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PRINCIPES

DE

MÉTAPHYSIQUE
ET

DE PSYCHOLOGIE

LEÇONS PROFESSÉES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS


— 1888-1894 —

Par PAUL JANET


MEMBRE DE L'INSTITUT

TOME PREMIER

PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE
15, RUE SOUFFLOT, 15

1897
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Janvier 2009
Jean ALPHONSE
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PRÉFACE
Lorsque nous avons publié, en 1880, notre Traité
élémentaire de philosophie, nous avions cru pouvoir promettre
un cours complet et développé en quatre volumes, qui aurait
embrassé toutes les parties de la science. Nous avions trop
présumé de nos forces: ce plan, à l'exécution, a dépassé nos
efforts. Nous avons dû y renoncer. Nous n'avons pas voulu
cependant laisser cette promesse entièrement caduque, et, de
ce tout que nous avions promis, nous donnons aujourd'hui au
moins une partie importante, à savoir un essai de
Métaphysique mêlé de Psychologie et précédé d'une
Introduction à la science. C'est ce qui fait aujourd'hui le plus
défaut dans les traités de ce genre.
Nous ne nous sommes point placé au point de vue du
criticisme, qui règne presque exclusivement en philosophie
depuis quelques années; nous ne l'avons pas dédaigné
cependant, et l'on en trouvera la discussion dans la dernière
partie de notre livre; mais on s'est renfermé trop exclusivement
dans ce point de vue. Nous avons voulu faire une
métaphysique concrète, objective, réelle, [VI] ayant pour objet
des êtres et non des idées. L'âme, Dieu, le monde extérieur, la
liberté, tels sont les objets que Descartes a défendus dans ses
Méditations, que Kant a combattus dans la Dialectique
transcendantale, et dont nous persistons à soutenir l'existence
et la vérité. Nous avons donc exposé les principes d'une
philosophie dogmatique, mais dans un esprit assez large pour
contenir ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on appelle assez
vaguement l'idéalisme.
Ce livre est en quelque sorte, si j'ose dire, mon testament
philosophique. À ce titre, je le livre à la sympathie
bienveillante de mes collègues, de mes élèves et de mes amis,
et à celle du public qui a bien voulu suivre avec quelque
intérêt mes autres travaux.

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Il y a aujourd'hui cinquante-six ans que j'ai commencé à
penser. C'était en 1840. J'entrais en philosophie. Ce fut pour
moi une année décisive. «Je ne suis pas Malebranche, disait
M. Cousin; mais en entendant les leçons de M, de La
Romiguière, j'ai éprouvé quelque chose de semblable à ce
qu'éprouva Malebranche en lisant pour la première fois le
Traité de l'homme.» Et moi, je dirai à mon tour: «Je ne suis ni
Malebranche ni M. Cousin; et cependant j'ai éprouvé aussi
quelque chose de semblable en entendant les premières leçons
de mon maître en philosophie, le vénéré M. Gibon, qui n'était
pas éloquent, car il lisait ses leçons; mais il était grave,
convaincu, d'un esprit libre et indépendant: je lui dois un
amour de la philosophie qui n'a jamais tari depuis tant
d'années. Encore aujourd'hui, affaibli et refroidi par l'âge, j'ai
conservé pour cette belle science le même amour, la même
ferveur, la même foi. Quelques crises philosophiques que j'aie
traversées, rien [VII] ne m'a découragé. Je n'ai pas eu l'oreille
fermée aux nouveautés; elles m'ont toujours intéressé et
souvent séduit. Je ne me suis pas montré à leur égard un
adversaire hargneux et effrayé; j'en ai pris ce que j'ai pu; mais,
malgré ces concessions légitimes, je suis resté fidèle aux
grandes pensées de la philosophie éternelle dont parle Leibniz;
et ces pensées n'ont jamais cessé de me paraître
immortellement vraies.
Je n'ai pas seulement aimé la philosophie dans son fond,
mais dans toutes ses parties, dans tous ses aspects et dans
toutes ses applications. Philosophie populaire, philosophie
didactique, philosophie transcendante, morale, politique,
application à la littérature et aux sciences, histoire de la
philosophie, j'ai touché à tout, je me suis intéressé à tout, nihil
philosophicum a me alienum putavi. Cet amour de la
philosophie dans son ensemble et dans son tout pourra faire
pardonner ce qu'il y a d'incomplet et d'insuffisant dans chacun
de mes travaux.
Cela dit, je n'ai plus qu'à abandonner à son sort le livre que
j'offre au public. Je dois seulement faire remarquer qu'il est
sorti de mes cours de la Sorbonne, dans la chaire de
philosophie où j'ai eu l'honneur de succéder à mon ami, le si
regretté M. Caro. J'ai cru devoir conserver à ces leçons leur

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forme primitive, avec les imperfections qu'elle entraîne, le
négligé, les lacunes, les répétitions; la refonte sous forme de
livre eût exigé un travail dont je n'étais plus capable; peut-être
même ces leçons intéresseront-elles plus sous la forme libre et
variée de l'enseignement; enfin j'ai voulu rester professeur
devant le public qui lit, comme je l'avais été si longtemps
devant le [VIII] public qui écoute. Et maintenant, il faut que je
me sépare de ces pages où j'ai mis le meilleur de ma pensée.
Puissent-elles, dans le monde troublé où nous vivons, procurer
à ceux qui les liront le même calme et la même satisfaction
d'esprit que j'ai toujours trouvés dans la doctrine dont elles
sont la trop imparfaite expression!

Octobre 1896.

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INTRODUCTION
À LA SCIENCE PHILOSOPHIQUE 1

PREMIÈRE LEÇON
LA PHILOSOPHIE EST-ELLE UNE SCIENCE?

Messieurs,

Ce n'est pas sans intention que nous avons donné pour litre
à ces études: Introduction à la science philosophique. Notre
objet en effet est d'établir, s'il est possible, que la philosophie
est une science, et de la traiter comme elle. C'est donc là la
première question qui se présente à nous. Rien de plus contesté
à la philosophie que le droit de s'appeler science. On n'en nie
pas l'existence; qu'elle s'appelle comme elle voudra; mais
science, non pas. Que devons-nous penser de ce débat?
Cette question, de la manière dont elle est posée
d'ordinaire, ne présente pas un grand intérêt; car elle n'est
guère autre chose qu'une question de mots. On prend pour type
tel ou tel ordre de sciences, et en particulier les plus
rigoureuses de toutes; on en tire une définition de la science, et
tout ce qui ne correspond pas à ce type est exclu de cette
dénomination. Par exemple, l'on convient que le caractère
essentiel de la science est l'emploi de l'expérimentation et du
calcul; par là, toutes les sciences morales, qui n'ont pas, ou qui
n'ont que très imparfaitement ces deux méthodes à leur
disposition, ne sont pas des sciences. Ainsi, la jurisprudence,
l'économie [4] politique, l'histoire, ne s'ont pas des sciences.
En ce sens, il est trop évident que la philosophie n'en est pas

1. C'est le titre du Cours que je faisais cette année-là (1887-88) à la Sorbonne, dans la
chaire de philosophie, où j'avais l'honneur de succéder à M. Caro.
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une. Mais, à prendre ce type à la rigueur, ce ne seraient pas
seulement les sciences morales, ce seraient en grande partie les
sciences naturelles, et même la physiologie, qui devraient être
éliminées du rang des sciences: car si cette dernière a
commencé, dans notre siècle, à employer sur une vaste échelle
la méthode expérimentale, elle est encore plus loin de pouvoir
faire usage du calcul. À plus forte raison, la médecine ne sera-
t-elle pas une science, tant elle comporte encore d'empirisme
et d'aléatoire. Si, au contraire, on élargit le sens du mot science
pour y faire rentrer les sciences naturelles et médicales,
pourquoi ne pas l'élargir plus encore pour y faire rentrer les
sciences morales et avec elles la philosophie? Et, après tout,
qu'importe que l'on étende ou que l'on rétrécisse le sens d'un
mot! Les choses ne restent-elles pas ce qu'elles sont, de
quelque manière qu'on les appelle? Que l'on nomme la
philosophie de tel nom qu'on voudra, qu'on l'appelle une étude,
une recherche, un exercice, une application de l'esprit, elle est
ce qu'elle est; et on ne lui donnera pas plus de certitude en
l'appelant du nom de science, qu'on ne diminuera ce qu'elle
peut avoir de solidité, en lui refusant ce nom.
Abandonnons donc cette première manière de poser la
question. Laissons les mots pour passer aux choses.
Dans un sens vraiment philosophique, il n'y a qu'un cas où
l'on peut dire d'une prétendue science qu'elle n'est pas une
science. C'est lorsqu'elle s'occupe d'un objet qui n'existe pas.
Par exemple, il y a une science qui a duré pendant une série
innombrable de siècles, et que la raison moderne a
définitivement éliminée: c'est l'astrologie judiciaire. Pourquoi?
C'est que l'astrologie judiciaire s'occupait d'un objet qui n'avait
aucun fondement dans la réalité. Quel était cet objet? C'était le
rapport du mouvement des astres avec les destinées humaines.
Or il n'y a aucune espèce de rapport de ce genre. Ces rapports
étaient fictifs, fortuits, imaginés par les astrologues, plus ou
moins dupes de leur propre science. Mais là [5] où il n'y a rien
de réel, il n'y a rien à étudier, rien à savoir, par conséquent pas
de science. Ce n'est plus ici une question de mots: c'est une
question de choses. En est-il de même de la philosophie?
On peut dire tout ce qu'on voudra de la philosophie:
qu'elle est une science obscure, arbitraire, conjecturale,

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dévorée par des divisions intestines, immobile et rééditant sans
cesse les mêmes systèmes (tout cela est à examiner); mais ce
qu'on ne peut pas dire, c'est que son objet n'existe pas, qu'elle
ne porte pas sur des problèmes réels. On peut trouver telle ou
telle solution chimérique; on ne peut pas dire que la question
soit chimérique. C'est une question chimérique de se demander
quelle est l'influence d'une comète sur les événements de notre
planète; mais on ne peut pas dire que ce soit une question
chimérique de se demander si le monde a commencé ou n'a
pas commencé; car il faut bien que ce soit l'un ou l'autre. Peut-
être est-ce une question insoluble, mais, insoluble ou non, c'est
une question. Il faut ou que le monde ait commencé ou qu'il
n'ait pas commencé, que l'homme soit libre ou qu'il ne le soit
pas, que l'univers soit l'œuvre d'une cause intelligente ou qu'il
subsiste par lui-même; et lors même que l'on croirait pouvoir
échapper à ces antinomies par la solution critique de Kant,
encore faut-il que ces questions soient posées pour rendre
possible cette solution. En un mot, il y a là des questions
réelles, et tant qu'il y aura une raison humaine, ces questions
seront posées; et il y aura une science qui les posera et qui,
avec plus ou moins de succès, essayera de les résoudre.
Ainsi, quand même toute solution serait douteuse, quand
même toute solution serait démontrée impossible, la
philosophie existerait encore et devrait exister à ce titre, qu'elle
est au moins ceci, à savoir une science de problèmes. Il ne faut
pas croire que cela ne soit rien. C'est en effet un des caractères
distinctifs de l'esprit humain d'être capable de poser des
questions. Les animaux ne le font pas. On a défini l'homme de
bien des manières: un animal raisonnable, un [6] animal qui
rit, animal risibile. On peut le définir aussi un animal qui fait
des questions, animal quæstionale. Réfléchir sur les origines,
étendre ses vues au delà du temps et du lieu présent jusqu'au
temps et à l'espace sans bornes, remonter de cause en cause,
chercher le secret de la vie et de la mort, c'est ce dont l'homme
est seul capable. Le jour où de tels problèmes naissent dans la
vie d'un homme ou d'un peuple est le jour de l'avènement de
l'un ou de l'autre à la maturité. Admettez que ces questions son

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t insolubles, encore faut-il savoir quelles sont les questions
insolubles; car, parmi celles qu'on déclare telles, il pourrait y
en avoir qui seraient susceptibles de solution. Il faut donc faire
au moins la table de ces problèmes insolubles; et par là même
on les poserait encore.
Je me représente donc une science qui ne serait par un pur
rien, et qui aurait pour objet la détermination et la division des
problèmes. Circonscrire et diviser ce champ indéterminé, tel
serait son travail propre. Elle dresserait la carte du vide; elle
serait la géographie de l'inconnu. Dans une telle science, les
problèmes seraient posés, énumérés, divisés, coordonnés, et
subordonnés suivant un plan méthodique. Ce ne seraient que
des questions, mais des questions enchaînées d'une manière
systématique et scientifique; une telle science serait toujours à
faire, lors même que la science dite positive s'emparerait à elle
seule de toute la matière connaissable.
Mais maintenant devons-nous nous contenter de cette
première définition? La philosophie n'est-elle qu'une science
de problèmes, un catalogue méthodique de questions? Qu'est-
ce qu'une question? C'est une proposition interrogative où un
certain rapport est posé d'une manière problématique entre le
sujet et l'attribut. Retranchez l'interrogation, il reste une
solution positive dans l'interrogation elle-même; car la
question est une solution supposée, en d'autres termes une
hypothèse. Problème et hypothèse sont donc une seule et
même chose. En posant un problème, on ne pose pas
seulement une question vide, mais, sinon toujours au moins
très souvent, [7] on pose conjecturalement une solution
possible. Lorsque l'on parle de problèmes insolubles, on
n'entend donc pas des problèmes auxquels ne répondrait
aucune solution, ni certaine, ni douteuse, ni intelligible, enfin
rien; mais des problèmes dont la solution possible n'est pas
démontrée, ou encore qui sont susceptibles de plusieurs
solutions entre lesquelles on est embarrassé de choisir. Sans
doute l'hypothèse est accompagnée d'incertitude comme les
problèmes, mais d'une incertitude limitée, renfermée dans les
termes d'une ou de plusieurs solutions possibles, et non pas
d'une incertitude indéterminée qui serait celle d'un vide absolu,
dans lequel il n'y aurait pas même lieu de distinguer les

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problèmes les uns des autres; car, dans le vide, rien n'est
distinct.
Montrons par des exemples que les problèmes de
philosophie ne sont autre chose que des hypothèses. Demander
par exemple si le monde a commencé ou n'a pas commencé,
n'est-ce pas concevoir deux solutions possibles du problème,
deux hypothèses, celle du commencement, celle du non-
commencement? Demander si l'homme est libre, n'est-ce pas
concevoir d'une part l'hypothèse de la liberté, de l'autre celle
du déterminisme? Demander si l'âme est immortelle, n'est-ce
pas concevoir l'hypothèse de la vie future, ou celle de
l'anéantissement? Tout au plus pourrait-on dire qu'il y a des
questions qui n'impliquent aucune solution, par exemple
lorsque l'on s'interroge sur la nature d'une chose, comme
lorsqu'on dit: «Qu'est-ce que la volonté?» Il semble que l'on ne
suppose rien par une telle question; et cependant, en réalité,
demander ce que c'est que la volonté, c'est demander si elle est
ou non réductible au désir, si elle est ou n'est pas une action
réflexe, si elle n'est pas une affirmation de l'intelligence, etc.;
or ce sont là autant d'hypothèses sur la nature de la volonté.
Même les problèmes originaux inventés par les philosophes et
qui ne correspondent pas à des questions naturellement posées
par tous les hommes, ne sont autre chose encore que des
hypothèses. Lorsque Kant se demande comment les jugements
synthétiques a priori sont possibles, il [8] suppose l'existence
d'une synthèse a priori, conception qui a évidemment le
caractère d'une hypothèse. Lorsque Hume demande d'où vient
l'idée de connexion nécessaire, cette question ne s'est posée
pour lui que parce qu'il avait déjà conçu dans son esprit la
possibilité de réduire l'idée de cause ou de pouvoir à une
succession constante. Le problème de la communication des
substances au xviie siècle est né lorsque les philosophes ont
commencé à soupçonner que l'action et la réaction des
substances pouvaient bien n'être autre chose que de simples
concomitances d'actions simultanées.
Il en est de même dans l'ordre pratique. Colomb ne s'est
aventuré à la recherche d'une terre inconnue que parce qu'il
avait conçu l'hypothèse qu'il devait rencontrer l'Inde en
marchant toujours vers l'ouest. Si l'on cherche le passage du

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pôle nord, c'est parce qu'on croit à la possibilité d'une mer
libre dans les environs du pôle.
Ainsi la philosophie n'est pas seulement une science de
problèmes, elle est quelque chose de plus; elle est une science
d'hypothèses. Ce n'est pas la science d'un inconnu indéterminé;
c'est la science d'un inconnu déterminé. Ce qui fait
l'incertitude, ce n'est pas l'absence de solution; c'est l'absence
d'un critérium entre plusieurs solutions. Nous avons donc fait
un pas, notre science a un contenu: ce contenu est, si l'on veut,
mobile, flottant, inconsistant; mais ce n'est pas un pur rien.
N'est-ce rien, en effet, qu'une hypothèse? N'est-ce rien,
devant un problème embarrassant et accablant, d'en entrevoir
une solution possible? N'y a-t-il pas là une satisfaction
vraiment scientifique? Rappelez-vous l'état de votre esprit
lorsque vous sortez de la séance d'un habile prestidigitateur.
Vous avez assisté à un tour d'adresse merveilleux. Il vous est
impossible de le comprendre. Tout ce que vous imaginez pour
l'expliquer est inadmissible: c'est une irritation pour l'esprit. Et
cependant, dites-vous, il n'est pas sorcier. Il ne l'est pas; mais
c'est comme s'il l'était, puisque son secret vous échappe
absolument. Imaginez maintenant que vous [9] trouviez ou que
l'on vous propose une explication plausible, vraie ou fausse,
mais seulement possible, et qui rentre dans les conditions
ordinaires de l'expérience. Cela suffit pour vous satisfaire et
calmer l'impatience de votre curiosité. Il vous suffit d'avoir
une issue à vos doutes, un dénouement intelligible à celle
intrigue; vous êtes sur que ce n'est pas de la magie. Que cette
solution ou une autre soit la vraie, toujours est-il qu'il y en a
une. Sans doute, vous le saviez auparavant; mais vous le voyez
bien plus clairement à l'aide d'une hypothèse. Si ce n'est pas la
réalité, c'est au moins un symbole qui fixe les idées, et qui par
là même tranquillise l'esprit.
Il y a plus. Dans un certain nombre de cas, il semble que
l'on soit parvenu à circonscrire le nombre des hypothèses
possibles. Par exemple, pour ce qui concerne l'origine du
monde, les anciens disaient déjà: «Le monde est ou l'œuvre du
hasard, ou l'œuvre d'une nécessité aveugle, ou l'œuvre d'une
providence;» or ce raisonnement est encore le même
aujourd'hui. M. Herbert Spencer, énumérant de son côté toutes

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les hypothèses possibles sur l'origine du monde, dit également
qu'il n'y en a que trois: le théisme, le panthéisme et l'athéisme.
Voici comme il résume ces trois hypothèses: «Nous pouvons,
dit-il, faire trois suppositions intelligibles sur l'origine de
l'univers: ou bien qu'il existe par lui-même, ou qu'il se crée lui-
même, ou qu'il est créé par une puissance extérieure.» Il ne
serait pas difficile de faire cadrer ces trois explications avec
les trois explications de l'antiquité. Admettons donc qu'il n'y
ait que ces trois suppositions. N'est-ce pas savoir quelque
chose que de savoir que, sur l'origine des choses, il n'y a que
trois explications possibles? Et si l'on dit qu'il y en a une
quatrième, à savoir que nous n'en savons rien du tout, cette
quatrième hypothèse répond à un autre problème: celui des
limites du connaissable et de l'inconnaissable. Toujours est-il
que, si l'on se renferme dans les bornes de l'esprit humain et de
ses facultés, on sait à n'en pas douter qu'il n'y a que trois thèses
possibles; et savoir cela, c'est faire acte de science.
[10] Cependant, si la philosophie se bornait soit à des
problèmes, soit à des hypothèses, elle ne sortirait pas de
l'incertitude. Dans le premier cas, c'est l'incertitude illimitée;
dans le second cas, c'est l'incertitude limitée; mais dans les
deux cas, n'aurait-on pas le droit de dire: «Une science qui ne
porte que sur l'incertain est-elle une science? N'y a-t-il donc
rien de vrai, rien de fondé, rien de démontré en philosophie?»
Si vraiment, et, pour l'établir, il n'est pas besoin de sortir des
définitions précédentes. Toute hypothèse, en effet, repose sur
un fait; l'hypothèse est douteuse, mais le fait est certain.
L'hypothèse de l'harmonie préétablie repose sur ce fait que
souvent l'action et la réaction apparentes des choses se
ramènent à un simple accord, c'est-à-dire à une
correspondance de mouvements. C'est ainsi que, dans un
orchestre, deux instruments ont l'air de se répondre l'un à
l'autre, qui ne s'écoulent même pas, et pourraient ne pas
s'entendre, mais dont chacun, attentif à la mesure, suivant sa
propre partie, se trouve, grâce à la précision du compositeur,
tomber juste au point où il devrait être s'il avait entendu l'autre
et s'il voulait lui répondre. L'hypothèse de la sympathie repose
sur ce fait que nous approuvons les choses auxquelles nous
sympathisons. Par exemple, si quelqu'un aime la campagne et

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que nous l'aimions nous-même, nous disons qu'il a raison,
quoique en principe on ne puisse pas dire que quelqu'un ait
raison parce qu'il partage nos goûts. L'hypothèse de
l'utilitarisme repose sur ce fait que souvent notre intérêt
coïncide avec notre devoir. L'hypothèse des idées
platoniciennes repose sur ce fait que, dans les espèces
vivantes, chaque individu est conforme au type de l'espèce, et
semble avoir été tiré d'un moule commun. L'hypothèse des
causes finales a pour origine ce fait que les organes
ressemblent à des instruments préparés par l'art pour accomplir
un certain effet. L'hypothèse de la vie future a pour base la
distribution inégale du bonheur et du malheur, sans aucune
proportion avec le mérite. Ce que l'on appelle les controverses
en philosophie ne sont autre chose que des faits opposés à des
faits. Les arguments, les objections, [11] les réponses, les
instances, les répliques, toute cette artillerie de la dialectique
scolastique ne sont jamais qu'une série de faits exprimés sous
forme abstraite, et dont il s'agit d'apprécier le nombre et la
signification. Inutile d'ajouter qu'indépendamment des faits qui
servent aux hypothèses, il y a encore en philosophie un grand
nombre de faits qui existent pour eux-mêmes. Ainsi, lors
même qu'elle renoncerait à ces problèmes et hypothèses que
Jouffroy appelait les questions ultérieures, la philosophie
demeurerait encore à titre de science de faits; et ne fût-elle,
comme on dit, qu'une science descriptive, une science
descriptive est encore une science. Tout le monde sait, en
effet, qu'en psychologie, en esthétique, en morale, il y a un
grand nombre de faits qui ont été observés, décrits, classés;
cela au moins est du domaine du certain; et lors même qu'elle
ne s'élèverait pas plus haut, elle se présenterait au moins avec
ce caractère positif d'être l'analyse des phénomènes de l'esprit
humain.
Maintenant ces faits à leur tour ne sont-ils rien autre chose
que des faits? N'y faut-il voir qu'une simple matière brute, sans
signification, semblable à ces catalogues de faits dont parle
Bacon et dont il nous a donné l'exemple dans son Sylva
sylvarum? Ces faits sont-ils fortuits, isolés, incohérents, sans
consistance, sans généralité, sans conditions régulières, en un
mot sans lois? De même que la nature, l'esprit n'a-t-il pas aussi

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ses lois? De même que c'est une loi que les corps tendent vers
le centre de la terre, n'est-ce pas aussi une loi que les hommes
sont attirés par le plaisir et repoussés par la douleur? Sans
doute la philosophie ne peut prétendre, comme la physique et
l'astronomie, à des lois mathématiques; mais c'est précisément
une question de savoir, et même c'est la question par
excellence, si les lois mathématiques sont des lois absolues,
s'appliquant à toute espèce d'êtres, ou seulement à la matière,
de telle sorte qu'imposer de telles lois à toute science c'est
résoudre a priori et sans discussion le problème fondamental
de la philosophie. Un tel procédé ne pourrait être facilement
disculpé de l'imputation de pétition de principe.
[12] Mais ce qu'on ne peut contester à la philosophie, c'est
de pouvoir présenter au moins des lois empiriques, ou, si vous
voulez, des faits généralisés, qu'Aristote exige de la science
pour être science. Est-il nécessaire de rappeler tout ce que la
psychologie nous apprend des lois de nos facultés: par
exemple, les lois de la mémoire, à savoir que la répétition et la
prolongation fixent le souvenir; les lois de l'association des
idées, à savoir que deux idées qui se sont succédé dans le
temps tendent à se reproduire l'une après l'autre; les lois de
l'habitude, à savoir que l'habitude émousse la sensibilité et
perfectionne l'activité; les lois des passions, telles que celle-ci:
toutes les passions ne sont que le désir transformé; les lois du
langage, par exemple celle-ci de Condillac: les langues sont
des méthodes analytiques? Nous ne citons que des faits
simples et bien connus, pour fixer les idées par des exemples.
Indépendamment de ces lois empiriques, la philosophie peut
encore faire valoir des lois rationnelles, telles que les lois du
syllogisme, celle de la proposition, de la définition, en un mot
les lois logiques, et aussi les lois morales, qui, lors même
qu'elles pourraient avoir une origine dans l'expérience et dans
la coutume, se présentent aujourd'hui avec un caractère
d'autorité qu'on ne peut méconnaître et qu'il faut expliquer. On
discute sans doute en philosophie sur la portée et les limites de
ces lois psychologiques, logiques ou morales, comme on
discute aussi dans les sciences sur les limites et la portée des
lois les plus certaines. Quelques-uns aussi essayent d'y
ramener toutes les lois à une seule; mais, en attendant que ces

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réductions soient démontrées, on distingue les lois
mécaniques, les lois chimiques, les lois physiques et, dans
chaque ordre, les différentes lois les unes des autres. Pourquoi
n'en serait-il pas de même en philosophie? Ainsi, en ajoutant
ce nouveau caractère au précédent, nous aurons une définition
complète, qui est celle-ci: la philosophie est une science de
faits et de lois; et comme les faits et les lois sont des vérités,
c'est donc une science de vérités; et quand même on ferait
abstraction des solutions hypothétiques par lesquelles [13] on
essaye d'enchaîner ces vérités sous forme de système, ces
vérités ne subsisteraient pas moins à litre de fragments brisés,
séparés, existant chacun pour soi-même, en un mot de vérités
particulières, et l'on pourrait dire que la philosophie est une
science de vérités partielles, coordonnées, d'une manière plus
ou moins artificielle, par ces hypothèses que l'on appelle des
systèmes.
Est-ce là donc si peu de chose? La vérité a-t-elle donc si
peu de prix qu'on la dédaigne, à quelque degré qu'elle se
présente, parce qu'elle ne serait pas toute la vérité? Toute
science ne commence-t-elle pas par être une science de vérités
partielles? La physique, avant d'être arrivée à l'état synthétique
où elle est aujourd'hui, n'a-t-elle pas été longtemps une science
de faits et de lois, de faits incohérents et de lois isolées? Ce
sont là, à la vérité, des états provisoires et transitoires; mais
c'est par là qu'il faut passer pour s'élever plus haut. Supposez
maintenant une science qui, par la difficulté et la complexité
de ses problèmes, par la hauteur de son objet, ne soit encore
arrivée (au moins dans sa partie positive et certaine) qu'à saisir
des parcelles de vérité, des points de vue isolés, tantôt des
faits, tantôt des lois, et des lois tantôt empiriques, tantôt
rationnelles: cet ensemble de vérités même incohérentes, mais
dont chacune serait solide séparément, ne serait-ce pas quelque
chose? Et ainsi, à ce titre au moins, à savoir comme science de
vérités partielles, la philosophie devrait subsister.
Regardons-y cependant de plus près. Les vérités que nous
appelons partielles le sont-elles véritablement? Les vérités
philosophiques ne sont-elles pas enveloppées, entrelacées les
unes dans les autres? Ne se contiennent-elles pas les unes les
autres? L'étude de la plus humble sensation n'implique-t-elle

16
pas la question de la conscience, celle de l'objectivité, celle de
l'espace, du temps, celle de l'activité intellectuelle, celle du
moi, on un mot la métaphysique tout entière? La question de
l'instinct n'implique-t-elle pas celle des limites de la
conscience et de l'inconscience, du mécanisme et du
dynamisme, [14] de la volonté et de la liberté, de l'innéité et de
l'hérédité? En philosophie, rien de plus difficile que la
séparation des questions. Aussi rien de plus superficiel que ces
théories de morale indépendante, de psychologie indépendante
que l'on croit très scientifiques, et qui ne sont que des
limitations conventionnelles commodes pour l'étude des
questions. Ainsi, dans tous les problèmes philosophiques, la
pluralité suppose l'unité; et, tout en reconnaissant que nous ne
connaissons guère que des parties, c'est cependant le tout que
nous apercevons dans chacune des parties. D'où cette nouvelle
définition: la philosophie est la science partielle du tout, la
science fragmentaire de l'unité.
Maintenant ces parties de vérité peuvent à leur tour être
considérées à un autre point de vue; puisqu'elles sont dans le
tout et par le tout, elles ne sont pas seulement partielles, elles
sont relatives au tout. Ce ne sont pas seulement des fragments,
ce sont des degrés de vérité, et à ce titre des acheminements
vers la vérité idéale. (fragments en regard de la totalité des
parties séparées, degrés en regard de l'unité du tout) Que l'on
considère, en effet, les choses à différents degrés de
profondeur, cette doctrine peut être vraie à un certain degré,
qui ne le sera plus à un degré supérieur. C'est ainsi que les
hypothèses qui nous paraissaient tout à l'heure devoir être
exclues du rang de vérités, peuvent y rentrer à titre de vérités
provisoires et relatives, représentant un certain étage des
conceptions de l'esprit humain. Par exemple, la doctrine des
atomes, qui peut être fausse comme explication finale de
l'univers, peut être vraie comme exprimant la première
approximation que nous puissions avoir de l'essence de la
matière. C'est dans ce sens que Leibniz répète partout que tout
dans l'univers doit s'expliquer mécaniquement, mais que le
mécanisme suppose la métaphysique. On peut donner
beaucoup d'exemples de cette loi des étages de vérité. Ainsi,
on est très porté aujourd'hui à tout expliquer par l'hérédité,

17
même ce que nous appelions autrefois la raison pure.
L'empirisme, vaincu par Kant, croit avoir pris sa revanche, et
il a retrouvé toutes ses prétentions grâce à cette merveilleuse
ressource de l'hérédité, qui répond [15] à tout. Supposons, si
l'on veut, qu'il en soit ainsi. Toujours est-il que, si les principes
sont héréditaires, c'est-à-dire acquis dans l'espèce, ils sont
innés dans l'individu: car l'individu n'acquiert point par sa
propre expérience ce qu'il tient de l'hérédité. S'il en est ainsi,
on peut dire que la vieille doctrine des idées innées est en
définitive celle qui a triomphé, et que la table rase a été
définitivement vaincue; car, même par l'hérédité, on n'arrivera
jamais à un moment où rien n'aurait précédé, et où l'on
rencontrerait une prétendue table rase, c'est-à-dire le pur
indéterminé, le vide, le rien. En tout cas, si on restreint le
problème à l'individu, comme c'était le cas par exemple entre
Leibniz et Locke, on peut dire qu'il y a une vérité certaine:
c'est qu'il y a des idées innées. Maintenant, que ces idées
viennent d'une vie antérieure, comme le pensait Platon;
qu'elles soient la marque que Dieu a mise sur son ouvrage,
selon l'expression de Descartes; qu'elles soient la vision de
Dieu lui-même, comme dans Malebranche; enfin qu'on les
explique théoriquement par la transmission héréditaire, ce sont
là des questions ultérieures. Toujours est-il qu'à l'étage où nous
sommes placés, l'innéité est la vérité.
C'est-là une vérité du même ordre, sauf le degré de
précision, que celles qui existent dans les sciences. Serait-on
admis, par exemple, à soutenir que les lois de l'affinité
chimique ne sont pas des vérités, sous ce prétexte que, si l'on
pouvait pousser la recherche plus loin, ces lois se réduiraient
peut-être à un cas particulier d'une loi plus générale et plus
simple? N'est-il pas évident que cette réduction ultérieure ne
changerait en rien la vérité des lois actuelles? C'est ainsi
encore que les lois de la chute des corps découvertes par
Galilée n'en étaient pas moins des lois parfaitement certaines
avant qu'on sut qu'elles sont les conséquences de la loi
newtonienne de la gravitation universelle; et elles n'ont pas
cessé d'être des lois aujourd'hui qu'on le sait. On continue à les
enseigner pour elles-mêmes, et l'on peut les posséder
parfaitement sans avoir fait et sans faire jamais aucune

18
astronomie. C'est une vérité d'un certain étage, qui se rattache
à une autre vérité placée [16] plus haut. Enseignons donc qu'en
tant qu'il s'agit de l'individu, la loi est l'innéité, sauf à chercher
ensuite si c'est une loi primordiale ou dérivée. Il en est de
même des instincts, dont l'innéité ne peut pas être contestée
plus que celle des idées.
Cette doctrine des degrés et des étages de la vérité
explique que l'on puisse soutenir à la fois le pour et le contre
en philosophie sans sophistique et sans contradiction. C'est ce
qu'a montré Pascal; et c'est ce qu'il appelle la méthode de
«renversement du pour au contre», ou encore la méthode de
«gradation». Il en donne un exemple des plus ingénieux. «Le
peuple, dit-il, honore les personnes de grande naissance. Les
demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un
avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les
honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de
derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de savoir, les
méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par
les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que
la piété leur donne. Mais les chrétiens les honorent par une
autre lumière supérieure. Ainsi vont les opinions succédant du
pour au contre, selon qu'on a de la lumière.» (Pensées, édit.
Havet, art. V, 2.)
Appliquez cette méthode en philosophie, et beaucoup de
difficultés s'éclairciront. L'on verra que ce qu'on appelle «des
controverses stériles», suivant l'expression banale consacrée,
ne sont que les différents points de vue superposés les uns aux
autres, et dont chacun est vrai à son étage et à sa place. (vérités
circonstancielles et non vérités absolues, dans la relativité des
relations et non son universalité) Par exemple, on peut dire,
dans un ordre de gradation analogue à celui de Pascal:
«L'instinct et le sens commun nous forcent à croire à
l'existence des corps: donc il y a un monde extérieur. — Oui,
mais nous ne connaissons les corps que par nos sensations, qui
sont subjectives: donc il n'y a pas de monde extérieur. — Oui,
mais ces sensations subjectives ont une cause objective: donc
il y a un monde extérieur. — Oui, mais cette cause objective
n'est peut-être que notre moi objectivant des imaginations;
donc il n'y a pas de monde extérieur. [17] — Oui, mais ce moi

19
qui s'oppose à lui-même sans en avoir conscience n'est pas un
moi, c'est un non-moi: donc il y a un monde extérieur.»
Jusqu'où se continuera ce dialogue? Jusqu'à ce qu'on ne puisse
plus aller plus loin. La dernière proposition à laquelle on arrive
est la vérité limite, jusqu'à ce qu'un degré de profondeur de
plus ait révélé un nouveau point de vue, ou jusqu'à ce que le
problème posé aille se perdre dans un autre problème: c'est ce
qui arrive ici, où le problème de l'extériorité va se perdre dans
le problème de l'unité de substance. De ces considérations
sortira une nouvelle définition de la philosophie. La
philosophie est la science des vérités relatives, des
approximations successives de la vérité finale.
Cette définition paraîtra sans doute bien modeste. La voilà
donc, dira-t-on, celle science hautaine qui s'appelle la reine des
sciences, la science des premiers principes et des premières
causes, la science de l'absolu, de l'être en tant qu'être, la voilà
réduite à n'être plus que la science du relatif. Ceux qui nous
feraient cette objection ne comprendraient pas bien la
recherche à laquelle nous nous livrons en ce moment. Nous ne
renions, en ce qui nous concerne, et nous revendiquerons
hautement plus lard, dans la suite de ces études, les
prétentions, les ambitions, les droits de la philosophie
première. Mais nous ne parlons pas ici au nom d'une école et
d'une doctrine particulière; nous recherchons seulement quel
est le minimum que l'on ne peut refuser à la philosophie, quelle
que soit d'ailleurs l'école philosophique à laquelle on
appartient. Or ce minimum tel que nous l'avons défini jusqu'à
présent, suffit pour faire passer la philosophie tout entière.
C'est dans l'intérieur de la science elle-même qu'aura lieu le
débat sur la portée de la science; nous ne combattons ici que
pour son existence. Qu'elle soit seulement, et tout y passera.
Même cette notion d'absolu que la définition précédente
paraissait sacrifier n'est pas si complètement exilée que l'on
croit d'une science du relatif. Car le relatif sans absolu devient
lui-même l'absolu. Si, en effet, il n'existe rien autre chose
qu'une série phénoménale sans commencement ni fin, [18]
cette série étant tout, et ne dépendant de rien autre chose que
d'elle-même, est par là même quelque chose d'absolu. Car
l'absolu est ce qui ne dépend que de soi, ce qui n'a aucune

20
condition d'existence autre que son existence même: c'est le το
ικανον, το ανυποθετον de Platon. Dans l'hypothèse du relatif,
l'absolu subsisterait encore à titre de totalité phénoménale; car
Kant a admirablement démontré que l'absolu s'impose à nous
sous deux formes, soit comme terme premier, indépendant de
toute série, soit comme totalité. On n'échappe à l'un de ces
termes qu'en se réfugiant dans l'autre; et si l'on veut les écarter
tous deux à titre d'antinomies insolubles, encore faut-il les
comparer l'un à l'autre; et par là même encore on pose la
question de l'absolu.
L'absolu peut encore rentrer dans la philosophie du relatif
à titre de l'unité idéale de la série. Imaginons l'hypothèse de
l'évolution où chaque phénomène sort du précédent par un
développement intérieur, où le présent, selon l'expression de
Leibniz, est gros de l'avenir et issu du passé, où la série se
développe sans cesse du moins au plus: ne conçoit-on pas que
le point de départ idéal de cette série croissante et décroissante
doit être zéro, et que le point d'arrivée doit être l'infini, tel que
l'entendent les métaphysiciens? Que ce soient là des notions
idéales, cela se peut; mais ce sont des notions inséparables de
notre esprit, et qui seules rendent intelligible l'idée de série.
Disons encore que l'absolu peut avoir sa place dans la
philosophie du relatif ou à côté, à titre d'inconnaissable. C'est
ce nom que lui donne le plus grand philosophe du relatif de
notre temps, à savoir Herbert Spencer. Pour lui, ce qu'il
appelle inconnaissable, c'est l'absolu. C'est lui, et non pas
nous, qui écrit: «Tous les raisonnements par lesquels on
démontre la relativité de la connaissance supposent
distinctement quelque chose au delà du relatif. Dire que nous
ne pouvons connaître l'absolu, c'est affirmer implicitement
qu'il y a un absolu.» C'est le même philosophe qui soutient
contre le philosophe Hamilton que la notion d'absolu n'est [19]
pas négative, mais positive: «Si le non relatif ou l'absolu, dit-
il, n'est présent à la pensée qu'à titre de négation pure, la
relation entre lui et le relatif devient inintelligible, parce que
l'un des deux termes manquerait dans la conscience.» Et il
démontre en outre que cette notion n'est pas négative: «Notre
notion des limites, dit-il, se compose premièrement d'une
certaine espèce d'être et secondement d'une conception de

21
limites. Dans son antithèse (l'illimité), la conception des
limites est abolie, mais non pas celle de l'être.» (c'est toute
l'inséparabilité entre le continuum des discontinuités
indéfiniment variables et plurales d'être, d'avoir et de faire, et
le continuum complémentaire d'immanence existentielle
unicitaire) Cette notion est indestructible; elle est la substance
même de la pensée; et par conséquent, «puisque la seule
mesure de la validité de nos croyances est la résistance que
nous faisons aux efforts faits pour les changer, il en résulte que
celle qui persiste dans tous les temps parmi toutes les
circonstances est par là même celle qui a le plus de valeur.» Le
même philosophe, tout en professant que l'absolu est
inconnaissable en lui-même, reconnaît cependant que nous le
connaissons au moins par ses manifestations, et il dit que «la
seule chose permanente est la réalité inconnaissable cachée
sous toutes ses apparences changeantes». Enfin, même dans le
positivisme proprement dit, nous voyons encore l'absolu
rentrer sous le nom d'immensité: «L'immensité tant matérielle
qu'intellectuelle, dit Littré, tient par un lien étroit à nos
connaissances et devient par cette alliance une idée positive du
même ordre; je veux dire qu'en les touchant et en les bordant,
cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et
l'inaccessibilité. C'est un océan qui vient battre notre rive et
pour lequel nous n'avons ni barques ni voiles, mais dont la
claire vision nous est aussi salutaire que formidable.»
On le voit, la notion d'absolu est loin d'être écartée par les
philosophes du relatif, ni par Kant qui l'admet sous le litre de
noumène, ni par Spencer qui en fait l'inconnaissable, ni par
Littré qui l'appelle l'immensité, ni même par Hamilton, le plus
critique de tous, qui reproche à Kant de n'avoir pas exorcisé la
notion d'absolu et qui lui-même la reprend [20] à titre de
croyance et de révélation merveilleuse. Dans toutes ces
philosophies du relatif, l'absolu demeure à titre de substance
indéfinissable et incompréhensible, mais non pas à titre de rien
et de zéro. Nous ne le connaissons pas en lui-même; nous ne le
connaissons que dans et par le relatif; et ainsi encore, pour ces
écoles, la philosophie pourrait être définie non pas seulement
la science du relatif pur et simple, mais la science relative de
l'absolu.

22
Tournons-nous maintenant du côté de ceux qui, comme
nous, admettent l'existence d'un absolu comme base
fondamentale de leur philosophie, qui rattachent le relatif à
l'absolu, non pour éliminer celui-ci, mais pour éclairer celui-là,
qui admettent donc un point fixe antérieur et supérieur à toute
série phénoménale, qui de plus croient que cet absolu n'est pas
complètement inconnaissable, qui même vont encore plus loin
et ne craignent point de le définir par le mot d'esprit, selon le
mot de Hegel: «L'absolu, c'est l'esprit.» Demandons à ces
philosophes, demandons-nous à nous-mêmes si nous avons le
droit d'exiger une autre définition de notre science que celle
que nous venons de donner, à savoir: la philosophie est la
science relative de l'absolu. Je ne le crois pas. En effet, si cette
science n'est pas relative, il faut donc qu'elle soit absolue. Or,
quel est le philosophe, si dogmatique qu'il soit, qui oserait dire
de bonne foi qu'il possède la science absolue de l'absolu?
L'absolu seul peut avoir la science absolue de lui-même.
L'infini seul peut avoir la science infinie de l'infini. Dieu seul
peut posséder la science divine. Cela résulte des termes
mêmes. Même ceux qui pensent que l'absolu est notre fond,
notre substance, notre être véritable, que «Dieu, pour parler
comme un philosophe contemporain, nous est plus intérieur
que notre intérieur,» même alors ces philosophes doivent
reconnaître que cette intériorité fondamentale ne nous apparaît
qu'à travers nos phénomènes, qu'à travers le temps et l'espace,
et que nous ne pouvons nous connaître qu'en nous ignorant.
Même dans ce cas, il serait vrai de dire que Dieu ne devient
visible, [21] selon l'expression de Bacon, que par un rayon
réfracté; même alors il serait encore vrai de dire que la
philosophie est la science relative de l'absolu.
Un illustre écrivain qui a passé les dernières années de sa
vie à méditer sur la religion et sur la philosophie, M. Guizot,
avait écrit qu'il n'y a pas et qu'il ne peut pas y avoir de science
de l'infini, parce que le fini est infiniment disproportionné avec
l'infini. J'avais pris la liberté de lui répondre que nous n'avons
pas, à la vérité, de science complète de l'infini, mais que nous
pouvons en avoir une connaissance incomplète et relative qui
n'est pas un pur rien, et qui vaut mieux que rien: «J'avoue, lui
disais-je, que je ne crois pas ma pensée adéquate à l'essence

23
des choses.» Il me fit l'honneur de me répondre que j'entrais
par là même dans sa doctrine. «Il n'y a de science, disait-il,
que là où la pensée est adéquate à l'objet qu'elle étudie, quand
il y a connaissance effectivement et possiblement complète et
claire des faits et de leurs lois, de l'enchaînement des causes et
des effets; à ces conditions seules la science existe, et l'esprit
scientifique est satisfait.» À ce compte, répondrons nous, la
science n'existe jamais que quand elle est finie; avant que la
science ne soit faite, elle n'est pas une science; mais comment
pourra-t-elle être faite si elle ne commence pas par se faire? et,
pendant qu'elle se fait, elle ne peut être encore complètement
adéquate à son objet; elle ne l'est même jamais complètement,
au moins pour les questions nouvelles et non résolues. La
définition de Guizot ne s'applique donc qu'à la science
immobile et idéale, et non à la science réelle et en mouvement.
Les diverses sciences sont inégalement éloignées de ce but
idéal, ce qui ne les empêche pas d'être sciences. La
philosophie l'est peut-être plus que toutes les autres: cela est
possible; mais que ce soit une raison de renoncer à nos
recherches parce qu'elle ne donne pas tout ce qu'on désire,
c'est être bien modeste pour l'esprit humain. Il n'est pas
rationnel de prétendre, à moins d'embrasser hautement le
scepticisme (ce qui est encore une philosophie), que, [22]
parce que l'on ne sait pas tout, on ne sait rien, et qu'il n'y a pas
de milieu entre rien et tout. Pascal disait que, tout ayant
rapport à tout, toutes choses étant causées et causantes, celui
qui ne sait pas tout ne sait rien. Ne peut-on pas dire, au
contraire, en retournant la proposition, que tout ayant rapport à
tout, toutes choses étant causées et causantes, celui qui sait
quelque chose, si peu que ce soit, sait par là même quelque
chose du tout?
Les plus grands philosophes et les plus dogmatiques n'ont
jamais prétendu que l'on pût avoir de l'absolu une science
absolue. Descartes disait que nous pouvions concevoir Dieu,
mais non le comprendre. Il le comparait à une montagne que
l'on peut toucher, mais non embrasser. Malebranche disait que
nous ne connaissions pas Dieu par son idée, c'est-à-dire de
façon à pouvoir déduire ses propriétés de son essence, comme
on fait en géométrie. Nous sommes plongés en Dieu comme

24
dans la lumière, par laquelle nous voyons toutes choses sans
savoir en elle-même ce qu'elle est. Spinoza disait que nous ne
connaissons que deux attributs de Dieu, quand il en possède un
nombre infini. La théologie elle-même affirme que Dieu est un
Dieu caché; et saint Thomas enseigne qu'il y a deux degrés
d'intelligibles en Dieu, un degré par lequel il est accessible à la
raison et un autre plus élevé que l'on n'atteint que par la foi.
N'est-ce pas dire que ce que nous connaissons de Dieu par la
raison n'est qu'une révélation incomplète et tout humaine?
Chez les anciens, Platon disait également que nous
n'apercevons que difficilement l'idée de Dieu, c'est-à-dire
l'essence de Dieu, μογις οφθεισα, et les Alexandrins plaçaient
cette essence au-dessus de l'intelligence et de l'être. Pour tous
ces philosophes, il n'est pas inexact de dire que la philosophie
est la science relative de l'absolu, en d'autres termes qu'elle est
la science humaine du divin.
Maintenant, de ce que les plus grands philosophes ont
reconnu que la métaphysique elle-même, que la philosophie
première ne peut atteindre qu'à des lumières incomplètes, [23]
à des clartés obscures, faut-il conclure avec les nouveaux
philosophes qu'une telle science n'est qu'une chimère et un
leurre et qu'il faut nous renfermer dans les bornes du fini?
C'est un conseil que l'on donnait déjà aux hommes du temps
d'Aristote, et qu'il repoussait par ces mâles paroles: «Il ne faut
pas croire ceux qui conseillent à l'homme de ne songer qu'aux
choses humaines, et à l'être mortel qu'à des choses mortelles
comme lui. Loin de là, il faut que l'homme cherche à
s'immortaliser autant qu'il lui est possible, εφ οσον ενδεχεται
αθανατιζειν.
Ainsi, malgré les assauts qui s'élèvent aujourd'hui de
divers côtés contre les parties les plus hautes de la philosophie
et contre la philosophie elle-même, nous ne sommes pas
encore parmi les découragés. Nous sommes fermement
convaincu que l'esprit humain ne se laissera pas découronner,
ni dépouiller de sa plus noble prérogative, celle de penser à
l'absolu et à l'infini. Nous ne sommes pas non plus effrayé des
efforts de l'esprit nouveau qui veut porter en philosophie une
méthode plus scientifique et plus exacte. On peut chercher à
voir plus clair, sans renoncer à porter les regards en haut: car

25
c'est d'en haut que vient la lumière. Nous ne renonçons donc à
rien de ce qui constitue la philosophie. Nous croyons à la
raison humaine et à la raison divine, à la liberté philosophique
et à la possibilité d'établir des principes par la liberté. Pour
nous, la cause de la liberté de penser est la cause même du
spiritualisme. Si la pensée doit être libre, c'est qu'elle est
sacrée. Si elle était un accident fortuit de la matière, en quoi
vaudrait-elle mieux que tout autre accident, tels que l'or ou la
volupté? De quel droit traitez-vous votre esprit en esclave,
lorsque vous faites de la pensée une souveraine sans contrainte
et sans maître? Liberté de penser et dignité de l'esprit sont
deux termes inséparables, et, pour finir par une dernière
définition, la philosophie est pour nous la science de l'esprit
libre, et la science libre de l'esprit.

26
LEÇON II
DE QUELQUES DÉFINITIONS RÉCENTES DE LA PHILOSOPHIE

Messieurs,

Pendant de longs siècles, la philosophie a été considérée


comme une science semblable à toutes les autres, ayant son
objet propre, sa méthode, ses résultats acquis. De nos jours, ce
caractère de science lui a été refusé. On n'a pas voulu
cependant pour cela se priver complètement de philosophie.
On a essayé de la conserver à différents titres, sous différents
points de vue; et on a donné plusieurs définitions nouvelles,
que nous voudrions examiner.
La première de ces définitions qui retranchent le fond de
la philosophie, tout en lui laissant le droit à l'existence, est
celle-ci: la philosophie est la science de l'inconnu. Nous y
avons déjà fait allusion dans notre premier travail; nous
devons ici l'examiner en elle-même.
D'après cette conception, toutes les choses de l'univers se
divisent en deux classes: les choses connues et les choses
inconnues. Les premières seules sont l'objet de la science; les
secondes sont l'objet de la philosophie. Encore faut-il ici
établir une distinction: parmi les choses inconnues, il en est
qui sont du même ordre que les choses connues; ce ne sont pas
de pures inconnues; ce sont des lacunes parmi les connues;
elles tombent ou peuvent tomber sous les prises des mêmes
méthodes, et se classer à leur tour dans la catégorie du connu.
Ainsi, dans l'étude des fonctions physiologiques, il y a des
parties obscures, des points inexplorés, mais c'est toujours le
même domaine; ainsi en est-il des combinaisons nouvelles que
l'on peut trouver en chimie, des astres que l'on [25] peut
découvrir dans le ciel, etc. Toute cette portion de l'inconnu
n'en est pas moins du domaine de la science, parce que c'est le
27
même genre de recherches que celui où l'on a trouvé jusqu'ici
les choses connues.
Ce qui reste donc à titre d'inconnu pour constituer l'objet
propre de la philosophie, c'est cette portion des choses qui
échappe ou qui a échappé jusqu'ici aux prises de la méthode
scientifique proprement dite, ce qui ne nous est donné que
dans sa complexité concrète, que nous ne pouvons ni diviser ni
analyser, et dont nous ne pouvons deviner l'essence ou la
cause que par le pur raisonnement abstrait; en un mot, c'est
l'indéterminé. Aussitôt que cet indéterminé devient détermi-
nable, c'est-à-dire aussitôt que ses conditions d'existence
tombent sous la méthode expérimentale, cet objet se sépare de
la philosophie pour entrer dans le domaine des sciences
positives. La philosophie ne comprend donc que les objets qui,
soit actuellement, soit absolument, échappent aux prises du
déterminisme scientifique: une fois que la science s'empare de
ces objets, par l'expérience et le calcul, la philosophie les
abandonne; par là, on voit que le champ philosophique tend à
devenir toujours de plus en plus restreint, à mesure que le
champ de la science augmente. On pourrait même entrevoir un
terme idéal où ce champ de la philosophie serait réduit à rien,
si ce n'est à ce qui, étant non seulement inconnu, mais
inconnaissable, échapperait par là même aux prises de la
science.
Le point de vue que nous venons de résumer a été exposé
clairement et fortement, par Claude Bernard, dans son
Introduction à la médecine expérimentale, et c'est à lui
principalement qu'il a dû de se répandre parmi les philosophes,
qui ont paru souvent l'adopter, ou plutôt s'y résigner. Voici
comment s'exprime le grand physiologiste Claude Bernard:
«Au point de vue scientifique, la philosophie représente
l'aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance
de l'inconnu. Les philosophes se tiennent toujours sur les
questions en controverse et dans les régions élevées, [26]
limites supérieures des sciences. Par là, ils communiquent à la
pensée scientifique un mouvement qui la vivifie. Dans le sens
restreint où j'entends la philosophie, l'indéterminé seul lui
appartient, le déterminé tombant incessamment dans le
domaine scientifique.»

28
Ce passage de Claude Bernard est significatif; mais, avant
lui, un philosophe avait déjà aperçu et énoncé la même
doctrine. Il est même à remarquer que, dans l'énoncé de cette
opinion, le philosophe avait apporté encore plus de précision
que le savant.
«A mesure que les sciences particulières se sont formées
et multipliées, dit Th. Jouffroy, certains objets qui faisaient
d'abord partie de l'objet total de la science primitive en ont été
retranchés; et, comme ils n'ont pu en être retranchés qu'à la
condition d'être mieux connus, il s'ensuit que ceux qui ont
continué à en faire partie ont continué de rester obscurs, en
sorte qu'à toutes les époques la philosophie a eu pour objet la
partie restée obscure de l'objet total de la connaissance
humaine.
«Qu'est-ce donc que la philosophie? C'est la science de ce
qui n'a pas encore pu devenir l'objet d'une science; c'est la
science de toutes ces choses que l'intelligence n'a pas encore
pu découvrir les moyens de connaître entièrement: c'est le
reste de la science primitive totale; c'est la science de l'obscur,
de l'indéterminé, de l'inconnu.
«Où est donc l'unité de la philosophie? C'est une unité de
couleur et de situation, et non point une unité réelle. Entre tous
les objets de la philosophie, il y a cela de commun qu'ils sont
encore obscurs et inconnus.
«Que faut-il donc faire en philosophie? Il faut continuer
de faire avec connaissance de cause ce que l'esprit a fait
jusqu'à présent sans s'en rendre compte. Il faut renoncer à la
chimère d'une science dont la philosophie serait le nom, dont
l'unité et l'objet seraient déterminables, et, s'efforçant de
dégager des concepts obscurs et indéfinis qu'elle présente,
quelques nouveaux objets de connaissance, déterminer des
[27] méthodes spéciales par lesquelles on peut arriver à les
étudier avec sûreté et certitude, mettre ainsi au monde de
nouvelles sciences particulières.»
On voit avec quelle netteté de vue et quelle fermeté
d'esprit Jouffroy avait saisi le premier ce point de vue qu'ont
adopté les savants modernes, lorsqu'il donnait pour objet à la
science le déterminé et le connaissable, et pour objet à la
philosophie l'indéterminé, l'inconnu, l'inconnaissable. Il avait

29
rencontré ce point de vue; il s'y était rallié un instant; mais il
s'en était vite désabusé. Voici ses raisons: 1° cette définition
toute négative de la philosophie venait se heurter contre une
résistance naturelle de son esprit, qui croyait instinctivement à
un caractère commun, positif et non négatif, non seulement
entre les sciences qui composent la philosophie, mais entre les
objets de ces sciences; 2° elle se heurtait aussi contre les
habitudes du langage et du sens commun, qui supposent
certains objets déterminés comme appartenant en propre à la
philosophie; 3° dans l'hypothèse où l'unité de la philosophie
serait une unité purement négative et toute formelle, les
sciences philosophiques devraient être autant de membres
indépendants et séparables, rapprochés par hasard; mais, en
fait et au contraire, la psychologie, la logique, la morale et
même la métaphysique sont tellement inséparables qu'elles se
soudent les unes dans les autres d'une manière insensible, et
que ce qu'il y a de plus difficile, c'est de les isoler.
Mais laissons de côté les témoignages des savants, des
philosophes, et considérons en elle-même la doctrine précé-
dente. Cette doctrine a certainement une part de vérité. Il est
incontestable, en effet, au point de vue de l'histoire, que toutes
les sciences ont été primitivement englobées dans une seule et
même science appelée philosophie, et qu'elles se sont
détachées peu à peu: d'abord les mathématiques, qui, dès
l'antiquité même, se distinguaient déjà de la philosophie; puis
l'astronomie, puis la physique, la chimie, la physiologie, etc.
Le fait est donc vrai; c'est l'interprétation du fait qui est sujette
à discussion. En effet, de ce qu'à l'origine les sciences [28]
particulières n'avaient pas encore d'objet propre et bien défini,
en sorte que cet objet se confondait avec celui de la
philosophie, il ne s'ensuit pas que la philosophie, au contraire,
devra confondre son objet avec le leur. On peut dire au
contraire qu'en se séparant elles dégageaient cet objet propre
jusqu'alors confondu et mêlé; il faut dire qu'elles délivraient la
philosophie plutôt qu'elles ne l'appauvrissaient. Les deux
explications sont évidemment légitimes a priori; et par
conséquent le fait par lui-même ne prouve rien.
Cherchons maintenant, en considérant la philosophie en
elle-même et non plus dans son histoire, si son unité est toute

30
factice et toute collective, et si les différentes sciences qui la
composent n'ont d'autre lien qu'un lien négatif, celui de
l'indéterminé et de l'inconnu, et d'autre caractère distinctif que
de n'être pas des sciences constituées. Ce qui les unissait,
c'était un lien positif, une unité effective, à savoir l'unité de
l'univers. C'était l'unité de l'univers qui faisait l'unité de la
science. Sans doute, à mesure que les sciences spéciales
faisaient ces progrès, elles devenaient trop considérables pour
rester liées à leur centre, c'est-à-dire à la philosophie; elles ont
du se détacher en vertu de la division du travail; et, en se
détachant, elles s'opposaient à la science totale, mais non pas
comme le clair s'oppose à l'obscur, le déterminé à
l'indéterminé, mais comme le spécial s'oppose à l'universel.
Les sciences spéciales se séparant de la philosophie,
réciproquement la philosophie se dégageait des recherches
spéciales; mais elle ne renonçait pas à son caractère primitif,
qui est l'universalité. En effet, en quoi la philosophie de
Schelling et de Hegel, ou encore, si l'on aime mieux, la
philosophie d'Herbert Spencer est-elle moins encyclopédique,
moins vaste, moins riche en contenus que la philosophie de
Thalès ou même de Platon et d'Arislote? N'avons-nous pas
dans H. Spencer une cosmologie, une biologie, une
psychologie, une sociologie, exactement comme dans Aristote,
ce qui ne devrait pas être, si la philosophie allait toujours
s'appauvrissant par le fait de l'émancipation des sciences
spéciales? Le caractère commun qui unit les [29] sciences
philosophiques peut être sans doute obscur et difficile à
déterminer; mais il n'est pas pour cela l'inconnu et
l'indéterminé, au moins dans le sens tout négatif que l'on était
tenté d'abord de donner à ce mot. Mais la philosophie ne
s'appauvrit pas pour cela. On peut presque dire au contraire
que la philosophie est loin de s'appauvrir par l'émancipation
successive de ses colonies; car, comme une mère patrie, tout
en conservant son unité, elle a bénéficié de leurs richesses, et
s'est assimilé les plus importants de leurs résultats.
Ajoutons encore une autre considération. En disant que la
philosophie est la science de l'indéterminé, entend-on par là
qu'elle a pour objet des phénomènes et des êtres actuellement
indéterminés, qui peuvent devenir plus tard déterminés, c'est-

31
à-dire ramenés à leurs conditions d'existence phénoménales,
expérimentalement déterminables, ou bien faut-il entendre
indéterminés dans le sens de quelque chose qui exclut le
déterminisme et toute condition phénoménale, comme par
hypothèse: la liberté, l'âme ou Dieu. Dans le premier cas, il est
vrai que ces choses, actuellement non déterminées, mais qui
peuvent le devenir, en d'autres termes qui peuvent être objet
d'expérimentation physique, échapperont au domaine de la
philosophie pour donner naissance à une science spéciale.
Dans le second cas, ces objets ne rentreront jamais dans la
science positive; mais il ne s'ensuit pas qu'ils ne seront l'objet
d'aucune science. Dans le premier cas, l'unité philosophique ne
serait que provisoire; dans le second cas, elle serait réelle; la
philosophie aurait son objet propre, à savoir l'indéterminé,
c'est-à-dire ce qui ne peut être ramené aux conditions de
l'existence physique; et l'on ne serait pas autorisé à soutenir
qu'un tel objet n'est rien, à moins d'affirmer a priori ce qui est
en question, à savoir qu'il n'y a qu'un seul genre d'existence,
l'existence physique et phénoménale; et dire que ces objets
sont inconnus, c'est ne rien dire; ils ne le sont pas absolument,
puisqu'on en parle; et s'ils peuvent être connus dans une
certaine mesure, ils seront objet de science dans la mesure où
ils seront connus, mesure [30] qui ne peut pas être posée
d'avance, et qui ne peut être fixée que par la science elle-
même.
Par conséquent, la définition précédente laisserait
subsister la possibilité d'objets suprasensibles ou
métaphysiques, comme on les appelle, objets qui ne peuvent
pas être étudiés par les procédés ordinaires des sciences
positives, mais qui peuvent l'être autrement. C'est ce que
reconnaissait d'ailleurs le savant dont la définition a été le
point de départ de cette discussion:
«Je n'admets donc pas, disait Cl. Bernard, la philosophie
qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la
science qui voudrait supprimer les vérités philosophiques qui
sont hors de son propre domaine. La vraie science ne
supprime rien. Elle regarde en face, sans se troubler, les choses
qu'elle ne comprend pas encore… Nier ces choses ne serait pas
les supprimer: ce serait fermer les yeux et croire que la lumière

32
n'existe pas; ce serait l'illusion de l'autruche qui croit
supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable.»
À la définition précédente s'oppose en quelque sorte une
définition nouvelle qui en serait la contrepartie. La philosophie
ne serait pas seulement une science négative, placée sur les
confins des sciences proprement dites et représentant ce qui est
au delà, l'indéterminé et l'inconnu. Par l'autre côté, c'est-à-dire
de ce côté-ci de la réalité, la philosophie représenterait la plus
haute généralité scientifique. Par là, elle conserverait encore
son unité primordiale; elle serait bien la science de l'univers;
mais elle emprunterait tout son contenu aux sciences
particulières dont elle serait la synthèse. Cette conception, qui
est celle du positivisme, a été exprimée dans les termes
suivants, d'une manière poétique, par M. E. Renan: «La
philosophie offre cette singularité qu'on peut dire avec presque
autant de raison qu'elle est et qu'elle n'est pas. La nier, c'est
découronner l'esprit humain. L'admettre comme science
distincte, c'est contredire la tendance générale des études de
notre temps. Elle est moins une science qu'un côté de toutes
les sciences… La philosophie est l'assaisonnement sans lequel
tous les mets sont insipides, mais qui à lui seul [31] ne
constitue pas un aliment; — ce n'est pas nier la philosophie,
c'est l'ennoblir que de déclarer qu'elle n'est pas une science,
mais le résultat général de toutes les sciences; le son, la
lumière, la vibration qui sort de l'éther divin que tout porte en
soi.»2
Si l'on comprend bien cette définition, il semble qu'elle
consiste à substituer à la philosophie proprement dite ce qu'on
appelle l'esprit philosophique. Ce qui aurait de la valeur, ce ne
serait pas la philosophie elle-même, mais l'esprit de la
philosophie, le philosopher, το φιλοσοφειν; c'est une tendance
à rechercher en toutes choses l'idée générale qu'elle contient, la
pensée qui anime tout, l'élément caché qui est lié à tous les
phénomènes de l'univers; — on un mot, c'est l'esprit de
réflexion qui ne se borne pas au fait, mais qui recherche la
signification idéale du fait. La philosophie, c'est la pensée. Le
philosophe, c'est le penseur, le méditatif, le critique.

2. Renan, Dialogues. (Fragment, p. 286.)


33
Cette manière de voir a, comme la précédente, sa valeur et
sa vérité. C'est là sans doute un des grands côtés de la
philosophie. En dehors de son domaine propre, sans avoir pour
ainsi dire aucun objet déterminé et saisissable, elle subsiste
encore à titre d'esprit philosophique. À ce point de vue, elle est
partout; elle est dans la science, elle est dans la littérature, elle
est dans l'art. Il n'y a pas de grand savant ni de grand écrivain
qui ne soit philosophe; elle est la pensée même; et, à ce titre,
elle est présente à tous les modes de la pensée. Ce n'est donc
pas la diminuer, c'est au contraire en faire voir la haute valeur
que de la représenter comme l'assaisonnement universel,
comme la vibration de cet éther que tout porte en soi.
Mais, à considérer les choses avec moins de poésie et un
peu plus de précision, deux questions se présentent à l'esprit:
1° s'il n'y avait pas de philosophie, y aurait-il encore un esprit
philosophique? 2° Étant donné l'esprit philosophique, serait-il
possible de ne pas voir naître la philosophie?
[32] 1° Supposons qu'il n'y ait jamais eu dans le monde de
Socrate, de Platon, d'Aristote, d'Épicure, de Carnéade, de
Plotin, — ou encore de Descartes, de Leibniz, de
Malebranche, de Spinoza et de Kant; croyez-vous que la
philosophie existerait à titre d'esprit généralisateur, de
méditation réfléchie? Il ne faut pas oublier que les sciences
sont nées de la philosophie, et que ce n'est pas la philosophie
qui est née des sciences. La philosophie est née d'abord pour
elle-même; et, ayant ensuite divisé son objet primitif, qui était
l'univers entier, elle a engendré les sciences particulières. Mais
elle préexistait à titre de science universelle. C'est à ce titre
qu'elle a créé, conservé, alimenté cet esprit de généralisation,
de réflexion, cette révélation du caché sous l'apparent qui est
l'esprit philosophique. Sans doute, cet esprit peut ensuite se
détacher de sa source et subsister en son propre nom, en
dehors du domaine philosophique proprement dit, et
s'appliquant tantôt à l'histoire, tantôt aux sciences, tantôt à la
vie; mais cet esprit philosophique existerait-il s'il n'y avait pas
eu de philosophes, et subsisterait-il s'il n'y en avait plus? C'est
ce qui est en question.
Considérons maintenant l'intérêt de la science elle-même.
Elle croit souvent, ou plutôt certains savants croient de l'intérêt

34
de la science de supprimer les problèmes philosophiques,
comme vagues, obscurs, indéterminés, échappant aux prises de
la recherche scientifique proprement dite. Mais la science ne
s'aperçoit pas qu'elle a à soutenir de son côté une lutte
absolument semblable à celle de la philosophie, à savoir la
lutte contre l'esprit pratique, industriel, positif de notre temps,
qui est aussi opposé à l'esprit scientifique que l'esprit
scientifique peut l'être à l'esprit philosophique. En un mot, le
même conflit qui s'élève entre la science du déterminé ou
science positive, et la science de l'indéterminé ou philosophie,
le même conflit existe entre la science pure et la science
appliquée, entre la théorie et la pratique. Le même goût du réel
et du concret, qui porte souvent les savants à s'élever contre les
philosophes, porte aussi les praticiens à s'élever [33] contre les
savants. À quoi sert la théorie pure? Voilà le cri des hommes
positifs, des hommes d'affaires, des industriels, des
agriculteurs, etc. Sans doute, la science peut se défendre
encore dans une certaine mesure en invoquant les services
qu'elle rend à la pratique, comme la philosophie se défend
aussi par les services rendus par elle en logique et en morale;
et c'est par là en effet que la science réussit à se rendre
populaire. Mais que de recherches scientifiques qui n'ont
aucune application pratique! Et d'ailleurs ce n'est que pour le
dehors et pour sa défense matérielle que la science invoque
l'utilité pratique. Au fond, le savant ne reconnaît d'autre intérêt
que celui de la science elle-même, à savoir l'intérêt de la vérité
pure, de la vérité idéale. Mais au nom de quoi, dirai-je aux
savants, pourriez-vous faire valoir cet intérêt spéculatif et
idéal, si ce n'est au nom de la dignité de la pensée considérée
en elle-même? L'idée même de la science en tant que science a
besoin d'être défendue par des principes supérieurs à la science
elle-même. En un mot, c'est l'esprit philosophique qui anime et
soutient l'esprit scientifique, de même que c'est l'esprit
scientifique qui soutient et alimente l'esprit d'invention
pratique. En minant la philosophie, la science se minerait elle-
même.
Le même mouvement critique qui de la science s'élève
contre la philosophie, se manifeste dans la science elle-même.
C'est ainsi que les mathématiques, qui sont la partie idéale de

35
la science et qui autrefois passaient pour exercer légitimement
une haute suprématie sur les autres sciences, sont menacées,
dans cette surintendance générale, par les sciences purement
expérimentales. Dans les sciences expérimentales, les
conceptions théoriques, qui représentaient la part de la
philosophie dans les sciences, sont menacées par
l'expérimentation pure. Dans les sciences naturelles, les
grandes théories philosophiques sont également pressées de
très près par l'esprit empirique, qui ne cherche que
l'accumulation des faits. Ainsi en toutes choses le général est
combattu et refoulé par l'esprit de spécialité. Les sciences ont
donc de la peine à se [34] défendre elles-mêmes contre
l'envahissement d'un certain positivisme pratique; à fortiori
elles seraient impuissantes à défendre à elles seules l'esprit
philosophique, si la philosophie proprement dite disparaissait.
La chute de la philosophie entraînerait avec elle la chute de
l'esprit philosophique, qui entraînerait à son tour la chute de
l'esprit spéculatif, l'abandon des mathématiques
transcendantes, des hautes spéculations physiques et
biologiques, et enfin de l'esprit scientifique lui-même, de plus
en plus envahi par la pratique. Le maintien de la philosophie
est donc de l'intérêt commun de toutes les sciences. Elles ont
assez à se défendre elles-mêmes, et n'ont pas besoin de
prendre en main les affaires de la philosophie.
2° Notre seconde question était celle-ci: si la philosophie,
en tant que science distincte, venait à disparaître, et que
cependant l'esprit philosophique continuât à subsister, ne
ramènerait-il pas infailliblement avec lui, au bout d'un temps
quelconque, la philosophie elle-même, la philosophie
proprement dite, telle qu'elle a toujours existé? Par exemple,
supposons que, par suite de l'esprit critique et positif de notre
temps, on supprime absolument toutes les spéculations
philosophiques; pour rendre sensible l'argument, mettons sur
un bûcher, comme l'a fait Omar à Alexandrie, tous les écrits
philosophiques depuis Platon jusqu'à nos jours, et supposons
toutefois qu'il reste encore l'esprit philosophique: je dis que cet
esprit philosophique recommencera ce qu'il a fait à l'origine, et
ne se bornera pas aux problèmes spéciaux des différentes
sciences. Il remontera plus haut; il s'élèvera jusqu'à la nature

36
de la pensée, jusqu'à l'origine de l'univers, jusqu'aux lois de la
société humaine en général; il refera une philosophie première,
une psychologie, une logique, une morale, en un mot toute une
philosophie. Il recommencera toutes les grandes hypothèses de
l'histoire. En un mot, il reproduira tout ce qui a été détruit.
Serait-ce bien la peine d'avoir tout détruit pour tout
recommencer?
Ainsi la philosophie est liée à l'esprit philosophique. Elle
[35] en est la conséquence ou le principe. Elle l'engendre ou
elle en est engendrée. C'est comme si l'on disait que ce qu'il y
a d'intéressant dans une telle personne, c'est la beauté, mais
que les muscles, les os, la chair, ne sont rien: comme s'il
pouvait y avoir beauté sans un corps réel. La définition
précédente place très haut la philosophie; mais elle lui refuse
un corps réel; elle lui ôte toute substance, et ne conserve d'elle
que l'empreinte et le reflet. La doctrine d'une philosophie qui
ne serait qu'un assaisonnement sans être un aliment est donc
une vue incomplète et superficielle, et lorsqu'on la presse, elle
nous ramène en définitive à la doctrine reçue.
On pourrait sans doute donner plus de corps à la définition
précédente, en disant que la philosophie, considérée comme
synthèse des sciences, n'est pas seulement un assaisonnement
et ne se réduit pas au pur esprit philosophique. Elle aurait une
vraie substance, qui serait la réunion de toutes les plus hautes
généralités scientifiques. Ce serait alors la pure doctrine du
positivisme; mais nous nous réservons plus tard de faire de
cette doctrine un examen séparé. (Leçon XII.) Disons
seulement, quant à présent, que cette manière d'entendre la
philosophie comme une synthèse des sciences n'a jamais été
absente de la philosophie, et qu'elle représente, sinon le tout,
du moins une partie de la philosophie traditionnelle.
Une nouvelle définition de la philosophie sur laquelle
nous nous arrêterons moins, parce qu'elle est déjà plus ou
moins engagée dans les définitions précédentes, est celle-ci:
La philosophie n'est pas une science; c'est un art; c'est quelque
chose d'intermédiaire entre la poésie et la religion; c'est, dit-
on, l'œuvre de l'initiative individuelle. Chacun se fait sa
philosophie. Ce qui prouve la même vérité, c'est que la
philosophie a été parfaite dès le premier jour. Comme on n'a

37
pas surpassé Homère, on n'a pas surpassé Platon. C'est encore
à M. Renan que nous emprunterons l'expression la plus nette
de ce point de vue: «Ce n'est point à des sciences particulières
que l'on peut assimiler la philosophie; on sera mieux dans le
vrai en rangeant le mot de philosophie dans la même [36]
catégorie que les mots d'art et de poésie. La plus humble
comme la plus sublime intelligence a sa façon de concevoir le
monde. Chaque tête pensante a été à sa guise le miroir de
l'univers. Chaque être vivant a eu son rêve; grandiose ou
mesquin, plat ou sublime, ce rêve a été sa philosophie. La
philosophie, c'est l'homme même. Chacun naît avec sa
philosophie, comme son style. Cela est si vrai que l'originalité,
en philosophie, est la qualité la plus requise, tandis que, dans
les sciences positives, la vérité des résultats est la seule chose
à considérer.»3 Si l'on veut dire que, dans toute philosophie, il
y a une œuvre d'art, une œuvre d'imagination, cela est vrai.
Certes, il ne faut pas une petite imagination pour inventer la
théorie des idées, la théorie des hypostases, l'infinité des
mondes, l'harmonie préétablie, l'idéalisme transcendantal; or
toute création est œuvre d'imagination. Mais de là conclure
que la philosophie n'est qu'une œuvre d'art, une œuvre
d'imagination, c'est tout autre chose. En effet, la science elle-
même, en un sens, est aussi une œuvre d'imagination; il ne faut
pas non plus une petite imagination pour qu'à propos d'une
pomme qui tombe on devine le système de la gravitation
universelle, pour qu'à propos d'un os ou d'une dent on
reconstitue un animal entier, pour qu'à propos d'une étude
spéciale sur les pigeons on entrevoie tout le système de la
transformation des espèces. Même dans les mathématiques, il
y a une part d'imagination, et d'Alembert disait qu'il faut autant
d'imagination pour être géomètre que pour être poète. De plus,
c'est une erreur de représenter le savant comme un être
impersonnel, entièrement confondu avec la vérité objective.
Au contraire, chaque savant a son génie propre, chaque
géomètre a son style. Donc l'art n'exclut pas la science. Que la
part de l'imagination soit plus grande, parce que la part de
l'hypothèse est plus grande, cela se comprend; mais

3. Renan, Dialogues, p. 287.


38
l'hypothèse, c'est encore la science, elle est assujettie à des
conditions scientifiques. Au fond, il y a parité entre la
philosophie et les [37] sciences; et elle peut être une œuvre
d'art sans cesser d'être une œuvre de science.
La vraie question est de savoir si les hypothèses
philosophiques sont des fictions libres: ce qui est le propre de
l'art. Ne sont-elles faites que pour charmer l'esprit, comme les
poèmes et les romans, on les appellera alors belles, jolies,
ingénieuses: il sera indifférent qu'elles soient vraies ou
fausses. Au contraire, sont-ce des conceptions rationnelles,
ayant pour objet l'explication des choses: à ce titre, on les
appellera vraies, probables, douteuses, erronées. Elles pourront
être belles aussi; mais ce sera alors une qualité accessoire, qui
d'ailleurs ne manque même pas aux vérités scientifiques les
mieux démontrées. N'entendez-vous pas les géomètres parler
du beau théorème de celui-ci et de l'élégante démonstration de
celui-là? La science n'exclut donc pas l'art; et la beauté
n'exclut pas la vérité. Or, ce qui prouve que les hypothèses ont
rapport à la vérité, et non pas seulement à la beauté, c'est qu'on
les discute, c'est qu'elles donnent leurs raisons, c'est qu'elles se
contredisent et se combattent les unes les autres. Sans doute,
l'hypothèse n'est pas une vérité certaine; autrement, ce ne
serait pas une hypothèse; mais c'est une vérité cherchée,
anticipée, supposée, qui devra être ultérieurement démontrée,
ou tout au moins qui devra servir à satisfaire l'esprit en
établissant un certain ordre entre les phénomènes, et en
expliquant au moins quelques-uns. S'il ne s'agissait que de
fictions libres, que servirait-il de chercher à démontrer ou à
réfuter une hypothèse? Qu'elle soit belle et agréable, serait tout
ce qu'il faudrait. Il y a sans doute des degrés dans l'hypothèse.
Les hypothèses de la métempsycose ou de l'âme des plantes ne
sont pas loin d'être de pures créations de l'imagination. Mais
en quoi les hypothèses du mécanisme ou du dynamisme, du
vitalisme ou de l'animisme, de la sensation transformée, de
l'idéalisme transcendantal, en quoi, dis-je, de telles hypothèses
différent-elles, sauf pour le degré de précision, des hypothèses
purement scientifiques, telles que celles de l'atomisme ou de
l'éther?

