert comme tel par
ce qui se donne à lui dans le cercle de ses besoins. C’est l’οἶκος : d’emblée économique. La réduction
pourquoi il faut d’abord définir l’environnement humain phénoménologique du monde ambiant découvre donc
comme monde, au sens phénoménologique du terme, en l’οἶκος, l’habitation, la demeure, comme instance de
reprenant la distinction de HEIDEGGER dans Les Concepts découvrement et de constitution du donné, et l’οἶκος en tant
fondamentaux de la métaphysique (GA 29/30) : la pierre est qu’il est lieu du travail. Donc les caractéristiques propres à
sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est l’environnement doivent être reconduites à une certaine
configurateur de monde. modalité d’organisation de l’οἶκος, aux lois qui le
Si l’homme est configurateur, c’est qu’en vérité le régissent : c’est-à-dire à l’économie. L’environnement est le
monde ne lui est pas donné, mais qu’il doit le conquérir par milieu de primordialité configuré par l’économie (comprise
une activité primordiale (Urhandlung). HEIDEGGER dans comme οἶκος, c’est-à-dire communauté au travail).
l’analytique existentiale : le monde ambiant est de prime
abord un ensemble de choses utiles, il est un réseau III. La nature est logique
utilitaire finalisé par la chose à faire, l’œuvre à accomplir ; Il s’agit donc de se demander d’où vient le concept de
l’activité de configuration est par suite le travail. nature. Le concept de nature dépasse l’approche
L’environnement — ce que HEIDEGGER a appelé l’Umwelt, quotidienne et économique du donné primordial (comme
le monde ambiant, c’est-à-dire l’ensemble des données de environnement) pour l’envisager dans sa totalité. Mais ce
son affairement quotidien, son milieu tel qu’il se déploie de rapport n’apparaît que secondairement, une fois mise en
prime abord et la plupart du temps autour de lui — est suspension la question primaire du travail : le concept de
d’abord et avant tout « monde de l’ouvrage » (Werkwelt), nature (φύσις) est l’apport de la philosophie, qui est de fond
« monde du travail » (Arbeitswelt). Le monde ambiant n’est en comble une physique. La nature n’apparaît qu’à la
pas monde de la vie, il est monde du travail, le rapport de théorie (θεωρία = contemplation passive du donné) en tant
l’homme au monde est toujours médiatisé. Le monde
700
Sur le statut de l’οἶκος (comme unité de production), cf. M. I.
FINLEY, Le Monde d’Ulysse, Paris, Le Seuil, 2002.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

qu’elle se distingue de la pratique (constitution active du paramètres, et qu’en vérité elle n’a même pas besoin de
donné). matière (BERKELEY). La physique est en son essence
Ce rapport passif et contemplatif n’est lui-même rendu atomisation du monde, elle le réduit à un esemble de
possible que par une certaine organisation économique, qui particules.
libère certains privilégiés des tâches de production : donc la La nature est abstraction de l’environnement : elle n’en
théorie n’est possible que sur la base de la division du tient pas compte, et détermine le donné par des rapports
travail. Toute pensée de l’économie (οἰκονομία), c’est-à- purement abstraits. L’histoire de la physique est celle d’une
dire de la demeure (οἶκος), impose alors d’élaborer la abstraction toujours plus grande (cf. les analyses classiques
catégorie fondamentale du métèque (μέτα-οἶκος), et ce au de BACHELARD, par ex. dans La Philosophie du non),
sens large (les esclaves, les serfs, les domestiques, les accomplie dans le projet mathématique de la nature propre
prolétaires…), c’est-à-dire de ceux à qui sont délégués les à la modernité européenne (cf. HEIDEGGER, Qu’est-ce
tâches pratiques, et qui ainsi procurent à leurs maîtres le qu’une chose ?).
loisir (σχολή) nécessaire à la théorie (c’est-à-dire la On a donc primairement l’οἶκος qui constitue
contemplation : θεωρία) l’environnement comme monde du travail. Sur ces bases
 L’environnement primordial est monde du travail, et ce apparaît le λόγος qui constitue le tout comme κόσμος. La
n’est que sur la base d’une certaine organisation de ce philosophie n’apparaît donc que par une délégation (aux
monde du travail que peut apparaître une classe d’oisifs, métèques) du travail, un refoulement du travail, un déni et
susceptible de demeurer passifs et de contempler le donné. un oubli du travail. C’est pourquoi elle ne l’a jamais pensé.
Et ce n’est que dans cette attitude contemplative que le Il est cependant possible d’en retrouver des traces dans le
Tout peut apparaître comme nature (φύσις). vocabulaire qu’elle emploie : c’est ce que fait HEIDEGGER
Mais il ne suffit pas d’opérer cette distinction entre (en particulier dans Les Problèmes fondamentaux de la
pratique et théorie pour spécifier l’originalité du concept de phénoménologie), où il montre que le concept cardinal
nature. S’il faut insister sur son caractère second et dérivé d’ἐνέργεια est un dérivé de ἔργον, le travail, et que le tout
(par rapport à l’économie) de la physique, il faut également se donne comme πραγματα et χρηματα, corrélat d’une
noter que la philosophie n’est pas le premier ni le seul pratique et d’un usage, dans l’horizon desquels la
discours sur le Tout. Elle vient remplacer à la fois le mythe primordialité s’impose comme πρῶτη ὕλη, matière
et le tragique. première, et matière informe.
(1) Le mythe (μύθος) aborde le Tout à partir d’un récit
primordial, le saisit comme surnature dans l’horizon du IV. La crise éco-logique est soumission de l’ο ἶκος au
divin (τό θεῖον), et ses lois sont celle d’un récit et de ses λόγος.
personnages (théogonie). La phénoménologie de la mondanéité découvre donc
(2) Le tragique aborde le Tout à partir de la souffrance d’une part un mode primordial de constitution du monde
(πάθος), et l’éprouve comme chaos (χάος), dont la seule loi dans la communauté de travail, constitution qui ouvre une
est celle du destin. Passage de ESCHYLE (Agamemnon, demeure pour l’habitation, d’autre part un mode dérivé
v.177), πάθει μάθος, « le savoir qui vient de la souffrance ». dans la théorie physique, qui est abstraction de cette
La sagesse philosophique vient remplacer le sagesse demeure et atomisation du tout dans une pure mise en
tragique : les philosophes affirment le savoir vient de la relation de particules abstraites. C’est sur ces bases qu’il
raison, de la logique, du discours : du λόγος. Donc le convient d’aborder la crise écologique aujourd’hui. Celle-ci
Tout = λόγος (HÉRACLITE) : onto-logie. Le monde n’est s’impose d’elle-même dans le constat d’une destruction de
plus surnature, ni chaos, il est un ordre structuré par une l’environnement, et d’une destruction opérée par
logique immanente : il est κόσμος. l’ensemble des activités humaines (et donc
Donc l’originalité de la position philosophique, ce n’est fondamentalement : du travail).
pas simplement d’occuper une position oisive et passive (ce 4. Si l’environnement est toujours constitué par le
qui est aussi le cas du prêtre ou du poète), c’est de faire du travail, et dans une logique économique, alors la
λόγος (et non plus du πάθος ou du μύθος) la réceptivité de question revient à se demander comment le travail
ce qui se donne (c’est-à-dire le λόγος en tant que θεωρία). devient destructeur.
C’est-à-dire : la philosophie pose la raison pure en instance 5. Inversément, si l’on admet que la logique de la
transcendantale de constitution du donné, elle se définit en physique est atomisation et abstraction, alors il
son essence par le Principe de raison (HEIDEGGER). Le Tout faut se demander comment cette simple théorie,
apparaît comme φύσις à la θεωρία du λόγος, c’est-à-dire formelle et abstraite, et réservée à une minorité
que le philosophe doit d’abord s’élever à l’universalité de la d’oisifs, peut conquérir la puissance effective de
raison pure et nier la particularité de son corps charnel pour transformation de l’environnement.
ensuite aborder toute chose dans la lumière de ce pur λόγος. Il s’agit donc de se demander comment est possible la
Donc la φύσις est la Terre telle qu’elle apparaît à la lumière naturalisation de l’environnement. Conformément aux
du λόγος : elle relève donc d’une logique, ses lois sont celle principes de l’analyse, celle-ci ne peut être que le
de la physique. Parce que la nature n’apparaît que dans corrélation de la logicisation de l’οἶκος, c’est-à-dire la
cette logique, elle est elle-même structurée par ses lois : elle soumission de l’économie à la logique théorique de la
n’est pas χάος, elle est κόσμος. La φύσις est κόσμος physique. Le moment historique où le monde du travail se
déterminé par le λόγος. voit soumis à la théorie est la révolution industrielle, et
La nature telle qu’on l’entend aujourd’hui est le résultat MARX est le penseur de cet événement.
de cette détermination logique du tout de l’étant comme Le principe de la pensée de MARX consiste à reléguer
cosmos (c’est-à-dire intégralement logicisé). Il faut alors d’emblée tout idéalisme pour reconnaître dans la
insister sur le fait que la nature est un concept strictement communauté de travail le principe de toute analyse : tout les
logique et théorique, un concept abstrait qui dissoud le réel phénomènes doivent donc être réduits aux rapports
dans des rapports formels de mesure et de position, de intersubjectifs qui se manifestent en eux. La pensée de

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Marx se constitue contre l’idéalisme et le subjectivisme, survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se
elle n’est pas pour autant un matérialisme : elle est un valorise elle-même »702.
communisme, qui fait de la communauté (Gemeinwesen) Le capitalisme est donc une logique, c’est la logique de
l’essence commune (das gemeine Wesen) à tout ce qui est, l’autoproduction de l’universel abstrait (pure quantité de
c’est-à-dire l’être même. Le travail est alors analysé (en valeur) par la subsomption du particulier-concret (les
termes aristotéliciens) comme processus de mise en œuvre travailleurs ; la matière du monde). Cette logique n’est
d’une idée dans une matière par un sujet vivant en autre que la logique spéculative de l’autoproduction du
communauté. Concept par le surmontement (Aufhebung) de toute
C’est sur ces bases que la révolution industrielle déterminité concrète, c’est-à-dire la logique de la
apparaît comme une « révolution économique totale ». La métaphysique telle que HEGEL l’a récaptitulée dans la
révolution industrielle procède d’un exode rural, qui Science de la logique. À partir du moment où ce qu’il y a à
arrache les travailleurs à leur monde pour les agglomérer penser est un dispositif artificiel (≠ un monde naurel),
dans des unités de production de types nouveau (les usines). résultat d’une histoire, sa logique immanente est elle-même
Les usines sont caractérisées par le machinisme, c’est-à- artificielle et historiquement déterminée. Le recours
dire la subtitution de la machine à l’outil comme moyen de constant de MARX à la logique hégélienne met en évidence
la production : alors que l’outil est un organe artificiel au que le capitalisme est structuré par une logique de
service du travailleur, le travailleur devient un organe provenance métaophysique, et qu’il est ainsi
naturel au service de la machine. La division du travail et la « accomplissement de la métaphysique » (HEIDEGGER). Il
parcellisation des tâches sont alors entièrement soumises à faut ainsi constater que la subordination totale de l’οἶκος au
l’organisation machinique de la production. La production λόγος est le projet même de Platon dans La République703.
est ainsi autonomisée par rapport aux sujets vivants,
lesquels n’en deviennent que les moyens. Mais si ces L’ère
 capitaliste se définit tout uniment par la destitution
moyens sont agglomérée dans des centres de productions, des hommes et l’avènement d’un nouveau sujet, sujet
c’est pour en utiliser la puissance cummulée : cette quantité artificiel, objectif, abstrait : le Capital. Il importe alors de
de puissance n’est plus mise en œuvre pour actualiser une souligner que les bourgeois, les capitalistes, n’occupent pas
idée présente dans la pensée du travailleur, mais pour le statut de sujet : ils ne sont eux-mêmes que des
réaliser les concepts d’une « science toute nouvelle » qu’est « fonctionnaires »704 irresponsables et impuissants du
la « technologie », et qui vise à réaliser les idées abstraites processus de l’autovalorisation.
de la science mathématisée. Le dispositif de production est Dès lors, il faut constater que ce n’est plus
ainsi caractérisé par le dessaisissement (Entäusserung) du « l’homme » qui entretient un rapport avec la matière du
travailleur sur sa propre puissance de travail, et l’aliénation monde (comme le faisaient paysans et artisans), puisqu’il
(Entfremdung) qui transfère cette puissance dans un est toujours encastré dans un dispositif de production (et
dispositif machinique autonome. Ce n’est donc plus tout autant un dispositif de consommation), qui devient
l’homme qui produit, c’est cette machine ; cette machine ne finalement son seul environnement. Aborder la question de
met plus en œuvre les idées individuelles d’un entendement l’environnement aujourd’hui (au sens premier de l’Umwelt,
fini, mais le savoir universel et abstrait de la science de ce qui environne), c’est constater que notre
moderne. environnement est purement artificiel (fait de béton, de
Donc la révolution industrielle est bien une goudron, de plastique, de machines et d’écrans), et qu’en
reconfiguration totale de l’οἶκος, qui le rationalise en lui réalité notre environnement est une partie du dispositif, un
imposant une logique abstraite. La question centrale rouage de la Machinerie. En cela, l’homme n’a plus aucun
consiste alors pour MARX à mettre au jour cette logique rapport avec la Terre (que d’ailleurs il aborde désormais
interne de ce dispositif. Or celui repose entièrement sur le comme planète, c’est-à-dire comme un objet parmi d’autres
salariat, qui achète la puissance de travail et ainsi la réduit à localisable par les coordonnées du plan géométrique, c’est-
une pure quantité de puissance, et ainsi subordonne (ou à-dire à l’intérieur du cosmos). Le rapport à la matière du
subsume) le travailleur à l’universalité abstraite de la monde est le fait du dispositif capitaliste de production
valeur. L’originalité de ce dispositif de production est qu’il comme tel : c’est la Machinerie, qui couvre le monde de
ne produit que des marchandises, c’est-à-dire qu’il ne son réseau inextricable, qui d’une part amasse tous les
produit des choses que pour les vendre sur un marché, et travailleurs dans une même unité de production planétaire
donc pour l’argent qu’il en retirera.. La finalité de ce et s’aliène leur puissance de travail, et d’autre part use de
processus est de produire de la plus-value, c’est-à-dire cette puisssance cumulée pour consommer la matière du
d’accroître la quantité initiale de valeur. Dans un tel monde dans le seul but de produire de la valeur (c’est-à-
dispositif, l’argent achète donc de la puissance de travail dire : du néant). Le Capital aliène les hommes pour détruire
pour se produire lui-même : il est le sujet autotélique du la Terre. Il est logique d’un processus d’annihilation : il
processus de production. Quand l’argent occupe un tel accomplit le nihilisme.
statut, il est Capital. Le Capital est alors « le sujet dominant
(übergreifende Subjekt) et s’appropriant le travail V. Le problème de l’éthique
d’autrui »701, il est « un sujet automate (ein Automatisches La question est celle de l’éthique, et d’abord en sons
Subjekt) » en lequel « la valeur devient le sujet d’un procès sens grec (ἔθος : l’habitude / ἦθος : séjour, demeure), c’est-
(das Subjekt eines Prozesses) dans lequel, à travers le à-dire celle de l’habitation comme modalité primordiale de
changement constant des formes-argent et marchandise, elle
modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que 702
Le Capital, MEW 23, p.169 ; trad. fr. p.173.
703
Cf. Carlo NATALI, « L’élision de l’οἶκος dans La République de
Platon », in : Études sur La République, M. DIXSAUT (dir.), Paris,
Vrin, 2005.
701 704
MARX, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, MARX, Le Capital. Livre III, MEW 25, p.274 ; trad. fr. ES,
p.383 ; trad. fr. ES, tome I, p.410. tome I, p.276.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

l’existence (comme être-au-monde). Si la question se pose à chercheurs appartenant à une quinzaine


tout un chacun aujourd’hui, c’est que le monde devient d’institutions scientifiques internationales, prévoit
inhabitable, et si l’est devenu, c’est qu’il n’est plus monde : un « basculement abrupt et irréversible » de la
l’homme n’est plus au monde, il est encastré dans une biosphère au cours du XXIe siècle, tel qu’il
Machinerie planétaire qui constitue entièrement son remettrait en question à court terme l’habitabilité
environnement, à la fois par la partie du dispositif de de la terre ; un rapport de la Banque mondiale de
production/consommation auquel il est assigné, par le flux novembre 2012 aboutit aux mêmes conclusions ;
ininterrompu de données numérisée qui lui sont imposés dans Our final hour (trad. fr. Notre dernier
par ses écrans, et par les scories du processus de production siècle ?, Paris, J-C. Lattès, 2004), l’astrophysicien
qui s’amoncellent autour de lui (pollution de l’air et des anglais Martin Rees évalue à 50% les chances de
eaux, 4 milliards de tonnes de déchets par ans, la survie de l’humanité à l’issue du XXIe siècle).
contamination chimique des aliments, and so on). 2. Mais il est également possible que la Machinerie
C’est donc la recherche de son propre Bien que de tenter réussisse à produire elle-même ses propres
de sauver son monde et son environnement, et de retrouver conditions de possibilité, et que l’humanité
une modalité d’habitation du monde. Préserver la Terre et désormais n’aie plus besoin de la Terre comme
l’environnement n’est pas leur reconnaître des droits qui assise, parce qu’elle se tiendrait désormais
s’opposeraient à ceux des hommes (c’est le procès que l’on intégralement dans le Dispositif (analogie avec la
fait souvent à la deep ecology705), mais préserver la production de blé, qui n’a plus besoin de terres
condition de possibilité de l’humanité comme telle : la terre fertiles puisque l’industrie agricole répand dans les
ne s’oppose pas aux hommes : elle les précède et les porte. champs la totalité des nutriments et engrais
Affirmer non pas la « valeur intrinsèque » de la Terre en nécessaire à sa production). Ce processus de
l’opposant à sa simple « valeur d’usage » pour les hommes production d’un nouveau (hors-)sol, d’un nouvel
(le terme de valeur est trop problématique) mais son espace temps (virtualisé), d’un site technique pour
antériorité ontologique, c’est-à-dire sa primordialité : l’existence, est la tendance inhérente à la
l’homme croît à partir de la terre, il s’y tient, il y a son technologie. La perte de la Terre, la destruction
assise et sa ressource. intérgale de l’environnement serait donc non
Il importe donc au plus haut point de ne pas aborder la seulement surmontée, mais acceptée : certains
crise écologique en opposant homme et Terre (en affirmant idéologues du progrès technologiques affirment
que l’homme détruit la Terre ; en affirmant qu’il faut ainsi que « l’homme s’adaptera » à ses nouvelles
opposer les droits de la Terre à ceux des hommes…), mais conditions de vie, fût-ce par des mutations
au contraire de saisir l’unique processus qui porte sur l’un génétiques rendues nécessaires par la pollution ; et
et l’autre, et qui ainsi porte sur la différence même (voire le l’avènement de milieux entièrement factices
différend) qui constitue l’être-au-monde (ou l’habitation). (comme l’ensemble des parcs de loisirs, des camp
Mais si l’homme n’est pas « responsable » de ce de touristes, des Cité-État comme Dubaï, des jeux
processus de destruction, qu’il est au contraire virtuels… tendent à montrer que le renoncement à
déresponsabilisé par un dispositif de destruction la beauté de la Terre ne posera pas de problème
entièrement fondé sur son dessaisissement et son aliénation, particulier à la majorité. Mais dans ce cas, il y
c’est-à-dire sa déresponsabilisation, il ne peut pas y avoir aurait tout autant destruction de l’humanité (telle
d’éthique environnementale ni de principe responsabilité : il qu’on la connut jusqu’ici), et passage à une néo-
faudrait pour cela que précisément les hommes soient humanité ou post-humanité cybernétique (cyborg,
responsables de leurs actes et maîtres de leurs ou cyber-organisme). D’où l’importance de l’
comportements. L’emprise planétaire du dispositif et la « écologie humaine », qui tente de préserver aussi
réduction des hommes au rang de fonctionnaires de la ce qu’est l’homme.
technique les dépossèdent de toute marge de manœuvre au
profit d’une machinerie devenue autonome qui ne
fonctionne plus que dans le but d’accroître sa propre
puissance. La seule échappatoire serait l’autodestruction de
cette Machine (c’est-à-dire la logique immanente
d’autodépassement de ses propres contradiction, dans
laquelle MARX avait vu un processus révolutionnaire).
L’effacement tendanciel de la perspective
révolutionnaire impose cependant d’envisager une autre
alternative :
1. L’accomplissement pur et simple du processus de
destruction de la terre par la subordination totale
de l’économie au Capital, c’est-à-dire la
destruction effective de l’assise même de
l’existence humaine. C’est-à-dire la fin de
l’humanité. La possibilité ne peut pas pêtre prise à
la légère. (Une étude parue en juillet 2012 dans la
revue Nature sous le titre Approaching a state-
schift in Earth’s biosphere, et signée de 22
705
Dont la proximité par rapport à la pensée de HEIDEGGER a été
souligné par Hicham-Stéphane AFEISSA, Portraits de philosophes
en écologistes, Paris, Éditions Dehors, 2012, chapitres 2 et 11.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Lamizet B. - L‘écologie: une sémiotique politique de critique de la « dictature de l’austérité » et une


l‘espace revendication de la « solidarité » comme élément de
recomposition des logiques de l’union européenne. C’est,
Bernard LAMIZET d’ailleurs, cette dimension de l’écologie qui est affirmée
Institut d’Études Politiques de Lyon dans un éditorial récent de la revue Écologie & Politique :
« il s’agit », écrit J.-P. Deléage708, « d’exprimer dans
Introduction épistémologique et méthodologique l’urgenc ela volonté politique d’une transition écologique
Notre exposé s’inscrit dans le champ des et sociale ».
sciences de l’information et de la communication, et, plus La méthode utilisée sera celle de l’analyse du
précisément, de la sémiotique politique. Il s’agit de discours, telle qu’elle a été élaborée dans le champ des
s’interroger sur les représentations qui structurent la sciences du langage et, en particulier, de la sémiotique, par
dimension symbolique du politique et, en particulier, les travaux de R. Barthes (en particulier « S/Z »), et ceux de
l’espace public de l’information, de la communication et du l’analyse structurale du récit (« L’analyse structurale du
débat. Nous cherchons à approfondir les significations du récit », coll. « Points »). Le corpus est indiqué à la fin de la
discours politique qui se réfère à l’écologie. L’hypothèse proposition. Cette analyse du discours s’inscrit elle-même
sur laquelle nous nous proposons de fonder cette étude dans le champ de la sémiotique politique de l’espace, qui
définit l’écologie comme une logique construisant une consiste à penser les significations politiques de l’espace et
signification politique de l’espace. En effet, deux éléments les logiques par lesquelles les représentations sociales et
définissent l’écologie comme une approche politique de la culturelles approchent l’espace et régulent les pratiques
spatialité. sociales de la spatialité.
Le premier de ces éléments est le moment de
son apparition dans l’espace public français. Deux faits Une problématique particulière de la menace et de la
permettent d’apprécier cette introduction comme sécurité
l’énonciation d’un discours politique. Le premier est le fait Le discours écologiste s’inscrit, sans doute
que l’écologie a connu son essor à partir de la critique de la depuis le début, dans ce que l’on peut appeler une
pollution de l’espace par les pratiques sociales comme rhétorique du risque, que l’on peut interpréter de deux
l’industrie ou ce que l’on peut appeler l’agriculture manières. D’abord, il s’agit de susciter de la crainte dans
industrielle. En ce sens, l’écologie énonce un discours qui l’espace public : le discours de l’écologie s’inscrit, ainsi,
s’inscrit dans une économie politique de l’espace. C’est dans la logique, classique, de la menace destinée à
ainsi que C. Duflot et P. Canfin présentent l’écologie rassembler. Par ailleurs, cette figure de la menace inscrit le
comme « une nouvelle économie pour sortir de la crise »706. discours de l’écologie dans la logique de l’insécurité,
L’écologie énonce ainsi un discours politique visant à devenue, depuis les années 1970, une thématique
proposer une forme nouvelle de critique de l’économie dominante du discours politique. Sans doute s’agit-il là
politique, fondée sur la reconnaissance de la place de d’une façon dont l’écologie s’inscrit dans une figure par
l’espace dans l’économie. Le second élément qui permet de ailleurs dominée par la rhétorique, issue du discours sur la
présenter l’écologie comme un discours politique est le fait police et la délinquance, qui oppose l’État comme figure de
que, si, comme discours scientifique sur l’espace, elle a été protection aux facteurs d’insécurité. C’est ainsi, par
instituée à la fin du dix-neuvième siècle comme une exemple, que l’on pouvait récemment lire ces lignes 709 :
discipline visant à repenser la géographie, elle a connu un « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. On se
véritable essor dans l’espace public à la fin des années 70, souvient de l'alerte lancée en 2002 par le président Jacques
comme discours politique. Cela s’est manifesté, en Chirac au Sommet de la Terre de Johannesburg ».
particulier dans le champ de la contestation de l’usage de
l’énergie nucléaire, en tenant un discours fortement critique La figure du risque prend, d’abord, dans le
à l’égard des dérives de l’économie libérale notamment discours écologiste, la forme de la pollution, ce qui inscrit
dans le domaine de l’énergie, de sa commercialisation et de le discours écologiste dans une esthétique de l’opposition
sa gestion. entre le propre et le sale. Cette figure de la menace est
Le deuxième élément sur lequel se fonde la articulée à la problématique de l’hygiène et à la critique des
présentation de l’écologie comme un discours politique est formes de pollution de l’espace, notamment liées aux excès
le fait que son discours a proposé, dès le début, une critique de l’industrialisation. On peut lire, ainsi, ces lignes sur
des formes traditionnelles de la vie politique et des excès l’articulation entre les emplois verts et la croissance, qui
des pouvoirs. L’écologie ne s’est, ainsi, pas seulement cherche à convaincre de l’importance de la lutte contre la
présentée dans l’espace politique comme un discours et un pollution dans l’économie710. « Les emplois verts », écrit N.
ensemble de pratiques portant sur l’espace, mais elle a Berkalovich, « c'est-à-dire les emplois créés par
aussi, dès le début, tenu un discours sur les pouvoirs l'engagement en faveur de l'environnement et de la
politiques. Ce discours était destiné à la fois à évaluer et de protection des ressources naturelles, constituent un
critiquer ces pouvoirs et à proposer de nouvelles pratiques paramètre essentiel de ce développement ».
politiques et de nouvelles formes de militantisme et
d’expression de l’engagement. C’est ainsi, par exemple, Par ailleurs, le discours écologiste, dans le
que l’article d’A. Lipietz et N. Mamère707 propose une discours sur le CO2 donne à la représentation du risque la
figure du « risque carbone ». Un éditorial du Monde écrivait
706
Sauf indications contraires, les citations faites ici sont puisées
dans le corpus de textes joint à cette étude. Le texte de C. Duflot et
708
P. Canfin, intitulé L’écologie plus que jamais une solution a été Éditorial, revue « Écologie & Politique », n° 45 (2012), p. 10.
709
publié dans Le Monde du 25 août 2012. « Quatre vérités », Le Monde Économie, 20 06 13.
707 710
Non à la dictature de l’austérité (Le Monde, 20 septembre N. Berkalovich, Les emplois verts, un générateur de croissance,
2012). Lemonde.fr, 18 06 12.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