39
[38] Si nous consultons les grands philosophes, nous
verrons qu'ils n'ont jamais considéré leurs systèmes comme de
simples fictions. On a pu le dire de Platon, parce qu'en effet il
a mêlé beaucoup d'imagination et de fantaisie à sa philosophie.
De là cette hypothèse de quelques critiques que Platon n'est
qu'un poète, même en philosophie, et qu'il n'a jamais pris la
philosophie au sérieux. Mais rien n'est plus douteux que cette
supposition; et le témoignage d'Aristote, qui ne cesse de
combattre Platon dans tous ses écrits, et de lui attribuer un
système très lié, suffit, je crois, pour l'infirmer. Car lui, qui
était un vrai savant, aurait-il à tant de reprises poursuivi une
polémique si profonde et si persistante contre un pur jeu
d'esprit? Mais enfin, Platon écarté, de quel autre philosophe
pourrait-on soutenir qu'il n'a cherché dans la philosophie qu'un
simple amusement de l'imagination? Dites donc à Spinoza que
son système n'est qu'un poème, qu'une fiction. Pour lui, au
contraire, son système est la vérité vraie, aussi bien que pour
Newton l'attraction universelle. On peut dire sans doute que
les philosophes sont des artistes inconscients, dupes de leurs
propres fictions, comme Don Quichotte des romans de
chevalerie. Mais, en supposant qu'il en ait été ainsi jusqu'ici,
une fois le secret éventé, on aurait coupé court à toute
philosophie. Car quel philosophe consentirait à chercher des
hypothèses uniquement pour l'amusement et pour la
réjouissance de son esprit? On a dit souvent, et c'est une autre
forme de la même opinion, que l'intérêt de la philosophie est
dans la recherche et non dans la possession de la vérité; et l'on
attribue à Lessing ou à tel autre cette parole que, si on lui
offrait la vérité toute faite, il n'en voudrait pas. Pascal a dit
également dans le même sens: «Donnez au chasseur le lièvre
pour lequel il a couru toute la journée, il le refusera.» Soit;
cela est vrai; mais dites aussi à un chasseur de chasser dans un
bois où il sait qu'il n'y a pas de gibier, il s'y refusera
également. L'exercice de nos facultés est un plaisir, mais à la
condition qu'elles aient un objet réel. Autrement nous serions
semblables aux solitaires de la Thébaïde qui plantaient un [39]
morceau de bois mort dans le désert, et se donnaient la peine
de l'arroser, pour pouvoir dire qu'ils se livraient au travail.

40
Sans doute il y a en philosophie quelque chose de
personnel. Chacun se fait sa philosophie; et chaque
philosophe, même le plus humble, est le miroir de l'univers.
Sous ce rapport, la philosophie a de l'affinité avec la religion.
Mais autre chose est l'art, autre chose est la religion. Il faut
choisir. La philosophie est-elle l'un ou l'autre? La religion n'est
pas l'œuvre de l'initiative individuelle purement libre. C'est
une œuvre ou d'inspiration ou de choix, mais de choix motivé.
La religion, comme la philosophie, a pour objet la vérité, non
la fiction. On peut dire sans doute que l'art aussi a pour objet la
vérité, qu'il crée lui-même un monde plus vrai que le monde
réel: cela est possible; mais ce que la philosophie veut
expliquer, c'est le monde réel; même quand la philosophie
conçoit l'idéal, elle ne le donne que comme idéal; et en cela
même, comme la géométrie, elle est encore scientifique.
Quant à l'objection que la philosophie a été parfaite du
premier coup, elle est fort sujette à contestation. Il n'y a rien de
plus parfait que Platon comme artiste; mais il est difficile de
soutenir qu'en philosophie il n'y a eu de Platon à Kant aucun
progrès. Si la philosophie a trouvé du premier coup. toutes les
grandes hypothèses, cela tient à ce que ces hypothèses sont
très simples, et qu'à mesure qu'on s'élève à des questions de
plus en plus générales, le nombre des hypothèses diminue.
Mais c'est le développement même de ces hypothèses qui
constitue la science.
Pour en finir avec ces diverses conceptions récentes sur
l'objet de la philosophie, on pourrait en ajouter une quatrième,
que je n'ai pas vue à la vérité exprimée encore d'une manière
formelle et systématique; mais elle se mêle souvent à d'autres
idées, et je l'ai souvent entendu exprimer dans la conversation.
C'est que la philosophie doit se borner à l'histoire de la
philosophie. La philosophie a représenté un certain état de
l'esprit humain; cet état a produit les plus belles œuvres, qu'il
faut reconnaître. Mais c'est une science finie, une science [40]
morte. Ce qui le prouve, c'est l'importance même attachée à
l'histoire de la philosophie. Les sciences vivantes ne
s'occupent pas de leur histoire. Les vieillards seuls rassemblent
leurs souvenirs. Cependant la philosophie ne doit pas périr;
mais elle survivra sous forme d'histoire de la philosophie.

41
Cette conception provoque encore plusieurs objections: 1°
L'histoire de la philosophie est incompréhensible sans la
philosophie elle-même. Il faudra donc toujours faire la science
avant de passer à l'histoire de cette science. D'ailleurs une
science finie n'en est pas moins une science. Telle est, par
exemple, l'arithmétique élémentaire, la logique formelle. — 2°
Quand on a conduit l'histoire de la philosophie jusqu'au temps
présent, on est forcé d'aller plus loin, on se demande ce que
deviendront les problèmes après nous. — 3° Rien qu'en se
bornant aux données fournies par l'histoire de la philosophie,
on ferait encore une philosophie.
En résumé, toutes les définitions précédentes ont un défaut
visible: c'est que toutes impliquent le scepticisme, c'est-à-dire
un certain système de philosophie. C'est un moyen subreptice
de faire passer le scepticisme sous le couvert d'une définition.
Supposons en effet qu'il y ait des vérités en philosophie: il ne
sera plus vrai de dire qu'elle est la science de l'inconnu, qu'elle
est un art, une poésie, un assaisonnement, en un mot une
forme vide. On ne peut donc admettre ces définitions sans
admettre par là même une certaine solution, à savoir la
solution sceptique. Mais, à moins de faire une pétition de
principe trop manifeste, on ne peut nier que cette solution ne
soit elle-même en question comme les autres; on ne peut donc
lui constituer un privilège et lui assurer d'avance la
prééminence par une définition préjudicielle.
Toutes ces définitions ont un caractère commun: elles sont
d'accord pour retrancher à la philosophie tout contenu positif,
et la réduire soit à une forme vide, soit à une activité pure de
l'esprit. Nous croyons au contraire que la forme est inséparable
du fond, et qu'une activité pure qui s'exercerait à vide se
dévorerait elle-même.

42
LEÇON III
DU CRITERIUM EN PHILOSOPHIE

Messieurs,

Nous continuerons à nous demander si la philosophie est


une science, et à quelles conditions elle peut en être une.
Est-ce en l'assujettissant aux mêmes conditions que les
sciences dites positives, c'est-à-dire en s'efforçant d'appliquer
aux problèmes philosophiques la méthode expérimentale et le
calcul?
Non; car ce serait précisément accorder que, tant qu'on n'a
pas appliqué ces méthodes, la philosophie n'a pas été une
science; et ce serait abdiquer devant la science positive.
Nous ne voulons pas dire que dans telle question
philosophique spéciale, par exemple dans telle partie de la
psychologie touchant à la physiologie, on ne puisse avec fruit
appliquer la méthode expérimentale; que dans telle partie de la
logique on ne puisse faire usage de la méthode mathématique;
mais en principe, dans la généralité de la science philosophi-
que, la méthode n'est ni la méthode expérimentale ni le calcul,
et ce serait précisément renoncer à l'originalité de la
philosophie que de lui imposer ces deux méthodes.
En effet, la méthode expérimentale et le calcul ne peuvent
s'appliquer qu'à des phénomènes, et à des phénomènes plus ou
moins réductibles à l'étendue. S'imposer ces deux méthodes
comme les seules méthodes scientifiques, ce serait accorder
qu'il n'y a que des phénomènes, et des phénomènes matériels,
puisque ceux-là seuls sont mesurables et réductibles à
l'étendue. Ce serait donc nier l'objet propre de la [42]
philosophie, à savoir ce qui, par hypothèse, est au delà des
phénomènes et ce qui est irréductible à l'étendue.
C'est de la philosophie en tant que telle qu'il faut chercher
si elle est une science, et non pas en tant qu'elle
43
s'abandonnerait elle-même et se rangerait sous la bannière des
sciences positives. Comment donc la philosophie peut-elle être
une science? Si nous comparons la philosophie aux sciences
proprement dites, nous verrons que dans toutes on fait une
distinction entre les vérités acquises et les opinions contestées.
Les vérités acquises constituent le corps de la science. Les
opinions en hypothèses constituent le ferment de la science, le
principe actif qui la pousse en avant, et qui sert à accroître sans
cesse le nombre des vérités acquises.
Pourquoi cette distinction n'a-t-elle pas été appliquée à la
philosophie?
D'abord il est vrai de dire qu'en philosophie le champ de
l'opinion est beaucoup plus étendu que dans les autres
sciences. C'est là ce qui frappe le plus. Il faut donc reconnaître
que le nombre des vérités acquises que l'on peut invoquer en
philosophie est beaucoup moins considérable que partout
ailleurs.
Une seconde difficulté, plus grave que la précédente, c'est
qu'en philosophie la part de ce qui est acquis est toujours
tellement mêlée au point de vue systématique et hypothétique
qui constitue les diverses écoles, qu'il est bien difficile de
démêler l'un de l'autre ces deux éléments. Toutes les
propositions d'un système sont liées à ce système; et, quoiqu'il
puisse y avoir une part de vérité dans ces propositions, il
semble que l'on ne puisse admettre cette part de vérité sans
admettre par là même le système qui la suggère. Comment
admettre ce qu'il y a de vrai dans le système de la sensation
transformée, sans admettre par là même ce système? De même
comment admettre ce qu'il y a de vrai dans l'innéité, sans
admettre par là même le système de l'innéité? Car de deux
choses l'une: ou il y a des idées innées, ou il n'y en a pas; s'il
n'y en a pas, il n'y a rien de vrai dans le système. Il [43] en est
de même de l'évolutionnisme, du panthéisme. Vouloir tirer
quelque chose de vrai de tous ces systèmes, n'est-ce pas
s'exposer à de perpétuelles contradictions?
Mais une dernière raison qui rend très difficile le départ du
certain et de l'incertain dans toutes les doctrines philosophi-
ques, et la plus importante de toutes, c'est que dans les autres
sciences l'opinion n'est rien qu'une opinion, tandis qu'en

44
philosophie l'opinion est tout autre chose qu'opinion; elle
devient croyance. Dans les sciences, le savant est indifférent,
au fond, sur la réalité objective de son hypothèse (abstraction
faite, bien entendu, de l'amour-propre et du point d'honneur
qui le fait tenir à ses opinions). Mais, en réalité, qu'il y ait un
seul fluide ou deux, ou même point du tout, que la lumière soit
une substance ou un mouvement, qu'elle se propage par
émission ou par ondulation, que la matière soit ou non
composée d'atomes, que la maladie soit produite ou non par
des microbes, tout cela lui est absolument égal. Il est habitué
depuis longtemps à séparer le domaine du certain de celui de
l'incertain; il reconnaît volontiers que son opinion n'est qu'une
opinion.
Il n'en est pas de même en philosophie. La philosophie,
partout où elle s'est développée, est sortie de la religion; et les
doctrines philosophiques, avant de se produire sous la forme
d'opinions et systèmes, existaient en grande partie sous forme
de croyances religieuses. En passant de la religion à la
philosophie, soit que la philosophie ne soit que l'auxiliaire de
la religion, soit qu'elle en soit le succédané, la remplaçante,
ces croyances sont restées croyances, c'est-à-dire tenant au
fond de l'âme, aux intérêts de l'âme, liées au sentiment et à
toute la vie morale. Obtenir donc de ces âmes de reconnaître
ces sortes de croyances à titre d'opinions hypothétiques qui ne
peuvent être acceptées ou admises provisoirement qu'en raison
de leur probabilité plus ou moins grande, c'est ce qui paraît
impossible. De là, on le voit, une bien plus grande difficulté
que dans les autres sciences de détacher la partie solide et
acquise de la partie controversée.
[44] Comment admettre que ces croyances qui sont la vie
de l'âme ne sont que des hypothèses comme les autres? On
citera comme un manque de respect envers la Divinité le mot
célèbre de Laplace à Napoléon qui s'étonnait de ne pas voir le
mot Dieu dans la Mécanique céleste: «Sire, je n'ai pas eu
besoin de cette hypothèse.» On citera, dis-je, cette parole
comme irrespectueuse et impie, tandis qu'au fond quoi de plus
rationnel, quoi de plus philosophique que de ne pas invoquer
une hypothèse quand on peut s'en passer? Non sunt entia
multiplicanda prsæter necessitatem. Sans doute, Laplace a eu

45
peut-être tort de croire que l'on peut expliquer la mécanique du
monde sans Dieu; mais, l'ayant cru, il avait raison de n'en pas
parler, et il n'était pas plus coupable pour cela que celui qui
croit pouvoir se passer d'atomes en chimie, quoique de grands
savants prétendent que c'est la seule explication rationnelle des
phénomènes chimiques.
On remarquera d'ailleurs que cet intérêt pratique et moral
qui fait que les philosophes sont attachés plus que par l'esprit à
telles ou telles opinions n'est pas seulement le propre de ceux
qui ont conservé en philosophie le fond des doctrines
religieuses, tout en leur ôtant leur appareil théologique. Cela
est tout aussi vrai de ceux qui repoussent ces croyances; et l'on
a souvent remarqué, nous avons encore l'occasion de
remarquer tous les jours que les matérialistes, athées,
sceptiques de toute nature, sont, pour la défense de leurs
opinions, aussi passionnés, aussi intolérants que leurs
adversaires. Pour les uns comme pour les autres, l'hypothèse
est une croyance. On a dit avec raison que Lucrèce est un
Pascal athée; il traite l'épicurisme comme une religion; il y
trouve la paix, la consolation que les autres trouvent dans la
doctrine contraire. Bien plus, ceux-là mêmes qui prétendent
constituer la philosophie scientifiquement, lui donner une
forme scientifique, tiennent bien moins aux faits vrais qu'ils
introduisent dans la science qu'aux conclusions finales qui
pourraient résulter de ces faits. Par exemple, ils traitent des
maladies de la volonté et de la personnalité, non [45] pas tant
pour introduire ce fait, si important cependant par lui-même, à
savoir qu'il y a des maladies de la volonté et des maladies de la
personnalité, que pour faire conclure que la volonté et la
personnalité sont des accidents du système nerveux, de telle
sorte qu'il est très difficile de faire la part de ce qui est
scientifique et de ce qui ne l'est pas. Ce qui est scientifique,
c'est que la volonté et la personnalité sont liées à des
conditions physiques dont l'altération se manifeste dans le
domaine psychologique; ce qui ne l'est pas, et ce qui reste en
question, c'est que la volonté et la personnalité ne sont que des
phénomènes physiologiques; et cependant c'est cette
conclusion non scientifique à laquelle tiennent le plus ceux qui
prétendent instituer la philosophie scientifiquement. Chez eux

46
aussi, l'opinion prend la forme de la croyance, et ils la
défendent avec la même intolérance que ceux qui soutiennent
l'opinion contraire.
Il y a encore une raison pour laquelle les philosophes ne se
sont pas suffisamment appliqués à faire la part dans leur
science de ce qui est acquis et de ce qui ne l'est pas. L'esprit
philosophique consiste surtout à penser par soi-même. Il en
résulte que ce à quoi un philosophe tient le plus, ce sont ses
propres idées; or les vérités acquises, ce ne sont pas ses idées à
lui, ce sont les idées de tous. De là une tendance naturelle à
écarter, à passer sous silence, à légèrement dédaigner tout ce
qui est connu. Aussi y a-t-il une objection qui revient souvent
dans les débats philosophiques: c'est que telle proposition,
telle généralité, est un lieu commun, une banalité. C'est une
vérité, si l'on veut, mais une vérité inutile à dire, tant elle est
rebattue; peu à peu on applique la même qualification à toutes
les propositions qui ont un certain caractère d'évidence et de
solidité; de sorte que la philosophie finit par ne plus se
composer que de propositions excentriques et exclusivement
individuelles. Si on allait jusqu'au bout de cette méthode, la
philosophie ressemblerait à une maison de fous, où chacun suit
son idée, sans s'occuper de son voisin. Dans un célèbre article
que [46] nous avons plusieurs fois cité, M. Renan, pour établir
que la philosophie n'est pas une science comme les autres, dit
qu'en philosophie «l'originalité est la qualité la plus requise,
tandis que dans les autres sciences, c'est la vérité des résultats
qui importe». Mais pourquoi, en philosophie, la vérité des
résultats n'importerait-elle pas aussi? Est-ce que, dans les
sciences, la vérité des résultats empêche l'originalité? Voit-on
le savant, par une recherche maladive de l'originalité, traiter de
lieu commun et de banalité la théorie de l'addition et de la
soustraction, parce qu'elle est très simple, très connue et à la
portée des enfants? Ce haut dédain à l'égard des vérités
simples, loin de servir à faire avancer la science, comme on le
prétend, ne peut, au contraire, que l'arrêter en l'encombrant
d'une masse d'opinions individuelles sans portée et sans
solidité. Pour faire avancer la science, il faut partir de ce qui
est acquis, et ce progrès n'est vraiment définitif que lorsqu'on

47
voit clairement comment le nouveau se rattache au passé, et
comment il enrichit la science sans la renverser.
Pour nous résumer, on voit qu'il y a un grand nombre de
causes diverses qui ont empêché d'appliquer en philosophie la
méthode de discrimination qui distingue partout ailleurs le
certain du probable, du douteux et du faux.
Cette méthode est-elle donc absolument inapplicable à la
philosophie? Nous ne le croyons pas. Lors même qu'il faudrait
se résigner à ne pas l'appliquer à la rigueur, tout au moins
devrait-on s'en servir comme d'une direction, d'une tendance
que l'on doit toujours avoir présente devant les yeux, comme
d'une règle qui nous mettrait sur la voie.
Essayons d'indiquer comment on pourrait se servir de cette
règle, en s'approchant autant que possible de l'idéal que nous
avons décrit.
Voici quelle serait cette règle: doit être considérée comme
scientifique en philosophie toute proposition, toute expérience,
toute distinction réelle ou formelle, en un mot toute vérité
accordée par toutes les écoles de philosophie sans exception.
[47] Cette règle est susceptible de soulever quelques
difficultés. On pourrait faire observer que c'est en revenir
purement et simplement au critérium du consentement
universel; et l'on sait quelles objections s'élèvent contre ce
critérium. Je réponds qu'il n'est nullement question ici de
résoudre théoriquement la question du critérium de certitude.
Cette question est une question de métaphysique qui ne peut
être traitée que par la philosophie et ne peut être résolue avant
toute philosophie. Cette question, d'ailleurs, pèse sur toutes les
sciences aussi bien que sur la philosophie elle-même: les
mathématiques y sont tout aussi intéressées que la métaphysi-
que. Il ne s'agit donc pas ici d'un critérium théorique du vrai et
du faux d'une manière absolue. Il s'agit d'un critérium pratique
purement externe, lequel dans toutes les sciences sert à faire la
part de ce qui est acquis et de ce qui ne l'est pas.
En définitive, à quel signe reconnaître dans les sciences
que telle ou telle vérité est acquise, fait partie de la science
faite, et non de la science en voie de se faire? À ce signe que
cette vérité est en dehors de la controverse, qu'elle n'est plus
objet de dispute. Sans doute la croyance à cette vérité ne

48
repose pas sur cet accord des opinions: c'est l'évidence qui
nous la donne. Nous croyons au carré de l'hypoténuse parce
qu'il est démontré, et non parce que tous les géomètres nous
affirment que cela est vrai. Mais qu'est-ce qui prouve que c'est
démontré? C'est que personne ne le conteste; en d'autres
termes, c'est que quiconque refait ou refera le raisonnement
des géomètres est frappé ou sera frappé de la même évidence.
C'est pourquoi personne ne conteste. Cela finit tout. La même
chose est vraie dans les sciences de fait, où quiconque peut
refaire une expérience en constate lui-même la vérité. De là
vient que l'on ne dispute plus. Au contraire, que reproche-t-on
précisément à la philosophie? C'est qu'elle n'est qu'une science
de dispute et de controverse, et qu'il n'y a aucune question que
l'on puisse dire résolue. Mais cela vient peut-être de ce qu'on
ne cherche pas cet accord, ou que l'on demande trop à la
science, et que l'on exige d'elle des solutions [48] absolues, au
lieu de se contenter, comme dans toutes les sciences, de
solutions partielles ou relatives. Si donc, en y regardant de
plus près, on pouvait établir qu'en philosophie il y a des vérités
acquises, en dehors de toute controverse, on aura établi ce qu'il
y a de scientifique en philosophie.
On dira que le nombre des propositions non controversées
est bien petit, qu'il y a bien peu de choses dont on ne dispute
pas, que même le cogito ergo sum de Descartes a pu être
l'objet de longues disputes, que les vérités que l'on obtiendrait
ainsi, par exemple, A = A, sont de si peu d'utilité et de fertilité
qu'il n'est jamais nécessaire de les recueillir. Mais il ne s'agit
tout d'abord ni du nombre de ces vérités, ni de leur utilité, ni
de leur intérêt esthétique. Il s'agit avant tout de vérité; si peu
que ce soit que l'on pourrait sauver par cette méthode (et en
réalité on en sauverait bien plus qu'on n'est tenté de le croire),
toujours est-il que, dans cette mesure, la philosophie
contiendrait un élément solide comparable à ceux qui
procèdent des autres sciences. On partirait de quelque chose de
fixe, et l'on aurait une base d'opération non contestée.
Mais ce que vous proposez, dira-t-on, à savoir séparer,
comme dans les autres sciences, le certain de l'incertain, les
vérités acquises des vérités disputées, une telle méthode est-
elle autre chose que le doute méthodique de Descartes, qui

49
consistait à mettre à part tout ce qui peut être objet de cloute,
et de ne conserver que ce qui est absolument évident? Il y a
évidemment de l'analogie entre ces deux méthodes; mais il y a
aussi d'importantes différences. Le doute méthodique est une
méthode spéculative, qui a pour but d'atteindre l'évidence
absolue. Tant qu'il reste un atome de doute possible, si
hyperbolique que puisse être ce doute, fût-ce l'hypothèse
bizarre d'un malin génie qui se moque de nous, fût-ce la
chance minime de nous tromper dans nos raisonnements parce
que nous pouvons avoir oublié les prémisses quand nous
arrivons aux conclusions, fussent même les vieilles objections
banales des sceptiques, Descartes passera outre; il ne saura s'il
veille ou s'il dort, s'il a un corps ou s'il n'en [49] a pas. Il ne
s'agit de rien de semblable dans notre proposition. Il ne s'agit
que d'un critérium tout empirique et pratique, semblable à
celui dont on fait usage dans toutes les autres sciences. Le
savant, lorsqu'il fait de bons raisonnements ou de belles
expériences, ne se trouble pas l'esprit en se demandant s'il dort
ou s'il veille, si ses sens le trompent, et il se contente de se
demander si ses raisonnements sont acceptés par les savants,
ou si ses expériences sont confirmées par les expériences des
autres. Si ces conditions sont remplies, il affirme que l'on a
trouvé la vérité sur ce point, et il passe à une autre recherche.
Pourquoi n'en serait-il pas de même en philosophie? Il sera
toujours temps de chercher la méthode absolue; et cela même,
si on le trouve, sera une de ces vérités qu'il s'agit de mettre à
part. Il est clair que le doute méthodique est la méthode idéale
de celui qui voudrait se placer en quelque sorte, comme Dieu
lui-même, au centre de la vérité. Mais en ce moment nous ne
visons pas si haut. Il suffit qu'il y ait un accord assez grand
entre les philosophes pour donner une sécurité relative,
sécurité qui deviendra de plus en plus grande à mesure que le
nombre de ces vérités augmentera.
Cependant c'est peut-être placer trop haut notre idéal que
de vouloir tout d'abord demander un accord possible entre
toutes les écoles philosophiques sans exception. Il sera plus
sage de se contenter tout d'abord d'un accord relatif et limité
et, au lieu de s'adresser à tous les systèmes de philosophie,
considérer seulement différents groupes et systèmes qui, sur

50
des questions spéciales, forment antithèse et sont le plus
éloignés possible l'un de l'autre. En se renfermant dans ces
limites, on dira:
Est scientifique (au moins relativement) par rapport à deux
systèmes opposés, tout ce qui est reconnu ou doit être reconnu
d'un commun accord par l'un et l'autre de ces deux systèmes.
Prenez, par exemple, les deux plus vieilles hypothèses que
nous présente l'histoire de la philosophie, celle du
spiritualisme [50] et celle du matérialisme. Qu'y a-t-il ou que
doit-il y avoir d'accordé entre ces deux écoles? Il y a ceci, à
savoir: 1° l'action du physique sur le moral; 2° l'existence des
faits de conscience.
D'une part le spiritualiste, s'il est loyal et sincère, accorde
ou doit accorder que le corps agit sur l'âme, et que la faculté de
penser est plus ou moins sous l'influence des conditions
physiques et organiques: que, par exemple, un coup de bâton
appliqué sur la tête vous ôte la faculté de penser.
Réciproquement, le matérialiste le plus intrépide accorde
ou doit accorder qu'il y a des faits de conscience, à savoir des
faits immédiatement aperçus par celui qui les éprouve, et qui
ne sont aperçus par aucun autre que par lui; en un mot des faits
subjectifs tout à fait distincts de ceux qui frappent les sens
externes.
Jusqu'à quel point le premier de ces deux faits (l'action du
physique sur le moral) autorise-t-il la conclusion des
matérialistes, à savoir que la pensée est le résultat de la
matière?
Jusqu'à quel point du second de ces deux faits, la
subjectivité des faits de conscience, peut-on conclure que la
pensée est un fait sui generis indépendant de la matière?
Ces deux questions sont le point de débat entre les deux
écoles; mais, en faisant abstraction de ces questions et de ces
conclusions, il reste toujours ceci d'établi, à savoir l'influence
du physique sur le moral, et l'existence des faits subjectifs.
À ces deux premières vérités j'en pourrais joindre une
troisième, à savoir l'influence réciproque du moral sur le
physique; mais comme les matérialistes pourraient ici
équivoquer, je passe sur ce troisième point, et je m'en tiens aux
deux premiers.

51
On dira que c'est là bien peu de chose, que ce sont là des
vérités de sens commun et non des vérités scientifiques. Mais
ce ne sont point des vérités si médiocres, car chacune de ces
vérités peut devenir le point de départ d'une science [51]
spéciale: l'analyse de tous les faits physiologiques qui ont leur
conséquence dans le moral, en d'autres termes, des rapports du
physique et du moral, est une science tout entière. De même,
les phénomènes de conscience sont l'objet d'une science
distincte, à savoir la psychologie subjective ou introspective.
On peut donc, en laissant de côté la question de principe,
constituer sur les données accordées de part et d'autre deux
sciences très vraies et très solides. Ce sont donc des vérités
très fécondes, et en tout cas ce sont deux vérités.
On dira peut-être que, par cette méthode d'abstraction
spéculative, on retrancherait de la science tout ce qui en fait
précisément l'intérêt, pour ne conserver que l'étude de ce qui
nous est indifférent.
Mais nous ne retranchons rien du tout. La science
comprend non seulement les questions résolues, mais encore
les questions à résoudre. Le partage que nous avons fait n'ôte
rien à l'intérêt des problèmes et n'empêche nullement d'en
poursuivre l'étude. Les choses restent exactement dans le
même état qu'auparavant. Nous avons seulement constaté un
fait: c'est que, dans le débat en question, il y a des choses
accordées de part et d'autre, et d'autres qui ne le sont pas. Les
premières constituent le corps de la science; les secondes, la
science militante, la science en voie de formation. Nul doute
que, pour la valeur intrinsèque, les secondes propositions ne
l'emportent de beaucoup sur les premières. C'est ce qui n'est
pas contesté. Mais ce qui ne l'est pas non plus, c'est que sur ces
choses si importantes et si précieuses l'accord n'est pas fait.
Pourquoi donc ne consentirait-on pas d'abord à constater ce
qui est accordé, sauf à continuer pour le reste à disputer
comme auparavant?
On remarquera ici, en outre, que ce qui est accordé par les
deux écoles en question le sera probablement aussi par toutes
les autres: car ces deux écoles sont les plus intéressées dans la
question. Chacune d'elles est intéressée à accorder le moins
possible à l'école adverse. Ce qui est accordé, [52] c'est ce qui

52
ne peut être refusé, même en se plaçant au point de vue le plus
rigoureux. À plus forte raison, les autres écoles ne peuvent
refuser ce que matérialistes et spiritualistes ont accordé. Par
exemple, le panthéisme, qui a la prétention de se placer au-
dessus de l'un et de l'autre, n'a nul intérêt à nier l'action du
physique sur le moral, ni l'existence des faits de conscience.
Aussi Spinoza ne nie-t-il ni l'une ni l'autre. Le sensualisme
peut évidemment accorder les deux propositions. L'idéalisme
seul pourrait faire quelques difficultés, parce que, n'admettant
pas l'existence de la matière et réduisant tout aux faits de
conscience, il pourrait à la rigueur contester l'action du
physique sur le moral. Mais ce n'est que spéculativement que
l'idéalisme nie l'existence de la matière. Il admet bien ce fait
qu'il existe un monde objectif, apparent ou réel; or il est
certain que ce monde apparent se présente à nous comme
conditionnant d'une certaine manière les manifestations de
l'esprit. L'explication au fond pourrait être différente; mais le
fait général d'une action du corporel sur le spirituel peut être
accepté par l'idéalisme aussi bien que par les autres écoles de
philosophie.
Appliquons la même méthode aux diverses controverses
philosophiques, on verra toujours un fond accepté d'un
commun accord et une partie controversée.
Sur le débat du sensualisme et du rationalisme, ou, pour
être plus clair, de l'apriorisme, d'une part il faut accorder au
sensualisme, au moins provisoirement, que les idées abstraites
et générales peuvent être tirées de la sensation: je dis
provisoirement, parce que même la faculté d'abstraire et de
généraliser suppose peut-être encore, comme le veut
Malebranche, l'idée de l'infini; mais nous pouvons faire tout
d'abord abstraction de ce point de vue. D'autre part, il faut
accorder à l'apriorisme que, parmi ces idées générales, il en est
de fondamentales, qui sont mêlées à tous nos jugements et qui
paraissent marquées d'un double caractère d'universalité et de
nécessité; et même, comme nous l'avons dit [53] dans notre
première leçon, si l'on admet la théorie héréditariste de M.
Herbert Spencer, il faut encore accorder l'innéité dans
l'individu des idées et des vérités premières.

53
D'après la même méthode, entre l'idéalisme et le réalisme
il est accordé: 1° que le fait de conscience est supérieur à tous
les faits objectifs; 2° que toutes nos sensations sont
subjectives; 3° que la cause de nos sensations échappe à la
conscience. Entre le panthéisme et le théisme, il est accordé:
1° qu'il y a de l'infini et que l'infini est la cause du fini; 2° que
le fini existe dans et par l'infini. Enfin entre le dogmatisme et
le scepticisme, il est accordé: 1° qu'il y a de la relativité dans
la connaissance, reste à savoir jusqu'où; 2° que la connaissance
des faits de conscience en tant que subjectible est d'une
certitude absolue.
Ce ne sont là que des exemples que l'on pourrait
multiplier, mais qui suffiront pour donner une idée de la
méthode. En les résumant on trouve une série de propositions,
plus ou moins admises par toutes les écoles, et ayant, au moins
relativement, un caractère scientifique. Voici ces propositions:
1° La certitude des faits subjectibles;
2° La distinction du subjectif et de l'objectif, au moins
apparente;
3° Le subjectif lié à l'objectif par l'action du physique sur
le moral;
4° Une certaine mesure (à fixer) de relativité dans la
connaissance;
5° L'origine expérimentale de nos idées abstraites et
générales;
6° La nature spéciale de certaines notions qui se
présentent avec un caractère de nécessité et d'universalité;
7° Le fini donné dans l'expérience, sans qu'on puisse
jamais en trouver la limite, et, par conséquent,
8° L'enveloppement du fini par l'infini ou tout au moins
par l'indéfini.
Sans doute, ces propositions peuvent être encore elles-
mêmes objet de débat, soit quant à la limitation, soit quant
[54] à la signification définitive; car, comme nous l'avons dit,
toutes les questions sont engagées les unes dans les autres, et
une proposition commune peut être acceptée, chacun lui
donnant des sens différents; mais c'est à chacun de faire des
efforts sincères, dans l'intérêt de la science, de dégager ces
propositions de toute interprétation individuelle et systéma-

54
tique, de s'en tenir au sens le plus apparent; et, à ce titre, ces
propositions et beaucoup d'autres pourraient être consenties
par toutes les écoles. Il y a donc, en philosophie, un fond de
vérités solides, acquises et reconnues, aussi bien que dans les
autres sciences.
Même dans la métaphysique, qui est le domaine classique
de la controverse, on peut trouver sinon des doctrines positives
admises par tous, au moins des distinctions abstraites, des
points de vue logiques, qui sont d'un usage commun et qui
représenteraient un nombre considérable de faits: par exemple,
la distinction aristotélique de l'acte et de la puissance est d'un
usage tellement facile et applicable que les savants eux-mêmes
ont dû y avoir recours pour distinguer ce qu'ils appellent
l'énergie potentielle et l'énergie actuelle. L'idée de Platon, si
loin qu'elle soit de la réalité, n'en est pas moins un point de vue
riche et fécond sous lequel il est très fréquent de considérer les
choses; et un grand physiologiste n'a pas trouvé de meilleur
moyen de définir la vie que de l'appeler une idée directrice.
Pour Descartes, la distinction de la pensée et de l'étendue,
même quand on croit devoir supposer un troisième terme; dans
Hume la démonstration d'une impossibilité de l'origine
expérimentale externe de l'idée de causalité; dans Kant, au
moins à titre d'hypothèse, la théorie des jugements
synthétiques a priori, et, d'une manière plus générale, comme
nous l'avons montré dans notre première leçon, toutes les
hypothèses métaphysiques, au moins à titre de conceptions
commodes pour se représenter les choses: voilà une somme
considérable de notions réelles, solides, instructives, qui
peuvent être appelées des notions scientifiques.
[55] On dira que cet amas de propositions, plus ou moins
vraies séparément, mais qui ne sont pas liées par un système,
puisque c'est précisément des systèmes que l'on fait
abstraction, qu'un tel amas, dis-je, ne constitue pas une
science; car ce qui fait la science, c'est le lien, l'unité
systématique, l'enchaînement des parties. Oui sans doute s'il
s'agit de la science faite, mais non pas de la science à faire.
Pour qu'une science se fasse, il faut qu'elle ramasse des
matériaux, dont elle fera d'abord l'usage qu'elle pourra.
Pendant ce temps de préparation, elle est à l'état d'incohérence

55
et d'empirisme; mais elle n'en est pas moins une science pour
cela; si elle n'avait pas commencé comme cela, elle n'irait
jamais plus loin et ne sortirait jamais de ses langes. Toutes les
sciences ont commencé de cette manière. Prenons, par
exemple, la physique telle qu'elle est aujourd'hui, et la
physique telle qu'elle était au commencement du siècle, et à
plus forte raison telle qu'elle était au XVIIe siècle. Aujourd'hui
elle forme un tout cohérent et systématique; mais il n'en était
pas ainsi il y a un ou deux siècles. La science alors se
composait déjà de quelques vérités, mais de vérités
incohérentes et sans lien. Aujourd'hui on n'admet plus guère
qu'un seul agent, une seule force qui se manifeste par toutes
sortes de phénomènes différents; au commencement du siècle,
dans la Physique de Biot par exemple, nous voyons énumérées
une vingtaine de forces différentes. Au temps de Descartes,
c'était le contraire, et une synthèse prématurée confondait tous
les phénomènes dans des explications arbitraires. Tels sont les
tâtonnements inévitables des sciences. Il faut qu'elles passent
par ces expériences pour arriver à l'état de maturité; dira-t-on
qu'il valait mieux ne rien savoir du tout en physique que de
savoir la physique de Descartes ou celle de Biot? Mais, sans
ces échelons, on ne serait pas arrivé à la physique actuelle. De
même l'astronomie de Ptolémée a rendu possible celle de
Copernic et de Galilée. Supposons maintenant une science qui,
vu l'imperfection des méthodes et les difficultés des
problèmes, soit condamnée pour un temps à ne pas sortir de
[56] cet état chaotique qui ne peut nous offrir que des vérités
sans lien, mais enfin un certain nombre de vérités, cela ne
vaudrait-il pas mieux que rien? On lierait le tout comme on
pourrait, par des hypothèses diverses; mais il n'y en aurait pas
moins là un fond scientifique, et il y aurait beaucoup plus de
chances d'accroître ce fond, quand on l'aurait dégagé
nettement de ce qui le dépasse et le recouvre dans les divers
systèmes de philosophie.
La distinction que nous avons essayé d'établir en
philosophie entre ce qui est acquis et ce qui est à découvrir ne
doit pas se confondre avec une autre distinction très connue et
très familière à tous les philosophes, et que Théodore Jouffroy
notamment a mise en lumière avec une clarté magistrale, dans

56
sa préface de Reid, à savoir la distinction entre les questions
de fait et ce qu'il appelle les questions ultérieures, les
premières tombant sous la lumière de l'expérience, les
secondes résolues par le raisonnement à l'aide des faits. Cette
distinction a sa vérité; elle est une de ces vérités relatives et
provisoires que l'on doit conserver, sauf à l'interpréter. Mais si
on la pressait à la rigueur, il ne serait pas difficile d'en faire
sortir le positivisme. Sans doute les faits sont au nombre de
ces vérités que tout le monde peut accepter; mais toutes les
vérités de ce genre ne sont pas des faits. Le cogito ergo sum, le
principe d'identité et de contradiction, la distinction de l'acte et
de la puissance, la distinction de la pensée et de l'étendue, du
sujet et de l'objet, toutes ces vérités ne sont pas des faits, mais
des vérités rationnelles. Il ne faut pas ajourner les problèmes
de crainte de les supprimer: ce fut le danger de la distinction
de Jouffroy. Pour nous, au contraire, la métaphysique, aussi
bien que les autres parties de la philosophie, peut nous
présenter des vérités solides et certaines. Elle n'est ni exclue ni
supprimée. Elle vaut ce qu'elle vaut, mais elle a sa part et son
rôle dans la connaissance philosophique.
Du principe précédent il semble qu'il puisse résulter une
manière nouvelle d'entendre et de pratiquer les controverses
[57] philosophiques. C'est ce que nous appellerons la méthode
des concessions réciproques, méthode ayant pour objet de
délimiter le champ delà dispute. Cette méthode d'achemine-
ment respectif des uns vers les autres n'est guère de mise en
philosophie. On considère les concessions comme de petites
lâchetés, et on se cantonne dans des affirmations à outrance,
qui d'ordinaire ne se répondent pas et qui, triomphant chacune
de leur côté de la partie adverse, amènent en général la galerie
à conclure en faveur du scepticisme. Si, au contraire, on
commençait par dire avec précision jusqu'où l'on peut aller de
chaque côté, le champ de la contradiction serait d'autant plus
réduit, et il y aurait au moins un gain certain, à savoir les
choses acceptées d'un commun accord. M. Herbert Spencer a
dit admirablement: «La controverse métaphysique n'est qu'une
délimitation de frontières.» Par exemple, pour ce qui concerne
le problème de Dieu, la question entre les panthéistes et les
théistes est une fixation de limites entre l'élément métaphy-

57
sique et l'élément moral qui composent cette conception. Le
panthéisme fait ressortir l'élément métaphysique, le théisme
fait ressortir l'élément moral. Jusqu'où peut-on aller dans un
sens ou dans l'autre? Voilà la question.
M. Herbert Spencer a exprimé les mêmes idées dans
l'introduction de son livre des Premiers Principes: «Il faut, dit-
il, que chaque parti reconnaisse dans les prétentions de l'autre
des vérités qu'il n'est pas permis de dédaigner. C'est le devoir
de chaque parti de s'efforcer de comprendre l'autre, de se
persuader qu'il y a dans l'autre un élément commun, qui mérite
d'être compris et qui, une fois reconnu, sera la base d'une
réconciliation.»4
Enfin, ce qui rend le critérium que nous proposons à titre
de critérium externe tout à fait légitime, c'est qu'en définitive
rien n'empêche qu'en même temps on ne continue à
philosopher par la même méthode qu'auparavant. Il n'est [58]
pas douteux qu'en philosophie ce qui intéresse le plus, ce sont
les questions controversées; ce que nous aimons le plus dans
toutes les philosophies, c'est la critique des autres philosophes,
et aussi c'est l'élément personnel que chaque philosophe y
apporte. Cela tient, comme on l'a souvent remarqué, à ce que
la philosophie porte sur les choses morales; il semble que le
subjectif doit y jouer un grand rôle, et le rôle le plus
intéressant. Loin de nous donc la pensée de vouloir dessécher
et appauvrir la philosophie en lui demandant de se traîner pas à
pas dans les sentiers connus et de répéter toujours la même
chose pour être sûre de ne pas se tromper, de reconnaître
seulement pour vrai, non pas ce qui parait évident, mais ce qui
est cru par les autres. Une telle méthode, littéralement
entendue, désenchanterait de toute philosophie et en ferait la
plus pauvre des sciences. Ce sont précisément ces grandes
controverses qui attirent tous les esprits. Aussitôt que tout le
monde serait d'accord, personne n'y viendrait plus voir, et la
philosophie perdrait toutes ses plus grandes séductions. Je suis
donc d'avis que la philosophie doit continuer comme
auparavant à disputer, à employer la méthode personnelle, à
chercher, à ses risques et périls, des pensées nouvelles, à

4. Premiers Principes, introd. ch. Ier.


58
critiquer et à essayer des synthèses hasardeuses, en un mot à
philosopher librement. Mais qui empêche que, pendant que la
philosophie continue à marcher de l'avant, elle essaye en
même temps de se constituer un capital, un fond de réserve
que l'on cultiverait en commun et qui serait le domaine, non
pas de telle ou telle école, mais de la philosophie tout entière
dans son unité et dans son universalité. Le grand effort pour
chaque philosophe sera d'augmenter ce fond commun et
d'ajouter des vérités nouvelles aux vérités acquises; c'est ainsi
qu'elle se rapprochera de plus en plus des sciences proprement
dites, sans cesser d'être pour cela ce qu'elle est actuellement, la
science libre de l'universel et de l'absolu.

59
60
LEÇON IV
EXPLICATIONS SUR LA LEÇON PRÉCÉDENTE

Messieurs,

Nous avons cherché dans notre dernière leçon un critérium


pour distinguer en philosophie ce qui pourrait être appelé
rigoureusement scientifique et ce qui ne l'est pas. Nous avons
emprunté ce critérium aux autres sciences, et nous avons dit
que toujours on appelle la science faite la partie de la science
sur laquelle on ne dispute pas; le reste est la science en
mouvement, la science en voie de formation, qui se fait par le
moyen de la contradiction et qui à son tour dépose un certain
fond qui va s'ajouter à la science faite.
Nous nous sommes demandé si ce critérium ne pourrait
pas s'appliquer aussi à la philosophie; nous en avons montré
les difficultés, et en particulier celle-ci: c'est que dans les
autres sciences la partie dont on dispute est purement et
simplement, de l'aveu de tout le monde, matière d'opinion et
d'hypothèse, tandis qu'en philosophie ce qu'on appellerait
ailleurs opinion et hypothèse prend en outre le caractère de
croyance et ne se laisse pas facilement considérer comme
matière controversable, tandis qu'on ne laisserait au compte de
la science proprement dite que la partie la moins intéressante
de la philosophie.
En faisant allusion aux résistances que cette séparation
pourrait provoquer, je ne croyais pas si bien dire; car,
précisément depuis notre dernière leçon, j'ai reçu des lettres et
des articles de journaux où cette méthode était sévèrement
blâmée et où l'on me reprochait de tomber dans le scepticisme,
de mettre en péril toutes les vérités morales et religieuses, [60]
en les présentant comme de simples hypothèses sur lesquelles
on peut différer d'avis, comme sur l'existence d'un fluide ou
deux fluides en électricité.

61
Vous voyez, Messieurs, combien la philosophie est une
science difficile; car on ne peut pas y avancer un mot sans
rencontrer immédiatement des scrupules et des impatiences
qui, si on les écoutait, rendraient impossible toute application
sérieuse de la méthode vraiment scientifique. Les
circonspections, les lenteurs, les abstractions, les divisions des
difficultés, comme l'entendait Descartes, l'obligation d'aller du
simple au composé, du plus facile au plus difficile, toutes les
règles si prudentes et si utiles de la vraie méthode
philosophique, tout cela disparaîtrait devant l'obligation
d'affirmer d'avance à jour dit, a priori en quelque sorte et sans
examen, toutes les solutions de la philosophie. On nous
demande de résoudre d'avance et sans examen le problème du
critérium de la certitude, le problème de l'existence de Dieu, et
aussi le problème du mal qui y est lié, le problème de l'âme,
car on a aussi reproché comme un scandale à Jouffroy d'avoir
dit que la question de l'âme est une question prématurée. Il est
évident aussi que le problème de la liberté, celui de la loi
morale, celui de la morale indépendante, celui de l'immortalité
de l'âme, que toutes ces questions ne sont pas moins
importantes que l'existence de Dieu. Il ne serait donc pas
permis de traiter ces solutions d'hypothèses, c'est-à-dire de
problèmes à résoudre. Il faudra donc tout d'abord les donner
comme des problèmes résolus. À quoi servira donc la science,
si elle sait d'avance tout ce qu'elle cherche? Puisqu'elle le
cherche, c'est qu'elle ne le sait pas encore; et jusqu'à
démonstration qui pourront venir en leur temps et auxquelles
nous ne renonçons pas, jusque-là, dis-je, nous croyons
pratiquer une méthode sévère et parfaitement légitime, en
appelant hypothèse ce qui est à démontrer. Lorsque saint
Thomas commence sa Somme théologique par cette question:
Au Deus sit, et qu'il répond hardiment: Dico quod non, je dis
qu'il n'y en a pas, il est évident qu'il met en [61] question
l'existence de Dieu, et que cette existence, tant que la
démonstration n'est pas complète, n'est qu'une hypothèse.
Au fait, dans ce qu'on nous reproche, qu'y a-t-il autre
chose que la constatation d'un fait? Or que pouvons-nous
contre les faits?

62
Ce fait est celui-ci. Dans les sciences positives, physiques
ou mathématiques, on ne dispute pas (au moins dans la partie
de la science qui est faite). En théologie et en philosophie, on
dispute. Je ne dis pas que l'on ne puisse expliquer le fait; peut-
être l'essayerons-nous un jour. Je ne dis point que ce fait
prouve le moins du monde qu'il n'y a pas de vérité, et qu'il n'y
ait rien de démontré. Je ne dis pas que, pour ce qui me
concerne, je n'aie pas pris parti, comme dit Descartes, «sur les
matières qui s'agitent parmi les doctes». Le fait de constater
l'existence des disputes et des contradictions ne nous prive en
aucune façon du droit de nous prononcer nous-mêmes sur le
fond des choses. Ce droit existe tout entier, et il existe pour
nous comme pour notre contradicteur. Nous reprocher le
scepticisme parce que nous avons constaté que tout le monde
n'est pas d'accord en philosophie, c'est comme si on reprochait
le scepticisme à un catholique pour avoir constaté qu'il y a des
protestants.
Sans doute, nous aurions pu prendre immédiatement à
partie les problèmes dont nous avons parlé, les discuter et les
résoudre dans notre sens, et, une fois ces problèmes résolus, au
lieu de dire que telle solution est une hypothèse, nous aurions
dit: Elle est une vérité; et bien certainement je considère
comme vérités tous les principes de l'ordre moral et religieux
que nous avons indiqués tout à l'heure; mais, même alors et
après démonstration, il faudrait encore reconnaître que ces
vérités sont des vérités disputées et qu'elles se distinguent
(c'est un fait) des vérités non disputées. Or, avant de nous
engager dans cette voie, nous nous sommes demandé si ce ne
serait pas une méthode meilleure et plus sûre de laisser
provisoirement en suspens tout ce qui divise en philosophie et
de mettre à l'abri tout ce qui pourrait [62] être accordé par
tous, en supposant qu'il y ait quelque chose de tel. N'est-il pas
plus sage de se mettre d'abord en dehors et au-dessus de sa
propre doctrine, pour chercher un terrain commun sur lequel
les philosophes puissent s'entendre? Il semble même que la
meilleure manière de résoudre les problèmes controversés,
c'est de partir d'idées communes. Peut-être verrait-on alors que
l'on est moins divisé qu'on ne se le figure, que plus de choses
sont accordées implicitement qu'on ne le croit; qu'en se plaçant

63
soi-même sur les points aigus d'une certaine doctrine, on
provoque les autres à étaler les mêmes prétentions. Les écoles
mises en présence les unes des autres par le côté où elles se
choquent, sont d'autant plus portées à se nier réciproquement.
En tout cas, avec notre méthode, il y aurait au moins cet
avantage de marcher ensemble le plus longtemps possible, et
ce serait un bien pour la raison humaine en général, quand
même on ne gagnerait rien sur les points controversés.
Ce qui paraît avoir le plus préoccupé les personnes qui se
sont fait des scrupules à propos de la méthode que je viens
d'indiquer, c'est le mot d'hypothèse appliqué à des idées d'un
caractère sacré et qui touchent au plus profond des intérêts de
l'âme humaine. Il me semblait cependant m'être expliqué bien
clairement. Il me semblait avoir dit expressément que ces
idées, qui, au point de vue spéculatif pur, pourraient être
appelées hypothèses, sont, à un autre point de vue, des
croyances, des convictions, c'est-à-dire tout autre chose que
des hypothèses. J'avais fait remarquer que ce caractère de
croyance tient à l'âme plus qu'à la raison pure, et, bien loin
d'avoir cherché à les discréditer, il me semble avoir dit, et en
tout cas je dis maintenant que l'homme n'est pas seulement une
raison pure, qu'il est un être vivant, sentant, social, historique,
composé de toutes sortes d'éléments, qu'il ne peut pas guider
sa vie uniquement par la raison pure, qu'une ataraxie absolue
est impossible et illégitime, que tout le monde reconnaît,
même les incroyants, qu'il faut croire à quelque chose;
personne ne voudrait être considéré comme un homme sans
[63] conviction. Par toutes ces raisons et par beaucoup d'autres
encore, je suis parfaitement d'avis que les opinions
philosophiques ne ressemblent pas du tout aux opinions dans
les sciences, et que croire à Dieu n'est pas la même chose que
croire à la quatrième dimension de l'espace. Mais, en même
temps, je persiste à dire que les vérités morales et religieuses,
en tant qu'elles sont l'objet de la controverse, et en tant qu'on
ne les considère qu'au point de vue de la raison pure
spéculative, sont analogues à ce qu'on appelle dans les autres
sciences des opinions ou des hypothèses. Je ne vois pas ce
qu'on pourrait reprendre dans cette doctrine, qui n'est que
l'expression d'un fait.

64
En réalité, nous n'avons fait autre chose qu'une sorte
d'application extensive du doute méthodique de Descartes.
Est-ce que Descartes n'a pas commencé par tout mettre en
doute, et est-ce que ces choses mises en doute, en attendant
qu'elles soient, comme il le dit, «ajustées au niveau de la
raison», ne sont pas des hypothèses? Lorsqu'il va jusqu'à ce
qu'il appelle la supposition d'un dieu trompeur, d'un malin
génie, cela n'implique-t-il pas que l'idée d'un dieu non
trompeur, c'est-à-dire du vrai Dieu, est également une
hypothèse? Il met en doute bien plus de choses que nous,
puisqu'il y met tout, excepté qu'il existe. Et ce doute, qu'il
appelle hyperbolique, est cependant un doute réel; car lorsque
ses adversaires lui opposent que ce n'est pas pour de bon qu'il
veut ainsi mettre toutes choses en doute, il répond
énergiquement que c'est pour tout de bon, et non pas par
fiction, qu'il procède ainsi. Et croyez-vous que ce procédé ait
scandalisé les contemporains de Descartes? En aucune façon;
car ce qu'on lui reproche, ce n'est pas que la méthode soit
téméraire, mais au contraire qu'elle n'a rien de nouveau. Car,
lui dit le P. Bourdin, jésuite, ce doute universel n'est autre
chose que ce qu'on appelle dans les écoles le doute
métaphysique, dubitatio metaphysica. Donc, dans les écoles de
la scolastique, on connaissait bien ce procédé de l'esprit qui,
pour arriver à la vérité, commence par écarter tout ce qui prête
le moins [64] du monde au doute. Nous ne voyons donc pas ce
qui nous empêcherait d'user à notre tour du doute
métaphysique, en faisant remarquer que nous mettons à part
tout ce qui est sujet à contestations en tant qu'hypothèse, et que
nous nous tenons tout d'abord à ce qui est universellement
admis.
On pourrait dire que le procédé de Descartes est un
procédé rigoureux qui a pour but de mettre en lumière le
critérium absolu de la vérité, à savoir l'évidence, tandis que
nous nous sommes bornés à un critérium extérieur qui n'est en
quelque sorte qu'un fait matériel, à savoir l'accord des esprits.
Mais ce critérium lui-même n'est pas absent chez Descartes. Il
n'est pas pour lui un principe de logique abstrait; mais il s'en
sert d'une manière concrète pour faire le partage du certain et

65
de l'incertain dans les sciences, et c'est l'exemple que nous
avons suivi.
«Je ne dis rien de la philosophie, dit-il dans le Discours de
la Méthode, sinon que voyant qu'elle a été cultivée par les plus
excellents esprits, et que néanmoins il ne s'y trouve encore
aucune chose dont on ne dispute, et qui par conséquent ne soit
douteuse, je rejetai presque pour faux ce qui n'était que
vraisemblable.»
Et ailleurs, dans les Règles pour la direction de l'esprit:
«Il existe à peine dans les sciences une seule question sur
laquelle des hommes d'esprit n'aient été d'avis différent; or,
toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un
jugement contraire, il est certain que l'un des deux se trompe.
Il y a plus: aucun des deux ne possède la vérité; s'il en avait
une vue claire et nette, il pourrait l'exposer à son adversaire, de
telle sorte qu'il finirait par forcer sa conviction. Il n'y a donc
parmi les sciences exactes que l'arithmétique et la géométrie.»5
Il résulte évidemment de ces passages que le critérium
d'une science faite, selon Descartes, est l'accord des esprits; et
en ce genre il n'en trouve que deux qui soient arrivées à [65]
ce point: c'est l'arithmétique et la géométrie. Nous avons été
beaucoup moins loin que lui dans le doute, car nous
reconnaissons beaucoup d'autres sciences comme sciences
faites; et même en philosophie nous nous sommes demandé si,
malgré l'assertion de Descartes, il est vrai de dire qu'il n'y a
aucune chose dont on ne dispute. Il nous a semblé au contraire
qu'il y a beaucoup de choses nécessairement admises de part et
d'autre et que l'on passe sous silence dans les controverses,
parce que chacun de son côté, moins préoccupé de la vérité
que de la victoire, évite tout ce qui pourrait ressembler à une
concession à ses adversaires; et cependant c'est cela même, à
savoir ce qu'on sous-entend, qui constitue la vérité acquise.
Et d'ailleurs il nous semble que, dans les objections qui
nous sont parvenues, ce qui a le plus blessé notre
contradicteur, ce n'est pas tant d'avoir dit qu'il y a des choses
dont on dispute en philosophie, car c'est un fait trop évident;
c'est plutôt d'avoir dit qu'il y a peut-être des choses dont on ne

5. Tome XI, p. 204, régie 11.


66
dispute pas. Si nous avions dit, comme Descartes, que tout est
objet de dispute, aussi bien les matières les plus simples que
les plus élevées, on aurait dit que c'est là le caractère des
sciences morales aussi bien que de la théologie; que cela ne
veut pas dire qu'il n'y a pas de vérité, mais qu'il y en a une; que
ceux qui n'admettent pas cette vérité sont des esprits mal faits
ou malfaisants. Au contraire, dire qu'en philosophie il y a des
choses certaines, mais que parmi ces choses certaines on ne
rencontrera pas celles auxquelles on tient le plus, il semble que
ce soit donner a celles-ci un caractère de plus d'instabilité.
Comparée aux autres sciences, dira-t-on, la philosophie a tel
caractère qui tend à la différencier des sciences, dont les unes
s'occupent d'objets matériels, et les autres d'objets moraux.
Ainsi, si dans la philosophie elle-même on pouvait trouver
quelque base vraiment solide, sur laquelle les esprits pussent
s'entendre, ne serait-ce pas alors, au nom même de la
philosophie, reléguer dans le domaine du doute tout ce qu'il y
[66] a de plus vrai, et même ce qui est le fondement de toute
vérité?
Mais en supposant même qu'il en fût ainsi, si nous
raisonnons comme philosophes, n'aurons-nous pas
véritablement un avantage à gagner quelque chose de positif et
de certain, même au risque de reconnaître que, théoriquement
au moins, le reste peut être considéré comme douteux? Cela ne
vaudrait-il pas encore mieux que d'envelopper la philosophie
tout entière dans la même apparence d'incertitude, en
comparaison de toutes les autres sciences?
Et d'ailleurs qui nous empêche, même avec notre méthode,
d'employer en même temps la méthode de tout le monde? Qui
nous empêchera, parce que nous aurons commencé par mettre
à part certaines vérités incontestées, de dire aussi bien que les
théologiens que, même dans le domaine du contesté, il y a une
vérité; que si cette vérité est contestée, ce n'est pas
précisément parce que les hommes ont de mauvaises passions,
comme l'ont dit les théologiens, mais parce que cette vérité est
trop élevée, trop délicate, pour être bien comprise et sentie par
tous les hommes? C'est pourquoi pendant tant de siècles il a
fallu les protéger par la religion. Les hommes, livrés à eux-
mêmes et à leur libre pensée, ne se seraient réellement

67
émancipés qu'en retranchant de leur esprit tout ce qui rappelle
de vieilles croyances, semblables, comme dit Platon, à des
esclaves affranchis ou à des criminels échappés de prison, qui,
une fois libres, passent leur temps à s'enivrer. Quoi d'étonnant
à ce que des esprits émancipés pour la première fois, peut-être
trop vite, je n'en sais rien, s'enivrent à leur tour de désordres et
de négations? Voilà les raisons que nous donnerions, si nous
avions à expliquer pourquoi les doctrines les plus élevées et
les plus nobles sont aussi les plus combattues.
Ainsi la situation reste la même, soit qu'on prenne la
philosophie comme un grand champ de bataille où il n'y a pas
autre chose à faire qu'à combattre, soit qu'on en fasse un grand
champ d'études où, par des méthodes pacifiques, on [67]
essaye, en partant des choses acquises, de s'avancer pas à pas
vers celles qui ne le sont pas. C'est une méthode analogue à
celle que pratiquait Socrate. Il partait, nous dit Xénophon, de
ce qui est universellement admis. Je ne conteste pas les
avantages de la méthode de combat, mais il est bon que
chacun suive sa vocation: non omnia possumus omnes. En tout
cas, autre chose est l'enseignement, autre chose est la
prédication. La direction de nos études est de donner autant
que possible à cet enseignement la forme scientifique. De là
des lenteurs et des circonspections nécessaires. Il faut
s'habituer à la séparation de ces deux points de vue. Ici la
séparation consiste à distinguer en philosophie la part de la
science et la part de la croyance, c'est ce que nous avons
essayé de faire; mais il faut reconnaître qu'il y a là de graves
difficultés. Aussi, après ces explications préliminaires, nous
comptions aborder aujourd'hui cette question même, à savoir
le conflit de la croyance et de la science en philosophie. Mais
c'est là une question trop importante et trop délicate pour
l'aborder à la fin d'une leçon. Nous la traiterons la prochaine
fois.

68
LEÇON V
LA SCIENCE ET LA CROYANCE EX PHILOSOPHIE

Messieurs,

Le conflit de la science, et de la croyance est de tous les


temps. Partout où il y a eu des savants et des prêtres, il y a eu
lutte entre les uns et les autres. Les savants veulent faire
penser, les prêtres veulent faire croire; les uns font appel à la
liberté de l'esprit, les autres exigent la soumission de l'esprit.
Le conflit est devenu surtout remarquable depuis l'avènement
du christianisme. Dans l'antiquité païenne, il y avait si peu de
dogmes, et des dogmes si indéterminés et si mêlés
d'imagination, que le conflit de la philosophie et de la
théologie n'avait guère de prétexte. Si l'on excepte quelques
vers de Xénophane, quelques passages de Platon, on voit que
la philosophie a rarement pris à partie la mythologie. Les
proscriptions des philosophes, telles que celles de Diagoras,
d'Anaxagore et de Socrate, étaient plus politiques que
religieuses, et avaient lieu au nom des lois de l'État plutôt
qu'au nom d'une orthodoxie dominatrice. Plus tard, vers la lin
du paganisme, les philosophes essayèrent plutôt de venir au
secours de la religion chancelante par des interprétations
rationalistes et philosophiques, que de la combattre par la
critique: c'est ce que firent par exemple les Stoïciens et les
Alexandrins. L'épicurisme seul rompit avec la religion, qu'il
appelait superstition, et vit dans la négation des Dieux et de la
Providence le suprême affranchissement et la vraie béatitude.
Dans le christianisme, les dogmes sont devenus quelque
chose de si concret, de si précis, de si savant, qu'il fallait [69]
une étude approfondie pour en fixer le sens, en déterminer les
limites, en développer les conséquences. Ce fut l'objet d'une
véritable science, connue sous le nom de théologie. Les bases
en étaient la révélation, l'autorité de l'Écriture et des saints
Pères. La raison n'était employée qu'à expliquer et à défendre
le dogme sacré. Néanmoins, par le parallélisme des matières et
par l'analogie au moins partielle des méthodes, puisque la
69
raison était employée de part et d'autre, la théologie et la
philosophie se trouvèrent bientôt en présence, et bientôt aussi
en conflit. Le débat se concentra sur ce point: les mystères,
imposés par l'autorité et acceptés par la foi, sont-ils contraires
ou supérieurs à la raison? Si contraires, il y a rupture absolue
entre les deux puissances; s'ils sont seulement au-dessus de la
raison, l'accord est possible, et la philosophie peut réclamer
son indépendance sans être entraînée à la révolte contre
l'autorité. Telle fut jusqu'au XVIIe siècle l'attitude respective
des deux sciences, et Leibniz faisait encore précéder la
Théodicée d'un Discours sur la conformité de la foi et de la
raison, discours dans lequel il développait la fameuse thèse
que la foi est supérieure à la raison, mais ne lui est pas
contraire.
Cette explication est très plausible, mais elle n'allait pas au
point vrai de la difficulté. Ce point était celui-ci: faut-il partir
de la raison pour aller à la foi, ou partir de la foi pour aller à la
raison? Si vous partez de la raison, vous partez d'un état
d'esprit naturel, pour arriver à la foi, qui est un état d'esprit
surnaturel. Or, pouvez-vous passer, par la pure logique, du
naturel au surnaturel? Une croyance fondée par la raison sera-
t-elle jamais autre chose qu'une croyance rationnelle, c'est-à-
dire soumise à l'examen, à la révision, aux doutes qui peuvent
naître de difficultés nouvelles, comme dans toute recherche
scientilique? Peut-on arriver par là à ce caractère d'adhésion
entière et absolue qui appartient en propre à la foi? — D'un
autre côté, s'il faut partir de la foi comme d'un postulat
antérieur à la démonstration, on peut demander de quelle foi il
s'agit. Il est évident qu'en fait, [70] chacun en particulier part
de la foi dans laquelle il est né et dans laquelle il a été instruit
en son enfance. Mais les croyances sont bien différentes
suivant les pays et suivant les temps. Le fait d'être né ici ou là
ne peut constituer aucun avantage en faveur de telle ou telle
croyance, puisque le même fait vaut pour toutes:

J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux, …

dit Zaïre dans la tragédie de Voltaire. Il faut donc choisir entre


les diverses religions, par conséquent leur appliquer l'examen,

70
par conséquent soumettre la foi à la raison; et nous retombons
dans la première méthode, c'est-à-dire la foi cherchée par la
raison, avec l'inconvénient grave que nous avons signalé: à
savoir la disproportion des moyens avec la fin.
Mais laissons de côté ce premier débat, qui n'est pas notre
objet. Nous ne voulons pas insister sur le conflit de la foi et de
la raison par rapport à la religion positive et aux dogmes
révélés; nous voulons suivre ce conflit jusque dans la
philosophie elle-même, dans la science elle-même. Ne voulût-
on conduire sa pensée et sa vie que par la raison seule,
échapperait-on par là à la difficulté, et le combat de la science
et de la croyance ne subsisterait-il pas encore comme
auparavant? Lorsque la philosophie, par la méthode de
Descartes. se fut définitivement séparée de la théologie, on put
croire que le conflit de la science et de la croyance avait cessé.
Quoi de plus simple en effet? Je me sers de ma raison pour
trouver les principes dont j'ai besoin pour satisfaire mon esprit
et pour gouverner ma vie. La méthode et les conclusions sont
du même ordre, et mes opinions sont absolument
proportionnées aux lumières de ma raison. Et cependant,
quelque vraisemblable que fut cette apparence, c'était encore
une illusion. Même au point de vue naturel, et toute religion
positive mise à part, il reste toujours deux besoins: savoir et
croire; le besoin spéculatif et le besoin pratique. Comme
savant, j'ai du temps devant moi pour «ajuster mes opinions au
niveau de la raison», comme dit Descartes.
[71] Comme homme, j'ai besoin immédiatement de règles
et de principes pour agir et pour donner un sens et un but à ma
vie. Ici encore il y a lieu de se demander si l'on partira de la
raison pour parvenir à la croyance, ou si l'on partira de la
croyance, pour la confirmer par la science et par la raison.
Dans le premier cas, il s'agit de découvrir la vérité; dans le
second cas, on la possède déjà, et il suffit de la démontrer en la
développant.
Si vous suivez le premier chemin, vous n'avez rien à
craindre du côte de la raison; car vous avez toujours le droit de
suspendre votre jugement plutôt que de vous tromper; et
Bossuet lui-même nous apprend que nous pouvons toujours
éviter l'erreur: «Il demeure pour certain, dit-il, que

71
l'entendement ne se trompera jamais: parce qu'alors ou il verra
clair, et ce qu'il verra sera certain; ou il ne verra pas clair, et il
tiendra pour certain qu'il doit douter jusqu'à ce que la lumière
apparaisse.» Soit; voilà la raison satisfaite; mais que devient le
besoin pratique? que devient la croyance? que devient l'action?
Dans tous les cas, sans même trop pousser au doute, les
démarches de la raison sont lentes, et la vie pratique ne saurait
attendre. Puis-je attendre que la théorie ait prononcé sur la
nature et les droits du pouvoir paternel, pour croire que je dois
du respect à mes parents? Dois-je attendre que la science ait
prononcé sur le meilleur des gouvernements, pour prendre un
parti sur le gouvernement de mon pays? D'ailleurs, au point de
vue naturel aussi bien qu'au point de vue surnaturel, il y a
inadéquation, disproportion entre la science et la croyance,
entre la fin et les moyens. Jamais on n'arrivera par la raison
seule à cet état de confiance absolue que l'on doit à la nature.
Sans aller jusqu'à dire avec Pascal que la raison confond le
dogmatisme, et que la nature confond le pyrrhonisme, il est
certain qu'on n'arrivera pas par la raison à ce degré de
dogmatisme que la foi nous impose.
Essayera-t-on donc, au contraire, de partir de la croyance?
Mais de laquelle? Ici, il ne s'agit plus de foi positive, par [72]
conséquent de tel ordre de croyances propre à tel ou à tel pays.
Personne non plus ne prêtera une autorité absolue, l'autorité de
principes, à tel système de loi ou à telles conventions sociales,
différentes suivant les temps ou suivant les lieux, comme
l'usage d'ôter ou de garder son chapeau dans un lieu saint. Il ne
peut donc être question que de croyances communes à tous les
hommes: il s'agira de ce que l'on a appelé la foi instinctive du
genre humain. Mais y a-t-il une foi instinctive du genre
humain? y a-t-il des croyances universelles? quoi de commun
entre le fétichisme du sauvage et le monothéisme chrétien? Et,
de plus, que de croyances universelles ont été démontrées
fausses, telles que les sacrifices humains, l'esclavage, la
légitimité de la torture, et, dans l'ordre physique, la croyance à
l'immobilité de la terre et à l'impossibilité des antipodes! Il
faut donc soumettre ces croyances à la critique de la science,
et par conséquent retomber dans la première méthode.

72
On voit que les deux procédés sont insuffisants. Et
cependant il est certain que l'homme a besoin de savoir et qu'il
a besoin de croire; et, pour éviter toute équivoque, je n'entends
pas seulement, par croire, admettre des idées morales et
religieuses plus ou moins semblables à celles que nous ont
enseignées les religions positives; j'entends par là toute forme
de conviction qui ne dépend pas exclusivement de la raison et
de l'examen, et qui est l'œuvre commune de la raison, du
sentiment et de la volonté. Par exemple, les convictions
politiques ne sont certainement pas, chez la plupart des
hommes, le résultat d'un examen scientifique. Bien peu
d'hommes ont le temps et les moyens de se faire des doctrines
politiques par l'étude approfondie de l'histoire et l'analyse des
avantages ou des inconvénients attachés à telle ou telle forme
de gouvernement; bien peu aussi peuvent se rendre
complètement compte de ce qu'il y a de bien ou de mal fondé
dans les grandes mesures proposées par tel ou tel parti, par
exemple la séparation de l'Église et de l'État. L'opinion
politique de chacun n'est donc pas exclusivement [73] une
œuvre rationnelle et scientifique; mais chacun, suivant sa
situation, son éducation, les données de son expérience propre,
choisit librement, entre les doctrines régnantes, celle qui lui
agrée le plus. Il en est de même des doctrines sociales ou
antisociales, religieuses ou antireligieuses, des diverses
conceptions qu'on se fait de la moralité, enfin et même des
doctrines littéraires et esthétiques. Dans tous ces cas,
l'adhésion à telle ou telle doctrine n'est pas un acte de science;
c'est encore, et la plupart du temps c'est surtout un acte de foi,
parce qu'elle ne dépend pas exclusivement de l'examen, mais
qu'elle est un résultat complexe dans lequel entrent l'instinct,
l'éducation, le milieu, la réflexion, la sensibilité, l'imagination,
en un mot l'homme tout entier.
Mais, si d'un côté l'homme a besoin de croyances, parce
que, comme dit Voltaire, «il faut prendre un parti», d'un autre,
en tant que raison pure, raison abstraite, l'homme veut savoir,
se rendre compte, comprendre pourquoi il croit: or, c'est là
précisément ce qu'on appelle philosophie. Ainsi l'antinomie de
la science et de la croyance subsiste au point de vue de la
philosophie aussi bien qu'au point de vue de la théologie.

73
Cette antinomie de la science et de la croyance est le fond
de la philosophie moderne depuis Kant. Kant a saisi cette
antinomie de la manière la plus profonde, et il en a fait le
centre de sa philosophie. Dans la Raison pure, il a essayé de
déterminer l'idée de la science de la manière la plus sévère.
Dans la Raison pratique, il a essayé de déterminer le domaine
de la croyance en s'appuyant sur le fait moral. Le philosophe
écossais Hamilton, en Écosse, a exposé la même doctrine avec
plus de sévérité encore, en retranchant de la science toute idée
absolue, même à titre d'idée régulatrice, comme l'avait fait
Kant, et en renvoyant l'idée d'absolu elle-même an domaine de
la croyance. L'école éclectique, qui avait cru d'abord pouvoir
fonder scientifiquement sa philosophie à laide de la
psychologie, a fini par renoncer à cette méthode trop lente, et
elle a fait appel, pour résoudre [74] les questions ultérieures et
finales, à ce qu'elle appelait le sens commun, c'est-à-dire à cet
ensemble de croyances naturelles ou acquises qui
appartiennent à tous les hommes civilisés dans le temps où
nous sommes.
Nous voudrions, à notre tour, examiner à fond cette
antinomie de la science et de la croyance. Partons d'abord de
l'idée de la science dans ce qu'elle a de plus clair et de plus
précis. La science a pour objet la vérité, et non seulement la
vérité en elle-même, mais la vérité aperçue et reconnue
comme telle, la vérité en tant que notre intelligence lui est
adéquate. À ce point de vue, Descartes a posé la règle
suprême, que l'on peut appeler «la loi et les prophètes» en
philosophie: c'est la règle, le critérium de l'évidence. La
science doit recueillir tous les faits qui se présentent à elle,
quels qu'ils soient, sans se demander si ces faits sont ou non
contraires à telle vérité présupposée que l'on a d'avance dans
l'esprit.
Que serait-il arrivé si, lorsque Copernic et Galilée se sont
mis à la recherche du vrai système du monde, on leur avait dit:
«Prenez garde à la voie dans laquelle vous vous engagez. Si
vous persistez jusqu'au bout dans cette voie, vous allez vous
trouver en face d'une croyance théologique, et vous blesserez
la conscience. Une fois la théologie ébranlée sur un point, elle
le sera sur tous les autres. Il n'y aura plus de critérium de

74
vérité. Nous tomberons dans le scepticisme.» Si Galilée, au
lieu d'être un savant, n'eût été qu'un croyant, il eût fermé les
yeux à l'évidence; il eût écarté les faits les plus certains, et il
eût interprété les autres faits comme le système reçu l'eût
exigé. L'astronomie moderne ne se serait pas fondée, et un
nombre incalculable de vérités capitales serait resté enfoui
pour l'homme. Heureusement Galilée était un savant qui ne
pensait qu'à la science. Il s'est dit que la vérité ne peut pas
contrarier la vérité, et que, si le système de Copernic était vrai,
il faudrait bien que la théologie s'en accommodât; et c'est ce
qui est arrivé. Aujourd'hui, le système de Copernic s'enseigne
partout, même à [75] Rome; il fut convenu que lorsque Josué a
arrêté le soleil, cela voulait dire qu'il arrêtait la terre et les
autres planètes: explication plausible dont on aurait dû s'aviser
plus tôt. Depuis ce grand et mémorable événement, la science
fut émancipée. La théologie, avertie des dangers qu'elle courait
dans de tels conflits, reconnut que l'astronomie, la physique et
les autres sciences ne relèvent pas de la théologie, qu'elles
n'ont pas à se préoccuper ni de la théologie ni des dogmes
révélés. Le seul critérium, c'est l'évidence, soit l'évidence de
fait, prouvée par l'expérience, soit l'évidence de démonstration.
En serait-il autrement de la philosophie? D'où viendrait
cette différence? La philosophie ne fait que continuer les
autres sciences. Celles-ci ont pour objet les êtres particuliers;
celle-là, l'être universel. Celles-ci se bornent à l'homme
physique; celle-là pénètre jusqu'à l'homme intellectuel et
moral. Mais il s'agit toujours de la même chose, savoir et
comprendre. Or, on ne peut comprendre que par l'usage libre
de la raison, par l'observation, par l'expérience quand cela est
possible, par l'analyse des idées, par l'induction et la
déduction; et quoiqu'il soit difficile, peut-être même
impossible d'arriver au même niveau de certitude affirmative
que dans les autres sciences, bien loin que ce soit là une raison
d'être moins sévère en matière d'évidence, au contraire c'est
une raison de l'être plus. Plus la chose est délicate, plus il faut
y regarder de près.
Il est donc évident que, pour la philosophie comme pour
les autres sciences, la seule règle c'est de n'affirmer qu'après

75
l'examen et au nom de l'évidence. La seule méthode vraiment
philosophique est la liberté d'examen.
La philosophie ne peut donc pas accepter, plus que les
autres sciences, d'être engagée à souscrire d'avance à un
certain credo théologique. Elle ne peut admettre comme
critérium la soumission aux vérités de la foi. Elle ira devant
elle à ses risques et périls, ne consultant que la raison seule, et,
comme le dit Pascal, «affirmant où il faut, doutant où il [76]
faut», sans se tenir cependant pour obligée de «croire où il
faut». Bien loin de considérer le doute comme une mauvaise
note, elle y verra au contraire la vraie garantie de la liberté de
l'esprit et de l'indépendance de la science. Si les résultats
auxquels elle arrive sont insuffisants, eh bien! la théologie
prendra sa place si elle le peut; c'est elle que cela regarde. La
philosophie, envisagée comme science, n'a donc rien à voir
avec la religion positive. Elle ne sait pas si elle est vraie, si elle
est fausse. Elle ne s'en occupe pas.
En sera-t-il de même à l'égard de la religion naturelle, du
déisme, dont les dogmes sont, comme on sait, l'existence de
Dieu, la vie future, la loi morale, le devoir, la liberté? Ici la
question est différente. En effet, entre la philosophie et la
théologie positive, il y a une différence de base. L'une repose
sur la raison, l'autre sur la révélation. Il est donc facile de
séparer l'une de l'autre. La raison n'est pas nécessairement
engagée à affirmer ou à nier la vérité de la révélation. C'est un
autre ordre d'idées, dont il est permis de faire abstraction en
philosophie. Au contraire, la religion naturelle est une œuvre
de la raison humaine, et en grande partie de la philosophie
elle-même. La philosophie ne peut donc se soustraire à
l'examen de la religion naturelle. Mais la question est de savoir
si la religion naturelle doit être un postulat admis d'avance et
dont il ne faut pas s'écarter, ou si c'est une conclusion à
laquelle on peut arriver ou ne pas arriver, suivant le succès
qu'aura la démonstration.
Mais à quel titre telle ou telle doctrine pourrait-elle
s'imposer d'avance à la raison sans lui permettre l'examen et
sans attendre la démonstration? Ces doctrines, dont nous
parlons, sont en partie le produit de la raison philosophique.
Elles ne peuvent donc être considérées comme antérieures à

76
elle, et par conséquent prises comme principe. Elles ont pris
d'ailleurs, en tant que croyances, toutes sortes de formes dans
tous les temps et dans tous les pays. Laquelle de ces formes est
la vraie et doit s'imposer comme postulat indiscutable?
Lorsque l'on parle, par exemple, de l'existence de [77] Dieu,
parle-t-on du fétiche des sauvages ou du Dieu unique et
immatériel, du Dieu créateur ou du Dieu architecte? Et si l'on
prend la moyenne des croyances, il reste quelque chose de si
vague, qu'on se demande à quoi servirait de prendre là un
point de départ de démonstration. Ce n'est pas à dire que
l'existence de ces croyances dans l'espèce humaine ne soit un
fait de la plus haute importance dont il faudra tenir compte
dans la discussion des questions; et c'est même ce qu'on
appelle l'argument du consentement universel. Mais ce n'est
qu'un fait qui entrera pour sa part dans l'argumentation; ce
n'est point un axiome a priori servant de règle à la science, et
en dehors duquel il ne sera pas permis de se mouvoir.
La philosophie ne doit donc pas plus partir d'un credo
naturel que d'un credo surnaturel. En supposant qu'il y ait
certaines croyances primitives et instinctives qui doivent
résister à toutes critiques, c'est encore à la philosophie qu'il
appartient de les constater, de les caractériser, de les distinguer
et de les séparer des superstitions. Autrement, pourquoi ne
partirait-il pas aussi de la croyance à l'apparition des esprits? Il
faut donc soumettre ces croyances à l'analyse et à l'examen. Or
c'est précisément l'œuvre de la philosophie, et dans cette
œuvre elle doit être libre; car, comment distinguerait-elle
autrement la croyance légitime du préjugé?
Voici cependant une question délicate et souvent débattue.
Le droit d'examiner librement va-t-il jusqu'au droit de se
tromper? Devons-nous reconnaître le droit à l'erreur aussi bien
que le droit à la vérité? Je dis qu'on a le droit à l'erreur, en ce
sens que c'est le seul moyen d'arriver à la vérité. Sans doute,
par l'examen on peut arriver à l'erreur; mais sans examen on
est sûr de manquer absolument la vérité: car, si j'admets une
vérité sans examen, comment puis-je savoir que c'est la vérité?
En quoi se distingue-t-elle de telle autre affirmation que
d'autres admettent également sans examen et qui est cependant
une erreur? Sans doute j'ai en ma possession un moyen

77
infaillible de ne pas me tromper; c'est de suspendre mon
jugement, c'est .de ne rien affirmer [78] du tout. Mais c'est ce
qui est impossible. Pour la plupart des questions
philosophiques, il faut que j'affirme. J'ai besoin d'affirmation
pour conduire ma vie. D'ailleurs le scepticisme lui-même est
encore une affirmation. Il ne faudrait pas même affirmer cela.
Du droit d'examen combiné avec la nécessité d'affirmer résulte
le droit à l'erreur. Car si je n'ai pas à ma disposition toutes les
données nécessaires pour résoudre le problème posé; si, par
suite du milieu intellectuel où je vis, je ne vois qu'un côté des
choses; si je n'ai pas l'esprit assez puissant pour résoudre
toutes les difficultés qui peuvent se présenter; si je ne connais
pas telle solution qu'un autre connaît, qui, une fois connue,
satisferait aux lacunes de ma démonstration; si, en un mot, je
suis un homme, et comme tel limité dans mon expérience,
dans mes moyens d'information et dans ma puissance de
raisonnement, je puis très bien raisonner juste et cependant me
tromper; et cela est mon droit. Bien plus, en affirmant ce qui
est la vérité en soi, mais sans raisons démonstratives et sans
proportionner la conclusion aux prémisses, je manquerai à
mon devoir philosophique, puisque j'irai au delà de ce que je
conçois clairement et distinctement.
Il ne faut pas oublier d'ailleurs que la philosophie fait
autant de progrès par l'erreur que par la vérité, et que l'erreur
est le seul moyen que la raison humaine ait eu jusqu'ici de
pénétrer jusqu'à la vérité. Admettons par exemple, si l'on veut,
la doctrine des idées innées; supposons que ce soit la vérité.
C'est Descartes qui a trouvé cette vérité.6 Mais il l'a à peine
exposée, et sous la forme la plus vague; puis il l'a tellement
réduite qu'à la fin il n'a plus considéré comme innée que la
faculté d'acquérir les idées, ce qui est réduire l'innéité à
presque rien. Enfin ses disciples avaient, de leur côté, abusé de
l'hypothèse en multipliant les principes innés sans nécessité.
La sévère critique de Locke, qui accumule [79] les objections
contre la doctrine de Descartes et qui essaye d'expliquer toutes
les idées par la sensation et la réflexion, était donc autorisée

6. Bien entendu que nous ne parlons qu'en gros. En réalité, ce que Descartes a trouvé,
c'est la forme moderne de la question; mais la théorie préexistait dans la philosophie de
Platon.
78
par le vague de la doctrine de Descartes. Or c'est précisément
cette doctrine de Locke qui a suscité celle de Leibniz, c'est-à-
dire qui a forcé la philosophie à un examen nouveau de la
question, et à une doctrine beaucoup plus profonde de
l'innéité. On peut dire également que c'est la doctrine utilitaire
qui a amené Kant à dégager la notion du devoir, qui dans
toutes les doctrines précédentes était plus ou moins mêlée à la
notion d'intérêt personnel.
Admettra-t-on que le libre examen soit bon pour découvrir
la vérité, mais, qu'une fois la vérité découverte, il faut s'y tenir,
et se contenter de la défendre sans la compromettre en voulant
la changer, ni la perfectionner en la mettant de nouveau en
question? Ici encore nous sommes obligé de maintenir le droit
d'examen dans toute son extension. Ce droit entraîne le droit
de révision, soit parce que l'on peut s'être trompé, soit enfin
parce que des faits nouveaux exigent un examen nouveau.
Ainsi, dans la philosophie considérée comme science, la
porte doit toujours rester ouverte pour les rectifications et
compléments de la vérité déjà découverte, aussi bien que pour
l'invention des vérités cachées et encore méconnues. Les
opinions philosophiques ne peuvent donc jamais arriver à l'état
de dogmes absolus, soustraits définitivement à tout examen et
à toute recherche ultérieure.
J'abrège ces considérations sur la liberté de penser en
philosophie. Tout a été dit sur ce sujet. Il est inutile d'y insister
davantage. J'ai hâte d'arriver au point où la théorie vient se
heurter contre une sorte d'impossibilité morale qui la forcera
ou de s'arrêter ou de reculer.
L'appel à l'évidence, qui n'est autre que la liberté
d'examen, peut-il s'appliquer aux matières morales aussi bien
qu'aux matières religieuses? Pourquoi pas? Par la même raison
que les vérités religieuses, les vérités morales ont le droit
.d'être «ajustées au niveau de la raison», selon l'expression
[80] de Descartes. Celui-ci les comprenait sans doute parmi les
vérités qu'il mettait en doute, puisqu'il se croyait obligé de se
faire une morale provisoire; c'est donc que la vraie morale était
encore pour lui un problème. De quelle morale d'ailleurs
pourrait-on partir comme étant au-dessus de l'examen? La
morale vulgaire est tout ce qu'il y a de plus mélangé, de plus

79
confus. C'est un composé hybride de devoir, d'intérêt, de
plaisir, de sentiment, d'habitude, d'éducation, île qu'en dira-t-
on, de respect humain, etc. Dans ce mélange confus, comment
trouver une doctrine s'imposant d'avance et a priori à toute
analyse, à toute discussion. Donc, nécessité d'examiner en
morale comme en toute autre partie de la philosophie; même
droit d'affirmer ce qui parait évident, de nier ce qui ne le parait
pas. Par conséquent, même liberté pour la diversité des
sentiments et des systèmes. Système utilitaire, système
hédoniste, système sentimental, système de la volonté divine,
etc., tous ces systèmes peuvent se présenter à côté du système
du devoir et au même titre, philosophiquement parlant. Tant
que nous restons dans le spéculatif, dans la région des
principes et de la théorie pure, la morale ne se distingue pas
des autres parties de la philosophie. Elle est matière à examen,
à recherches, et par conséquent à dispute et à controverse; et
aucune doctrine n'a le droit de s'arroger a priori un privilège
qui la soustrairait au libre examen.
En sera-t-il de même de la morale pratique? Aura-t-on le
droit de mettre en doute et de soumettre à l'examen les
principes sur lesquels repose l'ordre social, par exemple la
propriété, la famille, l'Etat? Ici encore la logique nous
contraint à soutenir l'affirmation. De ce que telle institution, tel
système d'organisation, existe en fait dans la société actuelle,
est-ce une raison d'affirmer qu'il existe aussi en droit, c'est-à-
dire qu'il soit vrai et légitime? Ne faut-il pas encore procéder
par voie d'examen? Qui me prouve avant examen que la
propriété soit une institution juste et bienfaisante? Pendant des
siècles la société a reposé sur l'esclavage; et [81] cependant on
a fini par découvrir que l'esclavage était inutile et illégitime.
Pourquoi n'en serait-il pas de même de la propriété? Si donc je
viens à trouver, après examen, que la propriété s'est établie par
usurpation, comme le disait Pascal; si je trouve que la
propriété est un vol, comme Je disait Proudhon, pourquoi ne le
dirais-je pas? De même pour la famille. Si je trouve que le
mariage est mal organisé, si je crois à la légitimité du divorce,
pourquoi ne le dirais-je pas? Et même, si je vais jusqu'à penser
que le mariage est une pure affaire de liberté individuelle dans
laquelle l'Étal n'a pas à intervenir, pourquoi ne le dirais-je pas?

80
Réciproquement, si je découvre que le divorce est une
institution immorale, et, comme le disait récemment un
prédicateur, un système de prostitution légale, pourquoi
n'aurais-je pas le droit de le dire? Il en est de même du
fondement de la société et de l'État. Si je pars du principe de
l'évidence, je ne dois rien prendre pour accordé, je dois tout
examiner et tout prouver, excepté les axiomes premiers, s'il y
en a de tels. Et il ne s'agit pas ici du droit extérieur d'émettre et
d'exprimer ses opinions par la voie de la presse. La liberté de
la presse est une question sociale et politique que nous n'avons
pas à examiner ici. Il s'agit du droit intérieur que j'ai de penser
tout ce qui me semble évident et de ne penser que ce qui me
semble évident.
Ici commence à paraître d'une manière visible l'antinomie
que nous cherchons à mettre en lumière entre la science et la
croyance. Car une société, pour vivre et pour subsister, a
besoin de principes fixes, de doctrines communes, de
fondements acceptés par tous; et la liberté de penser, seul
résultat légitime cependant de la science, a pour conséquence
de tout mettre en doute, de provoquer toutes les opinions,
toutes les manières de voir, sans qu'aucune ait le droit de se
mettre au-dessus des autres; car toutes relèvent d'une même
autorité: l'évidence. Si votre doctrine ne force pas les
convictions des autres hommes, c'est qu'elle n'est pas plus
évidente que les autres doctrines.
[82] N'oublions pas, en effet, le mot de Descartes: «Il n'y a
aucune chose dont on ne dispute et qui, par conséquent, ne soit
douteuse;» et cette autre proposition que, «partout où deux
esprits se contredisent, il est certain que l'un d'eux a tort, et
même il est probable qu'ils ont tort tous les deux, parce qu'on
ne voit pas pourquoi l'un ne forcerait pas l'adhésion de
l'autre»; et si l'on dit que ce sont les passions qui s'opposent à
la vérité, cela peut être dit des deux côtés. Quoique j'aie dû
faire un choix par la nécessité où je suis dans la pratique
d'affirmer quelque chose, je n'en dois pas moins considérer
que les autres hommes ont le même droit. Je devrai donc
admettre que toutes les opinions sont aussi légitimes que la
mienne. Toutes les opinions possibles sur les fondements de la
société, même celle qui nie toute société, devront donc

81
coexister au même titre. Que devient donc alors l'unité sociale,
le consensus sans lequel il n'y a pas de vie, aussi bien pour les
organismes individuels que pour les organismes sociaux?
Remarquons que la même antinomie subsisterait encore lors
même qu'on interdirait extérieurement telle ou telle opinion;
car le conflit existerait toujours intérieurement, et c'est par
l'esprit, et non pas seulement par les paroles extérieures, que
l'unité sociale se maintient et se fonde.
Mais le conflit précédent devient encore bien plus grand
lorsque l'on passe de la pensée à l'action, du droit purement
théorique de soutenir telle opinion au droit d'agir
conformément à cette opinion. C'est ici que la science, il n'y a
pas a le dissimuler, entre en conflit avec la morale.
Sur ce terrain, il faut reconnaître que les partisans de la
libre pensée montrent en général peu de conséquence et peu
d'audace. Ils séparent radicalement le domaine de la pensée et
celui de l'action. Ils admettent dans le premier domaine la
liberté illimitée, et continuent comme tout le monde à
soumettre le second à la morale et à la loi sociale. Cependant
c'est là une séparation arbitraire et artificielle. Déjà la
psychologie la plus moderne nous montre que toute idée [83]
tend à se réaliser au dehors, que l'idée d'un acte consiste
précisément en ce que les premiers mouvements organiques
dont l'acte est la suite extérieure tendent à se reproduire en
nous. Quand nous pensons à l'idée de manger, il se produit
dans les muscles de la mâchoire un commencement de
mouvement qui, en se continuant, arriverait à produire l'acte
de la mastication. On sait que chez les hypnotiques l'idée d'un
acte produit fatalement et infailliblement l'exécution de cet
acte. D'un autre côté, si nous passons à la question de droit, on
peut se demander si le droit de penser que tel acte est légitime
n'entraîne pas le droit d'accomplir cet acte. Autrement, que
signifierait alors mon opinion? Dire que j'ai le droit de croire
au droit d'insurrection, n'est-ce pas dire que j'ai en fait le droit
de m'insurger. Car mon opinion consiste précisément en ce
que je soutiens la légitimité de l'acte. Contester la liberté de
l'action, c'est contester la vérité de l'opinion. Il en est de même
de l'opinion du tyrannicide, et ce droit de tuer le tyran ne doit
pas seulement être entendu du régicide; car les rois ne sont pas

82
les seuls tyrans; et j'ai de plus le droit, en tant qu'individu, de
désigner le tyran; aucune autorité légale ne peut le faire, car
c'est précisément elle-même qui est suspecte de tyrannie, de
sorte que le tyrannicide conduit à l'homicide indéterminé. Sans
doute, au point de vue matériel et politique, la société peut
convenir qu'elle n'admettra que la liberté intérieure et non la
liberté extérieure: chacun ayant le droit de penser ce qui lui
plaît, la société jouira du même droit; et elle pourra fixer les
limites où elle voudra. Ce n'est plus qu'une question de force.
Mais, encore une fois, il ne s'agit point ici de la question
sociale et extérieure; il s'agit de la question philosophique; il
s'agit du jugement porté par un philosophe sur mon action: or,
je dis que vous, philosophe, vous ne pouvez pas reconnaître le
droit de penser et ne pas reconnaître en même temps le droit
d'agir; car, encore une fois, ma pensée ici consiste précisément
à affirmer le droit d'agir.
[84] Encore l'insurrection, le tyrannicide, sont des
doctrines politiques; et de nos jours ces doctrines, par
l'habitude des révolutions et les préjugés des partis, ont été
couvertes d'une sorte d'indulgence généreuse et même
quelquefois d'une admiration superstitieuse; mais il faut avoir
le courage d'aller plus loin, et de la morale politique passer à
la morale privée. Ici encore, je défie que l'on fixe une limite
entre la théorie et la pratique. Si je juge théoriquement, par
exemple, que la propriété est née de l'usurpation et que, selon
l'expression consacrée, les propriétaires sont des voleurs,
pourquoi ne penserais-je pas qu'il est permis à toute personne
de réparer l'injustice primitive en ôtant à ceux qui ont, pour
donner à ceux qui n'ont pas assez; et comme je puis être moi-
même parmi ceux-là, pourquoi ne m'attribuerais-je pas à moi-
même quelque chose de cette portion revendiquée sur le tout?
De plus, pourquoi tous ceux qui sont dans le même état que
moi ne formeraient-ils pas une ligue où les uns seraient
chargés de prendre, les autres de cacher, les autres de vendre,
et en un mot une société en participation, grâce à laquelle
chacun finirait par avoir sa quote-part de la richesse
reconquise? En un mot, pourquoi ne soutiendrait-on pas la
légitimité du vol? et, s'il est vrai que voler un voleur, ce n'est
pas voler, ne peut-on pas dire que voler un propriétaire ce n'est

83
pas voler? Enfin, au nom de quoi pouvez-vous m'interdire de
passer de la théorie à l'acte, puisque ma pensée consiste
précisément ici à soutenir la liberté de l'acte? Encore une fois,
il ne s'agit pas de savoir si la société, en fait, devra laisser
faire. La société a ses lois qu'elle maintient, et je puis être
frappé par elles; je m'y soumets d'avance. Mais il s'agit du
jugement philosophique à porter sur l'acte; or ce jugement ne
peut être négatif, sans quoi on reconnaîtrait par là même que la
liberté de penser n'est pas illimitée.
J'ai une certaine honte et j'éprouve une sorte de révolte
intérieure à pousser plus loin l'argumentation, et cependant il
est facile de voir qu'il serait tout aussi légitime d'appliquer [85]
le même raisonnement à l'assassinat qu'au vol. Il serait
répugnant, dis-je, même fictivement, de pousser la doctrine
jusque-là. Rappelons seulement que le poète Schiller, couvert
sans doute par la liberté de la muse tragique, n'a pas craint de
nous représenter, dans une de ses pièces, un de ses
personnages (à la vérité le traître de la pièce, mais qui n'en est
pas moins un subtil raisonneur) lequel, dans un monologue
épouvantable, se demande s'il n'a pas le droit d'empoisonner
son père, et qui se donne à lui-même des raisons pour cela. Eh
bien! ne sommes-nous pas tenus, par la suite du raisonnement
précédent, d'accorder que la liberté intellectuelle doit aller
jusque-là? et aussi, en vertu du même raisonnement, que
l'action a le droit d'aller jusqu'où va la pensée? Et remarquez
d'ailleurs qu'il ne s'agit pas ici d'un de ces cas que les
théologiens appellent la conscience erronée et la conscience
ignorante, où le sujet est amnistié par l'état de sa conscience
(comme l'anthropophagie des sauvages ou les crimes du
fanatisme). Non, il s'agit au contraire d'un cas où, la
conscience parlant très haut, au point d'inquiéter et troubler le
coupable, il se sert de sa libre pensée pour combattre sa
conscience, celle-ci étant précisément un acte de croyance, et
l'examen auquel il se livre un acte de science. Si, en effet, nous
considérons les croyances morales des hommes comme
pouvant être des préjugés et par conséquent comme
justiciables du libre examen, pourquoi ne considérerais-je pas
ma propre conscience comme un préjugé possible et par
conséquent comme susceptible d'être combattue par l'examen

84
et, conséquemment, d'être éliminée dans la conduite pratique?
On ne dira pas non plus qu'il ne s'agit pas ici de science; car il
y a deux sortes de sciences: la science pure et la science
appliquée; et un ingénieur qui a à résoudre un problème
pratique, un canal à creuser, un pont à jeter, etc., fait de la
science aussi bien que le pur géomètre. De même la question
de savoir si on commettra tel ou tel acte est une question de
morale appliquée, et par conséquent une question de science.
Si j'ai le droit de tout penser, j'ai le droit de penser cela; et [86]
comme ma pensée ici c'est la légitimité de tel ou tel acte, j'ai le
droit de le faire, sinon au point de vue de la société, qui m'en
empêche si elle est la plus forte, du moins au point de vue du
philosophe qui méjuge et qui doit reconnaître que je suis un
philosophe comme lui.
Ainsi la liberté de penser, poussée jusqu'à ses dernières
conséquences, aboutit à la liberté du crime: voilà, sous sa
forme la plus aiguë, le conflit de la science et de la croyance.
Ici la conscience morale se révolte; elle crie. La nature,
comme dit Pascal, confond la raison imbécile et l'empêche
d'extravaguer jusqu'à ce point. Cette conscience nous crie
qu'un acte de vertu vaut mieux que tous les systèmes de
philosophie. Périsse la philosophie plutôt que la probité,
l'humanité et l'honneur!
Il est donc évident que, si loin que l'on pousse le principe
du doute méthodique et de la liberté intellectuelle, il vient un
point cependant où il faut reconnaître que cette liberté entre en
conflit avec la conscience, c'est-à-dire avec la croyance innée
du bien et du mal, et où celui que vous avez devant vous n'est
plus un libre raisonneur, mais un malhonnête homme, un
scélérat. Nous aurions pu, par prudence et par respect pour
nous-même, faire commencer le conflit plus haut; mais on
nous eût accusé peut-être de sacrifier la liberté philosophique,
comme on croyait pouvoir nous accuser de scepticisme
lorsque nous traitions d'hypothèses et de problèmes les vérités
morales et religieuses. Nous avons donc dû employer un
procédé violent pour mettre en pleine lumière le conflit qui
existe au fond de toute libre philosophie.
Pour le dire en passant, la solution que l'école éclectique
avait donnée du problème précédent et que nous avons tous

85
enseignée dans notre jeunesse, n'était pas si peu philosophique
qu'on a pu le croire. Cette solution était que la philosophie doit
respecter le sens commun; qu'elle en relève au lieu de le
dominer; que l'instinct de l'humanité a résolu spontanément et
résout encore chaque jour, sans attendre les lentes démarches
de la raison pure, les questions relatives à sa doctrine [87] et à
son bonheur; qu'il faut mettre à part et hors de cause les
grandes croyances de l'humanité; que la vox populi, malgré ses
erreurs, est aussi la vox Dei. «L'humanité est inspirée,» disait
Cousin. Le philosophe recueille ces enseignements qui
viennent de la spontanéité naïve de ses semblables. Il les
recueille pour les lui renvoyer éclairés, développés et
complétés par l'analyse et la réflexion. La science a le droit
d'éclairer ces notions, mais elle n'a pas le droit de les détruire.
On a trouvé celle solution trop peu philosophique, trop
peu scientifique. On a voulu qu'il fût permis d'employer en
philosophie la liberté absolument absolue que l'on a dans les
autres sciences. Mais où fixera-t-on la limite? Car nous avons
vu qu'il faut finir par en fixer une: sans quoi, il pourrait se faire
que, sous couleur de libre pensée, on se réveillât un jour
malhonnête homme.
En suivant le principe de la liberté philosophique, nous
n'avons trouvé aucune solution de continuité, aucun point où
pourrait intervenir une autorité, je ne dis pas extérieure et
matérielle, mais morale et spirituelle, qui put arrêter
l'enchaînement des idées; et nous avons dû aller jusqu'à la
dernière limite, c'est-à-dire jusqu'à l'action même, et jusqu'aux
actions les plus révoltantes; car pour d'autres actions, telles
que celles qui concernent les mœurs, la conscience morale est
beaucoup plus large et plus complaisante; et le libertinage de
l'esprit s'unit bientôt, comme au XVIIe siècle, au libertinage des
mœurs. Il n'en est plus de même lorsqu'il est question du crime
et du vol. Eh bien! je le demande, est-ce suffisamment garantir
la part légitime de la croyance dans l'âme humaine que
d'attendre les derniers scandales et les dernières révoltes de la
conscience en face du crime? De là cette pensée naturelle que,
pour garantir la pratique, il faut faire commencer beaucoup
plus haut le droit de la conscience morale. Ce ne sera pas
seulement dans cette action particulière que la conscience fera

86
entendre son autorité; ce sera au principe même de la loi
morale. La loi morale ne s'imposera pas seulement [88] par
son évidence logique, qui peut être contestée, mais par son
évidence morale. Ce sera un devoir de croire au devoir. Mais
la morale ainsi sauvée se suffira-t-elle à elle-même? Sera-t-elle
suspendue sans principe entre une métaphysique absente et
une physique indifférente? Ne faut-il pas à la morale un
principe religieux? La religion naturelle reviendra donc à titre
de credo nécessaire: car n'est-ce pas un devoir aussi de croire à
ce qui est le fondement du devoir, c'est-à-dire à Dieu? Il
semble que l'on ne soit pas forcé philosophiquement d'aller
plus loin. Cependant, ne peut-on pas dire encore que la
religion naturelle, n'ayant d'autre fondement que les assertions
obscures et contradictoires du sens commun, n'offre pas non
plus, à son tour, une garantie bien solide, si elle ne s'appuie
pas sur la religion révélée? Le devoir de croire à la religion
naturelle nous conduit donc à un autre devoir, qui est de croire
à la religion révélée, le seul fondement solide de la religion
naturelle. On sait enfin que, dans la religion révélée elle-
même, la certitude et l'autorité paraissent insuffisamment
établies dans une Église qui prendrait pour principe le libre
examen. D'où cette conséquence, que la certitude morale n'est
garantie que par l'adhésion au dogme catholique et à l'autorité
suprême et infaillible du chef de la catholicité. Voilà les droits
de la croyance bien garantis. Soit; mais que deviendraient les
droits de la science? La philosophie serait alors réduite à n'être
plus que l'exégèse, le commentaire de la vérité chrétienne et
même catholique. Ce ne serait plus qu'une scolastique. Les
plus grands penseurs n'auraient plus qu'à se taire. Un Spinoza,
un Hume, un Kant, ne seront plus que des sophistes qui
n'auront plus le droit de cité en philosophie. Bien plus, les
penseurs chrétiens ne seront pas eux-mêmes à l'abri de toute
suspicion. Un Malebranche sera suspect, parce qu'il pousse au
déterminisme; un Pascal, parce qu'il ne craint pas de se faire
une arme du scepticisme; un Descartes lui-même, parce que,
par son automatisme, il a ouvert la voie à la doctrine des
actions réflexes, si dangereuse pour la liberté humaine.
[89] Ainsi, si l'on part de la science, on menace les
organes et la vie morale; si l'on part de la croyance, on menace

87
la science et on renie la philosophie. Qui démêlera cet
embrouillement? Essayons une solution.
Je ne crois pas que l'on puisse espérer de réconcilier la foi
et la science si l'on commence par les séparer. La foi sans la
science est aveugle; la science sans la foi est vide. C'est donc à
l'origine même et dans le premier acte de science que l'on doit
rencontrer les deux principes réunis l'un à l'autre dans une
unité invisible. Autrement l'on sera toujours en présence de ce
dilemme: ou sacrifier la science à la croyance, ou la croyance
à la science. Je me demande aussi si l'on peut admettre deux
certitudes hétérogènes d'origine différente, la certitude logique
et la certitude morale, et s'il ne faut pas essayer de rétablir
l'unité de certitude, principe même de la recherche.
Or, nous sommes parti de l'idée de la science. C'est donc
en analysant cette idée que nous devons trouver en même
temps le principe de la croyance.
La science a pour objet de savoir, et l'objet du savoir est la
vérité; enfin la vérité n'a d'autre signe que l'évidence; et le seul
moyen de découvrir l'évidence, c'est de la chercher; et le seul
moyen de la chercher, c'est l'examen. De la ce principe que la
liberté d'examen est la condition sine qua non de la science.
La liberté d'examen n'est considérée en général que du
côté négatif. On n'y voit autre chose qu'un instrument de
division et d'anarchie, un principe d'individualité et de révolte.
La liberté d'examen ne paraît autre chose que la liberté de ne
pas penser comme les autres, de ne pas se soumettre à
l'autorité, de ne pas accepter les opinions reçues. C'est là, en
effet, un des caractères de la liberté de penser: «N'admettre
comme vrai que ce qui paraît évident», selon le mot de
Descartes, c'est bien en effet s'affranchir de l'autorité. Mais ce
n'est là qu'une partie du principe cartésien: c'en est le côté
négatif. Mais il y a une autre partie du même [90] principe qui
en est la partie positive. En effet, à côté du droit d'examen, il y
a le devoir d'examen; or ce devoir est absolu comme le droit.
Lorsque Descartes fait appel à l'évidence pure, il n'entend pas
par là que nous devons nous affranchir des opinions d'autrui
pour ne plus penser que ce qu'il nous plaira. Il enseigne en
même temps que nous devons nous affranchir des sens, de
l'imagination et des passions, dont l'office n'est pas de nous

88
faire connaître la vérité, et qui au contraire sont des obstacles à
toute vérité. S'affranchir du joug intérieur de la passion, en
même temps que du joug extérieur de l'autorité, voilà ce que
comporte la règle de l'évidence. Dans la règle même donnée
par Descartes, le devoir est exprimé aussi bien que le droit,
lorsqu'il dit: «Éviter la précipitation et la prévention.» La
Recherche de la vérité, de Malebranche, où l'auteur étudie
toutes les causes d'erreur, et notamment les sens, l'imagination
et les passions, est le complément nécessaire du Discours de la
Méthode.
Il est à remarquer que ceux qui sont les moins disposés
pour la liberté d'examen sont les premiers à réclamer le devoir
d'examiner. Sans cesse ils reprochent aux autres leur légèreté,
leur ignorance, leurs préventions, leurs affirmations
superficielles. Ils se plaignent qu'on juge leurs croyances sans
les connaître; ils protestent sans cesse contre les préjugés.
«Qu'ils apprennent donc au moins quelle est cette religion,
avant que de la combattre,» dit Pascal. C'est bien là un appel à
l'examen. Mais en appelant l'examen, on en reconnaît par là
même le droit. Vous ne pouvez en effet imposer le devoir
d'examiner sans admettre en même temps le droit d'examiner.
Ainsi le droit d'examen suppose le devoir; et le devoir
d'examen suppose le droit. C'est un seul et même fait; ce sont
les deux faces d'un acte indivisible; et si je me demande ce qui
est contenu dans cet acte, j'y trouve un principe absolu, à
savoir: l'inviolabilité de la pensée. Qu'est-ce à dire? C'est que
je ne puis pas faire de ma pensée ce que [91] je veux. Je ne
puis pas, même le voulant, la soumettre à l'autorité d'autrui
(sauf par des raisons que je crois bonnes et que j'ai acceptées
comme miennes). Je ne puis pas davantage la subordonner à
mes caprices, à mes désirs, à mes passions. Enfin, je ne puis
pas voir la vérité comme il me plaît; je ne puis la voir que
comme elle est. Ma pensée est donc inviolable. Je ne puis pas
la traiter comme une chose, en faire un instrument de bonheur,
de fortune, de pouvoir, etc. Voilà ce qui est compris dans l'idée
de science.
Imaginez un savant, auteur d'une grande découverte
introduite par lui dans la science et qui y règne sans conteste.
Elle porte son nom. Voilà trente ans qu'elle est établie, et pas

89
un fait n'est venu l'ébranler. Supposons maintenant que ce
même savant vienne à rencontrer par hasard, dans son
laboratoire, un fait qui, s'il était vrai, renverserait sa théorie.
Ce fait est un accident; il s'est rencontré par le plus grand des
hasards; il est à présumer qu'il ne se présentera pas d'ici à
longtemps à aucun observateur. On peut donc le supprimer
sans danger. Si notre savant le fait connaître, sa gloire est
perdue, son œuvre est détruite; peut-être encore ce fait n'est
pas un fait, mais seulement un soupçon. Vaut-il la peine que
l'on s'en occupe? Laissons à d'autres le soin de l'éclaircir s'ils
le rencontrent. Eh bien! non. Le devoir du savant est tout tracé.
Il faut que lui-même aille au-devant de ce fait pour le discuter,
le fixer et, s'il le faut, le faire connaître aux autres. Laissons de
côté ici les devoirs de l'homme d'honneur, qui rentrent dans la
donnée de la conscience universelle; bornons-nous au devoir
de la recherche scientifique. Je dis que le savant, en tant que
savant, se sent tenu, au nom même de la science, de porter la
lumière sur ce fait, dût-il détruire le travail de toute sa vie. S'il
ne le fait pas, il n'est pas un savant; il fait de la science un
instrument d'orgueil, au lieu d'en faire un but. La pensée est
donc quelque chose d'inviolable.
Maintenant, dans ce principe de l'inviolabilité de la
pensée, je vois deux choses: [92] La première, c'est
l'excellence de la pensée, la supériorité de la pensée sur la
matière. En effet, je puis faire de la matière ce que je veux, je
ne puis faire de ma pensée ce que je veux. Je puis casser une
pierre en deux, la briser en mille morceaux, la réduire en
poussière, en disperser les éléments dans l'espace. Mais je ne
puis séparer un attribut d'un sujet, lorsque je vois clairement et
distinctement qu'ils appartiennent l'un à l'autre. Quand je dis
que je ne le puis pas, je veux dire que je ne le dois pas: car je
le puis extérieurement, en exprimant le contraire de ce que je
pense. Je le puis même intérieurement, en détournant mon
esprit de la vérité qui me déplaît et en me tournant du côté qui
me plaît. Mais c'est cela même qui m'est interdit. Sans doute,
dans l'impossibilité où je suis de trouver à heure fixe
l'évidence absolue, et dans la nécessité d'affirmer pour le
besoin de la vie pratique, il m'arrive souvent, et c'est même un
devoir pour moi, d'affirmer préventivement, c'est-à-dire de

90
faire prévaloir ma volonté dans le conflit des raisons; mais il
faut toujours que ce soit du côté des raisons prévalentes que
ma volonté fasse sentir son poids. Mais, dans la pure science,
où je ne suis pas forcé d'affirmer, je sens qu'il m'est interdit de
penser une chose par cette seule raison qu'elle me plaît. Ma
pensée est donc quelque chose d'inviolable. Elle a une dignité
en soi qui n'est pas dans la matière, une excellence qui en fait
quelque chose de supérieur aux choses sensibles et
phénoménales. Elle appartient donc à un ordre hyperphysique.
L'esprit peut donc pénétrer au delà du pur physique dans un
monde d'ordre supérieur. Qu'est-ce autre chose que le principe
même de la métaphysique?
En outre, nous venons de le voir, la seconde chose que
contient le principe de l'inviolabilité de la pensée, c'est l'idée
du devoir et du droit. Dès le principe même, nous avons
rencontré l'idée du droit, et nous avons vu que le droit est
inséparable du devoir; le devoir et le droit, c'est-à-dire la
morale, sont donc impliqués dans la première règle de la
logique, dans l'idée même de la recherche scientifique.
[93] Aussi le scientifique nous donne le métaphysique, et
le métaphysique nous donne le moral sans postulat.
Où donc est le conflit entre la science, la métaphysique et
la morale? Ces trois choses coexistent d'une manière
indivisible dans le premier acte de la science. Liberté de la
pensée, inviolabilité de la pensée, devoir de la pensée envers
elle-même, ce sont là trois termes inséparables et identiques.
Si l'on n'admet pas ces principes régulateurs de la pensée
coexistant avec la liberté même, on verra que la liberté de
penser non seulement peut engendrer les paradoxes les plus
épouvantables et entrer en conflit avec la conscience morale,
mais qu'elle peut être logiquement conduite à se nier elle-
même, et qu'elle contient en soi le principe de sa destruction.
Si, en effet, une certaine dose de liberté de penser nous
conduit à affirmer que les hommes ne sont que des animaux, et
des animaux malfaisants, pourquoi un degré supérieur de libre
pensée ne nous conduirait-il pas à dire que les hommes
devraient, en conséquence, être gouvernés, comme les autres
animaux, par la force et par la ruse. Un Machiavel, un Hobbes,
sont de plus libres penseurs qu'un d'Holbach et qu'un

91
Helvétius. Un ami de ceux-ci, l'abbé Galiani, disait
franchement qu'il était pour le despotisme tout cru. Ainsi la
liberté aboutirait à la servitude. À la vérité, ceux qui parlent
ainsi ne parlent pas pour le peuple, et ils ont en général bien
soin de s'exempter eux-mêmes de la règle commune. Servitude
pour la foule, libre pensée pour eux-mêmes, voilà la formule.
Mais l'expérience en a bien vite montré la vanité. Les libres
penseurs s'apercevront bientôt qu'ils ne peuvent pas penser
tout seuls, sans que personne s'en aperçoive et sans que leurs
pensées se répandent au dehors et envahissent la foule. La
société est alors atteinte en ses fondements, et la sécurité de
tous est en péril. Le vrai penseur ira donc au delà; et il aura le
droit d'affirmer que, la pensée n'étant qu'un accident sans
valeur, il est inutile de lui sacrifier le repos et le bien-être de
tous les jours. Il pensera donc que la société a besoin
d'illusions pour continuer à vivre, et que ces illusions [94] ne
peuvent durer lorsque les habiles s'en moquent et s'en
détachent. Il ne suffit pas de soutenir le trône; il faut relever
l'autel. Celui qui ne va pas jusque-là est un niais. Il ne pense
pas comme il faut. Conclusion: non seulement interdire la libre
pensée aux autres, mais se l'interdire à soi-même. Si l'on veut
que la foule croie, il faut faire comme si l'on croyait soi-même,
et le plus haut degré de la libre pensée sera l'hypocrisie.
Quelqu'un a dit: «Si j'étais athée, je me ferais jésuite.» Bien
entendu, je prends le mot de jésuite dans le sens que lui
donnent la tradition et la légende; et je ne voudrais infliger à
personne une injure imméritée. Mais si on prend le mot de
jésuite dans le sens vulgaire, à savoir comme une société
d'ambitieux hypocrites chargés d'imposer la superstition aux
masses pour les faire vivre en paix, ce serait là le comble de la
libre pensée chez des esprits hardis, qui ne seraient dupes de
rien, et qui, par surcroît, seraient les bienfaiteurs de l'humanité,
en lui assurant la sécurité sur la terre, et par delà l'illusion d'un
bonheur éternel. Si le philosophe a horreur de telles
conséquences, s'il est toujours prêt a dire hautement: Fiat
veritas, pereat mundus, c'est que pour lui la vérité a une valeur
supérieure au monde; c'est que la pensée, qui nous fait
participer à la vérité, nous fait participer aussi à l'expérience
de cette existence supérieure; c'est que, comme nous l'avons

92
dit déjà, «liberté de penser et dignité de l'esprit sont deux
termes inséparables»; c'est que la science contient un principe
de croyance.
Ainsi, tandis que la critique de Kant travaille à la
dissolution de la métaphysique, et ne la rétablit ensuite que par
un chemin détourné en faisant appel à la morale, nous croyons
au contraire que la critique en elle-même implique une
métaphysique et une morale. Elle suppose que la pensée est
une fin en soi qui nous commande sans condition. Se critiquer
soi-même, c'est s'élever au-dessus de soi-même; c'est
comparer sa propre raison à une raison supérieure que nous
pouvons ne pas posséder, mais dont il faut que nous ayons
l'instinct et le pressentiment pour juger que la nôtre non [95]
seulement lui est inférieure, mais encore lui est étrangère et
hétérogène. Kant revient souvent sur ce que devrait être ce
qu'il appelle un entendement intuitif qui verrait les choses en
soi. Un tel entendement n'aurait pas besoin qu'une matière lui
fût donnée; il produirait immédiatement ses propres objets;
pour lui le savoir et le croire, le vouloir et le devoir, le
mécanisme et la finalité se confondraient. N'est-ce pas là en
définitive avoir une certaine idée de cette raison absolue? Une
critique qui sait si bien ce qui nous manque n'est-elle donc pas
rattachée par quelque lien à ce principe suprasensible dont elle
sent si énergiquement le besoin? C'est par là, c'est par cet
élément divin qui est en elle que la pensée se sent inviolable et
sacrée. C'est pourquoi elle n'a rien à craindre de la liberté, qui
ne peut que la ramener à sa source quand elle s'en sert comme
il faut.

93
94
LEÇON VI
CLASSIFICATION DES SCIENCES

Messieurs,

Après les considérations générales qui précèdent, et qui


sont en quelque sorte à l'entour de la philosophie, il nous faut
maintenant serrer la question de plus près, et nous demander
avec plus de précision ce que c'est que la philosophie, et quel
est son objet. Voici la méthode que nous emploierons pour le
déterminer.
Cette méthode sera de passer en revue les divers objets de
nos connaissances, ainsi que les sciences universellement
reconnues qui s'occupent de ces objets. Que si, après avoir
épuisé l'énumération de toutes ces sciences, il reste encore un
objet qui n'a pas été nommé, cet objet pourra être considéré
comme un bonum vacans qui appartiendra à qui voudra s'en
emparer. La nécessité d'une science de plus sera démontrée, et
il ne s'agira plus que de savoir si cette science nouvelle n'est
pas précisément ce qu'on appelle la philosophie elle-même.7
La détermination de l'objet de la philosophie supposera
donc une classification, ou du moins une énumération de
diverses sciences. Nous exposerons d'abord les classifications
les plus importantes et les plus connues.

I. — Classification d'Aristote.

Aristote fonde sa classification des sciences sur une


distinction [97] psychologique. Il distingue trois opérations de
l'esprit: savoir, agir et faire. Savoir consiste à connaître
purement et simplement, sans aucune opération de la part du

7. Nous croyons avoir été le premier a indiquer d'employer cette méthode, soit dans
notre Traité élémentaire de philosophie, soit, longtemps auparavant, en 1864, dans
notre cours de la Sorbonne. (Voir la Revue littéraire.)
95
sujet. Agir consiste dans une opération interne qui ne sort pas
du sujet; faire, dans une opération interne qui produit quelque
chose en dehors du sujet. De là trois ordres de sciences: les
sciences théorétiques, les sciences pratiques et les sciences
poétiques. Ces deux dernières s'appliquent à des objets qui
peuvent être ou ne pas être, ou encore être autrement qu'ils ne
sont, par conséquent à des objets contingents. Les sciences
théorétiques ont pour objet les choses qui ne peuvent être
autrement qu'elles ne sont, par conséquent s'appliquent à des
objets nécessaires.
Considérons d'abord les sciences poétiques. Elles ont pour
objet la production de quelque chose qui est, ou peut subsister
en dehors du sujet: par exemple, une maison, un tableau, ou
même un discours et un raisonnement. Elles sont au nombre de
trois: la Poétique, la Rhétorique, la Dialectique. La poétique a
pour objet les poèmes; la rhétorique, les discours; la
dialectique, les arguments.
Les sciences pratiques, qui ont pour objet l'action, sont
également au nombre de trois, suivant qu'elles considèrent
l'individu, la famille et l'État. Ce sont l'Éthique, l'Économique
et la Politique.
Enfin les sciences théorétiques sont encore au nombre de
trois: les Mathématiques, la Physique, la Philosophie première
ou Théologie. La physique est la science de la nature ou du
mouvement; les mathématiques ont pour objet les êtres
immobiles, et la nature en tant qu'elle est indépendante du
mouvement. La philosophie première ou métaphysique a pour
objet la cause du mouvement.
Tel est le tableau des sciences. Quel est maintenant l'ordre
dans lequel elles doivent être placées, c'est-à-dire leur
hiérarchie? Cette hiérarchie peut être considérée à un double
point de vue. Il faut distinguer l'ordre au point de vue [98] de
la connaissance et l'ordre au point de vue de l'existence.
Au point de vue de la connaissance, il faut aller de la
poétique à la pratique, et de la pratique à la connaissance
théorique. Au point de vue de l'être, c'est-à-dire du rapport
interne des choses, il faut aller au contraire de la théorétique à
la pratique et de la pratique à la poétique; de même pour les
sous-divisions: au premier point de vue, on ira de la poétique à

96
la rhétorique, et de la rhétorique à la dialectique; de la morale
à l'économique, et de l'économique à la politique; enfin de la
physique aux mathématiques, et des mathématiques à la
philosophie première.
Au point de vue de l'être, au contraire, il faut suivre la
marche inverse, et redescendre de la philosophie première aux
mathématiques, des mathématiques à la physique; de la
politique à l'économique, de l'économique à la morale; enfin
de la dialectique à la rhétorique, et de la rhétorique à la
poétique.
C'est là sans doute un plan de classification très savant et
très ingénieux. Il répondait aux faits, à l'époque d'Aristote;
aujourd'hui, il n'est plus en rapport avec l'état des sciences. En
effet, on peut dire que la poétique, depuis Aristote, n'a pris
aucune extension. Elle aurait perdu plutôt en intérêt et en
étendue. La poétique proprement dite n'est presque plus rien;
la rhétorique, pas grand'chose. La dialectique seule a conservé
sa valeur; mais c'est en se fondant avec la logique, qui
appartient plutôt au groupe des sciences théorétiques.
Au contraire, les sciences théorétiques ont pris un
accroissement considérable. Ce n'est pas trop s'avancer que de
dire que leur domaine a centuplé. Les mathématiques ont vu se
produire dans leur sein un grand nombre de sciences
nouvelles: l'algèbre, la mécanique, la géométrie analytique, le
calcul intégral, le calcul des probabilités, etc. La physique, y
compris la biologie, est devenue un champ immense et sans
fin. On a le droit de se demander si la poétique, la rhétorique
[99] et la dialectique réunies peuvent faire contrepoids à cet
énorme amas de sciences nouvelles, qui sont venues enrichir la
connaissance théorique. Il y a là une disproportion choquante.
Quand même on conserverait les divisions d'Aristote, la
difficulté reviendrait tout entière, rien que pour le classement
des sciences théorétiques.
D'ailleurs, que faut-il entendre par sciences poétiques et
sciences pratiques? Sont-ce des sciences qui donnent des
règles pour agir? Mais alors ce sont des arts, et chaque science
a son art. La mécanique et l'industrie correspondent à la
physique, l'agriculture à l'histoire naturelle, la médecine à la
physiologie. Ces différents arts ne devraient-ils pas rentrer

97
dans la science de la production et de l'action? Les animaux
eux-mêmes produisent et agissent. La vie même, suivant
Aristote, est une sorte de πραξις. Il faudrait donc élargir le
cadre, séparer les arts des sciences, et classer les uns comme
les autres. Mais ce serait alors un rétrécissement singulier de la
classification.

II. — Classification de Bacon.

Bacon, comme Aristote, part d'une distinction


psychologique, mais à un autre point de vue. Aristote avait
considéré les opérations de l'esprit; Bacon considère les
facultés. Il en constate trois principales: la mémoire,
l'imagination, la raison. D'où il tire trois classes de sciences ou
d'arts; l'histoire, la poésie, l'imagination.
La mémoire a pour objet les individus; l'imagination aussi,
mais les individus composés fictivement. La raison a pour
objet les notions abstraites et générales.
L'histoire est divisée en deux genres: l'histoire naturelle,
qui a pour objet les actes de la nature; et l'histoire civile, qui a
pour objet les actes de l'homme.
L'histoire naturelle fournit des matériaux à la philosophie;
elle est une sorte de pépinière pour l'induction. Telles sont, par
exemple, les histoires des corps célestes, des météores, [100]
de la terre et de la mer, des éléments et des espèces, plantes,
minéraux, animaux.
L'histoire civile se divise en histoire de Dieu ou histoire
sacrée, et histoire de l'homme ou histoire civile proprement
dite.
La poésie est narrative, dramatique ou parabolique, ou
fiction visible et symbolique: épopée, drame et apologue.
La philosophie constitue la science proprement dite: elle a
trois objets: Dieu, la nature et l'homme. Voilà trois sciences: la
philosophie divine, la philosophie naturelle et la philosophie
humaine.
Bacon s'étend peu sur la philosophie divine ou théologie
naturelle. Il insiste sur la philosophie naturelle, qu'il divise en
deux parties: théorique et pratique. La philosophie théorique se
divise en deux: la physique, qui a pour objet la matière et la

98
cause efficiente; et la métaphysique, qui a pour objet la cause
formelle et la cause finale.
La philosophie naturelle se divise aussi en deux parties: la
mécanique et la magie.
À la physique, Bacon adjoint comme appendice et
dépendance les mathématiques; c'est l'un des vices de son
système de n'avoir pas compris l'importance de cette science.
Quant à la philosophie humaine, elle se divise en deux:
doctrine de l'âme et doctrine du corps. La première se divise à
son tour en logique et en morale.
Bacon couronne le tout par la théologie révélée.
D'Alembert, au XVIIIe siècle, dans sa belle préface de
l'Encyclopédie, a modifié sur quelques points la classification
de Bacon: 1° quant à l'ordre, il passe de la mémoire à la raison
et de la raison à l'imagination, par conséquent de l'histoire à la
philosophie et de la philosophie à la poésie. Dans la
philosophie il passe de Dieu à l'homme, et de l'homme à la
nature; 2° quant à la nature des sciences, le point capital! c'est
qu'au lieu de faire des mathématiques un simple appendice de
la physique, il en fait au contraire la première partie.
La classification de Bacon est artificielle et assez peu
originale. [101] Elle est surtout intéressante par le
développement. Ce vaste tableau dans lequel nous passons en
revue toutes les sciences, y compris celles qui n'existent pas
encore, est une construction très riche et très féconde en
aperçus. Elle a suffi longtemps pour mettre en un certain ordre
les connaissances humaines; mais elle ne résiste pas à
l'examen et à la critique.
D'abord il est évident que la poésie n'est pas une science et
qu'elle ne doit pas avoir sa place dans le tableau des sciences;
ou alors il faudrait aussi classer les autres arts, peinture,
sculpture, architecture, dont Bacon ne parle pas. Les
subdivisions de la poésie sont arbitraires, et il n'est pas
admissible que l'apologie ou la parabole fassent contrepoids au
drame ou à l'épopée.
La mémoire joue un rôle dans toutes les sciences, mais
elle n'est le principe spécial d'aucune d'elles. Ce n'est point par
la mémoire que l'on fait l'histoire civile, c'est par le
témoignage. Ce n'est point par la mémoire que l'on traite

99
l'histoire naturelle, c'est par l'observation. Enfin il est artificiel
de ranger dans le même groupe l'histoire naturelle et l'histoire
civile.
La collection des faits (Sylva sylvarum) n'est pas une
science séparée: c'est le vestibule de toutes les sciences; aussi
voit-on dans Bacon le premier groupe, à savoir l'histoire, se
perdre et se fondre dans le second, c'est-à-dire la philosophie.
Ce dernier groupe, à la rigueur, devrait être le seul. La
division est simple: Dieu, la nature et l'homme; et cette
division devra se retrouver dans une classification; mais elle
est bien générale, et dans le détail de cette division il y a bien
des méprises. La théologie naturelle ne doit pas être séparée de
la métaphysique, dont elle n'est qu'une partie; et
réciproquement la métaphysique n'est pas une partie de la
philosophie naturelle. Une autre erreur grave que nous avons
déjà signalée, c'est le trop peu d'importance donnée aux
racines mathématiques.

[102] III. — Classification d'Ampère.

La plus savante de toutes les classifications des sciences,


mais aussi la plus artificielle, est celle d'Ampère. Elle a
demandé un travail prodigieux; mais, excepté quelques
grandes lignes, on ne voit pas trop ce qui peut en rester, tant
elle est compliquée et difficile à suivre.
Le principe fondamental est qu'il y a deux sortes d'objets:
1° le monde de la matière; 2° le monde de la pensée. De là
deux groupes de sciences: les sciences cosmologiques et les
sciences noologiques. Ampère ne justifie pas cette division. Il
se contente de dire qu'elle repose sur des idées généralement
reçues, qu'il n'est pas besoin de discuter ou de démontrer. S'il
eût su qu'en même temps que lui un autre philosophe, Auguste
Comte, proposait une classification des sciences fondée sur un
principe absolument contraire, il n'eût pas passé aussi
rapidement sur ces notions préliminaires.
Ampère calque sa classification sur celle des sciences
naturelles. Il procède par règnes, embranchements, ordres,
sous-ordres, classes, etc.

100
Les deux domaines indiqués plus haut, à savoir la matière
et la pensée, forment des règnes, qui se subdivisent d'abord en
sous-règnes.
Sciences cosmologiques. Premier sous-règne: sciences
cosmologiques proprement dites, ayant pour objet la matière
inorganique. Deuxième sous-règne: sciences physiologiques
ayant pour objet la matière vivante.
Sciences noologiques. Premier sous-règne: sciences
noologiques proprement dites. Deuxième sous-règne: sciences
sociales.
Chaque sous-règne se divise en deux embranchements,
chaque embranchement en deux sous-embranchements; puis
en sciences du premier ordre, sciences du deuxième ordre,
sciences du troisième ordre.
Pour plus de clarté, suivons l'un des termes de la division;
[103] par exemple le sous-règne des sciences cosmologiques
comprend deux embranchements: 1° la mathématique; 2° la
physique.
L'embranchement des mathématiques donne naissance à
deux sous-embranchements: 1° les mathématiques proprement
dites; 2° la physico-mathématique.
Chacun des sous-embranchements se subdivise en deux
sciences du premier ordre: 1° arithmétique; 2° géométrie.
Chaque science du premier ordre se divise en deux sciences du
second ordre: 1° arithmétique élémentaire; 2° mégathologie.
Chaque science du second ordre se divise en deux sciences du
troisième ordre: par exemple, l'arithmétique élémentaire en
arithmographie et analyse mathématique; de même la
mégathologie en théorie des fonctions et calcul des
probabilités.
Si nous passons aux sciences noologiques, qui nous
intéressent davantage, nous trouvons deux embranchements:
1° sciences philosophiques; 2° sciences nootechniques. Les
sciences philosophiques se divisent en deux sous-
embranchements: 1° philosophiques proprement dites; 2°
sciences morales.
Les premières (philosophiques) comprennent deux
sciences du premier ordre: 1° psychologie; 2° ontologie.

101
Les secondes (morales), également en deux sciences du
premier ordre: 1° l'éthique ou science des mœurs; 2° la
téléologie ou morale théorique.
Les sciences du premier ordre en engendrent deux du
second ordre. Par exemple la psychologie se divise en: 1°
psychologie élémentaire; 2° psychogonie; et de ces deux
sciences de deuxième ordre, la première, la psychologie
élémentaire, en engendre deux du troisième: 1° la
psychographie; 2° la logique. La seconde, ou psychogonie,
engendre: 1° la méthodologie; 2°l'idéogénie.
Nous ne pouvons donner ici que quelques exemples, car la
classification dans son ensemble, comprenant deux volumes,
ne peut être reproduite en entier. Examinons seulement le fil
[104] conducteur qu'Ampère nous propose comme l'ayant
guidé lui-même dans cette recherche, et qui est celui-ci: les
sciences ne doivent pas être classées seulement quant à la
matière, mais encore quant au point de vue. Principe du reste
assez arbitraire, et qui tend à morceler les diverses parties
d'une même science, pour les faire obéir aux distinctions
abstraites qui n'existent que dans notre esprit.
Quoi qu'il en soit de cette réserve, on distinguera d'abord
deux points de vue: 1° les phénomènes ou les objets en eux-
mêmes; 2° les lois et les causes. Par exemple, deux espèces de
physique: 1° la physique élémentaire; 2° la physique
mathématique.
De plus, chacun de ces deux premiers points de vue sera
divisé en deux: 1° le point de vue apparent; 2° le point de vue
caché; et l'un et l'autre dans les deux catégories précédentes.
D'où ce tableau:
1er groupe:
1° Autoptiques, les phénomènes au point de vue apparent.
2° Cryptoristiques, les phénomènes au point de vue caché.
2me groupe:
1° Troponomiques, lois et causes de changement.
2° Cryptologiques. Recherche de ce qu'il y a de plus
caché.8

8. Voir Ampère, tome Ier, p. 43-44.


102
Si nous passons à l'examen de cette classification
d'Ampère, nous approuvons d'abord la première division
fondamentale en sciences cosmologiques et en sciences
noologiques; mais cette division n'est pas assez justifiée.
Sans discuter sur la place de chaque science dans le
tableau général, contentons-nous de dire que le principe
général nous paraît artificiel et arbitraire, à savoir la division
entre le phénomène et les lois et les subdivisions de l'apparent
et du caché. Il nous semble que l'application de ces quatre
points de vue ne peut qu'altérer le vrai rapport des sciences. En
général, c'est la même science qui s'occupe des phénomènes
[105] et des lois et qui passe du point de vue apparent au point
de vue caché.
En outre, cette distinction ne s'applique pas aux
embranchements. En effet, le second groupe (les sciences
naturelles) ne représente pas des lois ou des causes par rapport
au premier (sciences cosmologiques proprement dites). De
plus, on ne voit pas que la physique soit plus cryptologique
que la mathématique, et que les sciences médicales le soient
plus que les sciences naturelles. Sans doute la médecine est
plus difficile à apprendre que l'histoire naturelle, parce qu'elle
est un art; mais c'est là un autre point de vue.
C'est surtout à la division des sciences en trois ordres que
les quatre points de vue sont venus s'appliquer, mais encore
imparfaitement.
Considérons, par exemple, le domaine que nous
connaissons le mieux, celui des sciences philosophiques. Il se
divise en deux sous-embranchements: 1° la philosophie
proprement dite; 2° la morale. La philosophie proprement dite
se divise en deux sciences de premier ordre: la psychologie et
l'ontologie. Or la morale ne fournit de lois que pour la
première, à savoir la psychologie. En outre, la métaphysique
ou ontologie fournit des lois pour l'être en général, par
conséquent des lois plus élevées que celles de la morale. De
plus, il faut distinguer les lois et les règles. La morale donne
des règles; mais la psychologie contient déjà en elle-même des
lois.
Maintenant la morale, qui devrait représenter une science
de lois et de causes, contient une première partie, ethnologie

103
ou science des mœurs, c'est-à-dire de conditions subjectives de
l'action: or ce n'est pas là une science de lois, mais de
phénomènes.
En outre, la métaphysique ou ontologie occupe dans cet
ordre, comme les mathématiques dans l'autre, un rang trop
subordonné. Elle perd son rôle de science universelle, de
science maîtresse.
Une autre faute signalée plus tard par Auguste Comte,
c'est [106] d'avoir mêlé les arts et les sciences; et de plus l'art,
quoique venant après la science, ne représente pas quelque
chose de plus cryptologique que la science. Ainsi la
technologie n'est pas cryptologique par rapport à la physique,
ni l'agriculture par rapport à la géologie et à la botanique, ni la
zootechnie par rapport à la zoologie. Ce ne sont pas là des
sciences, mais des arts qui ne doivent pas figurer dans un
tableau de ce genre.
La classification d'Ampère a donc de très grands défauts;
et, malgré l'énorme labeur dont elle est la preuve, elle a laissé
en définitive très peu de traces.

IV. — Classification d'Auguste Comte.

Auguste Comte commence l'exposition de ses vues sur la


classification des sciences par la critique de ses devanciers.9 Il
croit que la principale cause des échecs subis dans cette
question tient à l'état confus où sont les différentes sciences.
Les unes sont arrivées à ce qu'il appelle l'état positif, les autres
en étant encore à l'état théologique et métaphysique: première
cause d'échec. Une seconde, c'est que la plupart des
classifications ont confondu deux sortes d'objets, les sciences,
et les arts. Mais il faut distinguer la spéculation et l'action.
Dans une classification des sciences, on ne doit tenir compte
que de la spéculation. Sans doute l'action repose sur la
spéculation, mais ce serait se faire une idée très imparfaite des
sciences que de n'y voir que la base des arts. La science repose
sur un besoin plus élevé, un besoin fondamental de
l'intelligence, celui de connaître les lois des phénomènes. Ce

9. Cours de philosophie politique, 2e leçon.


104
qui le prouve, c'est l'étonnement et même la frayeur que nous
éprouvons lorsque nous rencontrons un phénomène qui se
produit ou semble se produire en dehors des lois de la nature,
tant notre esprit croit instinctivement à l'uniformité de ces lois.
[107] Auguste Comte combat donc très énergiquement la
doctrine que les sciences doivent avoir une utilité immédiate.
On ne peut d'ailleurs prévoir jamais l'utilité d'une découverte
quelconque de la science; et, comme le dit d'Alembert, l'art de
la navigation ayant été renouvelé par l'application de la théorie
des sections coniques, «le matelot qu'une connaissance exacte
de la longitude préserve du naufrage, doit la vie à un théorème
d'Archimède ou d'Apollonius».
En conséquence, le système des sciences étant la base de
celui des arts, c'est par le premier qu'il faut commencer.
D'ailleurs, chaque art exige la réunion de plusieurs
sciences. par exemple, l'agriculture exige la géologie, la
botanique et la chimie; la pédagogie suppose la morale,
l'hygiène, la médecine. Il est donc indispensable que le
système des sciences soit fondé avant qu'on puisse organiser le
système des arts.
Maintenant, même en se bornant aux sciences proprement
dites, c'est-à-dire à la pure théorie, il faut faire de nouvelles
distinctions: 1° les sciences abstraites, qui ont pour objet la
découverte des lois; 2° les sciences concrètes et particulières,
principalement descriptives, qui sont des applications de ces
lois aux êtres naturels existants. Par exemple, la physiologie
générale a pour objet l'étude des lois de la vie; la botanique et
la zoologie sont l'étude des êtres réels dans lesquels ces lois
générales sont réalisées. La chimie est l'étude des lois de la
composition et de la décomposition des corps; la minéralogie
est l'étude des corps réels qui résultent de ces compositions et
de ces décompositions. Dans la première, les faits n'ont en
quelque sorte qu'une existence artificielle: par exemple le
chlore, qui, par l'étendue de ses affinités, a une grande
importance en chimie, n'en a aucune en minéralogie; dans
celle-ci, au contraire, ce sera le granit ou le quartz qui
occuperont le premier rang.
En outre, les sciences concrètes exigent non seulement
l'étude de la science abstraite correspondante, mais de

105
beaucoup d'autres. Ainsi, la géologie exige non seulement la
physique et la chimie, mais l'astronomie, la paléontologie, etc.
108] En résumé, le domaine de la science se composant de
sciences spéculatives et de sciences pratiques ou d'arts, on ne
classera que les sciences spéculatives. Les sciences se divisant
en sciences abstraites et sciences concrètes, on ne classera que
les sciences abstraites, que Comte appelle sciences
fondamentales.
Si maintenant on procède à la classification de ces
sciences fondamentales, il est impossible qu'il n'y ait pas
quelque arbitraire, car en principe on devrait les enchaîner
dans leur ordre naturel de telle sorte que l'on puisse les
exposer successivement sans faire de cercles vicieux; mais
c'est ce qui est impossible.
En effet, il y a dans toute science deux marches distinctes:
la marche historique, la marche dogmatique; tout autre mode
d'exposition n'est que la combinaison de ces deux-là. Ou bien
l'on expose les connaissances dans l'ordre où l'esprit humain
les a découvertes; ou, au contraire, on les expose dans l'ordre
interne et logique qui les unit entre elles. Cette seconde
méthode, ou exposition dogmatique, ne peut avoir lieu que
lorsque la somme des connaissances est assez étendue pour
pouvoir être exposée didactiquement. La première méthode est
d'autant plus facile, et la seconde d'autant plus difficile, que la
somme des connaissances est plus ou moins vaste. Par
exemple, il serait impossible d'exposer aujourd'hui la physique
d'une manière historique; au contraire, telle science récente,
par exemple la microbiologie, ne peut être encore exposée que
d'une manière historique. Il y a toujours cependant dans toute
science une partie historique: c'est celle des travaux les plus
récents; et d'ailleurs le mode dogmatique a le grand
inconvénient de négliger la manière dont les connaissances se
sont formées, si important pour l'histoire de l'esprit humain.
Mais ce n'est pas la même chose d'exposer une science
suivant le mode historique, ou de faire l'histoire de cette
science. L'histoire des sciences ne peut être qu'une partie du
développement de l'histoire générale. De plus, aucune science
[109] ne s'est développée séparément. Impossible de
comprendre l'histoire de la physique sans l'histoire de

106
l'astronomie, des mathématiques et de la mécanique. De plus,
on ne peut comprendre l'histoire d'une science si l'on ne sait
pas cette science; et en outre, dans la même science, les
diverses parties se sont développées simultanément. Ainsi le
mode historique ne peut être introduit que d'une manière
secondaire et provisoire dans l'exposition d'une science, et doit
constituer plus tard une science distincte, faisant partie de
l'histoire.
Auguste Comte expose ces vues pour qu'on ne se
méprenne pas sur ce qu'il appelle l'ordre et la dépendance des
sciences fondamentales. Il ne s'agit point d'un ordre purement
historique; car telle science placée avant telle autre peut avoir
eu besoin de celle-ci pour telle ou telle de ses parties. Ainsi
l'astronomie, quoique antérieure à la physique, comme plus
simple, a cependant besoin de l'optique. Il s'agit d'une
conformité générale entre l'ordre indiqué et l'histoire
scientifique de l'esprit humain, en prenant pour base
l'enchaînement logique naturel, lequel doit avoir un certain
rapport, sinon dans le détail, au moins dans l'ensemble, avec
l'ordre historique: car l'espèce, comme l'individu, a dû aller du
simple au composé, du plus facile au plus difficile.
Il s'agit donc, pour classer et coordonner les sciences, de
considérer les différents ordres de phénomènes et la
dépendance respective de ces différents ordres. Les sciences
doivent être entre elles comme les phénomènes eux-mêmes.
Comte établit donc la loi suivante, à savoir que les
phénomènes les plus simples sont en même temps les plus
généraux, ce qui est presque une proposition identique: car ce
qui se reproduit le plus souvent est par là même le plus
indépendant des circonstances particulières, et par conséquent
le plus simple. Les sciences devront donc se produire et se
suivre en raison de leur ordre de simplicité et de généralité; et,
le plus simple étant en même temps le plus facile, le même
ordre doit indiquer approximativement l'ordre de leur
développement.
[110] D'après ces considérations, on divisera les
phénomènes en deux groupes: 1° les phénomènes des corps
bruts; 2° les phénomènes des corps vivants; or, ceux-ci, étant
plus compliqués que ceux-là, doivent en dépendre; ceux-là au

107
contraire ne dépendent pas des seconds. Donc les phénomènes
physiologiques ou biologiques ne doivent être étudiés qu'après
les phénomènes inorganiques.
Cette distinction entre la matière brute et la matière
vivante n'implique d'ailleurs aucune distinction essentielle de
nature entre ces deux matières. C'est là une question de
métaphysique qui n'est pas du domaine de la philosophie
positive, laquelle ne sait rien de la nature intime des choses.
Mais il y a, même empiriquement, une distinction suffisante
entre les corps vivants et les corps bruts; et quand même on
devrait ultérieurement ramener les uns aux autres, la division
n'en subsisterait pas moins; car parmi ces phénomènes, les uns
seraient toujours plus généraux que les autres et devraient
toujours les précéder.
Il y aura donc deux physiques: 1° la physique inorganique;
2° la physique organique.
La physique inorganique se divise à son tour en deux
parties, suivant qu'elle étudiera les phénomènes généraux de
l'univers, ou physique céleste (astronomie); ou les phénomènes
particuliers de la terre, physique terrestre.
Or les phénomènes astronomiques étant les plus généraux
et les plus simples sont impliqués dans la physique terrestre
(par exemple la loi de la gravitation); tandis que les
phénomènes de la physique terrestre ne sont pas impliqués
dans les premiers. Le phénomène physique le plus simple est
plus compliqué que les phénomènes astronomiques les plus
compliqués; d'où il suit que la physique céleste viendra, dans
l'ordre des sciences, avant la physique terrestre.
Celle-ci à son tour se divisera aussi en deux parties: 1° la
physique au point de vue mécanique; 2° la physique au point
de vue chimique. La distinction approfondie de ces deux
ordres de phénomènes viendra plus tard dans le système [111]
d'Auguste Comte, lorsqu'il arrive à l'exposition générale de ces
différentes sciences. Ici, il nous suffit de la connaissance
vulgaire que nous avons tous sur la distinction de la physique
et de la chimie.
Or, les phénomènes chimiques sont plus compliqués que
les phénomènes mécaniques, et ils contiennent quelque chose
de plus; et cela serait encore vrai, dit Auguste Comte, lors

108
même que tous les phénomènes chimiques seraient expliqués
un jour par la physique; ce serait toujours un cas plus
compliqué, qui, tout en supposant la connaissance des plus
simples, constituerait cependant un domaine différent.
Même division dans la physique organique. Ici encore,
deux sortes de phénomènes: l'individu et l'espèce, et l'espèce
considérée surtout en tant que sociable: c'est surtout dans
l'homme que cette division est fondamentale. Dans les
phénomènes sociaux on voit se manifester les lois
physiologiques qui gouvernent l'individu (par exemple
l'hérédité), ce qui n'implique nullement que les phénomènes
sociaux ne soient qu'un cas particulier des phénomènes
physiologiques. Ce sont des phénomènes homogènes, non
identiques. Les faits sociaux ont un caractère propre et
essentiel. Il y aura donc une physique sociale distincte de la
physiologie proprement dite.
On pourrait aller sans doute plus loin et diviser la
physique organique en deux branches distinctes, végétale et
animale,et l'on trouverait encore que la première doit précéder
la seconde. Mais cette division appartient plutôt au domaine de
la physique concrète, et a peu d'importance au point de vue de
la physiologie générale.
Il y aura donc jusqu'ici cinq sciences fondamentales et
subordonnées les unes aux autres, en raison de leur simplicité
ou généralité respectives. Ces cinq sciences sont: l'astronomie,
la physique proprement dite, la chimie, la physiologie ou
biologie, la sociologie.
On remarquera que dans la première leçon d'Auguste
Comte, où se trouve exposée la classification précédente,
l'auteur a omis volontairement, pour la considérer à part, une
classe de [112] faits et de sciences qui sont cependant de la
plus haute importance, et qui sont la base du système: ce sont
les sciences mathématiques. Il les a mises à part, précisément
parce qu'il lui était impossible d'en donner, comme pour les
autres sciences, une idée suffisante en quelques mots, et en
s'en référant aux idées de tout le monde. Tout le monde
comprend la différence de l'organique et de l'inorganique, de
l'individu et de la société, et aussi, quoique un peu plus
difficilement, la différence du point de vue physique et du

109
point de vue chimique. Il n'est pas aussi facile de faire
comprendre ce que c'est que les mathématiques et ce qu'il y a
de commun entre toutes les sciences qui portent ce nom. Aussi
est-ce l'objet d'une recherche séparée10 dans la doctrine
d'Auguste Comte. Mais, sans nous engager dans cette
recherche, qui nous détournerait de notre objet, contentons-
nous de constater, avec Auguste Comte, qu'il y a une classe de
sciences appelées mathématiques qui ont pour objet le nombre
et l'étendue, que ces sciences étudient les faits les plus
généraux et les plus simples, qu'elles sont par conséquent
antérieures à toutes les autres, que l'astronomie elle-même les
suppose et en dépend.
Il reste donc six sciences fondamentales: 1° les
mathématiques; 2° l'astronomie; 3° la physique; 4° la chimie;
5° la biologie; 6° la sociologie.
Auguste Comte, après avoir exposé cette classification, en
fait ressortir l'importance aux quatre points de vue suivants: 1°
la conformité de ce plan avec l'ordre naturel et habituel adopté
par les savants, et qui doit représenter,vraisemblablement
l'ordre des choses: car il est à présumer qu'ils ont été
déterminés à spécialiser leurs études d'après les différences les
plus saillantes des phénomènes; 2° la conformité avec le
développement de la science elle-même; 3° le degré de
perfection relative de chaque science, qui est en raison directe
de la simplicité et en raison inverse de la complexité des
phénomènes; 4° enfin cet ordre nous donne la place d'une
[113] éducation scientifique rationnelle, qui doit, elle aussi,
commencer par les études les plus simples et s'élever par
degrés aux plus composées.
Le principal mérite de cette classification, l'une des parties
les plus solides de la philosophie d'Auguste Comte, c'est la
clarté et la netteté. Nul doute que si on renonce d'une part à la
distinction du subjectif et de l'objectif; si, d'un autre côté, on
rejette absolument toute notion d'absolu et par conséquent
toute métaphysique, il n'y a pas d'autre classification possible
que celle d'Auguste Comte. Nous allons voir en effet que M.
Herbert Spencer a plutôt gâté que perfectionné le système en

10. A. Comte, Cours de philosophie positive, 3e leçon.


110
essayant d'en changer les distributions intérieures sans en
changer le principe fondamental.

V. — Classification d'Herbert Spencer.

Herbert Spencer a donc critiqué la classification d'Auguste


Comte et en a substitué une nouvelle dont voici les bases:
Il établit d'abord deux grandes classes de sciences: 1°
celles qui se rapportent aux relations des choses; 2° celles qui
se rapportent aux phénomènes et aux choses elles-mêmes.
La première classe porte donc sur les relations ou les
formes vides des choses: 1° sur les relations les plus générales,
par exemple la logique; 2° sur des relations générales encore,
mais plus déterminées: l'espace et le temps; ce sont les
mathématiques.
La seconde classe se divise à son tour en deux: 1° ou bien
on étudie les modes des choses séparément; 2° ou bien on les
étudie en tant qu'ils composent le phénomène total.
En tout, trois ordres de sciences: 1° les sciences
abstraites; 2° les sciences abstraites-concrètes; 3° les sciences
concrètes.
Spencer distingue sa définition des sciences abstraites de
celle d'Auguste Comte. Celui-ci confond l'abstrait et le
général; et pour lui, la même science peut être abstraite ou
concrète, selon qu'elle étudiera les lois générales ou les objets
particuliers [114] régis par ces lois. Il y aura ainsi une
mathématique abstraite et une mathématique concrète, une
physiologie abstraite et une physiologie concrète.
Pour Herbert Spencer, le mot abstrait a un autre sens et
signifie un fait détaché de la somme des faits qui composent
un phénomène complet. L'abstrait, dit Spencer, ne peut être
perçu d'aucune manière; il ne peut être que conçu. Le général,
au contraire, peut être perçu dans un fait particulier. L'abstrait
est tiré des cas particuliers. Les mathématiques pures ne sont
pas plus abstraites que les mathématiques appliquées.
L'abstrait de Comte n'est que le concret généralisé.
Les trois ordres de sciences précédents se composent de
deux sortes de vérités: les vérités générales et les vérités
particulières. Ainsi les sciences abstraites comprennent: 1° ce

111
qu'il y a de commun entre toutes les relations en général; 2° ce
qu'il y a de commun entre chaque ordre de relations en
particulier. De là deux sciences: la logique, qui porte sur les
rapports de coïncidence et de proximité dans le temps et dans
l'espace, abstraction faite de la quantité; 2° les mathématiques,
qui ont pour but les mêmes rapports, mais au point de vue de
la quantité.
La deuxième catégorie, celle des sciences abstraites-
concrètes, porte, non sur des relations, mais sur des choses, et
sur les choses «telles qu'elles se manifestent dans leurs modes
différents, quand ceux-ci ont été séparés artificiellement les
uns des autres». Plus concrètes que les premières, plus
abstraites que les secondes, elles sont, par rapport à celles-ci,
des sciences idéales. Par exemple, le mouvement abstrait
séparé des autres phénomènes physiques (résistance,
frottement, etc.) est l'objet de la mécanique. Le mouvement
concret (sensible ou non sensible) est l'objet de la physique ou
de la chimie. Il y aura donc, comme dans le premier groupe,
deux divisions: 1° des sciences plus générales comprenant des
vérités plus générales: le mouvement abstrait;. 2° des sciences
plus particulières contenant des vérités particulières, [115] par
exemple tel ou tel mouvement, avec redistribution de matière
dans la chimie, sans redistribution de matière dans la physique.
Le troisième groupe a pour objet le réel, c'est-à-dire la
complexité totale de tous les antécédents et de tous les
conséquents. Ainsi l'astronomie ne s'occupe pas d'une planète
unique, mais de toutes les planètes; non d'une seule espèce de
perturbations, mais de toutes les perturbations. Ici encore deux
ordres de vérités, les unes plus générales, les autres moins
générales: 1° les phénomènes étudiés dans leurs éléments; 2°
dans leur totalité. Le premier de ces deux groupes aura pour
objet les lois de l'évolution (philosophie de Spencer lui-
même); le second, les lois de distribution de la matière et du
mouvement dans les êtres réels, suivant cet ordre: astronomie,
minéralogie, géologie, physiologie, psychologie, sociologie.
Pour résumer ce système obscur et compliqué, ce qui est à
remarquer c'est que: 1° la classification n'est plus linéaire,
portée sur une seule ligne, comme dans Comte; elle est
trinitaire, trichotonique. De là trois systèmes: 1° lois des

112
formes (relations); 2° lois des facteurs (propriétés); 3° lois des
produits (agrégations ou choses).
Quant au fond, H. Spencer introduit ou plutôt rétablit
contre Auguste Comte: 1° la logique pure; 2° la métaphysique
sous le nom de philosophie de l'évolution; 3° la psychologie
subjective à côté de la physiologie; en un mot, il réintroduit la
philosophie tout entière; mais, au lieu de lui faire une place à
part, il l'a mêlée dans la série. Or, ou il n'y a pas de
philosophie du tout, et c'est Comte qui a raison; ou il y a une
philosophie, et elle doit reposer sur des fondements tellement
différents des autres sciences qu'elle ait une place à part. La
question est de savoir si la pensée est un simple accident de
l'organisation ou une chose en soi, irréductible à autre chose et
conditionnant le reste des choses. Dans cette dernière
hypothèse, la philosophie s'oppose à la science comme le moi
au non-moi.
[116] De même, si la notion d'absolu n'est qu'une fiction
de l'esprit, il n'y a pas de métaphysique, et les sciences se
réduisent aux mathématiques et à la physique. En supposant
même qu'il y ait une science qui étudie les conditions
générales de l'être (évolution ou non), une telle science n'aura
rien de commun avec les autres sciences; elle n'est pas
susceptible de vérification expérimentale; elle répond encore à
quelque besoin d'absolu qui est dans l'esprit et que la science
positive ne satisfait pas. La place d'une telle science est au
sommet et non pas au milieu.
Mais si l'on n'admet pas ces considérations, nous avouons
que nous ne saurions trouver aucun avantage dans la
classification de Spencer. Celle de Comte est plus simple, plus
claire, plus conforme à l'usage. La distinction de l'abstrait et du
général telle qu'elle est donnée par H. Spencer est bien subtile
et n'a guère d'utilité. Nous admettons que la division ne doit
pas être linéaire, mais c'est à la condition qu'on sépare des
choses réelles, et non des points de vue abstraits.
La classification de Spencer a un autre défaut: c'est de
briser les cadres des sciences existantes, pour les faire cadrer
avec les besoins de la classification a priori; c'est aussi ce
qu'avait fait Ampère. Auguste Comte se conforme plus à
l'usage; et, comme il l'a remarqué non sans raison, la division

113
spontanée des sciences parmi les savants a dû se faire d'après
le principe de la plus grande différence. Ainsi, quand on ne
verrait pas clairement la distinction théorique de la physique et
de la chimie, cette distinction n'en existerait pas moins en fait.
Pour nous résumer sur toutes ces classifications
différentes, nous dirons que:
1° La classification d'Aristote est surannée;
2° Celle de Bacon, superficielle;
3° Celle Ampère, artificielle et compliquée;
4° Celle de Comte, simple et solide, mais incomplète et
mutilée;
[117] 5° Celle de Spencer, plus large que celle de Comte,
mais encore incomplète, et d'ailleurs compliquée et artificielle
comme celle d'Ampère.
Essayons à notre tour, en tenant compte de tous les
travaux antérieurs, d'esquisser un plan de classification.