ainsi711 : « Les émissions mondiales de CO2 ont atteint leur pouvoirs, et un autre plan, qui se réfère à une instance
plus haut niveau historique en 2010. Elles exposent la inconsciente du fait politique.
planète à un risque de réchauffement incontrôlé. L'alerte
donnée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE), On peut, ainsi, penser que le discours
lundi 30 mai, mérite d'être entendue ». Cette figure ade écologiste propose une critique des pouvoirs clivée en deux
l’alerte inscrit le discours de l’écologie dans une figure du dimensions, une instance consciente, celle, en particulier,
risque, du danger et de l’urgence, qui, à la fois, accentue la des pratiques visibles de la représentation des pouvoirs et
responsabilité des pouvoirs et des dirigeants et dénonce le de leur exercice dans l’espace public, et une instance
danger de leur inaction. Cela fait du discours politique sur inconsciente des acteurs politiques et de la vie des
l’environnement un discours ancré dans la rhétorique de la institutions. Ce clivage nous rappelle que l’écologie
menace. Mais, dans le même temps, ce discours s’articule à politique se développe, dans l’histoire contemporaine, au
un discours de morale. À propos de « l’empreinte même moment que la psychanalyse élabore une approche
carbone », le discours articule la dénonciation du risque spécifique de la critique sociale des discours et des
environnemental à un discours sur la responsabilité et la institutions et après que l’analyse critique des discours et
culpabilité et à un discours moral sur la recherche des des représentations eut construit les prémisses d’une
coupables et sur la récompense de la vertu712. sémiotique critique du politique. On peut, en particulier
rappeler ici que le Ernest Hækel construit le mot
On peut, enfin, relever, dans le discours « écologie » en 1866715, c’est-à-dire seulement entre vingt et
contemporain, lié au discours sur le CO 2 et sur trente ans avant les travaux de Freud. Si l’écologie propose
« l’empreinte carbone », l’importance du risque climatique une critique des pouvoirs, c’est en faisant apparaître des
dans la logique de la critique du réchauffement. C’est ainsi formes éventuellement non visibles dans l’espace politique.
que C. Duflot et P. Canfin713 parlent d’affolement
climatique, en prenant l’exemple de la Sibérie, où le Mais la critique des pouvoirs par le discours
thermomètre est monté à 35 °. Cette figure de l’affolement écologiste porte surtout sur l’approche de l’espace par les
articule le discours écologiste à une problématique de acteurs politiques et les décideurs. L’écologie critique la
l’urgence, elle aussi dominante dans le discours sur le façon dont les pouvoirs s’exercent sur l’espace, par les
réchauffement climatique. Le Monde, dans un éditorial logiques d’aménagement du territoire, par les choix en
récent, donnait à la thématique du réchauffement une forme matière d’urbanisme et d’aménagement de l’espace rural,
guerrière en écrivant714 « Bonne nouvelle : les Etats-Unis par les atteintes que l’économie et les entreprises font porter
sont de retour sur le front de la lutte contre le changement sur l’espace et sur l’habitat. De la même manière que le
climatique ». Ce discours complète, en quelque sorte, la marxisme aura proposé une critique de l’économie
dimension politique du discours sur l’écologie en associant politique, on pourrait considérer le discours de l’écologie
la thématique de la guerre à la thématique de la morale et comme une critique des politiques d’aménagement et
de la responsabilité. d’usage de l’espace public.

Une approche renouvelée des logiques de pouvoir À cet égard, on peut rappeler la dénomination
Sans doute l’écologie a-t-elle construit la du ministère de C. Duflot, dans le gouvernement de J.-M.
dimension politique de son intervention dans l’espace Ayrault, « égalité des territoires ». Cela vient nous rappeler
public autour de sa critique des logiques de pouvoir. En que l’écologie ne saurait se limiter au souci politique de la
effet, comme ce sont les pouvoirs qui structurent l’espace et préservation de l’environnement, mais qu’il s’agit bien pour
les territoires, l’écologie politique propose une nouvelle elle de construire et de mettre en œuvre ce que l’on peut
approche du concept de territoire, médiation politique de appeler la globalité d’une politique de l’espace 716.
l’espace, et de la dimension spatiale de la notion de
pouvoir. C’est pourquoi, depuis le début, l’écologie Critique écologiste de l’économie politique
politique a manifesté une posture critique à l’égard des La critique de la notion de progrès est une des
pouvoirs et des logiques de domination et de contrainte approches les plus anciennes de l’économie politique par
qu’ils imposent dans l’espace public. C’est ainsi que l’on l’écologie. Sans doute même constitue-t-elle un des
peut citer deux passages du discours de D. Cohn-Bendit qui éléments qui sont à l’origine de la formulation de
figure dans le corpus de notre étude : « Je remarque », dit- l’engagement écologiste dans l’espace public. Il s’agit du
il, « que la partie consciente des marchés spécule sur le fait discours qui fonde la place de l’écologie dans le champ de
que la parole des politiques n'a pas de valeur », et, plus l’économie politique. Trois éléments permettent de mieux
loin : « La parole des gouvernements, ce n'est pas triple A, comprendre la spécificité de l’engagement écologiste en
mais triple zéro ». On peut relever, d’ailleurs, en lisant ces matière économique. C’est en particulier sur ce point que C.
propos, la référence de Cohn-Bendit à une « partie Duflot et P. Canfin évoquent la nécessité d’une « nouvelle
consciente » des marchés, ce qui implique qu’il existe une économie » : « il ne peut y avoir de sortie de crise
part inconsciente de leurs représentations. En effet, la durable », écrivent-ils717, « sans l'invention d'une nouvelle
critique écologiste des logiques de pouvoir se situe sur deux économie ». C’est aussi pour cette raison que le discours de
plans, un plan de l’évaluation qui porte sur la dimension l’écologie politique a toujours proposé une critique de
consciente, visible, assumée, des logiques de l’exercice des
715
Cf. DELÉAGE (J.-P.) et CHARTIER (D.), Écologie et
politique : vingt ans d’engagement, et après ?, in « Écologie et
711
Le cri d’alarme lancé par les experts, Le Monde, 1 06 11. Politique », N° 45, 2012, p. 13.
712 716
Les écoresponsables récompensés (Le Monde, 12-13 02 2012). Rappelons tout de même ici que le terme « écologie » signifie
713
L’écologie plus que jamais une solution a été publié (Le Monde, étymologiquement étude de l’oikos, c’est-à-dire de l’espace
25 08 2012). habité.
714 717
Éditorial, Le Monde, 27 06 2013. Le Monde, 25 08 2012.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

l’impératif économiste de la croissance. Y. Cochet propose, dimension singulière des pratiques et des représentations de
par exemple, de faire de la décroissance « un nouvel l’espace – pour parler simple « l’habiter » - et leur
imaginaire collectif »718. dimension collective – les territoires, les politiques
d’aménagement de l’espace et des paysages, les logiques de
Le premier élément de ce discours propriété et d’exploitation économique de l’espace.
économique est le fait que la critique de la notion de
progrès est articulée à la reconnaissance de la préservation L’écologie politique contribue, ainsi, à la fois
des espaces. C’est ainsi qu’une réelle « solidarité à repenser l’identité des acteurs sociaux et les logiques de
écologiste » s’est construite et exprimée autour de la lutte leur ancrage et de leur inscription dans l’espace et à
contre l’installation du nouvel aéroport de Nantes, à Notre- reformuler les modes d’intelligibilité du rôle de l’espace
Dame des Landes719. Si l’on approfondit la signification de dans la structuration des identités politiques. C’est ainsi que
l’engagement contre ce nouvel équipement, on peut H. Kempf721 définit le rôle de la « bio-économie » : « Une
souligner qu’il s’agit, d’abord, d’une critique d’une économie », écrit-il722, « qui succédera à l'ère du pétrole
dégradation de l’espace local qu’il implique. Il s’agit, (c'est-à-dire assez rapidement) en visant une utilisation
ensuite, d’une critique de la dégradation de l’espace aérien rationnelle des ressources dites naturelles, c'est-à-dire en
par l’accroissement de la circulation des avions. Par cessant de les gaspiller ». Dans le même article, H. Kempf
ailleurs, on peut lire dans ce type de mouvement une appelle notre attention sur les risques qu’il y a à laisser les
critique de la façon dont les nouvelles logiques de transport définitions de la « bio-économie » « aux technocrates de
et de déplacements aboutissent à la recherche d’une Bruxelles et aux firmes multinationales ». Cette formulation
monopolisation de l’usage de l’espace par la recherche de d’une instance environnementale de l’économie politique
sa seule rentabilisation commerciale. À cela il convient montre l’importance qu’il y a à reconnaître la place de
d’ajouter une autre critique écologiste de l’économie l’écologie dans tous les champs de sciences renouvelées du
politique qui porte sur l’espace : il s’agit de l’appropriation politique, mais il est intéressant de souligner que, dans le
de l’espace par les entreprises de transport et de même temps, cette dimension politique de l’écologie se
déplacements, qui aboutit à une forme de confiscation de manifeste sous la forme de l’instauration d’un véritable
l’espace public. Le second élément qui caractérise ce débat politique autour des orientations et des méthodes
discours économique de l’écologie est son articulation à d’une telle approche scientifique. Sans doute l’existence
une problématique de l’égalité sociale et à une exigence de d’une confrontation et d’une discussion entre des approches
la solidarité dans le champ politique. C’est ce que l’on peut différentes voire antinomiques est-elle la marque de la
lire, dans l’article d’A. Lipietz et N. Mamère720 : « Faudra- reconnaissance de la dimension politique de l’écologie et
t-il attendre, pour que les « Etats-fourmis » acceptent la du discours sur l’espace. Pour que l’écologie politique
solidarité, qu'ils subissent eux-mêmes le contrecoup de la repense la médiation entre la dimension singulière des
tragédie sociale et humaine qu'entraîne en Europe du Sud pratiques et des significations de l’espace et leur dimension
leur position rigoriste ? Il n'est pas impossible que ce seuil collective, il importe de définir un champ dans lequel elle
soit atteint avant 2013 ». C’est aussi sur ce plan que, lors de puisse s’affirmer et formuler des propositions d’approche et
la constitution du gouvernement de J.-M. Ayrault, en 2012, d’analyse critique. C’est le sens des propositions de C.
Cécile Duflot avait proposé d’intituler le ministère dont elle Duflot et P. Canfin. « Il faut donc », écrivent-ils723, «
avait la charge « Ministère de l’égalité des territoires ». mettre en place une protection de moyen terme en
réorientant les politiques urbaines pour lutter contre
Enfin, le discours économique de l’écologie l'étalement urbain, déployer sur l'ensemble du territoire les
s’engage dans le champ d’une critique des excès de expériences réussies de mobilité durable et écologique,
l’industrialisation, et, au-delà, d’une critique de la mettre en place des normes d'isolation thermique pour
prééminence de la logique industrielle dans les approches réduire la facture de chauffage et introduire
de la production et du travail. On sait, en particulier, que le progressivement une obligation de rénovation énergétique
discours de l’écologie politique a commencé à se formuler comme il existe une obligation de rénovation des façades
dans le champ d’une critique des excès de la pollution qui est entrée dans les moeurs et rend nos villes plus
industrielle de l’espace. C’est ainsi que, dans l’article déjà belles ». Ces propositions font bien apparaître la complexité
cité, C. Duflot et P. Canfin écrivent : « Notre réponse est du discours de l’écologie politique et la multiplicité des
l'économie verte qui organise une réindustrialisation domaines de son intervention, en montrant, en particulier
sélective et une relocalisation des modes de production ». l’articulation d’une dimension esthétique de l’aménagement
des paysages à la dimension économique des stratégies
Repenser la médiation entre espace et les acteurs politiques d’aménagement de l’espace. La médiation
sociaux politique de l’espace est bien montrée dans cette forme
On peut lire l’écologie politique comme une d’inventaire du projet d’une écologie politique. Des
médiation distanciée entre, d’une part, la dimension éléments comme la mobilité ou l’usage de l’énergie ne
singulière des usages de l’espace et la référence à la peuvent, en effet, pleinement se concevoir que dans la
personne et, d’autre part, la dimension collective des usages réflexion sur leur dimension à la fois individuelle et
de l’espace et des modes d’appropriation de l’espace par les collective.
pouvoirs et les acteurs institutionnels. L’écologie politique
est une façon de définir l’espace comme une médiation 721
Peut-être est-il encore trop tôt pour comprendre toutes les
politique, c’est-à-dire comme une dialectique entre la raisons du départ d’H. Kempf du Monde, mais sans doute
convient-il de s’inquiéter sur les risques de censure de
718
« Quel projet pour Europe-Écologie ? », Le Monde, 17 08 l’information sur les politiques d’aménagement de l’espace et
2010. d’affaiblissement de la critique écologiste de ces politiques.
719 722
H. Kempf, « Solidarité écologique », Le Monde, 18-19 11 2012. « Cours de bio-économie », Le Monde, 17-18 02 2013.
720 723
« Non à la dictature de l’austérité », Le Monde, 20 09 2012. Le Monde, 25 08 2012.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Mais repenser la médiation entre l’espace et Une telle approche permet d’analyser de
les acteurs sociaux rend nécessaire de penser les façon plus approfondie ce que J.—B. Fressoz appelle une
significations politiques de l’espace. C’est le rôle d’une « désinhibition ». « Surtout », écrit-il727 à propos de ce qu’il
sémiotique politique. appelle « la monétisation du risque », « cette « solution »
participe à un processus de désinhibition vis-à-vis des
Sémiotique politique de l’écologie accidents industriels, la résistance aux nuisances
Une analyse sémiotique permet de montrer industrielles étant dès lors assimilée à une résistance au
que les spécificités que nous relevons dans le discours progrès technique ». Cette relation au risque est, sans
politique de l’écologie font apparaître une identité doute, la forme majeure de la relation entre inhibition et
particulière de l’engagement écologique. stratégies de défense et de protection qui définissent
l’instance inconsciente de la médiation politique de
D’abord, il s’agit d’un engagement politique l’espace.
en ce qu’il exprime une critique des logiques de pouvoir et L’écologie constitue une forme d’analyse de
des modalités selon lesquelles l’espace se définit comme un l’inconscient du politique : elle permet, en particulier,
espace d’expression des identités politiques d’acteurs. Le d’élucider les significations de l’espace dans l’institution
concept même de territoire fait, ainsi, en particulier, l’objet des identités politiques. On peut définir l’écologie politique
d’une recomposition dans le discours de l’écologie. La comme u discours sur la signification spatiale de
« solidarité écologique » évoquée par H. Kempf724 est une l’inconscient politique.
illustration du conflit survenu autour des logiques
différentes d’appropriation de l’espace, et, ainsi, de Enfin, sans doute peut-on situer la critique
définition des territoires. La dimension politique du écologiste de l’économie politique dans le champ de
territoire est, en effet, définie par les confrontations dont l’opposition élaborée par Marx entre valeur d’échange et
l’espace fait l’objet en termes de pouvoirs et de valeur d’usage. Tandis que l’approche foncière de l’espace
confrontation entre les pouvoirs opposés. fonde sa valeur en termes d’échange, l’approche écologiste
de l’espace fonde sa critique politique sur l’élaboration
Par ailleurs, il s’agit d’un discours d’une valeur d’usage de l’espace. En ce sens, elle s’inscrit
économique, fondé à la fois sur le constat de la raréfaction dans la continuité de la critique élaborée par Marx de la
des ressources énergétiques et la nécessité d’une rente foncière et du refoulement qu’elle implique de la
modération de l’usage de l’énergie et sur la critique des logique sémiotique de la spatialité. Mais cette distinction
logiques dominantes de l’économie libérale et de entre valeur d’usage et valeur d’échange de l’espace
l’économie socialiste. C’est pourquoi il importe d’analyser s’inscrit aussi dans l’élaboration de la médiation politique
le discours écologique sur l’emploi et la critique écologiste de l’espace, fondée sur la dialectique entre ce que
de l’économie politique et du libéralisme. « Du point de représente l’espace pour le sujet singulier qui l’habite et y
vue écologiste », écrit H. Kempf725, « l'enjeu prioritaire vit et ce qu’il représente pour les acteurs collectifs qui y
actuel de l'activité économique est de modérer son impact inscrivent les appartenances et les logiques de pouvoir.
sur la biosphère, en raison de la gravité des conséquences
de la crise écologique sur la société humaine ». Au-delà du
discours qu’elle peut tenir sur l’environnement et sur les
pratiques sociales de l’espace, l’écologie propose ainsi une
forme particulière de rationalité de l’économie politique.
L’emploi constitue un autre champ de l’économie politique
qui fait l’objet d’une recomposition en termes d’écologie :
Rémi Barroux évoque726, à ce sujet, « le potentiel et les
défis d'une reconversion dans les emplois verts », en
évoquant, après les professionnels du secteur « une
multiplication par dix du marché de l'emploi éolien d'ici à
2030 ».
Enfin, sans doute peut-on lire dans le
discours de l’écologie l’énonciation d’un discours critique,
distancié par rapport aux discours politiques. Cette distance
critique se fonde, en particulier, sur la reconnaissance de
l’existence d’un inconscient politique de l’espace. Un tel
inconscient est fondé, en particulier, sur la confrontation
entre une conception de l’espace fondée sur son
exploitation et le déni de sa spécificité et une conception de
l’espace fondée sur la reconnaissance de la spécificité de sa
place dans la rationalité politique. Cette confrontation n’est,
le plus souvent, pas explicitée dans les termes du discours,
qu’il importe d’analyser pour la faire pleinement apparaître.

724
Le Monde, 18-19 11 2012
725
« Emploi, les solutions » (Le Monde, 15 01 2012).
726 727
« De l’automobile aux métiers de l’éolien, la lente reconversion « Historiquement, il n’y a jamais eu de transition énergétique »
vers les emplois verts » (le Monde, 16 04 2013). (Le Monde, 20 06 2012).

171
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Cet inventaire n’est pas exhaustif et adopte une


Bouleau G. - Pour une écologie politique scientifique de histoire du mouvement écologiste qui rend peu justice aux
terrain contestations environnementales antérieures aux années
1970730. Il propose néanmoins des catégories dans
Gabrielle Bouleau, science politique
lesquelles d’autres auteurs plus anciens ou plus récents
Irstea, UR ADBX Aménités et dynamiques des espaces peuvent également se retrouver : la pensée systémique où
ruraux, 50 avenue de Verdun Gazinet Cestas, F-33612 l’on retrouve Edgar Morin, René Passet et Joël de Rosnay,
France. Gabrielle.bouleau@irstea.fr le principe de symétrie entre humain et non-humain
défendu par Michel Serres et qui a inspiré Bruno Latour, le
Préambule : Ingénieure, socio-politiste. Je m’interroge personnalisme de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul,
ici sur le positionnement épistémologique de l’écologie l’anti-productivisme d’Alain Lipietz et Jean-Paul Deléage
politique philosophique en comparant ce positionnement et des formes de libéralisme démocratique plus ou moins
avec celui de l’analyse des politiques publiques en science écologiques que Whiteside relie à Luc Ferry et Dominique
politique et la political ecology en géographie. Ma Bourg731.
contribution se base sur une analyse de textes classiques
dans les trois sous-disciplines. Pour ces penseurs, l’enjeu écologique est en
compétition dans le champ des idées avec d’autres agendas
Introduction politiques. Le milieu de vie étudié est le monde. Il peut être
Dans le langage courant en français, l’écologie objectivé par le réchauffement climatique, la consommation
politique désigne la théorie politique qui fait de la d’énergie et de matière, la pollution, la démographie, le
préservation des conditions de vie sur Terre un enjeu niveau technologique, la productivité. Les idées discutées
primordial. Cette pensée verte prend au sérieux la crise ont une prétention universelle pour traiter une crise globale,
écologique selon une épistémologie naturaliste. La science celle de l’anthropocène732. Ces auteurs adoptent ainsi pour
politique l’étudie de manière constructiviste comme un la plupart une posture naturaliste sur l’environnement
discours politique. Malgré leurs divergences global (les phénomènes observés par les experts à l’échelle
épistémologiques, ces deux postures de recherche cadrent la planétaire existent bel et bien). L’environnement est
question environnementale à la même échelle planétaire, supposé avoir la même ontologie quelle que soit l’échelle.
celle où l’environnement s’apprécie en termes géochimique Le local contribue au global selon les catégories
et énergétique. C’est aussi l’échelle où l’impulsion du géochimiques et énergétiques. L’existence de paysages
changement semble la plus difficile. L’agir local est locaux plus ou moins désirables pour ceux qui les
supposé plus évident. Selon l’aphorisme de Jacques Ellul il fréquentent, plus ou moins équivalents en termes de
faut « penser global, agir local ». Cependant, l’écologie contribution globale, n’est pas abordée.
politique se place du côté de la pensée. Dans une autre Si elle abordait cette question, l’écologie politique
discipline, la géographie, un courant critique anglosaxon serait confrontée aux interprétations contradictoires des
appelé political ecology, fait le pari d’explorer tous les décisions locales en termes globaux, à l’incertitude vis-à-
niveaux scalaires du local au global et d’aborder à la fois vis de l’imputation des causes, aux différentes méthodes
les enjeux politiques de la préservation et les enjeux d’agrégation spatiale des données 733 et de prise en compte
ontologiques de définition de ce qui est à préserver au
risque d’une épistémologie instable entre naturalisme et fait une notion centrale en géographie : « ce que la géographie, en
constructivisme. En France, d’autres auteurs ont tenté cette échange du secours qu'elle reçoit des autres sciences, peut
réconciliation entre naturalisme et constructivisme, par la apporter au trésor commun, c'est l'aptitude à ne pas morceler ce
sociologie pragmatique. Cette communication explore la que la nature rassemble, à comprendre la correspondance et la
manière dont la combinaison de ces différentes approches corrélation des faits, soit dans le milieu terrestre qui les enveloppe
permet de dessiner les contours d’une écologie politique de tous, soit dans les milieux régionaux où ils se localisent. » P. Vidal
terrain. La première partie présente l’écologie politique de la Blache "Géographie générale," Annales de Géographie 22,
no. 124 (1913), p.299
théorique en explicitant ses prémisses épistémologiques et 730
On peut lire à ce sujet : C. Bonneuil, C. Pessis, et S. Topçu, eds,
son impossible dialogue avec l’analyse des politiques Une autre histoire des "Trente Glorieuses". Modernisation,
publiques. La deuxième partie s’intéresse aux contestations et pollutions dans la France d'après guerre (Paris:
contradictions de la political ecology qui relève le défi de La Découverte,2013); C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L'Evénement
ce dialogue. La troisième partie s’appuie sur la sociologie Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous, Anthropocène (Paris:
pragmatique pour proposer des pistes permettant de Le Seuil, 2013).
731
dépasser ces contradictions. Les écrits pris en compte par Whiteside dans son ouvrage sont
antérieurs à 2002.
L’écologie politique philosophique 732
D. Chartier et J.-P. Deléage, "Mise à jour des écologies
Les écologies politiques françaises ont été présentées politiques pour une politique de l’anthropocène," Ecologie
et analysées par Kerry Whiteside728 qui considère qu’elles politique, no. 40 (2010); Bonneuil et Fressoz, L'Evénement
Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous. (Le Seuil, 2013)
ont en commun d’être toujours intermédiaires entre 733
Il est amusant de noter que les méthodes d’agrégation spatiale
l’écocentrisme et l’anthropocentrisme, en dépassant la des données font l’objet d’une discussion constructiviste en
dichotomie nature/culture et en situant l’homme dans un science politique, mais uniquement dans le domaine de l’analyse
« milieu »729 à la fois construit et contraint. des comportements électoraux, au sein de ce qu’on appelle (aussi)
l’« écologie politique » ou l’approche contextuelle : A. Siegfried,
728
Divided Natures: French contributions to political ecology, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la troisième
Contemporary French civilization (Cambridge, MA: MIT Press, république (Paris: Armand Colin, 1913); J. Klatzmann,
2002). Comportement électoral et classe sociale. Etude du vote
729
La pensée verte ne se donne pas pour objet de décrire communiste et du vote socialiste à Paris et dans la Seine Cahier de
ontologiquement ce « milieu » et laisse ce soin à d’autres sciences. la Fondation nationale des Sciences politique n°82 (Paris: Armand
On retiendra ici la définition de Pierre Vidal de la Blache qui en a Colin, 1957); M. Dogan et S. Rokkan, eds, Quantitative