114
LEÇON VII
CLASSIFICATION DES SCIENCES (SUITE).

Messieurs,

En vous promettant de vous présenter un essai de


classification des sciences, je ne me suis nullement engagé à
donner un plan systématique et complet, semblable à celui
d'Ampère ou d'Herbert Spencer. Outre que cette œuvre
supposerait un travail considérable et que le temps nous
manquerait pour cette entreprise, j'ajoute que, comme je l'ai dit
déjà, je n'ai pas beaucoup de foi dans cette sorte de tentative.
L'idée de classer des sciences comme on classe des objets me
paraît une idée fausse. Je crois que la classification empirique
adoptée spontanément par les savants est toujours
vraisemblablement la meilleure; ainsi, ce que nous avons à
faire sera de nous attacher seulement à quelques idées
philosophiques qui dominent le débat et à présenter le plan le
plus commode pour nous rendre compte du tableau général des
différentes sciences et pour arriver à déterminer le plan de la
philosophie.
La première question est de savoir si nous admettrons le
principe d'une classification linéaire comme celle d'Auguste
Comte, ou binaire comme celle d'Ampère, ou même trinaire
comme celle d'Aristote, Bacon ou Spencer.
Exposons d'abord le débat entre la classification linéaire et
la classification binaire.
Voici les raisons que l'on peut faire valoir en faveur de la
classification linéaire.
L'univers est un, et les phénomènes s'y enchaînent dans un
ordre croissant ou décroissant de simplicité et de complexité.
[119] Soit que l'on considère l'ordre logique et purement
abstrait, soit l'ordre historique et général, on voit les choses se
développer dans l'ordre du simple au complexe, de l'homogène
à l'hétérogène.
115
Nous voyons d'abord la nature sous la forme de matière
brute, base nécessaire, substratum premier de tout ce qui doit
être par la suite. Que la matière soit antérieure à la vie, et la
base de la vie, c'est ce que prouvent les considérations
suivantes: 1° l'analyse chimique nous montre que les éléments
de la matière vivante sont les mêmes que ceux de la matière
brute; 2° l'astronomie et la géologie nous montrent que la terre
a été d'abord impropre à la vie, parce qu'elle aurait commencé
par un état d'incandescence où tout être vivant, au moins dans
les limites de notre expérience, est impossible. Au-dessus de la
matière brute vient donc s'élever la matière vivante, qui n'est
qu'un composé plus complexe quant à la matière, mais qui se
manifeste par un état nouveau, irréductible jusqu'ici aux lois
de la matière brute, et que l'on appelle organisation. Dans cet
ordre nouveau d'existence, deux sortes d'êtres se distinguent:
les végétaux et les animaux. Nous n'avons pas à rechercher si
les végétaux sont antérieurs aux animaux, ou s'ils sont
contemporains; ni si les espèces les plus simples ont précédé
les plus composées. Disons seulement que, parmi les espèces
animales, il en est une qui est la plus complexe de toutes, et
qui a besoin de toutes les autres pour subsister. C'est l'espèce
humaine, dont l'étude est nécessairement liée à celle de toutes
les autres espèces animales, et qui sert en même temps à bien
faire comprendre la structure et l'organisation de ces mêmes
espèces.
Ainsi le fait saillant est celui-ci: l'homme est dans la
nature; il fait partie de la nature; il contient en lui toutes les
formes inférieures. La structure de son corps est analysée par
la chimie organique; les opérations vitales (digestion,
respiration, sécrétion), par la chimie physiologique. La
physique rend compte des phénomènes de chaleur et
d'électricité qui se passent dans les corps organisés. Enfin la
physiologie a bien [120] son objet propre: ce sont les
conditions mêmes de la vie; mais elles sont les mêmes dans
l'humanité et dans l'animalité, et même dans la végétalité.
Maintenant dans l'homme même apparaissent des
phénomènes nouveaux, à savoir les faits d'intelligence et de
moralité, et le phénomène supérieur de la sociabilité. Mais
l'homme mental et moral a sa base dans l'homme physique. On

116
ne connaît pas d'esprit pur. L'esprit a pour condition la matière.
Il naît, se développe, défaille et s'évanouit avec elle. La
disparition de l'esprit coïncide avec la dissolution du corps; de
plus, les faits propres à l'homme, intelligence, désirs, passions,
sociabilité, se retrouvent à un moindre degré, mais à un certain
degré, dans l'animalité.
De tous ces faits il résulte que la science de l'homme,
même de l'homme intellect
uel et moral, dépend des conditions étudiées par les
sciences antérieures. On voit par là quelles sont les idées qui
ont conduit Auguste Comte et ses disciples à faire sortir les
sciences morales et sociales des sciences physiques et
naturelles, et par conséquent à n'admettre qu'une seule ligne de
sciences, ligne sur laquelle les sciences se succèdent et se
superposent dans l'ordre de complexité des phénomènes.
Voilà donc les raisons qui militent en faveur de la théorie
linéaire.
Mais considérons les choses sous une autre face, et nous
verrons qu'elles se présenteront à nous d'une manière toute
différente.
En effet, nous remarquerons que dans cette série
croissante de phénomènes il y a un point où apparaît un fait
tout à fait nouveau et hétérogène avec tous les autres: c'est le
fait de conscience. On paraît être d'accord aujourd'hui pour
ramener tous les phénomènes physiques au mouvement: or,
entre un fait de conscience et un fait de mouvement il y a un
abîme. Un fait aussi complètement nouveau ne doit-il pas être
considéré comme le point de départ d'une série de sciences
d'un tout autre ordre? [121] L'indépendance du subjectif (ou
fait de conscience) à l'égard de l'objectif a été mise en pleine
lumière par Descartes dans son cogito. Il a montré que je puis
feindre, comme il dit, que le monde corporel n'existe pas; mais
je ne puis feindre que je ne sois pas, moi qui pense et qui
doute. Une telle supposition (la non-existence du monde
corporel) est peut-être contraire à l'instinct naturel des
hommes, mais elle n'a rien de contraire à la logique, et elle fait
parfaitement comprendre la différence du subjectif et de
l'objectif: l'objectif, dont je puis douter sans tomber en
contradiction avec moi-même; le subjectif, dont il m'est

117
impossible de douter, puisque ce qui douterait en moi ce serait
précisément ce subjectif même, dont, par hypothèse, on
croirait pouvoir douter.
Il ne s'agit pas de savoir si substantiellement et dans
l'absolu des choses le moi est identique ou n'est pas identique
au non-moi, mais si, au point de vue de l'expérience, cette
distinction n'est pas donnée d'une manière irréductible.
Le fait de conscience est donc certain, et il se distingue
essentiellement de tout ce qui a précédé. De deux choses l'une
en effet: ou bien c'est un fait absolument nouveau, venant
s'ajouter au fait naturel du mouvement, et alors il y a un saltus
absolu entre l'un et l'autre, et il se présente une nouvelle série
de phénomènes et par conséquent une nouvelle série de
sciences: ou bien on suppose (avec Leibniz) que la conscience
préexiste et accompagne tous les états physiques, depuis la
matière inorganique jusqu'à l'homme. Mais, dans ce cas, le fait
de conscience étant contemporain du fait physique, les deux
phénomènes, quoique liés, sont hétérogènes dès leur origine;
et par conséquent, en vertu du principe même qui fonde la
distinction des sciences, il y a lieu d'admettre deux lignes
parallèles de sciences: les sciences de la conscience et les
sciences de l'inconscience; et ce serait faire une pétition de
principe que de tout réduire à une seule série, par la raison que
les deux phénomènes n'en formeraient qu'un seul, puisque la
question finale est précisément [122] de savoir s'il n'y a là
qu'un phénomène ou s'il y en a deux. C'est donc trancher a
priori la question de l'unité ou de la dualité, que d'établir une
seule ligne de sciences; et que l'on ne dise pas qu'établir deux
lignes ce serait trancher la question dans le sens opposé; non,
car la séparation des sciences ne tranche nullement la question
de l'essence métaphysique des phénomènes; ce n'est qu'une
précaution pour sauvegarder l'individualité et l'indépendance
des phénomènes, et qui n'exclut rien ultérieurement.
A cette première considération, on peut en ajouter deux
autres.
1° Non seulement la conscience est un fait nouveau, et
qui, en tant que fait nouveau, est entièrement distinct des faits
qui le précèdent, mais en outre le monde extérieur dont on
essaye de faire sortir ce fait est, au contraire, lui-même

118
tributaire et dépendant du fait de conscience. En effet, ce
monde extérieur ne nous est connu que par nos sensations, et il
est en quelque sorte le produit de nos sensations. Peu importe
qu'il soit ou qu'il ne soit pas quelque chose en dehors de nous.
L'important c'est qu'il ne se manifeste qu'en nous et par nous.
Le fait de conscience ne peut donc être considéré comme
l'effet d'un monde dont il est, au contraire, en un certain sens la
cause. Si nous décomposons, en effet, le monde extérieur en
ses éléments, nous n'y trouvons rien autre chose que des
sensations: couleurs, sons, saveurs, odeurs, figures et
mouvements, tout cela se ramène à des choses vues et senties.
Sans doute il ne faut pas se hâter de tirer de ce fait une
déclaration d'idéalisme; car ce ne serait échapper à un
embarras que pour en introduire un autre, et d'ailleurs il ne
serait pas sage de faire reposer une classification des sciences,
travail tout préparatoire, sur un système de métaphysique.
Mais, sans aller jusqu'à dire avec Fichte: Le monde est «ma
création», je puis bien admettre, avec Schopenhauer, que le
monde est «ma représentation». Il n'est nullement nécessaire
de dire que le monde est constitué substantiellement par mes
sensations, qu'il est l'œuvre de l'imagination; [123] il suffit
que, comme phénomène, il soit en partie au moins l'œuvre de
ma sensibilité, pour que le point de vue interne soit autorisé à
se séparer du point de vue externe et à s'opposer à celui-ci. De
même, réciproquement, il n'est nullement nécessaire de
soutenir que la conscience n'est qu'un phénomène de la
matière, pour être autorisé à admettre l'existence des sciences
objectives en tant que distinctes des sciences subjectives.
Donc, ni l'indépendance des sciences physiques et naturelles
ne repose sur le matérialisme, ni l'existence indépendante des
sciences psychologiques ne repose sur le spiritualisme; mais le
double courant des unes et des autres repose sur le fait primitif
de l'opposition du moi et du non-moi, du sujet et de l'objet. Ce
qui est vrai, c'est que si, en un sens, le moi est conditionné par
le non-moi, en un autre sens le non-moi est conditionné par le
moi. De cette double et réciproque dépendance naît la
nécessité de séparer les deux ordres de sciences, les sciences
de la nature et les sciences de l'humanité, et par conséquent
d'adopter la division binaire, et non la division linéaire.

119
2° Une seconde considération, qui n'est qu'un corollaire de
la précédente, mais assez important pour être signalé à part,
c'est que l'homme, le moi, l'esprit, se distingue de tous les
autres objets qui le précèdent dans l'histoire de la nature, en ce
qu'il est non seulement, comme les autres, un objet de science,
mais en même temps le sujet de la science. Une pierre est un
objet de science, mais elle ne fait pas la science, ni d'elle-
même, ni des autres êtres. Les astres, la terre, les minéraux, les
plantes, les animaux mêmes, ne sont point capables de science.
Ils ne s'étudient pas eux-mêmes au point de vue scientifique;
encore moins sont-ils capables de faire de l'homme un objet de
science. Ils subissent la science, ils ne la font pas. Ils sont le
terme passif auquel s'applique la science; ils ne sont point le
sujet actif qui applique la science à ce terme. L'homme, au
contraire, est sans doute aussi, comme les autres, un objet de
science; son corps et même son esprit peuvent être étudiés en
tant qu'objet; [124] mais il faut que ce soit l'esprit qui fasse
cela. L'homme étudie l'homme; et lors même que l'on fait tous
ses efforts dans la science nouvelle pour dégager l'étude de
l'homme de toute subjectivité, pour en faire un objet pur, celui-
là même qui fait ces efforts est encore un homme; et c'est
l'esprit humain qui cherche à s'objectiver et à
s'impersonnaliser. Enfin le philosophe même qui construit la
série linéaire dont nous avons parlé, qui voit les phénomènes
allant du simple au composé, et les phénomènes naître les uns
des autres par une évolution graduelle, c'est encore un homme.
C'est l'esprit humain lui-même qui se met en dehors de la série
en la construisant, et qui se met par là même hors de pair. Et
quand même on soutiendrait que la science elle-même est
encore un phénomène qui naît de tous les phénomènes
antérieurs, toujours est-il que ce phénomène se sait lui-même,
qu'il se remarque lui-même, et qu'il remonte toute la série
antérieure. À un moment donné de l'évolution, il y a un
phénomène qui se retourne, pour ainsi dire, qui réfléchit tous
les autres et qui se sait, se connaît, se contemple dans toutes
ses opérations.
D'après ces considérations, nous croyons avec Ampère à
la nécessité de séparer les sciences en deux groupes, auxquels
nous donnerons comme lui le nom de sciences cosmologiques

120
et de sciences noologiques, ou mieux encore sciences de la
nature et sciences de l'humanité. Passons aux subdivisions.
Pour les sciences de la nature, nous n'avons rien de mieux
à faire que de suivre l'ordre d'Auguste Comte, ordre d'ailleurs
tout à fait conforme à celui de la réalité.
Dans la nature, en effet, les êtres se divisent en deux
classes: les inorganiques et les êtres vivants. De là deux
grandes classes de sciences: physique et biologie.
La physique à son tour peut se diviser en deux parties: la
physique abstraite ou idéale, qui étudie les conditions les plus
générales de la matière; et la physique concrète, qui s'occupe
de la matière elle-même telle qu'elle existe. La [125] première
partie comprend les mathématiques; la seconde retiendra le
nom de physique.
Les conditions les plus générales de la matière, celles qui
sont les plus susceptibles de mesure, sont: le nombre, l'étendue
et le mouvement. De là trois sciences mathématiques: 1°
l'arithmétique; 2° la géométrie; 3° la mécanique. En outre, en
dehors et au-dessus de ces trois sciences, relativement
concrètes, il en est une plus abstraite: c'est l'arithmétique
généralisée ou l'algèbre, dont le développement donne le
calcul différentiel et intégral.
Passons à la physique. Celle-ci se divise en deux parties,
comme le dit Auguste Comte: 1° la physique de l'univers ou
physique céleste, autrement dit astronomie; 2° la physique du
globe que nous habitons, ou physique terrestre; celle-ci se
divise à son tour en deux sciences, suivant qu'elles considèrent
les phénomènes qui ne modifient pas la constitution de la
matière ou les phénomènes qui sont accompagnés de
changement dans la composition des corps, en d'autres termes
la physique proprement dite et la chimie.
Toutes ces sciences font partie de ce que Comte appelle
les sciences abstraites ou fondamentales, celles qui étudient les
lois générales des phénomènes et non les êtres ou objets
particuliers pour lesquels ces lois se réalisent. Celles-ci sont
les sciences concrètes. Il y a deux sciences concrètes se
rattachant à la physique terrestre. Ce sont la géologie et la
minéralogie.

121
Passons au second groupe de sciences cosmologiques, à
savoir les sciences qui concernent la vie. Ici, comme tout à
l'heure, on peut distinguer avec Comte les sciences abstraites
elles sciences concrètes. Les premières recherchent les lois de
la vie en général; les secondes étudient les êtres vivants.
La science de la vie en général est la biologie. On peut la
diviser, comme le fait Auguste Comte, en trois grandes
sciences: la biotomie, la biotaxie et la bionomie. La biotomie
répond à ce que l'on appelle anatomie. C'est la science de la
structure matérielle des êtres vivants. Le mot est mal fait,
parce [126] qu'en réalité ce n'est pas la vie qu'on divise
(biotomie); ce sont les organes de la vie.
La biotaxie est la science des classifications. Les êtres
vivants forment une multitude, immense et indéfinie. Si l'on
n'établit pas quelque ordre dans cette multitude, la science est
impossible. Ici, à la vérité, on entre déjà dans le domaine des
êtres vivants considérés d'une manière concrète; mais ce sont
encore des conditions générales, des lois selon lesquelles les
êtres vivants peuvent être classés. Le principe, par exemple,
sur lequel reposent aujourd'hui les classifications dites
naturelles, le principe de la subordination des caractères, est
bien une véritable loi; de plus, la théorie des classifications,
par laquelle on débute toujours, soit dans l'étude de la
botanique, soit dans celle de la zoologie, est une œuvre assez
compliquée pour être séparée de ces deux sciences et
considérée à part comme une science distincte: c'est là ce
qu'Auguste Comte appelle la biotaxie.
La troisième science, ou bionomie, correspond à ce que
l'on appelle la physiologie, et surtout à la physiologie dite
générale, qui étudie les lois générales de la vie, considérées en
dehors de la structure et de la forme propre à telle ou telle
classe d'êtres. Elle comprend aussi la physiologie dite
comparée, dans laquelle, partant de la physiologie humaine, on
montre les dégradations successives des fonctions en
descendant jusqu'aux êtres les plus infimes; ou bien, partant de
ces formes inférieures, on remonte de proche en proche jusqu'à
la physiologie humaine; et enfin, la physiologie humaine
proprement dite, qui, étant la science de l'être organisé le plus.
parfait, sert de base ou de type à toute physiologie.

122
A ces diverses sciences abstraites viennent s'ajouter
comme connexes deux sciences concrètes: la botanique et la
zoologie.
Passons aux sciences de l'humanité. Nous avons séparé
ces sciences des premières par la raison qu'elles reposent
toutes sur un fait nouveau et fondamental, irréductible aux
faits physiques, à savoir le fait de conscience. À la vérité, ce
fait paraît exister chez les animaux aussi bien que chez [127]
l'homme; mais ce n'est que par la conscience de l'homme que
l'on peut pénétrer dans la conscience de l'animal.
Par là l'homme se distingue de la nature extérieure. Mais
ce n'est pas à dire que l'homme ne puisse s'étudier lui-même
qu'à titre d'être conscient. Le fait de conscience est la base de
son existence, mais il est lié à d'autres manifestations externes
qui peuvent être étudiées indépendamment du fait de
conscience.
Ces manifestations extérieures sont au nombre de trois:
1° Le changement dans le temps et dans l'espace;
2° La parole;
3° La société.
De là trois ordres de sciences entre lesquelles se partage la
science de l'humanité.
1° L'homme change. Sans doute l'animal change aussi; la
vie d'un individu du règne animal n'est pas absolument
semblable à celle d'un autre individu. Mais ces changements
sont tellement peu de chose et ont si peu d'importance qu'ils se
perdent dans l'uniformité générale, et qu'une génération dans
son ensemble est entièrement semblable à une autre
génération. Au contraire, dans l'espèce humaine, les
différences individuelles sont considérables; multipliée et
accumulées, elles établissent entre une génération et une autre
des différences bien plus considérables encore. De la
multiplicité des intérêts, des désirs et du besoin combiné avec
les différences de caractère et les différences de situation,
naissent de nombreuses différences dans les actions; et lorsque
ces actions prennent une grande importance, on les appelle des
événements; ces événements en suscitent d'autres qui leur
succèdent dans un certain ordre, et qui ont une grande
influence sur le bonheur ou le malheur des hommes. Enfin,

123
parmi les hommes il en est qui s'élèvent au-dessus des autres
par leurs mérites, leurs vertus ou même leurs crimes et qui ont
plus que d'autres de l'influence sur la marche des événements:
ce sont les héros, les hommes célèbres à quelque titre que ce
soit. Dans ce changement [128] perpétuel, il y a cependant
certaines uniformités: certaines causes produisent en général
certains effets. Déterminer ces conditions générales et
uniformes dans la variété inférieure des individualités et des
actions humaines, tel est le rôle des sciences appelées
historiques. L'histoire, voilà donc une première science se
rattachant aux sciences de l'humanité.
2° L'homme parle. Sans doute tous les animaux ont un
langage; mais l'homme seul a le langage articulé, la parole.
Seul il emploie sciemment des sons distincts et déterminés à
l'expression de ses sentiments et de ses pensées. Or, les
sentiments et les idées étant en nombre indéterminé, il doit y
avoir un nombre correspondant de combinaisons vocales;
maintenant, ces combinaisons variant suivant les temps et les
lieux, chaque groupe de combinaisons constitue ce que l'on
appelle une langue. L'étude de ces langues donne naissance à
un nouvel ordre de sciences que l'on appelle sciences
philologiques. C'est que les changements opérés dans la
formation de ces combinaisons vocales sont soumis à des lois.
Il y a donc lieu à rechercher les lois de la formation du langage
comme celles de la formation des êtres organisés. Rapprocher
les langues les unes des autres, former des familles et des
groupes, montrer l'identité sous la différence, c'est l'objet de la
philologie comparée.
3° Un troisième ordre de faits particuliers à l'espèce
humaine, ou qui du moins s'y est développé d'une manière
exceptionnelle, c'est le fait de la société. L'homme vit en
société; sans doute ce n'est pas là un fait exclusivement propre
à l'homme. Les animaux aussi vivent en société. Ils ont d'abord
cette première société que l'on appelle la famille, puis cette
société plus générale qui groupe un certain nombre d'individus
de la même espèce dans un but commun et sous une sorte de
gouvernement commun; mais, sans examiner les analogies et
les différences des sociétés animales et des sociétés humaines,
il suffit de faire remarquer que les premières sont restées à un

124
état tout rudimentaire, tandis que chez l'homme le fait social a
pris des développements considérables. [129] On pourra, si
l'on veut, traiter de la sociologie animale, comme le germe de
la société humaine; mais ce sera toujours dans l'homme qu'il
faudra étudier le fait de la société. Nous avons déjà fait
remarquer que le fait de conscience lui-même prend son
origine, selon toute apparence, dans l'animal, et que par là la
zoologie entre déjà pour une part dans les sciences que l'on
peut appeler sciences morales ou noologiques; il n'en coûte
pas davantage d'admettre que, par le fait de la société, les
animaux entrent aussi pour une part minime dans les sciences
sociales: ce sont là les pénétrations réciproques des sciences
les unes dans les autres. C'est ainsi que la physique pénètre
dans l'astronomie, l'astronomie dans la géologie. Quoi qu'il en
soit de cette parenthèse, il reste qu'il y a tout un groupe de
sciences parmi les sciences de l'humanité qui ont pour objet
l'étude de la société; par exemple, la science du gouvernement
ou politique; la science du droit ou jurisprudence; la science de
la richesse ou économie politique.
En distinguant les sciences de la nature et les sciences de
l'humanité, nous n'avons pas voulu dire que ces deux ordres de
sciences n'ont point de rapport entre elles. L'histoire, par
exemple, tient à la géographie, qui tient à la géologie et à
l'astronomie; plus particulièrement, la psychologie ou science
de l'homme intellectuel et moral tient à la physiologie ou
science de l'homme physique. Mais, pour unir avec fruit, il
faut distinguer avec précision.

125
126
LEÇON VIII
OBJET DE LA PHILOSOPHIE : 1° LA SCIENCE DES FAITS
DE CONSCIENCE, LA PSYCHOLOGIE.

Messieurs,

Vous vous rappelez pourquoi nous avons cru devoir


essayer de faire une classification des sciences. C'était dans
l'espoir que, dans cette énumération, nous rencontrerions la
philosophie, et que nous n'aurions qu'à en constater l'existence
au même titre que celle des autres sciences. C'est ce qui nous
est arrivé. La méthode que nous avons employée est celle-ci:
Passer en revue tous les objets de la connaissance, et
énumérer toutes les sciences qui correspondent à ces différents
objets. Puis, s'il reste quelque objet qui n'ait pas été observé et
occupé par quelque science, considérer cet objet comme un
bonum vacans qui a le droit de devenir l'objet d'une science
nouvelle ou tout au moins d'une étude, si l'on chicane sur le
mot science. Reste à savoir si cette étude coïncide avec ce
qu'on appelle en général philosophie, et si les objets en
question correspondent à l'objet ou aux objets que l'on attribue
généralement à la philosophie: or c'est ce qui a lieu en effet.
Après avoir énuméré tous les objets connaissables dans le
monde physique, et avoir fait ainsi la part des mathématiques,
de la physique, de la chimie et des sciences biologiques, nous
avons rencontré l'espèce humaine; nous l'avons considérée
d'abord par le dehors, et à trois points de vue: l° comme
changeant dans l'espace et dans le temps; 2° comme vivant en
société; 3° comme possédant le langage articulé. De là [131]
trois groupes de sciences,11 que nous rangeons d'ordinaire
sous le titre de sciences morales.

11. Sciences historiques, sciences sociales, sciences philologiques.


127
Voici toutes les sciences qui ont autorité et qui sont
considérées par tout le monde comme des sciences. En avons-
nous oublié une seule? Je ne le pense pas; toutes celles que
nous pourrions avoir omises rentreraient dans celles que nous
avons mentionnées.
Maintenant, ne reste-t-il plus rien? Si vraiment; nous
l'avons vu, il reste un fait distinct et nouveau, celui-là même
qui nous a servi à distinguer deux classes de sciences, celles de
la nature et celles de l'humanité, à savoir le fait de la
connaissance de soi-même. Ce fait est-il un fait? Qui pourrait
le nier? Est-il important? Même réponse. Est-il spécial, c'est-à-
dire aussi distinct des autres, que ceux-ci le sont entre eux? S'il
en est ainsi, pourquoi ne serait-il pas l'objet d'une science? Il y
a donc un nouvel ordre d'études, à savoir la science
psychologique.
Dira-t-on que cette science en suppose d'autres? Mais c'est
le propre de toutes les sciences. En principe, il n'y a qu'une
seule science, comme il n'y a qu'un seul univers. C'est la
nécessité de la division du travail qui a amené la division des
sciences. Elles ont toutes rapport les unes aux autres: ce qui ne
les empêche pas d'être des sciences distinctes et
indépendantes. Pourquoi n'en serait-il pas de même de la
psychologie? Au fond, la philologie repose bien plus encore et
d'une manière bien plus étroite sur un fait physiologique. Dira-
t-on que la philologie fasse partie de la physiologie? Sans
doute, si l'on admet en principe que l'homme n'est qu'un corps
organisé, c'est-à-dire si on résout d'avance et a priori la
question même posée par la philosophie; alors tout ce qui
touche l'homme relève de la physiologie; mais même dans ce
cas il y aurait encore une histoire, une sociologie et une
philologie. Eh bien! pourquoi en serait-il autrement de la
psychologie? Le fait, c'est que j'ai conscience de penser, et
[132] qu'en même temps je n'ai aucune conscience des
conditions organiques de ma pensée. Je n'ai pas conscience de
mon cerveau; je ne sais pas même que j'ai un cerveau. Il y a là
une analyse faite par la nature des choses, et cette analyse
autorise l'étude distincte et provisoirement séparée de la
science psychologique et de la science physiologique. La

128
question des rapports reste ouverte; elle ne doit pas être
résolue prématurément, car l'analyse doit précéder la synthèse.
Tout ce que nous concluons se résout à ceci: il y a au
moins un objet nouveau non encore approprié par aucune autre
science: c'est le fait de conscience. Ce fait, avec tout ce qu'il
contient, a droit à une science spéciale. Cette science est la
psychologie.
C'est ici le cas de nous demander12 ce qu'il est advenu
aujourd'hui de la célèbre définition donnée par Jouffroy dans
sa préface de Dugald Stewart en 1826: «La psychologie est la
science des faits de conscience.» Y a-t-il encore aujourd'hui
une science de l'observation intérieure, une science de
l'homme qui se regarde penser, comme ferait quelqu'un qui se
mettrait à la fenêtre pour se voir passer dans la rue? Ou nous
nous trompons fort, ou nous croyons pouvoir affirmer que
cette définition de Jouffroy, malgré toutes les plaisanteries et
toutes les objections auxquelles elle a été en butte, malgré les
psychologies diverses qui se sont présentées pour prendre la
place de la psychologie défunte, que cette définition, dis-je,
malgré tout cela, est demeurée triomphante, inébranlable et
inébranlée. Il n'est pas, je crois, aujourd'hui, un philosophe, ni
même un physiologiste éclairé et compétent qui nie l'existence
d'une science des faits de conscience, d'une psychologie
subjective, fondée sur l'observation interne, les autres
psychologies que l'on a découvertes depuis (expérimentale,
comparée, physiologique, morbide, etc.), n'étant que [133] des
extensions, des vérifications, des contre-épreuves de la
première, mais reposant sur elle et ne pouvant exister sans elle.
C'est ici l'exemple d'une vérité solide en philosophie, survivant
à toutes les controverses, comme les vérités scientifiques; et
c'est par là même une vérité scientifique.
Il est nécessaire de rappeler tout d'abord quelques notions
élémentaires qui se trouvent en tête de tous les traités de
philosophie, et sans lesquelles la discussion suivante
manquerait de base. On appelle faits de conscience les faits qui

12. Cette défense de la psychologie, avec détermination précise de son objet, appartient a
un autre cours que celui des leçons précédentes. Il nous a semblé qu'elle était ici à sa
place, et qu'elle complétait utilement ce que nous avons dit plus haut sur ce même
sujet.
129
nous sont attestés par la conscience, c'est-à-dire par le
sentiment intérieur qui accompagne ces faits à mesure qu'ils se
produisent. Ainsi, je sens, j'ai des sensations; et je sais que je
sens et que j'ai telles sensations. Je pense et je sais que je
pense et que j'ai telles ou telles pensées; je veux et je sais que
je veux, et que j'ai telles ou telles volitions; nous ne pouvons
sentir, penser et vouloir sans le savoir, sans en être
intérieurement avertis, et, pour rappeler un adage scolastique:
non sentimus nisi sentiamus nos sentire; non intelligimus nisi
intelligamus nos intelligere. Non seulement ces faits nous sont
connus intérieurement à mesure qu'ils se produisent, mais
encore ils ne sont connus que par nous, nul autre œil que le
nôtre ne pénètre dans notre intérieur; nul autre homme ne sent
notre sensation, ne pense notre pensée; notre âme n'a pas de
fenêtre pour le regard des autres hommes. Ce sentiment
intérieur qui accompagne ces faits internes s'appelle
conscience ou sens intime; l'être dans lequel se passent ces
faits s'appelle le moi ou le sujet; de là l'expression de subjectif,
appliquée aux faits de conscience, terme qui s'oppose à celui
d'objectif, par lequel on désigne tout ce qui se rapporte à
l'objet, ou au non-moi, c'est-à-dire à tout ce qui se passe en
dehors du moi.
On remarquera, et c'est là un point essentiel, que la
définition de Jouffroy, si précise et si limitée qu'elle paraisse,
n'exclut cependant aucune des formes extensives que pourra
prendre ultérieurement la psychologie, si le besoin s'en faisait
sentir. [134] Par exemple, quoique la psychologie soit
essentiellement la science des faits de conscience, elle n'en est
pas moins autorisée cependant à étudier en même temps des
phénomènes d'un autre ordre, que l'on appelle aujourd'hui
phénomènes inconscients, si ces phénomènes viennent à se
rencontrer dans le cours de notre étude: d'abord, c'est une
question de savoir si les phénomènes dits inconscients ne sont
pas tout simplement des faits de moindre conscience; en
second lieu, on sait que, suivant la doctrine d'Aristote, c'est la
même science qui s'occupe des contraires: ainsi, la morale est
à la fois la science du bien et du mal; la logique, la science du
vrai et du faux; la métaphysique, la science de l'être et du non-
être. La psychologie, par analogie, pourra être à la fois la

130
science du conscient et de l'inconscient. Il faut d'ailleurs
ajouter que la psychologie ne peut pas être la science de
l'inconscient en général, mais de l'inconscient en tant qu'il est
vraiment en rapport avec le conscient, intercalé dans la série
du conscient, servant à expliquer le conscient; autrement, si
l'on négligeait cette restriction, la psychologie embrasserait
tous les phénomènes de l'univers. Ce n'est donc qu'en tant
qu'ils peuvent devenir faits de conscience proprement dits que
les phénomènes inconscients entrent dans la psychologie. Pour
rappeler un exemple devenu classique, le philosophe écossais
Hamilton, traitant de ce sujet, nous dit: «Il me vient à l'esprit
un cas, dont j'ai été récemment frappé. Je pensais à la
montagne du Ben-Lomond, et cette pensée fut immédiatement
suivie de la pensée du système d'éducation prussienne; il n'y
avait pas moyen de concevoir une connexion entre ces deux
idées en elles-mêmes. Cependant un peu de réflexion
m'expliqua l'anomalie. La dernière fois que j'avais fait
l'ascension du Ben-Lomond, j'avais rencontré à son sommet un
Allemand; et bien que je n'eusse pas conscience des termes
intermédiaires entre Ben-Lomond et les écoles de Prusse, ces
termes étaient indubitablement: Allemand, — Allemagne, —
Prusse; et je n'eus qu'à les rétablir pour rendre évidente la
conscience des [135] extrêmes.» Dans ce cas, on voit
clairement que l'inconscience est ce qui n'est pas actuellement
dans la conscience, mais ce qui y a été, ce qui en a disparu, ou
ce qui peut y rentrer: c'est l'analogue du conscient,
l'intermédiaire entre les faits conscients.
La définition de Jouffroy n'exclut pas davantage d'autres
faits qui ne sont pas des faits de conscience, qui même sont
des faits objectifs, des faits externes proprement dits, mais qui
pourraient être nécessaires pour la description exacte des faits
internes, par exemple certaines données physiologiques qui
accompagnent toujours suivant les uns, fréquemment suivant
les autres, les phénomènes de conscience. En tant que ces
conditions peuvent être indispensables pour l'analyse et la
description même des faits mentaux, la science des faits de
conscience est implicitement autorisée à les utiliser; et, pour
employer un exemple très simple, aucun psychologue, même
de l'école de Jouffroy, ne se fera scrupule de distinguer la

131
vision de l'audition, en signalant les organes différents
auxquels ces deux fonctions sont associées; et lorsqu'on
distingue les sens et les organes des sens, on ne peut
s'empêcher de signaler précisément l'existence de ces organes.
Par la même raison, aucun psychologue ne se privera d'étudier
les faits de l'habitude ou de l'instinct, quoique ces faits se
passent en grande partie dans le domaine organique, dans
l'ordre des mouvements; mais les mouvements ne sont point
étudiés, dans ce cas-là, à titre de mouvements et comme
phénomènes mécaniques du corps humain; ils ne le sont qu'en
tant qu'ils sont liés à des phénomènes de conscience. Il en est
ici de la psychologie comme de l'histoire, laquelle, par
exemple, tout en se rapportant essentiellement à la catégorie
du temps, ne laisse pas d'avoir égard aussi à l'étude des lieux,
c'est-à-dire à la géographie; et cependant on ne définira pas
l'histoire par la géographie; et l'on continuera de dire que
l'histoire est la science des événements passés, quoiqu'il soit
évidemment sous-entendu que ces événements se sont passés
dans certains lieux.
[136] Non seulement la définition de Jouffroy n'exclut
aucun des progrès possibles de la psychologie dans l'ordre des
faits, elle n'exclut pas davantage l'extension possible de la
psychologie du côté de la métaphysique; par exemple, elle
n'exclut pas la doctrine de ceux qui prétendent, et nous
sommes de ceux-là, que la conscience n'atteint pas seulement
des phénomènes, mais qu'elle pénètre jusqu'à la cause et à la
substance, c'est-à-dire jusqu'à l'âme. Je dis que la définition de
Jouffroy n'exclut pas ce point de vue, qu'il a du reste lui-même
adopté plus tard; car il est possible que l'analyse des faits de
conscience nous conduise jusque-là; mais, pour éviter toute
idée préconçue, nous devons écarter toute doctrine dans la
définition de la science, afin de ne parler que de ce qui est
universellement accordé. C'est pour cela, par exemple, que
nous ne dirons point que la psychologie est la science de
l'âme; car, sans croire, comme le disait Jouffroy dans cette
même préface, que le problème de l'âme est un problème
prématuré, nous pensons que ce serait une solution prématurée
que de l'introduire dans la définition même de la science.
Même le mot de faculté, comme le mot âme, engage des

132
questions métaphysiques qu'il faut ajourner sans les exclure.
Quant aux limites qui séparent la psychologie de la
métaphysique, il n'est pas plus facile de les fixer a priori que
de fixer les limites de la psychologie et de la physiologie, du
conscient et de l'inconscient; mais il en est de même des
limites de toutes les sciences. L'important pour chacune d'elles
est de fixer le point essentiel et caractéristique qui est l'objet
de la science: or cet objet, c'est ici le fait de conscience.
L'adversaire le plus intraitable, le plus intransigeant de la
psychologie subjective, de la psychologie à la Jouffroy, a été
Auguste Comte: «Les métaphysiciens, dit-il, ont imaginé dans
ces derniers temps de distinguer, par une subtilité fort
singulière, deux sortes d'observation d'égale importance, l'une
extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est uniquement
destinée à l'étude des phénomènes intellectuels.
[137] Quant à observer les phénomènes intellectuels
pendant qu'ils s'exécutent, il y a impossibilité manifeste.
L'individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l'un
raisonnerait tandis que l'autre se regarderait raisonner.» Telle
était la première objection d'Auguste Comte. Il en ajoutait
deux autres, de non moindre importance: «Une telle méthode,
disait-il, en la supposant possible, devait tendre à rétrécir
extrêmement le champ de l'intelligence en la limitant, de toute
nécessité, au seul cas de l'homme adulte et sain, sans aucun
espoir d'éclairer jamais une doctrine aussi difficile par la
comparaison des différents âges, ni par la considération des
divers états pathologiques.» Enfin il imputait à cette méthode
ce qu'il appelait «l'interdiction absolue jetée sur toute étude
intellectuelle ou morale, relative aux animaux, de la part
desquels les psychologues n'attendent sans doute aucune
observation intérieure».
Ainsi: 1° impossibilité de s'observer soi-même; 2° la
psychologie réduite à l'étude de l'homme adulte et de l'homme
sain; 3°. exclusion de l'étude psychologique des animaux, tels
sont les trois points qu'Auguste Comte dénonce comme les
vices essentiels de la méthode psychologique subjective. Ces
objections sont importantes, surtout les deux dernières, parce
qu'elles ont ouvert la voie à de nouvelles recherches
psychologiques. Mais si elles font pressentir et ont plus ou

133
moins amené des accroissements notables en psychologie,
elles ne portent pas, on réalité, sur l'essentiel de la thèse de
Jouffroy; elles ne la renversent pas; elles ouvrent la voie, et
cette voie est légitime, à une psychologie objective faite par le
dehors; mais elles ne détruisent pas la nécessité d'une
psychologie faite par le dedans, et qui est la psychologie
proprement dite.
Posons d'abord quelques principes qui sont accordés par
tout le monde et par tous les savants, quand il s'agit des autres
sciences, et que l'on oublie aussitôt qu'il est question de
psychologie. Toute méthode scientifique est une méthode
d'abstraction. Elle consiste toujours à démêler un fait [138]
simple dans la série des faits complexes au milieu desquels il
se trouve en réalité engagé. Le point de départ nécessaire d'une
science est de démêler l'ordre de faits spécifiques et
caractéristiques qui constituent cette science. Nul doute que,
dans la réalité, les faits physiques proprement dits ne soient
profondément intercalés et entremêlés avec les faits
chimiques; on les distingue cependant les uns des autres; il y a
des chimistes et des physiciens, des chaires de chimie où il
n'est pas question de physique et des chaires de physique où il
n'est point question de chimie; ou du moins, dans chacune de
ces sciences, les faits de l'ordre voisin n'interviennent qu'en
sous-ordre et sont subordonnés au fait principal. Qu'a donc fait
Théodore Jouffroy? Il a mis en relief et en pleine lumière
l'ordre de faits caractéristiques dont s'occupe la psychologie.
Ces faits, ce sont les faits subjectifs, avec le sentiment
intérieur qui les accompagne: or c'est bien là un ordre de faits
sui generis et irréductibles, et il était de toute nécessité de les
dégager de ce qui n'était pas eux; c'est cela même qui est
l'objet propre, original, de la psychologie: c'est de là qu'elle
doit partir, si elle veut être une science, et non un amas confus
de plusieurs sciences. Une fois l'existence de ces faits
subjectifs établie et reconnue, on pourra discuter sur la
manière de les étudier ou sur les recherches ultérieures
auxquelles ils peuvent donner lieu; on verra alors que les trois
objections précédentes portent sur la forme et les applications,
mais non sur l'essence de la méthode psychologique.

134
Il est en effet évident, pour ce qui concerne le premier
point, que, dans la méthode de Jouffroy, le principe laisse
ouverte la question de savoir si c'est au moment même où les
faits ont lieu, ou plus tard et après coup, que l'observation est
possible. Jouffroy n'a pas traité cette question. Il n'a pas cru
nécessaire d'entrer dans le détail du mode d'observation dont il
s'agit. Il est certain que si un homme observe en lui-même la
passion non au moment où elle a lieu, mais plus tard par le
souvenir, et en se rappelant les différents moments [139] de
cette passion, il est évident, dis-je, que c'est bien là de
l'observation intérieure, telle que l'entendait Jouffroy: et
l'omission d'une telle distinction n'a rien qui compromette la
doctrine fondamentale de l'existence des faits subjectifs et de
la possibilité de les connaître par l'observation interne.
Cette réponse a été faite à Auguste Comte par un
philosophe non suspect, lié d'amitié avec lui, et qui passe pour
être plus ou moins de son école, M. John Stuart Mill. Il lui
répond même sur ce point d'une manière assez dure: «Il n'est
pas bien nécessaire, dit-il, de faire une réfutation en règle d'un
sophisme dans lequel la seule chose surprenante serait qu'il
imposât à quelqu'un. Premièrement, on pourrait renvoyer M.
Comte à l'expérience et aux écrits de MM. Cardaillac et
Hamilton, pour prouver que l'esprit peut avoir conscience de
plusieurs choses à la fois, et même le pouvoir d'y faire
attention. En second lieu, il aurait pu venir à l'esprit de M.
Comte qu'il est possible d'étudier un fait par l'intermédiaire de
la mémoire, sinon dans le moment où nous le pensons, du
moins un moment après, etc. est le mode d'après lequel
s'acquiert le meilleur de notre science sur les actes
intellectuels.»
Cette même pensée, à savoir que la psychologie se fait
non par la conscience immédiate, mais par la mémoire, était
venue à l'esprit, avant M. Stuart Mill, d'un philosophe
contemporain de Jouffroy, l'auteur célèbre de la Réfutation de
l'éclectisme, Pierre Leroux; mais il en avait tiré une objection
contre Jouffroy: «Il ne s'agit pas, disait-il, d'une observation
directe de l'âme par elle-même, mais sur les opérations de
l'âme, ce qui est bien différent.» Mais je ne sais si c'est là
véritablement une objection contre Jouffroy. On peut faire

135
remarquer avec justesse que celui-ci ne s'est pas exprimé avec
assez de précision, qu'il n'a pas prévu l'objection qui lui serait
faite sur la difficulté pour l'âme de s'observer au moment
même, et il aurait dû dire qu'il s'agit plutôt d'une observation
«indirecte et à distance,» comme s'exprimait Pierre Leroux;
mais il n'y a rien dans les principes posés par Jouffroy qui
s'oppose à cette manière d'entendre les choses: c'était [140]
une précision de plus apportée à son analyse, mais non une
réfutation. Quant à la distinction invoquée par Pierre Leroux
entre l'âme elle-même et ses opérations, elle ne pouvait porter
en aucune façon contre la doctrine de Jouffroy; car c'est lui
précisément qui, dans cette même préface, avait le plus
nettement et le plus hardiment distingué l'âme de ses
phénomènes ou opérations, au point d'avoir écrit cette
proposition qui lui a été plus tard si violemment reprochée:
«Le problème de l'âme est un problème prématuré.»
Au reste, tout en laissant la plus large part, avec Pierre
Leroux et Stuart Mill, à l'observation indirecte en psychologie
par l'intermédiaire de la mémoire, nous sommes loin, quant à
nous, d'accorder qu'il ne puisse pas y avoir d'observation
directe de l'âme par elle-même. C'est sans doute un fait étrange
et inexplicable que celui de la réflexion; mais il ne l'est pas
plus que celui de la conscience, et celui-ci ne peut pas être nié.
Kant a parfaitement fait ressortir ce qu'il appelle «le paradoxe
de la conscience», à savoir le fait d'un être se connaissant lui-
même, et, comme il s'exprime, «affecté par lui-même»: car il y
a toujours là quelque chose de double, à quelque degré qu'on
suppose la conscience; par exemple, je souffre, et en même
temps je sais que je souffre: il y a deux faits en un seul: c'est
donc un redoublement; mais c'est ce redoublement même qui
fait l'originalité irréductible de ce fait. Or la réflexion ne fait
autre chose que grossir le fait et mettre en relief ce qui est
obscur, et nous rendre attentifs à nous-mêmes. Nous pouvons
donc à la fois penser, et penser que nous pensons. Par
exemple, je veux savoir si l'idée de couleur est inséparable de
l'idée d'étendue: j'évoque dans mon esprit un point lumineux
dans le ciel, ou un point blanc sur un tableau noir, et je vois
toujours cette couleur étendue. L'observation est donc ici
contemporaine du fait lui-même; et la distinction de la

136
conscience et de la mémoire est insignifiante, car c'est le
même fait de part et d'autre. On remarquera enfin que
l'objection elle-même suppose l'analyse intérieure qu'elle
déclare impossible, car [141] on ne saurait jamais parle dehors,
par exemple en observant un cerveau, si le raisonnement ou la
réflexion sur le raisonnement sont deux opérations successives
ou simultanées. L'objection elle-même suppose donc l'emploi
de la méthode psychologique.
La seconde objection d'Auguste Comte est que la
psychologie se borne à l'étude de l'homme adulte et sain, au
lieu de l'étudier à travers les différents âges ou dans les
altérations de ses facultés mentales. C'est donc une science qui
se place en dehors des conditions de la réalité.
On est surpris qu'Auguste Comte, en empruntant cette
objection à Broussais, ait été assez aveuglé par le parti pris et
par la prévention, pour ne pas voir que cette objection portait
tout aussi bien sur la physiologie que sur la psychologie, et
qu'il avait lui-même d'avance réfuté cette objection en
distinguant la physiologie ou biologie de l'histoire naturelle et
de la pathologie.
En effet, n'est-il pas évident que la physiologie, tout
comme la psychologie, ne s'occupe que de l'homme adulte et
ne traite que secondairement des différents âges? Par exemple,
elle étudie à fond les fonctions génératrices; or ces fonctions
n'ont pas lieu dans l'enfance, et elles n'ont plus lieu dans la
vieillesse. De même, la physiologie n'étudie que l'homme sain,
et cela est nécessaire: car comment comprendre la pathologie
ou la science de l'état anormal, sans comparaison avec l'état
normal? Et saurait-on ce que c'est que la maladie, si on ne
connaissait pas la santé? Enfin, comment la thérapeutique
serait-elle possible, c'est-à-dire comment pourrait-on ramener
l'homme de l'état pathologique à l'état normal, si on ne
connaissait pas ce dernier état?
On ne voit donc pas pourquoi on n'appliquerait pas à la
psychologie ce que l'on accorde pour la psychologie. Ce qu'il y
a de surprenant, c'est que c'est Auguste Comte lui-même qui a
posé sur ce point les vrais principes. «Sans doute, dit-il, il était
non seulement inévitable, mais encore rigoureusement
indispensable que la biologie commençât par un tel [142] point

137
de départ (la considération de l'homme), afin de se constituer
une unité fondamentale qui pût servir ensuite à la coordination
systématique de la série entière des cas biologiques. Un tel
type ne pouvait en effet, sous peine de nullité radicale, être
arbitrairement choisi; et ce n'est point uniquement, ni même
principalement comme le mieux connu et le plus intéressant,
que le type humain a dû être nécessairement préféré; c'est
surtout par la raison profonde qu'il offre en lui-même le
résumé le plus complet de l'ensemble de tous les autres cas.
Ainsi, une première analyse de l'homme envisagé à l'état
adulte et au degré normal sert à former la grande unité
scientifique suivant laquelle s'ordonnent les termes successifs
de la série biologique.» Ainsi, l'objet de la physiologie, c'est
bien, suivant Comte, l'homme adulte et normal, précisément le
même qu'il reproche aux psychologues d'avoir étudié
intellectuellement. C'est là, dit-il, l'unité fondamentale dont on
étudiera plus tard les variations et les dégradations. Mais en
psychologie aussi n'a-t-on pas besoin d'un type et d'une unité
fondamentale? L'homme adulte, c'est l'homme complet,
l'homme arrivé au plein développement de sa nature. Sans
doute la physiologie exige l'étude des différents âges et même
doit remonter plus haut, jusqu'à l'embryon: mais doit-on
confondre la physiologie avec l'embryologie? Sans doute
encore l'idée de développement et d'évolution a dû s'introduire
dans la science, et la méthode comparative, comme l'a
remarqué Auguste Comte, a renouvelé toute l'histoire
naturelle, et il en sera de même en psychologie. Mais la
physiologie ne cessera jamais d'exister comme science
distincte, prenant pour base le type le plus complet de l'être
vivant. De même, en psychologie, l'idée de mouvement, de
variation, d'évolution, s'introduira de plus en plus, soit au point
de vue de l'histoire des sociétés, soit au point de vue des
altérations morbides; mais ces études comparatives n'excluent
pas et même exigent une unité, un terme de comparaison, qui
est là aussi l'homme adulte et l'homme normal.
[143] Auguste Comte a posé lui-même avec beaucoup de
précision la différence qui sépare le domaine de la biologie du
domaine des autres sciences qui lui servent de compléments,
de confirmations ou de rectifications. Les mêmes principes

138
s'appliquent rigoureusement à la psychologie et à ses annexes.
Il distingue deux ordres de sciences, les sciences abstraites et
les sciences concrètes. La science abstraite est celle qui étudie
les lois générales et fondamentales. La science concrète étudie
ces mêmes lois modifiées par les circonstances diverses de la
réalité. La science abstraite de la vie, c'est la biologie ou
physiologie proprement dite; les sciences concrètes sont: 1°
l'histoire naturelle; 2° la pathologie. «Ces deux ordres de
considération, dit Auguste Comte, sont également étrangers
par leur nature au vrai domaine philosophique de la biologie.
En effet, celle-ci doit toujours se borner à l'étude essentielle de
l'état normal, en conservant l'analyse pathologique comme un
simple moyen d'exploration. De même, quoique des
observations d'histoire naturelle puissent fournir à l'anatomie
et à la physiologie de précieuses indications, la vraie biologie
n'en doit pas moins, tout en se servant d'un tel moyen,
décomposer toujours l'étude de chaque organisme dans celle
de ses parties constituantes, tandis qu'une telle décomposition
est directement opposée au véritable esprit de l'histoire
naturelle.»
Ces principes, très solides en eux-mêmes, peuvent
s'appliquer, sans presque y rien changer, à la science
psychologique. Sans doute il y a une histoire naturelle de
l'âme, à savoir l'histoire de ses différents états aux différents
âges, aux différents siècles, suivant les sexes, les
tempéraments, etc. Ce sont des sciences concrètes. La
psychologie proprement dite est une science abstraite, comme
la physiologie. C'est elle qui fonde les sciences concrètes, qui
sans elle seraient impossibles. Réciproquement, la psychologie
puise des données précieuses dans l'une ou l'autre de ces deux
sciences; mais elle s'en distingue. Si la psychologie n'existe
pas d'abord pour elle-même, elle n'existera pas du tout, et les
autres [144] sciences qui se rattachent à elle cesseront d'avoir
la moindre clarté.
Auguste Comte, poursuivant les conséquences qui
dérivent, selon lui, de la méthode psychologique d'observation
intérieure, affirme qu'une telle méthode exclut absolument
toute étude des facultés mentales des animaux.

139
Où voit-on que Jouffroy ait jeté une telle interdiction sur
la psychologie animale? Il y a là une méprise sur le sens
essentiel de la théorie de Jouffroy. Ce que celui-ci a voulu
établir et ce qu'il a établi magistralement, c'est qu'il y a des
faits subjectifs, et que ces faits sont essentiellement distincts
des faits objectifs ou physiologiques auxquels ils sont
nécessairement unis: la psychologie a donc un objet propre qui
la sépare de la physiologie. Maintenant, que ces faits subjectifs
se passent chez les autres hommes, au lieu de se passer en
nous, chez les animaux au lieu de se passer chez les hommes,
ce n'en sont pas moins des faits subjectifs qui relèvent de la
psychologie et non de la physiologie. Mais, dit-on, les
animaux ne peuvent pas s'observer eux-mêmes. Il n'y aura
donc point de psychologie animale, si la méthode
d'observation intérieure est la seule méthode psychologique.
Mais Jouffroy, en signalant la méthode d'observation
intérieure comme la principale, n'a nullement exclu la méthode
d'observation indirecte, à savoir celle qui s'exerce sur les
autres, et qui par induction conclut des signes ou des actes
extérieurs aux faits mentaux qu'ils expriment. L'une de ces
méthodes n'exclut pas l'autre. De ce que je m'étudie moi-
même, s'ensuit-il que je ne puisse pas chercher à deviner ce
qui se passe dans la pensée d'autrui? Cela n'est pas plus
interdit au philosophe qu'aux autres hommes, et cette double
étude a lieu tous les jours chez les hommes. Si donc Jouffroy a
parlé surtout de l'observation intérieure et subjective, c'est qu'il
avait à déterminer le caractère essentiel et propre de la
psychologie, à savoir le caractère subjectif; de même que
Claude Bernard, lorsqu'il a essayé de déterminer le caractère
expérimental de la physiologie, n'a parlé que de [145]
l'expérimentation; mais il n'a pas exclu par là ni la méthode
comparative ni la méthode d'anatomie pathologique. De même
Jouffroy a mis en relief le rôle de l'observation intérieure,
parce que c'était le point essentiel à établir; mais il n'a rien nié;
et si on lui eût parlé de cette méthode objective indirecte, il eût
répondu infailliblement qu'elle était un corollaire et une
contre-épreuve de l'observation intérieure. En fait, les
psychologues n'ont jamais ignoré cette méthode d'observation
par le dehors. Les Écossais, les maîtres de Jouffroy, s'en sont

140
beaucoup servis. Dans la Philosophie de l'esprit humain, de D.
Stewart, le troisième volume est consacré à la psychologie des
animaux, à celle des âges, des sexes et des professions. Tout
ce que l'on peut dire, c'est que depuis Jouffroy, et peut-être
sous l'impulsion même des objections exagérées d'Auguste
Comte, la psychologie objective a fait beaucoup de progrès:
mais c'est le propre de toutes les sciences.
Pour en revenir à ce qui concerne les facultés animales, on
peut dire que ce sont encore les psychologues ou philosophes
qui, avant ces derniers temps, avaient le plus travaillé sur ce
sujet. Ainsi, sans parler de Bossuet, qui a écrit un chapitre
substantiel sur la question dans la Connaissance de Dieu et de
soi-même, nous venons de nommer Dugald Stewart, qui a
laissé des pages très fines sur les facultés des animaux
comparées à celles de l'homme. Avant lui, Condillac écrivait
son Traité des animaux. En Allemagne, Reimarus, disciple de
Leibniz et maître de Kant, publiait un des ouvrages les plus
riches en observations de ce genre, intitulé: Considérations sur
l'instinct des animaux. Plus anciennement, Montaigne, dans un
esprit sceptique et un peu par jeu, faisait aux animaux une
large part dans son célèbre chapitre intitulé Apologie de
Raymond de Sébonde. La philosophie n'a donc jamais interdit
l'étude mentale des animaux, et la psychologie de Jouffroy
n'est nullement tenue de l'interdire.
Ce qui explique du reste la rareté des travaux des
psychologues sur cette question, c'est que le sujet
d'observation [146] leur manque et qu'ils ne peuvent avoir de
ménagerie dans leur cabinet; ils ne peuvent donc avoir là-
dessus que des idées vagues. Ce serait plutôt aux naturalistes
qu'il faudrait reprocher d'avoir négligé ce côté de la science.
Ils ont, en effet, des animaux à leur disposition, et ils en ont
très peu tiré parti. Le meilleur ouvrage qui ait été écrit sur ce
sujet est la Lettre sur les animaux de Ch. Leroy, qui n'était ni
un philosophe ni un naturaliste, mais un simple capitaine des
chasses, et la méthode de Leroy n'est pas autre chose que celle
que nous indiquions plus haut, à savoir une méthode
psychologique indirecte, qui conclut à la similitude des causes
par la similitude des effets. En effet, il montre que les animaux
sont susceptibles de faire des expériences comme les hommes,

141
en comparant les actions animales et les actions humaines; et
ces actions humaines elles-mêmes, nous ne les comprenons
que par analogie avec ce qui se passe en nous-mêmes.
D'ailleurs, ici encore, dans cette question, nous n'avons
rien de mieux à faire que d'invoquer le témoignage d'Auguste
Comte lui-même et d'appliquer à la psychologie ce qu'il dit de
la physiologie. Il distingue, avec Bichat, les fonctions
organiques des fonctions animales (ou vie de relation). Or,
pour ces dernières fonctions, dans lesquelles rentrent
évidemment les facultés intellectuelles et morales, Auguste
Comte affirme la nécessité de commencer par l'homme et non
par l'animal. «Toute recherche, dit-il, soit anatomique, soit
physiologique, relative à la vie animale elle-même, serait
essentiellement obscure si on ne commençait pas par la
considération de l'homme, seul être où un tel ordre de
phénomènes soit jamais immédiatement intelligible. C'est
nécessairement l'état évident de l'homme de plus en plus
dégradé, et non l'état indécis de l'éponge de plus en plus
perfectionnée que nous pouvons poursuivre dans toute la série
animale. Si nous paraissons ici nous écarter de la marche
ordinaire, où nous procédons toujours du sujet le plus général
et le plus simple au plus particulier et au plus complexe, c'est
uniquement [147] afin de nous mieux conformer, sans puérile
affectation de symétrie scientifique, au vrai principe
philosophique, qui consiste à passer constamment du plus
connu au moins connu.» Appliquez ces principes à la
psychologie, et vous comprendrez que Jouffroy ait voulu
constituer la psychologie humaine, c'est-à-dire la psychologie
subjective, avant la psychologie animale, qui se fait par le
dehors.
En résumé, la polémique d'Auguste Comte n'ébranle pas le
moins du monde les principes posés par Jouffroy, à savoir
l'existence de faits subjectifs aussi certains, sinon plus, que les
faits objectifs; de plus, la possibilité de connaître et d'analyser
ces faits par l'observation; la distinction de l'observation
interne et de l'observation externe, en un mot l'existence d'une
psychologie subjective, comme base de toutes les recherches
sur les facultés intellectuelles et morales.

142
Pour compléter notre démonstration, examinons
maintenant la méthode qu'Auguste Comte propose de
substituer à celle de Jouffroy. Elle consiste en deux points: 1°
étudier les facultés non en elles-mêmes, mais dans leurs
organes; 2° les étudier encore non en elles-mêmes, mais dans
leurs résultats. En un mot, la doctrine a pour but de faire
rentrer la psychologie dans la physiologie et dans l'histoire
naturelle. Il loue Destutt de Tracy d'avoir eu le courage de dire
que l'idéologie est une partie de la zoologie; mais Tracy s'était
contenté de le dire, et son idéologie était restée purement
abstraite, séparée absolument de toutes les conditions
organiques et des origines zoologiques. Il s'agit donc de
reprendre et de mettre en pratique l'aphorisme de Tracy.
Quant à nous, il nous semble que la proposition de Tracy
ne signifie pas grand'chose. On peut, en effet, convenir que
l'homme, ayant un corps organisé comme les autres animaux,
sera appelé un animal, et même les écoles de philosophie le
définissent un animal raisonnable, et, à ce titre, on peut dire
sans grande hardiesse que tout ce qui concerne l'homme rentre
dans la zoologie; on le dira de l'histoire aussi bien que de la
psychologie. Mais je demande si ce sera une [148] proposition
bien féconde et qui avancera beaucoup la science que de dire
que l'histoire fait partie de la zoologie. Il n'en faudra pas moins
traiter l'histoire par les mêmes méthodes qu'auparavant, et la
proposition ne fera pas découvrir un seul fait nouveau. Il en est
de même de la proposition de Destutt de Tracy. On aura beau
affirmer que la psychologie ou l'idéologie rentrent dans la
zoologie, il n'y aura jamais d'autre moyen de connaître
l'homme que de l'appeler à s'observer lui-même. Examinons
cependant si les deux procédés d'Auguste Comte valent mieux
que le γνωθι σεαυτν de Socrate.
Pour le premier point, Auguste Comte affirme qu'il faut
appliquer à la psychologie le principe fondamental de la
physiologie: pas d'organes sans fonctions, pas de fonctions
sans organes. Le problème physiologique se ramène donc à
ceci: étant donné l'organe, trouver la fonction; étant donnée la
fonction, trouver l'organe. Cette règle une fois posée, il faut
l'appliquer partout; or, nul ne doute que l'intelligence ne soit

143
attachée à un organe, le cerveau: donc c'est dans le cerveau
qu'il faut étudier l'intelligence. Examinons cette assertion.
C'est déjà une grande exagération de subordonner
absolument la fonction à l'organe et de poser en principe que,
l'organe étant donné, on doit en déduire la fonction. Claude
Bernard a plusieurs fois critiqué cette méthode qui subordonne
la physiologie à l'anatomie par le même genre de confusion
qui subordonne ici la psychologie à la physiologie. Il n'est pas
vrai du tout, dit Claude Bernard, que de l'organe on puisse
déduire la fonction. On aurait pu observer le foie pendant des
siècles, sans jamais en déduire sa fonction glycogénique: il a
fallu l'apprendre d'ailleurs. Claude Bernard cite encore ce fait
que dans les animaux supérieurs les cellules sensitives sont
triangulaires, et les cellules motrices quadrangulaires. Outre
que cette différence ne nous apprend absolument rien sur la
différence de la sensibilité et du mouvement, et sur
l'attribution de ces fonctions à l'une plutôt [149] qu'à l'autre de
ces deux formes, on aurait tort d'associer chacune de ces deux
fonctions à chacun de ces deux genres de cellules, puisqu'il
arrive précisément que, chez les oiseaux, c'est la disposition
inverse qui a lieu, c'est-à-dire que ce sont les cellules motrices
qui sont triangulaires, et les sensitives quadrangulaires.
En outre, lors même qu'on accorderait sans restriction
l'axiome précédent, il y aurait toujours entre les fonctions
intellectuelles et les fonctions organiques une différence
fondamentale: c'est que, pour les fonctions organiques, c'est le
même ordre d'observation qui nous donne à la fois la fonction
et l'organe; en même temps que vous voyez l'organe, par
exemple l'estomac, vous pouvez voir la digestion (comme
dans le cas de l'ouverture de l'estomac par une blessure). Si
vous pouviez voir directement le cœur, vous verriez en même
temps, et par le même acte d'observation, l'organe et ses
mouvements. Quand il s'agit, au contraire, des organes
cérébraux, le même mode d'observation ne vous donne pas à la
fois l'organe et la fonction; et il vous faut recourir, pour
constater la fonction, à un autre mode d'observation, qui est
l'observation intérieure ou la conscience. Il faut donc, pour
faire la théorie complète des fonctions cérébrales, rassembler
les deux ordres d'opérations que vous ne connaissez que

144
séparément. S'il est vrai qu'un cerveau vu du dehors ne
manifeste aucune pensée (car un ignorant qui verrait un
cerveau pour la première fois ne saurait dire si c'est l'organe de
la pensée ou l'organe de la circulation), réciproquement, le
sentiment de la pensée en nous-même ne nous suggère pas
davantage l'idée d'un cerveau. Comment une telle différence
ne compterait-elle pour rien? Et, de quelque manière qu'on s'y
prenne, peut-on éviter l'emploi d'une méthode psychologique
différente de la méthode physiologique? car le cerveau ne
porte pas écrits sur ses lobes, comme les crânes
phrénologiques que l'on vend chez les marchands, les noms
des facultés.
Bien entendu, et nous ne saurions trop le répéter (car [150]
c'est sur notre exclusivisme prétendu que l'école adverse
établit son propre exclusivisme), bien entendu, nous ne nions
pas l'importance d'une psychologie physiologique; et Jouffroy
lui-même ne la niait pas; au contraire, il professait expres-
sément cette doctrine de l'union des deux sciences, en se
plaignant qu'elles ne fussent pas assez sœurs. En voici la
preuve: «L'une et l'autre, en effet, disait-il (la psychologie et la
physiologie), s'occupent bien de certains phénomènes qui ne
sont pas dans leurs attributions: la physiologie, de phénomènes
psychologiques; la psychologie, de phénomènes physiologi-
ques; et elles ont raison de s'en occuper; autrement elles
seraient incomplètes. Car ce n'est pas la vie psychologique ni
la vie physiologique telles qu'elles pourraient se développer si
elles étaient isolées, que les deux sciences ont pour objet de
connaître, mais chacune de ces deux vies, telle qu'elle
s'accomplit dans l'homme, c'est-à-dire dépendante de l'autre,
modifiée par l'autre, mutilée peut-être, peut-être agrandie par
l'autre. C'est pourquoi ces deux sciences ne doivent point
demeurer et n'ont jamais été étrangères l'une à l'autre. Elles
doivent se prêter des secours mutuels; et s'il y a un reproche à
leur faire, c'est de n'avoir pas été jusqu'ici aussi sœurs qu'il est
nécessaire à chacune d'elles qu'elles le soient.»13
Il n'est donc point question de séparation et d'isolement.
Un seul point à débattre est de savoir, non s'il doit y avoir une

13. Nouveaux Mélanges philosophiques, p. 208.


145
psychologie physiologique, mais si celle-ci doit remplacer
l'autre. On cherche aujourd'hui les prodromes physiologiques
de l'attention; mais le ferait-on, si la psychologie ne nous avait
appris qu'il y a une faculté appelée attention, et si l'analyse de
cette faculté n'avait provoqué plusieurs problèmes? Par
exemple, on distingue une attention volontaire et une attention
involontaire, comme si ce n'était pas là une distinction
psychologique, que la physiologie pure n'aurais jamais pu
découvrir. On cherche l'origine du moi dans la [151] résultante
des fonctions du cerveau. Vraie ou fausse, cette théorie serait-
elle née, si la psychologie n'avait fourni la notion du moi et sa
distinction d'avec le non-moi? On cherche la localisation des
facultés; mais le ferait-on si l'on ne connaissait pas les facultés
elles-mêmes? Il est donc certain que l'on ne peut étudier les
facultés de l'esprit dans leurs organes, avant de les étudier en
elles-mêmes, sauf ensuite à les rattacher par voie de
concomitance à leurs corrélatifs organiques, laissant d'ailleurs
a une science plus haute, la métaphysique, la question de
savoir si ces corrélatifs sont, ou non, la véritable substance de
l'esprit. Voilà le vrai système scientifique que l'on ne repousse
que par des idées préconçues. Examinons maintenant la
seconde règle d'Auguste Comte: étudier les facultés humaines
non en elles-mêmes, mais dans leurs résultats. Par exemple,
c'est en regardant agir les animaux, les fous, les sauvages, les
enfants, et je suppose bien aussi un peu l'homme adulte et sain,
que l'on connaîtra les facultés intellectuelles et morales de
l'espèce humaine. C'est toujours le même malentendu. Que
l'observation objective soit nécessaire pour confirmer,
contrôler, rectifier, développer les conclusions obtenues déjà
par la méthode subjective, c'est ce qui est aujourd'hui
universellement accordé; mais que par elle-même, et réduite à
elle seule, elle soit incapable de donner aucun résultat, c'est ce
qui est évident. En effet, ce que nous voyons des facultés
humaines par le dehors, ce ne sont pas les faits eux-mêmes, à
savoir les pensées, les volitions et les passions: ce sont leurs
signes externes. Or, ces signes doivent être interprétés; ils
n'ont aucune valeur, si ce n'est par comparaison avec les signes
qui accompagnent d'ordinaire nos propres opérations. La
psychologie objective n'est donc pas une science de faits: c'est

146
une science de signes qui n'atteint les faits qu'indirectement et
en passant par le domaine de la conscience subjective. Elle
n'est une science d'observation qu'au second degré. Or, un
esprit vraiment scientifique peut-il croire avoir vraiment servi
la science en substituant à l'observation des faits eux-[152]
mêmes la méthode interprétative qui n'atteint les faits qu'à
travers leurs signes? On dit que la méthode indirecte est plus
féconde que la méthode directe. C'est toujours le même
sophisme: à titre de rectification et de complément, oui peut-
être; à titre de base scientifique, non. Même les faits
contradictoires que cette méthode indirecte peut faire
découvrir n'ont de signification et d'intérêt que par
comparaison avec les faits généraux et normaux attestés par
l'observation intérieure. On recherche aujourd'hui de tous côtés
ce que l'on appelle le dédoublement de la personnalité; mais
ces faits ne sont vraiment intéressants que dans leur rapport
avec la théorie de l'unité du moi, telle qu'elle résulte ou paraît
résulter de l'observation subjective. Supposez que l'on n'ait
aucune notion de l'unité de conscience, de l'identité
personnelle, et les faits de dédoublement n'ont plus qu'une
valeur de rareté, de curiosité: ce sont des anecdotes, des jeux
de la nature, comme le veau à deux têtes, dont s'étonne le
vulgaire. La théorie de la conscience retombera dans le vague
où elle est pour le sens commun ignorant. Il en est de même
des faits par lesquels on établit ou on essaye d'établir ce que
l'on appelle des consciences collectives. Ces faits, si on ne les
rapproche de la théorie psychologique de l'impénétrabilité des
consciences, n'ont plus qu'une valeur littéraire, comme
lorsqu'on dit: la conscience d'une nation, la conscience d'une
armée. C'est seulement lorsque, par l'observation interne, on a
trouvé le principe de l'individualité des consciences, c'est alors
seulement que ces faits contradictoires prennent toute leur
valeur, soit que, par une analyse plus avancée, on puisse les
faire rentrer dans la loi commune, soit qu'ils ouvrent la voie à
une théorie plus compréhensive et plus profonde.
En résumé, Auguste Comte, dans sa critique de la
psychologie, n'a prouvé qu'une chose: c'est qu'il ignorait
complètement la science qu'il voulait proscrire. Voyons si la
thèse a été fortifiée par les arguments des nouveaux critiques.

147
148
LEÇON IX
SUITE DE LA DISCUSSION SUR L'OBJET DE LA PSYCHOLOGIE

Messieurs,

Nous avons exposé d'abord sous sa forme la plus aiguë et


la plus tranchante le conflit de la psychologie et de la
physiologie, et la prétention de l'une de ces sciences à se
substituer à l'autre. Dans cette première phase de la question,
l'indépendance et même l'existence de la psychologie
subjective est absolument niée, et la seule méthode reconnue
est celle qui étudie les facultés humaines dans leurs organes et
dans leurs résultats. Cette première phase est représentée par
Auguste Comte, et elle est presque contemporaine des
revendications de Jouffroy en faveur de la psychologie
subjective. Mais, depuis cette époque, l'objet de la discussion
s'est déplacé, et la question s'est circonscrite sur un terrain plus
limité. On ne conteste plus, comme Auguste Comte, la
possibilité de l'observation subjective; on ne nie plus la
différence d'une psychologie humaine et de la psychologie
animale; mais on affirme que, les phénomènes mentaux étant
toujours liés à certains phénomènes objectifs, à savoir les
phénomènes nerveux, la psychologie ne peut pas être
exclusivement la science des phénomènes subjectifs, mais
qu'elle doit être concurremment et inséparablement la science
des faits subjectifs et objectifs à la fois. De là la formule
suivante qui établit autrement qu'on ne le faisait auparavant
l'objet et les rapports des deux sciences. «Le processus
nerveux à simple face, dit M. Ribot, dans l'introduction de son
livre sur la Psychologie allemande, appartient au
physiologiste; le processus nerveux à double face appartient
[154] au psychologue.» Cette doctrine est celle de M. Taine en
France et de M. Herbert Spencer en Angleterre.

149
Cette manière de poser la question est beaucoup plus fine,
beaucoup plus savante et plus philosophique que la doctrine
d'Auguste Comte; mais on voit que, même si on acceptait par
hypothèse cette position de la question, la psychologie
subjective aurait conservé encore une bonne partie de ses
positions. Au lieu d'être totalement éliminée, comme elle
aurait dû l'être par les objections de Broussais et de Comte,
elle resterait au moins la moitié de la science de l'homme; elle
en représenterait la face interne, tandis que la physiologie
étudierait en même temps la face externe. Ce ne seraient plus,
si l'on veut, deux sciences séparées; ce seraient cependant
encore deux points de vue distincts, et la distinction de ces
deux points de vue serait encore une distinction fondamentale
et de premier ordre. C'est cette vérité qui reste la base de la
psychologie et sans laquelle on ne sait plus ni ce qu'on dit ni
de quoi l'on parle.
Au reste, le philosophe de nos jours qui a le plus défendu
le principe précédent (à savoir l'union inséparable des deux
faits, mental et nerveux), et qui a fait de ce qu'il appelle la
correspondance la base de sa psychologie, M. Herbert
Spencer, a maintenu lui-même, nous l'avons dit, la distinction
des deux points de vue avec la même rigueur qu'avait fait
Jouffroy. Voici comment il s'exprime: «La psychologie
subjective, dit-il, est une science complète, unique,
indépendante de toutes les autres, quelles qu'elles soient; et
elle s'oppose à elles comme une antithèse. Les pensées et les
sentiments qui constituent une conscience et qui sont
inaccessibles à tout autre que le possesseur de cette conscience
forment une existence qui ne peut se placer parmi les
existences dont les autres sciences s'occupent. Quoique une
accumulation d'expériences nous ait conduit à croire que
l'esprit et l'action nerveuse sont les deux côtés, objectif et
subjectif, d'une seule et même chose, nous restons incapable
de voir et même d'imaginer quels rapports il y a entre les deux.
L'esprit continue [155] d'être pour nous quelque chose sans
parenté avec les autres choses; et de la science qui découvre
par introspection les lois de ce quelque chose, il n'y a aucun
passage, aucune transition, aux sciences qui découvrent les
lois des autres objets.»