172
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

des contraintes héritées. Autant d’ambiguïtés du réel qui univers de légitimation »740. Elles ne regardent pas non plus
font l’objet de traductions politiques et scientifiques 734. comment ce milieu matériel constitue des ressources
Discuter ces traductions, nous place d’emblée dans une auxquelles les acteurs n’ont pas tous accès de la même
épistémologie plus constructiviste. Le principe de symétrie manière. Enfin, la posture normative des chercheurs
s’engage dans cette voie. Il porte une attention plus constructivistes est une posture critique à l’égard du
particulière à la diversité des formes d’interaction des pouvoir et des institutions qui s’intéresse peu aux effets
hommes avec les choses, qui produisent autant de formes écologiques des politiques publiques741.
de connaissance et d’individualité différentes. L’écologie
ne s’y réduit pas à un bilan énergétique ou de matière. Ce L’épistémologie instable de la political ecology
principe est plus compatible avec l’idée que le milieu lui- Les deux postures évoquées précédemment permettent
même est un espace de lutte de définition où se mêlent d’introduire les contradictions inhérentes à la sous-
discours et action. Cependant cette posture philosophique a discipline de la géographie anglo-saxonne que l’on appelle
souvent été interprétée comme un constructivisme peu political ecology 742. Cette sous-discipline s’appuie sur trois
compatible avec un engagement sur le terrain des valeurs, corpus théoriques différents, l’écologie culturelle,
socle commun de la pensée verte. l’économie politique et l’analyse de discours post-
structuraliste qui s’agencent les unes avec les autres plus
La construction sociale de la réalité 735 est davantage par antithèse que par couplage cohérent.
explorée par la sociologie politique et l’analyse des
politiques publiques qui s’intéressent à la mise en forme des Ce sont des géographes et des anthropologues
catégories légitimes736 et à la formulation des problèmes critiques réunis autour Carl Sauer au début du vingtième
publics737 de manière constructiviste. Si ces approches ne siècle qui développent l’écologie culturelle pour rendre
nient pas l’existence d’une réalité par-delà les croyances compte des relations homme/nature, dans la continuité des
des acteurs, elles évoquent rarement la matérialité du travaux de Alexander von Humbolt, Elisée Reclus, Alfred
paysage fréquenté738. Elles explorent peu les relations entre Russel Walace et George Perkins Marsh743. Ils abordent ces
cette matérialité et les routines de typification739 alors que relations de manière plus complexe qu’elles ne sont
« l'environnement gagne à être observé comme une réalité envisagées à l’époque par le déterminisme environnemental
qui se décline en réalité quotidienne, univers d'initiés et souvent saturé de préjugés racistes. L’écologie culturelle
(ou humaine) s’intéresse ainsi aux ajustements des sociétés
ecological analysis in the social sciences (Boston: MIT press, à leur environnement744 et à l’évolution mutuelle des
1969). Si l’on peut parler d’écologie ici c’est parce que les cultures et des paysages745. Elle sera fortement inspirée par
indicateurs agrégés spatialement rendent compte d’un « milieu » le concept d’écosystème, développé par le botaniste Arthur
social et à qui l’on attribue une valeur explicative sur le vote péri- Tansley746 pour rendre compte des phénomènes de
urbain ou rural. J. M. Sellers et al, eds, The Political Ecology of
the Metropolis: Metropolitan Sources of Electoral Behaviour in
rétroaction écologiques qui maintiennent des systèmes en
Eleven Countries (ECPR Press,2013). J. Gombin et P. Mayance, équilibre. L’étude la plus emblématique de cette cultural
"Analyse écologique des votes et mondes ruraux. Quelques ecology qui reste un classique en political ecology747 est le
réflexions méthodologiques," in Battre la campagne. Les élections travail ethnographique de Roy Rappaport « Pigs for the
municipales en milieu rural, ed. A. Troupel et S. Barone Ancestors »748. Cette étude, par ailleurs très documentée et
(L'harmattan, 2010). Derivry et Dogan "Unité d'analyse et espace nuancée, interprète un rituel de Nouvelle Guinée en termes
de référence en écologie politique. Le canton et le département fonctionnalistes comme un régulateur de la densité de
français " Revue française de science politique 21, no. 3 (1971). population. Parce qu’elle explique en dernier ressort les
Les auteurs montrent que cette méthode construit des « milieux »
règles sociales par des contraintes naturelles, à travers des
différents selon le grain d’observation (cantonal ou
départemental).
734 740
M. Callon, P. Lascoumes, et Y. Barthe, Agir dans un monde F. Rudolf, L'environnement, une construction sociale.
incertain, la couleur des idées (Paris: Editions du Seuil, 2001). Pratiques et discours sur l'environnement en Allemagne et en
735
P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité France (Strasbourg: Presses universitaires de Strasbourg, 1998),
(Paris: Méridiens Klincksieck, 1986). p.14
736 741
A. Desrosières et L. Thévenot, Les catégories Il existe cependant quelques exceptions, comme les travaux de
socioprofessionnelles, Repères, n° 62 (Paris: Ed. La Découverte, M. Bourblanc sur les marées vertes et ceux de D. Fassin sur le
1988); L. Boltanski, Les cadres, la formation d'un groupe social plomb. M. Bourblanc, ""Des instruments émancipés » La gestion
(Paris: Ed. Minuit, 1982). des pollutions agricoles des eaux en Côtes-d'Armor au prisme
737
S. A. Hunt, R. D. Benford, et D. A. Snow, "Identity fields: d'une dépendance aux instruments (1990-2007)," Revue française
Framing processes et the social construction of movement de science politique 61, no. 6 (2011). D. Fassin, "Les scènes
identities," in New Social Movements: From Ideology to Identity, locales de l'hygiénisme contemporain. La lutte contre le
ed. E. Laraña, H. Johnston, et J. R. Gusfield (Philadelphia: Temple saturnisme infantile : une bio-politique à la française," in Les
University Press 1994); J. Gusfield, La culture des problèmes Hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques, ed. P. Bourdelais
publics. L'alcool au volant : la production d'un ordre symbolique, (Paris: Belin, 2001).
742
études sociologiques (Paris: Economica, 2009); E. Goffman, R. P. Neumann, Making Political Ecology, Human geography
Frame Analysis: An essay on the organization of experience in the making (London: Hodder Arnold, 2005); P. Robbins,
(1974). Political Ecology (Oxford: Blackwell, 2004).
738 743
« En dépit de leur diversité, ces études [politistes sur Robbins, Political Ecology, pp.23-26
744
l’environnement] convergent pour centrer l'analyse sur les acteurs H. Barrows, "Geography as human ecology," Annals of the
en compétition (leurs prises de position, leurs stratégies de Association of American Geographers 23, no. 1 (1923).
745
persuasion et ressources) et les structures sociales dans lesquelles J. Steward, Theory of culture change : the methodology of
ils évoluent » M. Ansaloni, "La fabrique du consensus politique. mutilinear evolution (Urbana, IL: University of Illinois Press,
Le débat sur la politique agricole commune et ses rapports à 1955).
746
l'environnement en Europe," Revue française de science politique Introduction to Plant Ecology (London: Allen & Unwin, 1946).
747
63, no. 5 (2013), p.919, italique ajouté. Les structures spatiales et Neumann, Making Political Ecology, p.19.
748
écologiques ne sont pas abordées. Pigs for the Ancestors (New Haven, CT: Yale University Press,
739
Berger et Luckmann, La construction sociale de la réalité. 1968).

173
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

notions telles que l’efficacité énergétique, l’adaptation et la Comme l’écologie culturelle, cette analyse structuraliste et
capacité de charge, l’écologie culturelle s’inscrit dans une matérialiste s’inscrit aussi dans une épistémologie
épistémologie naturaliste, tout en admettant que naturaliste.
l’innovation et les institutions sociales soient aussi le fruit
C’est le troisième corpus théorique, celui de l’analyse
d’une certaine contingence. De ces premiers travaux qui ont
de discours ou de la critical political ecology753 qui est
comptabilisé des flux de matière et d’énergie dans des
constructiviste. Ce corpus vient questionner dans les années
systèmes agraires très différents, la political ecology tient
2000 les savoirs sur la dégradation environnementale et la
pour acquis que les pratiques agronomiques modernes sont
légitimité des catégories scientifiques. Il est nourri d’études
moins efficaces que ne l’étaient les modèles traditionnels et
féministes, post-coloniales, de sociologie des sciences et de
beaucoup plus dépendantes de l’énergie fossile.
cas empiriques où l’environnement n’est pas perçu de la
Après 1970, l’écologie culturelle qui cherchait à même manière par des groupes sociaux différents. C’est
identifier des variables sociales clés expliquant le maintien aussi l’époque où les political ecologists investissent des
d’équilibres socio-environnementaux va cependant se terrains occidentaux et constatent que les paysans dans les
heurter au fait empirique que peu de sociétés peuvent être pays du nord n’investissent pas forcément leur plus-value
considérées comme ayant vécu un développement dans la fertilité de leurs sols 754. L’articulation de cette
autonome. Les systèmes en équilibre, « ponctués »749 épistémologie constructiviste avec l’engagement socio-
d’adaptation, semblent disparus, s’ils ont jamais existé. environnemental en faveur des petits producteurs et de la
L’écologie culturelle est alors dans une impasse pour fertilité de leurs sols ne va pas de soi. Le constructivisme
expliquer seule les évolutions des relations homme/nature. radical est une arme à double tranchant qui s’attaque aux
catégories officielles mais qui interroge aussi la
Les années 1970 sont propices à une reformulation de
connaissance écologique. L’arbitrage se fait souvent au cas
ces questions par l’économie politique d’inspiration
par cas en choisissant ce qu’il est pertinent d’admettre ou
marxiste. Michael Watts, élève de Sauer et Rappaport, est
de déconstruire compte tenu de la situation. Paul Robbins
l’opérateur de cette médiation. Il s’intéresse aux situations
écrit à ce propos que la political ecology n’est pas une
de famines au nord du Nigeria qui sont récurrentes sans que
théorie mais « la qualité d’un texte »755 qui fait tenir
l’on puisse observer de cas d’adaptation. Il montre alors
ensemble ces épistémologies contradictoires 756. Les
que la vulnérabilité des populations n’est pas imposée par
political ecologists résolvent la contradiction
une limite naturelle du système, mais le produit d’une
épistémologique entre naturalisme et constructivisme en
domination locale, à laquelle se sont ajoutées la
situation, en identifiant les victimes (humaines) de la
colonisation puis la libéralisation des marchés au cours
dégradation environnementale et en déconstruisant en
desquelles certains paysans ont perdu leurs réserves (de
priorité les mythes qui fragilisent ces populations-là.
terres, de céréales, de trésorerie, …) au profit d’autres
acteurs750. Tordant alors le cou aux thèses néo- Réconcilier naturalisme et constructivisme
malthusiennes et à l’interprétation libérale de la tragédie S’appuyant sur quelques auteurs critiques communs à
des communs, plusieurs journalistes d’investigation et des l’analyse des politiques publiques757, la sociologie
chercheurs s’engagent dans ce qu’ils nomment la political pragmatique française s’est également développée en
ecology. Ils poursuivent le parallèle que Marx établit entre prêtant attention aux situations avec le souci de ne pas se
la plus-value du travail et la plus-value de la nature 751, poser en surplomb par rapport aux acteurs 758. Elle a aussi
toutes deux appropriées par le capitalisme. Dans cette été confrontée à l’arme à double-tranchant du
analyse, la dégradation environnementale dans les pays en constructivisme radical qui questionne l’existence même
développement est expliquée par l’impossibilité des des expériences concrètes d’injustice. Michel de Fornel et
paysans sans terre à investir dans le maintien de la fertilité
de leur environnement et la faillite des politiques Technical et John Wiley & Sons, 1985).
d’aménagement à traiter ces problèmes d’inégalités 752. 753
T. Forsyth, Critical Political Ecology: The Politics of
Environmental Science (London: Routledge, 2003).
749 754
La théorie des équilibres ponctués a été développée en J. McCarthy, "First World Political Ecology: Lessons from the
paléontologie : N. Eldredge et S. J. Gould, "Punctuated equilibria: Wise Use Movement," Environment et Planning A 34, no. 7
an alternative to phyletic gradualism," in Models in paleobiology, (2002).
755
ed. T. J. M. Schopf (San Francisco: Freeman, Cooper et Company, P. Robbins, "Qu'est-ce que la political ecology ?," in
1972 ). Elle considère de longues périodes de stabilité des espèces, L'approche Political Ecology: Pouvoir, savoir, environnement, ed.
entrecoupées d’évolutions rapides sous l’effet de stress. La D. Gautier et T. Benjaminsen (Paris: Quae, 2012), p.25.
756
métaphore a été reprise en science politique pour l’étude des « Les textes de political ecology sont empiriques ; au sens où ils
institutions. J. L. True, B. D. Jones, et F. R. Baumgartner, sont basés sur la multitude de méthodes rigoureuses décrites plus
"Punctuated-Equilibrium Theory. Explaining Stability et Change haut, notamment l’observation participative, l’étude écologique de
in Public Policymaking," in Theories of the Policy Process, ed. P. terrain, la télédétection, l’histoire orale et l’expérience
Sabatier (97–115). d’immersion. Ils sont aussi théoriques dans la mesure où
750
M. Watts, Silent Violence: Food, Famine et Peasantry in l’inspiration et l’interprétation des données et des connaissances
Northern Nigeria (Berkeley CA: University of Caifornia Press, produites in situ sont examinées au travers de nombreux prismes.
1983). L’inspiration et l’interprétation s’appuient sur les traditions de la
751
K. Marx, Le capital. Livre I (première édition 1873) (Paris: théorie critique évoquées plus haut, en particulier les traditions
Folio Essais Gallimard, 1963), p.546 : «Chaque progrès de marxiste, féministe et anarchiste, mais aussi sur une série d’autres
l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art approches catégorielles et conceptuelles. » ibid, p.26.
757
d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le Desrosières et Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles;
sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de
temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de la grandeur (Gallimard, 1991); Boltanski, Les cadres, la
fertilité ». formation d'un groupe social.
752 758
P. Blaikie, The political economy of soil erosion in developing P. Corcuff, Les nouvelles sociologies. Constructions de la
countries (Essex, England et New York: Longman Scientific et réalité sociale, ed. F. d. Singly, sociologie (Nathan, 1995).

174
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Cyril Lemieux759 se sont élevés contre des usages


asymétriques de ce constructivisme qui ne déconstruiraient
qu’une partie des croyances au sujet de la réalité, par
« charcutage ontologique »760, qui ne considéreraient pas les
épreuves matérielles dont les acteurs se servent pour agir ou
qui ne sont pas assez réflexives sur leur propre engagement.
Ils esquissent alors la possibilité d’un constructivisme au
service d’une cause qui explicite sa position et analyse les
rapports de force en présence pour orienter sa critique. Cet
exercice stratégique ne se déduit pas logiquement, mais
nécessite un travail d’interprétation de l’évolution des
intérêts et du contexte lorsque la critique sera émise. Il
place le chercheur en situation de responsabilité vis-à-vis de
l’effet de son propos dans un monde réel et discursif, local
et global.
Il y a ainsi une possibilité pour la science politique de
revendiquer une écologie politique multi-échelle qui
s’intéresse aux effets écologiques des politiques
publiques761 et aux effets de l’environnement sur les
ressources politiques, tout en s’attelant à déconstruire les
croyances au sujet de cet environnement en montrant la
pluralité des perceptions. Celle-ci passe par une
conceptualisation spatialisée des espaces de socialisation et
des ressources politiques en admettant que les questions
d’accès, d’abondance et de proximité sont interprétées
selon des grilles cognitives mais s’appuient aussi sur une
forme de réalité et que le travail politique de recyclage des
catégories et de mise en équivalence produit aussi des effets
sur les territoires, y compris dans leur matérialité.

759
Naturalisme versus constructivisme ?, Enquête (Paris:
EHESS,2007).
760
Ibid. p.14
761
Il faut noter que les politiques intentionnellement
environnementales ne sont pas toujours celles qui ont
effectivement le plus d’effets positifs ou négatifs sur
l’environnement L. Mermet et al, "L'analyse stratégique de la
gestion environnementale : un cadre théorique pour penser
l'efficacité en matière d'environnement," NSS, no. 13 (2005).

175
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Hoyaux A.F. & V. André-Lamat - Construction des justement les confusions qui sont opérés par nos étudiants
savoirs et enseignements de l’écologie politique : du entre l'environnement comme objet de représentation et
conformisme à l’interobjectivation de la nature l'environnement comme sujet de pratiques et d'actions.
Cependant, c'est par l'analyse de la compréhension qu'ils
André-Frédéric Hoyaux & Véronique André-Lamat
ont des termes de nature que l'on pense pouvoir percevoir
CNRS UMR 5185 ADESS-Université Bordeaux Montaigne
en quoi ces futurs professionnels de l'environnement et de
Groupe ECOPOL
l'aménagement déterminent leur place comme intervenant
Maison des Suds, 12 Esplanade des Antilles, 33607 Pessac
dans la politique autour de l'écologie. En ce sens, la science,
Cedex
ce n'est pas seulement un ensemble de savoirs mais aussi
une façon de les transmettre avec subtilité et pédagogie.
Cette proposition voudrait poser une réflexion sur le rôle En effet, derrière les conceptions souvent très idéologiques
des enseignants-chercheurs en géographie comme de la nature (séparation homme-nature ; fusion homme-
médiateur et conformateur d’un savoir sur l’écologie, sa nature ; déterminisme de la nature sur l'homme ;
pratique et sa critique, auprès des étudiants. A travers déterminisme de l'homme sur la nature ; conception
l’analyse de travaux d’étudiants, ainsi que d’une enquête rédemptrice ou punitive de la nature), l'investissement
réalisée auprès d’eux, l’étude porte sur la réception qu’ils politique de nos étudiants est différent à court, moyen et
opèrent de nos enseignements sur la question centrale de la long terme. Dans la tête de nos étudiants, comment
nature et en quoi cette appréhension détermine ou non la promouvoir une conception écologiste quand la nature
construction potentielle de ce que l’on pourrait alors nous" fait mal", ou quand l'être humain doit dominer la
appeler une vision écologique du monde et de la société. La nature pour s'en défendre. Pour nous, la porte de sortie n'est
compréhension de cette vision permet alors d’appréhender donc pas dans le prosélytisme d'une mono écologie
le champ de la participation et de l’intervention politique politique qui aurait des textes fondateurs en forme de
qu’ils opèreront potentiellement dans leur vie nouveaux récits, mais au contraire pour que ces étudiants et
professionnelle, sachant que les débouchés de nos étudiants futurs professionnels investissent l'enjeu de l'écologie
en géographie & aménagement les amènent souvent dans politique "critique", il faut qu'ils arrivent à intégrer l'enjeu
les sphères décisionnaires de l’action publique et que leur de la construction d'une interobjectivité assumée. Celle-ci
appétence les pousse également souvent vers l’action se construit par le croisement des objectivations multiples
politique au sein de partis ou syndicats. qui sont réalisées sur les mêmes objets 762. Il faut jouer de
A travers ces exercices d’évaluation, l’intérêt est de montrer maïeutique et de réflexivité, notamment sur leur habitus
un double biais dans cette réception. Le premier relève du intellectuel souvent faussé par des avis tranchés et sans
fait que les étudiants ont déjà incorporé un ensemble de profondeur d'analyse donnés par les médias, voire par
représentations qui détournent dès le début la captation de l'environnement social et éducatif. Nous allons donc
ce qui est dit par l’enseignant. Bien entendu, on pense ici à revenir, durant ce colloque, sur quelques écueils qu’en tant
l’ensemble des idéologies et des habitus familiaux, mais qu’enseignant nous devons éviter.
aussi et surtout des apprentissages scolaires. Le second
révèle l’importance d’autres médias qui interagissent pour Le développement durable comme pierre angulaire de
construire, déconstruire et reconstruire un autre la conformation des esprits de l’élève
enseignement, apparemment moins scientifique mais tout Au sein du dispositif pédagogique du monde de l’éducation
aussi performant (et performatif) car faisant tout autant en primaire et en secondaire, on retrouve bien « une critique
autorité scientifique que nos enseignements (télévision, de la société industrielle et de ses aspects productivistes et
radio, magazines, etc.). de consommation, que la poursuite de la croissance
L'un des objectifs de cette communication est de postuler symbolise » (cf Appel au colloque). Pour autant, cette
que les étudiants sont les acteurs de demain. Pour faire de critique se formalise dans un esprit de contrôle et de
l'écologie politique, il nous semble nécessaire d'en passer maîtrise sécuritaire avec la présentation aseptisée de la
par une réflexivité de leur part sur leur, nos a priori, sur réalité. Ainsi, dans un manuel d’Histoire-Géographie de
leurs/nos conformations à des discours ambiants. Ainsi, la 5ème, dans le chapitre sur les enjeux du développement
transmission de cette pensée écologique et des actions qui durable, la première étude de cas traite de la gestion des
en découlent passe par une acceptation de leur part (et des déchets toxiques763. Elle évoque l’histoire du Probo Koala,
acteurs en général) et demande forcément une médiation. navire grec ayant erré en Europe du Nord avant d’achever
L'enseignant est ce médiateur, dans un interstice entre le son périple en Côte d’Ivoire et d’y avoir tué des dizaines de
fait d'être le porteur de ses propres convictions et le devoir personnes et d’en avoir intoxiqué des milliers. L’intérêt se
de conserver une forme de neutralité axiologique (mais pas trouve dans l’interprétation de l’approche méthodologique
forcément épistémologique et méthodologique). qui utilise l’analyse de sept documents (deux cartes, deux
Si notre proposition ne s'appuie pas a priori sur les tenants photos et trois textes). Les trois textes proviennent d’écrits
écologistes qui voulaient ou veulent encore mettre en place journalistiques dont les postures idéologiques sont
une écologie politique selon diverses procédures d'actions potentiellement divergentes, notamment les quotidiens Le
(Charbonneau, Ellul, Dumont, G. Anders, Gorz, P. Rabhi, Monde et L’Humanité sans qu’il n’y ait a priori
sans parler des universitaires comme Bourg, Rodary, d’explication sur leur différence en termes de valeurs sur le
Lipietz, Larrère, ... pour celles et ceux que nous utilisons le cas traité. Ainsi, on suppose que c’est l’enseignant qui va,
plus souvent dans nos enseignements), elle interroge
justement ce qui reste de ces enseignements, qui se 762
Voir André-lamat V., Couderchet L. & Hoyaux André-Frédéric,
nourrissent de ces auteurs et de ceux autour de l'éducation
2010, « Critique de la banalisation scientifique des magazines
relative à l'environnement, dans l'esprit de nos étudiants. Si éducatifs à travers les publicités à caractère écologique »,
nous posons des références qui amènent à penser l'action Ecologie Politique, n°39, 73-85.
autour de la préservation ou de la conservation de 763
Adoumié V. (dir.), 2010, Histoire-Géographie 5ème, Paris,
l'environnement naturel et social, ce qui nous intrigue c'est Hachette Livre, 209.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

par son autorité scientifique, remonter en complexité et en ne sait où ranger ce dont on ne se sert plus mais on ne
généralité, alors même qu’il pose une lecture descriptive de réfléchit pas en amont à quoi cela sert d’avoir un nouveau
ces documents eux-mêmes très descriptifs (notamment sous produit. Il y a en effet une préciosité aujourd’hui par
formes d’états des lieux ou de récits). Le Monde nous rapport à la décroissance car elle est vue comme l’inverse
annonce par exemple que ces déchets toxiques ont été du progrès, donc de l’économique, donc du
récupérés par la France qui va les traiter dans une usine du développement…durable ! On est ici très loin des objectifs
« couloir de la chimie ». « C’est le four du centre de des dits précurseurs de l’écologie politique : contre Le bluff
traitement de la société Trédi qui va les incinérer en toute technologique de Jacques Ellul ([1988] 2012), ou Vers la
sécurité ». Dès lors, que doivent retenir les élèves studieux : sobriété heureuse de Pierre Rabbhi (2010). Cette croissance
que les déchets sont un problème mondial, que les pays s’exprime alors par la prolifération de nos actions
pauvres sont la poubelle du monde (posture de quotidiennes « fondamentales » : la communication sous
L’Humanité) ; que le traitement par incinération est sans toutes ses formes et les activités récréatives. Certes, des
danger de pollution, que la France est un pays formidable, transports durables sont imaginés mais ils ne font souvent
sauveur de l’humanité et que tout cela est toujours fait chez qu’équilibrer notre suractivisme mobilitaire. Certes comme
nous en toute sécurité ! (posture du Monde). nous l’indique un court récit d’après 60 Millions de
Mais alors comment aller plus loin (pour reprendre l’un des consommateurs, les déplacements de voiture à Lyon baisse
questionnements du colloque) pour éviter cette depuis 10 ans mais rien n’est dit sur l’augmentation
externalisation de nos déchets vers les pays pauvres. Tout potentielle de l’utilisation des bus, tram, métro, trolleybus
simplement en les internalisant grâce à la « symbiose qui eux semblent fonctionner sans énergie et ne jamais
industrielle » proposée par l’exemple du « modèle danois polluer ni en tant que moyen de transport ni en tant
de Kalundborg » à la page suivante de ce manuel. Car la qu’utilisateur de ces dites énergies. Il est vrai que les grands
maîtrise de nos déchets passe moins par une décroissance producteurs d’électricité, notamment à travers l’utilisation
que par une réutilisation de nos déchets dans un grand du nucléaire, arrivent à nous faire croire que c’est une
circuit fermé. Il s’inscrit dans la grande métaphore énergie propre766. Ainsi, avant même que la sphère
« d’organisation en flux fermé » utilisée par le site Ecoparc, médiatique n’opère sa lente conformation à l’extérieur du
site référant du manuel pour vanter justement les mérites de monde du savoir scientifique, le monde éducatif a déjà
ce système danois. On retrouve là le mélange des genres désintégré sa capacité d’objectivation de la problématique
des références, apparemment scientifiques, utilisées par les écologique, notamment par l’utilisation disparate de bout
manuels764. Car ce site Ecoparc, présenté comme « le d’informations non vérifiées, non traitées, non stabilisées.
premier portail d'information sur la gestion durable des Sur le seul chapitre « des enjeux du Développement
parcs d'activités et des zones industrielles » a été fondé par durable » d’une dizaine de pages, on a l’utilisation
une « structure de conseil en gestion durable des parcs indifférenciée d’extraits de texte, souvent de dix lignes
d'activités », Synopter. L’organisation fermée se mettant en maximum d’un côté de L’Humanité, Le Monde, Billets
contradiction avec la prétendue organisation ouverte de la d’Afrique, Le Monde Diplomatique, La Documentation
mondialisation dont les auteurs nous démontre en quatre photographique, Le Progrès, 60 Millions de
lignes les tenants uniques : « La Chine consomme consommateurs, L’express ; et de l’autre de seulement …
aujourd'hui le quart des matières premières vendues dans le deux ouvrages à vocation scientifique ! Si la confrontation
monde. Ce pays est devenu le plus gros client des des points de vue est une force, encore faut-il que le statut
producteurs d'acier, de cuivre et de minerai de fer. Ses même de ces points de vue soit symétrique.
besoins en acier ont doublé en trois. Sa consommation de
cuivre, de nickel et de minerai de fer a quadruplé en dix Qui croire, qui écouter à l’aune de l’orgie médiatique
ans. Ses achats en alumine ont triplé durant cette même Sans revenir sur nos travaux précédents 767, cela nous amène
période. Cette évolution des marchés incitent à mener une de nouveaux à poser une question essentielle. Si l’écologie
réflexion sur les sources d'approvisionnement et sur politique prône par essence la diversité des points de vue,
l'optimisation de la consommation de la matière. L'écologie elle se trouve le plus souvent en contradiction avec cela
industrielle peut favoriser la diversification des sources lorsqu’elle invoque le caractère scientifique de sa
d'approvisionnement et l'optimisation de l'utilisation des démarche. Certes, les points de vue peuvent être différents
ressources consommées »765. Donc, pour dépasser ce mais avec des métriques uniques. Son système de mesure
dumping chinois, il faut minimiser les approvisionnements reste trop souvent univoque ou plutôt il est ressenti et
en matières premières et renforcer les liens multi-formes et utiliser comme tel par les médias et au-delà par la sphère
multi-acteurs dans une sphère de proximité. Cela part économique qui aime pratiquer la simplification des
évidemment de bons sentiments intellectuels : ceux du normes. Ainsi, la protection de l’environnement passe trop
réemploi et du recyclage du « rien ne se perd, tout se souvent par l’idée de quelques critères savamment mis en
transforme », mais on reste toujours évasif sur les intrants et scène : l’empreinte écologique, le taux de CO² dans l’air,
les extrants du système fermé. Au-delà, seuls les déchets etc. C’est ainsi le cas de la problématique de la production
semblent toxiques, comme si c’était la perte de fonction des d’électricité entre le lobby nucléaire se rangeant derrière sa
produits qui entrainait leur toxicité et non les composants prétendue non pollution du fait de sa non-émission de CO²
mêmes de ce avec quoi les produits sont faits. En gros, on et les défenseurs anti-nucléaire visant une autre échelle de
764 mesure, celle de la radioactivité potentielle des sites
Cela permet d’ailleurs de mettre beaucoup de distance par
rapport aux insistances du politique et de l’économique sur le fait
766
de créer des liens plus étroits entre le monde de l’entreprise et le André-Lamat V., Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op. cit.
767
monde de l’éducation. En effet, ce dernier est déjà par son André-Lamat V., Couderchet L. & Hoyaux A.-F., 2009, « Petits
utilisation référentielle sous le joug intellectuel de ce monde arrangements avec le développement durable. Entre production
économique. scientifique et instrumentalisation scientifique », Education
765
http://www.ecoparc.com/ecologie-industrielle/enjeux-ecologie- Relative à l’environnement, vol. 8, 163-183 ; André-Lamat V.,
industrielle.php Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op.cit.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