150
Ainsi Spencer, comme Jouffroy, admet l'indépendance de
la psychologie subjective; il admet en outre que la psychologie
dite objective n'existe et n'a de sens que par son rapport à la
psychologie subjective, puisque celle-ci seule donne une
signification aux faits signalés par la première. La seule
différence, c'est que Spencer fait une science totale des deux
psychologies, subjective et objective, tandis que Jouffroy en
fait deux sciences séparées, quoique unies entre elles; mais ces
deux idées sont-elles bien différentes l'une de l'autre? Puisque
cette science totale se compose de deux sciences, ne peut-on
pas les traiter séparément, ou les traiter ensemble, comme on
voudra? La première méthode sera plus conforme à l'analyse,
la seconde à la synthèse. Sans doute, le second point de vue est
aussi nécessaire que le premier; car l'unité des choses est aussi
utile à connaître que leurs différences. Mais, depuis Bacon et
Newton, il a été convenu que l'analyse doit précéder la
synthèse. Il est donc tout à fait conforme aux habitudes delà
science moderne de traiter de la psychologie subjective avant
de passer à l'objective. En outre, si, comme Spencer le dit, la
première est nécessaire pour interpréter la seconde, si celle-ci
lui emprunte nécessairement ses data, il y a un grand intérêt à
assurer la fidélité de ces data, en étudiant d'abord les faits
subjectifs en eux-mêmes et en suivant la conscience jusqu'où
elle peut nous conduire. C'est une abstraction sans doute; mais
toutes les sciences sont des abstractions, et il n'y aurait pas de
science si de telles abstractions n'étaient pas permises.
Si l'on cherche la signification de ce débat, qui n'a l'air de
porter que sur une question de forme, on verra qu'il repose sur
certaines préoccupations, et que chacun des deux adversaires,
des deux compétiteurs, s'il est permis d'ainsi parler, [156] en
ayant l'air de ne s'occuper que d'une question de méthode,
pense à une question finale dont nul ne consent à se
désintéresser, et craint que l'autre parti ne prenne des
avantages pour la solution de cette question. D'un côté, en
effet, l'école matérialiste craint que si elle accorde à l'avance
une existence indépendante à la science subjective, ce ne soit
une concession de fond et une sorte d'engagement en faveur de
l'existence indépendante de l'esprit. De l'autre côté, les
spiritualistes craignent qu'en accordant l'inséparabilité des

151
phénomènes nerveux et des phénomènes intellectuels et
moraux, on n'accorde par anticipation la dépendance de l'esprit
à l'égard de la matière, et même la substantialité de la matière
à l'égard de l'esprit.
Pour ce qui est du premier point, nous nous contenterons
de rappeler les précautions extrêmes avec lesquelles Jouffroy,
dans sa célèbre préface, a essayé de séparer le problème
psychologique du problème métaphysique. Ces précautions lui
ont été assez durement reprochées par les théologiens pour
qu'il ait au moins l'honneur de n'avoir point sacrifié un intérêt
scientifique à un intérêt de dogme. «Assurément, disait-il,
cette question de l'âme est fort importante en elle-même; mais,
quelque solution qu'on lui donne, ce que nous nous sommes
proposé dans ce discours n'en restera pas moins vrai. Soit, en
effet, que l'on admette une âme, soit que l'on rapporte au
cerveau les phénomènes que ses partisans lui. attribuent; il
n'en est pas moins indispensable, si l'on veut connaître
complètement la nature humaine, de faire la science des
phénomènes de conscience… À quelque principe que puissent
se rattacher ces faits, ils n'en sont pas moins ce qu'ils sont. La
science de ces faits et de leurs lois est donc parfaitement
indépendante delà solution dont il s'agit… D'ailleurs, il n'est
pas moins évident que, dans l'état actuel de cette science, cette
question est prématurée.»
Il est permis de penser que Jouffroy est allé trop loin en
disant que le problème de l'âme est un problème prématuré. Il
ne l'est pas plus que les autres problèmes de la métaphysique.
[157] Si, d'ailleurs, ce problème est actuellement
prématuré, on peut dire qu'il le sera toujours; et entre
prématuré et insoluble, il n'y a pas grande différence. Il n'en
est pas moins vrai que la question de l'âme peut être écartée et
ajournée d'un commun accord, et que l'on peut soutenir les
droits d'une psychologie subjective sans violer les lois de la
neutralité scientifique.
Que si, du reste, on soupçonne les psychologues
subjectivistes de travailler subrepticement pour l'intérêt du
spiritualisme métaphysique, on est tout aussi autorisé à
soupçonner les psychologues objectifs qui n'admettent pas,
même avec Spencer, une psychologie subjective, de ne

152
soutenir cette thèse que dans l'intérêt prémédité du
matérialisme. Dès lors, le soupçon étant le même de part et
d'autre, pourquoi ne pas le rejeter des deux côtés? et pourquoi
ne pas se borner à l'examen des choses telles qu'elles sont? Or
cet examen nous apprend, comme le dit M. Spencer, deux
vérités indubitables: 1° la psychologie subjective est une
science indépendante de toutes les autres; 2° la psychologie
objective emprunte toutes ses données à la psychologie
subjective.
Quoi qu'il en soit, soit qu'on sépare, soit qu'on réunisse les
deux parties de la psychologie, nous admettons qu'il y a en
effet deux psychologies: l'une qui se fait par la conscience,
l'autre par l'observation des autres hommes, et qui, selon
l'expression de Comte, étudie les facultés dans leurs organes et
leurs résultats; mais, relativement à cette psychologie
objective, nous ferons deux observations. La première, c'est
qu'il n'est pas légitime à cette psychologie objective ou
physiologique de se qualifier elle-même de nouvelle
psychologie, tandis qu'on affublerait la psychologie subjective
de la qualification de vieille psychologie. Ces épithètes sont
injustes et antiscientifiques; elles ont pour objet de surprendre
la faveur de ceux qui ne réfléchissent pas, en usurpant les
avantages du progrès et de la nouveauté. Il importe sans doute
assez peu qu'une science soit ancienne ou nouvelle, pourvu
qu'elle soit vraie. Mais, de plus, ces qualifications sont
inexactes.
[158] Les deux psychologies existent concurremment
depuis longtemps. Le XVIIe siècle a parfaitement connu la
psychologie objective. Le Traité des passions est par moitié un
traité de physiologie. Descartes expliquait les passions par le
mouvement des esprits animaux; Malebranche expliquait la
mémoire et l'imagination de la même manière, et l'on pourrait
retrouver textuellement dans Malebranche les explications
récentes données sur la mémoire. Bossuet, dans la
Connaissance de Dieu et de soi-même, traite d'abord de l'âme,
puis du corps, puis de l'union de l'âme et du corps, et s'étend
longuement sur les lois physiologiques des sensations: il a en
outre un chapitre sur la psychologie des animaux. Au XVIIIe
siècle, Charles Bonnet et Hartley ont commencé à parler de

153
vibrations nerveuses comme phénomènes concomitants des
pensées. Même l'école écossaise a constamment mêlé dans ses
analyses la physiologie à la psychologie. Dans les Recherches
sur l'entendement humain, de Thomas Reid, se trouve un
chapitre sur la géométrie des visibles, un autre sur le
strabisme, un autre sur le mouvement parallèle des yeux. Pour
remonter plus haut, la psychologie humaine, dans Aristote, est
une partie de la psychologie animale ou générale. On voit que
rien n'est plus ancien que l'idée d'une psychologie objective.
C'est au contraire un fait tout moderne et qui date seulement
du XVIIIe siècle, que l'établissement d'une psychologie
purement subjective. C'est dans Locke qu'on la trouve pour la
première fois: «Je ne parlerai pas, dit-il, de l'âme en
physicien.» De là cette doctrine a passé à Hume; en France, à
Condillac et à Laromiguière, et enfin à Jouffroy. Elle a été
établie sous l'empire de l'esprit scientifique du XVIIIe siècle,
qui en tout préférait l'analyse à la synthèse: c'est donc par
rigueur de méthode, et non par aucune prévention
métaphysique, que la psychologie subjective a été créée; et s'il
y a une psychologie toute moderne, c'est celle-là. Une autre
observation importante, c'est qu'il ne faut pas confondre la
psychologie objective avec la psychologie physiologique.
Toute psychologie physiologique est, il est vrai, [159]
objective; mais toute psychologie objective n'est pas
physiologique. Par exemple, un voyageur qui nous rapporte les
mœurs des sauvages, et nous n'avons pas d'autres moyens de
les connaître, est un psychologue, mais il n'est pas un
physiologiste; car il n'est besoin d'aucune physiologie pour
savoir que les sauvages sont imprévoyants, cruels, menteurs, et
qu'ils ont des sens très fins, et des affections très mobiles, mais
très vives. Une mère qui a étudié les facultés de l'enfance,
comme Mme Necker de Saussure, dans son livre de l'Éducation
progressive, est psychologue; mais il n'y a là nulle
physiologie. Dans les livres si intéressants qui ont été faits
récemment sur la psychologie de l'enfance, par M. Bernard
Pérez, il n'est nullement question de physiologie. C'est tout
simplement la psychologie subjective qui sert de type et à
laquelle on rapporte le développement intellectuel et moral de
l'enfant. Un magistrat, un aumônier de prison, qui étudieraient

154
l'état mental des prisonniers, seraient encore des psychologues
sans être des physiologistes. Le meilleur observateur des
animaux, Charles Leroy, nous l'avons dit déjà, était un
capitaine des chasses du roi Louis XVI; il n'était pas un
physiologiste, ni même un naturaliste.
On voit que la psychologie objective se divise en deux
parties, en deux genres: 1° la psychologie comparée; 2°la
psychologie physiologique. La première n'est qu'une extension
de la psychologie subjective. Son objet propre est toujours le
fait de conscience. Ce sont les faits de conscience des autres
hommes que vous étudiez par le moyen de l'induction, et que
vous comparez aux faits de conscience que vous constatez en
vous-même. C'est de la psychologie subjective indirecte. Au
contraire, la psychologie physiologique est essentiellement
objective, parce qu'elle a pour objet non les faits de conscience
eux-mêmes, mais les conditions physiologiques et organiques
des faits de conscience, c'est-à-dire quelque chose d'extérieur
et d'objectif.
Les médecins eux-mêmes, en tant qu'ils étudient les états
de conscience chez les malades, font de la psychologie [160]
objective, non physiologique. Par exemple, l'étude de
l'hallucination ou des perceptions fausses est une étude de
psychologie subjective indirecte, et non de physiologie, si ce
n'est en tant que l'on pourrait déterminer les conditions
cérébrales de l'hallucination: or, c'est précisément là ce qu'on
ignore le plus. Un livre comme celui de M. Brierre de Boimont
est un livre riche en faits psychologiques, mais ne contient que
très peu de documents physiologiques. Le fait que ces
observations psychologiques sont faites par un médecin ne
suffit pas pour en faire de la physiologie. Tout homme est
psychologue, et le médecin peut être psychologue au même
titre que les autres hommes. Ce qui fait que ce sont les
médecins qui font ces sortes d'observations, c'est qu'ils ont
seuls ces sortes de malades sous leurs yeux, tandis que les
philosophes de profession n'ont pas des fous ou des hallucinés
dans leurs cabinets. Ce n'en est pas moins au fond la même
méthode, ici directe, là indirecte, mais ayant un seul et même
objet, à savoir les faits subjectifs, les faits de conscience.

155
Nous n'avons pas épuisé l'histoire du conflit qui s'est élevé
de nos jours entre la psychologie et la physiologie. Nous en
avons vu deux périodes: dans la première, les deux points de
vue sont rigoureusement séparés. Jouffroy part de la méthode
psychologique interne comme d'une méthode absolument
suffisante en elle-même, sans nier cependant et même en
proclamant très haut la nécessité, du concours des deux
sciences, mais sans y insister; dans la même période, au
contraire, Auguste Comte nie absolument le procédé
psychologique subjectif, et n'admet que la méthode
physiologique et organique, sauf à se contredire cependant,
lorsqu'il en arrive à la physiologie intellectuelle et morale, en
prenant comme division principale la distinction de l'esprit et
du cœur, distinction qui est toute psychologique. Dans la
seconde période, qui est celle de M. Herbert Spencer, les deux
psychologies, l'une subjective, l'autre objective, sont admises
concurremment comme nécessaires pour constituer la
psychologie totale; mais elles sont encore soigneusement
distinguées, et [161] même la prépondérance est assurée à la
méthode subjective, non seulement parce qu'elle est une
introduction nécessaire à l'autre science, mais encore parce
qu'elle constitue à la psychologie un cachet et un caractère
propres d'indépendance.
Il nous reste à faire connaître une troisième période: celle
dans laquelle nous sommes encore aujourd'hui. On reconnaît
encore, comme Spencer, les deux psychologies séparées, mais
en renversant leur ordre de valeur respective, c'est-à-dire en
considérant la psychologie subjective comme un simple
vestibule ou passage à la psychologie objective et
physiologique, laquelle est la seule véritablement scientifique.
Ce point de vue a été développé par M. Ribot dans ses divers
ouvrages, et surtout dans la préface de son livre sur a
Psychologie allemande.
Voici la première objection qu'il fait valoir contre la
psychologie classique. La psychologie subjective, dit-il, est
purement descriptive; elle n'est pas explicative. Elle ne sort
pas du domaine de la conscience vulgaire; elle ne va pas
jusqu'à la conscience scientifique, et ne s'élève pas au-dessus
des considérations littéraires et de sens commun.

156
Cette objection contient deux considérations différentes et
même hétérogènes. En effet, une connaissance purement
descriptive n'équivaut pas du tout à la connaissance vulgaire.
Quand même la chimie se bornerait à la description des corps,
elle serait encore très au-dessus de la connaissance vulgaire.
Dire d'ailleurs que la psychologie de Condillac ou de Leibniz
équivaut à la conscience vulgaire d'un paysan ou même de
l'homme le plus instruit, est une assertion qui ne mérite
vraiment pas d'être discutée. Même le fait de mettre en ordre
les notions de la conscience vulgaire est quelque «chose qui
est encore infiniment au-dessus des forces de cette même
conscience. Mais, indépendamment de ce travail de
coordination, que d'innombrables constatations ou même
d'analyses de faits se rencontrent dans les traités de
psychologie que ne connaît pas la conscience vulgaire! J'envie,
pour ma part, les savants qui se croient tellement au-dessus de
[162] la psychologie classique qu'ils u'ont plus rien à y
apprendre. Quant à moi, qui, depuis plus de quarante ans,
étudie ces sortes de matières, j'avoue que je n'ouvre pas un
traité de psychologie, je ne dis pas des plus grands maîtres,
mais des plus humbles, un Cardaillac, un Adolphe Garnier,
sans y apprendre quelque chose que je ne savais pas. Il y a
donc là tout autre chose que de la littérature et du sens
commun. La psychologie, même subjective, est donc une
science. Admettons qu'elle ne soit que descriptive.
Qu'importe! Est-ce qu'une science descriptive n'est pas une
science? La minéralogie n'est qu'une science descriptive; elle
ne trouve ses explications que dans la chimie. La minéralogie
n'est-elle donc pas une science? L'anatomie, et en grande
partie l'histoire naturelle, sont des sciences descriptives; ne
sont-ce pas des sciences? Est-ce qu'il n'a pas été toujours
reconnu qu'avant d'expliquer les faits, il faut les connaître, et
par conséquent les décrire? À quoi servirait-il de perfectionner
les moyens l'explication, si l'on perdait le sens des faits à
expliquer? Or, c'est la psychologie subjective qui seule peut
nous donner les faits qui sont la matière de l'explication.
Est-il vrai maintenant de dire que la psychologie ne soit
que descriptive et non explicative? C'est une erreur. La
psychologie a à sa disposition deux moyens d'explication qui

157
lui sont propres, et sans lesquels il est impossible de faire un
pas dans la science: 1° un mode d'explication mécanique par
l'association des idées (Hume, Mill, Bain, H. Spencer); 2° un
mode d'explication dynamique par l'intervention de l'activité
de l'esprit dans les phénomènes passifs (Leibniz, Maine de
Biran, Laromiguière).
Ces deux modes d'explication sont si légitimes que, la
plupart du temps, les prétendues explications physiologiques
consistent à les transporter purement et simplement dans le
cerveau et dans les cellules nerveuses, en admettant tantôt un
mécanisme, tantôt un dynamisme cérébral, très souvent mêlés
ensemble, et qui ne sont que la traduction objective et
matérielle du mécanisme et du dynamisme mental. Par [163]
exemple, on supposera une faculté de réminiscence dans les
cellules nerveuses, parce qu'on sait que les idées renaissent
dans l'esprit par la mémoire. On expliquera la sensation
d'effort par le travail du cerveau, sans se demander ce que c'est
qu'un travail et si ce n'est pas une tension de l'activité telle que
nous la sentons en nous-mêmes quand nous avons la sensation
d'effort. Ici les faits objectifs n'auraient aucune signification si
nous ne les traduisions en faits de conscience. Ce qui le
prouve, c'est que les cartésiens ont expliqué exactement de la
même manière qu'on le fait aujourd'hui les faits de mémoire et
d'imagination, quoique leur science du cerveau fût absolument
dans l'enfance: c'est qu'ils traduisaient, comme les psycho-
physiologistes actuels, les faits subjectifs en faits objectifs,
qu'ils ne connaissaient pas directement, mais qu'ils imaginaient
à la ressemblance des faits subjectifs. D'ailleurs, la physiologie
d'aujourd'hui ne fait guère autre chose que de constater le siège
des faits: elle en donne la topographie, mais la topographie
n'est pas une explication. Je ne dis pas qu'elle ne puisse fournir
un moyen d'analyse; par exemple, la distinction des cinq sens
vient de la distinction des organes que l'expérience vulgaire
suffit à nous faire connaître. Mais, dans bon nombre de cas, il
s'agit d'une corrélation et non d'une explication. Par exemple,
une des plus belles découvertes de l'anatomie moderne est
d'avoir distingué dans le cerveau quatre sièges différents du
langage, à savoir le siège de la parole écrite, de la parole lue,
de la parole entendue et de la parole parlée. Soit; nous

158
expliquons ainsi les anomalies du langage, par exemple
comment on peut perdre le sens de la lecture, et non celui de
l'écriture, etc. Mais le vrai problème de la psychologie est plus
général et d'un tout autre ordre. Il peut s'énoncer ainsi:
comment apprenons-nous à parler? Or, ici, que nous sert la
topographie précédente? On aura beau nous dire que pour
apprendre à parler nous exerçons la troisième circonvolution
frontale gauche, cela ne nous expliquera absolument rien, et ne
nous apprendra que ce que nous savons, à savoir que nous
apprenons [164] à parler. De même que nous voyons que pour
apprendre à marcher il faut exercer les jambes, nous concluons
d'avance, par analogie, que pour parler il faut exercer son
cerveau. Mais ici l'opération est beaucoup plus délicate, et le
schème d'un cerveau dont les cellules vibrent ne nous est
d'aucun secours. C'est donc à la psychologie subjective qu'il
faut avoir recours.
Il est très vrai que la psychologie normale a beaucoup à
apprendre au contact de la psychologie physiologique. Celle-ci
lui fournit des moyens d'analyse, soit par la pathologie, qui est
une sorte d'expérimentation naturelle, soit par l'expérimenta-
tion artificielle, qui est possible dans certains cas; mais il n'est
pas moins vrai que la psychologie physiologique a besoin du
concours de la psychologie subjective. Par exemple, il serait
impossible de démêler et d'analyser les faits confus dont se
compose la vie inférieure de l'âme, si ce n'était à la lumière des
analyses faites dans la psychologie supérieure. Ainsi, lorsque
l'un des créateurs de la psycho-physique, Wundt, nous dit que
les sensations sont des raisonnements, il explique les modes
inférieurs de l'esprit par des modes plus élevés. On ne saurait
rien comprendre aux modes morbides de la conscience si l'on
ne partait de la conscience normale. Nous l'avons dit déjà, c'est
par comparaison avec l'unité de conscience constatée dans
l'état normal que l'on est frappé des faits de multiplicité de
conscience que l'on étudie aujourd'hui. De même
l'automatisme des aliénés ou des somnambules ne se
comprend bien que par antithèse avec la volonté; et ce qui peut
rester de spontanéité dans ces cas obscurs n'est aperçu que par
analogie avec la spontanéité véritable. Ainsi, c'est toujours la

159
psychologie subjective qui sert de lumière à la psychologie
objective.
Non seulement la psychologie n'a pas toujours besoin
d'emprunter ses explications à la physiologie; mais, dans
certains cas, c'est elle-même, au contraire, qui vient en aide à
la physiologie et qui lui apporte ses propres explications; c'est
cette méthode que M. Helmholtz emploie et défend dans son
Optique [165] physiologique:14 «Quelque opinion que l'on
professe sur les actions psychiques, et si difficile que puisse
être leur explication, elles n'en possèdent pas moins une action
réelle, et leurs lois nous sont familières jusqu'à un certain point
par les faits de l'expérience journalière. Quant à moi, je crois
que c'est suivre une voie plus sûre que de rattacher
l'explication des phénomènes de la vision à des faits qui, sans
doute, réclament eux-mêmes une explication, mais dont
l'existence est hors de doute, — je veux parler des actions
psychiques les plus simples, — que de la faire reposer sur des
hypothèses relatives à une disposition anatomique, mais
inconnue du système nerveux, hypothèses arbitraires,
inventées ad hoc et qui ne reposent sur aucune espèce
d'analogie. Aussi n'ai-je pas hésité à me servir d'explications
fondées sur les actes psychiques ou plus simples de
l'association des idées.» L'optique physiologique d'Helmholtz
n'est, en effet, qu'une extension du mode d'explication
employé pour la première fois par Malebranche et Berkeley, et
qui ramène à des associations et à des malentendus les actes en
apparence les plus simples de la vision.
La seconde objection de M. Ribot porte sur la méthode de
la psychologie. Cette méthode est purement et simplement une
méthode d'observation, non d'expérimentation; elle ne connaît,
suivant les distinctions établies par Stuart Mill, que la méthode
de concordance, tout au plus celle de différence, mais non
celle des variations concomitantes. Cette objection n'est pas
sans fondement. Il est très vrai que la psychologie objective
fournira toujours plus de moyens à l'expérimentation que la
psychologie subjective. Mais, réciproquement, il est certain
aussi que la psychologie objective contiendra toujours un

14. Voir traduction française, p. 1000.


160
élément d'infériorité qui ne permet pas de la rapprocher des
autres sciences. C'est la difficulté de l'interprétation des faits.
Dans toutes les sciences naturelles, en effet, ce sont les faits
eux-mêmes qui tombent sous nos yeux. En [166] psychologie
objective, ce sont les signes des faits. Il reste toujours à savoir
quels sont les faits réels, c'est-à-dire les faits intérieurs
correspondant aux signes physiques, lesquels seuls tombent
sous nos sens. Ainsi, quiconque a observé un petit enfant sait à
quel point il est difficile de deviner ce qui se passe dans cette
petite cervelle et quels sont les processus mentaux
correspondant aux faits extérieurs. Il en est de même de l'état
mental des animaux, de celui des fous, des somnambules, des
aveugles-nés, des sourds-muets, etc. Il y aura toujours là une
difficulté fondamentale pour la psychologie objective. C'est
encore là une raison considérable de ne pas sacrifier la
psychologie subjective à la psychologie objective: car si la
difficulté pour celle-ci est dans l'interprétation des faits,
combien cette difficulté sera-t-elle augmentée si l'on se prive
du concours de la science, qui, seule, possède les principes de
l'interprétation demandée!
En outre, sans méconnaître les droits de la psychologie
physiologique et en lui laissant ouvert tout le champ qu'elle
aspire à conquérir, toujours est-il que sur beaucoup de points il
n'y aura de longtemps d'autre psychologie possible que la
psychologie subjective. En un mot, la connaissance de ce
qu'on appelle les concomitants physiques n'est possible que sur
un petit nombre de faits touchant à la vie animale. Mais quel
est le concomitant physique qui distingue l'induction et la
déduction, le souvenir du passé et la prévision de l'avenir,
l'idée du nombre et l'idée de durée, l'amour de soi et l'amour
des autres? Quels sont les concomitants physiques qui
accompagnent l'amour de la patrie, le sentiment esthétique ou
religieux, l'idée du devoir ou l'idée du droit? et pour tous ces
faits, il n'y a pas d'autre méthode que la méthode
psychologique proprement dite.
La distinction des deux espèces de psychologie n'est pas
moins importante, au point de vue de la psychologie objective
qu'à celui de la psychologie subjective; c'est à la condition
d'être séparée que la psychologie objective sera étudiée dans

161
toute son extension, au lieu d'être dispersée dans les divers
[167] chapitres de la psychologie subjective. Considérons, en
effet, les différentes parties de la psychologie objective. On
peut en distinguer trois principales: 1° la psychologie animale;
2° la psychologie morbide; 3° la psychologie physiologique.
Or dans la psychologie proprement dite, il n'y a pas place pour
un exposé complet des facultés animales, encore moins pour
une théorie complète de la folie et moins encore pour une
physiologie de la pensée. Les diverses parties de la
psychologie objective ont donc intérêt à être étudiées pour
elles-mêmes, et, par conséquent, la psychologie subjective en
doit rester distincte.
Il est inutile d'ajouter que la distinction théorique des deux
psychologies, sur laquelle nous avons tant insisté, n'entraîne
nullement dans la pratique une séparation absolue. C'est la
division du travail scientifique qui a amené la division des
sciences. C'est là un besoin de l'esprit, qui ne peut pas voir
bien toutes choses à la fois et qui est obligé de distinguer pour
préciser; mais les intérêts de la méthode abstraite ne doivent
pas l'emporter sur ceux de la science elle-même. Une fois bien
assurés que nous ne confondrons point les faits subjectifs avec
les faits objectifs, nous ne nous ferons aucun scrupule, toutes
les fois que le besoin s'en fera sentir, d'invoquer le secours de
la psychologie objective et même de la physiologie, et de leur
emprunter les faits dont nous aurons besoin. Le droit de ces
emprunts est évident; car il est réciproque, puisque la
psychologie objective, de son côté, est forcée à des emprunts
semblables, sans lesquels elle ne pourra faire un pas. Ces
sortes d'emprunts sont d'usage dans toutes les sciences. Nul
doute que l'histoire ne soit distincte de la géographie, et
réciproquement. Et, cependant, l'histoire emprunte constamment
à la géographie, et la géographie à l'histoire. La physique est
distincte de la mécanique, et cependant tous les traités de
physique commencent par des notions mécaniques. La
physique emprunte à la chimie pour la théorie de la
photographie, à la physiologie pour la théorie de la vision;
enfin, les industries elles-mêmes s'empruntent [168] les unes
aux autres, sans cesser pour cela d'être distinctes.

162
En résumé, l'établissement d'une psychologie subjective
fondée sur l'observation intérieure, comme le demandait
Jouffroy, reste encore aujourd'hui la seule base scientifique
possible d'une philosophie de l'esprit humain. Mais cette
psychologie n'exclut aucun progrès; elle s'accommode avec
tous les accroissements que le temps a pu apporter, et, en
particulier, avec tous ceux d'une psychologie objective,
comparée, expérimentale, comme on voudra l'appeler. Il n'est
pas nécessaire de détruire ce qui est acquis pour introduire
quelque chose de nouveau. Cette méthode révolutionnaire, si
mauvaise en politique, l'est encore plus dans la science: là,
surtout, les résultats obtenus deviennent la base des résultats à
conquérir; c'est l'ancien qui est la garantie du nouveau et le
gage de l'avenir.
En résumé, il résulte de la discussion précédente que la
doctrine de Jouffroy, malgré les développements dont elle a pu
être l'objet très légitimement, est restée victorieuse. Il est
démontré qu'il y a au moins un objet, à savoir le moi, le sujet
sentant, voulant et connaissant, qui est un objet indépendant et
irréductible à la science extérieure, et que cet objet peut être
revendiqué par la philosophie. Or, en fait, nous savons que cet
objet a toujours fait partie des recherches des philosophes
depuis le γνωθι σεαυτον de Socrate jusqu'au cogito de
Descartes.
Reste à savoir si cet objet est le seul que puisse
revendiquer la philosophie. C'est ce que nous verrons dans les
leçons suivantes.

163
164
LEÇON X
OBJET DE LA PHILOSOPHIE (SUITE):
2° LES SCIENCES MÉTAPHYSIQUES

Messieurs,

Nous avons établi avec de longs développements


l'existence et le droit d'un ordre de sciences spéciales, à savoir
les sciences psychologiques. Avec elles peut-on dire que la
série des sciences soit achevée, que la table en soit complète?
Nous ne le pensons pas.
Au delà et au-dessus de toutes les sciences spéciales, y
compris la psychologie, n'y a-t-il plus rien? n'y a-t-il que le
vide?
Nullement; nous prétendons qu'il existe encore un ordre de
sciences nouveau, qui doit être placé en dehors et au-dessus
des sciences de la nature et des sciences de l'humanité.
1° En effet, il y a d'abord au moins ceci, à savoir
rémunération et la classification des sciences. Ce que nous
avons résumé précédemment peut devenir objet de science,
matière de science. On ne peut énumérer les sciences sans les
décrire, sans en fixer l'objet, le but, la méthode, l'importance
relative, les corrélations et les dépendances, enfin sans les
ranger dans un certain ordre. De là une science générale
supérieure aux sciences particulières, et que l'on pourrait
appeler l'Épistémographie ou épistémotaxie. En un mot, que le
positivisme nie l'existence d'une science supérieure appelée
métaphysique, je le veux bien; mais il ne niera pas l'idée d'une
science générale venant après les sciences particulières. Pour
les résumer, les enchaîner et les synthétiser, il doit reconnaître
au moins ceci, à savoir une place à faire à la philosophie
positive. Même en se restreignant dans ces limites, il y aura
une philosophie première.

165
[170] Comment l'appellera-t-on? On craint de l'appeler
métaphysique, parce que ce mot semble indiquer une solution
dogmatique sur la nature et l'essence des choses. Mais si l'on
considère l'origine historique du mot; si ce sont, comme on l'a
dit, les éditeurs d'Aristote qui ont intitulé son ouvrage sur la
philosophie première, Μετα φυσικα, ce qui vient après la
physique, il n'y aurait nulle impropriété à appeler de ce nom
toute conception quelle qu'elle soit qui, venant après la
physique, c'est-à-dire après les sciences particulières, jouerait
le rôle de philosophie première.15 En ce sens, il est très juste de
dire qu'une généralisation de sciences est une métaphysique de
la science.
Constatons donc d'abord qu'au-dessus des sciences
particulières il y a place pour une philosophie des sciences et
pour une philosophie de la science.
2° Mais cette philosophie de la science, même au point de
vue positif, peut s'entendre de deux manières: ou bien elle est
purement formelle, comme dans Auguste Comte, ou elle
devient objective et réelle, comme dans Herbert Spencer.
Voyons la différence de ces deux points de vue.
La philosophie première, telle que l'entend Auguste
Comte, n'a pas pour objet les choses elles-mêmes, mais
seulement les sciences qui s'occupent de ces choses. Il n'y a
pas de philosophie de l'univers; il n'y a philosophie que des
sciences de l'univers. Sur chacune de ces sciences, il se pose
les quatre questions suivantes: 1° Quel est l'objet de cette
science? quelle en doit être la définition? 2° Quelle en est la
méthode? 3° Quels en sont les rapports avec les autres
sciences? 4° Quelle en est l'influence sur le progrès intellectuel
de l'humanité? Sans doute, en répondant à ces quatre
questions, Auguste Comte atteignait indirectement les choses
elles-mêmes, mais seulement à travers des considérations
purement logiques sur la nature des sciences.
Mais ne peut-on pas concevoir une autre philosophie
positive [171] que celle d'Auguste Comte, une philosophie qui
traverserait les sciences pour aller aux choses; qui, au lieu de
s'arrêter à des considérations logiques sur les sciences,

15. Le chef actuel du positivisme, M. Lafite, a intitulé son dernier ouvrage: Essai de
philosophie première.
166
passerait à la considération génétique des phénomènes; qui, au
lieu de se borner à dire comment les sciences s'enchaînent,
chercherait comment les phénomènes s'enchaînent; qui, au lieu
de se borner à cette loi subjective, que notre esprit va du
simple au composé, transporterait cette loi dans la nature; qui
nous dirait que c'est la nature qui avant nous va du simple au
composé, du plus facile au plus difficile; en un mot, qui
substituerait à l'évolution subjective des sciences une
évolution objective enveloppant tous les phénomènes de
l'univers sous une même loi?
Si donc il y a place pour une philosophie positive,
considérée comme philosophie première, n'y a-t-il pas place
aussi pour une philosophie de l'évolution? Nous aurions alors
deux formes de la philosophie positive: l'une formelle et
logique, l'autre réelle et objective. On ne peut pas dire que
l'une soit moins légitime que l'autre; et la première n'a guère
d'intérêt qu'en tant qu'elle conduit à la seconde: car si nous
nous intéressons à l'ordre et à la liaison des sciences, c'est
parce que nous nous intéressons à l'ordre et à la liaison des
phénomènes. Au fond, ce que nous voulons savoir et ce qui est
le principe de l'activité philosophique, c'est l'explication de
l'unité de l'univers. C'est ce sentiment instinctif de l'unité de
l'univers qui nous pousse à rechercher l'unité scientifique.
Chercher à relier les sciences les unes aux autres, c'est
chercher à mettre dans le cadre de nos recherches scientifiques
l'ordre et l'harmonie que nous voyons dans les choses. Donc la
philosophie positive enveloppe inconsciemment la philosophie
de l'évolution, ou toute autre semblable, en un mot une
philosophie cosmologique. Elle ne peut donc la récuser et lui
fermer la voie: celle-ci existe au même titre qu'elle-même. Elle
est, aussi bien qu'elle, plus qu'elle encore, une philosophie
première.
Mais déjà nous nous rapprochons beaucoup de ce que l'on
[172] appelle généralement une métaphysique. Nous avons
déjà fait remarquer que la philosophie grecque à son origine
n'a été qu'une philosophie de l'évolution. Tous les premiers
philosophes grecs sont partis de l'idée d'une substance unique
qui, par des condensations et des raréfactions alternatives, a
donné naissance à tous les phénomènes de la nature. N'est-ce

167
pas la loi que M. H. Spencer appelle loi de l'intégration et de la
désintégration? On peut dire aussi que la philosophie
d'Aristote, qui n'est qu'un passage continuel, une ascension
progressive de la matière à la forme, est encore, même en
admettant un certain principe de discontinuité, une philosophie
de l'évolution. À la vérité, la vieille métaphysique s'appliquait
surtout à la recherche des principes hyperphysiques; mais elle
avait une partie qui se bornait à la considération du monde, et
que Kant appelait la cosmologie rationnelle. Or, on se
demande de quel nom on pourrait qualifier l'évolutionnisme
d'Herbert Spencer, si ce n'est du nom de cosmologie; et si l'on
fait observer que l'ancienne cosmologie posait des problèmes
que l'évolutionnisme n'examine pas, à savoir l'infinité du
monde, la divisibilité de la matière, etc., toujours est-il que
c'est une vue d'ensemble sur le développement des choses, et
en cela une sorte de métaphysique. Si l'on nous oppose que
cette cosmologie nouvelle se fait avec une somme de
connaissances empruntées aux sciences, nous aurons le droit
de répondre que c'est ce qui a toujours eu lieu. La cosmologie
s'est toujours inspirée de la science du temps; souvent aussi
elle l'a précédée, et a anticipé sur l'avenir. C'est ainsi que
Démocrite a anticipé sur la chimie moderne, que l'axiome des
anciens, Ex nihilo nihil, anticipe sur ces deux principes de la
science moderne: «Rien ne se crée, rien ne se perd. La quantité
de matière reste toujours la même.» De même Descartes, par
son mécanisme universel, a anticipé sur le mécanisme
scientifique moderne, et sa théorie de l'automatisme a préparé
la théorie des actions réflexes. Dans tous les temps la
cosmologie a emprunté à la science ou a anticipé sur la
science. Au reste, il en est [173] encore de même aujourd'hui.
Est-ce que l'évolutionnisme de Spencer représente exactement
les données scientifiques actuelles? N'y a-t-il pas encore
beaucoup à faire pour que la science justifie ses inductions?
Par là, l'hypothèse de Spencer ressemble aux grandes
hypothèses cosmogéniques ou cosmologiques proposées par la
métaphysique du passé.
Ainsi le positivisme se trouve placé dans cette alternative:
ou bien de s'en tenir à la position d'Auguste Comte, c'est-à-dire
de borner la philosophie à la juxtaposition d'un certain nombre

168
de propositions matérielles empruntées aux sciences spéciales,
en y ajoutant des considérations générales, mais purement
logiques, sur les sciences; — ou bien, s'il veut dépasser ce
maigre domaine, accepter la philosophie d'Herbert Spencer, ou
toute autre analogue, et par là rentrer en partie dans les voies
de la métaphysique. Or, si nous consultons l'état actuel du
monde philosophique, il nous semble que le positivisme du
présent est beaucoup plus celui d'Herbert Spencer que celui
d'Auguste Comte. Le pur comtisme n'a plus guère d'adhérents
en France; la seule revue positiviste qui eût quelque action a
succombe. C'est donc en tant qu'évolutionnisme que le
positivisme actuel est puissant. Or, encore une fois, en quoi les
Premiers Principes de Spencer diffèrent-ils des Principes de
la philosophie de Descartes, ou même de la Physique
d'Aristote, si ce n'est par le bagage scientifique dû à la
différence des temps? Sans doute il y a dans Spencer des
données scientifiques que Descartes ne possédait pas, comme
il y en a dans Descarles d'autres qu'Aristote n'avait pas
connues. Mais ces trois ouvrages n'en sont pas moins du même
genre et se rattachent à une même science.
Il importe sans doute assez peu que l'on appelle ou que
l'on n'appelle pas métaphysique cet ordre de recherches.
Toujours est-il qu'il y a une philosophie première, distincte des
sciences proprement dites et qui leur est supérieure, en ce sens
qu'elle vient après elles pour les unir et les couronner. C'est
cette science que les Allemands appellent philosophie de la
nature, science plus ou moins suspecte aux [174] savants de
profession, comme la Philosophie de l'histoire (y compris
celle de Comte) l'est aux historiens, mais qui n'en répond pas
moins à un besoin légitime de l'esprit, à savoir le besoin de
synthèse et de généralité. Ce besoin, Auguste Comte a toujours
déclaré qu'il fallait lui donner satisfaction. Il a toujours blâmé,
et même avec une certaine hauteur, les savants qui ne savent
pas s'élever au-dessus de leur spécialité. Une philosophie de la
nature est donc légitime et indispensable.
Maintenant il faut reconnaître que M. Herbert Spencer
reste fidèle aux données de l'école positiviste, en ce qu'il
affirme que la science ne peut pas s'étendre au delà de
l'univers phénoménal et des données expérimentales. Tout ce

169
qui n'est pas objet immédiat d'expérience, ou réductible à
quelque objet immédiat d'expérience, n'est pas objet de
science, ou même objet de connaissance. Il sépare la réalité en
deux domaines: le domaine du relatif ou du connaissable, et le
domaine de l'absolu ou de l'inconnaissable. La métaphysique,
en tant que science de l'inconnaissable, est donc éliminée du
domaine des sciences; elle n'a pas d'objet, elle n'est rien.
Il faut y regarder de plus près. Il n'est peut-être pas aussi
facile que l'on croit de séparer le domaine du connaissable et
celui de l'inconnaissable; et un peu de métaphysique ne serait
peut-être pas inutile pour faire voir les difficultés du problème.
La science doit se borner aux phénomènes, dit-on. Très bien;
mais qu'est-ce qu'un phénomène? Peut-il y avoir phénomène
sans qu'il y ait de l'être à quelque degré? La science se borne à
la sensation; j'y consens; mais qu'est-ce qu'une sensation?
Peut-il y avoir sensation sans qu'il y ait quelque idée, quelque
pensée? Platon a montré, dans le Théétète, que l'idée de
phénomène, c'est-à-dire de quelque chose d'essentiellement
fluide, toujours en mouvement, en génération, εν γενεσει,
comme il s'exprime, est contradictoire, qu'il faut un certain
principe de fixité et d'unité pour qu'on puisse dire d'une chose
qu'elle est ceci ou cela. Car si son essence est de changer, à
l'instant même où vous dites [175] qu'elle est ceci, elle est déjà
devenue cela, et par conséquent elle n'est ni l'un ni l'autre. Ne
faut-il pas quelque chose qui persiste? Le phénomène suppose
l'être à quelque degré, et par conséquent la sensation suppose
la pensée. Mais si le phénomène contient déjà de l'être, si la
sensation contient de la pensée, vous ne pouvez réduire le
connaissante au phénomène et à la sensation sans les détruire
l'un et l'autre. Quel est donc le principe d'unité lié
indissolublement à la sensation? Quelles en sont les lois?
Admettons que ce soit l'inconnaissable: il faudra au moins
reconnaître que l'inconnaissable est mêlé au connaissable, qu'il
en constitue l'essence, et par conséquent qu'il n'est pas
entièrement inconnaissable. Admettez-vous au contraire que
l'inconnaissable est tout à fait en dehors du connaissable
qu'est-ce alors que cet inconnaissable transcendant? Est-ce
quelque chose comme l'espace et le temps, comme l'âme ou la
liberté? Mais ce sont là des principes plus ou moins liés à la

170
réalité phénoménale. Est-ce un absolu en dehors de toute
réalité? Quel est cet absolu? Est-il positif ou négatif? Est-il la
même chose que l'infini ou lui est-il opposé? Que de questions
à examiner pour fixer d'une manière certaine les choses
auxquelles l'homme ne doit pas penser! Suffira-t-il, pour
écarter toutes ces questions, de l'argument vulgaire des
dissentiments philosophiques, sans se demander si ces
dissentiments vont aussi loin qu'on le dit ou qu'on le croit, s'ils
ne pourraient pas être classés ou étagés en quelque sorte en
propositions plus ou moins disputées, dont quelques-unes sont
presque communes à toutes les écoles et par conséquent plus
générales, les autres moins générales, jusqu'à ce qu'on arrive
aux propositions les plus précises, qui constituent alors
seulement les dissentiments irréductibles? Suffira-t-il
d'opposer à toutes ces recherches cette fin de non-recevoir,
tirée de l'opposition des systèmes de métaphysique? Ne faut-il
pas traiter les questions en elles-mêmes? En un mot, n'y a-t-il
pas là place pour une science nouvelle, la critique de la
connaissance? La science supérieure que nous cherchons ne
sera [176] donc plus seulement une théorie des sciences, ou
une philosophie de la nature. Elle sera encore une idéologie ou
analyse de l'entendement humain, ou une critique de la science
et de la connaissance humaine. La philosophie première sera
donc une critique de la pensée, elle existera au même titre que
les autres sciences.
Nous sommes donc ici en présence d'un autre système,
d'une autre école. Du positivisme nous passons au criticisme.
Le criticisme aussi bien que le positivisme se refuse à admettre
une métaphysique. Il prétend que l'esprit humain ne peut pas
dépasser ses propres limites, et qu'il ne peut pas s'élever au-
dessus d'une science purement humaine. Soit; mais ce n'est pas
là nier la métaphysique, c'est simplement la limiter et la
circonscrire: car dans tous les temps le problème de la valeur
et des limites de la connaissance a été posé et a fait partie des
problèmes de métaphysique. Le Théétète de Platon, le
Discours sur la Méthode, les Nouveaux Essais sur
l'entendement, la Recherche de la vérité, sont évidemment des
traités de critique de la connaissance. Le criticisme a détaché
ce problème; il l'a séparé des autres et il l'a formulé d'une

171
manière précise en demandant comment on peut passer du
domaine subjectif au domaine objectif. Il est arrivé à certaines
conclusions qui lui sont propres; mais il n'en est pas moins un
rameau conservé de l'ancienne métaphysique.
Ainsi du domaine possédé et exploré par la métaphysique
il subsisterait au moins deux régions occupées et vivantes, à
savoir la philosophie de la nature et la critique de la
connaissance. Mais n'y a-t-il pas encore quelque chose de
plus?
Supposons que la critique de la connaissance d'une part et
la philosophie de l'évolution de l'autre aient réussi, comme
elles le prétendent, par des méthodes différentes, à séparer la
connaissance humaine en deux parties distinctes, à savoir le
phénomène et le noumène, le connaissable et l'inconnaissable,
d'un côté le relatif, de l'autre l'absolu: ces deux domaines, qui
se touchent et. se bornent l'un l'autre, [177] sont-ils aussi
séparés qu'on le prétend? Sont-ils l'un à l'autre comme quelque
chose est à rien? Si le domaine qui dépasse le relatif n'est que
le domaine du néant, pourquoi en parlons-nous, pourquoi
l'opposons-nous au relatif? pourquoi le relatif ne serait-il pas
tout? Mais s'il est tout, ne devient-il pas par là même l'absolu?
et c'est là encore une solution métaphysique; car dire, par
exemple, que le monde se suffit à lui-même, ce n'est point
écarter la métaphysique, c'est tout simplement affirmer une
métaphysique à la place d'une autre. Dès lors, le champ est
ouvert à la compétition des autres systèmes. Si, au contraire,
on revient à la distinction du connaissable et de
l'inconnaissable, est-il donc bien certain que ces deux
domaines ne pénètrent pas l'un dans l'autre, qu'ils soient
absolument l'un hors de l'autre? Une telle séparation est-elle
rationnelle? Il ne le semble pas. Aussi ne s'y tient-on pas à la
rigueur. Soit que, avec M. Spencer, on affirme que
l'inconnaissable se manifeste par le moyen du connaissable;
soit que, avec Kant, on affirme que l'absolu se manifeste dans
l'ordre pratique et moral, dans l'un et l'autre cas on affirme un
certain lien entre les phénomènes et les noumènes, entre le
connaissable et l'inconnaissable. On admet donc que
l'inconnaissable est connaissable dans une certaine mesure. Or,
cette mesure ne peut être fixée que par l'examen même de la

172
question; sans anticiper sur les solutions, sans en préjuger
aucune, il reste qu'il y a place pour une science de
l'inconnaissable, dans la mesure où il touche au connaissable
et y pénètre. À ce titre, il y aura donc encore place pour une
métaphysique ou pour quelque chose d'analogue.
Reste enfin une dernière considération. Nous avons
distingué les sciences en deux classes: les sciences de la nature
et les sciences de l'humanité; en termes plus abstraits, la
science de l'objectif et la science du subjectif. Nous avons vu
qu'on peut indifféremment considérer le sujet comme
dépendant de l'objet, ou l'objet comme dépendant du sujet. Le
positivisme exclut absolument la seconde de ces dépendances;
l'idéalisme [178] en exclut la première. Elles sont vraies toutes
deux, et, au point de vue purement empirique, on doit admettre
l'une et l'autre. La science se trouve donc par là ramenée à un
dualisme qui ne satisfait pas l'esprit. Empiriquement, on peut
partir soit de l'un soit de l'autre de ces deux points de vue, et
admettre ainsi deux séries de sciences; mais la pensée va plus
loin; elle cherche la conciliation. Il y a donc là un nouveau
problème. Quel est le vrai rapport du subjectif et de l'objectif?
Quel est le lien qui les unit? Quel est le premier des deux
termes? En un mot, d'où viennent la nature et l'humanité?
Nous arrivons ici à la métaphysique proprement dite, qui sera
le terme de cette recherche.
Ainsi l'existence d'une science fondamentale, science
première et science centrale, à laquelle toutes les autres
aboutissent et dont elles relèvent toutes, se trouve justifiée par
une série de preuves ascendantes en quelque sorte, qui nous en
montrent les différents degrés. Cette science est légitime et
nécessaire:
1° En tant que philosophie positive ou logique des
sciences;
2° En tant que synthèse de l'univers, soit sous la forme de
philosophie de l'évolution, soit sous toute autre forme;
3° En tant que critique de la connaissance;
4° En tant que science de l'inconnaissable, dans la mesure
où il est connaissable;
5° Enfin en tant que synthèse finale, ou synthèse des
sciences de la nature et des sciences de l'humanité.

173
Or, tous ces points de vue réunis constituent la science
même appelée métaphysique depuis Aristote jusqu'à Hegel.

174
LEÇON XI
UNITÉ DE LA PHILOSOPHIE

Messieurs,

Dans les deux leçons précédentes, nous avons démontré


l'existence de deux sciences dont l'objet n'est pas compris dans
le domaine des sciences positives: 1° la science des faits de
conscience, ou psychologie; 2° la science de la plus haute
généralité possible, ou métaphysique. Chacun de ces objets (le
moi ou la plus haute généralité possible) peut être considéré
comme un bonum vacans dont une science a droit de
s'emparer. Donc il y a deux sciences distinctes des sciences
positives et particulières.
Maintenant, avons-nous le droit de réunir ensemble ces
deux sciences, de leur donner un nom commun, le nom de
philosophie, et ne nous reste-t-il pas encore à voir si les objets
de ces deux sciences coïncident avec ceux que l'on attribue
généralement à la philosophie? Car il n'est pas besoin d'une
grande attention pour voir que ce sont précisément les objets
que l'on attribue en général à la philosophie, qui a toujours
compris d'une part la science de l'esprit humain, de l'autre la
science des premiers principes et des premières causes. Ces
deux objets exigent une science. La philosophie a toujours
réclamé ces deux objets de la philosophie: donc ce sont les
objets de la philosophie.
Mais nous rencontrons ici une difficulté plus délicate.
Nous donnons à la philosophie deux objets différents, d'une
part la science psychologique, de l'autre la philosophie
première. Les anciens disaient: Philosophia est notitia rerum
humanarum divinarumque. Mais comment une même science
peut-elle [180] avoir deux objets aussi différents que l'homme
et Dieu? Si l'on veut conserver l'universalité primitive, il
faudra ajouter un troisième terme, le monde, et dire avec
Bacon que la philosophie a un triple objet: l'homme, le monde
175
et Dieu. Mais alors, la philosophie ira se confondre avec la
totalité des autres sciences, et elle cessera d'avoir un objet à
elle, un objet déterminé?
Pour écarter tout d'abord cette dernière difficulté, disons
que si la philosophie parle du monde, ce ne peut être que du
monde en général qu'il est question: car pour les parties du
monde, elles sont les objets des sciences spéciales. Mais tout
ce qui concerne le monde en général rentre dans ce que nous
avons appelé la science des plus hautes généralités. Car il est
possible qu'il n'y ait rien au delà du monde; et quand même il
y aurait quelque être au delà, la science des plus hautes
généralités aurait toujours à s'occuper de la substance du
monde (essence de la matière), de son étendue, de ses limites,
de l'ordre général des phénomènes, en un mot de tout ce qui,
d'après Kant, constitue la troisième partie de la philosophie
première, à savoir la cosmologie rationnelle.
Laissons donc de côté cette difficulté secondaire; reste la
vraie la question de savoir comment on peut réunir en une
même science deux objets aussi différents l'un de l'autre que,
d'un côté l'esprit humain, de l'autre l'ensemble et l'origine des
choses.
Sans doute, s'observer soi-même peut être l'objet d'une
étude spéciale.
Sans doute, généraliser le plus possible tous les
phénomènes de l'univers est aussi une élude des plus légitimes.
Mais il y a là deux méthodes, deux domaines, et par
conséquent deux philosophies, et non pas une seule.
Et cependant l'histoire est là qui nous montre que tous les
grands philosophes ont eu à la fois, et mêlé souvent d'une
manière indissoluble, une psychologie et une métaphysique.
Platon mêle sans cesse ses recherches sur l'âme avec les
recherches sur les idées et sur le divin. Descartes, dans ses
[181] Principes de la philosophie, fait entrer à la fois une
certaine théorie psychologique de la connaissance et une
métaphysique. Dans l'Éthique de Spinoza, après le premier
livre (de Deo) vient le second (de Mente) et le troisième (de
Affectibus). Dans Kant même, vous avez une anthropologie et
une critique de la connaissance. Enfin, de nos jours, M.
Herbert Spencer a réuni dans tous ses traités une cosmologie,

176
une psychologie, une biologie, une éthique, exactement
comme les autres philosophes.
L'histoire mise à part, si nous consultons maintenant
l'opinion commune, l'opinion générale, on trouve que les deux
traits caractéristiques de ce qu'on appelle l'esprit philosophique
correspondent aux deux ordres d'études et de sciences que
nous avons signalés.
D'un côté, en effet, le philosophe est celui qui rentre en
lui-même, qui s'étudie lui-même, qui se rend compte de ses
idées, qui réfléchit, ce qui signifie précisément l'acte de
revenir sur soi-même. L'un des traits caractéristiques du
philosophe est donc l'esprit de réflexion.
D'un autre côté, tout le monde reconnaît aussi que l'un des
traits caractéristiques de l'esprit du philosophe est le goût des
idées générales, des vues d'ensemble, l'esprit de synthèse; c'est
ce que Platon exprime lorsqu'il dit: ο διαλεκτικος εστι
συνοπτικος, c'est-à-dire celui qui voit tout d'ensemble. En
créant un barbarisme par voie d'analogie, on pourrait exprimer
la première idée en disant aussi: ο φιλοσοφος αυτοπτικος,
celui qui se voit lui-même.
On résume ces deux idées en disant que l'autopsie et la
synopsie, c'est-à-dire l'esprit de réflexion et l'esprit de
synthèse, constituent les deux formes de l'esprit philosophique.
Reste toujours la question de l'unité.
Si cependant on pouvait trouver un fait dans lequel se
fondraient les deux concepts précédents, peut-être trouverait-
on là ce qui sert de fond commun aux deux groupes de
sciences signalées et qui serait l'objet unique de la philosophie.
Ce fait, c'est la pensée. [182] La pensée a, en effet, un
double caractère: 1° elle se sait elle-même et elle peut revenir
sur elle-même; 2° elle est la faculté de lier, d'unir, de
généraliser: elle est une synthèse.
L'esprit de réflexion et l'esprit de synthèse se réunissent
donc dans le fait de la pensée. On peut donc dire que la
pensée, considérée comme telle, est l'objet propre de la
philosophie. Cette science peut se définir la science de la
pensée, ou, pour emprunter à Aristote la formule qu'il applique
à l'acte pur, on dira: «La philosophie est la pensée de la
pensée.»

177
Appliquons cette définition à toutes les parties de la
philosophie.
1° La psychologie a pour objet les faits de conscience. Or
c'est ce que Descartes appelle des pensées. «Qu'est-ce qu'une
chose qui pense? C'est une chose qui doute, qui entend, qui
conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui
imagine aussi et qui sent.» C'est donc l'ensemble de ces faits
de conscience qui constitue les pensées. Étudier la conscience,
c'est étudier la pensée.
2° La logique est la science des lois régulatrices de la
pensée: c'est donc la pensée de la pensée.
3° Les idées du Beau et du Bien sont au nombre des idées
fondamentales de la pensée. L'esthétique et la morale sont des
sciences qui ont pour objet la pensée de la pensée.
4° Reste la métaphysique ou philosophie première, c'est-à-
dire la science des premiers principes et des premières causes
ou, si l'on ne veut pas aller jusque-là, la science des plus
hautes généralités possibles.
Or la loi de la plus haute généralité possible est la loi
fondamentale de la pensée. Tous les autres objets de la
science, tous les objets particuliers nous sont donnés: les
minéraux, les végétaux, les animaux, les phénomènes
physiques sont donnés. Mais la plus haute généralité possible
n'est pas donnée; c'est un besoin de l'esprit; c'est la loi
impulsive de notre pensée. Que contient cette loi?
Qu'implique-t-elle? C'est ce que la science elle-même nous
apprendra. Mais, quelle que soit cette loi, il n'en est pas moins
vrai que la science [183] qui a pour guide la loi fondamentale
de la pensée est bien, on peut le dire, la science de la pensée
elle-même, et peut être définie la pensée de la pensée.
À la vérité, la métaphysique, qui est la science la plus
haute de toutes, et qui repose à la fois d'un côté sur les
sciences objectives, de l'autre sur l'étude de l'esprit humain,
doit être conçue comme étant l'unité du subjectif et de
l'objectif: et la notion de la plus haute généralité possible
contient à la fois des éléments objectifs et des éléments
subjectifs. La métaphysique n'est donc pas seulement la
science du sujet, c'est-à-dire la science de la pensée; elle doit

178
être aussi la science de l'objet; et ce serait la restreindre que de
la réduire à n'être que la pensée de la pensée.
Sans doute il ne faut pas oublier que la science de la plus
haute généralité possible comprend à la fois les deux mondes,
et que par là elle s'élève au-dessus de la psychologie
proprement dite. Elle n'est pas seulement la science de la
pensée, elle est encore la science de l'être; par là elle ne se
rallie pas seulement aux sciences psychologiques, mais encore
aux sciences cosmologiques; elle est le confluent des deux
courants antérieurs. Mais de ces deux courants l'un est
conscient, l'autre est inconscient. La pensée se demande quelle
est son origine et son essence; le monde ne se le demande pas.
La pensée recherche quel lien l'attache au monde; le monde ne
demande pas quel lien l'attache à la pensée. La science qui
traite des rapports de la pensée et du monde est donc encore
une science de la pensée par la pensée.
On peut démontrer la même vérité d'une manière plus
profonde. Ce que la pensée recherche dans le monde, c'est
l'intelligible. Le monde ne devient objet de science qu'en tant
qu'il est une logique, et un objet de l'art qu'en tant qu'il est une
esthétique. Il y a une logique de la nature. Sans quoi, on ne
pourrait pas construire d'avance la science de la nature comme
l'on fait à l'aide des mathématiques. La nature est donc aussi
une pensée, mais une pensée objective, inconsciente, une
pensée en soi. Dans la conscience, la [184] pensée devient
subjective, s'apparaît à elle-même; elle est pour soi.
Dans la plus haute généralité possible, la pensée en soi
doit s'accorder avec la pensée pour soi. Tel est le problème de
la métaphysique. Dans ce sens, il sera donc vrai à la rigueur de
dire que la métaphysique, comme les autres parties de la
philosophie, est la pensée de la pensée.
À l'aide de cette définition, nous distinguerons facilement
la philosophie des autres sciences. Les savants pensent les
objets. Les philosophes pensent la pensée des objets. Le savant
a pour objet les astres, les plantes, les animaux. La philosophie
a pour objet la pensée de ces choses. Jamais le savant ne
revient sur la pensée pour l'examiner en tant que pensée, ou,
quand il le fait, il est par là même philosophe; mais il le fait
rarement, et seulement dans des notes, dans des préfaces, mais

179
non dans des traités spéciaux. Le géomètre se sert
constamment de l'idée d'espace, de temps, de mouvement. Il
ne se demande pas à quel titre il pense l'espace, le temps, le
mouvement. Le physicien accepte l'existence des corps; il ne
se demande pas à quel titre il pense qu'il y a des corps. Il
emploie des méthodes. Il ne se demande pas quels sont les
principes et les règles de ces méthodes.
Voilà donc une ligne de démarcation nette entre la
philosophie et les sciences. On pourra aussi, à l'aide de cette
même définition, essayer de classer les différents systèmes de
philosophie et apprécier dans quelle mesure ils sont ou ne sont
pas philosophiques, et comment ils le sont plus ou moins les
uns que les autres.
Nous avons défini la philosophie la pensée de la pensée.
Cette définition nous a servi à distinguer la philosophie de la
science. La science pense le monde, la philosophie pense la
pensée du monde. La science est objective; la philosophie est
subjective, du moins immédiatement; elle est objective
médiatement.
Nous allons essayer, à l'aide de cette formule, de classer et
de coordonner les uns par rapport aux autres les divers
systèmes de philosophie. [185] Au plus bas degré de l'échelle,
nous plaçons le matérialisme.
Le matérialisme, en effet, a bien, comme tous les
systèmes, pour objet la pensée de la pensée; mais il lui est
impossible de penser la pensée en elle-même. Il ne peut la
saisir que dans son substratum matériel. La pensée
l'embarrasse, et il cherche à la réduire le plus possible. S'il ne
tenait qu'à lui, la pensée n'existerait pas et ne subsisterait pas.
Traduire en effet la pensée en fonction cérébrale, c'est la
traduire en ce qui n'est pas elle, en ce qui n'a aucun rapport
avec elle. Car quel rapport y a-t-il entre un fait de conscience
et une forme ronde ou carrée, un mouvement circulaire ou
rectiligne? Ce système est un premier effort philosophique
sans doute, puisqu'il l'interroge sur la nature et l'origine de la
pensée; mais c'est un effort qui ne s'est pas encore dégagé du
monde extérieur; il ne s'applique pas à la pensée comme tel, en
tant qu'elle apparaît à une conscience. Aussi voit-on que le
matérialisme ne lient aucun compte du fait de conscience; il

180
n'en parle jamais; c'est pour lui un fait non avenu. C'est donc le
système qui est le plus loin possible de l'objet propre de la
philosophie, à savoir la pensée de la pensée.
Au-dessus du matérialisme nous plaçons le positivisme.
Le positivisme, en effet, quand il est conséquent avec lui-
même, ne considère la matière que comme la condition de la
pensée, et non comme son substratum, puisqu'il j'écarte toute
notion de substratum, toute notion de première origine. Ce
système laisse donc libres toutes les conceptions
métaphysiques sur la matière et l'origine de la pensée. Ces
conceptions n'ont de valeur pour lui qu'à titre de conceptions
subjectives, mais non scientifiques; pour lui, aucune de ces
conceptions ne s'impose à l'esprit, et pas plus la conception
matérialiste que les autres. La pensée se trouve donc
indirectement et provisoirement affranchie du substratum
matériel; elle peut être pensée sans lui. En fait, les positivistes
ne restent pas souvent fidèles à cette neutralité, et ils
s'expriment presque toujours comme les matérialistes eux-
mêmes; mais cela est [186] contraire à l'esprit même du
système; car ou nous ne connaissons pas les choses en soi,
mais seulement les apparences des phénomènes, et par
conséquent nous ne pouvons rien établir sur le principe de la
pensée: elle est donc une science hypothétique, distincte de la
matière, dès lors point de matérialisme; ou bien nous
affirmons dogmatiquement que la pensée est une propriété de
la matière; nous prononçons sur les choses en soi, et dès lors
plus de positivisme. Il est donc certain que le positivisme,
comme tel, rend au moins possible l'indépendance de la
pensée, et par là se rapproche plus que le matérialisme du
véritable objet de la philosophie.
En second lieu, il est encore vrai de dire que le positivisme
se rapproche de cet objet, à savoir la pensée de la pensée, en
tant qu'il se donne comme une philosophie des sciences. Il
n'est pas une science; mais il est une critique des sciences, une
généralisation des sciences. Il revient sur les idées
fondamentales de chaque science, sur leurs méthodes, sur leur
importance intellectuelle et morale. Le positivisme ne pense
donc pas les objets; mais il pense la pensée scientifique de ces
objets. Or cela est essentiellement philosophique. Aussitôt

181
qu'un savant raisonne et réfléchit sur les principes de la
science, il devient philosophe. Réfléchir sur les principes de
toutes les sciences et lier ensemble toutes ces réflexions, c'est
donc, à fortiori, faire œuvre de philosophie.
Cependant, si le positivisme est supérieur au matérialisme
en ce qu'il laisse les questions ouvertes, au moins en théorie,
car dans la pratique il ne le fait pas toujours, il n'est encore pas
tout à fait philosophique, parce qu'il ne considère pas le fait de
la pensée en lui-même comme fait sui generis, comme fait de
conscience. Pas plus que le matérialisme, il ne reconnaît le fait
de conscience; il ne le voit que par son rapport avec le
cerveau. Il ne croit pas que l'esprit puisse se reconnaître lui-
même. Il ne voit la pensée que sous sa forme scientifique. Sans
doute il est philosophe, en tant qu'il réfléchit la science; mais
tout le concret, tout le contenu de cette philosophie est
emprunté aux sciences; elle n'est que la servante [187] des
sciences, ancilla scientiarum, comme la philosophie du moyen
âge était la servante de la théologie. Si les sciences ne lui
fournissaient ses données, elle n'aurait rien à dire. Ce n'est
donc pas une philosophie indépendante; elle est, au contraire,
essentiellement dépendante; sur chaque problème, elle est
obligée d'attendre les résultats de la science positive. Comme
philosophie, elle n'a pas de domaine propre, elle n'a pas de
contenu à elle: et en cela elle n'est pas une philosophie.
Le matérialisme et le positivisme ont un caractère
commun: c'est de ne s'appuyer que sur le dehors; ce sont deux
philosophies exclusivement objectives. Elles sont l'une et
l'autre en quelque sorte la science elle-même devenue
philosophie. Elles ne sont philosophiques que relativement, en
ce sens qu'elles témoignent d'un certain besoin de réflexion et
de généralité, mais au fond elles appartiennent plutôt au
domaine scientifique qu'au domaine philosophique. Dans le
conflit qui s'élève entre la science et la philosophie, elles sont
inévitablement du côté des sciences; c'est le fait extérieur
ramené le plus près possible des faits intérieurs par la
puissance de la réflexion, mais c'est toujours le fait extérieur
qui est la base et la matière de la pensée; ce n'est pas la pensée
elle-même, ce sont des tendances vers la philosophie; ce n'est
pas encore la philosophie.

182
Nous entrons dans la philosophie proprement dite avec
une philosophie que l'on a souvent appelée du nom de
positivisme, mais qui s'en distingue profondément: c'est le
phénoménisme subjectif, tel qu'il est représenté en Angleterre
par M. Stuart Mill, en France par M. Taine. C'est le système
qui prend pour objet les faits de conscience, les faits subjectifs,
et qui n'admet guère autre chose que des faits subjectifs. C'est
le phénoménisme de David Hume, représenté, dit-on, dans
l'antiquité par Protagoras, si du moins l'exposition de Platon
dans le Théétète est fidèle. Dans cette philosophie, la pensée
n'est acceptée qu'à titre de sensation, mais au moins le fait de
conscience est reconnu comme tel. Le subjectif n'est [188]
point ramené à l'objectif soit d'une manière violente comme
dans le matérialisme, soit d'une manière indirecte et détournée
comme dans le positivisme. Le subjectif est tellement l'objet
propre de la philosophie que c'est au contraire l'objectif qui est
ramené au subjectif, le corps n'étant que la somme de nos
sensations quand il est présent, et la somme des possibilités de
sensation quand il est absent. Que ce soit là un excès de
subjectivisme, cela est possible; mais l'excès même prouve
bien que nous avons changé de principe. La pensée, sous la
forme la plus humble, qui est la sensation, est considérée en
elle-même et non plus dans son substratum matériel, ou dans
cette application spéciale que l'on appelle la science. C'est bien
la pensée de la pensée; et même on peut dire que cette
philosophie s'élève au-dessus de sa propre base; car cette base
est la sensation, tandis qu'en elle-même cette philosophie est
une pensée; car la sensation d'une sensation ne serait pas une
philosophie. La sensation devient objet de philosophie en tant
qu'on la pense, en tant qu'on la réfléchit: c'est la pensée de la
sensation qui est la philosophie: or cela serait-il possible, si la
sensation n'était que sensation? Même l'association des idées,
à laquelle on a recours comme à un deus ex machina, ne
suffirait pas encore pour faire une philosophie; car il faut
encore penser l'association. Cette faculté de réflexion ou de
retour sur soi-même paraît donc dépasser la sensation elle-
même. Mais la sensation appartient au domaine de la pensée,
quoiqu'elle n'en soit elle-même que l'élément inférieur. Nous
sommes donc ici sur le terrain propre de la philosophie. Le

183
phénoménisme subjectif est pour nous la première doctrine
philosophique proprement dite, les deux précédentes
(matérialisme et positivisme) appartenant encore au domaine
de la science positive.
Le phénoménisme subjectif est supérieur au positivisme
en ce que celui-ci n'emprunte toutes ses données qu'au
domaine extérieur et au domaine des sciences positives, tandis
que lui-même emprunte les siennes au domaine de la
conscience, c'est-à-dire de la pensée. Néanmoins, ce n'est
encore qu'à la [189] partie inférieure de la pensée que le
subjectivisme s'adresse, c'est-à-dire à la sensation. Mais la
pensée comme telle ne trouve encore dans ce système aucune
place distincte; elle n'y a aucune individualité, aucune force,
aucune forme, au point que l'on se demande comment la
sensation peut arriver à se penser elle-même, à s'interroger sur
sa nature et son origine. Une philosophie nouvelle très
supérieure au phénoménisme répond à cette question; c'est le
criticisme. Le criticisme est bien, à proprement parler, une
pensée de la pensée. La pensée, comme telle, y est réputée
distincte de la sensation; et c'est bien cette pensée qui se pense
elle-même. Cette pensée a intrinsèquement ses formes, ses
lois, ses concepts, son essence propre. Elle aies formes de la
sensibilité (l'espace et le temps), les lois de l'entendement ou
catégories (unité, cause et substance, action et réaction, etc.);
elle a des idées: le moi, la matière, Dieu, en un mot l'absolu.
Elle connaît à titre de possible la liberté, et en même temps,
par une autre de ses fonctions, elle conçoit le devoir. Donc,
dans ce système, la pensée a un contenu, un fonds de réalité
qu'elle n'emprunte pas à la sensation; elle a donc une existence
propre. L'analyse et la synthèse de la pensée est elle-même une
pensée: c'est bien une pensée qui se pense elle-même.
On pourrait même aller jusqu'à dire que, de toutes les
philosophies, la philosophie critique est celle qui correspond le
mieux à la définition, si toutefois on n'entend parler que de la
pensée subjective. C'est elle qui a sciemment,
systématiquement, méthodiquement posé le problème de
l'examen et de la critique de la pensée par elle-même. Nous
sommes donc ici en face d'une philosophie véritable et d'une
philosophie supérieure au subjectivisme phénoméniste, en ce

184
que la pensée n'est pas seulement la forme de la philosophie,
mais qu'elle en est la matière. Au fond, dans le phénoménisme
il y avait bien de la pensée; car la sensation ne peut pas revenir
sur elle-même en tant que sensation. Mais la pensée se
méconnaissait elle-même en se perdant tout entière dans la
sensation. Ici, dans le criticisme, elle se distingue, elle s'élève
au-dessus de la [190] sensation, elle juge la sensation, elle se
prend elle-même pour objet.
Mais la pensée a-t-elle achevé son œuvre, s'est-elle saisie
tout entière quand elle ne se prend qu'à litre de pensée
subjective n'ayant pas d'autre fonction que d'être la forme et la
règle de la sensation? La pensée n'a-t-elle aucun contenu
objectif, sauf la sensation? S'il en est ainsi, le criticisme se
ramène pratiquement au phénoménisme. La pensée n'étant
qu'une règle et une forme, tout ce qu'il y a de réel dans la
pensée lui vient de la sensation; nous ne connaissons rien
véritablement que la sensation ou le phénomène. Sans doute
nous connaissons que nous connaissons. Le retour sur la
pensée et sur la connaissance se trouve expliqué, la pensée
n'est pas un résidu de sensation; elle n'est pas un pur rien; mais
elle n'a aucun contenu objectif, sauf appel ultérieur et
passablement artificiel à la faculté morale. On peut donc
concevoir une philosophie dans laquelle la pensée ne serait pas
une pure forme et contiendrait une matière intellectuelle plus
ou moins mêlée ou sensible, mais qui aurait en elle-même plus
de corps et de réalité; en un mot, je puis concevoir une pensée
pleine au lieu d'une pensée vide. La pensée serait à la fois
subjective et objective; elle ne serait pas seulement pensée,
elle serait liée à l'être, ou même elle serait l'être.
Nous arrivons ainsi à la métaphysique proprement dite, à
celle qui ne distingue pas la pensée de l'être, qui admet à la
fois une pensée subjective et une pensée objective et qui les
réunit l'une et l'autre dans la pensée absolue.
Nous appellerons cette philosophie dans la forme la plus
générale, l'idéalisme; mais elle se présente sous deux formes:
le spiritualisme et le panthéisme.
Ces deux doctrines ont les traits communs suivants:

185
1° Elles se séparent du positivisme en ce qu'elles
admettent l'une et l'autre comme fait à part, sui generis, et
irréductible le fait de la pensée, et elles l'étudient comme tel.
2° Elles se séparent du phénoménisme en ce qu'elles
considèrent, avec le criticisme, la pensée comme ayant ses lois
et [191] ses formes propres, en un mot son essence, et comme
étant la loi et la règle de la sensation.
3° Enfin elles s'élèvent au-dessus du criticisme en
s'élevant au-dessus du subjectivisme, en considérant la pensée
non pas comme une pure forme, une collection de moules
vides attendant la matière de la sensation, matière fluide et
chaotique aussi indéterminée en elle-même que la forme vide
de la pensée. Elles admettent que la pensée convient à l'être,
est adéquate à l'être, qu'elle est à la fois subjective ou
objective, identité du sujet et de l'objet.
Tel est le point culminant de l'élude de la pensée par elle-
même, en un mot de la philosophie.
Mais ici ces deux conceptions entrent en conflit l'une avec
l'autre. De part et d'autre, on admet comme faits de conscience
une pensée subjective et une pensée objective, liées l'une à
l'autre d'une manière plus ou moins intime; mais l'une et l'autre
sont des pensées finies, limitées, contingentes.
De là deux questions:
1° Y a-t-il une pensée absolue, existant en soi dans toute
sa plénitude, ou bien seulement en tant que substance, fonds,
essence de la pensée finie? La première solution est celle du
spiritualisme; la seconde, celle du panthéisme.
2° Dans la pensée absolue où se fondent le sujet et l'objet,
est-ce le sujet qui prime l'objet, ou l'objet qui prime le sujet?
Dans le premier cas, vous avez ce que l'on appelle le Dieu
personnel; dans le second, le Dieu impersonnel. La première
solution est celle du spiritualisme; la seconde, celle du
panthéisme.
De ces deux solutions, laquelle répond le mieux à la
définition que nous avons donnée de la philosophie, à savoir la
pensée de la pensée?
Selon nous, la solution spiritualiste est la plus haute et la
plus large. En effet: 1° elle affranchit la pensée absolue des
limites de la pensée finie; 2° elle fait prédominer le sujet sur

186
l'objet: or c'est dans le sujet que la pensée se sait pensée. Une
pensée qui ne se sait pas, une pensée qui dort, est un rêve
[192] et non une pensée. Le Dieu panthéistique est un Dieu
somnambule. Le Dieu spiritualiste est un Dieu éveillé. «Les
Dieux veillent, dit Aristote, et ne dorment pas comme
Endymion.»
Telle est donc dans son ensemble, d'après notre définition,
l'échelle et la hiérarchie des systèmes métaphysiques, du
moins si l'on accorde que la philosophie est la pensée de la
pensée.
Maintenant y aurait-il une autre philosophie, une
philosophie qui serait encore la pensée, mais la pensée de
quelque autre chose qui serait au delà de la pensée? Ce serait
une question à examiner. Nous l'indiquons comme question
ouverte; et peut-être aurons-nous occasion d'y revenir plus
tard. Contentons-nous de dire que ce quelque chose, si on en
admet l'existence, est plutôt du domaine de la religion que du
domaine de la philosophie La philosophie peut devenir
religion; mais elle n'est pas la religion, et la religion n'est pas
la philosophie. On peut admettre cependant qu'il y a un
passage du connaissable à l'inconnaissable, et ce passage
appartiendra aux deux domaines; mais le moment où la
philosophie s'échappe à elle-même, se transforme en autre
chose qu'elle-même, ne peut pas être pris comme le caractère
essentiel de la philosophie: c'en est la limite, mais non le fond.