d’extractions du minerai, de productions d’électricité au médiatiques de la sphère écologique (« Pierre Rhabi »,


niveau des centrales et de pollutions des déchets. « Daniel Konbendite », « Eva Jolie », « José Bovet »,
C’est aussi le cas lorsque l’on traite d’un des chevaux de « Nicolas Hulo », « Algord », « Natalie Koscusko
bataille des promoteurs de l’écologie politique, celui de la Maurizet »).
ville dense. Un article récent de Cyril Dion768, chantre Plus généralement, il y a une grande difficulté des étudiants
médiatique de cette cause, en dessine notamment les à s’emparer globalement d’un objet et notamment de la
contours769. L’ensemble des explications se réfèrent à des terre ou « simplement » de la nature dans son acception la
mesures d’empreinte écologique, d’empreinte carbone, plus large. L’extériorité de l’homme à la nature reste
d’émission de CO², de performances énergétiques, profondément ancrée, en dépit de revendication d’être
d’énergies renouvelables, de déplacements doux, etc. donc, « écologiste », de l’affirmation que l’homme est élément de
de référents supposés apporter à la société globale, une nature ou plus couramment « fait partie de la nature »,
meilleure qualité de vie durable. Mais à aucun moment, il expression qui mériterait que l’on s’y attarde. Car avec
n’y a de lectures sur le bien-être des populations. Ce bien- « fait partie » reste associée l’idée sous-jacente « pas tout à
être réfère non pas à une interprétation standardisée mais fait comme les autres ». Il y a donc une difficulté à faire
bien à une compréhension individuelle du rapport à émerger et comprendre que dans la construction même de
l’espace. Et là, on peut se demander à la lecture d’enquêtes tout individu, de tout humain sur la terre, il y a comme
réalisées par des étudiants auprès d’habitants de fondation une conception de la nature.
l’agglomération bordelaise si le désir de ville dense est Au-delà, chez l’étudiant, la simplification et le
vraiment partagé par cette population. Dès lors, quel enjeu catastrophisme « non éclairé », pour prendre à contrepied
pédagogique pour l’enseignant et pour l’étudiant entre le titre de l’ouvrage de J.-P. Dupuy 770, ont produit un doute
conformation d’un regard (celui des promoteurs de ce systématique, peu constructif, de la démarche scientifique
discours prônant la densification auprès des habitants) et et de l’incertitude inhérente à la complexité (ou à
appréhension d’un discours que l’éthique et la politique l’hypercomplexité). Comme le rappelle J.-P. Deléage :
nous demande d’écouter si ce n’est de comprendre (celui « Jamais les médias n’ont été saturés comme ils le sont
des habitants refusant ce fait). De même, il est assez aujourd’hui par des articles et des émissions mettant en
savoureux d’imaginer un monde urbain sans travail garde le grand public contre les périls écologiques qui
productif car celui-ci disparaît systématiquement des nous cernent de toute part. Jamais il n’a été montré avec
préoccupations démonstratives. Certes, l’analyse objective une telle ostentation les funestes conséquences du
de l’emploi en France et en Europe se dessine autour des changement climatique et de l’effondrement de la
services qui peuvent se régler dans une sphère de proximité biodiversité, l’un comme l’autre d’origine anthropique.
mobilitaire voire par le télétravail. Mais l’acheminement de Jamais n’ont été surexposés comme aujourd’hui les effets
travailleurs auprès d’entreprises de moins en moins situés délétères de l’agriculture productiviste ou de l’extension
au sein même des villes ne fait que renforcer l’idée de notre sans fin de mégapoles de démesure, de la surconsommation
incapacité à internaliser ce qui en soi paraît polluer, faire du matérielle dans le monde riche, alors qu’au Sud persistent
bruit, etc. Plus globalement, il y a une difficulté pour les les pénuries en tout genre qui, telle la faim, fonctionnent
tenants auto-affirmés de l’écologie de se départir de cette comme des ‘armes de destruction massive’, selon
conception miraculeuse de certaines techniques par rapport l’expression forte de Jean Ziegler. Et pourtant rien ne
à d’autres (par exemple, le passage aux lampes basses bouge et le monde persiste dans la course à l’abîme avec
consommations, aux panneaux photovoltaïques) sans voir une politique dérisoire de petits gestes »771. De ce fait, il y a
les effets réels sur la Terre et les êtres qui l’habitent à plus une sorte de dépression psychologique chez nos étudiants
ou moins long terme. car il n’arrive pas à savoir où est leur place dans cette
société. En fin de compte, que faire ? Que dire ? Dans
Ne pas surestimer le public étudiant. l’immensité du travail à accomplir pour faire bouger les
Le plus souvent, les spécialistes de l’écologie partent du lignes. Comment faire faire quelque chose quand on a du
postulat que ce qui est énoncé se fait simplement à travers mal à réaliser soi-même ce qu’il faut faire. Car les étudiants
des exemples simples. C’est le cas par l’évocation de lieu sont comme Janus, d’un côté ils sont utilitaristes et ne sont
où se déroule un problème quelconque. Encore faut-il que pas défenseurs d’une posture intellectuelle, de l’autre ils
les étudiants soient à même de concevoir l’endroit exact où vivent de projets d’amélioration du monde par procuration
se déroule cette action. C’est malheureusement très imaginative, en héros.
rarement le cas. L’ensemble des propos tenus dans nos Il est ainsi tout à fait surprenant de noter que pour plus du
enquêtes montrent aussi un certain flou, assez tiers de nos étudiants (77 sur 231) que nous avons interrogé
contemporain, dans les savoirs disciplinaires et les limites en début d’année sur le thème de l’écologie, « Into the
de ce qui relève de la littérature traitant de la nature wild » de Sean Penn (2007), est le film évoquant le mieux
(« Chasse et Pêche » ; « Magazine géo » ; « National la nature772. Leur imaginaire semble tendu par l’idée de ce
Geographic », « Magazines de surf », « Terre Sauvage »,
770
« Guides de voyage comme Lonely Planet » « Le livre de la Dupuy Jean-Pierre, 2004, Pour un catastrophisme éclairé.
Jungle », « Tom Sawyer », « Pocahontas »), mais aussi Quand l’impossible est certain, Paris, Editions du Seuil,
dans les noms de personnages supposés connus car coll. Points Essais.
771
Deléage Jean-Paul, « la politique des petits gestes », Ecologie
et politique, n°44, 6-7.
768 772
Dion C., 2013, « Est-il plus écolo de vivre en ville ou à la Suive des films documentaires tels que « Home » de Yann
campagne », Kaizen, novembre-décembre, 12-14. Arthus-Bertrand (2009), « La marche de l’empereur » de Luc
769
Cyril Dion est directeur depuis 2007, de l'ONG Colibris- Jaquet (2004), « Oceans » (2009-2010) et « Les oiseaux
Mouvement pour la Terre et L'Humanisme (Coopérer pour migrateurs » (2001) de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud ou
changer) fondé par Pierre Rabhi en 2006. En 2010, il a co-produit encore, « Une vérité qui dérange » de Davis Guggenheim (2006)
avec Colibris le film de Coline Serreau "Solutions locales pour un sous l’égide médiatique d’Al Gore. Ces films semblent à l’inverse
désordre global". de « Into the Wild » exprimer une sorte de regard contemplatif de

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

héros solitaire qui part vivre seul au monde au sein d’une ainsi d’éviter l’imposture de vérités scientifiques
nature sauvage, au péril de sa vie. Mais que faire justement indiscutables qui dicteraient de fait les actions à réaliser et
quand il y a du monde, trop de mondes au sein d’une ville, dénieraient à cet être, de devoir faire des choix collectifs et
même prétendument naturelle. La question se pose alors de responsables pour le bien commun de l’humanité.
savoir si le développement durable n’a pas sacrifié le social
et n’a pas ainsi réaffirmé l’opposition entre homme (homo
economicus) et nature. Il a entériné par son succès la
coupure du lien social, enterrant du même coup le « bien
commun ». L’urgence économique de la crise supposée de
ces deux dernières années impose alors une hiérarchie forte,
bien ordonnée, assimilant le social à la prééminence de
l’économique. Car même si l’on veut bien reconnaître qu’il
y ait interdépendance des crises, une priorisation est
clairement établie : c’est la crise économique qui est
fondamentale, car en traitant l’économique, en fait surtout
sa mesure, on traite soi-disant le social. Quant à la crise
écologique, elle est reléguée.

Assumer l’interobjectivation pour éveiller une


conscience partagée
Globalement, l’objectif de notre propos est de montrer les
inadéquations de certains de nos savoirs avec la propre
construction idéologique de chaque étudiant dans sa
construction d’être humain et d’apprenti géographe ou
aménageur. Ce qui est en soi positif dans une posture
constructiviste peut alors devenir une limitation quand on
veut apporter une forme d’objectivation de la réalité. Mais
cette objectivation devient une force quand elle est conçue
comme un jeu d’interobjectivité, c’est-à-dire comme une
prise de recul critique de toute objectivité, forcément située,
datée et socialisée, donc humaine. L’interobjectivation
permettant une mise en lumière des multiples façons
objectives, à travers une méthodologie appropriée, de
travailler le même objet, la même réalité. La critique que
nous tentons de leur apprendre devient alors une aporie de
ce que nous affirmons comme étant une et unique vérité.
C’est alors dans l’acte d’interprétation et de compréhension
des choix idéologiques et politiques, sous-jacents à chaque
objectivité, même construite par les scientifiques, que nous
pouvons les aider à éclairer leur choix d’habitants et de
futurs professionnels investis dans la société. Car il faut
admettre que nous sommes entrés dans l’ère du « conflit
des interprétations ». Il n’y a plus de grands récits qui
structurent l’interprétation d’un monde univoque. Il y a un
ensemble de micro-récits qui se condensent et se dissolvent
au fil des lieux, du temps, et des collectifs. L’écologie
politique étant elle-même génératrice de ce type de posture
intellectuelle derrière les idées aussi diverses que celles de
décolonisation, de liberté ou de participation des habitants
dans le champ sociétal. Cette participation ne se faisant pas
sous le joug autoritaire de la représentation ! Cette
participation faisant alors la promotion de points de vue
partiels et partiaux. L’idée est alors moins d’interpréter ou
d’expliquer les tenants et aboutissants d’une implication
générique que de comprendre les façons de faire et de
penser spécifiques des acteurs habitants, et notamment les
étudiants.
Car c’est en éclairant leur propos avec eux, que l’on peut
alors leur permettre de mieux assumer leur propre
conception politique de l’environnement et les mener peut-
être vers l’accomplissement d’une vraie écologie politique
qui réfléchisse au-delà de la simple protection de
l’environnement à l’intériorisation de notre relation en tant
qu’être avec le monde et la Terre. Cette démarche tente

la nature sauvage à protéger ou à conserver.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Tassin E. - Propositions philosophiques pour une arguer qu’on ne saurait préserver la nature sans limiter les
compréhension cosmopolitique de l’écologie prérogatives humaines, qu’on ne saurait promouvoir
l’humain sans détruire la biodiversité des vivants, qu’on ne
Etienne Tassin
saurait protéger la vie sans encadrer de manière coercitive
Professeur de philosophie politique, CSPRP (EA2376),
les comportements humains, etc. Or tout cela est vrai. Il
Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité.
faut donc assumer pragmatiquement ces contradictions au
lieu de prétendre dogmatiquement les surmonter.
L’orientation cosmopolitique de l’écologie
Si la question a été dans les années 1970 de savoir sous
Quelle est donc la référence cruciale d’une pensée
quelles conditions l’écologie pouvait être, ou devenir,
écologique si ce n’est ni la nature ni la vie ni l’humanité ?
politique, il semble qu’elle est aujourd’hui celle de
La réponse ne peut qu’être : c’est le monde. Quelle que soit
comprendre en quel sens l’écologie est cosmopolitique.
la valeur qu’on leur accorde, ni la nature ni la vie ni
L’orientation cosmopolitique de l’écologie est la réponse
l’humain ne sont à la hauteur du problème posé si c’est le
appropriée à la globalisation économique de la planète en
monde qui est en jeu et si celui-ci doit être saisi, ainsi qu’il
ce qu’elle conjoint une compréhension politique du monde
doit l’être, comme un problème politique et pas simplement
(mondialisation politique) à une prise au sérieux du
comme un problème esthétique, éthique ou scientifique.
problème de son habitation plurielle et conflictuelle
L’écologie et ses multiples enjeux ne peuvent être
(écologie politique).
philosophiquement compris que du point de vue du monde ;
mais du monde lui-même philosophiquement compris
Cosmopolitique, en quel sens ? Il ne suffit pas d’indiquer
comme enjeu politique. J’appelle une telle philosophie
que tout problème écologique local est potentiellement un
politique du monde commun une philosophie
problème global parce que les situations écologiques sont
cosmopolitique en ceci qu’elle ne dissocie pas les questions
par définition transfrontalières ; il faut encore saisir, d’une
politiques de leurs conséquences écologiques ni le souci du
part, sous quels angles une disposition écologique fait du
monde commun de ses enjeux à la fois écologiques et
monde un problème, et selon quelles approches
politiques. L’alternative est ici claire : ou l’écologie est une
philosophiques, d’autre part, le monde peut être dit l’objet,
politique du monde (et non de l’environnement, de la vie ou
la raison et l’horizon de toute politique. Les propositions
de l’homme) ; ou elle est vouée à rester une simple
que je fais concernent donc la philosophie politique requise
distraction ornementale pour les politiques qu’on dit
par l’écologie ; et l’écologie requise par la politique dès lors
« sérieuses » (et qui se soucient du monde comme d’une
que celle-ci se place dans l’horizon d’un monde commun et
guigne) ou condamnée à n’être rien d’autre qu’une éthique
non des seuls intérêts nationaux, économiques ou géo-
environnementale pour philosophe bien pensant. C’est-à-
politiques. « Cosmopolitique » ne désigne pas la recherche
dire : rien.
d’un ordre international adossé à un droit cosmopolitique et
soutenu par des institutions internationales sur le modèle de
Quelle est alors l’originalité d’une philosophie de l’écologie
l’ONU et de ses agences, le terme signifie ici une
conçue d’un point de vue cosmopolitique ? En se détachant
compréhension de la politique qui rapporte en chaque litige
de la sacralité de la nature, elle ne se réduit pas à une
les conflictualités économiques, sociales, culturelles et
éthique environnementaliste ; en se détachant de la sacralité
étatiques au souci d’un monde commun.
du vivant, elle échappe au biocentrisme des discours
vitalistes ; en se détachant de la sacralité de l’humain, elle
De quelle philosophie s’agit-il donc ? Cette philosophie ne
ne reconduit pas un humanisme anthropocentriste qui s’est
saurait être, simplement, ni une philosophie de la nature, ni
dans l’histoire toujours confondu avec le colonialisme
une philosophie de la vie, ni une philosophie de l’humain.
européen. L’orientation cosmopolitique situe l’enjeu
Précisons ce point tout de suite. Les justifications
politique de l’écologie par-delà les oppositions convenues
écologiques mobilisent ordinairement soit une philosophie
et stériles entre environnementalisme et deep ecology,
de la nature, soit une philosophie de la vie, soit une
biocentrisme et anthropocentrisme, naturalisme et
philosophie de l’humain : naturalisme, vitalisme et
humanisme, etc. Elle substitue à la focalisation courte sur la
humanisme sont les supports convenus de l’écologisme,
nature et sa préservation, sur la vie et sa protection, sur
qu’ils soient sollicités indépendamment (la nature seule, la
l’humain et sa promotion une vue d’ensemble des
vie seule, l’humanité seule), de manières subordonnée ou
problèmes qui se posent à nous dès lors que nous lions le
contradictoire (la nature donc la vie donc l’homme ; ou la
souci de l’environnement naturel et vital, d’une part, au
nature plutôt que l’homme, la vie plutôt que l’homme ; ou
souci des cultures au sein desquelles nature et vie prennent
l’inverse : l’homme avant la nature ou le vivant en
sens et, d’autre part, au souci d’un agir concerté qui vise,
général, voire contre eux, etc…), ou éventuellement selon
entre classes sociales, entre puissances économiques, entre
une harmonie souhaitée (l’homme, un vivant parmi d’autres
communautés culturelles et entre Etats politiques, tous
dans une nature réconciliée avec l’industrie humaine), etc…
divisés par de multiples conflits, l’instauration sans cesse
Or, on peut aisément reconnaître que ce sont là trois pièges
désavouée mais indispensable d’un monde commun.
idéologiques dans lesquels l’écologie a sombré depuis un
demi-siècle en sacralisant alternativement ou conjointement
J’avance l’idée qu’une écologie cosmopolitique articule
la nature, la vie, l’être humain. En découlent en effet trois
trois soucis pour le monde — un souci environnemental (ou
mots d’ordre réducteurs qui, pris en eux-mêmes, se révèlent
vital), un souci patrimonial (ou écouménal) et un souci
théoriquement inconsistants et politiquement insignifiants :
plural (ou métanational) — à trois exigences mondaines :
« préserver la nature », « protéger la vie », « promouvoir
une exigence écologique qui concerne les vies, une
l’humain ». On ne voit pas pourquoi on devrait ériger la
exigence œcuménique qui concerne les œuvres et une
nature, la vie ou l’humain en valeurs suprêmes au détriment
exigence cosmopolitique qui concerne les actions.
des autres. En réalité, chacun met ce qu’il veut sous ces
termes, d’où d’incessantes querelles assez vaines : on peut

180
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Les trois types d’activités humaines d’autres visages que celui que configure la seule fabrication
Pour dégager et justifier ces trois soucis et ces trois matérielle et symbolique des choses proprement humaines
exigences, nous disposons d’un excellent fil directeur avec par laquelle nous l’édifions. Il se déploie également sur les
le tableau de la vita activa proposée par Arendt dès 1958. trois plans : économique (travail), socio-culturel (œuvre) et
Celui-ci articule les trois activités auxquelles les êtres politique (action). Certes, le monde humain est d’abord et
humains se livrent — travailler (produire des biens avant tout le monde des cultures, liées aux peuples en leurs
consommables), œuvrer (fabriquer des objets d’usage ou divisions communautaires ou nationales. Mais il est aussi
des œuvres d’art), agir (instaurer des liens humains par des monde de la nature, ou monde de la vie ; et monde
entreprises communes) — aux trois conditions auxquelles politique, théâtre des disputes interétatiques, des
l’humanité est soumise — la vie (le fait d’être vivant), affrontements militaires et des conflits inter et intra
l’appartenance au monde (le fait d’être mondain), la communautaires. Il est incohérent d’envisager les rapports
pluralité (le fait d’être plusieurs) 773. des sociétés à la nature et à la vie indépendamment de leurs
formulations dans des cultures particulières qui composent
On peut non seulement comprendre chaque activité leurs mondes vécus et indépendamment des enjeux
humaine à partir de sa condition propre, mais repérer politiques qui les opposent les unes aux autres.
également le plan particulier de la société sollicité par le
déploiement de cette activité : le plan économique de la Deux propositions
production et de la consommation ; le plan social et culturel Nous devons donc tenir ensemble deux propositions
de l’édification des mondes humains ; le plan politique des divergentes issues de l’analytique de la vita activa
actions collectives commandées par le principe d’égalité et arendtienne dont la conjonction définit assez bien les
de liberté. Enfin, cette distribution, elle-même dynamique, enjeux d’une politique du monde en général.
se traduit en termes historiques, par où se définissent les
enjeux cosmopolitiques de l’écologie aujourd’hui. 1) La première proposition fait de l’appartenance-au-monde
- La sphère initialement privée de la domesticité la condition spécifique de l’œuvre, tandis que l’activité
économique consacrée aux activités laborieuses visant la économique est, elle, conditionnée par le fait que nous
reproduction du vivant a peu à peu envahi la société tout sommes des êtres vivants, soit donc le métabolisme
entière au point de se donner à l’époque moderne, sous la homme/nature, et que l’activité politique l’est, quant à elle,
forme du marché des capitaux et des biens, comme l’unique par le fait de la pluralité. Seule l’activité fabricatrice,
dimension organisatrice du vivre-ensemble. artefactuelle et technoscientifique est conditionnée par le
- La sphère sociale et culturelle dévolue aux activités fait que nous sommes des êtres du monde, sous la forme
fabricatrices de l’œuvre — objets d’usage et œuvres d’une culture des mondes humains. Selon cette première
d’art — par lesquelles s’édifie un monde humain s’est peu à proposition, le monde est donc ce que nous fabriquons,
peu trouvée soumise à la logique du marché qui commande œuvre des arts et des techniques, production artificielle de
aujourd’hui l’ensemble de la vie économique et sociale. l’environnement humain détaché de la nature.
- La sphère publico-politique où se joue et se rejoue L’artificialisation de la nature et de la vie tiennent à notre
constamment l’action concertée des citoyens pris dans les condition d’êtres mondains.
luttes d’émancipation et les conflits d’intérêts ou de valeurs
par lesquels s’affirment les visées normatives offertes à la 2) La seconde proposition invite, elle, à prendre en compte
collectivité, cette sphère s’est trouvée elle-même absorbée la manière dont cet être-au-monde qui conditionne la
par les impératifs économiques au point de se réduire à la fabrication se diffracte sur les autres plans de l’existence en
gestion des ressources et à l’administration des populations sorte que ceux-ci rencontrent le monde comme un problème
sous l’autorité, une fois de plus, du marché. pour eux. Que devient cette appartenance au monde quand
la préoccupation économique pour la reproduction du
L’analytique de la vita activa nous permet donc à la fois de vivant en vient à s’imposer à toutes les activités
décrire au mieux les tensions qui caractérisent notre monde humaines ou quand les citoyens, les peuples ou les Etats
dit globalisé et de dégager a contrario les lignes de ce que entrent en conflits les uns avec les autres ? Qu’advient-il du
serait une authentique « politique du monde » capable de monde quand la condition vitale surdétermine les autres
relever les défis posés sur les trois registres des activités (l’appartenance au monde et la pluralité) au point de
humaines : les attendus relevant du travail et liés à la soumettre les activités culturelles et politiques à la seule
reproduction du vivant, ceux relevant de l’œuvre et liés à logique de la reproduction du vivant ? Une autre manière de
l’édification d’un monde, et ceux relevant de l’action, liés le dire consiste à se demander comment les humains
aux engagements civiques conflictuels qui divisent les détruisent le monde quand les activités sociales, les
communautés humaines. Elle nous permet de formuler le productions culturelles, les combats politiques et les
sens et les enjeux politiques d’une mondialisation politique engagements civiques se trouvent entièrement circonvenus
élevée contre les effets délétères de la globalisation par les lois du marché, soumis aux dictats de l’économie
économique. planétarisée sur le mode néo-libéral qui fait aujourd’hui
office de norme « mondiale ».
Car notre rapport au monde ne s’épuise évidemment pas
dans la seule sphère des activités fabricatrices et techniques, Ainsi s’approche-t-on de notre thème, celui d’une écologie
culturelles et sociales, qui ont pour condition notre cosmopolitique. On peut dire, pour faire au plus court, que
« appartenance-au-monde ». Le monde s’offre à nous sous la première proposition attire notre attention sur le fait qu’il
existe, structurellement, un « acosmisme » de la vie.
773
Hannah Arendt, The Human Condition (1958) in L’humaine Qu’est-ce à dire ? Que la vie s’affirme contre le monde.
condition, tr. G. Fradier, Paris, Gallimard, 2010. Voir Etienne Livré à lui-même, ce qu’Arendt a nommé « le processus
Tassin, Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action
politique, Paris Payot, 1999, p. 285.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