187
188
LEÇONS XII ET XIII
DES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA THÉOLOGIE

Messieurs,

Après avoir essayé d'approfondir la question de l'objet de


la philosophie, la suite de ces études nous amène à traiter des
rapports de la philosophie avec tout ce qui l'avoisine, non
seulement avec les autres sciences, mais encore avec tous les
ordres d'études, toutes les applications d'esprit qui constituent
le domaine de l'activité intellectuelle. La philosophie a des
rapports avec tout ce qui touche l'esprit humain, avec les
sciences d'abord, mais aussi avec les lettres, avec l'histoire,
avec la politique, avec la religion. Pour commencer cette
analyse par le côté le plus élevé, considérons d'abord les
rapports de la religion et de la philosophie.
En méditant sur ce sujet délicat, il nous est arrivé quelque
chose de semblable à ce qui se passa dans l'esprit de J.-J.
Rousseau lorsqu'il voulut concourir, par son premier écrit, sur
le sujet proposé par l'Académie de Dijon. On sait que cette
Académie demandait si le progrès des lettres et des arts avait
été favorable ou contraire à l'amélioration des mœurs. On
raconte (c'est Marmontel qui atteste ce fait dans ses Mémoires)
que J.-J. Rousseau, étant allé voir Diderot. alors prisonnier au
château de Vincennes, où il était enfermé pour quelques
incartades, lui annonça son dessein de travailler sur cette
question. «Et quel parti comptez-vous prendre? demanda
Diderot. — L'affirmative, répond Rousseau, à savoir que les
mœurs ont profité du progrès de la civilisation. — Eh quoi! dit
Diderot, c'est le pont aux ânes; c'est le contraire qu'il faut
soutenir, si l'on veut dire quelque chose de [194] nouveau.»
Rousseau fut frappé de ce conseil. Il y vit un rôle original à
prendre. Le génie du paradoxe s'éveilla en lui. Pour dire la
vérité, c'était son vrai génie, c'était sa vraie pensée encore
enveloppée, que Diderot avait, sans le savoir, démêlée et
189
provoquée. Rousseau prit le parti que l'on sait, qui décida de sa
carrière et l'entraîna dans une lutte à mort contre la
civilisation.
Toutes proportions gardées, et les différences mises à part,
nous avons, comme Rousseau, dans l'examen de la question
posée, passé du pour au contre ou, si l'on veut, du contre au
pour par des réflexions quelque peu semblables. En effet, notre
première idée avait été celle-ci: montrer la différence de la
philosophie et de la religion, établir fortement l'indépendance
de celle-ci à l'égard de celle-là, l'une fondée sur la liberté
d'examen, l'autre sur la croyance à l'autorité. Nous comptions
même réclamer, pour la philosophie, le droit de se passer de la
religion ou de se substituer à elle, le droit de la critiquer et, s'il
le fallait dans l'intérêt de la liberté de l'esprit, le droit de la
combattre. Enfin nous voulions nous placer exclusivement au
point de vue de ce qu'on appelle la liberté de la pensée. Mais,
après réflexion, nous nous sommes dit à nous-même ce que
Diderot disait à Rousseau: «C'est le pont aux ânes.» Qui
conteste en effet aujourd'hui à la philosophie le droit de se
dégager de la religion, de s'en séparer et même de la
combattre? C'est un droit tellement reconnu que, dans certains
milieux, c'est même un devoir. C'est la vérité officielle. Un
esprit vraiment indépendant aujourd'hui, au lieu de hurler avec
les loups et de répéter pour la millième fois les objections de
Voltaire et de Diderot, a peut-être quelque chose de mieux à
faire. Sans aliéner son libre examen, sans renoncer à ses
croyances rationalistes, il sera peut-être plus tenté de
rechercher par où la religion est digne de respect pour le
philosophe, par où elle sert à la vérité, que d'ajouter aux
attaques stériles dont elle peut être l'objet. Peut-être est-il plus
sage de faire voir les affinités de la religion et de la
philosophie, que leurs oppositions et leurs [195]
incompatibilités, de chercher par où l'on s'entend que par où
l'on se sépare. Un tel ordre d'idées serait plus opportun, plus
vrai et peut-être même plus philosophique, comme nous allons
essayer de le montrer.
Ce qui nous a mis sur la voie de cette pensée, c'est la
critique des positivistes, critique qui porte à la fois contre la
théologie et contre la philosophie et qui les enveloppe dans

190
une même proscription. Pendant longtemps, les philosophes
même spiritualistes, lorsqu'ils étaient en même temps
rationalistes, se plaçaient en libres penseurs en face de la
théologie, et en cela ils étaient bien dans leur droit; mais ils
croyaient de leur intérêt d'accuser hautement cette séparation;
ils nourrissaient un esprit de suspicion, qui n'était pas sans
doute sans fondement, mais qui leur faisait considérer leur
cause comme absolument séparée de celle de la théologie, et
plutôt même comme opposée. Les positivistes les ont forcés
dans ce retranchement. Ils ont fait une objection solide et
profonde qui changeait la face des choses; cette objection, c'est
que la métaphysique n'a pas à se prévaloir grandement de son
indépendance à l'égard de la théologie, que cette indépendance
est toute négative et purement critique; mais que, pour le fond
des choses, pour la partie positive de la doctrine, toute la
substance de la métaphysique n'est que la théologie
transformée, traduite en langage abstrait, ayant passé des
entités surnaturelles conçues comme personnalités concrètes,
aux entités logiques conçues comme substances et qualités
métaphysiques; mais le fond, serait toujours le même de part et
d'autre. Il ne servirait du reste de rien à certaines écoles
métaphysiques, plus ou moins téméraires ou indépendantes, de
se dégager à leur tour en renvoyant l'objection aux doctrines
spiritualistes, et en les appelant des théologies au même litre
que les religions elles-mêmes; ce serait là une tactique aussi
maladroite que peu loyale, et du reste inutile, car les
positivistes, et avec raison, ne séparent pas les écoles les unes
des autres. C'est la métaphysique tout entière, quelle qu'en
soit la forme, qui est, [196] selon eux, issue de la théologie.
Cela est aussi vrai du panthéisme et de l'idéalisme que du
théisme et du spiritualisme. Hegel et Schelling sont aussi bien
sortis de la théologie protestante que Descartes et Malebranche
de la théologie catholique; Socrate, Platon et Aristote n'ont fait
que purifier la mythologie populaire, et l'école d'Alexandrie
n'a trouvé des conceptions nouvelles, en métaphysique, que
parce qu'elle s'est inspirée des religions orientales.
Il faut donc donner raison aux positivistes sur ce point;
leur critique est fondée. La métaphysique sort de la théologie,
et il y a une parenté, une affinité très étroite entre la doctrine

191
théologique et les doctrines métaphysiques; et, sauf la
différence de forme, leur valeur au fond est la même de part et
d'autre.
Cela étant, en abandonnant, comme elle le fait d'ordinaire,
la théologie aux attaques du positivisme et du matérialisme, la
métaphysique court risque de s'immoler elle-même. Car, ou
bien il faut dire que les doctrines théologiques sont absolument
et radicalement fausses, et cela aussi bien dans le fond que
dans la forme; et alors elles entraînent avec elles tout ce qui
vient d'elles, à savoir le fond commun des métaphysiques et
des théologies; — ou bien il faut reconnaître que les vérités
métaphysiques, qui se rattachent à la théologie par le fond, ne
cessent pas d'être des vérités parce qu'elles sont enveloppées
sous une forme théologique et même mythologique. Sans
doute, la métaphysique n'est pas engagée dans la question de
la vérité historique des religions positives: c'est une question
qui reste ouverte et que chacun résoudra comme il l'entendra;
mais la métaphysique est intéressée, pour le fond, dans les
solutions théologiques, car c'est son propre domaine.
Cette justice à rendre à la théologie est aussi facile au libre
penseur qu'au croyant. Si la théologie est révélée, il est évident
qu'il faut la respecter. Si elle est d'origine humaine, pourquoi
la métaphysique ne ferait-elle pas cause commune avec une
œuvre qui vient comme elle de l'initiative et de [197]
l'invention de l'esprit humain? On peut même dire qu'il y a
plus d'invention en théologie que dans la métaphysique
proprement dite, puisque c'est par la théologie que la
métaphysique a commencé. Il est vrai que, souvent, c'est
l'inverse et la réciproque que l'on peut soutenir, et les
théologies savantes sont aussi bien l'effet que la cause des
systèmes métaphysiques; mais cela ne fait qu'un lien de plus
entre les deux sciences. On comprend l'aversion et la révolte
de la philosophie contre la théologie tant que celle-ci a été
oppressive et dominatrice, et qu'elle a enchaîné la liberté de
l'esprit humain; mais, une fois affranchie d'un joug
déshonorant, la métaphysique doit avoir assez de lumières
pour reconnaître, sous la forme d'un dogme dont elle peut
rejeter la lettre, mais qui lui appartient par l'esprit, une vérité
qui ne cesse pas d'être une vérité parce qu'elle est enveloppée

192
sous les voiles de l'imagination. Combien de vérités ont été
trouvées par les poètes et qui n'en sont pas moins des vérités!
Que si, au contraire, la théologie vient d'en haut, pourquoi la
philosophie refuserait-elle de s'alimenter à une source plus
haute qu'elle-même? À tout point de vue, l'hostilité à l'égard de
la théologie est une trahison à l'égard de la métaphysique elle-
même.
Ces considérations se justifieront mieux par le fait, en
étudiant de plus près les relations plus précises de la religion et
de la philosophie.
Et d'abord, qu'est-ce que la religion? Il n'est pas facile de
répondre à cette question; il n'est pas facile de trouver une
définition qui s'applique à toutes les religions et qui
comprenne à la fois le fétichisme du sauvage et la religion
chrétienne. Mais nous n'avons pas besoin ici d'une définition
scientifique et rigoureuse de la religion en général. Nous
n'avons qu'à considérer la religion que nous connaissons
immédiatement, celle avec laquelle nous vivons et qui nous est
familière dès notre enfance, et que la philosophie rencontre
sans cesse à côté d'elle dans le monde extérieur. C'est avec
celle-là que la philosophie a des rapports actuellement. Ceux
[198] qu'elle a pu avoir autrefois avec d'autres religions
appartiennent à l'histoire; c'est donc seulement de la religion
chrétienne qu'il sera question ici.
Demandons-nous donc maintenant ce qui constitue la
religion chrétienne: c'est, à ce qu'il nous semble, l'existence de
certaines vérités appelées dogmes, auxquelles il faut croire si
l'on veut être véritablement chrétien. Il n'est pas dit que l'on
doit croire à ces dogmes sans preuves: ce serait une erreur; ce
qui est vrai, c'est que la démonstration des dogmes n'est pas
tirée des dogmes eux-mêmes, comme pour les vérités
philosophiques, mais de preuves extrinsèques, d'une nature
différente des dogmes mêmes, à savoir des faits historiques
dont le caractère surnaturel prouve pour ceux qui croient
l'origine divine des dogmes imposés. En un mot, c'est par les
miracles, les prophéties, la tradition, l'autorité de l'Écriture,
que l'on prouve la vérité des dogmes, ou encore par la
supériorité de la morale. Mais toutes ces preuves sont

193
extérieures au dogme lui-même: celui-ci, en tant que vérité,
doit être cru sans démonstration.
La religion païenne n'avait pas de dogmes. Les dieux
étaient des personnages surnaturels, chargés de veiller aux
différentes opérations de la nature ou aux intérêts des hommes.
On leur offrait des sacrifices pour se les rendre favorables ou
pour conjurer leur malveillance: voilà tout. Il n'y avait pas un
système de vérités enchaînées représentant l'ordre des choses
divines et répondant aux problèmes que soulève la curiosité
humaine sur l'origine des choses; ou du moins ce qu'il y avait
en ce genre au fond des croyances mythologiques n'était pas
formulé d'une manière précise. De même, le judaïsme et le
mahométisme n'ont pas ou n'ont que très peu de dogmes. Ce
sont des religions qui, sauf leur côté historique et national, ne
diffèrent pas beaucoup du déisme tel que peuvent le concevoir
sans révélation les philosophes rationalistes.
Je ne voudrais pas me hasarder sur le terrain des religions
orientales, que je ne connais pas. Il est possible que l'on y
retrouve quelque chose d'analogue à ce que l'on appelle des
[199] dogmes dans la religion chrétienne, c'est-à-dire des
conceptions plus ou moins profondes, plus ou moins
intelligibles sur l'essence des choses et sur la nature de la
Divinité. S'il en était ainsi, il faudrait dire des religions
orientales, par rapport aux philosophies de l'Orient, ce que
nous avons à dire du christianisme par rapport aux
philosophies de l'Occident.
Cela posé, examinons d'un peu plus près ce que l'on
appelle dogmes en théologie, et l'on verra que ces dogmes, en
tant qu'exprimant la nature divine, l'origine et la fin des
choses, contiennent en réalité une métaphysique; que la
religion, dans ce qu'elle a de plus élevé, peut être considérée
comme une métaphysique de sentiment, de même que la
métaphysique peut être appelée une religion de raison.
En effet, les dogmes sont des vérités surnaturelles, c'est-à-
dire révélées et supérieures à la raison. En tant que supérieurs
à la raison, les dogmes sont appelés des mystères. C'est le
propre du christianisme, c'est-à-dire de la plus haute religion
connue, d'imposer des mystères à la croyance de l'humanité.

194
La notion de mystère n'a pu naître dans l'esprit humain
que lorsque la distinction du naturel et du surnaturel, du
rationnel et du révélé s'est formée d'une manière claire et
distincte. Dans les religions primitives, comme on l'a souvent
remarqué, le naturel et le surnaturel ne se distinguent pas l'un
de l'autre: le surnaturel est partout dans la nature. De même, il
n'y a guère de différence entre le rationnel et le révélé. Tout
est révélé. Tout parle par la voix des dieux; tout est dieu; et
rien n'est, à proprement parler, rationnel et humain. Mais
lorsque, par le progrès de la science, de la philosophie et de
l'industrie, les hommes sont arrivés à se former quelque idée
des lois de la nature et des lois de l'esprit, ils ont vu qu'il y
avait certaines vérités et certaines actions qu'ils pouvaient
obtenir par les forces seules de la nature et par celles de leur
esprit; et ils ont appliqué à ces vérités et à ces actions la
qualification de naturelles ou humaines, les choses humaines
étant elles-mêmes des choses naturelles. Mais en même temps,
comme ils continuaient à croire qu'il y avait un domaine [200]
supérieur soit aux lois de la nature, soit aux puissances de leur
propre esprit, ils ont appelé supranaturel ou surnaturel tout ce
qui dépassait la puissance connue de la nature ou de leur
esprit. La religion alors s'est retirée dans ce domaine du
surnaturel, laissant le monde proprement dit aux disputes
humaines (tradidit mundum dispuitationibus), et l'on pourrait
ajouter: aux opérations humaines (operationibus). Tout ce qui
est, tout ce qui se fait au delà est du domaine du mystère et du
miracle.
On a beaucoup disputé entre théologiens et philosophes
sur la question de savoir si les mystères sont simplement
supérieurs à la raison, ou s'ils ne lui sont pas contraires. Tout
le Discours préliminaire de Leibniz à sa Théodicée sur la
Conformité de la foi et de la raison est consacré à celle
question.
Nous ne toucherons pas à ce débat. En un sens, tout ce qui
est supérieur à la raison est en cela même, au moins en
apparence, contraire à cette raison. Cette distinction d'ailleurs,
capitale lorsqu'il s'agit d'imposer la croyance absolue a ces
dogmes considérés comme vérités révélées, est beaucoup
moins importante lorsqu'on n'y voit que des symboles et des

195
enveloppes sous lesquelles sont cachées des vérités
rationnelles. En effet, on comprend que l'on n'admette pas
comme venant de Dieu même une doctrine qui renverserait les
bases de la raison, qui par conséquent détruirait en moi les
principes mêmes à l'aide desquels je puis m'élever jusqu'à
Dieu. Mais, si l'on considère les dogmes comme des vérités
mystiques trouvées spontanément par l'enthousiasme et par
l'imagination, on peut y voir des pressentiments, des
prélibations de la vérité divine, mais non des vérités littérales
et matérielles qu'il faut admettre dans leur sens étroit, quels
que soient les inconvénients qui puissent résulter de là pour
l'autorité de la raison.
À ce point de vue, il est peu important d'insister sur la
différence de ce qui est contraire ou supérieur à la raison,
puisqu'on peut toujours supposer que ce qui nous paraît
contraire aux lois de la raison tient, non pas au fond de la
vérité elle-même, mais à la forme sous laquelle elle nous est
présentée.
[201] Si nous laissons de côté cette difficulté, il ne nous
sera pas aussi indifférent de savoir si les mystères, par cela
seul qu'ils sont incompréhensibles, doivent être par là même et
dans la rigueur déclarés inintelligibles. Toute la question est là.
Les dogmes chrétiens, à titre de mystères, sont-ils, à
proprement parler, des non-sens? ou ne sont-ce pas des vérités
obscures dépassant la portée de l'expérience, mais qui, sous
d'apparentes contradictions, contiennent quelque chose de réel
et de concret? Sont-ce des propositions semblables à celles
dont parle Stuart Mill: Un Humphry Davy est un Abracadabra,
l'expression Humphry Davy n'ayant aucun sens, et celle
d'Abracadabra pas davantage? Dans ce cas, il ne serait pas
permis de dire de ces propositions qu'elles sont des dogmes et
des mystères: ce seraient de purs non-sens, des néants de
pensée, et c'est abaisser le principe de la croyance que
d'obliger l'esprit à croire à de purs mots qui ne représentent
rien, ou qui pourraient même représenter le contraire de ce que
l'on voudrait croire, comme, par exemple, substituer le diable à
la place du bon Dieu, ou introduire telle superstition qu'on
voudrait. Le principe de l'incompréhensibilité des mystères ne
peut aller jusque-là: «Je puis, dit Stuart Mill, si j'ai confiance

196
en celui qui me dit cela, je puis croire qu'il dit quelque chose,
et même que ce quelque chose est vrai; mais alors ce n'est pas
la chose même qui est l'objet de ma croyance, parce que je ne
sais absolument pas ce que c'est.» Dans ce cas, la croyance
porterait sur la personne et non sur la chose elle-même; mais
de telles propositions n'auraient rien avoir avec la philosophie.
Mais il n'en est pas ainsi. Des mystères ne sont pas des non-
sens absolus; ce ne sont pas même des propositions
absolument contradictoires: ce sont des propositions ayant un
sens, lequel présente une apparence de contradiction. Voilà ce
que nous entendons par mystères, et nous ne pensons pas que
la théologie les entende autrement.
Vérifions celle doctrine sur les principaux mystères
chrétiens. Les trois grands mystères sont: la Trinité,
l'Incarnation et la Rédemption, tous trois liés ensemble et
faisant un [202] système indissoluble. Si l'on considère ces
trois dogmes quant au fond, on verra que, si l'on écarte
l'élément incompréhensible qui les constitue mystères, ce qui
restera au fond, ce sont de véritables solutions métaphysiques.
Le mystère de la Trinité consiste à dire qu'il y a en Dieu
trois personnes qui ne sont pas trois dieux, mais qui ne font
qu'un seul et même Dieu. En outre, ces trois personnes sont
égales entre elles, quoique la seconde soit engendrée par la
première, et que la troisième procède des deux autres. Le Père
est créateur; mais le Fils est aussi créateur, et le Saint-Esprit
l'est également. Où réside le mystère? Il est dans le dogme de
l'unité de substance, coïncidant avec la pluralité des personnes.
Il semble qu'unité de substance et unité de personne soient et
ne puissent être qu'une seule et même chose. Cependant c'est
là une doctrine si peu contraire à la raison qu'on peut même
demander si elle est supérieure à la raison. Le panthéisme au
moins le nierait, puisque sa prétention est précisément de
concilier l'unité de substance avec la multiplicité infinie des
personnes. Aujourd'hui même, dans certaines conditions
maladives, on croit voir une certaine pluralité de personnes se
manifester dans un seul et même individu. C'est donc une
question sur laquelle la métaphysique peut être divisée: elle ne
peut donc reprocher à la théologie une doctrine qui, même
métaphysiquement, pourrait être soutenue. En tout cas, ce

197
qu'on ne peut contester, c'est que la doctrine trinitaire offre un
sens, et même un sens clair à l'esprit.
En effet, d'une part nous savons ce que c'est que l'unité de
substance, puisque nous la sentons en nous-même; de l'autre
nous savons ce que c'est qu'une personne, puisque nous en
sommes une; ce qui nous échappe, c'est comment concilier
l'unité avec la multiplicité. À la vérité, dans le moi l'unité du
sujet se concilie très bien avec la pluralité des attributs; mais
ce qui fait la différence, c'est que, dans le dogme de la Trinité,
il ne s'agit pas seulement d'attributs, mais de personnes, dont
chacune, à ce qu'il semble, doit être un être à elle seule,
comme en nous-même, puisque nous sommes à [203] la fois,
au moins à l'état normal, un seul être et une seule personne.
Ainsi les deux termes des mystères nous sont connus et sont
compris par nous: ce qui est obscur, c'est le comment de leur
union. Le dogme de la Trinité a donc un sens; mais de plus
c'est un sens métaphysique, et d'une métaphysique profonde.
C'est la solution d'un problème posé par toutes les
philosophies: l'origine des choses est-elle l'unité ou la
pluralité? Le christianisme résout le problème en posant à
l'origine l'unité unie à la multiplicité d'une manière ineffable,
non pas à une multiplicité quelconque, mais à une multiplicité
définie et limitée. En effet, ou l'on pose l'unité pure, comme
Parménide, et de cette unité vide rien ne peut sortir; ou l'on
pose une multiplicité indéfinie, comme les Ioniens et les
Atomistes; mais, la quantité étant infiniment divisible, il n'y a
pas d'éléments premiers; ou enfin, comme Platon, on pose à la
fois l'unité et la dyade indéfinie; mais deux principes indéfinis
ne se déterminent pas l'un l'autre, et il semble que l'on ne sort
pas encore de l'indéfini. Dans la Trinité chrétienne, l'unité n'est
pas liée au nombre en général, à la quantité en soi, mais à un
nombre fixe qui est, à ce qu'il semble, le minimum possible
pour qu'un être soit quelque chose de défini: car la première
condition pour l'être, c'est d'être; la seconde, c'est d'être
quelque chose de déterminé, c'est-à-dire d'avoir une forme; la
troisième, c'est que la forme soit unie à la substance par un
principe de vie et d'activité, en un mot qu'il y ait un passage de
l'un à l'autre. Ce n'est donc pas le nombre indéfini qui s'unit à
une unité indéfinie. C'est l'unité vivante et concrète ramenée à

198
des conditions essentielles. Tel est le sens métaphysique de la
Trinité chrétienne, et que les théologiens, sous une forme ou
sous une autre, en ont tiré. «Revenons à nous-mêmes, dit
Bossuet: nous sommes, nous entendons, nous voulons… Être,
entendre et vouloir font une seule âme heureuse et juste qui ne
pourrait ni être sans être connue, ni être connue sans être
aimée. Car que serait-ce à une âme d'être sans se connaître, et
que serait-ce de se connaître sans s'aimer? Ainsi, à notre
manière imparfaite et [204] défectueuse, nous représentons
nos mystères incompréhensibles.»
Si nous passons au mystère de l'Incarnation, lié à celui de
la Trinité, nous y trouverons, comme dans le précédent, une
incompréhensibilité liée à des termes qui séparément sont
compréhensibles. L'idée de l'Homme-Dieu peut paraître sans
doute une idée contradictoire. Mais on ne peut nier que d'une
part nous ne sachions ce que c'est que l'homme, et de l'autre
nous savons aussi ou nous croyons savoir ce que c'est que
Dieu: au moins entendons-nous par ce terme la cause suprême,
l'être souverainement parfait, cause du monde et créateur de
l'homme. Le mystère ne consiste donc pas ici à introduire des
termes inintelligibles, mais à unir entre eux d'une manière
inintelligible des termes parfaitement clairs. Sans doute, il y a
dans cette proposition: Dieu s'est fait homme, une sorte de
contradiction; et Spinoza disait qu'avant d'admettre que Dieu
s'est fait homme, il admettrait que le cercle s'est fait carré.
Mais c'est là une exagération: car le dogme ne consiste pas à
dire que Dieu est devenu homme, qu'il s'est changé en homme,
et qu'il a cessé d'être Dieu, comme dans les métamorphoses de
la mythologie, ce qui serait en effet une contradiction; mais ce
que l'on dit, c'est que Dieu, restant Dieu, a revêtu la nature
humaine, c'est-à-dire qu'en Jésus-Christ les deux natures se
sont unies et forment un seul et même être, de même que, dans
l'homme, l'âme et le corps, quoique hétérogènes, se réunissent
en un même être. Seulement, dans Jésus-Christ, l'unité des
deux natures, leur intussusception est bien plus grande et va
presque jusqu'à la contradiction: c'est pourquoi c'est un
mystère, mais ce mystère n'est pas un non-sens. C'est la
solution d'un problème métaphysique: comment l'infini peut-il
entrer en rapport avec le fini? De quelque manière qu'on

199
résolve le problème, il semble qu'on se heurtera toujours à une
sorte de contradiction. Il y a incompatibilité entre les deux
termes, et cependant ils sont unis. Dans le dogme de
l'Incarnation, la solution prend une forme en quelque sorte
plus dramatique: ce n'est pas [205] l'infini en général qui s'unit
au fini en général, c'est une personnalité concrète, Dieu, qui
s'unit à une individualité concrète, tel homme; c'est là, si l'on
veut, un mystère, mais ce mystère représente sous la forme la
plus vive le mystère des mystères, la coexistence et la
cohabitation de Dieu et du monde.
Le mystère de la Rédemption est la conséquence des deux
autres. On peut même dire que les deux autres n'ont été
construits que pour rendre possible celui-là. Le dogme de la
rédemption se rattache à un autre dogme chrétien, le dogme de
la chute et du péché originel: c'est une solution du problème
du mal. Le péché originel en explique l'origine; la rédemption
en montre la fin. La chute est une rupture de l'homme avec
l'infini; elle a donc dû être suivie d'une expiation infinie,
puisque l'humanité tout entière a été condamnée dans le
premier homme. À une chute infinie il faut une réparation
infinie; ou plutôt, un châtiment ne pouvant être en proportion
avec l'offense, il faut une expiation infinie, qu'aucune victime
humaine ne peut offrir. Il n'y a donc que Dieu qui puisse
racheter l'homme. Mais Dieu se châtiant lui-même pour
réparer la faute de l'homme envers lui serait une contradiction
par trop absurde. Il faut donc que ce ne soit pas Dieu tout
entier qui paye pour l'homme, mais seulement une partie de
Dieu, une personne divine qui accepte le rôle de victime. De là
la doctrine de la Trinité. Sans Trinité, point d'Incarnation; sans
Incarnation, pas de Rédemption, pas de sauveur. Le fini alors
serait en face de l'infini, rien et tout, sans intermédiaire.
L'homme périrait sans miséricorde et sans secours. Le mal,
dans cette hypothèse, serait éternel et absolu. Au contraire, la
doctrine du Rédempteur rouvre le chemin du ciel et ramène la
joie et l'espoir dans le monde: «Une immense espérance a
traversé la terre!» dit le poète. Tel est le sens philosophique de
la rédemption. Sans doute un Dieu qui meurt et qui meurt
pour l'homme est quelque chose d'incompréhensible; on
l'admet cependant: c'est pourquoi c'est un mystère. Mais enfin,

200
ce n'est pas un non-sens. Nous comprenons l'idée de Dieu;
[206] nous comprenons l'idée de mort et de douleur, l'idée
d'expiation: c'est encore le lien des idées qui nous échappe.
Néanmoins la pensée d'une rédemption et d'une réparation
divine, prise en soi, est au fond une pensée philosophique qui
répond à un problème de l'esprit: c'est la solution du problème
du mal. La solution sceptique est désespérante; la solution
optimiste parait froide et faible. La solution chrétienne a une
grandeur qui a séduit un Pascal, un saint Augustin. Elle n'est
donc pas quelque chose de si médiocre; et il n'y a que les petits
esprits qui pourraient se croire le droit de la regarder d'en haut.
En un mot, pour nous résumer, les trois grands mystères
chrétiens constituent un système de métaphysique qui répond à
trois grandes questions: 1° Comment l'un peut-il s'unir au
plusieurs? 2° Comment l'infini peut-il entrer en rapport avec le
fini? 3° Quelle est l'origine du mal et quelle en est la fin et la
consommation?
Le nœud du système est dans l'idée du Médiateur. L'esprit
est placé en face de ce dilemme: ou pas de Dieu, ou un Dieu
infiniment éloigné de l'homme, un Dieu indifférent, abstrait,
reposant, comme disait Cousin, «sur le trône de son éternité
solitaire». Des deux côtés, l'homme est seul et sans espoir. La
métaphysique chrétienne offre un milieu, un moyen terme.
Elle unit l'homme et Dieu parle mystère de l'Homme-Dieu.
Dieu n'est plus un Dieu mort; le monde n'est plus une nature
maudite. Dieu est humain; le monde est divin. L'homme est le
sanctuaire où s'opère le miracle de la divinisation du fini. Tel
est le sens de la métaphysique chrétienne, qui semble avoir
cherché une solution différente et du déisme et du panthéisme
et les absorber l'un et l'autre, selon la méthode hégélienne,
dans une conception supérieure.
Nous résumerons donc cette première partie de notre thèse
par cette proposition: les mystères de la religion renferment
une métaphysique. Notre seconde proposition corrélative sera
celle-ci: toute métaphysique contient des mystères.
Il suit des deux propositions précédentes que, de part et
[207] d'autre, en philosophie et en théologie, il y a une
métaphysique, de part et d'autre aussi il y a des mystères. Il y a
donc parité, quant au fond, entre les deux sciences, malgré les

201
dissemblances de leurs formes. Il y a donc affinité entre la
philosophie et la théologie.
Mais nous avons maintenant à établir la seconde partie de
notre thèse, à savoir que la philosophie, aussi bien que la
théologie, a ses mystères.
Ce terme de mystère peut s'entendre dans deux sens.
Ou bien on peut l'entendre dans un sens négatif, c'est-à-
dire comme des obscurités impénétrables, des problèmes
insolubles: «Il y a plus de choses sous le ciel et sur la terre que
notre esprit n'en peut comprendre,» dit Horatio dans Hamlet.
Ce n'est pas en ce sens que nous entendons la proposition
précédente. Ce ne serait en effet qu'une répétition banale de ce
qui a été cent fois dit sur les limites et les ignorances de la
philosophie. Multa nescire est quædam pars sapientiæ. «Je ne
sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien.» Ce sont là les
différentes expressions de cette première manière d'entendre le
mot mystère en philosophie.
Mais ce n'est pas ainsi qu'on l'entend en théologie. Le
terme de mystère y est pris dans un sens positif, et non négatif.
Il exprime alors non des problèmes non résolus, mais au
contraire des solutions de problèmes auxquelles manquent un
ou plusieurs termes pour qu'elles deviennent intelligibles pour
l'esprit. Tel est le mystère en théologie. Nous l'avons vu en
effet: le dogme de la Trinité, à savoir l'alliance de l'unité
divine avec la triplicité des personnes; le dogme de
l'Incarnation, à savoir la fusion incompréhensible de la nature
divine et de la nature humaine; la Rédemption, à savoir le salut
des hommes par la mort d'un Dieu, ne sont pas de pures
négations. Ce sont des vérités positives qui ont un contenu
réel, et qui répondent à des problèmes; qui enfin satisfont à
leur manière aux besoins de la nature humaine, mais en
confondant la raison, en lui demandant de se soumettre,
d'oublier ses habitudes de circonspection logique, absolument
incapables [208] d'atteindre aux vérités profondes qui touchent
au fond des choses. Voilà bien le sens des mystères
théologiques. Eh bien, c'est précisément dans le même sens
que nous prétendons qu'il y a des mystères en philosophie.
Hegel, dans son Histoire de la philosophie, critique
sévèrement ce qu'il appelle la philosophie de l'entendement,

202
c'est-à-dire la philosophie du XVIIIe siècle que l'on appelle en
Allemagne die Aufklærung (la philosophie des lumières), et
que Schelling, par ironie, appelait die Ausklærung (l'absence
de lumières. Le caractère de cette philosophie, dit Hegel, est
de voir partout des contradictions; son procédé est ce qu'il
appelle encore Entweder Oder (ou ceci ou cela). Mais elle
oublie qu'il y a toujours un troisième terme (ein Drittes).
Hegel raille particulièrement comme basse et peu
philosophique la polémique banale contre les mystères
chrétiens: Un ne peut pas être trois; —Un Dieu ne peut se faire
homme; — Nul n'est responsable des fautes d'autrui. Il n'a pas
assez de mépris pour ce qu'il appelle la platitude (die Plæterei)
de cette philosophie. Il veut dire par là que la philosophie des
mystères est supérieure en profondeur au pur rationalisme, au
déisme populaire de Voltaire et de Rousseau.
Tous les plus grands philosophes ont eu le sentiment
qu'au-dessus de la sphère des idées claires et distinctes
revendiquées par Descartes, au-dessus de la philosophie
humaine, si l'on peut parler ainsi, c'est-à-dire de la philosophie
adaptée et proportionnée à nos facultés, il y a place pour une
philosophie supérieure correspondant, dans l'ordre
philosophique, à la doctrine des mystères en théologie.
Comment en effet oserait-on soutenir que notre raison est la
mesure de l'ordre des choses et qu'il n'y a rien au delà de ce
que nous pouvons comprendre clairement et distinctement? Et
n'est-ce pas la raison elle-même qui nous dit cela? Bien plus,
sans pouvoir saisir distinctement cet au delà, ne peut-elle pas
en avoir le pressentiment, la perspective, et essayer d'atteindre
une représentation inadéquate sans doute, mais aussi
rapprochée que possible de cette région suprême qu'elle ne
peut qu'entrevoir, [209] sans cependant y être absolument
aveugle. C'est cette région que nous appelons le champ des
mystères en philosophie.
Montrons-le par quelques exemples. S'il y a une
philosophie avide des idées claires et distinctes, et qui ait
essayé de rapprocher l'évidence philosophique de l'évidence
géométrique, qui ait enfin cherché à écarter le sentiment et
l'imagination du domaine de la philosophie, c'est assurément
celle de Descartes. Eh bien, Descartes lui-même ne s'est pas

203
contenté d'une philosophie à mi-côte, bornée aux vérités du
sens commun et ne dépassant pas les limites de l'entendement.
Il ne s'est pas contenté de ces simples et lumineuses
démonstrations de l'existence de Dieu qui ont pu faire un
instant l'illusion que la philosophie allait devenir une science
exacte comme la géométrie elle-même. Non, il est monté
beaucoup plus haut, et il semble avoir dépassé en hardiesse
toutes les autres philosophies, lorsqu'il est allé jusqu'à soutenir
cette étrange doctrine que non seulement Dieu a créé le
monde, ce qui n'est rien, mais, ce qui est bien plus
extraordinaire, qu'il s'est en quelque sorte créé lui-même, qu'il
est l'auteur de son être et la cause propre de son existence.
Tous ceux en effet qui ont lu le Discours dé la Méthode et
les Méditations se souviennent que dans ce que l'on appelle la
seconde preuve de l'existence de Dieu, qui peut aussi bien être
considéré comme un développement de la première, Descartes
raisonne ainsi:
«Car si j'eusse été seul et indépendant de tout autre, en
sorte que j'eusse eu de moi-même tout ce peu que je participais
de l'être parfait, j'eusse pu avoir de moi par même raison tout
le surplus que je connaissais me manquer, et ainsi être moi-
même infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout-
puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvais
remarquer être en Dieu.» (Discours de la Méthode, 4e partie,
édit. Cousin, I, p. 161.)
Le même raisonnement est encore plus hardiment
développé dans les Méditations (I, 284): «Or, si j'étais
indépendant [210] de tout autre et que je fusse moi-même
l'auteur de mon être, je ne douterais d'aucune chose, je ne
concevrais point de désirs, et enfin il ne me manquerait aucune
perfection, car je me serais donné moi-même toutes celles dont
j'ai en moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu; car il est très
certain qu'il a été beaucoup plus difficile que moi je sois sorti
du néant qu'il ne me serait d'acquérir les lumières et les
connaissances de plusieurs choses que j'ignore. Et certes, si je
m'étais donné ce plus que je viens de dire, c'est-à-dire si j'étais
moi-même l'auteur de mon être, je ne me serais pas au moins
dénié les choses qui se peuvent avoir avec plus de facilité.»

204
Dans cette argumentation, Descartes semble bien entendre
que l'être qui est par soi a dû se donner l'être à lui-même; car,
pour prouver que je ne suis pas cet être, il montre que je suis
imparfait; tandis que l'être par soi devrait être parfait, puisque,
s'étant donné à lui-même le plus, à savoir l'être, il aurait pu en
même temps se donner le moins, à savoir les attributs.
Raisonnement qui serait faux si l'être par soi n'existait que par
la nature des choses: car alors la même nature aurait pu faire
qu'il fût à la fois et nécessaire dans son origine et imparfait
dans ses attributs.
À cet argument de Descartes, beaucoup d'arguments furent
opposés au nom de la philosophie que Hegel eût appelée
philosophie de l'entendement. Être par soi, disait-on, peut
s'entendre en deux sens, l'un négatif, l'autre positif: négatif,
c'est-à-dire ne pas être par autrui; positif, c'est-à-dire être par
soi-même comme par une cause. Dans le second cas en effet,
disait le théologien Caterus, ce qui serait par soi-même
«comme par une cause et se donnerait l'être à soi-même, si par
un choix libre et prémédité il se donnait tout ce qu'il voudrait,
sans doute qu'il se donnerait toutes choses, et, partant, il serait
Dieu». Mais c'est ce qui est impossible: car «Dieu n'est pas par
lui-même, comme par une cause, et il ne lui a pas été possible
avant qu'il fût de prévoir ce qu'il pourrait être, pour choisir ce
qu'il serait après.»
Croit-on que Descartes va se laisser fléchir par ce
raisonnement [211] si évident et si accablant? Eli bien, non! Il
persiste, et il déclare que ces mots être par soi ne doivent pas
s'entendre dans un sens négatif, à savoir «n'avoir pas besoin de
cause». Il faut l'entendre au contraire dans un sens positif,
c'est-à-dire «être soi-même comme par une cause»; et cette
cause est «l'immense et incompréhensible puissance qui est
contenue dans son idée… puissance si pleine et si abondante
qu'en effet elle soit la vraie cause pourquoi il est, et il ne peut
y avoir d'autre cause que celle-là». Sans doute il n'est pas
nécessaire d'aller jusqu'à dire que Dieu est la cause efficiente
de lui-même, pour ne pas entrer en discussion sur le sens du
mot de cause; néanmoins, parce que nous voyons «que ce qui
fait qu'il est par soi ou qu'il n'a pas de cause différente de lui-
même ne procède pas du néant, mais de la réelle et véritable

205
immensité de sa puissance, il nous est loisible de penser qu'il
fait en quelque façon la même chose à l'égard de soi-même
que la cause efficiente à l'égard de son effet, et partant qu'il est
par soi-même positivement.» Tels sont les propres mots de
Descartes en réponse à Caterus.
Cette réponse de Descartes ne satisfit point Arnauld. Il
reprit les objections de Caterus, et insista de nouveau en disant
qu' «on ne peut concevoir sans absurdité qu'une chose reçoive
l'être, et néanmoins que cette même chose ait l'être auparavant
que nous ayons conçu qu'elle l'avait reçu. Or cela arriverait si
nous attribuions les notions de cause et d'effet à une même
chose au regard de soi-même. Car quelle est la notion d'une
cause? Donner l'être. Quelle est la notion d'un effet? Le
recevoir. Or la notion de la cause précède naturellement la
notion de l'effet.» Il ajoutait: «Personne ne peut donner ce qu'il
n'a pas, donc personne ne peut donner l'être que celui qui l'a
déjà; or, s'il l'a déjà, pourquoi se le donnerait-il? On ne saurait
donc concevoir que Dieu soit par soi positivement, comme s'il
s'était lui-même produit; car il aurait été déjà auparavant que
d'être.»16
[212] Ces objections pressantes donnent bien à la doctrine
de Descartes leur vrai caractère. Il s'agit bien de savoir si Dieu
est la cause de son propre être, s'il s'est produit lui-même, s'il
s'est engendré lui-même, ce qui parait absurde et
incompréhensible, puisque alors il fallait qu'il fût avant d'être.
Et cependant, encore cette fois, Descartes ne se laisse point
ébranler; il veut bien que le mot de cause n'implique pas
comme d'ordinaire l'antériorité par rapport à l'effet; mais il ne
veut pas renoncer à l'idée que Dieu est par lui-même comme
par une cause; il ne veut pas admettre que l'expression être par
soi ne soit que négative. Il faut une cause et une cause positive
à l'existence de Dieu comme à toute autre chose. «J'estime,
répond-il à Arnauld,17 j'estime qu'il est nécessaire de montrer
qu'entre la cause efficiente proprement dite et point de cause,
il y a quelque chose qui tient comme le milieu, à savoir
l'essence positive d'une chose à laquelle l'idée ou le concept de
la cause efficiente se peut étendre, en même façon que nous

16. Éd. Cousin, t. II, p. 24.


17. OEuvres, id., V; Cousin, 11, p. 56, fin.
206
avons coutume d'étendre en géométrie le concept d'une ligne
circulaire la plus grande qu'on puisse imaginer au concept
d'une ligne droite, ou le concept d'un polygone rectiligne d'un
nombre infini de côtés au concept de cercle.
«De là (c'est-à-dire des objections d'Arnauld), on doit
également inférer que ce n'est pas une cause efficiente
proprement dite, ce que j'avoue, mais non point que ce n'est
point du tout une cause positive qui par analogie puisse être
rapportée à la cause efficiente… C'est pourquoi, lorsqu'on
demande si quelque chose peut se donner l'être à soi-même, il
faut entendre la même chose que si on demandait, savoir si la
nature ou l'essence de quelque chose peut être telle qu'elle n'ait
pas besoin de cause efficiente pour être ou exister.
«… Et je pense qu'il est manifeste que la considération de
la cause efficiente est le premier et le principal moyen, pour ne
pas dire le seul et l'unique, que nous ayons pour prouver [213]
l'existence de Dieu. Or, nous ne pouvons nous en servir si
nous ne donnons l'occasion à notre esprit de rechercher les
causes efficientes de toutes les choses qui sont au monde, sans
en excepter Dieu même; car pour quelle raison l'exempterions-
nous de cette recherche avant qu'il soit prouvé qu'il existe?»
Ainsi, selon Descartes, l'axiome de causalité est absolu et
universel. Il ne doit pas s'exprimer seulement comme on le fait
d'ordinaire depuis Kant: «Tout phénomène, c'est-à-dire tout ce
qui commence d'exister, a une cause;» mais, d'une manière
plus générale, sous cette forme: «Tout a une cause.» C'est ce
principe qui nous conduit jusqu'à Dieu; mais nous ne devons
pas exempter Dieu lui-même; car alors le principe perdrait sa
force. Dieu a donc besoin d'une cause; et nous avons le droit
de demander pourquoi il existe, ou, ce qui est la même chose,
pourquoi il n'a pas besoin d'autre cause efficiente que de lui-
même; et ce pourquoi est précisément ce qui tient lieu pour lui
de cause efficiente.
Il est évident que, dans cette discussion, Descartes s'élève
au-dessus des idées moyennes dont se contente la raison
humaine en tant qu'elle est claire et distincte à elle-même.
Nous ne voyons en effet d'une manière claire que deux choses:
ou bien la cause efficiente proprement dite, en tant qu'elle est
distincte de son effet et qu'elle le contient a priori, et par

207
conséquent qu'elle lui est antérieure; — ou bien pas de cause.
Et cependant il est en même temps évident pour la raison qu'il
doit y avoir un troisième terme, ein Drittes, comme dit Hegel;
car, quoiqu'il soit vrai d'un côté que la notion de cause
efficiente ne peut s'appliquer proprement à Dieu par rapport à
lui-même dans le sens habituel que nous attachons au mot de
cause, cependant, d'un autre côté, il n'est pas moins vrai que
pas de cause est insuffisant; car il faut une raison propre pour
qu'un être n'ait point de cause; et c'est cette raison propre qui
tient lieu de cause; comme il n'y a point d'autre être avant
Dieu, la raison propre pour laquelle il n'a pas de cause doit être
cherchée en lui-même; et cela c'est la cause; il est donc sa
cause à lui-même.
[214] Si l'on se contente de dire que l'être par soi ne doit
s'entendre que dans un sens négatif, c'est-à-dire signifiant
seulement que Dieu n'a pas de cause, son existence alors n'est
plus qu'un fait brutal, sans raison. Il est parce qu'il est. Mais, si
l'on admet le fait brutal à l'origine des choses, qu'a-t-on besoin
de Dieu, et ne peut-on pas dire de l'être quelconque qui serait
par lui-même, qu'il est parce qu'il est? Or cela peut être aussi
bien dit de la matière que de Dieu. Il faudra donc une raison;
or cette raison ne peut être, comme dit Descartes, que «l'infinie
et incompréhensible puissance de Dieu». Dieu est si puissant
et si grand que sa puissance fonde son être, et si parfait que
son essence emporte l'existence.
On ne peut échapper à ce dilemme de Descartes: ou point
de cause, et par conséquent point de Dieu; ou Dieu cause de
soi, dans le sens positif du mot. Et cependant il nous est
impossible de comprendre qu'une chose soit cause de soi.
Nous sommes donc là en présence d'une incompréhensibilité
fondamentale qui confine aux mystères de la théologie. Car s'il
est obscur de dire que Dieu engendre le Fils, combien plus
obscur de dire que Dieu s'engendre lui-même! ou plutôt n'est-
ce pas la même chose? n'est-ce pas précisément la doctrine de
la génération du Fils qui, traduite en langage philosophique
abstrait, est devenue dans Descartes la doctrine de Dieu cause
de soi? Dieu en tant qu'il engendre est le Père: c'est «l'infinie
et incompréhensible puissance» dont parle Descartes; Dieu en
tant qu'engendré est le Fils. Ces deux points de vue de la

208
métaphysique deviennent des hypostases et des personnes en
théologie. Dieu s'engendre lui-même, puisqu'il est Dieu en tant
que Fils, tout aussi bien qu'entant que Père.
Non seulement cette doctrine a de l'analogie avec les
mystères théologiques, mais il est littéralement vrai qu'elle se
rattache au dogme de la Trinité; et Descartes lui-même ne
contestait pas le rapport, et il y fait allusion: «Car, dit-il, de
même que les théologiens ont dit que le Père est le principe du
Fils, sans dire cependant que le Fils soit principié, de même je
dis que Dieu est cause de lui-même, sans aller jusqu'à [215]
dire que Dieu est l'effet de lui-même; car l'effet est moins
noble que la cause… Et quoique encore les théologiens
craignent d'employer le mot cause dans la procession des
personnes de la Trinité, et préfèrent le mot principe, ce n'est
pas une raison de craindre tant le mot de cause quand il s'agit
de Dieu à l'égard de lui-même; car il n'y a pas à craindre que
l'on suppose qu'il est moindre que lui-même, comme on
pourrait le supposer des personnes de la Trinité.»
Descartes conclut de là qu'il a pu attribuer à Dieu la
dignité d'être la cause, sans qu'on puisse inférer de lui qu'il lui
ait attribué «l'imperfection d'être effet». On voit ici encore une
autre incompréhensibilité, à savoir une cause sans effet; et
cependant on ne pourrait attribuer à Dieu la qualité d'être effet
à l'égard de lui-même, sans tomber dans la doctrine
alexandrine de la procession, c'est-à-dire de la chute des divers
états divins et de l'inégalité des hypostases, doctrine que le
christianisme avait répudiée. Ainsi Descartes, sans vouloir
toucher au mystère de la Trinité, s'en est évidemment inspiré:
et ce n'est pas une exagération de dire que la doctrine de Dieu
causa sui est un mystère.
La doctrine quasi mystique de l'infinie et
incompréhensible puissance de Dieu conduit Descaries à une
autre doctrine qui ne contredit pas moins, en apparence du
moins, les exigences de la raison et qui ne peut être non plus
appelée autrement qu'un mystère philosophique.
C'est la doctrine de la création des vérités éternelles.
D'après tous les philosophes, les vérités éternelles et
nécessaires sont fondées en Dieu; mais, dans l'opinion
généralement admise, et qui paraît la plus conforme à la

209
raison, les vérités éternelles résident dans l'intelligence divine,
et elles ont pour fondement l'essence divine elle-même; elles
sont donc immuables et éternelles comme cette essence. Mais
Descartes ne se contente pas de dire que les vérités éternelles
sont fondées sur l'essence de Dieu. Il veut les subordonner
encore, plus à «l'infinie et incompréhensible puissance de
Dieu», et il les rattache à sa volonté. Les vérités éternelles sont
donc [216] créées et produites par Dieu aussi bien que les
vérités contingentes. Dieu est l'auteur de la vérité comme il est
l'auteur du monde. «Ces vérités, dit-il, ont été établies par
Dieu et dépendent de lui aussi bien que les créatures.»
Autrement, lui imposer de contempler et de reconnaître des
vérités qu'il n'aurait pas faites, ce serait l'assujettir au Styx et
aux destinées. «Ces vérités, dit-il encore, ne sont vérités que
parce que Dieu les connaît; mais il ne faut pas dire que Dieu
ne les connaît que parce qu'elles sont des vérités. Il ne faut pas
dire: «Les vérités «subsisteraient s'il n'y avait point de Dieu;»
car l'existence de Dieu est la première de toutes les vérités.»
La raison qu'en donne Descartes est très remarquable: «D'une
part, dit-il, ces vérités sont proportionnées à notre
entendement, mais l'infinie puissance de Dieu est au-dessus de
notre entendement; donc elles sont quelque chose de moindre
que l'infinie puissance de Dieu». Et, si l'on demande en quel
genre de cause Dieu est l'auteur des vérités éternelles, il faut
répondre qu'il en est efficient et totalis causa, et qu'il en est
cause comme de l'existence des créatures. Les vérités ne
viennent pas de Dieu comme les rayons du soleil viennent de
cette source: ce n'est donc pas par émanation qu'elles dérivent
de Dieu, mais par une véritable création, Illas creavit; ou du
moins, si l'on a peur de ce mot, Illas disposuit et fecit;» et il
ajoute: «Je dis que je le sais, et non pas que je le conçois et le
comprends.» Mais qui a nécessité Dieu à les créer? «Je dis
qu'il a été aussi libre qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes
tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne
pas créer le monde, et il est certain que ces vérités ne sont pas
plus jointes à son essence que les autres créations.» «Il faut
admettre que Dieu a été de toute éternité indifférent à toutes
choses, n'y ayant aucune idée qui représentât d'avance le vrai
ou le bien, rien qui fût l'objet de l'entendement divin avant

210
d'avoir été constitué tel par la volonté; et ce n'est pas parce
qu'il était meilleur que Dieu créât dans le temps que Dieu a
créé dans le temps; mais c'est parce que Dieu a créé dans le
temps que cela est meilleur.» Descartes applique ce
raisonnement même [217] aux vérités mathématiques, comme
nous l'avons vu déjà par l'exemple de l'égalité des rayons du
cercle; et il va jusqu'à dire: «Ce n'est pas parce qu'il est
impossible que les trois angles d'un triangle n'égalent pas deux
dro
its que Dieu a voulu qu'il en fût ainsi; mais c'est parce qu'il
l'a voulu ainsi que cela est vrai. Il s'ensuit que Dieu aurait pu
vouloir le contraire; il aurait pu vouloir que 2 et 2 fissent 8, au
lieu de 4. Enfin Dieu aurait pu faire qu'il y eût des montagnes
sans vallées, et des vallées sans montagnes. Il aurait pu vouloir
«qu'il ne fût pas vrai que les contradictoires ne pussent exister
ensemble».
Ainsi, d'après ce dernier texte, on voit que Descartes,
avant Hegel, allait jusqu'à mettre en question le principe de
contradiction, ou du moins à le subordonner comme tout le
reste à la volonté divine. Cependant il faut reconnaître que
Descartes a singulièrement atténué la doctrine lorsqu'il a dit
ailleurs que «nous ne devons concevoir aucune différence de
priorité en Dieu entre l'entendement et la volonté, car il n'y a
qu'une seule action simple et pure; ce que les mots de saint
Augustin expriment fort bien: quia video, ea sunt, parce qu'en
Dieu videre et velle ne sont qu'une seule et même chose (Édit.
Cousin, t. IX, p. 172)». C'est là sans doute une réserve
importante; car alors ce n'est pas la volonté seule qui a fait la
vérité; il est vrai que l'entendement n'a pas la priorité sur la
volonté, mais réciproquement la volonté n'a pas la priorité sur
l'entendement: ce qu'il y a de paradoxal dans la doctrine
s'efface en grande partie. Il n'en est pas moins vrai que la
volonté est un des facteurs de la vérité, et que Descartes a cru
que toutes les vérités éternelles, y compris le principe de
contradiction, sont des vérités contingentes.
Une telle doctrine est incompréhensible; et cependant, non
seulement Descartes la recommande malgré son
incompréhensibilité, mais c'est là précisément la raison même
pour laquelle il pense qu'on doit l'admettre. Il lui semble que,

211
si nous connaissions l'origine de la vérité, cela suffirait pour
que cette origine supposée ne fût pas la vraie. En quoi de telles
affirmation [218] diffèrent-elles des affirmations contenues
dans les mystères chrétiens? D'autre part, si on admet la
doctrine de Descartes, les mystères proprement dits cessent à
leur tour d'être incompréhensibles: car ce que l'on objecte aux
mystères, c'est qu'ils semblent violer le principe de
contradiction. Mais si ce principe lui-même est contingent,
quoi d'étonnant que Dieu et tout ce qui constitue la nature
divine soient au-dessus de la raison?
Il y a du reste une telle analogie entre
l'incompréhensibilité théologique et l'incompréhensibilité
métaphysique, que Descartes répond à l'objection qu'on lui fait
de la même manière que les théologiens lorsqu'on la leur fait à
eux-mêmes.
«J'avoue, dit-il, que nous ne pouvons comprendre cela;
mais, d'un autre côté, je comprends fort bien que rien ne peut
exister en quelque genre que ce soit qui ne dépende de Dieu.
Ce serait une chose tout à fait contraire à la raison de douter
des choses que nous comprenons fort bien, à cause de
quelques autres que nous ne comprenons point.»
Il n'entre pas dans le plan de cette étude de prendre parti
pour ou contre la doctrine de Descartes ni sur Dieu causa sui,
ni sur la création des vérités éternelles. Ce que nous retenons
seulement, c'est que le philosophe des idées claires et
distinctes a enseigné dogmatiquement la doctrine des
obscurités nécessaires; c'est que pour lui cette doctrine est une
doctrine philosophique qu'il essaye de démontrer
rationnellement, et non par les arguments extrinsèques de
l'autorité et de la tradition; enfin, c'est au nom de la raison que
Descartes exige que l'on s'élève au delà de la raison; et
cependant cette doctrine contient un élément
d'incompréhensibilité que l'on pourrait à la rigueur taxer de
contradiction: en un mot, ce sont des mystères; et si Descartes
nous propose de tels mystères, ce n'est pas parce qu'il se serait
attardé en théologie, sans s'élever jusqu'à la philosophie, mais
c'est que la philosophie moyenne, celle de l'entendement, ne
lui a pas paru suffisante, et qu'il a cherché à s'élever au delà. Il
y a donc, en philosophie même, une région supérieure qui

212
correspond à la région [219] des mystères en théologie, et de
part et d'autre on professe qu'il faut monter jusqu'à
l'incompréhensibilité pour comprendre le compréhensible.
Nous avons pris pour premier exemple la philosophie qui
repose sur le principe des idées claires et distinctes, comme la
plus éloignée de toute idée mystique et par conséquent de la
tentation d'introduire le mystère dans la science; et cependant
nous y avons trouvé le mystère. C'est donc qu'il y a là un
véritable besoin de l'esprit. Ce n'est pas seulement un besoin
de l'imagination, à savoir le besoin de se représenter sous
forme sensible le monde intelligible; c'est un besoin de la
raison dont la loi fondamentale est de se connaître elle-même,
et par là même de se reconnaître des limites avec une tendance
innée à dépasser ces limites, c'est-à-dire avec un besoin de
concevoir l'inconcevable et de comprendre l'incompréhensible.
Mais si ce besoin se manifeste si nettement déjà dans la
philosophie des idées claires, combien plus pressant encore
sera-t-il dans les philosophies qui ont par elles-mêmes une
tendance mystique et font une large part à l'enthousiasme, à
l'amour, à l'extase, par exemple dans la philosophie de l'école
d'Alexandrie!
La doctrine alexandrine de l'Un au-dessus de l'être, το
επεκεινα του οντος, ne peut-elle pas, elle aussi, être appelée
un mystère? On sait en quoi consiste cette doctrine. Dieu, dans
le système alexandrin, se compose de trois hypostases. Il est a
la fois un et triple, comme dans la Trinité chrétienne.
L'expression d'hypostase est même celle que le christianisme a
empruntée à la langue grecque pour exprimer les personnes de
la Trinité, et c'est ce terme que les Latins on traduit par
persona. On pourrait donc dire que les Alexandrins ont
reconnu aussi trois personnes dans la Trinité; mais, outre que,
dans la foi chrétienne, le mot de personne est arrivé à prendre
un sens de plus en plus concret, et qu'au lieu de puissances
abstraites et métaphysiques, on a entendu par là des
personnalités vivantes, outre cette première différence, il y en
a une autre: c'est que, dans la théologie chrétienne, les trois
[220] personnes sont égales entre elles, tandis que dans la
théologie alexandrine elles sont inégales et que chacune dérive
de la précédente par voie de descente et de chute. Ainsi au plus

213
bas degré est l'Âme ou principe de vie: c'est l'âme du monde,
c'est le dieu stoïcien. Plus haut est l'Intelligence (le Νους;), qui
est en même temps l'Être; car l'être, c'est l'intelligible, et il y a
identité entre l'intelligible et l'intelligence: c'est en même
temps le dieu de Platon et celui d'Aristote. Mais Aristote
s'arrête là. Il pense que l'identité de l'intelligible et de
l'intelligence suffit pour constituer l'unité divine. Platon
semble déjà avoir voulu s'élever plus haut, et, dans quelques
textes obscurs de la République, on pressent la doctrine
alexandrine. «Aux dernières limites du monde intellectuel, dit-
il dans la République, est l'idée du bien, qu'on aperçoit avec
peine, μογις οφθεισα, mais qu'on ne peut apercevoir sans
conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de beau et de
bon, et que c'est elle qui produit directement la vérité et
l'intelligence.» — «Considère cette idée comme le principe de
la science et de la vérité; et, quelque belles que soient la
science et la vérité, tu ne le tromperas pas en pensant que
l'idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté; que l'on
peut considérer la science et la vérité comme ayant de
l'analogie avec le bien; mais on aurait tort de prendre l'une et
l'autre pour le bien lui-même, qui est d'un ordre tout autrement
relevé.» On voit par ces textes que Platon plaçait déjà le bien
au-dessus de l'intelligence, tandis qu'Aristote l'identifiait à
l'intelligence; mais, dans un autre passage, Platon allait plus
loin encore: «Tu peux dire, ajoutait-il, que les êtres
intelligibles ne tiennent pas seulement du bien ce qui les rend
intelligibles, mais encore leur être et leur essence, quoique le
bien lui-même ne soit point essence, mais quelque chose fort
au-dessus de l'essence en dignité et en puissance.» Ainsi, dans
Platon déjà, au moins dans ce passage, [221] on voit l'idée du
bien supérieure non seulement à l'intelligence, mais à
l'essence. Celle doctrine a été développée par l'école
d'Alexandrie, qui en a fait la base de sa philosophie. Plotin
enseigne explicitement que pour trouver le principe suprême
ou le bien, il faut s'élever au-dessus de l'intelligence et de
l'être. La raison est que le premier principe doit être
absolument un; or l'intelligence n'est pas une, car elle implique
la dualité de l'intelligence et de l'intelligible et, comme nous
disons, la distinction du sujet et de l'objet, de l'être et de la

214
pensée; or partout où il y a dualité il faut aller au delà. Le
premier principe sera donc au-dessus de la pensée et au-dessus
de l'être. Il sera par là même au-dessus de notre intelligence
(επεκεινα της νοησεως). Nous ne pourrons en parler que
négativement; nous savons cependant qu'il est et qu'il n'y a
rien de plus parfait.
Qui pourrait contester à cette doctrine le caractère de
mystère? Peut-être au contraire lui reprochera-t-on
précisément d'être trop un mystère, et de n'être pas assez une
doctrine philosophique. Cependant, on y est conduit par le
raisonnement et la réflexion. Elle est donc philosophique au
même litre que toutes les autres hypothèses des philosophes;
car si Dieu est, par essence, l'être en soi, il doit y avoir en lui
une raison de son être, comme le disait Descartes; et, s'il est
l'intelligence en soi, il doit y avoir en lui une raison de son
intelligence. Or cette raison de l'intelligence et de l'être doit
être quelque chose de supérieur à l'intelligence et à l'être;
autrement elle n'en saurait être la raison. On voit que cette
conception repose sur la raison elle-même et non pas
seulement sur le sentiment, l'extase ou la foi. C'est la raison
elle-même qui encore ici atteste la nécessité de quelque chose
de supérieur à la raison. Et cependant comment nous serait-il
possible de comprendre quelque chose de supérieur à
l'intelligence et à l'être, puisque, ne possédant l'un et l'autre
que par participation, il nous est impossible de pénétrer jusqu'à
leur essence. Nous ne pouvons donc que croire à ce principe
transcendant. Est-ce là autre chose qu'un mystère?
[222] Je ne parlerai pas des philosophes comme
Malebranche ou comme Pascal qui ont introduit la théologie
dans la philosophie, celui-ci en proposant la doctrine de la
chute originelle comme solution du problème du mal, celui-là
en affirmant que le motif de la création pour Dieu a été
l'Incarnation du Verbe; car c'est là le seul motif digne de lui,
Dieu ne pouvant agir que pour un motif infini, et le motif ne
pouvant être autre que la présence de l'infini dans la création.
Ces conceptions de Pascal et de Malebranche vont au delà de
ce que nous prétendons soutenir: ce n'est plus seulement
l'affinité des deux sciences, c'est leur fusion et peut-être leur
confusion. Mais combien d'autres doctrines peuvent être

215
signalées comme portant le caractère de mystère! Par exemple,
la doctrine si célèbre et si scandaleuse de Hegel sur l'identité
des contraires n'a-t-elle pas pris sa source dans le besoin de la
raison de s'élever au-dessus d'elle-même? Le P. Gratry la
dénonçait avec indignation dans son livre les Sophistes et la
critique, sans songer qu'il frappait par là même peut-être sur la
doctrine chrétienne. En effet, cette thèse si révoltante du
philosophe allemand, qu'était-ce autre chose en réalité que la
traduction abstraite et métaphysique de la doctrine des
mystères? On nous enseigne théologiquement qu'au-dessus de
la région de l'entendement, il y a une région de vérités
mystiques, où 1 est identique à 3, où Dieu est homme, où
l'Éternel tombe dans la mort. Ce sont là des contradictions au
moins apparentes qui cachent, dit-on, des vérités plus
profondes, bien autrement intéressantes que les vérités terre à
terre de l'entendement. Quoi d'étonnant qu'un philosophe ait
traduit cela en langage rationnel et en une doctrine
philosophique? L'entendement, dira-t-il, ne voit les choses que
d'une manière simple: une chose est elle-même et non pas une
autre. L'un est l'un; l'être est l'être; l'homme est l'homme. Déjà
une école de l'antiquité, poussant ce principe à l'extrême, avait
nié la possibilité du jugement. Il ne faut pas dire, disait
Antisthène, que l'homme est bon, mais que l'homme est
homme et que le bon est bon. Mais qu'est-ce que cela nous
apprend? Au-dessus [223] de la philosophie de l'entendement
est celle de la raison pure, qui nous apprend que l'identité ne
produit rien et n'a qu'une valeur logique. La contradiction est
la condition de la vie. L'un doit être multiple; le même doit
être autre, comme l'avait déjà pensé Platon. Ainsi la
pénétration intime des contraires est le principe constituant la
réalité. Qui ne voit que c'est le principe même de la théologie
introduit par Hegel dans la métaphysique?
Je ne doute pas non plus que le prestige exercé aujourd'hui
sur les esprits par la philosophie de Kant n'ait sa raison dans ce
sentiment du mystère, ce besoin de mystère que satisfaisait la
religion, mais que la philosophie rencontre à son tour comme
un de ses principaux ressorts. Si le kantisme n'était, comme on
le dit, qu'une doctrine critique, s'il n'était que la négation de la
métaphysique, pourquoi le préférerait-on au positivisme, qui

216
dit la même chose d'une manière beaucoup plus simple et
beaucoup plus claire? Mais c'est que le kantisme est tout autre
chose; c'est qu'il nous ouvre des perspectives que le
positivisme ne connaît pas. Ce domaine des noumènes qui
nous est fermé, et qui est cependant le seul réel, et où nous
pénétrons par la morale, c'est-à-dire par la foi, ces antinomies
qui se concilient peut-être quelque part, ce moi qui se substitue
à tout, et qui est tout prêt à redevenir Dieu, cette liberté
autonome qui se donne à elle-même la loi, et des lois plus
sévères qu'aucune de celles qu'imposent les législateurs
humains, autant de mystères auxquels les néo-kantiens croient
comme à l'Évangile. Non seulement tout cela ressemble à la
théologie, mais, bien plus, on peut dire que tout cela n'est au
fond que la théologie protestante traduite en langage
philosophique.
Ces analogies, ces affinités profondes de la théologie et de
la philosophie nous expliquent comment il se fait que souvent
les plus croyants en religion ont été les plus hardis en
métaphysique, pourquoi les Pascal, les Malebranche et les
Fénelon sont les plus téméraires des métaphysiciens français.
Dans l'histoire de la philosophie, saint Anselme, le cardinal
[224] de Cuza, etc., sont aussi au nombre des plus hardis
penseurs, sans compter dans l'antiquité Origène, Denys
l'Aréopagite. Bien loin d'étouffer la pensée, la grande
théologie la conduit sur les cimes les plus élevés, et la doctrine
des mystères lui ouvre les voies les plus larges.
Je voudrais tirer une conclusion pratique de cette étude:
c'est que je crois peu philosophique de laisser entièrement de
côté, comme n'ayant rien à apprendre aux philosophes, l'étude
de la théologie. Je crois au contraire qu'un philosophe qui
entrerait dans cette étude en retirerait du profit. Je voudrais
que les théologiens eux-mêmes en revinssent aux fortes éludes
théologiques et ne craignissent pas plus que leurs anciens d'en
tirer de savantes conceptions métaphysiques. Au moins au
point de vue historique, l'histoire savante de la théologie serait
un complément utile à l'histoire de la philosophie. Même
dogmatiquement, les esprits libres qui sont placés au point de
vue rationaliste pourraient trouver dans cette étude quelque
chose qui féconderait leur propre pensée. Bien loin de croire,

217
avec les positivistes, que l'esprit humain doit s'écarter de la
théologie aussi bien que de la métaphysique, pour se borner
aux sciences positives, je pense au contraire que l'on doit
revenir des sciences positives à la métaphysique, et de la
métaphysique à la théologie, afin que toutes les sphères de la
pensée humaine soient en même temps cultivées.

218
LEÇON XIV
RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DES SCIENCES
EXAMEN DU POSITIVISME

Messieurs,

Après avoir étudié les rapports de la philosophie et de la


religion, passons aux rapports de la philosophie et des
sciences. Si, par son côté spéculatif, la philosophie touche à la
religion, par son côté concret et expérimental la philosophie
touche aux sciences. Elle remplit l'entre-deux. Nous n'avons
pas craint de montrer les affinités de la philosophie et de la
religion, parce qu'il nous a semblé que le danger n'était pas de
ce côté. Aujourd'hui, c'est plutôt du côté des sciences positives
qu'il faut défendre l'indépendance de la philosophie: car il n'est
plus à craindre que la philosophie soit la servante de la
théologie; il est plutôt à craindre qu'elle ne devienne la
servante des sciences, ancilla scientiarum, tant la faveur
générale se porte de ce côté.
Sans méconnaître l'alliance de la philosophie et des
sciences, nous avons donc surtout à défendre notre
indépendance. Nous arrivons ainsi à cette question que nous
avions côtoyée et annoncée dans notre premier semestre, mais
que nous avions ajournée, à savoir si la science peut remplacer
la philosophie.
Cette proposition peut avoir deux sens: ou bien la science,
comme science, à savoir les mathématiques, la physique,
l'histoire naturelle, peuvent-elles subsister toutes seules, de
manière à remplacer complètement la philosophie, et qu'il n'y
ait plus de philosophie du tout? Cela est absolument [226]
impossible. Il manquerait alors l'esprit de généralité et de
synthèse qui fait nécessairement défaut aux sciences
particulières: car on ne fait des progrès dans ces sciences qu'en
s'y enfonçant d'une manière tout à fait spéciale. Le progrès

219
même des sciences qui consiste à développer de plus en plus
l'esprit de spécialité prouve la nécessité d'une tendance
opposée qui contrebalance cet excès, et par conséquent de
l'esprit philosophique. En fait, malgré cette tendance vers la
spécialité, jamais on ne s'est tant occupé de philosophie,
jamais on ne s'est tant intéressé à la philosophie que depuis
qu'on a dit que l'on n'en ferait plus. On ne voit donc pas que
jusqu'ici les sciences soient en état de prétendre à supplanter la
philosophie.
Mais on peut donner à la proposition précédente un autre
sens: c'est qu'il y aurait une philosophie nouvelle dont les
doctrines seraient les généralités de toutes les sciences; c'est la
prétention du positivisme, prétention que nous avons a
examiner. Nous nous étions engagé, à l'entrée de ce cours, à
faire l'examen du positivisme; mais nous n'en avions pas
trouvé l'occasion. Cette occasion se présente naturellement ici.
Le positivisme est parti de cette conception que toutes les
sciences, de même que l'esprit humain en général, passent par
trois phases ou trois états: l'état théologique, l'état
métaphysique, l'état positif. Il nous montre que la chimie, la
physique, la médecine, etc., ont d'abord cru à des personnalités
surnaturelles, à des puissances mystérieuses mêlées aux choses
et agissant par des moyens miraculeux, puis à des entités
abstraites, à des facultés occultes, à des substances spirituelles.
Enfin elles sont arrivées à l'état positif, c'est-à-dire à
l'observation des phénomènes et de leurs rapports: c'est alors
seulement qu'elles sont devenues des sciences. La physique,
depuis les expériences de Galilée, la chimie depuis Lavoisier,
la physiologie depuis Haller et Bichat, ont pris le caractère de
sciences positives.
Cela posé, si l'on veut que la philosophie à son tour
devienne une science positive, il faut qu'elle subisse les mêmes
[227] révolutions. A l'origine, elle a été théologique; depuis
des siècles, elle est devenue métaphysique. Il est temps qu'elle
devienne positive. La philosophie positive sera donc celle qui
s'appuiera sur les données des sciences concrètes, et qui
empruntera tout son contenu aux sciences expérimentales.
Grâce à ce contenu expérimental, la philosophie positive
croit pouvoir s'opposer à toutes les philosophies jusqu'alors

220
connues, et elle les enveloppe toutes sous le nom de
métaphysique. Elle se met elle-même à part, comme quelque
chose d'autre, comme une science positive qui sera à la
métaphysique à peu près ce qu'est la chimie par rapport à
l'alchimie, l'astronomie par rapport à l'astrologie, etc. En un
mot, elle s'oppose à la philosophie vulgaire comme la science
à la métaphysique. C'est cette position habile qui a fait le
succès du positivisme, mais c'est cette position même dont
nous croyons pouvoir contester la légitimité.
Le positivisme a-t-il le droit de se mettre ainsi à part et en
dehors des autres systèmes de philosophie, de se créer une
situation privilégiée à leur égard, en disant: Les autres écoles
sont des opinions, des systèmes plus ou moins arbitraires;
nous, nous sommes une science? Nous ne le croyons pas.
Sans doute la division de la philosophie en systèmes
contradictoires est un fait troublant pour l'esprit. Mais le
positivisme est-il en dehors des systèmes, ou n'est-il pas lui-
même un système soumis aussi bien que les autres à la
controverse, et n'ayant pas plus qu'eux le caractère d'une
science positive? Voilà la question.
Sans doute encore, si l'on accorde que l'esprit humain est
incapable de rien connaître au-dessus des phénomènes et des
phénomènes physiques, voilà la métaphysique éliminée, et par
là même le positivisme confirmé dans toutes ses prétentions.
Mais le postulat dont on part ici est la doctrine même d'un de
ces systèmes de métaphysique que l'on élimine; c'est la
doctrine du scepticisme. Le positivisme, par son côté négatif,
n'est donc autre chose que le scepticisme, c'est-à-dire
précisément l'un de ces systèmes en dehors desquels il cherche
à se placer.
[228] Remarquez que le côté négatif du positivisme, à
savoir l'exclusion de toute recherche spéculative, est le
caractère essentiel du positivisme: car, par son côté positif,
lorsqu'il essaye de caractériser et de coordonner les données
des sciences concrètes, en quoi nous dit-il quelque chose de
contraire à tout ce qui a été avancé par tous les
métaphysiciens? Est-ce qu'Aristote, Bacon, Descartes,
Leibniz, n'ont pas, eux aussi, généralisé et coordonné les
résultats des sciences de leur temps? Ce qui caractérise la

221
philosophie dite positive, c'est d'avoir dit qu'il ne faut faire que
cela: or c'est là du scepticisme, et pas autre chose. La
prétendue exclusion de la métaphysique revient donc tout
simplement à éliminer tous les systèmes au profit d'un seul
sans discussion.
Il faut accorder que la science positive s'oppose à la
métaphysique par un caractère remarquable, à savoir la
cessation de toute controverse sur un problème résolu, et un
progrès constant dans la somme des vérités acquises. Mais cet
avantage qui est au profit de la science prétendrait-il être mis
également au profit de la philosophie positive? C'est ce qui est
fort douteux, car science positive et philosophie positive sont
deux choses distinctes. La science est la science; le
positivisme est un système de philosophie qui concourt avec
tous les autres, qui a, comme les autres, ses avantages et ses
inconvénients, son fort et son faible, mais qui n'est pas une
science dans le sens propre du mot, mais simplement une
manière de voir sur la science, c'est-à-dire une philosophie
comme les autres, se présentant avec ses chances et ses
risques, sans aucun droit de prétendre à l'infaillibilité qui est le
propre de la science faite et démontrée.
Comprenez bien ce jeu et cette tactique employés
habilement et inconsciemment par le positivisme. Voyant la
solidité delà science et l'instabilité apparente de la philosophie,
ils se sont dit: «Fondons la philosophie sur les sciences, et
nous participerons aux avantages de la science elle-même.»
Mais c'est là un véritable sophisme. Comme science, oui, vous
êtes infaillible, mais vous n'êtes pas une philosophie; comme
philosophie, [229] vous n'êtes pas plus une science que les
autres systèmes. Au reste, cette sorte de jeu qui consiste à se
mettre en dehors de la philosophie pour la réfuter et la
remplacer, en arguant de ses éternelles controverses, comme si
l'on n'était pas soi-même un des combattants, ce jeu, dis-je, a
été plusieurs fois joué en philosophie, et par les plus grands
hommes.
Par exemple, la religion est, comme la science, un
domaine d'infaillibilité; elle s'appuie sur la révélation, sur la
parole même de Dieu, à côté de laquelle toutes les opinions
humaines sont de véritables bégayements d'enfants. Lorsque la

222
religion dit qu'il faut croire, au lieu de se consumer en
controverses stériles, elle peut avoir raison à son point de vue,
aussi bien que la science, lorsque celle-ci nous dit qu'il ne faut
affirmer que ce qui est démontré par l'expérience et par le
calcul. Chacune de ces deux puissances, religion et science,
peut se croire autorisée à mépriser la philosophie et à s'en
passer. Mais ce qui peut être vrai de la religion ou de la
science doit-il être accordé à toute philosophie qui prétendra
relever de la religion ou de la science? L'infaillibilité propre à
la religion et à la science doit-elle profiter à une philosophie
qui s'appuie sur l'une ou sur l'autre? Évidemment il y a là une
captation subreptice de l'esprit qui n'est pas plus légitime dans
un cas que dans l'autre. Eh bien! l'attitude qu'Auguste Comte a
prise à l'égard de la philosophie en se couvrant de la science,
Pascal l'avait prise de la même manière en se couvrant de la
religion. Par cela seul qu'il s'inspire du dogme religieux, il
croit avoir le droit de se placer en dehors de la philosophie
proprement dite, de la regarder de haut, avec le plus profond
mépris: Mépriser la philosophie, c'est vraiment philosopher;
et encore: La philosophie ne vaut pas une heure de peine.
Évidemment il exceptait de ce jugement sa propre philosophie.
Ces jugements acerbes signifient tout simplement que tous les
autres philosophes ont tort, et que lui seul a raison, parce qu'il
s'appuie sur la révélation, qui est la seule vérité. Mais autre
chose est la révélation, autre chose la philosophie de Pascal.
La révélation a son autorité propre, qui ne relève pas [230] de
la raison, tandis que le système de Pascal relève de la raison
aussi bien que les autres systèmes; et je ne suis pas plus forcé
de m'y soumettre qu'à celui de Leibniz. C'est un système
comme les autres, plus profond peut-être, plus vrai peut-être,
je n'en sais rien; mais, en tout cas, c'est un système. Le fait
d'enseigner le péché originel ne lui confère pas une
infaillibilité propre; car je puis croire au péché originel sans
nier le droit naturel, comme Pascal, sans jouer Dieu à pile ou
face, comme dans le fameux morceau sur le pari, sans dire
enfin, comme il le fait, que nous ne savons de Dieu ni ce qu'il
est ni s'il est. Voilà donc un exemple d'un penseur essayant de
se séparer des autres philosophies, pour éluder l'objection qui
leur est commune à toutes, à savoir l'instabilité et la discorde

223
des opinions, et essayer de bénéficier d'une autorité différente.
Mais c'est là un véritable jeu, et personne ne s'y laisse prendre.
Voici un autre exemple du même artifice. Il est évident
que tous les hommes ne peuvent pas être philosophes.
Cependant il faut une règle. Les hommes, pour la plupart, la
trouvent dans leur propre cœur. Sans doute on peut dire d'une
manière générale: «Un bon cœur vaut mieux que toute
philosophie.» Un saint Vincent de Paul, un abbé de L'Épée,
peuvent être supérieurs devant Dieu à tous les métaphysiciens.
Tout cela, dis-je, peut être vrai au point de vue pratique. De là
la tentation pour un philosophe de fonder sa philosophie sur le
cœur et de se séparer par là de tous les autres, en réclamant
pour sa philosophie par rapport aux autres le privilège qui
appartient au cœur dans la vie pratique. C'est ce qu'a fait
Rousseau dans le Vicaire Savoyard. Voyez comme il parle des
philosophes.
«Je consultai les philosophes; je feuilletai leurs livres;
j'examinai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers,
affirmatifs, dogmatiques même dans leur scepticisme
prétendu, n'ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns
des autres… Quand ils seraient en état de découvrir la vérité,
qui d'entre eux prendrait intérêt à elle? Chacun sait bien que
son système [231] n'est pas mieux fait que les autres; mais il le
soutient parce qu'il est à lui. Il n'y en a pas un seul qui, venant
à connaître le vrai et le faux, ne préférât le mensonge qu'il a
trouvé à la vérité découverte par un autre… L'essentiel est de
penser autrement que les autres. Chez les croyants il est athée,
chez les athées il serait croyant.
«Je pris donc un autre guide, et je me dis: «Consultons «la
lumière intérieure.»
Ainsi Rousseau, comme Pascal, comme Auguste Comte,
se met à part des philosophes, auxquels il oppose, comme
toujours, leurs contradictions et leur esprit de système. Sa
règle à lui, c'est la lumière intérieure, la conscience, le cœur.
Mais il ne voit pas qu'il n'est lui-même qu'un de ces
philosophes auxquels il s'oppose. Sans doute il s'appuie surtout
sur le sens commun, sur l'instinct du cœur et de la conscience;
mais ce n'est pas cependant sans employer le raisonnement, et
même quelquefois un raisonnement assez subtil. Ou bien il

224
faut croire naïvement, de la foi du charbonnier, parce qu'on n'a
ni le temps ni la force de se livrer à la métaphysique; ou bien,
même si l'on s'appuie sur le sens commun, on fait de la
métaphysique, on entre dans la lice, on est un des combattants.
De quel droit s'excepte-t-on du jugement acerbe que l'on porte
sur tous les autres? Le tableau de J.-J. Rousseau peut
s'appliquer à lui-même aussi bien qu'à n'importe quel autre.
Lui-même avait plus que personne le désir et le goût de ne
point penser comme les autres. Si, dans le Vicaire Savoyard, il
soutient le devoir et le sens commun, partout ailleurs sa
philosophie est une philosophie du paradoxe; et son déisme
lui-même, en face du salon du baron d'Holbach, était encore
un paradoxe. On pourrait donc, dans le camp adverse, lui
appliquer le trait même par lequel il termine sa diatribe, à
savoir que le philosophe cherche tellement à se distinguer, que
chez les athées il se fait croyant. C'était sa propre histoire.
Quoiqu'il en soit, la philosophie de la conscience et du cœur
est une philosophie comme une autre: c'est un demi-
scepticisme et un demi-dogmatisme qui répond à un certain
état d'esprit, [232] à un certain besoin de l'âme, mais qui n'est
pas d'une autre essence que les autres systèmes de philosophie.
Grâce à ces exemples, nous pourrons mieux comprendre
ce qu'il y a de sophistique dans la conception d'une
philosophie positive. Le sophisme est celui-ci: il y a des
sciences positives qui ont une certitude absolue; nous n'avons
qu'à construire une philosophie sur les sciences, et nous aurons
une philosophie positive qui jouira des mêmes avantages que
la science elle-même. C'est là un abus de mots.
Il y a dans la philosophie positive à la fois du
philosophique et du positif; mais ce qui est positif n'est pas
philosophique, et ce qui est philosophique n'est pas positif. En
effet, cette philosophie se compose de deux choses: 1° de
données positives et concrètes empruntées aux sciences
proprement dites; or cela, c'est de la science; ce n'est pas de la
philosophie; 2° de considérations générales, de réflexions sur
ces données positives; or cela, c'est bien de la philosophie,
mais ce n'est plus de la science dans le sens propre du mot; ce
sont des vues du même ordre que celles des autres
philosophies, soumises comme celles-ci à la contradiction,

225
susceptibles d'interprétations diverses, de plus ou de moins,
n'ayant nullement le caractère d'infaillibilité absolue qui paraît
être le propre des vérités scientifiques proprement dites.
Ce qui donne surtout aux vérités scientifiques leur
caractère positif, c'est l'emploi de la méthode expérimentale et
du calcul; or les conceptions positives ne sont pas, plus que les
autres conceptions philosophiques, du domaine de
l'expérimentation et du calcul.
Prenons, par exemple, ces deux théorèmes principaux de
l'école positiviste: la théorie des trois états et celle des six
sciences fondamentales.
Ni l'une ni l'autre de ces théories n'est susceptible d'être
soumise à l'expérience et au calcul. La première est une
induction tirée de l'histoire de la civilisation et de l'histoire des
sciences, à peu près comme la théorie du progrès dans
Condorcet, ou dans V. Cousin la théorie des quatre systèmes
[233] fondamentaux, le sensualisme, l'idéalisme, le
scepticisme et le mysticisme. Cette théorie des trois états peut
s'entendre de beaucoup de manières. On peut soutenir qu'ils ne
sont pas nécessairement successifs, mais simultanés. On peut
soutenir, et c'est notre opinion, qu'il y a un mouvement de
retour en sens inverse. On peut donc admettre ces trois phases,
et différer sur l'interprétation des phases. Ce n'est pas là une
vérité positive semblable à la loi de la chute des corps. Tout au
plus cela pourrait-il ressembler à ce que l'on appelle dans la
science des théories; mais précisément une théorie c'est ce
qu'il y a dans la science de moins positif.
De même la distinction des six sciences fondamentales est
loin d'être une vérité positive, au-dessus de toute contestation.
Elle est susceptible de contradiction, de discussion, de
modification. Elle ne peut être objet ni d'expérience ni de
calcul. C'est une vue vraie ou fausse sur l'enchaînement des
sciences, qui est du même ordre, nous l'avons vu plus haut,
que les vues des autres philosophes sur les mêmes matières.
Le caractère distinctif, avons-nous dit, des sciences
positives (et c'est Auguste Comte lui-même qui a le plus
insisté sur ce critérium), c'est la cessation de controverse. Mais
le positivisme, comme la philosophie, a-t-il mis fin aux
controverses? A-t-il tué la mélaphysique? En aucune façon. La

226
métaphysique a continué à combattre le positivisme, comme le
positivisme combat la métaphysique. Dans le sein même de
son école, le positivisme n'a pas tué l'esprit de controverse. Il a
suscité des écoles différentes qui relèvent de lui: d'un côté les
orthodoxes, de l'autre le positivisme indépendant, puis des
ramifications voisines et profondément différentes. Le
positivisme anglais, par exemple, a rétabli une grande partie de
ce qu'Auguste Comte avait nié. Celui-ci avait nié la
psychologie subjective: Mill l'a rétablie. Il avait nié l'existence
de l'absolu: Herbert Spencer l'a rétabli sous le nom
d'inconnaissable. Auguste Comte avait nié toute hypothèse sur
l'origine des choses: H. Spencer a construit une vraie
hypothèse de cosmogonie universelle.
[234] On dira sans doute que Comte a laissé après lui au
moins ceci, savoir: l'esprit positif, l'esprit expérimental, qui
fait sans cesse de nouveaux progrès. Cela est vrai; cela prouve
le mérite de cette philosophie que nous ne mettons point en
question en ce moment; mais cela ne prouve pas que le
système en tant que système ait subsisté. Ce qui subsiste,
disons-nous, c'est l'esprit positif, l'esprit expérimental. Mais
c'est ce qui subsiste de tous les grands systèmes. L'esprit
cartésien, c'est-à-dire le goût des idées claires et distinctes, a
subsisté. L'esprit voltairien, c'est-à-dire l'habitude de n'être
dupe de rien, a subsisté. L'esprit critique, à savoir la méthode
qui consiste à faire la part dans la connaissance du subjectif et
de l'objectif, a subsisté. L'esprit éclectique, ou la tendance à
trouver du vrai partout, a subsisté. Il en est de même de l'esprit
positif, qui n'est autre chose que l'esprit baconien. Ainsi la
tendance expérimentale, le goût du concret, reste comme un
des éléments légitimes de la philosophie et, je le veux bien,
c'est là un gain du positivisme; mais il n'a pas pour
conséquence l'absorption de la philosophie dans les sciences.
Comme système, le positivisme a donc échoué.
Admettons même encore, si l'on veut, le théorème
fondamental du positivisme, à savoir la loi des trois états.
Nous ne sommes point forcés d'admettre les conséquences que
l'on en tire. Ce sera, si l'on veut, une loi historique de passer du
point de vue théologique au point de vue métaphysique, et
enfin au point de vue expérimental. Mais qui prouve qu'il n'y a

227
point une loi inverse, qui consisterait à remonter la série après
l'avoir descendue? Ils n'ont vu que la loi descendante, et non la
loi ascendante ou réascendante, qui n'est pas moins vraie que
l'autre. Car, arrivés au terme de l'esprit positif, le besoin d'une
explication plus haute et plus générale se fait sentir; on revient
au point de vue métaphysique, et bientôt on est ramené à la
plus haute explication possible, c'est-à-dire à l'explication
théologique. C'est du moins ce qui est arrivé à Auguste Comte
lui-même, puisque sa seconde philosophie, qu'il appelle
philosophie subjective, n'est autre chose qu'une métaphysique
[235] et une théologie. Seulement, ayant supprimé toute
métaphysique, il a été obligé de reprendre toutes choses par le
commencement, et il est revenu au fétichisme, c'est-à-dire à la
théologie la plus grossière.
Nous n'avons pas voulu discuter le positivisme dans sa
partie dogmatique, dans son contenu philosophique: car, à ce
point de vue, il n'est autre chose que le scepticisme et le
sensualisme; et ce n'est pas le lieu d'examiner ces deux
systèmes, examen qui nous entraînerait en pleine
métaphysique. Nous nous sommes contenté de discuter
l'attitude inadmissible du positivisme qui consiste à s'opposer
lui-même à toutes les autres philosophies, comme les sciences
positives elles-mêmes, comme la chimie à l'alchimie,
l'astronomie à l'astrologie. C'est là une prétention nullement
justifiée. En résumé, lorsque la philosophie se borne à être une
philosophie des sciences, elle n'a pas réussi à se constituer par
là en science positive; elle n'est autre chose qu'une servante
des sciences, ancilla scientiarum, les suivant pas à pas, et
n'ayant d'autre autorité que celle qui appartient à toute autre
philosophie. Est-ce pour un si mince résultat que l'on aura
mutilé la pensée humaine, en lui interdisant les plus hautes
recherches? En réalité, le savant proprement dit ne s'intéresse
pas plus aux conceptions positives qu'à toute autre conception
philosophique; il les écarte toutes également comme opinions
arbitraires et individuelles. On n'a donc rien gagné à se mettre
au service des sciences; on a seulement perdu le point d'appui
qui est le fond solide de la philosophie, à savoir le fait de
conscience; mais on n'en a pas trouvé d'autre à la place. Nous
n'avons pas à revenir ici sur ce que nous avons établi dans nos

228
premiers cours sur l'objet propre de la philosophie. Il nous
suffit d'avoir démontré le peu de validité de l'entreprise qui
enlèverait la philosophie à elle-même pour la faire reposer sur
un domaine qui ne lui appartient pas en propre.

229
230
LEÇON XV
RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DES SCIENCES (SUITE).

Messieurs,

Après avoir discuté les prétentions des sciences à régenter


ou même à supplanter la philosophie, nous avons à revenir à
une question plus modeste, qui est de déterminer avec
précision le rapport de ces deux puissances, les services
qu'elles peuvent se rendre l'une à l'autre, leurs affinités et leurs
oppositions.
Il y a deux choses à considérer: 1° le point de vue de la
séparation; 2° le point du vue de la réunion et de la
conciliation. Séparer et réunir, telles sont les deux opérations
de l'esprit. Nous avons donc à nous demander comment les
sciences el la philosophie sont distinctes et indépendantes l'une
de l'autre, comment elles sont unies, liées ensemble et
respectivement nécessaires l'une à l'autre.
L'indépendance des sciences et de la philosophie, si elle
existe, doit être réciproque. C'est à cette seule condition
qu'elles contracteront une alliance solide, dans laquelle aucune
d'elles ne sera vassale de l'autre.
Disons d'abord qu'en conservant, suivant l'usage, le mot de
sciences pour désigner les études concrètes et positives, qui
ont l'univers extérieur pour objet, nous ne consentons pas pour
cela à abandonner pour la philosophie le nom de science; elle
est une science au même litre que toutes les autres sciences
morales; mais ici nous la comparons aux sciences proprement
dites. C'est des sciences ainsi entendues que nous avons à
établir d'abord l'indépendance à l'égard de la philosophie.
Les sciences, dans l'antiquité et au moyen âge, étaient
[237] subordonnées à la philosophie. Elles ont réclamé leur

231
indépendance avec juste droit. Il est très vrai, et sur ce point
les positivistes ont raison, que les sciences n'ont fait de
véritables progrès que depuis qu'elles se sont séparées de la
métaphysique.
1° En effet, si nous considérons, par exemple, la physique
de l'antiquité, la physique d'Aristote, nous verrons que ce qui
distingue cette physique de la physique moderne, c'est qu'elle
est tout entière pénétrée de métaphysique, et même qu'elle
n'est autre chose qu'une partie de la métaphysique. Voici, en
effet, les différentes questions traitées dans la Physique
d'Aristote. Livre Ier: les principes de l'être, la matière et la
forme; la puissance, l'acte et la privation. Livre II: de la nature;
opposition de la nature et de l'art. Livre III: la définition du
mouvement; l'infini. Livre IV: l'espace, le temps, le vide. Livre
V: les diverses espèces de mouvements. Livres VI et VII: la
divisibilité de la matière et du mouvement. Livre VIII: de
l'éternité du monde et du premier moteur. On voit que c'est là
un traité complet de métaphysique. Jusqu'aux XVIIe siècle, la
physique a été encombrée de questions métaphysiques; l'infini,
le vide, le continu, les quatre causes; toutes les objections des
positivistes sont justement appliquées à cette sorte de
physique. C'est la grande révolution opérée par Galilée d'avoir
éliminé la métaphysique de la physique, et d'avoir réduit cette
dernière science à des phénomènes d'observation et de calcul,
à des phénomènes observables et, autant que possible,
mesurables.
2° Un autre abus de l'intervention de la métaphysique dans
les sciences était l'abus des causes finales. La cause efficiente
peut être objet d'expérience, si on entend par là les
circonstances déterminantes d'un fait; mais le but d'un
phénomène ne peut être qu'une conception de l'esprit. Le but
ne se voit pas, il ne tombe pas sous les sens; il est caché, il est
induit; il n'est pas perçu. La cause finale ne servait pas à
découvrir l'essence des phénomènes, à en faire connaître les
éléments, les conditions et les lois. Elle masquait l'ignorance,
[238] et par conséquent ne poussait pas à la recherche de la
vérité. Ce n'était pas précisément dans la physique proprement
dite que l'on employait la cause finale; c'était en physiologie.
C'est Galien surtout, plus encore qu'Aristote dans la physique,

232
qui faisait abus de la cause finale. Les sciences naturelles ont
donc demandé à être affranchies des causes finales, comme la
physique à être affranchie des causes métaphysiques; cette
double réclamation était légitime et devait être accueillie.
3° Enfin les sciences ont réclamé également contre les
prétentions des métaphysiciens à régenter la science, à
légiférer pour elle, à lui fournir ses principes et ses méthodes.
Les principes de la géométrie ne sont pas des principes
philosophiques, mais mathématiques. Les principes de la
mécanique et de la physique (par exemple la loi de l'inertie et
la loi d'égalité de l'action et de la réaction) sont des principes
mécaniques et physiques. Ce sont, comme l'a dit Aristote, des
principes propres, qui ne viennent pas d'une science
supérieure. De même pour les méthodes. Ce n'est pas Aristote
qui a enseigné la méthode d'Euclide aux mathématiciens; ce
n'est pas Bacon qui a enseigné la méthode inductive aux
physiciens: c'est Galilée. Lorsque ces deux personnages sont
réunis en un seul, comme dans Descartes, on peut se demander
si c'est le philosophe qui a instruit le mathématicien, ou le
mathématicien qui a instruit le philosophe. Le philosophe
d'ailleurs ne traite de la méthode que de la manière la plus
abstraite et la plus générale. Le savant au contraire invente
tous les jours des méthodes nouvelles pour des questions
nouvelles.
La conclusion de toutes ces observations aboutit à cet
axiome célèbre que l'on impute à je ne sais quel savant, soit à
Newton, soit à d'Alembert, et qui se formule ainsi: O physique,
garde-toi de la métaphysique!
Réciproquement il n'est que juste de protester également
contre la prétention de la science positive à dominer et
absorber la philosophie.18
[239] 1° Les problèmes de la physique ont une limite.
Est-il juste de mesurer d'après celle limite les efforts de la
philosophie, et d'exclure pour cette raison tous les problèmes
qui ne tombent point sous la science positive? De ce qu'un
problème est insoluble pour la physique, s'ensuit-il qu'il soit
insoluble en soi et d'une manière absolue?

18. Voir sur cette question le livre remarquable de M. Liard: la Science positive et la
Métaphysique.
233
2° Nous avons vu, du reste, et nous n'avons plus besoin de
revenir sur celle démonstration, que la métaphysique, ou,
d'une manière plus générale, la philosophie, repose sur deux
faits essentiels et spécifiques: 1° le fait de conscience; 2° le
fait de la plus haute généralité possible.
Disons seulement quelques mots de ce second point de
vue.
En caractérisant la philosophie par l'idée de la plus haute
généralité possible, nous avons voulu éviter de prendre parti
pour une solution plutôt que pour une autre dans les diverses
questions qui s'agitent en métaphysique, par exemple dans la
question du relatif et de l'absolu.
Nous voudrions rallier à l'idée de la philosophie en général
même les empiristes, même les positivistes. Il y a là déjà un
fondement à la distinction de la métaphysique et des sciences
positives, en ce que les sciences se bornent à des généralités
partielles et non absolument générales. Seulement, cette sorte
de philosophie ne serait pas encore entièrement indépendante
des sciences, parce que le terme de la plus haute généralité
possible n'implique pas assez que cette généralité est d'un
autre ordre que les autres idées générales; il n'y aurait donc
entre la philosophie ou métaphysique et les sciences qu'une
différence de degré. Mais c'est une question précisément de
savoir si entre l'objet de la métaphysique et celui de la
physique il n'y a qu'une différence de degré, ou s'il n'y a pas
une différence d'espèce; ce que nous appelons matière, âme,
Dieu, ne serait-ce que la plus haute généralité des phénomènes
physiques, psychologiques ou cosmiques? Ou ne sont-ce pas
des thèses d'un tout autre ordre? Sans affirmer d'avance que
c'est cette seconde solution qui est la vraie, on accordera
cependant aussi qu'on ne peut pas [240] non plus affirmer
d'avance qu'elle est fausse; et ce serait le faire si on disait que
le terme de la plus haute généralité possible ne doit s'entendre
que d'une généralité analogue à celle des phénomènes. Nous
conserverons donc cette expression, à la condition que la
question reste ouverte, et par conséquent que l'indépendance
de la philosophie soit sauvegardée.

234
Le résumé de ce second examen sera donc une proposition
analogue à celle qui résumait le premier, et que l'on peut
formuler ainsi: O métaphysique, garde-toi de la physique!
Après avoir séparé ces deux domaines, faut-il cependant
s'arrêter a un divorce absolu? Faut-il que les sciences
physiques et mathématiques et les sciences philosophiques et
morales restent absolument étrangères les unes aux autres?
Non; deux raisons s'y opposent: 1° l'unité de l'esprit humain;
2° l'unité de l'univers.
1° Il n'y a pas deux sortes d'esprit humain, l'un tourné vers
le dehors, l'autre tourné vers le dedans; l'un se bornant aux
phénomènes, l'autre s'élevant aux causes et aux principes. Il
n'y a qu'un seul esprit humain, obéissant partout aux mêmes
lois, exerçant partout les mêmes facultés, et qui ne se satisfait
complètement que par la réunion et la synthèse de toutes les
connaissances. Sans doute la connaissance adéquate de toutes
les sciences est impossible; mais c'est un besoin légitime de se
rapprocher de ce but et de réunir, dans la mesure du possible,
le général et le particulier.
2° Même considération pour l'unité de l'univers. L'objet de
la science en général (philosophie comprise), c'est l'univers
tout entier, non telle ou telle partie de l'univers. Non seulement
toutes les parties de l'univers forment un seul et même tout,
mais l'univers lui-même ne peut être séparé de ses causes et de
ses principes.
Ainsi l'unité subjective et l'unité objective de la pensée et
de l'être nous imposent l'obligation de rapprocher autant [241]
que possible nos connaissances les unes des autres, et surtout
la connaissance du général de la connaissance du particulier.
Considérons donc de plus près la corrélation des deux
sciences, à savoir la science positive et la philosophie. Cette
question se divise en deux parties:
1° Secours de la science positive envers la philosophie; 2°
secours de la philosophie envers la science positive.
I. Le principe général est celui-ci: la distinction n'empêche
point l'union. En effet: 1° la distinction de la pensée subjective
et du milieu objectif (y compris le corps humain) n'exclut pas
l'étude des conditions organiques auxquelles cette pensée est
assujettie. Par conséquent la psychologie est unie à la

235
physiologie, comme nous l'avons vu plus haut. L'étude de la
perception extérieure est liée à l'étude des organes des sens.
L'élude de l'habitude est liée à l'étude des fonctions motrices;
enfin l'élude de l'intelligence est liée à l'élude des fonctions
cérébrales. Donc corrélation incontestable entre la science de
l'esprit et la science du corps. Cette corrélation répond à l'unité
de l'être humain.
2° Non seulement la distinction de l'esprit et du corps
n'exclut point la connaissance du corps et, au point de vue de
l'étude des facultés et des fonctions, appelle nécessairement
l'union des deux sciences, mais même la question
métaphysique de l'essence de l'âme exige la connaissance du
corps; car pour savoir si deux substances sont distinctes, si
l'âme est une chose et le corps en est une autre, il faut savoir
ce que c'est que le corps; or, pour cela suffit-il de la
connaissance vulgaire? ne faut-il pas demander aux sciences
de la matière ce qu'elles entendent par matière? Comment
trancher le débat entre Leibniz et Descartes, entre ceux qui
prétendent que l'essence des corps est l'étendue, et ceux qui
prétendent que c'est la force, sans quelques connaissances
empruntées à la mécanique? Lors même qu'on soutiendrait, ce
qui est possible, que ce débat dépasse la portée delà science
expérimentale, encore faudrait-il savoir quelles sont les
données de la science expérimentale en cette question, pour
établir que nous avons le [242] droit de la dépasser. De même,
peut-on soutenir l'atomisme philosophique sans avoir quelques
notions de l'atomisme physique et chimique? La philosophie
peut-elle être indifférente entre l'hypothèse des créations
spéciales et l'hypothèse de l'évolution? Et peut-on avoir un
avis sur ces hypothèses sans avoir étudié les faits que les
naturalistes des deux écoles font valoir en faveur de leur
opinion? Et de même, comment les métaphysiciens pourraient-
ils parler de la nature de la vie et choisir entre l'hypothèse de
l'animisme, du vitalisme et de l'organicisme, sans se mettre au
courant des arguments que les médecins ont avancés pour
l'une et l'autre de ces hypothèses; sans étudier, par exemple,
les livres de l'école de Montpellier ou ceux de l'école de Paris?
3° Il en est de même encore pour la théodicée. Cette
science repose, en partie du moins, sur le principe des causes

236
finales. Or, pour prouver qu'il y a des causes finales dans le
monde, il faut d'abord connaître le monde. Comment affirmer
qu'il y a un plan dans l'univers, si l'on ne sait rien de l'univers?
Le métaphysicien le plus éloigné de la science positive n'est
pas sans savoir que les savants ne sont pas favorables aux
causes finales et les éliminent autant que possible dans
l'explication des phénomènes. Ne faut-il pas savoir pourquoi?
Et ne fût-ce que pour faire voir la différence du point de vue
métaphysique et du point de vue scientifique, et pour montrer
que l'exclusion relative des causes finales, exigée par la
méthode empirique, n'entraîne pas l'exclusion absolue au point
de vue des choses en soi, en un mot pour justifier cette
distinction, ne faut-il pas se mettre en présence du point de vue
scientifique, et par conséquent le connaître? Quand même
nous soutiendrions que le principe des causes finales est
absolument a priori et n'a pas besoin de l'expérience, il faut
toujours cependant pouvoir comparer l'idée à la réalité: car si
en fait le monde n'était qu'un chaos; s'il n'était, comme le
prétendent les pessimistes, qu'un séjour de misères, il serait
alors peu utile de posséder a priori un axiome stérile qui ne
trouverait aucune application dans le monde réel.
[243] 4° De même encore pour les autres parties de la
philosophie par rapport aux sciences voisines avec lesquelles
elles sont en contact: par exemple, la morale, le droit naturel,
la politique, exigent des connaissances en jurisprudence, en
économie politique et en histoire.
5° Vient ensuite la théorie des méthodes. La logique pure,
la logique formelle, peut certainement se constituer sans
emprunter grand'chose aux sciences. Mais il n'en est pas de
même de la logique appliquée ou méthodologie. Peut-on
expliquer la théorie des méthodes scientifiques sans exemples?
Et où chercher des exemples, si ce n'est dans les sciences?
C'est ainsi que la distinction de l'analyse et de la synthèse
exige des exemples empruntés à la géométrie; la théorie de la
méthode expérimentale exige des exemples empruntés à la
physique; la méthode de classification, des exemples tirés des
sciences naturelles; la méthode historique, des exemples tirés
de l'histoire, etc. II. Si la science est utile à la philosophie en
lui fournissant une partie de la matière, réciproquement la

237
philosophie est nécessaire à la science pour lui donner la
conscience claire de la méthode et de ses principes.
1° La philosophie étudie les notions fondamentales dont
chaque science part, et qu'elle accepte comme données, sans
en analyser ni la nature ni l'origine. Par exemple, la géométrie
part de l'idée d'espace, sans s'interroger sur la nature de
l'espace. L'arithmétique part de l'idée du nombre, la mécanique
de l'idée du mouvement, la physique de l'idée de matière, la
physiologie de l'idée de vie, et beaucoup d'autres notions sont
mêlées à celles-là; et c'est ce qui explique la Physique
d'Aristote, qui n'est qu'une métaphysique: la question du plein
et du vide, la question du fini et de l'infini, sont de ce genre.
Que la science puisse se constituer comme science en parlant
de ces données comme faits, sans en rechercher la nature et
l'origine, cela est possible: il semble cependant que la science
suivra d'autant plus profondément les conséquences de ces
données, qu'elle en aura mieux analysé les principes. En
supposant même que nous ne puissions rien [244] savoir sur
ces principes, encore faut-il savoir que nous ne pouvons rien
savoir.
2° Les méthodes dans leurs applications sont inventées par
les sciences elles-mêmes; elles n'ont pas besoin de les
emprunter d'ailleurs; mais ces méthodes à leur tour, pour être
bien comprises, ont besoin d'être ramenées aux facultés de
l'esprit et à leurs lois primordiales. C'est ainsi que la logique a
le droit de dire qu'elle enseigne aux sciences leurs méthodes.
Elle ne leur apprend pas à s'en servir, mais elles en donnent
l'explication et la raison.
3° La philosophie est nécessaire pour donner aux sciences
le goût et le besoin des idées générales et la pensée de
l'univers. L'absolu, comme le dit Kant, est l'aiguillon qui
pousse toujours en avant la pensée scientifique.
4° Enfin la philosophie explique la science; elle en donne
la raison d'être et la fin. Comment cela? En lui montrant le
caractère infini de la raison humaine et la tendance
désintéressée vers le bien, le beau et le vrai. S'il y a une
recherche désintéressée de la vérité, c'est que la pensée est un
absolu qui se pense elle-même. Mais elle ne peut se penser
sans penser quelque chose. Il faut que la pensée s'applique à

238
une matière. En tant qu'elle se tourne vers un objet, la pensée
devient science; en tant qu'elle se tourne vers elle-même , elle
devient philosophie. C'est donc le même principe qui
s'applique dans les deux cas, et en ce sens la science elle-
même est philosophie.
Tels sont les rapports les plus généraux de la philosophie
et des sciences. Pour des rapports plus particuliers, il faudrait
entrer dans les différentes sciences et les différentes parties de
la philosophie. Nous avons dit déjà que la psychologie a
surtout rapport à la physiologie; la morale et le droit se lient à
la jurisprudence et à l'économie politique; la logique, aux
mathématiques; la cosmologie générale, à la physique et à
l'astronomie; mais c'est dans l'étude spéciale de ces différentes
sciences que ces rapports ressortent avec le plus d'évidence.
Les considérations générales qui précèdent suffisent pour le
but que nous poursuivons en ce moment.

239
240
LEÇON XVI
RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DE L'HISTOIRE

Messieurs,

Nous avons à examiner maintenant les rapports de la


philosophie et de l'histoire.
Ces rapports peuvent être ramenés à deux points de vue
différents: ou bien la philosophie subit la loi de l'histoire , ou
bien l'histoire subit la loi de la philosophie. Le premier de ces
points de vue nous donne l'histoire de la philosophie; le
second, la philosophie de l'histoire.
On pourrait concevoir un troisième point de vue donnant
lieu à une nouvelle science qui n'existe pas encore et que l'on
pourrait appeler la philosophie par l'histoire. La philosophie et
l'histoire ont en effet un seul et même objet, à savoir l'homme,
j'entends l'homme intellectuel et moral; mais elles l'étudient
différemment. La philosophie étudie l'homme abstrait,
l'homme en général avec ses facultés permanentes; l'histoire
nous montre l'homme concret, l'homme réel, avec toutes les
phases et toutes les vicissitudes de son développement. C'est
ainsi que l'histoire des races humaines, le passage de la
barbarie à la civilisation, l'histoire des langues, etc., nous
montre comment l'espèce humaine, malgré les lignes
persistantes et universelles de sa constitution, se diversifie
dans son développement.
Ce point de vue nous donnerait donc, à côté de la
philosophie proprement dite, une seconde philosophie fondée
sur l'histoire. Cette seconde philosophie fait sans doute, en un
sens, partie de la philosophie de l'histoire; mais elle pourrait en
être détachée et subsister par elle-même. C'est ce que [246]
Bacon appellerait un desideratum. Ainsi, à côté de la
psychologie pure, ou même mêlée à elle, il pourrait y avoir
une psychologie historique, ou histoire des facultés humaines;
241
la psychologie pure nous décrirait l'imagination; la
psychologie historique ferait l'histoire de l'imagination: elle
décrirait l'imagination chez les sauvages, dans les différentes
races humaines; elle nous dirait quelles sont les images qui
occupent l'esprit de ces races, les métaphores dont elles se
servent de préférence, etc. De même, à côté de l'analyse
abstraite des raisonnements, soit par la psychologie, soit par la
logique, on ferait l'histoire de l'art de raisonner; on
remarquerait, par exemple, l'absence de liaison logique chez
les Chinois et les Hébreux. En logique, à côté des théories
générales viendrait se placer l'histoire des méthodes; en
morale, l'histoire des mœurs; en politique, l'histoire des
constitutions.
Cette philosophie par l'histoire servirait de complément,
de contre-épreuve, de vérification à la philosophie proprement
dite. Les éléments de cette philosophie commencent à se
rassembler aujourd'hui. On en trouverait de remarquables
modèles dans les ouvrages de M. Taine, d'Herbert Spencer;
elle se mêle à ce que l'on appelle aujourd'hui la sociologie.
Il est à remarquer d'ailleurs que ce n'est pas seulement en
philosophie que le point de vue historique, le point de vue du
devenir, du changement, a été introduit de nos jours. C'est
encore dans les sciences proprement dites. Jusqu'à notre siècle,
ou tout au moins jusqu'au XVIIIe, la nature était considérée
comme immuable. Mais on a fini par s'apercevoir que la
nature elle-même avait changé à travers les siècles. C'est
d'abord en géologie que ce point de vue a pénétré, et est
devenu prédominant. Buffon fait un livre sur les Époques de la
nature, Cuvier sur les Révolutions du globe. Plus tard, comme
dans la politique, l'idée de révolution a été remplacée par celle
d'évolution; les changements lents ont succédé aux
changements brusques. Depuis, par l'hypothèse du
transformisme, le devenir et l'historique ont pénétré en
zoologie. Déjà l'embryologie avait introduit l'idée du devenir
dans le développement [247] de l'individu; et par analogie on
fut amené à admettre une embryologie des espèces, les espèces
primitives étant considérées comme les embryons des espèces
actuelles. Enfin, même en astronomie, la théorie nébulaire,
comme on l'appelle, celle qui forme le monde céleste par la

242
comparaison des différentes nébuleuses, l'âge do chacune
d'elles étant proportionnel à son degré de condensation, et qui
en particulier explique notre monde planétaire par la
condensation et le brisement d'une nébuleuse primitive, tout
cela c'est de l'histoire appliquée à la formation de l'univers. Par
là encore, l'histoire s'unit à la philosophie, ou du moins à la
cosmologie.
On pourrait encore signaler, parmi les rapports des deux
sciences, l'influence des idées sur les événements, et
l'influence des événements sur les idées. Mais le premier de
ces deux points de vue rentre dans la philosophie de l'histoire,
le second dans l'histoire de la philosophie; car d'une part c'est
bien le propre de la philosophie de l'histoire de chercher les
causes générales et philosophiques des événements humains,
et, de l'autre, l'histoire de la philosophie, qui a pour objet le
développement des systèmes, doit rechercher les causes
intérieures et extérieures qui déterminent ce développement.
Il reste donc, comme nous l'avons dit d'abord, deux points
de vue essentiels à considérer, soit l'histoire s'imposant à la
philosophie, soit la philosophie s'imposant à l'histoire.
Le premier nous présente la philosophie soumise à la loi
du temps; le second, la loi du temps soumise à la philosophie.
I. Considérons d'abord la première de ces deux idées.
En principe, la philosophie, comme toutes les sciences, a
pour objet l'univers: il est immuable, car la vérité, de sa nature,
est immuable. En tant que métaphysique, la philosophie est la
science de l'absolu. Elle a pour objet la pensée de la pensée. Or
les lois de la pensée sont, comme les lois de la nature,
universelles et permanentes.
Cependant cette science est une science humaine; et, en
[248] tant qu'elle est faite par des hommes, elle est soumise à
toutes les conditions de l'humanité, c'est-à-dire à la loi de la
vicissitude, des changements, des degrés, du progrès et des
chutes qui est la loi du temps.
À la vérité, il en est de même dans toutes les sciences. La
géométrie elle-même, qui est par excellence la loi de
l'immobile, puisqu'elle fait abstraction du mouvement, et la
science du nécessaire, puisqu'elle a pour objet les rapports des
quantités, la géométrie elle-même a son histoire; elle n'a pas

243
été créée tout d'un coup: elle est donc soumise à la loi du
temps. Les sciences physiques ont dû également se développer
dans le temps, et il en est de même de toutes les sciences;
toutes sont discursives; l'esprit humain ne voit les choses que
les unes après les autres. La philosophie, sous ce rapport, est
donc semblable à toutes les autres sciences. Cependant il y a
des différences importantes: 1° Dans les autres sciences, le
temps ne fait autre chose que décomposer, découper en
quelque sorte les recherches en différentes parties. Le tout
étant collectif, étant l'assemblage d'un certain nombre de
vérités partielles, on ne peut connaître ce tout que par
l'addition et la division des parties. En philosophie,
l'intervention du temps a des effets beaucoup plus graves, et
elle modifie la science d'une manière plus importante. Sans
doute, comme nous avons essayé de l'établir, il y a en
philosophie, comme dans les autres sciences, beaucoup de
vérités acquises et dont le nombre peut augmenter sans cesse.
Il n'en est pas moins vrai que la philosophie n'est pas
seulement une somme de vérités partielles, qui peuvent se
séparer les unes des autres; elle a pour objet le tout considéré
dans son unité, et, d'un mot plus court, l'absolu, l'être en tant
qu'être, en un mot l'indivisible. Comment donc l'unité,
l'immuable, l'absolu, seraient-ils soumis à la loi du temps? Ici
ce ne sont plus les différentes parties de l'objet qui sont
aperçues successivement; ce sont les points de vue. C'est
toujours le même objet, mais aperçu sous des jours différents.
Par exemple, l'idée de Platon, l'acte d'Aristote, [249] sont une
seule et même chose, à savoir l'être absolu, l'être en tant
qu'être, mais d'une part considéré comme principe d'unité dans
le multiple, de l'autre comme principe de détermination et de
perfection. L'atome d'Épicure et la monade de Leibniz
représentent l'un et l'autre les éléments des choses, mais l'un au
point de vue de l'étendue, l'autre au point de vue de la force.
La philosophie, c'est donc l'absolu vu à travers les phases
du changement. C'est, comme l'a dit Hegel, l'absolu prenant
conscience de lui-même dans une conscience, et traversant
successivement toutes les phases à travers lesquelles il peut se
contempler lui-même. Seulement Hegel ne veut pas admettre
un autre absolu que celui-là, tandis que nous admettons, quant

244
à nous, un absolu transcendant qui, en lui-même immobile et
indivisible, se manifeste dans la raison humaine par un absolu
mobile et changeant. L'un est in fieri; l'autre est in esse; l'un
est dans le devenir: c'est l'absolu humain; l'autre est dans l'être:
c'est l'absolu divin.
2° Une seconde différence, c'est que la science
géométrique ou physique ne s'applique qu'à la nature
extérieure et objective et ne dépend que très peu du milieu
humain et historique où elle se développe, tandis que la
philosophie, ayant en grande partie pour objet la connaissance
de l'homme, est plus ou moins influencée par l'homme lui-
même, par l'état de la civilisation, des mœurs, de l'esprit du
siècle, etc. La philosophie du XVIIIe siècle ne ressemble pas à
celle du XVIIe ni à celle du XIXe. Il faut reconnaître en outre
une influence directe exercée par les événements sur les
parties de la philosophie qui touchent à la société, par exemple
la morale, le droit naturel, la politique. Ainsi les mœurs, les
institutions, les caractères des différents peuples se font plus
ou moins reconnaître dans leurs systèmes de philosophie.
Même le caractère propre et individuel de chaque philosophe
est aussi pour quelque chose dans la construction des
systèmes. Montaigne, Pascal, Descartes, ne peuvent pas avoir
le même système de philosophie. La vie de J.-J. Rousseau, son
enfance, sa jeunesse [250] vagabonde, ses humiliations,
expliquent sa philosophie pessimiste et misanthropique. Plus
l'histoire de la philosophie se développera, plus on verra
qu'elle est inséparable d'une part de l'histoire politique, de
l'autre de la biographie.
En un mot, par l'histoire la philosophie d'impersonnelle
devient personnelle, d'absolue devient relative, de divine
devient humaine, et cela d'autant plus que l'on se place
davantage au point de vue de l'histoire, au lieu de se placer au
point de vue de la philosophie.
II. Considérons maintenant non plus l'histoire dans la
philosophie, mais la philosophie dans l'histoire, autrement dit
la philosophie de l'histoire. C'est l'inverse du spectacle
précédent, et l'on peut dire que la philosophie de l'histoire est
en quelque sorte la réciproque de l'histoire de la philosophie.

245
L'histoire, à l'inverse de la philosophie et des autres
sciences, est une science du particulier. Elle a pour but et pour
matière les noms propres, les faits et les dates, c'est-à-dire des
temps déterminés, des personnes déterminées et des
phénomènes ou un ensemble de phénomènes qui composent ce
que l'on appelle un événement, c'est-à-dire un grand fait
déterminé. La philosophie, en intervenant dans l'histoire, y
introduit le général, l'universel, et, dans une certaine mesure,
l'absolu. Il y a plusieurs degrés:
1° L'histoire devient plus philosophique lorsque, des
noms, des faits et des dates, elle passe aux événements plus
généraux et plus intellectuels; par exemple, l'histoire des
institutions, des lettres et des arts, et enfin l'histoire même de
la philosophie, c'est l'histoire de l'esprit humain dans ses
manifestations; c'est l'extérieur de la psychologie, mais c'est
l'intérieur de l'histoire. Ces sortes d'événements, en effet, ne
sont pas visibles, comme un avènement, un couronnement, une
mort, une bataille, un traité de paix. Ils sont quelque chose de
plus abstrait, et l'idée du temps y joue un moindre rôle, car des
institutions sont plus stables que la vie d'un homme. Les
lettres, les arts et les sciences sont des produits plus abstraits,
plus impersonnels que les événements particuliers de la vie
extérieure des nations.
[251] 2° L'histoire devient plus philosophique encore
lorsque, au delà des événements historiques connus, elle
cherche à pénétrer jusqu'aux origines des nations, des races, de
l'humanité. D'abord il ne s'agit plus ici d'événements précis,
mais d'événements en général; par exemple, les migrations des
peuples, leur genre de vie, leur degré de civilisation; en second
lieu, la méthode devient plus conjecturale, plus inductive; elle
a plus d'analogie avec la méthode philosophique, qui va du
complexe au simple, de l'apparent au caché, et qui interprète
plus ou moins librement des signes souvent fugitifs et
accidentels.
3° Un degré nouveau de philosophie s'introduit encore
dans l'histoire lorsque, au lieu d'étudier certains faits
particuliers, ou même certaines conditions, elle cherche à
embrasser toute une époque pour en faire ressortir l'esprit
général (par exemple le siècle de Louis XIV), ou bien tout un

246
peuple pour faire ressortir les causes de sa grandeur et de sa
décadence (Montesquieu). Elle devient toute philosophique
lorsque, laissant de côté la suite des temps, elle tire des faits
des règles pour la politique et pour la conduite des princes et
des peuples (par exemple les Discours sur Tite-Live de
Machiavel).
4° Plus philosophique encore lorsqu'elle embrasse la
totalité des temps, et domine par une idée générale l'histoire
tout entière, comme dans l'Essai sur les mœurs ou le Discours
sur l'histoire universelle.
5° Enfin elle devient tout à fait philosophique et presque
métaphysique lorsque, planant au-dessus de l'histoire
proprement dite, elle cherche à découvrir non plus la loi du
développement d'un peuple et d'une race, mais la loi du
développement du genre humain tout entier. Bossuet, Herder,
Vico, Turgot, Condorcet, Auguste Comte, ont, les uns après
les autres, essayé de découvrir cette loi suprême: c'est le point
où l'histoire confine à la métaphysique et devient elle-même
métaphysique.
Nous voyons comment il est vrai de dire que la
philosophie de l'histoire est la réciproque de l'histoire de la
philosophie. Celle-ci nous montre comment la philosophie
devient [252] histoire, celle-là comment l'histoire devient
philosophie. L'une va du général au particulier, l'autre du
particulier au général. L'une part de l'impersonnel, de l'infini,
de l'absolu et devient personnelle, relative, finie; l'autre, au
contraire, part du fini et du relatif et cherche à s'élever jusqu'à
l'absolu et l'infini. L'une et l'autre nous représentent en sens
inverse les deux faces des choses dans le monde de notre
expérience. L'une et l'autre sont l'expression respectivement
différente de l'absolu, et, suivant l'expression de Platon, reprise
par un poète moderne, l'une et l'autre sont, à un point de vue
opposé, l'image mobile de l'immobile éternité.

247
248
LEÇON XVII
LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA GÉOGRAPHIE

Messieurs,

Après avoir exposé les rapports de la philosophie et de


l'histoire, nous voudrions étudier les rapports de la philosophie
et de la géographie. Ce sujet peut paraître d'abord assez
paradoxal; nous nous hâtons de l'expliquer.
Nous ne voulons pas chercher le rapport possible entre les
systèmes des philosophes et la configuration géographique
d'un pays, comme si l'on disait que, l'Angleterre étant une île,
elle doit avoir un système de philosophie étroit et circonscrit;
ou encore que la Hollande, étant une plaine, devait engendrer
le système de l'unité de substance, comme on a dit que «le
désert est monothéiste». Nous laissons de côté ces
rapprochements arbitraires. Ce qu'ils pourraient avoir de vrai
rentrera dans les rapports de la philosophie et de l'histoire. Il
peut être vrai, en effet, que telle configuration géographique
contribue à déterminer le caractère d'un peuple et le caractère
de sa philosophie, comme, par exemple, l'Angleterre étant une
île, le peuple anglais a dû être un peuple commerçant, et
l'habitude du commerce a déterminé l'esprit positif et pratique
de ce peuple et par conséquent sa philosophie. De même la
situation moyenne de la France, son climat tempéré, a sa part
dans le caractère du peuple français, qui est une moyenne entre
le Nord et le Midi, et par là même dans le caractère de la
philosophie française, qui n'est ni absolument transcendante
comme en Allemagne, ni exclusivement empirique comme en
Angleterre. Mais tous ces rapports, vrais ou faux, rentrent
[254] dans l'histoire de la philosophie et ne seraient pas
d'ailleurs assez nombreux pour mériter une considération à
part.
Ce que nous entendons par rapport de la géographie et de
la philosophie est beaucoup plus simple: c'est le développe-
ment géographique de la philosophie.
249
La philosophie subit les lois de l'espace aussi bien que
celles du temps. Elle est née quelque part, elle passe de
contrées en contrées, elle suit certains chemins. Étudier ces
migrations, dresser cet itinéraire philosophique, c'est ce que
j'appellerai l'histoire géographique de la philosophie. Nous en
donnerons aujourd'hui une esquisse rapide.
Il serait intéressant de commencer cette histoire par
l'Orient; mais les documents sont trop rares et trop peu
accessibles pour nous aventurer dans cette recherche. C'est
encore aujourd'hui un problème de savoir si l'Orient a agi sur
la Grèce en philosophie, et un autre problème de savoir si ce
qui aurait précédé en Orient ne serait pas une théologie plutôt
qu'une philosophie. Nous n'examinerons pas les hypothèses
des Allemands, par exemple celle de M. Éd. Rœthe, qui fait
venir tous les systèmes grecs de l'Égypte et de la Perse: de
l'Égypte tous les systèmes panthéistes, et de la Perse les
systèmes théistes; ni l'hypothèse de M. Gladisch, qui reconnaît
cinq sources à la philosophie grecque, et rattache l'éléatisme à
l'Inde, le pythagorisme à la Chine, le théisme d'Anaxagore à la
Judée, l'héraclitéisme à la Perse, et l'atomisme à la Phénicie.
Toutes ces hypothèses sont arbitraires, et tout ce que l'on peut
dire, c'est que, d'une manière générale, la Grèce tient de
l'Orient sa langue, sa mythologie, sa civilisation; mais on ne
voit pas qu'elle lui ait emprunté la philosophie proprement
dite.
Nous prendrons donc la philosophie grecque comme elle
se présente à nous, c'est-à-dire sans ancêtres connus, et nous la
considérerons comme autochtone. Nous bornant aux faits
historiques apparents et absolument certains, nous rappellerons
que la philosophie est née dans cette péninsule asiatique que
l'on appelait l'Asie Mineure, et qui forme aujourd'hui la [255]
plus grande partie de la Turquie d'Asie. Cette péninsule, qui,
dans sa partie occidentale, borde ce que les anciens appelaient
la nier Égée, et nous Archipel, était occupée par des provinces
peuplées par des colonies grecques, soit que ces colonies
fussent venues de la Grèce, soient qu'elles aient été formées
par des migrations semblables à celles qui avaient peuplé la
Grèce elle-même. Ces colonies, d'abord indépendantes,
avaient été conquises par les Lydiens et ensuite par les Perses,

250
et elles venaient de tomber sous la domination de ce dernier
empire à l'époque même où commence l'histoire de la
philosophie, c'est-à-dire vers le VIe siècle avant notre ère. C'est
l'une de ces provinces, l'Ionie, qui fut le premier théâtre des
spéculations philosophiques, et qui donna son nom à la
première école grecque. Les philosophes de cette école
appartenaient aux différentes villes situées sur les bords de la
Méditerranée. Thalès, Anaximandre et Anaximène, les deux
premiers du VIe siècle, le troisième du Ve, étaient tous les trois
nés à Milet. Le dernier Ionien, Diogène d'Apollonie, était,
comme son nom l'indique, d'une ville de la Mysie, autre
province grecque confinant à la Lydie. Une branche de l'école
ionienne, l'école d'Héraclite, venait d'Éphèse, ville appartenant
également à l'Ionie. Plus tard encore Clazomènes, autre ville
d'Ionie, donnait naissance au philosophe Anaxagore.
Si l'on réfléchit à cette circonstance |que la philosophie est
née en Asie Mineure et non dans la Grèce proprement dite,
qu'elle s'est manifestée tout d'abord dans des provinces qui
touchaient au grand empire d'Orient, aux Mèdes, aux Perses, et
par là même aux Assyriens et aux Babyloniens, tandis que,
d'un autre côté, par mer et par le commerce, elles étaient en
rapports constants avec la Phénicie et l'Égypte, on ne peut
contester que si la philosophie, comme telle, est bien une
invention grecque, cependant cette invention a dû être
préparée par le contact immédiat de la civilisation orientale.
Nul doute que la science n'ait existé en Assyrie et en Égypte
avant de paraître dans la Grèce; or, dans ces temps primitifs, la
philosophie ne se distingue pas nettement de la science. Elle
peut [256] donc être rattachée, comme celle-ci, à une influence
orientale. Mais cette influence est vague, obscure,
indéterminée, et la philosophie n'en reste pas moins une œuvre
originale et essentiellement grecque, de même qu'un fils peut
avoir un génie original, tout en devant la vie à son père.
La philosophie et l'esprit philosophique sortirent bientôt
du cercle étroit de leur première origine et se répandirent dans
les îles de la mer Égée. C'est de ces îles que vont partir les
divers rayonnements de la philosophie, pour se répandre dans
les autres parties de la civilisation grecque, à savoir dans la
Sicile et dans la Grande-Grèce. C'est en effet à Samos, île de

251
l'Archipel, qu'est né le célèbre Pythagore, le fondateur de ce
qu'on appelle l'école italique, qui fait le pendant de l'école
ionienne et partage avec celle-ci toute la première période de
la philosophie grecque depuis le VIe jusqu'au Ve siècle.
Pythagore, dont la légende raconte de merveilleux voyages,
avait au moins voyagé jusqu'en Sicile; et ce fut dans celle île
lointaine, rameau détaché du génie grec, qu'il fonda l'école
pythagoricienne. Ce fut également d'une ville ionienne,
Colophon, située sur le continent, mais au bord de la mer, que
partit le fondateur de l'école éléate. Xénophane de Colophon
fut le fondateur de cette école. Élée était une ville de la
Grande-Grèce, c'est-à-dire de la partie méridionale de l'Italie.
Ainsi les deux fondateurs de la philosophie dite italique étaient
Ioniens.
Après Pythagore et Xénophane, le développement des
écoles continua de se faire dans la Sicile et dans la Grande-
Grèce. Philolaüs, le plus grand des pythagoriciens, est de
Tarente, ville italique, ainsi qu'Archytas, autre pythagoricien
célèbre. Parménide et Zénon, les deux héros de l'école éléate,
sont l'un et l'autre de la ville d'Élée, également dans la Grande-
Grèce. Empédocle, philosophe original et indépendant, se
rattachant dans une certaine mesure au pythagorisme, est
d'Agrigente, ville de Sicile.
Ainsi la philosophie grecque est née et s'est développée
sur les confins de la circonférence que formait alors la
civilisation [257] grecque: à l'Orient, en Asie Mineure, tout
près des grands empires asiatiques; en Occident, dans la Sicile
et en Italie, aux dernières limites qu'avaient atteintes les
migrations helléniques. Ce double fait semble indiquer que la
civilisation grecque s'est développée de la circonférence au
centre; au moins ce fut le cas pour la philosophie.
Disons encore qu'une autre grande école grecque était née
sur un autre point de cette circonférence, à savoir l'école
atomistique fondée par Leucippe et Démocrite, l'un et l'autre
de la ville d'Abdère, ville qui faisait partie de la Grèce du
Nord, dans la Thrace, mais encore sur les bords de la mer
Égée. Ainsi, sur trois points différents: l'Ionie, la Grande-
Grèce et la Thrace, la philosophie s'était fondée et développée
au VIe et au Ve siècle avant notre ère.

252
Mais, pendant ces deux siècles, la civilisation, l'art, les
grandes institutions politiques et sociales, avaient pris un essor
remarquable dans la Grèce proprement dite, et surtout dans
cette partie de la Grèce que l'on appelle l'Attique, dont la
capitale était Athènes. Athènes, ville de commerce, située sur
les bords de la mer Égée, s'était peu à peu enrichie et allait
bientôt conquérir l'empire de la mer. C'est là qu'allaient aussi
converger et prendre racine tous les rameaux de la philosophie
grecque: on peut dire même qu'à partir de cette époque, vers le
milieu du Ve siècle, Athènes et la philosophie sont deux noms
inséparables.
L'éclosion de la philosophie à Athènes fut déterminée par
l'arrivée dans cette ville et la rencontre, à diverses reprises,
d'un certain nombre de personnages, habiles parleurs, habiles
raisonneurs, qui ont fondé la rhétorique et introduit par la
critique la connaissance des idées philosophiques. Il n'est pas
invraisemblable non plus que plusieurs philosophes célèbres,
Parménide, Héraclite, Zénon d'Élée, soient venus à Athènes et
y aient causé et discuté sur la philosophie. Mais le fait est
certain surtout pour les sophistes. Aucun sophiste n'est
d'Athènes même, mais tous y sont venus. Gorgias est de
Léontium, ville de Sicile, et avait reçu l'influence de l'école
d'Élée; Protagoras [258] était d'Abdère, c'est-à-dire de Thrace,
et paraît avoir reçu l'influence d'Héraclite, et peut-être aussi de
Démocrite, et en général relève des écoles ioniennes. L'un et
l'autre vinrent à Athènes non pour discuter sur des choses
spéculatives, mais pour traiter les affaires de leurs pays
respectifs. En même temps ils apprirent aux Athéniens l'art de
parler, de converser, et les initièrent au goût des idées
philosophiques.
Ainsi, du Nord et de l'Occident la philosophie spéculative
et la philosophie empirique, conduites l'une et l'autre jusqu'au
scepticisme, vinrent converger et se rencontrer au centre de
l'empire grec, dans la capitale de la civilisation grecque. Les
autres sophistes, entre autres Prodicus de Cos et Hippias
d'Élée, l'un de la mer Égée, l'autre de la Grèce du Nord,
vinrent également à Athènes, soit pour des affaires publiques,
soit pour des colloques philosophiques, et contribuèrent par là
à faire d'Athènes le centre de l'activité philosophique.

253
Athènes, jusque-là, n'avait rien produit en philosophie, et
elle commençait seulement à recevoir quelques germes venus
d'ailleurs; mais elle inaugura bientôt son apparition sur la
scène philosophique par un coup d'éclat, dont l'action a rejailli
sur l'histoire de l'humanité tout entière. Ce qui fixa surtout la
scène de la philosophie à Athènes, ce fut l'apparition d'un
homme de génie, d'une originalité sans égale, qui ne fut pas
seulement un grand philosophe, mais un grand homme, et qui,
dans l'histoire des hommes, peut être comparé aux grands
fondateurs de religion: nous voulons parler de Socrate. Ce qui
détermina Socrate à philosopher, ce fut précisément la
présence des sophistes à Athènes. En les combattant il créa la
philosophie morale, et en même temps la critique philosophi-
que. Il fit descendre, dit-on, la philosophie du ciel sur la terre,
c'est-à-dire qu'il écarta les recherches physiques et cosmogoni-
ques pour se livrer à la psychologie et à la morale; mais, en
même temps, il fit une révolution dans l'art de raisonner par
son inimitable maïeutique, le plus merveilleux instrument pour
la liberté de l'esprit.
Aussi, à partir du siècle de Périclès, dont Socrate était
contemporain, [259] la pensée philosophique se concentra à
Athènes. Ses principaux disciples, Xénophon, Platon,
Antisthène, sont Athéniens. S'il se produit encore quelques
mouvements philosophiques sur la circonférence hellénique: à
Cyrène, sur les côtes de l'Afrique; à Mégare, dans la Grèce du
Nord, ce n'est plus qu'un rayonnement de la philosophie
attique. Aristippe, le chef de l'école cyrénaïque; Euclide, celui
de l'école de Mégare, sont l'un et l'autre disciples de Socrate.
Ils sont venus à Athènes pour l'écouter: preuve que sa
réputation s'étendait au loin, et que l'on savait déjà où il fallait
aller pour apprendre la philosophie.
Après Socrate, la philosophie se fixe à Athènes pour
plusieurs siècles. Platon, le premier, y fonda un enseignement
régulier, une école proprement dite, à l'Académie. Cette école,
avec diverses vicissitudes de doctrine, dura jusqu'au Ier siècle
avant notre ère. L'ancienne Académie d'abord, avec Speusippe
et Xénocrate, la nouvelle Académie ensuite, avec Arcésilas et
Carnéade, continuèrent l'œuvre de Platon là où il l'avait
fondée. C'est encore à Athènes que se fonde une seconde

254
grande école philosophique, à côté de l'Académie, celle du
Lycée. Aristote, le fondateur de cette seconde école, n'est pas
d'Athènes; il est de la Grèce du Nord, de Stagyre, ville de
Thrace. Il passa plusieurs années à la cour de Philippe, roi de
Macédoine; mais il avait appris la philosophie à Athènes à
l'école de Platon; il fonda sa propre école à côté de celle de
Platon, et cette école dura après lui comme celle de
l'Académie. Théophraste la continua; et il y avait encore à
Athènes une école péripatéticienne à l'époque de Cicéron,
puisque son fils était venu à Athènes suivre les leçons du
péripatéticien Cralype.
Ce n'est pas seulement l'école de Platon ou l'école
d'Aristote qui se sont fixées à Athènes après Socrate; ce sont
encore l'école épicurienne et l'école stoïcienne. Épicure était
d'Athènes comme Platon; il y passa toute sa vie, qui fut longue
et qui s'étend du IVe au IIIe siècle. Le fondateur de l'école
rivale, de l'école stoïcienne, Zénon, n'était pas d'Athènes; il
était né [260] à Citium, dans l'île de Chypre; mais, attiré à
Athènes par des affaires de commerce, il fut entraîné vers la
philosophie en fréquentant les derniers représentants de l'école
cynique, école secondaire issue également de Socrate, comme
toutes les autres que nous venons de nommer, et qui avait été
fondée par Antisthène et Diogène. Crantor, le dernier
philosophe de celle école, fut le maître de Zénon, et nous
marque le passage du cynisme au stoïcisme.
Les deux autres grands stoïciens, Cléanthe, né en Asie
Mineure; Chrysippe, né en Cilicie, également en Asie
Mineure, vinrent l'un et l'autre séjourner à Athènes; le premier,
de 300 à 220; le second, de 280 à 208. L'un et l'autre prirent la
succession de Zénon et défendirent ses doctrines contre les
académiciens et les épicuriens.
Ainsi, jusqu'au IIe siècle avant l'ère chrétienne, tout le
travail philosophique fut concentré à Athènes. Mais bientôt ce
mouvement allait se disperser et se généraliser; sans
complètement abandonner Athènes, qui resta un centre
d'études très recherché, la philosophie rayonna en sens divers,
pour aller bientôt se fixer dans un autre centre.
Deux événements historiques importants ont amené celle
révolution: d'une part les conquêtes d'Alexandre, de l'autre la

255
conquête romaine. Par le premier, la Grèce ne fut plus
seulement en Grèce, mais en Orient; parle second, elle entra en
communication avec Rome.
Considérons d'abord le rayonnement des diverses écoles
grecques déjà signalées. Dans le Ier siècle avant l'ère
chrétienne, nous voyons la philosophie stoïcienne et
académique se répandre hors de la Grèce continentale et
retourner dans les îles de la mer Égée. Rhodes principalement
de vint le siège d'une école célèbre. Panétius, le maître de
Cicéron, était de Rhodes; Posidonius, l'un des derniers
stoïciens, avait fondé à Rhodes une école où il avait eu pour
auditeurs Pompée et Cicéron. Antiochus eut aussi dans la
même île une école mi-stoïcienne, mi-académique. Rhodes
peut donc être considérée comme le lieu de passage qui a
conduit la philosophie d'Athènes à Rome.
[261] L'événement le plus intéressant de cette époque pour
l'histoire générale de l'esprit humain, ce fut l'arrivée de la
philosophie à Rome, devenue alors la capitale du monde, mais
qui en philosophie ne fut que la vassale de la Grèce. Ce n'en
est pas moins un fait très important que la traduction de la
philosophie du grec en latin. Beaucoup d'œuvres ou de
doctrines philosophiques qui avaient été perdues nous ont été
conservées par les écrits de Cicéron qui sont ou des
traductions ou des commentaires de la philosophie grecque, et,
en outre, ce n'a pas été un petit avantage pour la philosophie
épicurienne d'avoir trouvé pour traducteur un grand poète et
d'avoir associé ses doctrines au génie poétique de Lucrèce.
Cependant, quelque importante qu'ait été pour la
conservation de la philosophie grecque l'intervention de Rome,
ce n'est encore qu'un déplacement, ce n'est pas une création.
L'autre événement dont nous avons parlé, à savoir la
conquête de l'Orient par Alexandre, fut d'un bien autre intérêt
pour l'avenir de la philosophie, car il eut pour conséquence la
création d'un centre nouveau de pensée et d'une élaboration
nouvelle pour la philosophie grecque, rajeunie et fécondée par
l'infusion de l'esprit oriental. Jusqu'à quel point l'Orient avait-il
pénétré dans la philosophie primitive de la Grèce? Nous avons
dit qu'on ne peut le déterminer avec précision. Mais, ici, nous

256
saisissons cette influence d'une manière directe et historique,
ou pour mieux dire géographique.
Ce centre nouveau de la civilisation et de la philosophie a
été la ville d'Alexandrie, fondée par Alexandre à l'entrée du
Delta et des bouches du Nil, et qui est devenue l'entrepôt du
commerce (comme aujourd'hui encore) entre l'Asie et
l'Europe, mais qui de plus, à cette époque, fut le foyer de la
science et de la culture intellectuelle en même temps que de
l'esprit religieux.
On peut signalera Alexandrie, dans les deux premiers
siècles de l'ère chrétienne, trois ou quatre grandes écoles
philosophiques et religieuses: 1° l'école juive d'Alexandrie,
fondée par Aristobule et constituée surtout par Philon le Juif,
[262] contemporain de Jésus et le plus grand philosophe de
celle période: il réunit en lui Moïse et Platon. On disait de lui:
Moses platonisans ou Plato judaisans; les deux doctrines
étaient d'ailleurs interprétées par l'esprit oriental, c'est-à-dire
par l'esprit panthéistique, qui n'appartient en propre ni à la
Grèce ni à la Judée; 2° à côté de l'école juive il faut compter, à
Alexandrie encore, l'école gnostique, plus théologique que
philosophique, émanant d'un christianisme plus ou moins
altéré par les doctrines de la Perse et de l'Égypte; le
gnosticisme, originaire de la Syrie, fut représenté en Égypte
par Basilide et Valentin dans le Ier et le IIe siècle de l'ère
chrétienne; ces doctrines étranges, malgré leur forme
théologique, n'en ont pas moins eu une très profonde influence
sur toutes les doctrines mystiques hétérodoxes du moyen âge;
3° la troisième école est l'école chrétienne d'Alexandrie, à
savoir l'école de Clément d'Alexandrie et d'Origène; c'est
encore une école plus religieuse que philosophique, inspirée de
l'esprit chrétien, mais mêlée de l'esprit platonicien, et qui a
laissé également de grandes traces dans l'avenir; 4° enfin,
l'école païenne d'Alexandrie, ou néo-platonicienne, fondée par
le portefaix Ammonius Saccas, contemporain d'Origène, et
constituée surtout, organisée et développée par Plotin, le plus
grand philosophe grec depuis Aristote et Platon.
Ici, cependant, il ne faut pas s'exagérer le sens de cette
expression: école d'Alexandrie. Plotin, à la vérité, est né à
Alexandrie et y a reçu les leçons d'Ammonius Saccas; mais il

257
a passé une grande partie de sa vie à Rome, y a enseigné
pendant douze ans et y est mort. Porphyre, son disciple, est né
également à Alexandrie et vint également à Rome. Rome a
donc été pour sa part dans la formation et la propagation du
néo-platonisme. Ce fut cependant à Alexandrie que Porphyre,
après la mort de Plotin, transporta son école, et ce fut là que
Jamblique lui succéda.
Alexandrie continua à être un centre d'études et de
spéculations philosophiques jusqu'au IVe siècle. À cette
époque, l'intolérance chrétienne, devenue de plus en plus
menaçante, [263] commença à en rendre le séjour dangereux.
On sait que la célèbre Hypatie fut massacrée dans une émeute
de chrétiens fanatiques. Dès lors la philosophie abandonna ce
séjour inhospitalier, et elle vint redemander un renouvellement
d'éclat et un reste de sécurité à la vieille et illustre capitale des
études antiques et des croyances païennes, à la ville de
Socrate, à Athènes. La réforme de Julien avait arrêté un instant
le cours triomphant du christianisme, et donné un nouveau
stimulant à l'hellénisme. Athènes était restée intacte au milieu
du renouvellement universel. Ce fut vers ce temps que
Plutarque le Vieux (qu'il ne faut pas confondre avec le célèbre
biographe) introduisit à Athènes les idées alexandrines. Il eut
pour successeur Syrianus, qui lui-même eut pour successeur le
célèbre Proclus, rénovateur et second fondateur de la
philosophie alexandrine, le représentant le plus illustre de ce
qu'on appela l'école d'Athènes, la dernière grande école
grecque. Cette école dura jusqu'au commencement du VIIe
siècle. La chaire était alors occupée par Damascius, qui,
indépendamment de son mérite personnel, a cette gloire dans
l'histoire d'avoir été le dernier philosophe classique de la
Grèce, comme Thalès en a été le premier. En 629, l'empereur
Justinien, dominé par ses préjugés dévots et superstitieux, se
prononça contre la philosophie. Il ferma l'école d'Athènes, et
les maîtres de cette école, Simplicius et Damascius, en même
temps que le dernier alexandrin Olympiodore, furent obligés
de quitter la Grèce et se réfugièrent en Asie, à la cour du roi
Chosroès, connu par son goût pour les études philosophiques
et les études grecques. Ce goût nous est attesté par un écrit de
Priscien intitulé: Solutiones rerum de quibus dubitavit

258
Chosroes, Persarum rex. Il paraît que deux ou trois ans après
cette hégyre, Chosroès, ayant fait la paix avec Juslinien,
stipula dans son traité avec cet empereur que les philosophes
exilés pourraient rentrer dans leur patrie. Il est donc probable
que les trois réfugiés revinrent en Grèce et purent encore y
publier quelques-uns de leurs ouvrages, mais sans y enseigner.
Les grandes écoles grecques étaient finies.
[264] Ainsi, la philosophie grecque, partie de l'Asie
Mineure, répandue à travers la mer Égée, passant de Samos ou
de Colophon en Sicile et dans la Grande-Grèce, concentrée à
Athènes pendant quatre siècles, ayant rayonné ensuite à
Alexandrie et à Rome, revenue à Athènes pendant un siècle ou
deux, puis ayant jeté quelques rameaux dans l'Asie Mineure,
d'où elle était partie et où se conservèrent quelques-uns de ses
vestiges, finit, après une période de douze cents ans, sa
brillante histoire.

259
260
LEÇON XVIII
SUITE DES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
ET DE LA GÉOGRAPHIE

Messieurs,

Comment, après cette ruine et cet évanouissement, la


philosophie a-t-elle repris son cours? Quelles nouvelles étapes
a-t-elle parcourues, quelles nouvelles contrées a-t-elle
traversées, c'est ce qu'il nous reste maintenant à étudier.
Nous venons de voir finir la philosophie grecque en même
temps que l'hellénisme païen, vers le VIIe siècle de notre ère.
Nous avons à nous demander maintenant comment elle a
refleuri, et par quels chemins elle a passé dans l'Europe
occidentale, pour donner naissance à ce qu'on appelle la
philosophie du moyen âge et la philosophie moderne.
Le fait principal qui a servi à conserver la tradition de la
philosophie, et à ramener l'élude des grands philosophes grecs,
fut (le croirait-on?) l'apparition de Mahomet et l'entrée du
peuple arabe sur la scène de la civilisation. On sait que
Mahomet, en même temps qu'il a été un fondateur de religion,
a été en outre un fondateur d'empire: «Le temps de l'Arabie est
à la fin venu,» dit-il dans Voltaire. La race arabe se révéla tout
de suite comme race conquérante, unissant le fanatisme du
prosélytisme à l'ambition de la conquête. Rassemblés en
peuple par Mahomet, les Arabes s'élancèrent après lui en
dehors des contrées de l'Arabie. Les successeurs immédiats du
Prophète conquirent successivement la Syrie sur les empereurs
d'Orient, la Perse, où ils renversèrent le trône des Sassanides,
puis l'Égypte encore sur les Grecs, puis toutes les côtes de
l'Afrique jusqu'au Maroc; et enfin, traversant la Méditerranée
et pénétrant jusqu'en Espagne, ils occupèrent [266] ce pays sur
les Visigoths et s'y établirent pour plusieurs siècles. Ce flot
envahisseur pénétra même jusqu'en France et vint se briser
contre les armes de Charles Martel à la bataille de Poitiers.

261
Ainsi, en un siècle, la conquête arabe était passée des confins
de la Chine jusqu'aux bords de l'Atlantique. En même temps
ce peuple qui au temps de Mahomet, était encore un peuple de
pasteurs, un peuple nomade, commença rapidement à se
civiliser, à se faire aux mœurs, au luxe, aux sciences et aux
arts de la Grèce. Il se créa un mouvement que l'on a appelé la
civilisation arabe, dont les centres ont été Damas en Syrie,
Bagdad surtout, l'œuvre des califes, et enfin Samarcande, dans
le pays des Turcomans. Tels furent en Orient les sièges
principaux de la civilisation arabe. En Occident et en Espagne,
ce furent surtout Grenade et Cordoue. Cette civilisation
brillante, mais un peu superficielle, a servi de transition entre
la civilisation gréco-romaine et la civilisation moderne. Les
Arabes ont été les intermédiaires entre les écoles grecques et
les écoles du moyen âge. Étudions d'un peu plus près, en ce
qui concerne la philosophie, ce singulier phénomène.
Lorsque les Arabes conquirent la Syrie et la Perse, ils
durent rencontrer dans ces deux pays des traditions grecques,
des écoles grecques, des ouvrage de littérature, de science et
de philosophie grecques. Les choses ont beau finir, elles ne
finissent jamais complètement. Il reste des germes qui
refleurissent. Nous avons vu que le roi perse Chosroès
s'occupait de philosophie. Nous savons qu'il s'était fait nombre
de traductions des philosophes grecs en syriaque. On signale à
la Bibliothèque nationale l'existence d'un manuscrit syriaque
de Paul le Perse, qui contient l'abrégé de la Logique d'Aristote.
Il existe encore un certain nombre de manuscrits de ce genre:
par exemple, l'Isagoge de Porphyre. Il y eut donc une
continuation d'études philosophiques, très abaissées sans
doute, mais non complètement abandonnées, dans l'Asie
grecque, et même dans les États voisins. Lorsque les Arabes se
furent établis en Syrie et commencèrent à s'occuper des
sciences, [267] ils durent s'instruire auprès des maîtres grecs,
car ils n'eurent jamais par eux-mêmes aucune originalité. Leur
esprit subtil, logique et terre à terre se trouve plus à son aise
dans les écrits d'Aristote que dans ceux de Platon. Ce furent
surtout les écrits logiques d'Aristote qu'ils se mirent d'abord à
étudier. Dès le Xe siècle, on trouve des traductions arabes de la
Logique d'Aristote. Les principaux traducteurs arabes furent

262
Assaïn ben Ishak, médecin nestorien de Bagdad, vers le milieu
du IXe siècle, et son fils Hischak au Xe siècle, Yahya ben Adi et
Isa bon Zaara. On traduisit aussi les commentateurs d'Aristote.
Platon au contraire fut peu cultivé et peu traduit. On signale
cependant un auteur du XIIIe siècle, Djemal-Eddin, comme
ayant traduit la République, les Lois et le Timée.
Les Abbassides en Orient, les Ommiades en Espagne,
essayèrent de créer un mouvement intellectuel et scientifique.
Le plus grand nom de l'Arabie asiatique fut Avicenne, sujet
persan, né à Bouckara dans ce qu'on appelle aujourd'hui le
Turkestan. Il se fit une réputation immense dans tout l'Orient,
surtout comme médecin; mais il s'est aussi beaucoup occupé
de philosophie, et on a de lui des commentaires étendus sur la
Métaphysique et la Logique d'Aristote. Il est aussi l'auteur
d'ouvrages originaux, l'un intitulé la Guérison, l'autre la
Délivrance.
Mais c'est surtout en Espagne que l'influence arabe nous
intéresse, car elle a été le principal instrument de la
renaissance de la philosophie en Occident. On cite, comme
ayant particulièrement encouragé les lettres et les arts, le calife
Hakem. Sous lui, l'Andalousie s'éleva à la plus haute culture.
Les livres composés en Perse et en Syrie étaient lus en
Espagne en même temps qu'en Orient. Hakem, dit-on, envoya
mille divars d'or pur à Abul-Farady pour avoir le premier
exemplaire de son Anthologie. Il avait de nombreux agents
chargés de lui procurer les livres de l'Orient, au Caire, à
Bagdad, à Damas, à Alexandrie. On dit que le catalogue de sa
bibliothèque comprenait 44,000 volumes. C'est [268] au Xe
siècle, époque de la plus profonde barbarie en Occident, qu'est
précisément le point culminant de la civilisation arabe. Mais
bientôt une réaction se manifesta. Almanzor fait brûler tous les
livres de philosophie et de sciences, et ne conserve que les
livres de théologie et de médecine. Le XIe siècle est, pour
l'Espagne arabe, un siècle de barbarie et de guerres civiles.
Mais au XIIe siècle le mouvement recommence. Averroès, le
plus grand nom de la philosophie arabe en Espagne, comme
Avicenne en Orient, naquit à Cordoue au commencement du
e
XII siècle; il mourut en 1198. Il remplit donc le siècle tout
entier. Ses œuvres sont immenses. Il commenta presque tous

263
les ouvrages d'Aristote. Ses œuvres personnelles sont:
Destruction de la Destruction, réfutation du philosophe
Algazali; Destruction des philosophes, traité de l'union de
l'intellect avec l'homme.
En résumé, la philosophie grecque, presque entièrement
réduite à la philosophie d'Aristote, avait passé de Syrie, de
Perse et d'Égypte en Espagne, d'où elle allait bientôt sortir
pour se rencontrer avec le mouvement philosophique
occidental, en raison de la proximité de la France et de
l'Espagne.
Nous avons donc maintenant à nous demander où en était
arrivée la philosophie de l'Occident à la fin du XIIe siècle,
lorsqu'elle se rencontra avec la civilisation arabe.
Nous avons vu périr en 529, à Athènes, la dernière école
philosophique de la Grèce. Mais il n'est pas probable que toute
culture philosophique ait disparu. Les livres subsistaient, et, si
petit que fût le nombre des lecteurs, il dut y en avoir
cependant. Seulement il n'y eut plus de grandes écoles. On cite
un commentateur de l'empire grec du Xe au XIe siècle, à la fois
politique et philosophe, le célèbre Psellos: mais c'est le seul
nom connu. Rien ou presque rien ne vint de Constantinople en
Occident, du moins avant les croisades.
Dans l'empire d'Occident, en Italie et en Gaule, bientôt
appelée France, la culture grecque fut presque abandonnée;
[269] ce qui reste en philosophie, ce sont des ouvrages latins,
Lucrèce, Cicéron et les Pères, surtout saint Augustin, la
principale source du platonisme en Occident. Quelques grands
noms surnagent, entre autres celui de Boèce et de Cassiodore,
ministres l'un et l'autre du roi Théodoric; le premier, dont les
travaux sur Aristote et sur l'Isagoge de Porphyre sont la base
de toute la philosophie du moyen âge. Boèce et Théodoric, en
tant que celui-ci encouragea l'étude des lettres, voilà le seul
chaînon que nous trouvions entre l'antiquité et le moyen âge.
On sait combien il a fallu de temps pour que les études
recommençassent en France. Grégoire de Tours disait: Væ
diebus nostris, quia periit studium litterarum a nobis. Les
études recommencent sous Charlemagne par la fondation de
l'école du palais, et par les soins d'Alcuin. La même école se
continua sous les auspices du successeur de Charlemagne,

264
Charles le Chauve, à la cour duquel vivait l'Écossais Scot
Érigène, véritable prodige pour son temps. Vers cette époque,
l'Irlande et l'Angleterre (Alcuin était d'York) entrent pour leur
part dans la renaissance classique, mais envoient leurs enfants
au centre de l'empire franc, à Aix-la-Chapelle, où résidait
Charlemagne et où il avait fondé son école. Ainsi peu à peu
l'Occident barbare s'éveillait à la vie de l'esprit; commençant
par la grammaire, comme les enfants, il allait bientôt s'élever à
la logique et de là à la métaphysique et à toutes les parties de
la philosophie. C'est seulement à la fin du XIe siècle que
recommence véritablement la philosophie. Voyons ce qu'on
possédait à cette époque: nous l'avons dit déjà, rien ou presque
rien des écrits grecs. La langue grecque était en partie ignorée.
Scot Érigène savait le grec: mais c'était une rare exception.
Lui-même ne paraît avoir connu de Platon que le Timée. Il
connaissait aussi Denys l'Aréopagite. On cite encore, au XIIe
siècle, un commentaire du Timée par Guillaume de Conches;
mais en général très peu de chose sur Platon, si ce n'est par
l'intermédiaire de saint Augustin. Qu'avait-on d'Aristote?
Rien que les ouvrages [270] de logique, et encore traduits et
abrégés par Boèce. C'est avec ces maigres documents et avec
l'Isagoge de Porphyre que s'établit la première grande
discussion philosophique du moyen âge. Où a lieu cette
discussion?
C'est à Paris, à l'ombre de Notre-Dame, que Guillaume de
Champagne pose la thèse de la réalité des universaux. Le
moine de Compiègne Roscelin lui oppose la théorie
nominaliste, et Abailard, le grand professeur, qui rassemblait
sur la montagne Sainte-Geneviève des milliers d'étudiants,
essaya de concilier les deux doctrines dans la théorie
conceptualiste.
Quelque bizarres que soient alors les formes de la pensée,
quelque subtils que soient les raisonnements, quelque obscur
que soit le langage, on ne peut nier que ce ne soit la
philosophie qui recommence à cette époque dans cette
mémorable controverse. Ainsi, depuis Athènes où elle avait
paru mourir en apparence, la philosophie avait dormi et
sourdement germé pour renaître six siècles après à Paris, qui,

265
pendant tout le moyen âge, reprit le sceptre qu'Athènes avait
eu dans l'antiquité.
Cependant, le fait capital à signaler, c'est qu'avant la fin du
e
XII siècle l'Occident ne possédait guère qu'Aristote, et
d'Aristote que les ouvrages logiques. Les recherches devaient
donc surtout porter sur les difficultés logiques. Sans doute il
était resté quelques vestiges de métaphysique grecque par saint
Augustin et par les ouvrages du faux Denys l'Aréopagite; on
avait des commentaires du Timée et les commentaires de
Macrobe. Mais tout cela était rare, dispersé. On était encore
trop faible pour philosopher autrement que sur un texte donné.
Sauf quelques hommes de génie, Scot Érigène et saint
Anselme, on dut se mettre à l'école et commencer par le plus
facile, la grammaire et la logique.
On peut considérer l'introduction des œuvres d'Aristote sur
la philosophie naturelle, la métaphysique et la physique,
comme un fait décisif dans le développement de la philosophie
du moyen âge. Or cette introduction fut le fait des Arabes.
[271] Nous voyons en effet, vers le milieu du XIIe siècle,
une grande entreprise de traductions faites sur les traductions
arabes, par les soins de Raymond, archevêque de Tolède. Ces
traductions se firent surtout par l'intermédiaire des juifs. De
nombreux traducteurs chrétiens furent aussi employés. Le
principal est Michel Scot, qui est surtout cité comme ayant
introduit les ouvrages d'Aristote à l'aide de ses traductions.
Voici le texte de Roger Bacon: «Tempore Michaelis Scot, qui
annis 1230 transactis apparuit, deferens librorum Aristolelis
parles aliquas de naturalibus et mathematicis cum
expositoribus sapientibus, magnificata est Aristotelis
philosophia apud Latinos.»
Non seulement on avait traduit les œuvres d'Aristote, mais
encore des œuvres juives et arabes, les écrits d'Avicenne, d'Al-
Faradi, la Source de vie de Ibn-Gebirol (Avicembron), le de
Causis, ouvrages d'origine alexandrine, etc.
L'introduction de ces documents nouveaux (péripatéticiens,
alexandrins, juifs et arabes) paraît avoir jeté quelque trouble et
quelque hésitation dans les études philosophiques; on y
rattacha les théories aventureuses et panthéistiques qui
commencèrent à paraître vers cette époque: l'école de Chartres

266
(Thierry de Chartres et Gilbert de La Porée), Amaury de Bène
et David de Dinant. On signale même à celle époque quelques
traces d'épicurisme. Le concile de Paris en 1210 condamna ces
doctrines: quelques hérétiques même furent brûlés. Le même
concile interdit la lecture des livres de philosophie naturelle, et
même condamna certains ouvrages écrits en français. C'était la
condamnation expresse des Ausculationes physicæ d'Aristote,
qui venaient de s'introduire dans les écoles. Le concile de 1215
portait expressément cette prescription: Non legantur libri
Aristotelis de Metaphysice et de naturali philosophia. Ainsi,
en 1215, Aristote est proscrit; et cependant vingt ans plus tard
on voit Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin commenter la
Physique et la Métaphysique, aussi bien que les autres
ouvrages d'Aristote, et celui-ci devient bientôt le maître
suprême et incontesté de la scolastique.
[272] Comment s'expliquer ce paradoxe historique? Voici
cette explication, qui a été découverte par M. Hauréau. En
1231, le pape Grégoire IX renouvelait l'interdiction du concile
de 1215; mais, en même temps, dix jours après, il nommait
une commission pour examiner et expurger les deux ouvrages
incriminés. Il est probable que, grâce à cette expurgation, les
ouvrages susdits rentrèrent peu à peu dans les écoles, que
bientôt même il ne fut plus question d'expurgation. Enfin
l'autorité d'Aristote revint si bien en faveur qu'en 1266 une
décision de prélats portait qu'on ne serait pas reçu aux
examens de la licence si l'on n'avait pas lu ces deux ouvrages.
À partir de ce moment, les études philosophiques des
écoles portent sur la philosophie tout entière, et non plus
seulement sur la logique. C'est ce fait capital qui doit être
rapporté à l'influence arabe. Ainsi Aristote, conservé par
parties dans les vieilles contrées de l'Occident romain, était
revenu tout entier de l'Orient et de la Syrie par l'Afrique et
l'Espagne dans la France, désormais l'héritière de l'ancienne
Grèce.
Le fait essentiel à signaler, au point de vue géographique,
c'est qu'à partir de cette époque le centre des études
philosophiques est à Paris. Sans doute, les plus grands génies
de ce temps ne sont pas Français. Ils viennent soit de

267
l'Allemagne, soit de l'Italie, soit de l'Angleterre; mais tous
viennent pour s'instruire et pour enseigner à Paris.
Voici, par exemple, les principaux personnages du moyen
âge, dont les noms se rattachent à l'histoire de l'université de
Paris. Alexandre de Hales, né en Angleterre, fit ses études à
Paris et y séjourna jusqu'en 1258. Il appartenait à l'ordre des
franciscains. Robert de Lincoln (ou Robert Grosse-Tête), né
dans le comté de Suffolk, fit ses études à Oxford, mais il vint à
Paris se perfectionner auprès des maîtres en philosophie.
Guillaume d'Auvergne, Vincent de Beauvais, enseignèrent à
Paris. Jean de la Rochelle, franciscain comme Alexandre de
Hales, lui succéda dans sa chaire en 1238. Albert le Grand,
dominicain, ayant fait ses études à Padoue, fut envoyé à Paris
en 1245, et il y enseigna trois ans, jusqu'en 1248, d'après [273]
l'ordre de ses supérieurs, retourna à Cologne, alla à Rome
pour y plaider la cause des moines contre l'université de Paris.
Saint Thomas d'Aquin, né en Sicile, près d'Aquino, eut pour
maître a Cologne Albert le Grand et le suivit à Paris, où il
reçut le doctorat, et enseigna lui-même comme son maître
Albert le Grand. Il plaida à Rome la cause des ordres
mendiants contre le représentant de l'université de Paris,
Guillaume de Saint-Amour. Jean Fedenza de Bonaventure, né
à Orvieto (1221), étudia à Paris sous Alexandre de Hales et
Jean de la Rochelle; il enseigna également en même temps
que saint Thomas d'Aquin, et avec celui-ci défendit la cause
des ordres religieux contre l'université de Paris. Celle lutte des
moines et de l'université nous prouve combien on considérait
comme important de s'assurer la possession de la ville de Paris
pour y exercer l'influence théologique et philosophique. Ces
trois noms (Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure)
appartiennent à l'ordre des dominicains; Roger Bacon et Duns
Scots ont l'un et l'autre franciscains. Le premier, né en 1214 en
Angleterre, dans le comté de Somerset, vint faire ses études en
France dans l'université de Paris: on dit même qu'il y enseigna.
Duns Scot, né également dans la Grande-Bretagne, enseigna
d'abord à Oxford, puis à Paris, où il reçut le grade de docteur.
Le même fait se continua au XIVe siècle: Raymond Lulle, né à
Palma, dans l'île de Majorque, après beaucoup d'aventures,
vint comme les autres à Paris, où il enseigna le Grand Art.