dévorant de la vie » en vient à détruire le monde 774. dénoncés comme des entraves à la gouvernance mondiale
L’acosmisme de la vie désigne cette logique du vivant qui chargée d’administrer le rendement systémique du vivant,
gouverne l’économie planétarisée et finit par dévorer le c’est-à-dire du Capital. La globalisation est la soumission
monde lui-même. Loin qu’il y ait encore congruence entre des sphères de la culture et de la politique à la seule logique
la vie et la nature, comme une vision écosystémique du du marché. A l’inverse, la mondialisation ne saurait qu’être
monde de la vie le défend, la logique vitale qui commande l’affirmation reconduite de la prévalence des conditions
la reproduction des humains depuis la révolution mondaine et plurielle sur la condition vitale, soit des
industrielle a enclenché un processus contradictoire activités culturelles et politiques sur les processus de
irréversible : il faut aux humains détruire la nature pour se productivité croissante propre à la logique économique du
reproduire et s’accroître ; et cette destruction de la nature vivant.
est aussitôt destruction de ce qui de la vie faisait « un
monde » qu’on pouvait encore appeler un monde de la vie. Les trois manières de se soucier du monde
S’emparant de l’artificialisation constitutive d’un monde C’est ici qu’il nous faut entendre la leçon de la deuxième
humain, la vie instrumentalisée des êtres humains ne se proposition évoquée tout à l’heure, celle qui indiquait que
reconduit qu’en dévorant ce qui la nourrit : la nature, bien notre rapport au monde ne saurait se réduire à la seule
sûr, mais aussi le monde en ses déclinaisons culturelles et condition de l’appartenance au monde (sur un plan culturel
politiques. et social) mais se diffracte aussi sur les mondes de la vie
naturelle (sur un plan économique) et les mondes des
Cette contradiction de la vie et du monde — entre condition actions collectives (sur un plan politique). Arendt rappelait
économique (vie) et condition culturelle (appartenance au qu’« au centre de la politique, on trouve toujours le souci
monde) —, mais aussi de la vie et de la pluralité — entre pour le monde et non pour l’homme... 775 » Sous quelle
plans économique et politique —, est une manière, et forme ce souci du monde, qu’elle prend soin de différencier
certainement pas la moins juste, de décrire ce qu’on appelle d’une préoccupation pour l’homme et qu’elle présente
la globalisation économique, qui est tout sauf une comme le souci politique central, peut-il trouver à
mondialisation. Loin de participer à l’édification d’un s’assumer au regard des trois plans d’existence déployés sur
monde commun, la globalisation est même, si l’on me les trois registres d’activité ? Force est de reconnaître en
pardonne ce jeu de mots, littéralement im-monde. effet que ce souci pour le monde n’est effectif qu’à se
Pourquoi ? On dit communément que la globalisation décliner à son tour sur les trois versants sous lesquels le
soumet la totalité de la planète à l’unité d’un même mode monde se présente à nous. Triple souci pour le monde qui
d’allocation de capitaux, de production de biens, de appelle avec lui ce que j’appellerai, faute de mieux, une
distribution de marchandises, de consommation des triple injonction mondaine.
produits, et donc d’un même type de comportements
humains. C’est bien sûr vrai. Mais ce qui la définit en - Sur le plan économique conditionné par la vie, au regard
propre, c’est en réalité la totale soumission des activités donc du travail voué à « reproduire une vie toujours
culturelles (œuvre) et des engagements civiques (action) perpétuellement mourante », selon la formule de Marx, le
aux impératifs hégémoniques de la concurrence et de la monde se présente comme monde de la vie. Milieu de vie,
productivité que commande la logique économique de la biotope planétaire, le monde est saisi sur ce plan comme
reproduction du vivant (travail). La globalisation n’est donc écosystème du vivant. De ce point de vue, le souci pour le
pas tant l’extension planétaire, horizontale, d’un même monde est un souci environnemental. Et à ce souci
schéma de comportement humain que la subordination correspond une injonction écologique au sens le plus
logique, verticale, des conditions de pluralité et ordinaire d’une préoccupation pour la préservation de la
d’appartenance au monde à la condition de la vie, soit des nature et la protection des vivants dont l’existence est
plans politiques et culturels au plan économique. Soit, la menacée par l’exploitation économique dérégulée de la
prise de possession économique de la totalité des sphères planète.
d’activités humaines. Ce plan économique, gouverné par la
logique néolibérale d’une biopolitique planétarisée, - Sur le plan culturel et social conditionné par
transforme le monde en marchandise — c’est-à-dire l’appartenance-au-monde, au regard donc des fabrications
l’appartenance au monde en bien de consommation —, et destinées à édifier un monde commun d’artifices, le monde
travestit la pluralité politique en concurrence économique se présente comme monde des cultures, au pluriel (cultures
— c’est-à-dire transforme le ressort des luttes politiques en artistiques, techniques ou scientifiques ; mais aussi cultures
guerres de positions. Non seulement la nature n’est plus anthropologiques). Produit de l’esprit humain en ses
qu’un gisement de ressources exploitables pour la diverses expressions symboliques, institutions normatives
reproduction des vivants — et dont l’exploitation détruit différenciées des univers de vie collective, musées des
cependant les écosystèmes —, mais les univers imaginaires traditions donc mais aussi laboratoires d’artificialisations
et symboliques de valeurs comme les œuvres matérielles des environnements, le monde vécu de toutes ces cultures
qui les incarnent et composent les cultures du monde est saisi sur ce plan comme écoumène et patrimoine
deviennent eux-mêmes des produits marchands soumis aux commun de l’humanité. De ce point de vue, le souci pour le
impératifs de rentabilité. Quant aux combats politiques pour monde est un souci patrimonial ou, dans le vocabulaire
l’égalité et la liberté, qui seuls donnent sens aux d’Augustin Berque, un souci écouménal. A ce souci
engagements civiques des peuples d’acteurs, ils sont, eux, correspond une injonction œcuménique au sens d’une
proposition de cohabitation du monde par des peuples, des
774
De même que le détruisent aussi sûrement soit l’anarchie de la cultures, des communautés, des confessions, des régimes
pluralité laissée à elle-même lorsque celle-ci n’est pas
politiquement organisée, soit, à l’inverse, l’élimination de la
775
pluralité sous l’effet de la domination totale, en sorte qu’il y a H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, tr. S. Courtine-Denamy,
aussi un acosmisme politique. Paris, Seuil, 1995, p. 44.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

technoscientifiques et civiques différents voire préservation des richesses naturelles et à la biodiversité


incompatibles. depuis le rapport du Club de Rome, ou les requêtes des
nombreuses agences internationales soucieuses de
- Sur le plan politique, enfin, conditionné par la pluralité — l’environnement et portées par l’injonction écologique qui
des êtres, des communautés, des peuples, des Etats —, au croise évidemment le défi de l’alimentation de la planète
regard donc des actions civiques appelées à promouvoir (FAO, PNUD, etc…) ; que l’on considère les efforts de
« l’égaliberté 776 » des humains, des peuples et des Etats, le l’UNESCO et des innombrables ONG soucieuses du
monde se présente comme monde de la pluralité, lequel est patrimoine mondial, portées, elles, par l’injonction
indissociablement monde de la liberté et monde de l’égalité. œcuménique d’un dialogue interculturel ; ou enfin, que l’on
Liens humains intangibles, réseaux déployés sous condition s’attache aux initiatives de l’ONU, des différentes
d’espaces publico-politiques d’apparitions — nationaux et institutions internationales et autres G8 ou G20
métanationaux —, ce monde de la pluralité des mondes est relativement au souci d’une communauté mondiale et à
saisi sur ce plan comme scènes et horizons communs d’une l’injonction cosmopolitique — dans tous les cas, on doit
pluralité d’acteurs et d’arènes dont l’existence politique est reconnaître qu’il n’existe à ce jour aucune instance ni
par définition transnationale. De ce point de vue, le souci aucune force susceptible de satisfaire au niveau mondial les
pour le monde est un souci plural et métanational, si l’on trois injonctions motivées par le souci pour le monde. Ces
entend bien ici l’attention portée aux multiples arènes de combats sont à mener localement et translocalement par les
confrontations politiques qui tissent une toile de scènes citoyens quand bien même les institutions étatiques tardent
d’action contrétatiques où résonnent en écho les combats à les traduire dans un agenda international. Car l’on doit
pour la liberté et l’égalité et les initiatives citoyennes dont aussi reconnaître qu’il n’existe guère non plus de politiques
la diversité compose le monde civique. A ce souci plural étatiques qui aient pris la mesure du problème et aient
correspond donc une injonction cosmopolitique, au sens reconnu que la préservation de l’environnement n’avait de
strict d’un commandement visant à transposer les conflits sens que couplée à la défense de la diversité culturelle des
destructeurs du monde en conflictualités significatives d’un modes de vie dans le monde, tandis que celle-ci appelait
projet commun. une cosmopolitique qui ne saurait pas plus s’épuiser dans le
souverainisme national que dans la gestion ex-post des
A la triple représentation du monde, comme écosystème du conflits mondiaux.
vivant (milieux de vie des systèmes naturels et artificiels de
reproduction de l’animal laborans), comme patrimoine
culturel des peuples (symbolisations matérielles et
immatérielles des formes d’appartenance au monde que
sont les cultures de l’homo faber), comme réseau
transnational et scènes publico-politiques ou arènes
mondiales d’agir concerté (communautés métanationales
des acteurs politiques, figure renouvelée du zôon politikon),
correspond donc un triple souci : environnemental,
patrimonial (ou écouménal) et plural. Et corrélativement,
une triple injonction : écologique, œcuménique et
cosmopolitique. Ces trois soucis et ces trois injonctions sont
liés. Ensemble ils dessinent les attendus et les enjeux d’une
politique du monde. Le souci environnemental pour les
mondes de la nature et de la vie est inséparable d’un souci
patrimonial pour les mondes des cultures ; et tous deux sont
à leur tour indissociables d’un souci plural pour les mondes
politiquement organisés des actions collectives.

S’élabore ainsi une compréhension exigeante du fait qu’au


« centre de la politique on trouve toujours le souci pour le
monde et non pour l’homme ». Car ce n’est pas de l’homme
ou de la vie ou de la nature qu’il est d’abord question en
politique mais avant tout du monde, monde vécu et monde
commun parce que objet de conflits avec d’autres, monde
divisé en mondes pluriels donc, sans lequel cette vie ne
s’élèverait jamais à la dignité d’une existence et sans lequel
aucune action avec ou contre d’autres ne rencontrerait à la
fois sa demeure et son horizon de sens. L’écologie est
cosmopolitique quand elle est ordonnée à ce triple souci et
non à un seul d’entre eux.

Or force est de convenir que sur ces trois plans, il n’existe à


ce jour aucune politique mondiale qui soit à la hauteur des
enjeux que dessinent ces trois dimensions du souci pour le
monde. Que l’on considère les « sommets » consacrés à la
776
Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, Paris, La
découverte, 2010.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Lamarche & al. - Les services écosytémiques face à Pour l’économiste, le succès des SE peut s’interpréter
l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et comme la conséquence de rapports sociaux propres à la
interscalaires domination d’une pensée scientifique mainstream dans un
monde scientifique structuré par des règles et des acteurs
Thomas Lamarche1 Nathalie Blanc2 Sandrine Glatron3, globalisés. Pour le géographe, cette dynamique traduit
Anne Sourdril4 également une représentation des dynamiques
1
Économiste, Université Paris Diderot, LADYSS environnementales portées par les enjeux globaux aux
2
Géographe, CNRS, LADYSS dépens des enjeux locaux, dans le sillage d’un
3
Géographe, CNRS, LIVE universalisme de la modernité qui privilégié la montée en
4
Éthnologue, CNRS, LADYSS puissance d’une vision globale. Pour l’ethnologue, la notion
contact : thomas.lamarche@univ-paris-diderot.fr est particulièrement dérangeante car elle tend à écraser les
cosmologies locales sous un cadre par essence dualisant et
La notion de services écosystémiques (SE) s’est hissée en ne permettant ainsi pas de décrire et penser les modes de
haut de l’agenda scientifique et politique et se veut un relation au monde propres aux terrains qu’il étudie. Pour
nouvel outil de gouvernance embrassant le vivant et l’écologue, enfin, la notion lorsqu’attachée à des typologies
l’ensemble des rapports que les humains entretiennent avec rigides conduit à linéariser et discrétiser des processus
lui. Il convient donc de soumettre cette notion à l’analyse écologiques circulaires et continus ; et le renvoie in fine à la
de l’écologie politique, prise tout à la fois comme analyse question des opérations de traduction qu’il effectue et qu’il
de la composition progressive du monde commun et subit.
attitude critique vis-à-vis des coups de force qui tentent de La montée en puissance de la critique des SE s’est réalisée
court-circuiter ce travail et imposer un certain état des à partir du dispositif interdisciplinaire CCTV1 et 2. Le
choses au reste du monde. programme de recherche CCTV2 a pour objet l’étude des
Alors que les SE s’imposent aux agendas dans le débat relations entre la végétalisation des villes et l'adaptation au
scientifique et dans des instruments globaux, nous changement climatique. Il s'appuie sur les recherches
souhaitons mettre en question leur usage, en partant du menées au sein du programme CCTV1, et sur les échanges
local, échelle à laquelle la notion n’est pas utilisée de façon disciplinaires suscités alors. Il s’agit ainsi de lier le climat,
univoque, de façon à montret qu’ils ne semblent pas l’urbain et la nature afin de participer à une requalification
produire ce qu’ils entendent produire. On s’intéresse ainsi à des espaces verts, auxquels sont assignés de nouveaux
la façon dont les SE sont non pas dominants ou rôles, notamment d’assurer différents services 780. Ce
omniprésents, mais intégrés à des modalités complexes de programme allie trois approches de la relation végétation /
gouvernance locale. En cela notre point de vue n’ignore ni climat en ville dans les travaux scientifiques : Comme
ne sous-estime la force des normes de gestion qui réalité scientifique (Ilot de chaleurs urbains et végétation ;
s’imposent par le haut et sont un fer de lance d’une Effet sur le ruissellement des eaux ; Incidence sur la
dynamique néo-libérale qui passe par les instruments, 777 pollution) ; Comme processus social (Greening of cities ;
mais entend soumettre cette dynamique à une certaine nouvelles relations à la nature ; inégalités
réserve en partant d’analyses locales en partant des environnementales) ; et en termes de politique
relations entre végétation et climat. d’aménagement (Histoire et contextes des TV ; Définitions
de fonctions ; Approches normatives).
1. La méthode : un dispositif de recherche Le programme CCTV2 fait travailler ensemble des
interdisciplinaire partant des trames vertes chercheurs en sciences de l'atmosphère, des écosystèmes et
La critique développée ici est interdisciplinaire, elle est des sociétés pour comprendre les modalités des liens entre
issue d’un travail collectif sur les trames vertes778 qui a végétation et climat, cela au travers d’études bi-
croisé les approches disciplinaires SHS (géographie, disciplinaires : le croisement des sciences de l’atmosphère
ethnologie, économie) et sciences exactes (biologie, et des sciences sociales a pour objectif de montrer le rôle
climatologie). Ce programme permet la discussion entre des concret des plantes et/ou le rôle que les acteurs imputent
approches disciplinaires et favorise la mise en perspective aux plantes concernant le climat et la pollution en milieu
de la notion de services écosystémiques, il nous permet de urbain. Le croisement de l'écologie des sols et des sciences
discuter de représentations sociales qui sont repérables à sociales a pour objet de mettre au jour les mécanismes liés
l’échelle locale, et de mieux comprendre de quelle façon au fonctionnement et aux représentations des sols urbains.
elle agit. Un des aspects auquel l’étude aboutit est en L'association écologie et climatologie vise à approfondir le
l’occurrence que la notion de SE est portée par le haut, rôle joué par le fonctionnement du sol dans les processus
correspondant à un dispositif normatif, mais qu’elle n’agit d'atténuation et d'adaptation climatique et dans l'épuration
pas comme attendu ou redouté779. des pollutions.
Sur la base de nos résultats et d'une étude complémentaire
de la construction sociale et politique des vertus du végétal
777
Voir Lascoumes, P. et Le Galès, P. (Ed.), (2004), Gouverner en ville en matière de la pollution ou de rafraichissement,
par les instruments, Les presses de Sciences-po, Paris ; et dans nous avons confronté les résultats scientifiques aux
une perspective plus critique Dardot, P. et Laval, C., (2009), La décisions politiques. Des rencontres avec les collectivités
nouvelle raison du monde. Essai sur la société néo-libérale, La
territoriales ont permis de mieux connaître la rationalité
découverte, Paris.
778
Cf le programme Changement Climatique et Trames Vertes-2 scientifique mobilisée par les décideurs et, indirectement,
(GIS Climat) qui a pour objet l'étude des relations entre la leurs besoins de recherches spécifiques supplémentaires.
végétalisation des villes et l'adaptation au changement climatique.
779 780
Voir ce qui est considéré comme un alignement sur les critères Vanderlinden JP, et al. (2012), « Structuration novatrice de la
de la finance, Tordjman, H, (2011), « La crise contemporaine, une recherche interdisciplinaire sur les changements climatiques, une
crise de la modernité technique », Revue de la régulation, 10, 2e expérience francilienne », VertigO Hors-série 12, mai,
semestre. http://vertigo.revues.org/11882

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Les collectivités retenues sont celles de nos terrains de mainstream783) dans un monde structuré par des règles et
recherche : la ville de Paris, la région Ile-de-France et des acteurs globalisés.
plusieurs villes en Ile-de-France, ainsi que la communauté La notion est décrite comme opérant à une échelle globale,
urbaine de Strasbourg. dans des dispositifs institutionnels globaux. De ce point de
Ces recherches nous ont menés du fait de l’association en vue critique, ils agissent en tant que nouvelle convention
termes de fonctionnements et de bénéfices relatifs entre permettant une mesure monétaire de ce qu’on peut
différents éléments de l’environnement (air, végétation, identifier comme services produit par l’environnement. Ils
société, etc.) à nous interroger sur le caractère opératoire de semblent alors s’imposer, notamment dans la communauté
la notion de SE et de la capacité de cette expression scientifique784, puis dans des dispositifs et instrument (PSE,
terminologique pour rendre compte de nos résultats. Même mais aussi par le biais de la LOLF 785). En cela, les SE sont
si la notion de SE n’est pas centrale au départ dans progressivement perçus dans la décennie passée comme
l’interrogation de nos terrains, le programme rend compte produisant des effets structurants sur le comportement des
alors du peu d’importance accordée aux dispositifs formels acteurs, à même de fonder une nouvelle rationalité
de SE dans les problématiques de la gouvernance procédurale.
territoriale et dans les pratiques des jeux d’acteurs localisés, Ce faisant une double opération de naturalisation opère. La
notamment à propos des politiques locales de climat, mais notion fait comme si les relations à la nature des sociétés
aussi à propos de la biodiversité. Il permet de voir aussi à humaines pouvaient être agrégées, comme si elles
quel point l’expression de services écosytémiques rend peu pouvaient se réduire à une mesure commune et universelle :
compte de l’importance des situations vécues (pratiques de • Naturalisation de la nature.
vie) pour la qualification des relations de fonctionnement • Naturalisation de l’économie, en l’occurrence de
entre ces différents éléments de l’environnement. En ce qui dispositifs de marché considérés a priori comme
concerne les acteurs, notamment les agents des collectivités efficients.
territoriales, l’agencement entre végétation, air et climat Ce double mouvement formalise une vision univoque et
rend compte de la segmentation des politiques publiques en utilitariste des liens à la nature. Ce que certains désignent
la matière. Ainsi ce n’est pas une logique d’instrument en termes de commodification de la nature 786. L’opérateur
univoque qui guide l’action mais des modalités variées de de « mesure » qui repose sur la monnaie est d’une grande
compromis qui se trament localement et qui empruntent à puissance pour aligner les modes de gestion. L’opération de
différents processus normatifs et à différents registres de monétisation en s’adossant sur un dénominateur commun,
valeur. la monnaie, semble écraser toute délibération entre
Dès lors, il a semblé important d’évaluer en quoi cette systèmes de valeur. La démarche de commensurabilisation
critique de la portée opératoire des SE rencontre une pour du non commensurable787 impose un registre nouveau.
critique plus globale portée à cette expression Et cela à partir d’un niveau global.
terminologique.
Prendre des précautions quant à la performativité des
2. Services écosystémiques : une performativité faible à services écosystémiques à l’échelle locale (de la résistance
l’échelle locale ? structurale des communautés à l’échelle locale)
Une cohérence générale émerge des critiques adressées aux Les entretiens avec les acteurs locaux tendent à montrer
SE qui s’imposent via des mécanismes globaux. Si notre qu’ils ne sont pas massivement ni radicalement affectés par
démarche ne sous-estime pas la force des normes de gestion les normes globales et que la production scientifique tend à
qui s’imposent par les instruments781 notre objet est de projeter ses effets de réalités aux dépens de la grande
pointer des cas où ils sont peu opérants, ce qui nous permet variété des compromis locaux, des modes de gouvernance
de souligner la distance entre cette menace normative et les locale, des instruments (de gestion, de coopération) locaux.
conditions locales d’utilisation. Dans ce sens les instruments d’évaluation économique s’ils
induisent potentiellement une logique de marchandisation
Les services écosystémiques des dispositifs normatifs
globaux 783
Cette démarche s’inscrit la perspective de Lordon sur la
L’histoire de la notion est suffisamment renseignée pour production d’un régime de politique économique qui enracine son
qu’on ne la rediscute ici782. Elle est décrite, de la même discours dans un ensemble de références académiques produisant
façon que nombre d’instruments du Nouveau Management une légitimation scientifique indiscutable, et qui ensuite prend la
liberté nécessaire avec ces références de façon à asseoir sa
Public, comme opérant par coups de force ; coups de force
légitimation politique en agrégeant des auteurs très différents,
qui illustrent une segmentation du travail scientifique entre dans des arènes légitimes. Lordon F., (2000), "La force des idées
des acteurs localisés et des acteurs globalisés, et montre la simples. Misère épistémique des comportements économiques",
puissance de certains dispositifs scientifiques et de leur Politix 13, 183-209.
relai institutionnel. Le coup de force illustre conjointement 784
Douai A., Vivien F.-D. (2009) « Economie écologique et
les rapports sociaux propres à la domination d’une pensée économie hétérodoxe : pour une socio-économie politique de
économiciste des rapports sociaux (ce que dans le champ l’environnement et du développement durable », Economie
économique on retrouve dans la domination de la pensée appliquée, t. 63, n°3, pp. 123-158.
785
« une politique publique est pleinement justifiée si le bien
qu’elle préserve a une valeur économique égale ou supérieure aux
coûts de la politique publique elle-même.» in DUJIN A et al.
(2008), « La valeur économique et sociale des espaces naturels
protégés, Cahier de recherche n°247
786
TORDJMAN Hélène, BOISVERT Valérie, « L’idéologie
marchande au service de la biodiversité », Mouvements, n°70,
781
Voir notamment sur la dynamique critique « Quelle(s) février 2012
787
valeur(s) pour la biodiversité ?, EcoRev, n°38, décembre 2011. Harribey J.-M. (2013) La richesse, la valeur et l’inestimable,
782
Voir par ex les travaux de l’ANR SERENA. Paris, Les Liens qui Libèrent.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

n’ont pas un effet structurant unilatéral immédiat et évident. Le Toolkit étant conçu pour être utilisé à un niveau local, il
L’objet de la démarche vise non à nier la structuration par a été intéressant de se pencher sur les conditions de son
les instruments, mais à prendre des distances à propos de utilisation et de son appropriation.
ses effets de réalité. Une première utilisation a consisté en l’évaluation
Une démarche d’écologie politique aura intérêt à saisir les économique d’un Parc afin de développer des arguments
interactions entre les normes formelles, mondialisées et un afin de justifier les coûts de gestion et de démontrer la
ensemble d’autres normes, notamment locales, qui sont multifonctionnalité économique des espaces verts. Les
contradictoires avec le processus de marchandisation. C’est résultats chiffrés ont été présentés aux élus. Cependant,
donc le rapport à la nature qui est l’enjeu de la discussion et cette présentation semble avoir eu peu de retentissements et
n’est pas radicalement transformé par les ES même si en effet aucune suite n’a été donnée à des résultats qui
l’émergence d’une rationalité procédurale est à questionner. restent jusqu’à aujourd’hui non exploités.
Une des raisons avancées à l’absence de suite donnée à
L’analyse de la situation par observation participante dans cette évaluation est l’absence de culture de l’évaluation des
la Communauté d’Agglomération du Val Maubuée, en élus (argument courant, mais circulaire). Ce dont on peut
région parisienne, ouvre sur des perspectives contrastées tirer deux conclusions différentes : il faut les éduquer ou
entre intérêt des responsables de services, usages ponctuels bien il subsiste des systèmes de valeurs distincts, qui sont
et pragmatiques mais aussi distance dubitative de la part conciliés de fait.
d’agents. Les entretiens avec les agents du service Parcs et Forêts
Un intérêt des responsables (direction générale, montrent que, sur la question des valeurs rapportées aux
responsables de service) pour la valorisation économique espaces verts, c’est la valeur patrimoniale (loisirs, détente,
du végétal : pour justifier un budget de fonctionnement ou échange social, cadre de vie) qui revient en premier et c’est
d’investissement, une embauche, s’opposer à un projet à ces usages que leur travail répond (aménagement
d’urbanisation etc. Si cet intérêt, et les pratiques utilitaristes esthétique et fonctionnel pour la promenade, les aires de
qui en découlent, il y a cependant une incertitude sur la jeu) tout en prenant de plus en plus en compte les critères
forme que prend la valorisation économique, et la démarche écologiques. Le fait de donner une valeur économique aux
n’apparaît pas comme normée et imposées par le haut, mais espaces verts n’est pas exclu mais des réticences sont plus
plutôt pragmatique. présentes lorsqu’il s’agit de monétisation: donner un prix à
L’utilisation croissante de la part des techniciens de la nature semble étrange, voire inacceptable. Il y a là une
méthodes d’ingénierie écologique qui permettent de faire approche non économique de services culturels qui
des économies budgétaires en se basant sur les services constitue d’ailleurs une piste pour la poursuite de ce
rendus par les écosystèmes (par exemple, la filtration de programme.
l’eau par les plantes) se fait tout en intégrant des Les porteurs du projet montrent de façon très directe leur
considérations écologiques. Cependant, l’idée de donner intention de créer un langage commun, et « d’éduquer » les
une valeur économique, voire monétaire à la nature suscite décideurs. Cela corrobore en acte, ce qu’évoquent certains
plutôt de l’étonnement, voire une certaine hostilité, même si auteurs, considérant que l’insuffisante utilisation des outils
cette hostilité est souvent suivie d’un sentiment de d’évaluation économique est due au fait que les décideurs
résignation (du type « le monde est régi par l’économie, il sont insuffisamment formés au langage et aux axiomatiques
faut bien en passer par là. »788). de l’analyse économique.
Le service Parcs et Jardins a engagé un travail sur la valeur
économique des espaces verts. Cette réflexion est En interrogeant professionnels et habitants à propos du lien
approfondie par l’intérêt marqué par le responsable du entre végétation et climat, il ressort une combinaison de
service pour un outil d’évaluation économique des espaces savoir savant et de savoirs profanes. Les dimensions
verts, The Green Infrastructure Valuation Toolkit, élaboré scientifiques (écologiques, climatiques ou économiques)
en Grande-Bretagne en 2007789. Selon les termes d’une n’ont pas de prise immédiate sur les acteurs. Prendre la
économiste porteuse du projet « l’objet de cet outil c’est question par le bas, par les usages (y compris des usages de
vraiment de créer un dialogue et de créer un vocabulaire professionnels dans les parcs et jardins, les jardineries)
commun pour définir des projets et s’accorder sur la valeur permet de saisir la construction des savoirs, et la distance à
d’un projet. C’est un vocabulaire commun pour le décrire ». l’égard des normes globales de pensée. Ce qui est en jeu est
Directement inspiré des SE, le Toolkit s’en démarque, car la représentation sociale des vertus de la nature, et cela
ces concepts sont « trop académiques », « trop compliqués relève de connaissances et de croyances imbriquées qui
à communiquer ». La motivation est comme on l’a souvent résitent à l’ordre économique de la mesure.
observé, de nature pragmatique : « ce qu’on voulait c’était
pouvoir vendre des projets qui étaient aujourd’hui en cours 3. Les services écosystémiques ne forment pas un « one
d’élaboration » size fits all »
Cet outil d’évaluation économique propose une série de Les travaux menés sur le lien végétal climat à l’échelle
d’indicateurs qui permettent de chiffrer la valeur monétaire locale aboutissent à des propositions interdisciplinaires
d’un espace vert et de déterminer sa plus-value dans le visant à comprendre la façon de décrire les interagentivités
cadre d’un projet d’aménagement. Il est donc conçu pour hybrides en cours à toutes les échelles et entre échelles, et
monétiser des données facilement quantifiables. comment de tels comptes-rendus peuvent servir au
programme de construction d'une gouvernance écologique.
Au final la réflexion à partir de la nature en ville et de son
788
Propos d’un agent des parcs et jardins. lien au climat s’intègre dans une réflexion d’écologie
789
Cf. Fleurus L. (2013), « Services écosystémiques et politique pour penser le rapport à la nature en ce qu’il est
développement local. De la pertinence de la valorisation marqué par des dynamiques de
économique du végétal pour en améliorer la gestion » Mémoire quantification/mesure/monétisation… qui entrent en tension
Master 2 IADL, Université paris Diderot.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

avec les différentes autres modalités existantes de plantations… Ainsi une des pistes se trouve dans
commoning (ie. dans notre cas de départ la contribution au la définition du processus de production locale de
bien commun naturel via la gestion des Trames vertes/du la nature.
végétal en ville).
De facto ce que nous voyons à l’œuvre peut être résumé Une autre piste s’intéresse à la tension entre les
comme le fait que les rationalités économiques ne sont pas évaluations et représentations subjectives que développent
structurantes de façon univoque à cette échelle, elles sont une variété d’acteurs et la logique de mesure par un
toujours recombinées. Il nous semble que cela contribue à instrument universel et généralisé. Les pratiques reposent
une meilleure compréhension de la « vie sociale des sur un système de connaissance de la nature qui est plus
évaluations économiques des SE »790, c'est-à-dire à sortir compliqué, plus varié que sa traduction dans un registre
d’une vision surdéterminée du rôle des normes et universel (celui de la monnaie). L’usage des évaluations
instruments économiques dans les pratiques écologique économiques assure un certain nombre de fonctions dans la
locales. gestion de la nature en ville. Dans ce sens, elles sont
Le principal résultat, certes pas généralisable, est que les opératoires, et mobilisables. Elles ne formatent et ne
usages de la notion de SE sont relatifs et ne participent pas réduisent pas nécessairement le champ varié des
à un changement radical ou rapide des représentations. On référentiels.
assiste bien à l’introduction de référentiels basés sur les Poursuivre cela, correspond à une mise en discussion de
services écosystémiques, et à une volonté de promouvoir de deux pensées, et deux grands auteurs fortement mobilisés
tels instruments. Ils sont postulés, produits dans le cadre sur le sujet : la technique de gouvernementalité à la
d’une dynamique administrée, pourtant leur usage est Foucault associé au contrôle structurant des populations
modéré, et les pratiques professionnelles des agents s’oppose à la vision à la Ostrom sur l’absence de système
attestent de continuités, et d’une pluralité des de gouvernance de type « one size fits all »791. Ostrom met
représentations. en effet en garde contre la réduction artificielle de la
La dynamique de la représentation monétisée portée par diversité qui résulte de l’imposition par le haut d’un modèle
l’administration n’a donc pas le caractère performatif qui prétendument optimal qui évacuerait les spécificités et
lui est attribué à une échelle globale. Certes, passant par la aspirations locales. Elle développe ainsi une critique des
hiérarchie, elle peut être considérée comme dominante programmes de développement inspiré par une «
formellement, mais elle est loin d’être univoque. monoculture institutionnelle » et par des critères de
conditionnalité et de performance étrangers aux populations
Les conclusions et pistes de recherches nous orientent vers locales. Dans la pratique la normalisation par le haut
les notions de bricolage ou d’arrangement institutionnel n’opère pas de façon univoque : la population résiste, non
afin de caractériser des compromis en matière de en termes d’inertie, ni même au sens de résistance
gouvernance qui ne relèvent pas seulement de l’explicite. objectivée (de conflit) mais en termes structuraux ; la
Plusieurs acceptions des perspectives à propos de la notion population, et notamment la population
de bricolage ou d’arrangement peuvent être articulées : professionnellement impliquée est structurée par d’autres
• D'une part, en partant de la confrontation de motifs d’action.
principes (ie des jugements / des systèmes de
valeur…) qui opèrent dans la gouvernance de la Dans les dynamiques saisies à l’échelle locale, des
nature, et compte tenu du fait que les SE n’opèrent dispositifs variés opèrent, notamment des dispositifs
pas de façon évidente, il est utile de mieux normatifs nationaux ou globaux tels les ES. Mais ceux-ci
comprendre les arrangements qui se nouent dans la sont recomposés, absorbés, digérés par des pratiques qui
pratique entre systèmes de valeur ; notamment relèvent d’un spectre large de valeurs.
entre les valeurs portées par les représentations
économiques (notamment SE) et d’autres valeurs
culturelles ou d’éthique professionnelle.
• D’autre part, la notion d’arrangement ou de
bricolage peut nous être utile pour caractériser le
compromis entre les échelles ou les lieux de
production de normes en matière de gestion du
végétal en ville. Si les services techniques
(administrés) ont un rôle majeur ou moteur, il
existe une pluralité d’échelons et de processus
normatifs. La gouvernance d’ensemble résulte
d’arbitrage entre ces normes. Une des pistes de
réflexion se trouve dans les compromis qui
s’opèrent à l’échelle locale. Celle-ci devant être
plus finement définie, elle procède toutefois du
niveau où le travail de production de la nature
anthropisée opère : gestion des jardins,

790
Cf. le besoin souligné de renseigner les réalités sociales des
usages des SE : Rankovic et Billé (2013), « Les utilisations de
l’évaluation économique des services écosystémiques : un état des
791
lieux », Études et documents – Actes du séminaire « Basurto X., Ostrom E. (2011), « Crafting Analytical Tools to
Monétarisation des biens, services et impacts environnementaux », Study Institutional Change », Journal of Institutional Economics,
Commissariat général au développement. vol. 7, n° 3, 2011, pp. 317-343.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Renault M. - Dire ce qui compte : une conception voit. Tout cela n’affecte aucunement l’objet lui-même,
pragmatique de la formation des valeurs792 c’est seulement pour l’œil et pour le sujet dont l’appareil
optique est mis à contribution que cela fait une
MICHEL RENAULT différence. L’objet réel est, quant à lui, inébranlable
CREM UMR CNRS 6211, Université de Rennes 1 dans sa réserve hautaine, c’est un roi qui s’offre à la
Courriel : michel.renault@univ-rennes1.fr contemplation de l’esprit connaissant. De là découle
inévitablement la théorie du sujet connaissant
Malgré son influence considérable sur la philosophie et les spectateur »796
sciences sociales, le pragmatisme demeure encore
relativement peu connu en France bien qu’un regain L’observateur n’est alors qu’un réceptacle passif, un miroir,
d’intérêt se manifeste depuis une dizaine d’années. Ce reflétant la réalité qui se présente à lui. De plus, ces
courant de pensée, né aux Etats Unis autour des années philosophies sont à la recherche de « l’immuable, de
1860-1865, avec les travaux de W.James et C.S.Peirce puis l’ultime - ce qui est - indépendamment du temps et de
ceux de J.Dewey et G.H.Mead, a eu pour ambition de l’espace » [Dewey, 2003, p.21]797. Elles considèrent
« reconstruire la philosophie » en s’opposant notamment également que je sujet connaissant préexiste à l’acte de
aux philosophies mécanistes et dualistes, au cartésianisme connaissance. Le pragmatisme apparaît comme la
principalement, séparant le corps de l’esprit. Dans les conséquence de cette critique des philosophies antérieures
années les travaux des auteurs pragmatistes ont été conçues pour appréhender un monde fixe et immuable et
progressivement rendus accessibles aux lecteurs français. séparant le sujet connaissant et l’objet à connaître. Un
Cette comunication aura pour objet essentiel de présenter indice de ce changement de perspective se trouve dans la
quelques éléments de la théorie de la formation des valeurs différence systématique faite par Dewey entre les verbes et
de John Dewey, notamment telle qu’elle apparaît dans « La les noms. Par exemple « vérité » renvoie à un univers
formation des valeurs »793. « fixiste » et apparaît indépendamment de toute démarche,
Un point de départ de l’analyse réside dans l’opposition alors que « vérifier » renvoie au processus qui conduit à
entre une conception « émotiviste » des valeurs et une l’établissement de ce qui est considéré comme une vérité
conception « rationaliste » ou normative. Selon Dewey, [Dewey 2003, p.138]. Dans la « formation des valeurs »,
cette opposition renvoie à d’autres oppositions : entre c’est « valuer », le processus de valuation, qui est le point
« idéalisme et réalisme » pour la théorie de la connaissance central, non la valeur. Cela apparaît également comme une
et entre « subjectif et objectif » pour la métaphysique. Le conséquence du développement de la démarche
problème est alors celui du lien entre des émotions amenant expérimentale dans les sciences au XIXème siècle, approche
à « priser », « désirer » ou « tenir pour cher » et des valeurs dont J.Dewey sera un fervent défenseur. La « vérité »
pouvant servir à orienter le jugement de façon « objective », apparaît ainsi non comme un absolu immuable et fixe, mais
ou plus exactement « objectivée ». Cette opposition plutôt comme une « assertion garantie », c'est-à-dire ce que
évoquée par Dewey ne peut être totalement saisie (et c’est nous sommes « justifiés à croire » [Rorty, 1990, p.19] à la
aussi le cas pour l’ensemble de la « théorie de la suite d’un processus d’ « enquête » et de justification qui
valuation »), que si l’on procède à quelques rappels sur le implique forcément une délibération. La « vérité » n’est
pragmatisme794. jamais indépendante ni du processus d’enquête ni du
processus de justification mis en œuvre pour l’établir, elle
Reconstruire la philosophie est sujette à révision constante.
Le pragmatisme apparaît à la fin du XIXème siècle comme Ces éléments constitueront le cœur de l’approche
une « conséquence du darwinisme ». Cela ne signifie pas « transactionnelle » développée par J.Dewey et A.Bentley
que le pragmatisme serait fondé sur un réseau d’analogie dans « Knowing and the known » [1949]798. Sur le plan
avec la biologie, mais qu’il cherche à tirer les conséquences existentiel, cette approche refuse de considérer que
épistémologiques et méthodologiques de la révolution l’organisme vit dans un environnement. Organisme et
darwinienne. Avant tout, le pragmatisme apparaît comme environnement font partie d’un tout existentiel et se
une théorie renouvelée de la connaissance. Il refuse codéterminent, ils ne peuvent être séparé. Du point de vue
notamment la conception classique de la connaissance de la théorie de l’action, cela signifie que les moyens et les
comme « reflétant » une réalité fixe indépendante du sujet fins ne peuvent être séparés et qu’ils se codéterminent dans
connaissant. Cela matérialise en effet une conception le cadre d’un processus de révision permanent. Dewey
« spectatrice » de la connaissance [Rorty 1990]795 décrite préfère ainsi parler de « fins en vue » (ends in view) plutôt
par Dewey dans « La quête de la certitude » [1929 cité par que de « fins » pour décrire les processus de résolution de
Rorty 1990, 52] : problème. Tout processus de résolution de problème
implique une reconstruction de l’agent (self) et de la
« Le modèle de la connaissance est une certaine théorie situation qui transite par l’enquête.
de l’acte de vision. L’objet réfléchit la lumière et on le
L’enquête
792
Ce texte est une version amendée d’une note de lecture: « Dire Le pragmatisme envisage les choses selon un principe de
ce à quoi nous tenons et en prendre soin. John Dewey, La continuité qui revêt deux aspects : cela signifie qu’il n’y a
formation des valeurs, Paris, La Découverte, coll. « Les
796
empêcheurs de penser en rond », 2011, 238 p. », Revue Française Le texte en anglais peut être lu en ligne sur archives.org
de Socio-Économie, 2012/1 n° 9, p. 247-253 797
Dewey J. (2003), Reconstruction en philosophie (1920),
793
J.Dewey (2011), La formation des valeurs, Paris, La Publications de l'Université de Pau, Farrago/Editions Léo Scheer,
Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond ». Pau
794
On pourra également consulter le numéro spécial de la revue 798
Dewey J. & Bentley A.F. (1973), Knowing and the known
Tracés consacré aux « pragmatismes » : Tracés. Revue de (1949), in Rollo Handy et E.C.Harwood (Eds.) «Useful procedures
Sciences humaines, 15, 2008. of inquiry» Behavioral Research Council, Great Barrington
795
Rorty R. (1990), L’homme spéculaire, Paris, Le Seuil. (Mass).

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

pas de séparation entre les actions liées à l’enquête et les « Les choses ne lui arrivent pas dans un état de nudité
actions biologiques ou physiques, et que les opérations originelle, mais habillées de langage et cette enveloppe
logiques ou intellectuelles émergent à partir des activités communicationnelle fait de lui le membre d'une
organiques bien qu’elles n’y soient pas identiques et communauté de croyances » [Dewey 2003, p.96].
réductibles [Dewey, 1993, p.76 ; Morris Eames, 2003, L’individu n’enquête donc jamais d’un point de vue
p.12]799. C’est en ce sens une approche « naturaliste » qui strictement individuel, notamment parce que l’activité
souligne que le contexte premier de l’enquête est la réflexive transite par le langage. En effet : le langage force
« matrice biologique ». Dans la théorie de la valuation le « […] l'individu à adopter le point de vue des autres
principe de continuité permet de comprendre comment le individus, à voir et à enquêter d'un point de vue qui n'est
comportement de valuation résulte d’autres formes de pas strictement personnel mais leur est commun à titre d'
comportements tels que l’impulsion vitale sans y être "associés" ou de "participants" dans une entreprise
réductible. commune» [1993, p.106]. En ce sens tout comportement est
Tous les comportements se situent dans un contexte « moral » dans la mesure où le comportement réflexif et la
existentiel. Ce contexte est qualifié de « situation » : « Ce formation du jugement implique la prise en considération
que désigne le mot « situation » n’est pas un objet ou un des autres. J.Dewey a été influencé par les travaux de son
événement isolé ni un ensemble isolé d’objets ou ami G.H.Mead, et notamment par la place qu’il accorde au
d’événements. Car nous n’expériençons jamais ni ne fait de « se placer dans la perspective des autres » dans la
formons jamais de jugement à propos d’objets et constitution du « soi » et de la socialité. On peut parler de
d’événements isolés, mais seulement en connexion avec un processus d’inter-objectivation [Zask 2004]801 dans la
tout contextuel. Ce dernier est ce qu’on appelle une mesure où l’enquête sociale amène à définir, par le dialogue
« situation » » [Dewey 1993, p.128]. Tout objet ou et la communication, des « objets » communs.
événement fait partie d’un « monde environnant
expériencé », d’une « situation ». Un objet ou un Le processus de valuation
événement n’apparaissent comme saillants que face à un J.Dewey parle de « valuation », il faut donc éclairer cette
problème d’ « utilisation et de jouissance » [ibid]. Ainsi terminologie. La différence entre « valuation » et
« (…) la valuation est (…) rattachée à des situations « évaluation » renvoie à une distinction entre l’immédiateté
existentielles et diffère en fonction des contextes » [Dewey et la médiation. Pour faire simple, la valuation renvoie
2011, p.93]. initialement à « j’aime ce tableau » alors que l’évaluation
Le point de départ de toute enquête est une « situation renvoie à « ce tableau est beau ». Ce sont deux phases de
problématique » [Dewey 1993, p.170] et ainsi « (…) il l’expérience qui font partie d’un même processus. La phase
appartient à la nature même de la situation indéterminée qui évaluative implique une médiation puisqu’elle se réfère à
provoque l’enquête d’être en question (…) ». De plus pour une activité réflexive reliée à une « situation »
une situation problématique ne l’est pas au seul sens problématique dans laquelle sont impliqués d’autres
« subjectif » et la résolution du doute, de la discordance, de protagonistes. Le jugement de valeur va donc au delà du
la confusion, de l’obscurité…ne peut pas être que biologique ou de l’organique pour entrer dans le social et le
« mentale » mais doit impliquer « (…) des opérations qui culturel dans la mesure où l’affirmation « ce tableau est
modifient réellement les conditions existantes » [ibid. beau » implique de « convoquer » dans la situation d’autres
p.171]. Il s’agit en particulier de « problématiser » c'est-à- protagonistes et d’examiner, de leur point de vue, le
dire « découvrir ce que sont le ou les problèmes qu’une tableau. Cela implique donc forcément une référence à une
situation problématique pose à l’enquête » [ibid. p.173]. La « matrice culturelle », à un « autrui généralisé » aurait dit
définition de la situation problématique conditionne les G.H.Mead [1934]802, et l’individu peut alors se placer dans
actions entreprises pour résoudre le problème, pour porter la perspective de cet autrui pour examiner d’un point de
un jugement. vue critique l’objet « prisé ». Toute évaluation implique le
L’enquête n’est pas le fait d’un acteur isolé : toute enquête collectif et l’intersubjectif.
est par nature « sociale ». Elle prend place dans le cadre Comme le dit Dewey [2011, p.74] avec « priser », qui est
d’une matrice culturelle qui représente « les traditions, les de l’ordre de l’immédiat « on met l’accent sur quelque
occupations, les techniques, les intérêts et les institutions chose en référence à une personne définie » et cela renvoie
établies du groupe » [1993, p.180]. Dans la « théorie de la à une qualité émotionnelle, en revanche la valuation comme
valuation », Dewey fait du développement d’une théorie « évaluation a (…) essentiellement trait à une propriété
des relations humaines une condition du développement relationnelle des objets (…) ». Dans l’évaluation l’objet de
d’une théorie de la valuation qui appartiendrait au champ la valuation est mis en relation avec la situation et les
d’une anthropologie culturelle [2011, p.164-165]800.Le protagonistes qu’elle mobilise. Nous sommes alors dans un
langage apparaît comme le vecteur de transmission des cadre transactionnel803. On saisit donc le parallèle existant
significations et fait du groupe social un point de départ entre la valuation et l’appréhension générale de la
incontournable. L’individu est le produit d’un processus connaissance et de l’enquête que j’ai développé plus haut
d’individuation qui l’institue en tant que membre d’une « (…) une valuation n’a lieu que quand quelque chose fait
communauté. Dewey souligne ainsi, parlant de l'enfant, que 801
Zask, J. (2004), « L’enquête sociale comme inter
objectivation » in B.Karsenti et L.Quéré (Eds.) « La croyance et
799
Dewey J. (1993), Logique. Théorie de l’enquête (1938), Paris, l’enquête. Aux sources du pragmatisme », Raisons Pratiques,
PUF. Morris Eames S., (2003), Experience and value- Essays on n°15, EHESS, p.141-163.
802
John Dewey and Pragmatic Naturalism, Edited by Elizabeth R. Mead G.H. (1934), Mind, self, & society from the standpoint of
Eames and Richard W. Field, Southern Illinois University Press, a social behaviourist, (C.W. Morris, Ed.), University of Chicago
Carbondale and Edwardsville. Press, Chicago. Traduction française : L’esprit, le soi, la société,
800
Dewey [2011, p.165] apparaît ainsi très critique vis à vis des PUF, Paris, 1963.
803
approches négligeant le rôle de la culture et des institutions, On trouve un résumé de la position de Dewey dans
notamment l’économie politique. « Logique » [1993, p.245].

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

question : quand il y a des difficultés à écarter, un besoin, concurrents » [Ibid., p.115]. Le désirable est défini par la
un manque, ou une privation à combler, un conflit entre situation et par les transactions dans lesquelles les agents
tendances à résoudre en changeant les conditions existantes sont engagés : « Le contexte social et les contraintes
» [2011, p .120] . sociales font partie des conditions ayant un impact sur la
Comme pour toute forme d’enquête, le processus de réalisation des désirs. Ils doivent donc être considérés
valuation s’inscrit dans les matrices existentielles évoquées lorsqu’il s’agit d’élaborer des fins en tenant compte des
par Dewey : la matrice biologique et la matrice culturelle. moyens disponibles pour les atteindre ». La délibération
Cette posture naturaliste présente plusieurs avantages. Le consiste à « soupeser plusieurs désirs alternatifs (et donc
premier est d’éviter le problème métaphysique rencontré des valeurs visées comme fins) du point de vue des moyens
par d’autres approches qui considèrent les valeurs comme que requiert leur satisfaction » [Ibid., p.106]. Cette
des occurrences d’un monde mental ou subjectif séparé de délibération implique que les autres individus et la situation
l’expérience. Le second est d’éviter le problème soient convoqués dans le cadre d’une « répétition
épistémologique qui consiste à séparer l’objet connu de théâtrale » sur la scène mentale permettant d’anticiper les
toute idée de valeur. Le troisième tient au fait que malgré la conséquences des choix de façon raisonnable. La fixation
relation du comportement de valuation aux impulsions cela du désirable apparait comme produit de cette « discussion
n’implique pas qu’il soit réduit à l’expression d’émotions. avec la situation » impliquant de « Nous mettre à la place
Le dernier avantage tient au fait que le naturalisme évite de des autres, considérer les choses du point de vue de leurs
rendre les valeurs transcendantes et séparées de souhaits et de leurs valeurs, rabaisser et prendre le
l’expérience du fait de la connexion intrinsèque entre les contrepied de nos prétentions et revendications (…)»
valuations et les désirs, tous deux émergeant de la [Dewey 1980, p.130-ma traduction]806. Passer de
continuité naturelle du processus de vie. [Morris Eames l’immédiateté à la médiation mobilise un comportement
2003, p.64]. réflexif qui implique une reconstruction [Mead
Il y a donc une continuité entre « priser », « tenir pour 1963(1934), p.386]. Pour Dewey cela signifie que les
précieux », « chérir », qui sont de l’ordre de l’immédiat, moyens sont « par définition relationnels – ils sont
l’organique, de l’individuel, de l’émotion, et « évaluer » qui médiatisés et médiatisant, puisque ce sont des
implique le passage à la médiation et qui a trait à une intermédiaires entre une situation qui existe et une situation
« propriété relationnelle des objets » [Dewey 2011, p.74]. que l’on veut faire exister en les utilisant » [2011, p.108].
Les désirs renvoient à une situation problématique dans Le désirable nécessite donc de convoquer dans la situation
laquelle la réalisation de ce qu’on tient pour cher est les autres individus ou entités qui pourraient être affectés
suspendue, troublée, bloquée… et au comportement qui en par le choix des moyens et des fins les deux ne pouvant être
résulte. Désirer désigne « l’attitude comportementale envisagés séparément807. Objets et entités acquièrent une
émergeant lorsque quelque chose nous éloigne signification et une valeur dans ce cadre.
temporairement de l’objet que nous chérissons » [Ibid.,
p.224]. L’objectif est de restaurer l’intégration initiale Une entreprise commune : dire ce à quoi nous tenons
comme le bébé pleure pour obtenir le lait maternel. Le désir Ces éléments entretiennent une relation intime avec la
implique des fins à atteindre et la mise en œuvre de moyens conviction démocratique qui anime les écrits de Dewey. La
pour ce faire. Si l’on reprend l’exemple du bébé évoqué par supériorité de la démocratie « en actes » repose sur le fait
Dewey, ce dernier à mesure qu’il grandit devient conscient qu’elle offre - en mettant en avant le dialogue, la
de la relation entre « un certain pleur, l’activité qui lui communication, le débat - de plus grandes occasions de
répond et les conséquences de celle-ci » [Ibid., p.79]. Le « mises en perspectives » et autorise ainsi à considérer avec
geste, la posture, le cri… sont donc produit en vue de plus d’attention le fait que l’individu et le monde sont
provoquer une réponse une « activité » et en expériencer les engagés dans la situation problématique . Par le dialogue
conséquences : « La grande différence entre l’impulsion et les individus sont amenés à expérimenter des registres
le désir tient donc à la présence dans le désir d’une fin-en- d’action, des perspectives, qui leurs seraient autrement
vue, d’objets considérés comme des conséquences demeurées étrangères et qu’ils n’auraient pas pu convoquer
prévues » [Ibid., p.113]. La situation problématique dans le cours du processus de valuation. Cette mise en
implique donc une « enquête ». Le désir, tel qu’il est défini, perspective nourrit ainsi l’imaginaire en tant que projection
appelle ainsi à reconfigurer la situation et l’intérêt désigne vers des futurs potentiels. La démocratie permet d’ouvrir à
« une séquence organisée d’opérations devant reconfigurer la « créativité de l’agir » [Joas 1999]808. La démocratie est
un état de choses » [Bidet 2008, p.213]804. Prendre plaisir 806
J. Dewey (1980), Theory of the Moral Life, New York,
(enjoying) désigne alors, dans cette séquence, la phase de Irvington Publishers Inc.
satisfaction du désir, le rétablissement de la situation 807
Pour Mead [1934] la capacité de se « placer dans la perspective
troublée805. de l’autre » peut ouvrir sur un dialogue avec la nature et sur une
La reconfiguration de la situation problématique implique coopération possible. Cela renvoie à des éléments développés par
une évaluation dans la mesure où l’on peut observer des E.Hache (2011), Ce à quoi nous tenons. Pour une écologie
écarts entre les fins désirées (fins en vue) et les fins pragmatique, La découverte, Paris. Voir aussi : J.Beckert (2002):
atteintes ou les conséquences effectives [2011, p.114]. Il est Beyond the market-The social foundations of economic efficiency,
alors possible de distinguer « ce qui est désiré et ce qui est Princeton University Press. Le perspectivisme de Mead est
aujourd’hui revitalisé par les travaux de J.Martin (2005) : «
désirable » à chaque fois que l’on s’engage « dans la
Perspectival Selves in Interaction with Others: Re-reading G.H.
formation et la sélection de désirs et d’intérêts Mead’s Social Psychology », Journal for the Theory of Social
Behaviour, 35(3), p. 231-253. Voir également M.Renault (2009)
804
Bidet A. (2008), « La genèse des valeurs : une affaire « Perspectivisme, moralité et communication. Une approche
d’enquête », Tracés. Revue de Sciences humaines, 15, p.211-216 transactionnelle de la Responsabilité Sociale des Entreprises »,
805
Les définitions de ces termes sont précisées en particulier dans Revue Française de Socio-économie 2009/2 - N° 4, p.15-37.
808
l’essai « quelques questions sur la valeur » [voir Dewey, 2011, H. Joas (1999), La créativité de l’agir (1992), Paris, Cerf,
p.224] 1999.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

avant tout une méthode pour résoudre des problèmes est également un point fondamental pour « reconstruire »
concrets qui mettent en jeu ce à quoi nous tenons les situations et cela constitue aussi une rupture avec les
collectivement. Elle matérialise un appel à s’engager dans approches ne lui faisant aucune place. Peupler des mondes,
la voie de l’intelligence collective pour résoudre nos tisser des liens, réguler ce qui est « objet d’utilisation et de
problèmes. jouissance », voilà ce qui est au cœur de la « théorie de la
L’ouvrage récent d’Emilie Hache, « Ce à quoi nous tenons. valuation ». Cela invite les sciences sociales à rompre les
Propositions pour une écologie pragmatique », me semble divisions « en branches d’enseignements indépendantes et
ainsi inviter à une exploration documentée des « situations isolées » qui sont une marque de son retard pour faire face
problématiques » posées par la mise en relation de la aux enjeux considérables auxquels nous faisons face. Le
matrice biologique avec la matrice culturelle. La crise dialogue, la communication, apparaissent alors comme
environnementale que nous connaissons nous invite à essentiels.
mettre en avant « ce à quoi nous tenons », ce qui nous est
cher… et à nous engager dans une enquête sociale
permettant par le dialogue et la communication de définir
ensemble des fins désirables. Dans ce cadre, la capacité de
« se mettre à la place de » apparaît comme un facteur
important de « médiation ». Comme l’écrit E.Hache « « se
mettre à la place de » signifie expérimenter avec, comme
changer de point de vue s’entend au sens d’ajouter un/des
point(s) de vue » [Hache 2011, p.49]. Le perspectivisme,
dont la démocratie en tant que processus est une modalité,
permet de « s’engager dans une relation, de s’intéresser,
d’apprendre à connaître ceux à la place de qui on se met »
[ibid.]. Il s’agit lors de « faire de la place à un tiers, faire de
la place à d’autres points de vue » [ibid., p.48] y compris de
non humains. Les situations problématiques que nous
rencontrons dans le cours de l’action invitent à « négocier
la réalité », à définir cette situation, et à « faire des
compromis » [Hache 2011, p.56]. Il s’agit bien de donner sa
chance à la mobilisation de ce que Dewey appelait
l’intelligence collective [Hache 2011, p.194].
Ces analyses sont très critiques de la théorie économique
qui a fait de la « valeur » une question centrale mais en la
rabattant soit du côté de qualités intrinsèques des objets,
soit du côté de la pure subjectivité et de
l’incommensurabilité. Dans tous les cas la question des
valeurs est réifiée et la morale rejetée hors de la sphère de
l’économie. L’évaluation économique relèverait d’une
science qui serait capable de « dire la vérité » et d’exhiber
les « valeurs vraies », par exemple en matière
environnementale. Or, comme le souligne E.Hache « Oser
se mêler des questions d’évaluation signifie alors nous
confronter à la délicate question de l’articulation entre les
questions de quantification et les préoccupations morales ».
Cela nous invite ainsi à repenser la question de la
quantification en mettant l’accent sur les processus de
qualification, de valuation, qui lui sont préalables. Les
mesures dans une perspective pragmatique ne sont pas des
absolus, les reflets objectifs d’une réalité, mais des
instruments, des outils au service de « fins en vue » qu’il
faut mettre en question, ce qui implique de s’engager dans
une enquête en tant que citoyens d’une « entreprise
collective commune ».

Conclusion
Réfléchir sur les indicateurs offre une occasion de
s’interroger sur la question fondamentale de « ce à quoi
nous tenons », de « ce qui nous est cher », et ainsi des
moyens d’en « prendre soin ». A des finalités
transcendantes échappant au jugement, l’approche de
J.Dewey nous invite à ouvrir une discussion au sens
étymologique évoqué par Dewey : la discussion est une
secousse qui introduit un trouble et desserre l’empreinte des
vielles cosmologies adaptées pour un univers fixe et
immuable [2003, p.25]. La mise en avant de l’imagination

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Harribey J.-M. - Retour à la critique de l’économie marchandise : pour lui, la valeur-travail est intrinsèque à
politique pour examiner la question de la valeur de la l’objet, alors que la valeur-utilité chez Walras est
nature809 intrinsèque au sujet qui va acheter l’objet. Chez Marx, c’est
tout autre chose : la valeur n’est inscrite ni dans l’objet, ni
Jean-Marie Harribey dans la subjectivité de chaque individu ; elle s’inscrit dans
Université Bordeaux IV-Gretha UMR CNRS 5113 les rapports sociaux et dans les représentations collectives
harribey@u-bordeaux4.fr de ces rapports, au point que celles-ci sont partie
constituante de ces derniers. La substance dont parle Marx
Le moment nous semble particulièrement opportun n’est pas une catégorie sous-jacente de la valeur, préalable
pour remettre au centre du débat théorique la première ou quasi naturelle, propre à l’objet : elle est la traduction
question de l’économie politique – l’origine et la mesure de du caractère social de la valeur que lui donne le travail,
la richesse et de la valeur dans la société – ainsi que sa dont le cadre et sa distribution dans la division de la
critique, car le capitalisme aujourd’hui mondialisé plonge société lui sont déterminés par la structure de classes ; et
l’humanité dans une crise totalement inédite, par son c’est l’échange monétaire qui valide le travail social
ampleur, par sa durée et par sa multidimensionnalité. Les effectué. En d’autres termes, la valeur est une fraction du
contradictions sociales et écologiques ont été poussées travail social. Elle est donc une catégorie socio-
jusqu’à un point extrême par le capitalisme néolibéral. anthropologique et non pas naturelle. En montrant que la
Contradictions sociales parce que la dévalorisation de la nature est irréductible à du capital (1), qu’elle relève d’un
force de travail au regard de la productivité de celle-ci registre que nous avons appelé « inestimable » (2), nous
provoque une situation de surproduction dans la plupart des pourrons juger si la matrice conceptuelle de la critique de
secteurs industriels. Il en résulte chômage endémique, l’économie politique est capable de traiter la question de
précarité, amenuisement de la protection sociale et ladite valeur de la nature (3).
inégalités croissantes puisque, dans le même temps, les
classes possédantes s’enrichissent outrageusement, via les 1. De l’irréductibilité de la nature à du capital
exigences exorbitantes de la finance et les allègements L’instrumentalisation de la nature a atteint un point tel que,
fiscaux dont elles bénéficient. Contradictions écologiques jusqu’au sein du courant dominant néoclassique, les
aussi parce que l’accumulation infinie du capital se heurte économistes se sont mis à l’heure de la défense de
de plus en plus aux limites de la planète. De ces deux types l’environnement, considéré comme un « capital naturel ».
de contradictions, qui se renforcent l’un l’autre, naissent la Selon eux, la nature possède une « valeur économique
difficulté et, à terme, l’impossibilité de faire produire par intrinsèque », qu’ils mesurent par… la réparation des dégâts
la force de travail toujours davantage de valeur et de la qu’on lui inflige, ou bien elle « rend des services » à
réaliser sur le marché. l’homme, que le calcul économique mesurera en termes
On peut ainsi réinterpréter de façon nouvelle la monétaires.
crise financière ouverte en 2007. Elle est l’éclatement de
l’illusion entretenue par l’idéologie économique pendant les 1) Valeur économique intrinsèque de la nature ?
dernières décennies, consistant à penser que la finance Au cours du dernier quart du XXe siècle, les
pouvait se dégager de la contrainte sociale et de la économistes néoclassiques soucieux d’environnement ont
contrainte matérielle évoquées à l’instant et devenir une tenté de définir une valeur économique globale de la nature
source endogène et auto-suffisante de nouvelle richesse. Or comme la somme des valeurs d’usage, d’option (valeur
ces deux contraintes sont indépassables. C’est la raison anticipée d’un bien naturel, inutilisé aujourd’hui, lors d’une
pour laquelle on constate une grande agitation des utilisation future), de quasi-option (avantage retiré
entreprises multinationales pour essayer de privatiser à tout d’informations nouvelles lors d’une utilisation différée), de
prix les biens communs de l’humanité, les ressources legs (valeur correspondant au désir de transmission aux
comme les connaissances, tentative qui est devenu le générations futures), d’existence (en dehors de tout usage
nouvel horizon d’un capitalisme cherchant la sortie de sa présent ou futur) et écologique (valeur liée à la préservation
crise. des écosystèmes), selon le schéma suivant :
Comment s’y prendre pour effectuer ce retour
critique à l’économie politique, de façon à intégrer Valeur économique globale de la nature
ensemble la question sociale, comme on disait autrefois, et Valeur Valeur Valeur de Valeur intrinsèque
la question écologique, à partir de la théorie de la richesse d’usage d’option quasi-option
et de la valeur ? Le point de départ de cette recherche est Valeur Valeur Valeur de Valeur Valeur Valeur
l’intuition d’Aristote810 définissant ce qui sera appelé plus d’usage d’option quasi-option de legs d’existence écologique
tard la valeur d’usage et la valeur d’échange, que
retiendront, d’un côté, les économistes classiques pour Cette démarche visant à intégrer dans un concept
fonder l’économie politique et, de l’autre, Marx pour de valeur globale ces différents éléments constitue une
entreprendre la critique de celle-ci. régression théorique car elle commet plusieurs erreurs
Mais l’économie politique va se scinder sur l’idée méthodologiques : l’addition d’éléments
de Ricardo du travail incorporé qui donne la valeur à la incommensurables, la croyance en la possibilité de mesurer
l’utilité de la nature, la croyance en la possibilité de
809
mesurer la valeur du stock de la nature ou celle des flux qui
Le texte complet est sur http://events.it- en sont issus, et le pari de la substitution du capital à la
sudparis.eu/ecologiepolitique/rub1, et il s’appuie sur le chapitre 5 nature.
de J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable,
La « valorisation du vivant » est devenue le maître
Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie
capitaliste, Paris, LLL, 2013. mot qui préside à toutes les réunions organisées par les
810
Aristote, Les Politiques, Paris, GF-Flammarion, 2e éd. 1993, I, institutions internationales : la « valeur économique de la
9, 1257-a, p. 115-116. nature » et la « valeur des services rendus par la nature »

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

sont désormais des sujets d’étude primordiaux de la Banque Apparemment dotée d’une grande cohérence, la
mondiale, du PNUE, de l’OCDE, de l’Union européenne, démarche néoclassique est en réalité très idéologique.
etc., qui s’appuient sur la théorie néoclassique appliquée à D’abord, elle décrète que tout est réductible à de
l’économie de l’environnement. Mais celle-ci croit possible l’économique parce que la monnaie est capable
d’additionner des éléments dont la mesure résulte de la d’homogénéiser les biens et les bienfaits. Ensuite, elle
prise en compte des coûts de la production réalisée par assimile une mesure de la valeur d’un stock à la somme des
l’homme et des éléments qui ne sont pas produits et qui, en flux de « services rendus par les écosystèmes ». Tim
outre, relèvent du qualitatif ou de valeurs éthiques non Jackson a proposé une modélisation simple pour dépasser
évaluables. Ce parti pris conceptuel est très dangereux : si les limites de la fonction de production néoclassique de
tout peut être économiquement évalué, tout peut être Cobb-Douglas.812 Une fonction de production aux
considéré comme du capital. Alors, on redéfinira la richesse rendements d’échelle constants mais avec une élasticité de
comme la somme algébrique de ce que les économistes substitution entre les facteurs constante et inférieure à 1
néoclassiques appellent le capital économique, le capital résout-elle le problème ? Certes, avec une telle élasticité
humain, le capital social et le capital naturel. Toutes les inférieure à 1, on se rapproche d’une situation de
sortes de capitaux seraient additionnables puisqu’ils complémentarité des facteurs. Mais cela signifie que la
relèveraient d’une procédure de calcul analogue. baisse de l’intensité de la production en ressources
De plus, l’analyse néoclassique de naturelles (donc ici la substitution de facteurs techniques
l’environnement ne peut prendre en compte d’aucune aux ressources naturelles) sera moindre que la hausse du
manière le métabolisme au sein des écosystèmes naturels. prix relatif des ressources naturelles aux autres facteurs.
La façon habituelle qu’a l’économie dominante d’isoler Autrement dit, les ressources naturelles s’épuisant, on aura
chaque élément pour en évaluer le coût, puis le prix, voire beau avoir un prix de ces ressources qui augmente
l’utilité, ne peut saisir ce qui est le plus important, à savoir relativement au niveau général des prix, cela ne compensera
les interactions qui constituent la trame de la vie, et dont la pas l’insuffisante baisse de l’intensité en ressources pour
préservation conditionne sa reproduction et son équilibre. pouvoir éviter une croissance absolue de la consommation
L’absence de prix de marché pour les éléments de ces ressources.
fournis par la nature a conduit les économistes
néoclassiques à imaginer des méthodes permettant de la 2. Richesse, valeur et inestimable
pallier et une littérature très abondante existe à ce sujet dans C’est le moment de retrouver la fécondité de
un sens laudateur comme critique. Ces méthodes sont l’intuition d’Aristote établissant une séparation entre ce qui
fondées sur des équivalences de coût ou bien sur des relève de l’économie et ce qui n’en relève pas. Cette
procédures d’interrogation des comportements des intuition est présente dès l’aube de la philosophie et des
individus qui se sont toutes révélées comme des fictions. mathématiques. Une telle démarche épistémologique a des
conséquences sur le plan stratégique car elle permet
2) Valeur économique des services rendus par la nature ? d’attribuer des prix politiques à la préservation de la nature.
La difficulté théorique autour de ladite valeur
économique intrinsèque de la nature est-elle résolue par 1) De l’incommensurabilité
l’introduction d’un autre concept, celui des services rendus La valeur d’une marchandise découlant de la
par la nature ? Un rapport élaboré par le PNUE et l’UNU- production humaine et la valeur d’un élément naturel sont-
IHDP répète à l’envi que la soutenabilité forte est elles commensurables ? La valeur monétaire d’une
préférable à la soutenabilité faible, mais, lorsqu’il définit marchandise dépend des conditions socio-techniques de
les facteurs de la richesse, à savoir le capital manufacturé, production (la disponibilité de ressources, le travail,
le capital social, le capital humain et le capital naturel, il l’organisation et la division du travail, pour aller vite)
déclare : « On peut noter que dans cette formulation, le validées par le marché. Ces conditions socio-techniques
capital financier est une forme de capital social par la n’existent pas pour un élément naturel. En reprenant
capacité de mobiliser les autres formes de capital social et l’exemple des forêts, les instances internationales veulent
les trois autres sortes de capitaux. 811 » mesurer la valeur économique des services qu’elles rendent
Autrement dit, ou bien ces chercheurs considèrent en multipliant la quantité de carbone captée pendant un an
que la valeur de la nature est d’ordre économique et ils ne par le prix de la tonne de carbone échangée sur le marché
peuvent la déclarer intrinsèque, à la fois en tant que stock des permis d’émission de gaz à effet de serre. Or, ce prix
(patrimoine naturel) et en tant que flux (services rendus, est une catégorie propre à la sphère économique, plus
évalués comme la somme des variations marginales du exactement dans ce cas à la sphère financière, dont les
surplus des producteurs, du surplus des consommateurs, et caractéristiques sont la volatilité et la spéculation, catégorie
du surplus des détenteurs de ressources primaires, par qui n’existe pas dans la sphère naturelle. Il n’y a donc pas,
rapport au facteur environnemental), ou bien ces au sens d’Euclide, d’unité de mesure qui soit commune à la
chercheurs ne considèrent pas la valeur de la nature sphère économique et à la sphère naturelle. L’économie et
comme relevant de l’économique et ils la nomment la nature sont donc incommensurables. Il s’ensuit que la
intrinsèque, tout en l’ajoutant à la valeur économique. définition de la richesse fondée sur l’addition capital
Dans les deux cas, ils échouent à sortir d’une matrice manufacturé + capital social + capital humain + capital
théorique qui n’a jamais su penser correctement la valeur. naturel, telle que le disent par exemple l’UNU-IHDP et
l’UNEP, n’a strictement aucun sens.
811
P. Ekins, « Safeguarding the Future of the Wealth of Nature, En conséquence, la supercherie de la théorie
Sustainability, Substitutability, Measurement, Thresholds, and dominante de la richesse et de la valeur comporte trois
Aggregation Issues in Natural Capital Accounting for Human
812
Well-being », in UNU-IHDP, UNEP, Inclusive Wealth Report T. Jackson, Prospérité sans croissance, La transition vers une
2012, Measuring Progress Toward Sustainability, Cambridge, économie durable, 2009, Bruxelles et Namur, De Boeck et Etopia,
Cambridge University Press, 2012, p. 233, note 2. 2010.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

aspects : elle réduit l’espace de la première à celui de la écologique, sans que les uns ni les autres puissent être
seconde ; elle subordonne le hors-économique aux critères intégrés au PIB.
de l’économique ; elle ignore les conditions sociales de Si, pour engager une stratégie de soutenabilité, on
production de la richesse et de valorisation du capital, ce attribue un prix à la nature, celui-ci aura un statut de prix
qui est une manière de naturaliser les rapports humains qui, politique et non économique, fixé à hauteur de la norme
ainsi, ne sont plus sociaux. écologique que l’on choisit de respecter. La valeur du stock
L’exemple de la nature illustre les trois aspects de de ressources naturelles est inestimable en termes
la supercherie néoclassique : les valeurs d’usage procurées économiques – c’est-à-dire infinie si celles-ci conditionnent
par la nature sont ou bien réputées sans valeur parce que la survie de l’espèce humaine – et, de ce fait, elle ne peut
prétendument inépuisables, ou bien garanties sauvegardées être réduite à une catégorie économique. En revanche, la
par la seule instauration d’un prix fictif ; la procédure mesure de la valeur économique créée par l’exploitation de
d’actualisation en vigueur dans l’économie est incapable de ces ressources est réductible à du travail, mais n’a rien à
donner au temps biologique sa plénitude ; elle postule la voir avec une pseudo-valeur économique intrinsèque des
substituabilité continue entre des richesses produites par ressources. Par exemple, si l’on donne un prix à l’usage de
l’homme et celles qui ne sont pas de son ressort. Il faut l’eau ou à toute autre ressource naturelle incluant une taxe
insister sur l’habileté de cet enchaînement, car celui-ci est ou autre compensation, cela indiquera la hauteur de la
indispensable pour imaginer la version faible de la norme que la société décide de fixer et de respecter. Mais
soutenabilité du développement. Comme le sort réservé à la cette norme n’a rien de naturel, elle est d’emblée politique.
biosphère transmutée en capital naturel est analogue à celui De la même façon, l’instauration d’un marché de permis
du savoir et du savoir-faire défigurés en capital humain ou négociables suppose en amont une décision politique fixant
encore à celui des liens sociaux transfigurés en capital la quantité autorisée, dont la variation aura une influence
social, une simple addition est censée donner une valeur à sur le prix, lequel ne sera pas à proprement parler
tout, une valeur au tout, puisque la magie du capital opère entièrement un prix de marché. Il s’ensuit une conclusion
l’homogénéisation de l’hétérogène par excellence, par d’ordre stratégique très importante. Réfuter les concepts de
nature, oserait-on dire. valeur économique intrinsèque de la nature ou de valeur
On retrouve donc le point de départ de la critique économique des services rendus par la nature relève de
de l’économie politique. Marx a constamment répété que le l’épistémologie, mais n’implique en aucune manière de ne
travail et la terre sont les créateurs de la richesse, le travail pas pouvoir utiliser des outils économiques pour contribuer
créant seul la valeur. « Le travail n’est donc pas l’unique à la régulation écologique, dès lors que des normes ont été
source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse fixées, si possible démocratiquement.
matérielle. Il en est le père, et la terre la mère, comme dit Sans la nature, l’homme ne peut rien produire, ni
William Petty.813 » Ou bien : « Le travail n’est pas la en termes physiques, ni en termes de valeur économique.
source de toute richesse. La nature est tout autant la source L’activité économique s’insère obligatoirement dans des
des valeurs d’usage (et c’est bien en cela que consiste la rapports sociaux et dans une biosphère. On ne peut donc se
richesse matérielle !) que le travail, qui n’est lui-même que passer de la nature pour produire collectivement des valeurs
la manifestation d’une force matérielle, de la force de d’usage et on ne peut lui substituer indéfiniment des
travail humaine.814 » Et encore : « La terre peut exercer artéfacts. Mais ce n’est pas la nature qui produit la valeur.
l’action d’un agent de la production dans la fabrication C’est le paradoxe, incompréhensible en dehors de
d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé. l’économie politique et de sa critique marxienne. S’il
Mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du devient urgent de respecter les contraintes de ressources, il
blé.815 » Cela devrait suffire à réfuter l’idée de la pensée est erroné de croire que cela pourra se faire à partir de
écologiste dominante selon laquelle la théorie de la valeur la prétendue « valeur économique des services rendus par la
de Marx ignorerait la nature, au motif qu’elle serait nature », car ce qui est appelé ainsi dans la littérature
productrice de richesse en termes de valeurs d’usage, mais économique bien-pensante est en fait la valeur créée par le
pas de valeur au sens monétaire, c’est-à-dire comme travail sur la base des biens naturels utilisés. Autrement dit,
fraction du travail social, ce que n’est pas, par définition, la le circuit de la richesse en termes de valeurs d’usage
nature. permettant de satisfaire les besoins humains relie le travail
et la nature, tandis que le circuit de la valeur, donc
2) Des prix politiques strictement économique, relie les humains entre eux et entre
Si le marché était capable d’orienter les sociétés eux seulement.
vers du mieux-être, les indicateurs purement marchands ou
partiellement marchands comme le PIB suffiraient pour en 3. Pour un retour critique à la critique de l’économie
jalonner le parcours. Mais ce n’est pas le cas. Les sociétés politique
peuvent certes utiliser le marché, mais elles ont besoin de se Il ne suffit pas de mettre au jour les impasses de la
regarder et de s’analyser, d’où les nécessaires indicateurs de théorie néoclassique de l’environnement et de ses avatars,
répartition et d’inégalités par exemple pour mesurer la qui se résument le plus souvent à un bric-à-brac hétéroclite
soutenabilité sociale, et elles ont aussi besoin de se projeter et incohérent. Il faut disposer d’un ensemble qui tire le
dans l’avenir, d’où les indicateurs de soutenabilité meilleur parti de l’économe politique et de la critique de
celle-ci, de telle sorte que soient distingués l’analyse de la
production qui s’effectue dans un cadre social et le respect
813
K. Marx, Le Capital, Livre I, dans Œuvres, Paris, Gallimard, de la nature et des écosystèmes. L’économie politique avait
La Pléiade, 1965, tome I, p. 571. seulement esquissé une telle démarche, et la critique
814
K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, marxienne de l’économie politique est aujourd’hui
dans Œuvres, tome I, p. 1413. confrontée à l’écologie.
815
K. Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Éditions Sociales, 1974,
tome 3, p. 195.

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1) L’économie politique au milieu du gué En particulier, Foster montre que Marx n’a jamais
L’économie politique est une analyse de la cessé, depuis ses premiers travaux de jeunesse jusqu’aux
production et des conditions sociales de celles-ci. Elle n’est œuvres de maturité, d’inscrire sa théorie critique du
pas une analyse de la non-production, et le regretter, à capitalisme dans la relation que l’homme entretient avec la
l’instar des pourfendeurs de l’économie politique classique nature. Cette relation est désignée par le concept de
et de sa critique marxienne, ou élargir le domaine de métabolisme que Marx importe des travaux de son
l’économie – et ses catégories – aux phénomènes de non- contemporain, le chimiste allemand Justus von Liebig.
production (la nature, la famille, l’éducation, la L’opposition traditionnelle entre les partisans
délinquance, etc.) tout en lui niant tout caractère social et d’une conception de l’écologie centrée sur l’homme et ses
historique, ne représente pas une avancée mais un recul besoins, souvent à connotation utilitariste, et ceux d’une
trivial par rapport à l’économie politique. écologie centrée sur la nature, voire sur ses droits, n’a pas
Marx a au contraire anticipé et réfuté toutes les de sens chez Marx, affirme Foster. On peut même selon lui
constructions idéologiques actuelles portant sur les trouver chez Marx l’intuition de l’inscription de l’action
prétendues « valeur économique intrinsèque » de la nature humaine dans la biosphère que systématiseront plus tard
et « valeur économique des services rendus par la nature » Georgescu-Roegen et Passet819.
que l’on trouve dans les expertises rendues par les Cette co-évolution ne peut être abandonnée au
organisations multilatérales au sujet du développement capitalisme car « le danger de l’aggravation des problèmes
durable ou de la croissance verte. écologiques est d’autant plus grand que le système ne
Le tort des classiques, sauf de John Stuart Mill possède pas de mécanisme de régulation interne (ou
sans doute, et, au moins partiellement – mais seulement externe) qui entraînerait sa réorganisation. Il n’y a pas
partiellement comme nous le verrons plus loin –, de Marx, d’équivalent écologique au cycle des affaires 820 ».
fut de croire que la capacité de transformation de la nature Implicitement, on trouve ici une clé pour critiquer la
par le travail était sans limites. La thèse du développement croissance verte ou le capitalisme vert qui sont censés
illimité des forces productives est au fond une thèse remédier aux dégâts du productivisme.
profondément hégélienne qui fait le pari idéaliste que Foster s’écarte des thèses défendues par certains
l’homme peut s’affranchir, par son travail, de toute contemporains, hors du marxisme tels Herman Daly ou
contrainte matérielle. Juan Martinez-Alier, et même au sein du marxisme
écologique, notamment par Ted Benton, Joel Kovel,
2) La critique de l’économie politique confrontée à Michael Löwy ou James O’Connor. Ce dernier a soutenu
l’écologie que Marx aurait sous-estimé, voire ignoré, la « seconde
L’agronome Daniel Tanuro émet l’hypothèse que, contradiction du capitalisme », les limites naturelles, pour
contrairement à l’opinion répandue, l’erreur de Marx n’est se concentrer sur la « première », celle de la lutte des
pas d’avoir « récusé toute idée de limite des ressources », classes, capital contre travail. Au contraire, Foster abonde
mais d’avoir ignoré « le passage d’un combustible la thèse que « Marx parlait de deux sortes de barrières au
renouvelable, produit de la conversion photosynthétique du capital, menant toutes deux à des contradictions dans
flux solaire, le bois, à un combustible de stock, produit de l’accumulation du capital et à des crises : des barrières
la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à générales, communes à la production en général et liées aux
l’échelle des temps, le charbon816 ». conditions naturelles, et les barrières plus spécifiquement
De son côté, en réinterprétant la portée écologiste historiques et inhérentes au capital lui-même821 ». Il
de l’œuvre de Marx, le marxiste écologiste américain John soutient que « malgré l’intelligence de sa "ruse", le capital
Bellamy Foster817 déconstruit la thèse selon laquelle Marx n’est jamais capable de transcender la barrière des
et Engels se seraient rangés derrière l’entreprise de conditions naturelles, qui se réaffirment en permanence et
soumission et d’exploitation de la nature que menait déjà le impliquent que "sa production se meut dans des
capitalisme à leur époque, empêchant ainsi toute prise de contradictions qui sont constamment surmontées, mais tout
conscience de l’écologie dans le mouvement socialiste et aussi constamment posées". Nul penseur à l’époque de
communiste ultérieur. À titre d’exemple de cette idéologie Marx, et peut-être jusqu’à aujourd’hui, n’a su aussi
productiviste est souvent cité le texte qui termine le brillamment rendre compte de la complexité de la relation
Livre III du Capital où Marx réfléchit au passage du règne qu’entretiennent la nature et la société moderne. 822 » Quant
de la nécessité à celui de la liberté qui ne pourrait être à Martinez-Alier, il occupe une place à part, puisqu’il s’est
possible que dans une société communiste d’abondance 818. montré très critique vis-à-vis de l’évaluation monétaire de
Foster met en avant trois séries d’arguments : le concept de la nature tout en s’écartant de la position marxienne et en
métabolisme chez Marx, la présence dans son œuvre du plaidant pour une évaluation physique des flux tirés de la
concept moderne de soutenabilité intergénérationnelle, et le nature.
dépassement de l’opposition entre anthropocentrisme et Est-ce à dire que l’on peut exonérer Marx de toute
écocentrisme à travers l’idée de co-évolution humaine et critique au sujet du « développement des forces
naturelle. productives » ? Certainement, non, et la critique de
l’économie politique et la critique de la critique de
819
N. Georgescu-Roegen, La décroissance, Entropie-écologie-
816
D. Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La économie, Paris, Éd. Sang de la terre, 2 e éd. 1995 ; R. Passet,
Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, 2010, p. 269 et L’économique et le vivant, Paris, Payot, 1979, 2e éd., Paris,
272-273, 2e éd. Paris, La Découverte, Poche, 2012, p. 201 et 204. Economica, 1996 ; R. Passet, Les grandes représentations du
817
J.-B. Foster, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New monde et de l’économie à travers l’histoire, De l’univers magique
York, Montly Review Press, 2000 ; Ecology Against Capitalism, au tourbillon créateur, Paris, LLL, 2010.
820
New York, Montly Review Press, 2002. ; Marx écologiste, Paris, Ibid., p. 98.
821
Amsterdam, 2011. J.B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 130, note 48.
818 822
K. Marx, Le Capital, Livre III, Œuvres, tome II, p. 1487-1488. Ibid., p. 131.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

l’économie politique sont donc toujours à poursuivre et à


renouveler. Mais il faut prendre garde où l’on met les
pieds : l’utilisation des outils néoclassiques pour ce faire ne
peut que conduire dans une voie sans issue. L’enseignement
de la thermodynamique est à prendre en considération, non
pas pour croire que la Terre est un système isolé, mais pour
considérer que le temps de structuration et de
complexification de la vie grâce au flux d’énergie solaire –
lequel agit contre l’entropie de la matière – n’a rien à voir
avec le temps de l’activité humaine infiniment plus court.
C’est la raison pour laquelle nous devons compter avec la
rareté des ressources et construire socialement une
meilleure répartition des richesses produites comme des
richesses naturelles. Mais une justification qui se fonderait
sur un gigantesque contresens méthodologique ramenant
l’ordre naturel à l’ordre économique ne pourrait déboucher
que sur « la misère de l’écologie ».

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

explorant les conditions d’un nouveau type d’éthique, on


Canabate A. - Puissance des subjectivités et pense notamment aux travaux de Catherine et Raphael
réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « Larrère, (1997) ou encore des problématiques relatives aux
sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme. « sphères morales », comme le travaille Emile Hache.
Certains socio-anthropologues cherchent également à
Alice Canabate, Docteure en sociologie – Université Paris repenser les présupposés de la pensée économique (Flahaut,
Descartes 2005) et les effets d’un développement technique et
Chercheure associée LCS – Université Paris VII industriel « fléché » (Gras, 2007). Enfin certains historiens
s’attèlent à évaluer les conséquences sociales de la
« Compte tenu de la crise écologique (…) de la quasi- modernisation et des choix technico-économiques - on
impossibilité du système de continuer sa course présente, pense ici au récent ouvrage de Christophe Bonneuil, Sezin
ce qui est requis est une nouvelle création imaginaire d’une Topçu, Celine Pessis (2013). L’analyse donc de ce
importance sans pareille dans le passé, une création qui « nouveau moment de l’histoire collective », pour reprendre
mettrait au centre de la vie humaine d’autres significations l’expression de Yannick Rumpala (2010), connaît une
que l’expansion de la production et de la consommation, variabilité de paradigmes interprétatifs : crise tantôt
qui poserait des objectifs de vie différents, qui puissent être qualifiée de sociale, politique, historique, anthropologique,
reconnus par les êtres humains comme valant la peine »823. civilisationnelle voire géologique – on pense ici notamment
Nous sommes vingt ans plus tard, et cette « quasi- aux débats fertiles qui sont en train de poindre autour de ce
impossibilité » est en passe de perdre son préfixe. Cet état que l’on appelle l’Anthropocène. C’est en tout cas pour
de fait commence à exploser dans les consciences ; la crise nombre de ces chercheurs une crise « systémique »
systémique qui frappe l’Europe depuis 2008 est venu en multidimensionnelle. Elle est systémique entre autre en ce
effet rendre plus saillant encore certains mécanismes qu’elle renvoie à un certain type de rationalité, incarnée
d’ordre concurrentiel liés à notre mode de développement dans la Raison économique ; une rationalité aussi
et érigés en véritables topos. Les ressources énergétiques contagieuse que polinisante. La critique de ce type de
fossiles en voie de tarissement, sur lesquelles la civilisation rationalité n’est pas neuve non plus. Elle porte
thermo industrielle a pourtant fondé une grande partie de essentiellement sur le « monopole radical » et la « contre-
son développement, ainsi que la surconsommation qui productivité » d’une société industrielle autonomisée –
règne dans les sociétés occidentales finissent par illustrer le comme dirait Illich (1975) - qui in fine prive les individus
gigantisme d’un modèle qui n’aurait précisément pas pensé de leurs libertés. Et c’est cet aspect qui nous importe : quels
ses limitations. sont finalement les principes d’adhésion qui permettent, qui
Cette « contre-productivité », cette logique d’auto- soutendent, qui soutiennent une forme de « servitude
étouffement a été diagnostiquée depuis longtemps. On a volontaire » ? et comment penser son émancipation ?
alors tenté d’apposer à l’esprit du développement, des l’écologie politique est-elle à même de générer cette
« principes de précaution ». Mais la lettre en est restée « nouvelle création imaginaire d’une importance sans
morte, immobilisée par une « société du risque » qui, pareille » que castoriadis appelle de ses vœux ?
pensant modéliser ses menaces, a achevé d’en proposer de
nouvelles voies. Les différentes conférences internationales, II. Crise des valeurs et crise de l’adhésion
et notamment depuis Stockholm, ont bien tenté de mettre à Cette question semble d’autant plus importante
l’agenda une durabilité de substance, mais celle-ci a finit aujourd’hui, que la globalisation de l’économie,
par entrer dans la raison instrumentale du capitalisme dont l’augmentation des inégalités et de l’exclusion sociale,
elle cherchait précisément à s’éloigner. Autrement dit, le mais aussi et surtout la déstabilisation de certains pays
développement durable est devenue une formule valise, fortement impactés par les effets de la crise (financière
n’enrayant que très faiblement la « course présente » dont celle-ci), conduisent plus encore à questionner les grands
parle Castoriadis. Les sommets mondiaux ont peiné à objectifs du mode de vie occidental, et la façon dont les
engager concrètement des solutions et les quelques actions populations, les sociétés civiles y adhérent. On a pu voir
se sont globalement enlisées. Et cela notamment car de ces dernières années un « réveil des sociétés civiles »
vraies mesures engagent le fondement de nos modes de vies incarné notamment en Europe dans ce que l’on appelle « le
et compromettent un confort rudement acquis. Cette inertie mouvement des places ». Le mécontentement lié à la crise
consensualisée fonde la raison pour laquelle, en parallèle de a finalement ré-ouvert à la fois le dossier de la
ces sommets mondiaux, prolifèrent des contre-sommets, mondialisation et celui de l’ensemble du système mis en
des « sommets des peuples » qui eux, s’attèlent à désigner place depuis plus de deux siècles d’histoire européenne. Or
les « traitres à la pérennité » de la planète. Car l’enjeu est - et Gorz déjà l’avait signifié : la crise financière, la crise
ici : maintenir nos modes de consommation et de social et la crise écologique forment un tout : elles
production, ou protéger et pérenniser l’avenir du vivant. Ce traduisent l’épuisement du système capitaliste. Il devient
questionnement a jeté le monde occidental dans une crise par conséquent difficile de les séparer ou de les
des valeurs et des priorités. hiérarchiser. Au début des années 80, Gorz déclare, d’une
Ce sujet bien sûr, n’est pas « neuf ». Les tensions inhérentes manière quasi-prophétique : « en ce qui concerne la crise
au modèle de développement occidental ont fait l’objet de économique mondiale, nous sommes au début d’un
nombreuses recherches : qu’il s’agisse d’économistes processus long qui durera encore des décennies. Le pire
hétérodoxes, on pense entres autres aux travaux de Gilbert est encore devant nous, c'est-à-dire l’effondrement
Rist (1996) ou de Serge Latouche (2004) ou plus financier de grandes banques et vraisemblablement aussi
récemment de Dominique Méda (2013) ; de philosophes d’états. Ces effondrements ou les moyens mis en œuvre
pour les éviter ne feront qu’approfondir la crise des
823
« Un monde à venir, entretien avec Cornélius Castoriadis », in sociétés et des valeurs encore dominantes 824 ». Dans un
La république des lettres, 1er juin 1994, propos recueillis par
824
Olivier Morel. « L’homme est un être qui a à se faire ce qu’il est », Entretien

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

entretien, réalisé cette fois en 2005, intitulé « richesse sans d’autres types de priorités ? Et surtout quel(s) rôle(s) peut
valeur, valeur sans richesse », il va plus loin encore : « la occuper l’écologie politique dans cette entreprise ?
décroissance de l’économie fondé sur la valeur d’échange
a déjà lieu et s’accentuera. La question est seulement de II. L’écologie politique « révélatrice » : quand
savoir si elle va prendre la forme d’une crise l’impensable est à penser.
catastrophique subie ou celle d’un choix de société auto- L’écologie politique des premiers temps - celle des années
organisée, fondant une économie et une civilisation au 70 - a endossé le rôle de révélateur. En dénonçant certaines
delà du salariat et des rapports marchands dont les logiques internes au mode de développement occidental, et
germes auront été semés et les outils forgés par des en rendant saillant la menace de la destruction de notre
expérimentations sociales convaincantes825 ». patrimoine naturel, elle a participé à désigner les logiques
Le « réveil des sociétés civiles » auquel on assiste en non durables, en visant en quelque sorte à rompre avec
Europe depuis 2011 a ouvert un nouvel univers l’arrogance d’un certain gigantisme de développement.
d’aspirations et de demandes sociales. De nombreux Mais pour parvenir à un consentement susceptible de ré-
mouvements se sont constitués et révèlent l’envie instituer un cercle vertueux dans nos modes de coexistence,
commune de millions de personnes désireuses de se il faut après la désignation des logiques obsolètes, une
réapproprier leur existence, conformément aux choix et forme de décolonisation des imaginaires. Rappelons ici que
aux valeurs qui leur sont propres. Il y a donc un nombre dans les sociétés capitalistes, l’infrastructure exerce sur la
croissant d’individus, privés de la possibilité de collectivité humaine une fonction aliénante plus forte et
s’exprimer, frustrés dans leurs aspirations collectives et plus marquée qu’à d’autres périodes de l’histoire. Et cette
dépossédés de la faculté de diriger leur existence, qui colonisation, cette captation des attentions par le modèle
s’opposent à la réponse donnée par les Etats et mettent en néo-libéral a finalement achevé d’ériger un consentement
place de nouvelles formes de vie et de coopération tacite sur ses formes et ses horizons. Car les modes de
communautaires – qui tentent par conséquent d’engager captation sont aujourd’hui si forts que l’individu n’est plus
ces expérimentations sociales convaincantes dont parle véritablement en mesure de saisir les différentes latitudes
Gorz. La mobilisation de la société civile sur ces sujets de l’évolution sociale, institutionnelle, politique ou
représente une forme d’accélération dans la transformation économique, rendant alors difficile la reconnaissance des
radicale des structures traditionnelles. Car ces résistances objectifs qui valent la peine. Pour Castoriadis, ce type
démocratiques et ces imaginaires de transition s’emploient d’aliénation consiste en ce que l’institution, une fois posée,
in fine à repenser les modes d’existence, à remettre en s’autonomise, acquiert une inertie et une logique propre
question certains paradigmes dominants, et à prendre les pour finalement dépasser ses fonctions, ses fins et ses
mesures qui s’imposent afin de re-posséder leurs vies. Ici raisons d’être. Cette hétéronomie instituée pousse alors à
se joue véritablement la création « d’espaces publics croire que la loi sociale soit comme «hors d’atteinte» -
oppositionnels » (Negt) qui vise à alimenter la critique du comme il le dit lui-même dans Les figures du pensable.
capitalisme et a montré les limites vécues du modèle. Ces Ceci fonde à la fois l’autorité et rend délicate la
résistances ne sont initialement pas d’ordre écologique déconstruction des structures d’aliénation. Ce point a
mais la conjoncture a finit par agréger entre elles largement été commenté par les sciences sociales. Ce qui
différentes condamnations que le modèle néolibérale avait semble plus important aujourd’hui c’est que cette
déjà à son actif. On se rappelle ici de l’intuition de Gorz hétéronomie instituée apparaît comme plus insidieuse, dans
qui disait déjà que « c’est en partant de la critique du la mesure où l’unité apparente de nos sociétés est désormais
capitalisme que l’on arrive immanquablement à l’écologie édifiée sur le déchirement, sur la fragmentation : la société
politique ». On voit donc émerger autant de « subjectivités récupère, recycle, réinvestie, réordonne, s’occupant ainsi de
rebelles » d’acteurs qui visent à incarner le « débordement museler sa négativité et ses potentiels de dépassement.
démocratique », pour reprendre les termes d’Oskar Negt, à Mais l’histoire démontre qu’à certains moments, les
instiguer afin de renverser les effets de domination injustes tensions s’exacerbent pour finalement parvenir à une
d’un capitalisme considéré comme vacillant et créateur situation limite où les régularités sociales perdent de leur
d’une dégénérescence, tant sociale qu’environnementale, aspect fédérateur, donnant lieu à des situations charnières,
inédite. Il y a pour autant dans ce contexte, nombre invitant à des reconquêtes de sens et d’actions collectives.
d’injonctions paradoxales qui se répandent dans les L’un des plus puissants vecteurs de transformation, réside
imaginaires et dans les modes d’être, caractéristiques de la sans doute dans la réappropriation, par les individus, des
difficulté d’engager un « retournement » - comme le dirait significations imaginaires qui fondent leur monde–de-la-
Lordon - de perspective. Car finalement comment déloger vie826 (Husserl). Car finalement toute signification
les modes de captation de l’attention de sociétés imaginaire n’est possible, pour Castoriadis, que parce
puissamment consuméristes et engager l’adhésion à qu’elle s’appuie sur des institutions garantissant son
existence. Or il apparaît qu’aujourd’hui, nombre de ces
avec Martin Jander et Rainer Maischein sur l’aliénation, la liberté institutions craquèlent, invitant à d’infinis logiques de
et l’utopie, retranscrit dans FOUREL (C.) (ss. la dir.), André Gorz, réinvestissement. Des réinvestissements nécessairement
un penseur pour le XXIéme siècle, La découverte, Paris, 2012. p. subjectifs et engageant alors l’autoreprésentation de la
267.
825 société. Castoriadis avait, en pionnier, évoqué ce
« Richesse sans valeur, valeur sans richesse », Entretien réalisé
par Sonia Montano, publié dans Cadernos IHV Ideias, n° 31, Sâo désenchantement du progrès libéral et prédit la fin de la
Paulo, Unisinos, 2005, repris dans GORZ (A.), Ecologica, société de marché, exprimant par là un certain épuisement
Galillée, Paris, 2008. L’idée est également reprise dans GORZ de la modernité. Ce que Florence Giust-Desprairies a
(A.), « Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », in également signifié dans son versant psychique, qu’elle
Entropia n° 2 « Décroissance et travail », Parangon, Lyon,
Printemps 2007. p. 54. 826
Ou « Lebenswelt ». Cf : HUSSERL (E.), La crise des sciences
européenne et la phénoménologie transcendantale (trad. Fr G
Granel), Gallimard, Paris, 1976.

198
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

nomme « la crise des repères identificatoires 827 ». Une crise permettra que la sortie du capitalisme ne soit pas
qui tourne essentiellement autour de l’idée d’une forme de « barbare » mais « civilisée ». Comme Gorz l’expose, dans
dépossession, venant du poids de la société et du système son ouvrage Ecologica : « une foule d’indices convergents
qu’elle reproduit. Or la montée des préoccupations sociales suggère que ce dépassement est déjà commencé et que les
et écologiques témoigne précisément de cette chances d’une sortie civilisée du capitalisme dépendent
reconnaissance des limites, internes comme externes, en avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et
passe d’être franchies et de cette forme de dépossession les pratiques qui en annoncent les possibilités 830 ». Nous
vécue quand à l’avenir. Au travers de cette reconnaissance voudrions donc pour conclure, esquisser de brèves pistes de
des seuils et des limites franchies par les sociétés réflexion quand à la capacité de l’écologie politique - en
néolibérales, débute finalement la conscientisation de tant que tendance comportementale, morale et politique,
l’hétéronomie. L’écologie politique incarne par conséquent dans les réexamens paradigmatiques qu’elle suggère, mais
ici d’une part, la lutte contre des contraintes devenues aussi en tant que mouvement social - à devenir
illégitimes, et sous-tend d’autre part, une rupture dans les « initiatrice » pour toutes ces « subjectivités rebelles »
représentations. Rupture dans la mesure où l’un de ses agrégées. A proposer en d’autres termes, un renouvellement
objectifs est de s’attaquer à rien de moins qu’à l’une des des valeurs, et à conduire à d’autres tendances et d’autres
significations imaginaires contemporaines des plus axiales, pratiques, qui annoncent peut-être la possibilité d’initier
soit celle qui érige « l’économique comme universel », demain d’autres modes de partage, de médiations et de
celui qui, premier en tout, « légifère pour l’éternité et pour coexistence. Anselm Jappe également l’expose dans son
le monde entier828 ». L’écologie incarne, par conséquent, ouvrage Crédit à mort : l’émancipation sociale se situe dans
aujourd’hui, une pensée de la négativité (Hegel), du le basculement des médiations structurantes de la société
dépassement, des autres possibles. capitaliste-marchande vers d’autres formes de médiations
Comme le dit Castoriadis, ce n’est que dans la matérialité moins fétichistes et moins mutilantes ; rappelant en cela
de la vie, c'est-à-dire dans la prise sur le réel, que peut qu’un tel processus nécessité de véritablement changer les
s’entrevoir un potentiel de sortie vis à vis d’un imaginaire structures profondes de l’être social.
central qui ne fait plus sens. Or les limitations sociales et Initiatrice donc, tout d’abord, en ce que : en revisitant
écologiques s’imposent aujourd’hui pour un nombre nombre des dimensions de nos modes de vie, elle inaugure
croissant d’individus comme des motifs matériels justifiant en fait un « déplacement des seuils d’acceptabilité ». Elle
le passage vers une nouvelle anthropologie économique invite en premier lieu à reconsidérer des mesures davantage
permettant de stopper le processus d’érosion des ressources qualitatives. Nos sociétés sont en effet structurées autour de
de la planète mais également de réduire les inégalités qui se l’idée d’un mesurable permanent, de toute chose en toute
creusent. C’est cette nécessité contingente, matérielle, instance. En déracinant cet imaginaire du tout-quantifiable
vécue qui justifie qu’une forme de sécession se soit et en invitant à se responsabiliser sur la pertinence de nos
organisée finalement au sein des sociétés civiles et face à mesures, elle suppose une logique collective et une
des procédures développementistes jugées prométhéennes. transformation des rapports sociaux, susceptible d’instituer
Rappelons d’ailleurs sur ce point que, de façon une fois la reconnaissance du « trop ». Or ici aussi Gorz le rappelait,
encore quasi-prophétique, Castoriadis, en 1964, avait l’idée du « suffisant » n’appartient pas à l’économie : ça
expliqué que la créativité contemporaine cessé d’être n’en est pas son souci. Elle remet également en cause les
concentrée comme le voulait les Marxistes, sur la lutte des présupposés sur lesquelles ce modèle s’appuie soit, d’une
classes et la victoire du prolétariat, pour fonder son part, un regard économique exclusivement basé sur la
existence dans des termes opposant ceux qui acceptent le valeur marchande et, d’autre part, le mythe d’une propriété
système, et ceux qui le combattent829, c'est-à-dire non plus absolue qui ne conçoit le rapport des hommes à leur
portée par un agent social précis mais extensible à la société territoire et à leur environnement que sur le modèle statique
toute entière. Et c’est sans doute ici que l’écologie politique de la possession. À ce titre, les débats actuels autour de la
de « révélatrice » devient « créatrice ». Autrement dit après question des « biens communs » démontrent à quel point
avoir historiquement soulevé les impensables, elle invite elle s’investit dans ces redéfinitions.
aujourd’hui à penser les possibles. Elle invite également à ré-instituer une humilité dans notre
rapport au temps et à l’incertain. Elle implique de rompre
III. L’écologie politique « créatrice » : penser les avec l’immédiateté et la permanente oppression des
possibles logiques productives, avec le diktat des temps courts et
Les idées exercent une influence sur le changement social explosifs des événements - comme le dirait Fernand
pour autant qu’elles deviennent des valeurs capables de Braudel, rappelant par là que le temps politique n’est pas
susciter une assez forte motivation, mais aussi dans la condamné à n’être qu’événementiel. Cela suppose
mesure où elles s’intègrent dans un système de conception d’opposer au temps du calcul économique, une approche du
du monde proposé comme explication et comme projet à temps faite de davantage de modestie, de sobriété et de
l’ensemble d’une collectivité ou d’un groupe. En d’autres surtout de précaution (c'est-à-dire intégrant l’incertain),
termes, seule une adhésion collective à des valeurs définis, interrogeant dans toutes ses dimensions les effets véritables
827
de nos choix. En mettant en questionnement les préceptes
GIUST-DESPRAIRIES (F.), « Crise dans l’autoreprésentation suggérant que seul un mode économisé - quantifiable et
de la société », in Sciences de l’homme et sociétés, n°80 : « Crise immédiat - au monde est permis, l’écologie politique
du sens imaginaire, autonomie. Penser aujourd’hui avec
Castoriadis » septembre 2005, p 22.
engage finalement un rapport de subversion aux logiques
828
GIUST-DESPRAIRIES (F.), L’imaginaire collectif, Eres, Paris, normatives. En résistant d’une certaine manière à cet
2009, p. 232. arsenal d’ « armes de distraction massives831 » qui achève
829
Pour en savoir davantage, cf : CASTORIADIS (C.),
830
L’expérience du mouvement ouvrier 2, Prolétariat et organisation, GORZ (A.), Ecologica, Galilée, Paris, 2008, p. 30
831
« recommencer la révolution », Coll. 10/18, UGE, Paris, 1974, p CITTON (Y.), « Téléologie régnante et politiques de modes » in
323-354. CITTON (Y.) et LORDON (F.) (dir.), Spinoza et les sciences

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

d’aplatir l’urgence d’un revirement dans notre mode de


développement, elle propose en fait une sorte d’alter-
économie des attentions face aux logiques dominantes. En
accordant de l’attention à d’autres types de critères, elle
rajeunit les modes d’évaluation. Or, comme Gorz l’a
expliqué, le vieillissement gagne les sociétés de la même
façon que les individus ; « un vieillissement permis par
l’engluement dans une pratico-inertie de plus en plus
encombrante832 ». Et pour autant dit-il, « nous savons que le
moment est proche où le dernier quintal de combustible
sera consommé ; que notre mode de vie n’est ni
généralisable ni durable, qu’il faudra inventer autre
chose833 ». C’est sans doute l’un des rôles de l’écologie
politique et sociale - que de permettre ce déplacement, ce
rajeunissement et ce renouvellement des cadres
imaginaires. Ceux qui – pour reprendre les termes
introductifs - « poserait des objectifs de vie différents, qui
puissent être reconnus par les êtres humains comme valant
la peine ».

sociales, Editions Amsterdam, Paris, 2008, p 199.


832
GORZ (A.), « nous sommes moins vieux qu’il y a vingt ans »,
Projet de préface inédit pour une nouvelle édition du Traitre,
rédigé en 2005 et écrit sur la base de fragments d’articles publiés
dans les temps modernes et notamment : « le vieillissement », in
Les temps Modernes, n°187-188, décembre 1961-Janvier 1962.
Texte publié dans : FOUREL (C.) (dir.), André Gorz, un penseur
pour le XXIéme siècle, La découverte, Paris, 2012. p. 273.
833
GORZ (A.), in FOUREL (C.), ibid, p. 274.

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