268
Guillaume d'Ockam, né dans la province de Surrey, vint
également à Paris, où il suivit les leçons de Duns Scot; on ne
nous dit pas s'il y enseigna.
Ainsi le fait général qui ressort de tous ces exemples, c'est
que si Paris n'a produit réellement aucun des grands hommes
qui ont illustré la philosophie du moyen âge; si, d'un autre
côté, il y eut diverses écoles importantes en Europe (à Oxford,
à Cologne, à Rome), Paris fut cependant considéré comme le
lieu de concentration, où l'on venait de toutes parts. Nul ne se
croyait un maître véritable s'il n'avait étudié, reçu ses [274]
grades ou même enseigné à Paris. La diversité d'origine est
elle-même une preuve de ce fait: car comment se serait-on
rencontré de tant de côtés divers, s'il n'y avait eu une tradition,
une opinion qui faisait de Paris la tête du mouvement
philosophique? C'est là le trait caractéristique de la
philosophie au moyen âge.
Comment est née maintenant et par quels chemins a passé
la philosophie moderne? C'est le dernier point à examiner pour
achever cette étude.
Si l'on met à part le mouvement mystique allemand qui se
développa sur les bords du Rhin au XIVe siècle et dont les
principaux représentants sont Tauler, Suzo, Ruysbroeck, et
surtout maître Eckart, mouvement qui plus tard, par Nicolas de
Küss (XVe siècle) et Jacob Boehme (XVIe), se transmit à la
philosophie allemande moderne, mais qui resta en dehors de
l'évolution générale de la philosophie européenne; si, dis-je, on
excepte ce mouvement, on peut dire que la philosophie de la
Renaissance eut pour centre l'Italie, comme celle du moyen
âge avait eu la France.
L'événement capital et décisif, ce fut la réapparition des
manuscrits grecs en Occident. Sans doute, il faut accorder que
la rupture de l'Occident avec l'Orient grec n'avait pas été
absolue, que les croisades n'avaient pas été sans quelque
influence, qu'il y avait eu quelque infiltration de la science
grecque. Au XIVe siècle déjà, Pétrarque savait le grec et avait
en sa possession des manuscrits grecs. Mais deux événements
importants précipitèrent le mouvement de la restauration
grecque en Occident. Ce fut d'abord le concile de Florence qui
avait eu pour but la réunion des deux Églises, l'Église romaine

269
et l'Église grecque; et en second lieu la conquête de
Constantinople par les Turcs, qui chassa en Europe un grand
nombre de savants. Mais le premier événement est de
beaucoup le plus important au point de vue philosophique.
Le concile de Florence, en effet, en 1440, a été le point de
départ de la restauration du platonisme dans les écoles
d'Occident. Parmi les représentants de l'Église grecque à ce
concile, [275] se trouvaient plusieurs personnages dont le nom
est mêlé à celle œuvre de restauration platonicienne, et qui ont
eu un grand retentissement dans la première moitié du XVe
siècle. C'étaient Gémiste Pléthon, Théodore Gaza, Gennadius,
Georges de Trébizonde et le cardinal Bessarion. Le premier,
Pléthon, platonicien passionné, avait composé un écrit sur la
Différence de Platon et d'Aristote, et un traité de Legibus imité
de la République de Platon. Son adversaire, Gennadius,
patriarche d'Alexandrie, défendit Aristote contre lui et fit
brûler son traité des Lois. Pléthon fut également attaqué par
Théodore Gaza, et surtout par Georges de Trébizonde, qui
déploya dans cette querelle une virulence et une âpreté
blâmées de tous. La querelle fut terminée par la haute
impartialité du cardinal Bessarion, qui écrivit contre Georges
de Trébizonde son traité In Calumniatorem Platonis, et qui
défendit Platon sans attaquer Aristote.
Le séjour de Pléthon à Florence eut encore une
conséquence intéressante pour la rénovation philosophique. Il
convertit les Médicis à la philosophie platonicienne. Côme de
Médicis devint un zélé platonicien, et il fit instruire par G.
Pléthon dans cette même philosophie son fils Pierre et son
neveu Laurent. Côme se sentit même tellement enflammé
d'amour pour cette philosophie, qu'il songea à rétablir
l'Académie de Platon, c'est-à-dire une école destinée à
conserver et à transmettre le feu sacré du platonisme. Il destina
à cette œuvre considérable un jeune homme de l'esprit le plus
brillant, fils de son médecin, Marsile Ficin, qui fut plus lard le
traducteur et l'interprète enthousiaste de Platon et de Plotin.
L'Académie platonicienne fut fondée. Laurent de Médicis,
alors au pouvoir, s'y intéressa comme avait fait Côme. On
reproduisit même le Banquet de Platon, où chacun des
convives, prenant le rôle et le nom des personnages de Platon,

270
refit à son tour un discours sur l'Amour. Ficin fit plus que
jouer au platonicien. Il traduisit Platon, et sa traduction, fidèle
et intelligente, jouit encore aujourd'hui d'une grande autorité.
C'est elle qui est jointe à la plupart des éditions de Platon.
Marsile Ficin [276] contribua en outre à renouer la tradition de
la philosophie alexandrine.
À côté de la renaissance platonicienne, il faut placer
également la renaissance péripatéticienne. Le moyen âge
n'avait connu Aristote que par des traductions barbares et des
commentaires plus ou moins infidèles, et, de plus, il avait été
étudié avec les préoccupations exclusives de l'orthodoxie.
L'introduction des œuvres grecques d'Aristote inspira une
philosophie aristotélique indépendante, et même plus ou moins
hétérodoxe. Telle fut l'œuvre de l'école de Padoue, illustrée par
Pomponace, Cesalpini, Crémonini dans les XVe et XVIe siècles,
et qui fait pendant à l'école platonicienne de Florence alors
prépondérante.
Entre ces deux écoles, l'une et l'autre italiennes, il faut
nommer la philosophie cabalistique, renouvelée de l'ancienne
Grèce, dont le principal promoteur est Pic de La Mirandole,
mais dont le développement se fit surtout en Allemagne, où
elle alla se joindre au mouvement mystique dont nous avons
parlé.
Enfin, dans le même temps, nous voyons encore en Italie
commencer la philosophie expérimentale avec Télésio, qui
était du royaume de Naples et qui parait avoir eu quelque
influence sur Bacon. Il se fit même de grandes constructions
métaphysiques à l'image des systèmes anciens: Jordano Bruno,
Campanella, Vanini, déploient une grande ambition philoso-
phique: tous les trois étaient Italiens. Ainsi la source italienne
de la philosophie moderne n'est pas contestable. C'est encore
dans la même contrée qu'avec Léonard de Vinci et Galilée
commence le vrai emploi de la méthode expérimentale. À
partir de cette époque, on peut dire que la philosophie n'a plus
de centre proprement dit. Elle se partage entre les différents
pays de l'Europe; mais l'Italie est dépossédée de son influence.
On voit d'abord la philosophie moderne naître en
Angleterre avec Bacon; mais, au XVIIe siècle, elle ne sort pas
de l'Angleterre. Elle s'y confine, et sa principale œuvre est la

271
création de la philosophie expérimentale et de la Société
[277] royale de Londres. La véritable hégémonie de la
philosophie, au XVIIe siècle, appartient à la France. La
philosophie de Descartes renouvelle l'œuvre de Socrate, et
éveille l'évolution philosophique en posant comme principe le:
Je pense, donc je suis. Son influence ne se borne pas à la
France; elle s'étend en Hollande, où Descartes avait vécu, et
elle engendre une autre grande doctrine originale, où
l'influence cartésienne vient se joindre à celle des vieilles
traditions cabalistes et orientales, celle de Spinoza. Elle s'étend
jusqu'en Allemagne, où Leibniz fonde également une grande
école en réconciliant la nouvelle philosophie avec les
scolastiques.
Avec le XVIIIe siècle, l'influence philosophique, au moins
dans la première partie, revient à l'Angleterre. La philosophie
de Bacon, de Locke et de Newton, passe la mer et arrive en
France par l'importation de Voltaire; mais, dans la seconde
moitié, l'hégémonie revient à la France. L'Encyclopédie
inaugure le règne social et politique de la philosophie. Pendant
tout le XVIIIe siècle, ce rôle lui est reconnu; et c'est en France
que celle philosophie nouvelle a son domicile. La
manifestation extérieure de ce grand fait a été la Révolution
française.
Au commencement du XIXe siècle, le contre de l'influence
philosophique se déplace. Il n'est plus en France, mais en
Écosse et en Allemagne. En Écosse, la philosophie
expérimentale traditionnelle se marie à un sage spiritualisme.
Reid et Dug Slewart sont les représentants très estimables de
ce mouvement. En Allemagne, le mouvement critique
inauguré par Kant se transforme en un dogmatisme
métaphysique transcendant et démesuré. En France, la
philosophie subit l'influence de l'Écosse et de l'Allemagne et
cherche une voie moyenne entre l'une et l'autre. Royer-Collard
et Jouffroy représentent le mouvement écossais, et V. Cousin
le mouvement allemand. La France a donc été à cette époque
une sorte de trait d'union. Elle a surtout eu pour rôle la
résurrection dos doctrines spiritualistes. Mais, dans la seconde
partie du siècle, la France redevient centre en renouvelant la
philosophie expérimentale, unie à la philosophie

272
encyclopédique. Auguste [278] Comte est le chef de cette
nouvelle philosophie. Le Comtisme renvoie en Angleterre la
philosophie de Bacon transformée et développée, et donne
naissance à une école qui est la dernière grande école
philosophique du XIXe siècle: à savoir l'école de l'association et
de l'évolution de Stuart Mill et d'Herbert Spencer. Nous
n'avons pas à juger l'époque actuelle. Disons seulement qu'à
l'heure qu'il est, la philosophie existe à l'état diffus dans trois
grands pays philosophiques de l'Europe: l'Angleterre, la
France et l'Allemagne, auxquelles s'associe à un moindre
degré l'Italie. Rappelons si l'on veut l'intervention étrange de la
Russie, sous la forme du nihilisme, et nous aurons à peu près
le tableau complet de la géographie philosophique à l'époque
actuelle. L'avenir peut encore nous réserver d'autres centres de
pensée dans les grands pays qui n'ont encore été jusqu'ici que
des tributaires dans l'œuvre de la civilisation, à savoir la
Russie et les États-Unis. Peut-être y aura-t-il un jour une
philosophie russe, une philosophie américaine; mais, si nous
exceptons le phénomène bizarre du nihilisme, qui n'est lui-
même qu'une importation allemande et française; si en
Amérique vous exceptez le nom d'un grand moraliste,
Emerson, ces deux pays ne peuvent pas compter comme ayant
introduit un apport de véritable poids dans la philosophie de
notre temps.
Qui sait aussi si l'Asie elle-même, qui a joué un rôle si
vaste et si peu connu dans les destinées primitives de la
philosophie, qui sait, lorsqu'elle entrera tout à fait dans le
courant de la civilisation européenne, si elle n'apportera pas à
son tour un élément de pensée nouveau et original, si la
philosophie ne retournera pas aux sources dont elle est partie?
Mais écartons ces rêves indéterminés de l'imagination, et
arrêtons ici le voyage philosophique qui, parti de Milet, nous a
conduit à Paris, à Londres et à Berlin.

273
274
LEÇON XIX
RAPPORTS DU LA PHILOSOPHIE ET DE LA LITTÉRATURE

Messieurs,

Nous avons à étudier aujourd'hui les rapports de la


philosophie et de la littérature.
Nous nous sommes efforcé, au début de ce cours, de
prouver que la philosophie est une science, et par là même il
semble que nous soyons tenu de demander que la philosophie
soit placée au nombre des sciences. C'est ce que beaucoup
d'esprits sont tentés de désirer. Ils voudraient, par exemple,
que la philosophie cessât de faire partie des Facultés des
lettres, pour passer aux Facultés des sciences. Je ne crois pas
que cela soit désirable. La philosophie, tout en étant une
science, n'en est pas une au même titre que les autres. Elle est
la science des généralités les plus hautes; en s'enfermant dans
le cadre des autres sciences, elle deviendrait bien vite leur
tributaire et leur vassale, ancilla scientiarum.
Mais si la philosophie est une science, pourquoi la mettre
parmi les lettres? C'est que les lettres elles-mêmes sont des
sciences dans une certaine mesure. Par exemple, l'histoire est
une science, la géographie en est une, et même la littérature en
est encore une à un certain degré; car la poétique et la
rhétorique sont des sciences, et l'histoire littéraire, la
grammaire, la philologie, sont encore des sciences. La
philosophie peut donc se trouver à côté de toutes ces éludes,
sans perdre son caractère de science.
À la rigueur, et en se plaçant à un point de vue idéal, je
crois que la philosophie devrait constituer à elle seule une
faculté que l'on appellerait Faculté des sciences
philosophiques [280] et qui serait l'unité et le couronnement
des Facultés des lettres et des Facultés des sciences; ce serait
le moyen terme entre les unes et les autres. La philosophie à
elle seule suffirait sans aucun doute à constituer une seule
Faculté. La métaphysique y occuperait la première chaire. La
psychologie, la logique, la morale, l'esthétique, le droit naturel,
275
la politique, composeraient les chaires voisines. L'histoire de
la philosophie se composerait d'autant de chaires qu'il y a de
grandes périodes dans l'histoire de l'humanité. Enfin un certain
nombre de cours annexes seraient occupés par la philosophie
de la religion, la philosophie des sciences, la philosophie de
l'histoire, etc.
C'est là, je le veux bien, un idéal et une utopie, mais qui
explique pourquoi nous ne tenons nullement à quitter le
voisinage des lettres qui sont nos mères nourricières, pour
prendre celui des sciences qui ne sont que nos parentes, et
nous croyons par là beaucoup mieux préserver notre
indépendance. Les lettres n'ont aucune prétention de nous
dominer; les sciences nous régenteraient et nous asserviraient.
Indépendamment des liens de tradition qui nous unissent
aux lettres, il est d'autres raisons qui touchent au fond des
choses. Pascal, dans un passage célèbre, a distingué entre
l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. Or la philosophie a
plus besoin encore de l'esprit de finesse que de l'esprit de
géométrie. En se rattachant exclusivement aux sciences, la
philosophie perdrait l'esprit de finesse auquel elle doit ses plus
grandes richesses, et cette délicatesse qui est l'accompa-
gnement de l'esprit de finesse. C'est ce qu'il nous faut
examiner de plus près.
Il s'est répandu de nos jours un préjugé nouveau sur les
rapports de la philosophie et des lettres. Lorsqu'on a voulu
jeter de la défaveur contre une certaine doctrine philosophique,
on a dit: «C'est de la littérature;» comme si la littérature ne se
composait que de mots et comme si la beauté littéraire ne
coïncidait pas avec la grandeur de la pensée. Une théorie
philosophique qui serait littéraire, comme la théorie [281] de
l'amour dans Platon, peut être en réalité beaucoup plus
profonde et beaucoup plus philosophique que les théories
d'apparence scientifique, comme la théorie géométrique de la
création dans le Timée.
Considérons donc la philosophie dans son rapport avec la
littérature. Nous croyons pouvoir avancer les deux
propositions suivantes:
1° Les grands philosophes sont en général de grands
écrivains;

276
2° Les grands écrivains sont en général de grands
philosophes et pourraient faire partie d'une histoire de la
philosophie.
I. Pour le premier point, n'est-il point évident que dans
l'histoire de la littérature grecque on voit figurer toute la
chaîne des philosophes? Peut-on exposer les origines de la
poésie grecque sans parler des poèmes philosophiques, dont il
ne nous reste que quelques fragments, mais admirables, tels
que les poèmes de Xénophane, de Parménide, d'Empédocle?
La sophistique n'appartient-elle pas à l'histoire des lettres
autant qu'à l'histoire de la philosophie? Les sophistes, en effet,
ne sont-ils pas les créateurs de la rhétorique? Platon
n'appartient-il pas à l'histoire de la littérature et de la poésie?
Cette forme si originale du dialogue, l'introduction de
personnages vivants et pittoresques, cette figure de Socrate
particulièrement, si originale et si puissante; les accidents des
dialogues qui les font ressembler à des drames; quelques-uns
même, comme le Criton et le Phédon, qui sont de véritables
drames; le mélange de la poésie et de la philosophie,
l'introduction des mythes et des fables, et enfin, par-dessus
tout, cotte langue incomparable de richesse, de souplesse, de
finesse, d'abondance, de précision, tout cela ne rentre-t-il pas
dans la littérature? Et Xénophon n'est-il pas aussi du domaine
des lettres, autant au moins que de celui de la philosophie? Les
Mémorables sont une œuvre exquise qui met en scène le
Socrate réel, avec autant de goût et d'esprit que Platon a mis
d'éclat dans le portrait du Socrate idéal. Les conversations si
[282] vivantes, si familières, si naturelles, de Socrate avec ses
disciples et ses adversaires, ne sont-ils pas un objet
d'admiration pour la critique littéraire aussi bien que pour
l'analyse philosophique? Il en est de même de l'Économique de
Xénophon, qui nous présente une peinture exquise de la
femme en Grèce, et le sentiment le plus délicat de l'amour
conjugal et de la dignité féminine. Aristote, en général, est
moins littéraire que Platon. La forme de son exposition est
plus scientifique et plus abstraite, et plusieurs de ses ouvrages,
les Analytiques, la Métaphysique, la Physique, le traité de
l'Âme, échappent entièrement à la critique littéraire; et
cependant, combien de parties encore dans ces œuvres relèvent

277
de la critique littéraire! Que de pages dans la Morale peuvent
être placées, comme peinture de mœurs, à côté des Caractères
de Théophraste et de La Bruyère! La description des passions,
dans la Rhétorique, celle des quatre âges, sont des tableaux de
la plume la plus fine et la plus pénétrante. La Politique est
encore une œuvre littéraire qui, par le merveilleux esprit
d'observation et par les nombreux traits de mœurs que l'on
peut y relever, intéresse, comme l'Esprit des lois, autant la
littérature que la philosophie. Plutarque et Lucien, qui ne sont
point sans importance en philosophie, sont tout entiers du
domaine de la littérature. Enfin les grands moralistes stoïciens,
Épictète et Marc-Aurèle, qui ont écrit tant de pages sublimes,
seront-ils rejetés de la littérature? La critique littéraire n'a-t-
elle pas le droit de s'en occuper, sinon pour la pureté de la
langue, au moins pour la beauté des pensées?
D'un autre côté, tous ces ouvrages que nous venons de
citer, aurait-on le triste courage de les répudier au nom de la
philosophie, sous prétexte que ce sont des écrits littéraires?
Refusera-t-on le caractère philosophique au Banquet de
Platon, aux Mémorables de Xénophon, à la Politique
d'Aristote, aux Pensées de Marc-Aurèle? On voit donc qu'il est
impossible de fixer une limite absolue entre la philosophie et
les lettres. Il n'en est pas de même des autres sciences. Euclide,
Hippocrate, Diaphante, Ptolémée, n'appartiennent [283] pas à
l'histoire des lettres grecques, si ce n'est d'une manière
extérieure, et on ne les étudiera pas au point de vue littéraire,
c'est-à-dire au point de vue de l'art et du goût.
On peut faire la même observation sur la littérature latine.
Lucrèce, les œuvres philosophiques de Cicéron et de Sénèque,
sont une portion importante de la littérature latine. Lucrèce
reprend la tradition des grands poèmes philosophiques de la
Grèce. D'une part il relève évidemment de l'esthétique et de la
critique littéraire, à qui il appartient de juger de la poésie; de
l'autre, de la philosophie, sans laquelle il est inintelligible. En
supposant qu'on réserve exclusivement à la philosophie les
Académiques de Cicéron, le de Finibus, le de Fato, le de
Divinatione, il resterait encore les Tusculanes, le de Officiis, le
de Legibus, même le de Natura deorum, qui, par leur beauté
morale, par l'ampleur et la science du style, relèveraient de la

278
littérature. De même pour les Lettres à Lucilius, de Sénèque,
où il y a tant d'esprit, tant de verve, tant de traits profonds, que
la littérature ne peut consentir à se récuser et à se priver du
droit de les admirer et de les juger; il en est de même, du reste,
dans ses autres ouvrages: le de Beneficiis, le de Vita beata, le
de Clementia, etc., un auteur tel que Sénèque, qui, ainsi que
Plutarque, alimente sans cesse Montaigne, lequel en faisait ses
délices, ne peut pas ne pas être réputé philosophe, et en même
temps il est au nombre des plus grands écrivains.
Si nous continuons cette même révision dans la littérature
moderne, nous trouverons également qu'il n'y a jamais eu
séparation absolue entre la littérature et la philosophie, entre
les grands philosophes et les grands écrivains. Au XVIe siècle,
par exemple, on trouve le plus grand des philosophes et en
même temps le premier de nos écrivains: c'est Montaigne. À
ceux qui voudraient exclure de la philosophie tout ce qui est
littéraire, nous demanderons: Que ferez-vous de Montaigne?
Évidemment vous ne pouvez le refuser à la littérature. Direz-
vous pour cela que ce n'est pas un philosophe? Ce penseur si
varié, si fin, si dégagé, d'un bon sens si [284] ferme et si libre
qu'admirait tant Pascal, le repousserez-vous en disant: «C'est
de la littérature?» Un tel littérateur ne vaut-il pas plus comme
philosophe qu'un Cesalpini, un Campanella, un van Helmont,
dont les noms sans doute appartiennent à l'histoire de la
philosophie, mais dont les pensées sont ensevelies dans les
cendres de l'oubli, tandis que nous vivons encore des pensées
de Montaigne?
Il n'en est certainement pas de même de Descartes.
Descartes appartient surtout à l'histoire des sciences et à
l'histoire de la métaphysique. C'est un philosophe dans le sens
propre du mot; et pendant longtemps on n'a pas introduit le
nom de Descartes dans l'histoire de la littérature française. Il
n'en est question à ce point de vue ni dans La Harpe ni dans
les critiques littéraires du XVIIIe siècle. Mais de nos jours un
grand critique, M. Nisard, a jugé que c'était là un oubli injuste
et préjudiciable à la véritable intelligence de notre littérature.
Non seulement il a fait une place à Descartes dans son Histoire
de la littérature française, mais il lui a fait une place
d'honneur. Il lui attribue pour la prose un rôle à peu près

279
semblable à celui que tout le monde attribue à Malherbe.
Descartes aurait servi à constituer la prose française, comme
Malherbe à constituer la poésie. Ce rôle de fondateur et
d'organisateur de la prose française, on l'attribuait à Balzac, et
il est certain que, pour ce qui regarde la création de la période
et de la phrase, Balzac a eu la plus grande influence; mais M.
Nisard considère cette influence comme peu de chose en
comparaison de l'esprit d'ordre, de méthode, de clarté, de
sincérité avec soi-même, de responsabilité devant le lecteur
que Descartes a introduite dans notre littérature, et qui en fait
la suprême originalité. Il y a en outre, dans le Discours de la
Méthode, un mélange de naïveté et de grandeur, d'esprit, dans
le sens propre du mot, et de force d'expression (surtout dans la
première partie), qui en fait une œuvre littéraire excellente. Et
cependant n'est-ce pas aussi une œuvre de philosophie? Je ne
parle pas seulement des parties techniques de l'ouvrage,
comme, par exemple, de la méthode cartésienne, en [285] tant
que méthode mathématique et métaphysique. Je parle de cette
méthode d'affranchissement non seulement à l'égard de la
tradition et de l'autorité, mais à l'égard de toutes les
superstitions et de toutes les idoles dans le sens de Bacon,
idoles d'érudition, idoles d'imagination, idoles d'écoles, etc.
Cet affranchissement n'est-il pas une œuvre philosophique? et
en même temps n'est-il pas aussi une œuvre littéraire? Dans
une thèse ingénieuse intitulée l'Esthétique de Descartes, M.
Krantz a fait de celui-ci l'inspirateur de toute la théorie
classique française: c'est là sans doute une thèse un peu
paradoxale, mais qui ne manque pas de vérité.
Descartes n'est pas le seul philosophe du XVIIe siècle que
l'on puisse appeler un grand écrivain. Cela est vrai encore,
mais à plus forte raison, de Pascal. N'a-t-on pas le droit
d'admirer en lui non seulement la pensée la plus profonde,
mais l'imagination la plus originale et la plus émouvante
sensibilité? À ceux qui veulent rejeter absolument la littérature
de la philosophie, n'aurons-nous pas le droit de demander,
comme pour Montaigne: «Que faites-vous de Pascal? Aurez-
vous le courage de l'exclure du rang des philosophes?» Qui
perdrait le plus à un ostracisme aussi ridicule? Ce ne serait pas
Pascal; ce serait la philosophie. La pensée cesse-t-elle d'être la

280
pensée parce qu'elle est exprimée en beaux termes? Bien au
contraire, certaines profondeurs et finesses de la pensée
échappent à la formule abstraite et technique, et ne peuvent
trouver d'expression que dans la langue de l'imagination et du
sentiment. Le plus profond en philosophie n'est pas toujours le
plus abstrait. Un cri de Pascal dit plus que toutes les formules
d'Hegel. Pascal est donc à la fois philosophe et écrivain.
Inutile d'ajouter que cela est également vrai de Malebranche,
aussi subtil, aussi fin comme penseur que brillant et spirituel
comme écrivain. Une langue un peu flottante, mais noble,
abondante, lumineuse, pleine de grâce et quelquefois d'élo-
quence, s'unit en lui à la plus sublime philosophie.
Passons au XVIIIe siècle. Ce siècle, si l'on veut en exclure
tout ce qui est littéraire, ne compte pour ainsi dire pas en
[286] philosophie. Excepté Condillac et quelque peu Diderot,
vous n'avez guère au XVIIIe siècle de philosophie technique,
abstraite, métaphysique dans le sens purement scientifique du
mot. Mais y aurait-il rien de plus bizarre et de plus paradoxal
que de soutenir que le XVIIIe siècle n'a pas eu de philosophie?
Qu'appelle-t-on donc la philosophie du XVIIIe siècle? N'est-ce
pas un grand événement dans l'histoire? Cette philosophie n'a-
t-elle pas, en définitive, renouvelé la manière de penser dans le
monde? Voltaire, Rousseau et Montesquieu, d'Alembert et
Diderot seront-ils considérés comme n'ayant rien à voir avec la
philosophie? Ici encore nous demanderions: «Qui est-ce qui
perdrait dans cette conclusion?» Ne serait-ce pas avant tout la
philosophie elle-même? La philosophie, pour exister, doit-elle
absolument s'abstraire de la vie sociale, des mouvements
extérieurs, de l'évolution des idées, se borner à analyser des
statues idéales, ou à opérer des expériences sur des malades
vivants? Tout ce qui touche à l'âme, à la destinée humaine, à la
destinée des sociétés, doit-il la laisser indifférente? Ne pas
savoir qu'il y a des religions, ne pas savoir qu'il y a des
gouvernements, se retrancher comme la géométrie et comme
la physique dans un monde purement abstrait, cela est-il
possible pour la philosophie? Et cela serait-il désirable? Une
philosophie ainsi mutilée ne perdrait-elle pas un de ses
caractères les plus saillants, la généralité? La philosophie est
une résultante de la civilisation et un instrument de

281
civilisation. À ce titre, les philosophes du XVIIIe siècle sont au
premier rang des philosophes. Mais ce n'est pas par la pensée
pure, la pensée abstraite, que la philosophie agit sur le monde;
c'est aussi, c'est surtout par la plume, par le style, par
l'éloquence.
Inutile de prolonger cette épreuve. Il est démontré que la
philosophie ne peut pas se séparer de la littérature, ni la
littérature de la philosophie. Il en est de même d'ailleurs en
Angleterre qu'en France. Bacon, Hume, Adam Smith, sont à la
fois philosophes et écrivains; et l'histoire littéraire de
l'Angleterre ne serait pas complète si on omettait leurs noms.
Quant à [287] l'Allemagne, la vérité que nous venons d'établir
est encore bien plus frappante qu'ailleurs, et, comme l'a dit un
habile critique, la littérature, là surtout, est imprégnée de
philosophie:19 les phases de l'une correspondent aux phases de
l'autre.
II. Considérons maintenant le second point de vue que
nous avons annoncé, et que nous avons exprimé ainsi: les
grands écrivains sont en général de grands philosophes.
Il n'y a point ici de redite et de tautologie. Nous avons
d'abord parlé des philosophes qui sont notoirement et aux yeux
de tous considérés comme philosophes, et nous avons montré
que la plupart d'entre eux sont des écrivains. Maintenant nous
avons en vue les grands écrivains proprement dits, notamment
les poètes, et ceux-là mêmes qui ne s'occupent pas de matières
philosophiques, et c'est de ceux-là que nous disons que, sans le
savoir et sans le vouloir, ils sont en même temps des
philosophes.
Par exemple, dans l'antiquité, Homère était considéré
comme la source de toutes les sciences; et Horace disait qu'il
nous instruisait mieux que Chrysippe et Crantor. On trouve
dans Homère non seulement une morale, mais encore une
théodicée. Chez lui, le polythéisme tend à devenir
monothéisme. Les poètes gnomiques appartiennent à l'histoire
de la philosophie aussi bien qu'à l'histoire littéraire: c'est
l'origine de la morale. On peut dire que le rôle qui appartient
chez les modernes à l'éloquence sacrée appartient chez les

19. Em. Grucker, Histoire des doctrines littéraires en Allemagne, préface.


282
Grecs aux poètes. C'est Pindare, c'est Eschyle, c'est Hésiode
qui sont les prêtres, les théologiens. La théorie mystérieuse du
Destin, de la Nécessité, inspire les grandes tragédies d'Eschyle
et de Sophocle. Le Prométhée d'Eschyle nous offre la lutte
mémorable de la personnalité humaine et de la tyrannie divine.
Chez les Romains, la grande épopée de Virgile est animée par
un vague sentiment panthéistique et par une sensibilité
profonde qui fait pressentir le développement prochain de
l'idée de charité. Horace est le poète de l'épicurisme pratique,
[288] de la douce indifférence, de la volupté délicate et sensée,
tandis que Lucrèce est le poète de l'épicurisme théorique, avec
ses nombreux aspects. Enfin les poètes Juvénal, Perse,
Sénèque le Tragique, comme l'a si bien montré notre collègue
M. Martha,20 sont des poètes stoïciens.
Si nous passons à notre littérature française, personne ne
s'étonnera que l'on parle de la philosophie de Molière ou de la
philosophie de La Fontaine. J'ai moi-même étudié, au point de
vue psychologique, les tragédies de Racine. J'ai montré que
l'on peut trouver dans Racine les lois de la psychologie des
passions, par exemple ce que j'ai appelé la loi d'oscillation ou
de fluctuation ou passage du pour au contre; la loi de
suggestion ou de persuasion indirecte, si intéressante à
comparer avec la suggestion somnambulique; enfin la loi de
transformation, à savoir comment une passion devient
successivement toutes les autres.21 Quant à Molière, j'ai
également essayé de dégager de la comédie sa philosophie,
notamment dans Tartuffe, le Misanthrope et Don Juan. Le
Tartuffe soulève la question de l'hypocrisie, beaucoup plus
difficile qu'on ne le croit vulgairement. Par exemple, un
homme qui a des passions ou même des vices doit-il par là
même renoncer à la piété et à toute moralité, c'est-à-dire se
donner tous les vices parce qu'il en a quelques-uns? Et s'il
cherche à concilier les deux choses, ne sera-t-il pas aussitôt
accusé d'hypocrisie? C'est encore une question philosophique
de savoir jusqu'à quel point la comédie a le droit de toucher à
la morale et à la religion. Le Misanthrope nous montre
l'opposition de la vertu et du monde et soulève cette question:

20. Les Moralistes sous l'empire romain.


21. Voir notre livre sur les Passions dans la littéralure du dix-septième siècle.
283
la vertu pure et raide, telle qu'elle est enseignée par l'école, est-
elle compatible avec les exigences de la vie mondaine? Quant
à Don Juan, il met en présence l'incrédulité athée de la fin du
e
XVII siècle avec la foi naïve, la foi du charbonnier,
représentée par Sganarelle.22 Inutile d'insister sur La Fontaine:
tout le monde reconnaît que [289] ses fables ne sont pas moins
profondes qu'agréables et que l'apologie y estime forme de la
morale. Inutile de revenir sur ce que nous avons dit de Voltaire
et de Rousseau. Au XIXe siècle, qui ne reconnaîtra dans
Lamartine la renaissance du spiritualisme, dans V. Hugo une
inspiration manifestement panthéistique, dans Alfred de Vigny
une théorie pessimiste, dans George Sand une philosophie
vague sans doute, mais fortement imprégnée d'utopie
humanitaire? Enfin, pour ne pas oublier les littératures
étrangères, qui douterait que Shakespeare et Gœthe ne soient
des philosophes, et Hamlet et Faust des poèmes
philosophiques?
En un mot, si l'objet de la philosophie, comme l'a dit
Bacon, est l'homme, la nature et Dieu, l'objet de la littérature
est également l'homme, la nature et Dieu. Seulement, ce que la
philosophie étudie par la réflexion, par l'analyse abstraite, la
littérature l'étudie par une autre sorte d'analyse, que l'on peut
appeler l'analyse d'intuition, ou l'analyse immédiate, l'analyse
du sentiment. La philosophie est donc, en ce qui concerne
l'homme, une sorte de littérature abstraite, et la littérature une
sorte de philosophie vivante, sensible, animée.
Au lieu de démontrer ce principe par l'histoire, qui nous a
paru la méthode la plus intéressante, nous aurions pu prendre
la méthode théorique et montrer, par exemple, comment en
littérature les genres viennent en quelque sorte se fondre
insensiblement dans la philosophie; comment le poème
didactique, la satire, l'apologue, sont des démembrements de la
morale; comment la rhétorique, la poétique, la critique
littéraire, se rattachent à l'esthétique; comment la poésie
dramatique et le roman relèvent de la psychologie. Mais on ne
peut tout dire, et ces différents rapports ressortent
suffisamment de ce que nous avons dit.

22. Sur la philosophie de Molière, voir même ouvrage.


284
LEÇON XX
RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA POLITIQUE

Messieurs,

Nous ne savons s'il y a lieu de rechercher quels sont les


rapports de la philosophie et de la politique; car la politique
elle-même, j'entends la politique générale, est une partie de le
philosophie. Ce serait donc rechercher les rapports de la
philosophie avec elle-même. Cependant, à un autre point de
vue, la politique peut être considérée à part comme une
science spéciale indépendante; quand même on n'y verrait
qu'une partie de la philosophie, il y aurait toujours lieu de se
demander quels sont les rapports de cette partie avec les
autres, psychologie, logique, etc.
Platon a dit que «tant que les philosophes ne seraient pas
rois, ou que les rois ne seraient pas philosophes, il n'y aura pas
de remèdes aux maux qui désolent les États.» En revanche,
Frédéric II disait au contraire: «Si j'avais une province à punir,
je la ferais gouverner par un philosophe.»
Nous ne méritons «ni cet excès d'honneur ni cette
indignité». Les philosophes en tant que philosophes ne sont
pas plus aptes que les autres à gouverner les hommes; mais ils
ne le seraient peut-être pas moins, et un peu de philosophie ne
ferait pas de mal aux politiques. Enfin il est évident que les
idées philosophiques sont nécessaires à l'intelligence de la
politique.
II y a donc une philosophie de la politique, comme de
l'histoire, comme de la littérature.
Les sciences philosophiques avec lesquelles la politique
est le plus étroitement en rapport sont: la psychologie, la
logique, [291] la morale et le droit naturel. Nous avons
longuement développé ailleurs les rapports de la politique avec

285
la morale et le droit naturel,23 et nous y renverrons nos
lecteurs. Nous nous bornerons ici aux rapports qui unissent la
politique à la psychologie et à la logique.
I. La psychologie politique. — Le modèle achevé de ce
que l'on peut appeler la psychologie politique est la
République de Platon.
Platon, dans sa République, part de cette idée que l'État est
semblable à l'individu, qu'il en est l'image agrandie. C'est, par
exemple, pour savoir ce que c'est que la justice dans l'individu
qu'il étudie la justice dans l'État. L'individu a trois facultés: les
sens, le cœur, la raison. De même l'État a trois classes
d'hommes, exerçant trois fonctions fondamentales: les classes
laborieuses (laboureurs et artisans), ayant pour fonction la
subsistance ou la satisfaction des sens; les guerriers, ayant
pour fonction la défense de l'État, et pour vertu le courage qui
vient du cœur; et enfin les magistrats, qui ont pour fonction le
gouvernement, et qui correspondent à la raison.
On peut trouver que ce sont là des rapports assez
arbitraires et qui ne jettent pas un très grand jour sur le rôle de
l'État; mais ce qui est vraiment admirable dans la République
de Platon, c'est la comparaison qu'il établit entre les différents
gouvernements et les caractères humains. De même qu'il y a
quatre espèces de gouvernements, il y a quatre espèces de
caractères. Les quatre gouvernements sont: la timocratie ou
aristocratie, l'oligarchie, la démocratie, la tyrannie. Il y a
également quatre caractères d'hommes: le timocratique, fondé
sur l'honneur ou l'amour des honneurs; l'oligarchique, sur
l'amour du gain; le démocratique, sur l'amour de la liberté; le
tyrannique, sur l'amour du pouvoir.
On peut trouver de la psychologie politique chez tous les
publicistes. Mais je signalerai surtout un travail contemporain
où a été reprise l'idée de Platon, mais avec des différence [292]
importantes. On trouvera cette théorie dans le livre de M.
Bluntschli sur l'État, et cet auteur lui-même, dans cette partie
de son livre, ne fait que reproduire la thèse d'un écrivain
suisse, M. Rohmer, qui l'a exposée en 1842 dans un livre
allemand intitulé: Lehre van den politischer Parteien.

23. Voir notre Histoire de la science politique, lre et 3e édition, introduction.


286
L'idée capitale de cet ouvrage est d'expliquer non les
gouvernements, mais les partis politiques, et de les comparer
non aux caractères humains, mais aux différents âges. De
même qu'il y a quatre âges: l'enfance, la jeunesse, l'âge mûr et
la vieillesse, il y a quatre partis nécessaires et fondamentaux
dans un État libre: le radicalisme, le libéralisme, le
conservatisme et l'absolutisme.
Selon l'auteur, le radicalisme correspond à l'enfance,
l'absolutisme à la vieillesse, le libéralisme à la jeunesse, et le
conservatisme à la maturité.
Le but de cette théorie est facile à saisir.
On considère généralement le libéralisme et le
conservatisme, c'est-à-dire les doctrines moyennes, comme les
formes timides et inconséquentes des doctrines extrêmes, le
radicalisme et l'absolutisme. La pensée de l'auteur est au
contraire que les deux formes extrêmes ne sont que des formes
rudimentaires ou dégénérées, que les vrais représentants de la
politique sont les partis moyens qui correspondent aux deux
époques vivantes et fécondes de notre vie, à savoir la jeunesse
et l'âge mûr. Le radicalisme est une politique qui tient à
l'enfance, c'est-à-dire à l'ignorance des conditions de la vie
réelle; l'absolutisme correspond à la vieillesse, c'est-à-dire à
l'âge où on ne vit plus que par la mémoire… La politique,
comme la vie, n'est vraiment l'œuvre que de la jeunesse et de
l'âge mûr. Elle est la transaction entre le goût de la nouveauté
qui caractérise la jeunesse, et le goût de l'ordre et des
habitudes qui correspond à l'âge mûr.
Cette théorie est ingénieuse et séduisante sous sa forme
générale; mais, examinée de près, elle paraîtra plus paradoxale
que solide. On peut en conserver les grandes lignes; mais les
détails doivent être corrigés. [293] Il est bien vrai que le
radicalisme se caractérise, comme l'enfance, par l'agitation et
le mouvement; que l'excès d'imagination et l'absence de raison
calme, l'ignorance des conditions de la vie réelle des nations et
des individus, appartiennent également à l'un et à l'autre. Mais
est-il vrai de dire, par exemple, comme l'auteur, que «l'enfant
est tourné vers l'avenir»? N'est-il pas beaucoup plutôt enfermé
dans le présent? Peut-on dire aussi que «l'enfant croit à la
possibilité d'un monde nouveau»? Rien de moins juste.

287
L'enfant ne s'occupe pas d'un monde nouveau. Il jouit de celui
où il est. Est-il vrai encore de diriger «l'enfant ainsi à
détruire»? Oui; il aime à casser ses jouets; mais il ne cherche
pas à détruire ce qui l'entoure. Il est au contraire très attentif au
milieu où il est, et très effrayé d'en sortir. On ne peut pas dire
non plus que l'esprit de révolte soit un des caractères de
l'enfant et qu'il a un amour exagéré de l'indépendance. Ce
serait là le caractère de la jeunesse, non de l'enfance. Au
contraire, l'enfance est en général docile; elle a besoin de
protection et aime la protection; l'enfant se met toujours sous
la protection de sa mère. Comment surtout peut-on attribuer à
l'enfant «le goût de l'idéalisme abstrait» qui caractérise le
radicalisme? L'auteur cite Robespierre comme le type absolu
de la doctrine radicale; mais rien de moins enfant que
Robespierre; rien ne ressemble moins à l'enfance que le
jacobinisme. L'enfance est joyeuse; le jacobinisme,
l'anarchisme et même le radicalisme sont des doctrines tristes.
Le même auteur nous dit encore que «l'enfant aime à pousser
les choses à l'extrême et à poursuivre un principe de déduction
en déduction à ses dernières conséquences». L'enfance n'est
pas si logique; elle se soucie peu des principes, et encore
moins des conséquences: elle est essentiellement intuitive, et
ne s'intéresse qu'à ce qu'elle voit.
Mêmes exagérations dans le rapprochement que fait
l'auteur entre la jeunesse et le libéralisme. En général il nous
semble que l'auteur avance d'un cran le caractère de chaque
âge et lui prête le caractère de l'âge suivant.
Sans doute la jeunesse aime la liberté, la nouveauté,
l'indépendance. [294] Mais tout cela est commun au
radicalisme et au libéralisme. Sans doute la jeunesse entre
dans la vie avec une pleine confiance en elle-même. Sans
doute «elle soulève tous les problèmes». Mais est-il vrai de
dire que la jeunesse aussi critique sans détruire, qu'elle préfère
les réformes aux révolutions? Il nous semble que la jeunesse
n'est pas si sage ni si conservatrice. S'il y a un âge au contraire
où l'on aime les révolutions, c'est quand on est jeune. L'auteur,
en vrai protestant, nous donne dans Luther le type du libéral
qui n'est pas radical. C'est y mettre de la bonne volonté.
Changer de fond en comble la religion de son temps, rompre

288
avec une autorité séculaire, détruire la discipline
ecclésiastique, le célibat des prêtres, la confession, etc.; aliéner
tous les biens ecclésiastiques pour les attribuer aux laïques,
tout cela ne ressemble pas mal à du radicalisme, et nos
radicaux d'aujourd'hui ne sont guère que de pâles libéraux à
côté de ce prétendu libéral. Sans doute il y a eu de plus
radicaux que lui; mais c'est le propre de toutes les opinions
politiques. Pour suivre la comparaison de l'auteur, il nous
semble que la jeunesse a plus de rapports avec le radicalisme
qu'avec le libéralisme, et que les faits qu'il impute à l'enfance
s'appliquent surtout à la jeunesse; par exemple, le goût des
principes abstraits et des conséquences extrêmes,la tendance
de l'imagination à considérer l'avenir plus que le présent, et à
croire à la possibilité d'un monde nouveau, tout cela est le fait
de la jeunesse et non de l'enfance.
La conservation maintenant, pour l'auteur, se rattacherait à
l'âge mûr. Deux forces inverses maintiennent les États: la force
libérale, qui crée, et la force conservatrice, qui garde; l'une
appartient à la jeunesse, l'autre à l'âge mûr. L'homme de trente
à quarante ans est moins occupé à acquérir des biens nouveaux
qu'à améliorer ce qu'il a. Ici encore il nous semble que l'auteur
anticipe. L'homme de trente à quarante ans n'est pas si
conservateur, ni pour ce qui concerne ses intérêts propres, ni
pour ceux de l'État; c'est au contraire le temps des entreprises
hardies: on veut faire fortune; on veut arriver [295] dans le
monde. On risque beaucoup pour l'un et l'autre; ce n'est qu'au
delà que commence le besoin de conserver.
Sans pousser plus loin cette ingénieuse comparaison des
âges et des partis, nous dirons que, si l'on veut conserver la
théorie, il faut avancer d'un étage ou d'un cran les observations
de l'auteur. Sans doute il y a quelque chose d'enfantin dans le
radicalisme; mais de même il reste encore de l'enfance dans la
jeunesse. En réalité le radicalisme ressemble surtout à la
première jeunesse de vingt à trente ans; le libéralisme, à la
seconde, de trente à quarante ans; le conservatisme, à l'âge
mûr, et l'esprit de réaction à la vieillesse. Inutile de dire que
cela ne veut pas signifier que tout jeune homme soit radical et
tout vieillard réactionnaire. On veut dire simplement que les

289
partis politiques ressemblent aux diverses tendances de la
nature humaine représentée par les âges.
II. La logique politique. — J'appelle logique politique l'art
de raisonner et de discuter en politique. On trouvera les
éléments de cette logique dans deux ouvrages anglais publiés
au commencement de ce siècle.
L'un est l'ouvrage de Bentham intitulé les Sophismes
politiques. Comme il est très long et assez connu, nous y
renverrons nos lecteurs. L'autre est un piquant et spirituel écrit
de W. Hamilton, qui a été récemment traduit en français par
M. Joseph Reinach.
Ce n'est pas un livre récent ni contemporain: c'est une
sorte de résurrection d'un livre ancien et oublié, paru en 1808,
et écrit bien longtemps auparavant. Il est donc de la fin du
e
XVIII siècle; mais, s'appliquant à l'art de parler dans les
assemblées politiques, il est encore opportun aujourd'hui.
Quelques mots d'abord sur l'auteur.
William Hamilton, qu'il ne faut pas confondre avec le
philosophe du même nom, a été de son vivant un personnage
connu et célèbre pour son esprit, assez même pour avoir été un
de ceux auxquels on a attribué les Lettres de Junius; mais cette
hypothèse paraît peu vraisemblable. Avec de grandes [296]
facultés, Hamilton n'a pas rempli toutes les promesses qu'il
avait données de lui à son début dans la carrière politique.
C'est un fait singulier, qu'avec le plus beau talent oratoire et
ayant vécu très longtemps, il n'ait jamais prononcé qu'un seul
discours. Aussi fut-il surnommé l'homme au discours unique,
single speech. Il eut à parler sans doute plusieurs fois, dans des
rapports officiels, à litre de haut chancelier d'Irlande; mais il
renonça à la parole militante et ne prononça plus un seul
discours dans la Chambre des communes. Ce discours unique,
cependant, avait été un événement, et Horace Walpole, qui
n'était pas très bienveillant pour ses compatriotes, dit de lui
qu'il avait atteint du premier coup la perfection: «C'est, disait-
il, la parole la plus solide qu'il eût entendue; c'est le discours
d'un orateur qui est sur de son talent.» Malgré ces brillants
débuts, Hamilton, par indifférence, par scepticisme, par une
défiance croissant avec l'âge, en resta là, et survécut pendant

290
quarante ans à son chef-d'œuvre, que nous ne pouvons pas
même juger, car il n'a pas été imprimé.
Ce fut pendant cette longue carrière qu'il écrivit, sous
forme d'aphorismes et de maximes à la manière de La
Rochefoucauld, un petit traité de Logique parlementaire, que
l'on pourrait tout aussi bien appeler une Rhétorique
parlementaire; mais, par le même esprit de nonchalance, de
dédain, d'ataraxie qui caractérisa sa vie, il ne se donna pas
même la peine de publier son livre, et ce fut seulement après
sa mort, en 1808, qu'un ami en fit la publication. Ce livre avait
obtenu les suffrages des juges les plus sévères: de Samuel
Johnson, qui l'avait lu en manuscrit; et de Jeffries, le célèbre
critique de la Revue d'Édimbourg, qui en fit un compte rendu
très mordant, mais très flatteur; mais l'opinion publique ne lui
fut pas favorable, sans doute à cause des circonstances
politiques au milieu desquelles il fut publié. L'ouvrage n'eut
aucun succès, et il n'a jamais eu de seconde édition autre que
celle qu'en a donnée en français M. Joseph Reinach; l'auteur
lui-même était fort ignoré, et nous ne l'avons connu, en ce qui
nous concerne, que par l'introduction du traducteur.
[297] Cependant ce livre méritait d'être lu: c'est l'œuvre
d'un esprit fin et avisé, observateur pénétrant, connaissant à
fond la rhétorique des anciens et l'appliquant habilement aux
pratiques de l'élégance moderne. On peut lui reprocher de
l'obscurité, de la subtilité, un bon nombre de maximes connues
et peu d'art dans le classement de ces maximes, défauts qui
sont probablement le résultat de l'indolence de l'auteur, qui,
n'ayant pas publié son livre, ne s'est pas donné la peine de le
corriger. Mais, malgré ces défauts, le livre est plein d'humour
et d'originalité. Les observations sont souvent perçantes; sa
science de la discussion parlementaire est profonde. Il dit le
secret des orateurs politiques avec une franchise et une âpreté
dont on ne lui saura pas beaucoup gré.
Le reproche le plus grand, en effet, qui lui ait été adressé
est celui d'immoralité. On lui impute d'être de l'école des
sophistes qui enseignaient à prouver le pour et le contre, et à
faire bonne une cause mauvaise. On prétend que c'est en
réponse au livre d'Hamilton que Bentham a publié son livre
des Sophismes parlementaires; et le célèbre éditeur de

291
Bentham, Etienne Dumont, dans la préface de ce livre, parle
d'Hamilton avec la plus grande sévérité. Comparant l'écrit
d'Hamilton avec celui de Swift, où celui-ci, sous forme d'Avis
aux domestiques, expose ironiquement leurs vices et leurs
travers, Ét. Dumont ajoute ce qui suit: «L'écrit d'Hamilton est
tout différent. Son livre est une école où l'art de soutenir ce qui
est vrai, et ce qu'on sait être faux, l'art d'appuyer une bonne
mesure et d'en défendre une mauvaise, est enseigné avec la
même franchise et le même zèle. Ce n'est point une ironie:
c'est le résultat sérieux de l'expérience et de la méditation. Il
n'était pas simplement dans un état d'indifférence entre le faux
et le vrai. Il donnait une préférence décidée à la défense d'une
mauvaise cause, parce qu'elle exigeait plus de dextérité, et
qu'une fois blasé sur l'amour du vrai, on se fait un mérite de
savoir décorer le faux sous des couleurs trompeuses. Enfin,
suivant le même critique, de tous les moyens captieux
enseignés par Hamilton, [298] celui auquel il donne la palme,
c'est «l'art de falsifier les opinions de ses adversaires».
Ce jugement est bien dur, mais le traducteur n'est pas
éloigné d'y adhérer, car il rapproche la Logique d'Hamilton du
Prince de Machiavel. Ce serait donc une sorte de rhétorique
machiavélique que nous aurions sous les yeux, et M. Joseph
Reinach n'essaye de justifier son orateur qu'en disant, comme
on l'a fait de Machiavel lui-même, ainsi que de La
Rochefoucauld et quelquefois de La Fontaine, que ces auteurs
n'ont eu pour but que de nous montrer ce qui se fait, et non pas
ce que l'on doit faire. Les sentences ne sont pas des préceptes,
mais des maximes et de simples résumés de ce que nous
apprennent la pratique et l'expérience.
Je ne sais si c'est pour avoir été prévenu à l'avance par ces
critiques sévères, à moitié acceptées par le traducteur; mais
nous avouons qu'à la lecture, le livre d'Hamilton nous parait
beaucoup moins noir que ne le représente Ét. Dumont,
l'éditeur de Bentham, qui peut-être ne l'avait pas lu. Outre qu'il
n'y a en définitive qu'un assez petit nombre de maximes qui
mériteraient la qualification de machiavéliques, et qu'il serait
souverainement injuste de dire que l'ouvrage dans son entier a
pour but le mensonge, il nous semble en outre que la plupart
de ces maximes répréhensibles ne sont guère plus coupables

292
que ne le sont les règles de rhétorique données dans les traités
des anciens et qui enseignaient à pallier ce qu'il y a de faible
dans la thèse de l'orateur, en même temps qu'à affaiblir ce qu'il
y a de fort dans la thèse opposée, et qui nous enseignent
également que dans les affaires publiques il faut savoir,
suivant les occasions, soutenir le pour et le contre. Appellera-t-
on sophistique, par exemple, ou art de plaider à la fois le faux
et le vrai, les maximes suivantes:
Pour combattre un projet de modifications
constitutionnelles, alléguez qu'il est injuste de changer la
constitution établie; pour la défendre, dites qu'ajouter à ce
qui existe, ce n'est pas abroger, mais perfectionner la
constitution?
[299] Une telle maxime est-elle immorale en soi, parce
qu'elle présente les deux faces d'une question? Et est-il un
politique qui s'engagerait à l'avance à ne jamais changer la
constitution, ou à défendre toute espèce de changement? De
même, quand il s'agit de la guerre, Hamilton résume tous les
arguments qui ont été dans tous les temps ou qui seront
éternellement donnés pour ou contre:
Pour recommander la guerre, dit-il, affirmez que le
moment est venu de nous venger, de défendre nos alliés,
d'agir pour le bien public, etc. Pour combattre la guerre,
démontrez que les griefs sont minimes, que la guerre n'est
jamais avantageuse, que les avantages sont du côté de
l'ennemi. Pour faire cesser une guerre heureuse, dites qu'un
gouvernement sage n'attend pas la mauvaise chance et sait
profiter de la victoire. Pour faire cesser une guerre
malheureuse, montrez combien le peuple souffre, dites qu'il
vaut mieux céder une partie que de risquer le tout.
Que sont ces maximes générales préparées d'avance pour
toutes les causes, sinon ce que les anciens appelaient des lieux
communs, et dont Aristote a donné la théorie dans son livre
des Topiques, sans qu'il ait jamais été appelé pour cela un
sophiste? De même appellera-t-on machiavélisme, jésuitisme
oratoire, l'ensemble de ces petites habiletés, de ces ingénieux
artifices que connaissent si bien les maîtres de la parole dans
les assemblées politiques, et dont Hamilton nous présente le
piquant tableau? Quoi de plus évident, par exemple, et même
de plus légitime que les règles suivantes:
293
Au lieu de nier absolument la thèse de votre adversaire,
admettez-la en partie, en vous attachant à prouver que ce
principe n'est vrai que dans une certaine mesure; par là vous
enlevez à l'argument toute sa force, sans offenser votre
adversaire?
Ou encore:
Admettez ce que dit votre adversaire et dites que cela
ne prouve absolument rien; car la plupart du temps les
orateurs tiennent à produire non des arguments concluants,
mais des idées qui ne sont justes qu'en elles-mêmes, et non
quant aux conséquences qu'on en tire. Le bon sens suffit
pour émettre des idées justes; mais pour trouver des
arguments probants, il faut une raison supérieure.
[300] On ne peut nier cependant qu'il n'y ait dans notre
auteur un certain nombre de maximes purement sophistiques;
mais est-il certain qu'il n'y ait pas quelque ironie cachée dans
quelques-unes de ces maximes? Est-il vraisemblable qu'un
publiciste, si machiavéliste qu'on le suppose, écrivant pour lui-
même, se soit donné la peine de dire:
Faire du faux le vrai, et vice versa?
C'est là une règle bien inutile à se donner à soi-même,
quand on a l'intention de la pratiquer. Il est bien plus
vraisemblable que l'auteur a voulu dire qu'en fait l'art de la
parole en politique consiste la plupart du temps à faire le vrai
du faux et réciproquement: ce qui est une observation chagrine
et pessimiste, et d'un esprit plus ou moins blasé sur les choses
de ce monde, mais non pas une maxime immorale dans le sens
où on l'entend. C'est dans le même sens que j'entends la
maxime suivante:
Quand vous ne réussissez pas à convaincre, tâchez
d'éblouir par des images.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs, et en abandonnant, non pas
une quarantaine, mais une dizaine de maximes sur cinq cents
dont se compose l'ouvrage entier, il reste un traité d'une
rhétorique très fine et d'une logique très forte, dont nous
donnerons quelques exemples. Par exemple, on remarquera les
maximes suivantes, qui ne sont que fines, sans être subtiles ni
captieuses:

294
La distinction éclaire les sujets: la division les
embrouille. — Que chacune de vos conclusions soit toujours
accompagnée de sa restriction. — Lorsqu'un argument fort
ou une fine riposte vous vient à l'esprit, ne l'employez pas
sur-le-champ, mais commencez par quelques raisons moins
pressantes, pour préparer l'argument le plus fort.
Est-ce de l'habileté illégitime que de dire:
Attendez le moment opportun, et tâchez de ne parler
qu'après une personne dont le discours aura été ennuyeux.
— Quand vous attaquez une personne, tâchez toujours de
trouver quelque chose à louer?
[301] Un rhétoricien blâmera-t-il le conseil suivant, parce
qu'il prêle à l'orateur quelque chose du comédien:
Déterminez à l'avance la plus belle partie de votre
discours; rattachez cette partie à quelques incidents survenus
au cours du débat, et, arrivant à cette belle partie préméditée,
ayez l'air embarrassé, employez une expression au-dessous
de votre idée, el ayez l'air de rencontrer par hasard la vraie
formule. Cet artifice produit un effet extraordinaire?
N'est-ce pas un artifice de ce genre que recommande
Crassus dans le De Oratore, quand il établit comme règle
fondamentale que «l'orateur doit toujours avoir l'air anxieux et
préoccupé quand il commence son discours»? N'est-ce pas une
habileté légitime que celle que recommande l'auteur dans la
maxime suivante:
Il est parfois d'un habile politique de ne pas donner à un
argument toute sa force, pour pouvoir le défendre dans la
réplique avec une vigueur nouvelle?
N'est-ce pas connaître à fond les règles de la controverse
politique que d'écrire:
Montrer que ceux qui tiennent tel langage en tiendraient
un tout autre en d'autres circonstances?
Ou encore:
Si vos adversaires ont été au pouvoir, examinez toutes
les mesures qu'ils ont prises, les lois qu'ils ont présentées, les
débats parlementaires et les journaux du temps: cette
recherche vous fournira beaucoup d'arguments ad hominem.
Et encore:

295
Il est rare que les vraies raisons pour lesquelles on
propose une mesure soient les raisons qu'on déclare. Bien
démêler ces raisons, c'est se fournir une riche et brillante
provision d'arguments.
Autre précepte d'une très fréquente et très utile
application:
Tâchez de trouver un précédent plus fort que la mesure
que vous allez proposer.
[302] Rappelons enfin celle-ci, trop souvent oubliée par
les partis politiques:
Il faut comparer, non pas le bien avec le mal, mais le
mal avec le mal, et accepter le moindre mal.
On voit que si l'on doit faire des réserves sur quelques
maximes d'Hamilton, il y en a un bon nombre qui dénotent un
esprit sagace, avisé, expérimenté, connaissant à fond les règles
de la stratégie oratoire, règles qui, dans la plupart des cas, si
elles ne sont pas dépouillées de tout artifice, ne dépassent pas
trop cependant le degré d'art et d'habileté nécessaire à ceux qui
veulent persuader les hommes. Les sophismes eux-mêmes ne
doivent pas être ignorés, si l'on veut apprendre à les démêler et
à les déjouer. À ce sujet, j'ajouterai à cette analyse que je ne
crois pas trop, quoi qu'on en ait dit, que les Sophismes
parlementaires de Bentham soient une réfutation d'Hamilton.
Il n'y fait pas du tout allusion à cet auteur, et l'objet des deux
ouvrages est très différent. Hamilton ne s'occupe que de l'art
de parler. Bentham touche au fond des choses. Celui-ci combat
des erreurs, ou des opinions qu'il juge telles; l'autre enseigne
l'art d'attaquer et de se défendre dans la guerre de tribun. Quoi
qu'il en soit de ce point secondaire, l'écrit d'Hamilton est un
piquant exemple du rapport de la politique avec la logique et la
rhétorique.
Beaucoup d'autres considérations pourraient être
présentées sur les rapports de la philosophie et des diverses
sciences. Mais nous avons un trop vaste espace à parcourir
pour nous arrêter plus longtemps sur ces préliminaires.
Abordons maintenant le fond des choses.

296
LIVRE PREMIER

L'ESPRIT
LEÇON PREMIÈRE
DE LA RESPONSABILITÉ PHILOSOPHIQUE,
À PROPOS DU DISCIPLE DE M. PAUL BOURGET

Messieurs,

Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble qu'il se


produit dans le monde cultivé et pensant je ne sais quelle
lassitude des idées subversives, nihilistes, négatives, qui ont
envahi la philosophie depuis vingt ans. Il me semble que l'on
commence à sentir que ces idées, poussées à l'extrême,
peuvent devenir dangereuses, et que, pour qu'elles ne soient
pas poussées à l'extrême, il est bon qu'elles soient corrigées,
tenues en échec par d'autres idées. On commence à entrevoir
les lacunes, les vides que laisse dans l'âme la philosophie
sceptique, matérialiste et athée. On en a quelque peu assez de
cette philosophie aimable et brillante qui vous dit, en se
jouant, que rien n'est vrai et rien n'est faux; que le Créateur
s'est moqué de nous; que, malgré tout, cependant, le monde est
une comédie assez agréable, lorsqu'on a la chance d'être bien
placé pour en jouir. À côté de ce faux optimisme, on n'est pas
loin non plus d'être las de ce faux pessimisme qui n'empêche
pas d'aller à l'Opéra et de jouir de toutes choses, et qui même,
au contraire, nous pousse à en jouir le plus vite possible, parce
que c'est autant de gagné sur l'ennemi; et de ce positivisme
terre à terre qui ne demande que des faits et encore des faits,
[306] sans jamais rencontrer rien de semblable à ce que l'on
appelait autrefois des principes; et de ce physiologisme qui ne
se représente un phénomène intellectuel que sous la forme

297
d'une cellule qui danse, et qui trouve cela clair! On est las
aussi de cet athéisme intolérant qui supprime le nom de Dieu
dans les Fables de La Fontaine; et l'on a appris qu'il est plus
facile de se débarrasser de l'idée de Dieu que de la superstition
et du fanatisme. Enfin, de même qu'en politique on commence
à comprendre que le développement de la démocratie n'exige
pas la destruction successive de toutes les forces
conservatrices, de même on entrevoit qu'en philosophie il
pourrait se former de nouveaux groupes, de nouvelles
directions d'idées, lesquelles, en profitant de tous les progrès
qu'a pu faire la science et la pensée dans notre siècle,
rétabliraient cependant les principes fondamentaux de la
métaphysique et de la morale.
Nous croyons trouver un symptôme de la lassitude dont
nous parlons et l'indication d'un besoin nouveau d'esprit dans
un livre récent qui a fait beaucoup de bruit et qui, tout en
appartenant à la littérature, ne relève pas moins de la
philosophie. C'est le livre d'un de nos plus brillants
romanciers, M. Paul Bourget. Il est connu de tous ceux qui
lisent. Il a pour titre: le Disciple, et il soulève une question
philosophique de la plus haute gravité. Cette question est
celle-ci: Les doctrines spéculatives sont-elles indifférentes et
absolument innocentes? La théorie est-elle sans rapports avec
la pratique? Tel est le problème que pose avec hardiesse et
traite avec une singulière énergie l'auteur du Disciple. Avant
d'examiner cette question en elle-même, disons quelques mots
du livre qui nous l'a suggérée.
I. — Le roman.
Le Disciple est un roman d'un intérêt puissant, poignant, et
qui, dans la seconde partie surtout, devient véritablement
tragique. L'auteur, dans une belle préface, laisse entrevoir la
pensée qui l'a inspiré. Il a devant lui le jeune homme de nos
[307] jours, il veut son bien, il veut son bonheur; il lui voudrait
un idéal auquel peut-être lui-même n'avait pas jusqu'ici
beaucoup pensé; mais, quoiqu'il se défende d'avoir écrit sous
le coup de certains événements lamentables qui ont
profondément remué la conscience publique dans ces dernières
années, il est vraisemblable qu'il a subi lui-même l'influence
de ces événements. Quoiqu'il en soit, il a devant les yeux deux

298
types de jeunes gens dont il voudrait détourner la jeunesse
actuelle, l'un et l'autre en rapport avec certaines philosophies:
l'un est le jeune positiviste, l'autre le jeune critique; l'un et
l'autre reproduisent brutalement dans la vie des formules
abstraites qu'ils ont apprises à l'école. «L'un, dit-il, est cynique
et jovial; il a vingt ans, et toute sa religion tient dans ce seul
mot: «Jouis!» Il n'a que lui-même pour Dieu, pour principe et
pour fin. Il a emprunté à la philosophie de ce temps la grande
loi de la concurrence vitale. Il n'estime que le succès, et, dans
le succès, que l'argent.» — «L'autre est un nihiliste délicat; il a
vingt-cinq ans; il a fait le tour de toutes les idées. Ne lui parlez
pas d'impiété, de matérialisme; le mot de matière n'a pas de
sens pour lui. Le bien et le mal, la vertu et le vice, ne sont que
des objets de pure circonstance. Rien n'est vrai, rien n'est faux,
rien n'est moral, rien n'est immoral. Sa corruption est bien
autrement profonde que celle du jouisseur barbare; et le beau
nom de dilettantisme dont il la pare en dissimule la férocité. Si
j'ai écrit ce livre, c'est pour montrer combien cet égoïsme-là
peut cacher de scélératesse.»
En face de ces deux types misérables et monstrueux,
l'auteur, s'adressant toujours au jeune homme, lui présente un
autre idéal: «Ne sois, dit-il, ni cynique ni jongleur d'idées.
Attache-toi à la branche du salut. Il faut juger l'arbre par ses
fruits. Exalte et cultive ces deux énergies de l'âme: l'amour et
la volonté. Puisque tu éprouves qu'une âme est en toi, travaille
à ce que cette âme ne meure pas en toi avant toi-même. Je te le
jure, mon enfant, la France a besoin que tu penses cela, et
puisse ce livre t'aider à le penser… Fais-moi l'honneur de
croire que je n'ai pas spéculé sur des drames qui ont [308] fait
souffrir et font souffrir trop de personnes. Que je voudrais qu'il
n'y eût jamais eu dans la vie de personnages semblables, de
près ou de loin, au malheureux disciple qui donne son nom à
ce roman! Mais, s'il n'y en avait pas eu, s'il n'y en avait pas
encore, je ne t'aurais pas dit ce que je viens de le dire, ô jeune
homme de mon pays, à qui je voudrais tant être bienfaisant,
par qui je souhaite si passionnément d'être aimé et de le
mériter!»

Voilà de bien belles paroles, sorties de l'âme, et qui nous

299
expliquent la pensée du livre. Évidemment, l'auteur a été
tristement frappé des interprétations vraies ou fausses, des
applications plus ou moins conséquentes auxquelles peuvent
conduire dans la pratique de la vie certaines doctrines
philosophiques, qu'il connaît bien, pour lesquelles peut-être a-
t-il eu quelque faiblesse. Il se demande si ces doctrines sont
complètes; il voudrait que cet océan de l'inconnaissable qui
enveloppe le domaine si étroit du connu ne fût pas pour la
jeunesse et pour nous tous un abîme noir et vide, et à ceux qui
le disent, il répond courageusement: «Vous ne le savez pas.»
Il n'y a donc pas à se méprendre sur l'objet de cet ouvrage.
Il veut évidemment faire entendre que les doctrines ne sont pas
absolument innocentes, qu'elles peuvent conduire à de cruelles
conséquences, si ces doctrines sont mal interprétées, mal
comprises, et surtout lorsqu'elles favorisent elles-mêmes ces
mauvaises interprétations par leurs négations brutales ou par
leurs ironies frivoles. Comment va-t-il prouver cette thèse, si
c'est une thèse?
Il nous met en présence d'un philosophe qui a considéré
l'âme humaine comme une machine à laquelle on peut
appliquer les procédés de la mécanique et de la biologie. Il a
écrit une Psychologie de Dieu dans laquelle la production
nécessaire de «l'hypothèse Dieu» s'explique par le
fonctionnement de quelques lois psychologiques rattachées
elles-mêmes à quelques modifications cérébrales; il a publié
aussi une Théorie des passions, qui consiste dans un exposé
nouveau et très ingénieux des origines animales de la
sensibilité humaine.
[309] Enfin, dans son Anatomie de la volonté, il enseigne
que l'avenir tient dans le présent, comme les propriétés du
triangle dans sa définition; et si nous connaissions la position
relative de tous les phénomènes, nous pourrions prédire, avec
une certitude égale à celle des astronomes, le moment où tel
criminel assassinera son père. Ce philosophe représente donc à
lui seul toute la substance de la philosophie moderne
(phénoménisme, physiologisme, évolutionnisme, etc.), avec
cette différence qu'allant plus loin que le philosophe Herbert
Spencer, il s'applique à démontrer que l'inconnaissable n'existe
pas, qu'il n'y a rien, absolument rien en dehors du monde, rien

300
au-dessus de la science positive, rien au delà des phénomènes
et de leurs lois.
Ce philosophe si hardi est un enfant dans la vie. Il se tient
loin du monde et de ses séductions; il ignore l'ambition,
l'argent, l'amour; il ne sait rien des affaires de la réalité; il vit
comme un moine et presque comme un saint dans les environs
du Jardin des Plantes. Ce type de philosophe, dont nous
reconnaissons au moins quelques portions chez certains
penseurs de ce temps, quoiqu'il ne soit pris tout entier sur
aucun en particulier, est dessiné avec beaucoup de finesse et
de relief. Cependant au sein de cette vie paisible et solitaire
vient un jour éclater tout à coup un événement terrible et
absolument imprévu. Un des disciples du philosophe, son
disciple le plus cher et le plus fidèle, attaché d'âme à ses
doctrines, les ayant comprises et se les étant assimilées comme
pas un, vient d'être arrêté et emprisonné, accusé d'assassinat
sur une jeune fille chez les parents de laquelle il vivait comme
précepteur. Qu'était-il arrivé?
Nous n'avons pas à faire l'analyse du roman, mais en deux
mots nous devons en dire le sujet, pour apprécier les éléments
de solution qu'il apporte au problème philosophique que nous
étudions. Donc le jeune homme est précepteur dans une
famille noble. Il y a là une jeune fille, dont il complote la
séduction. Nous ne connaissons cette jeune fille, Charlotte de
Jussat, que par le récit de notre héros; mais ce portrait [310] de
profil, plein de grâce et de pureté, est d'un puissant effet par
contraste avec l'âme noire de son cruel séducteur. Il la trompe
donc par un feint amour, ou plutôt, dupe de sa propre ruse, il
est trompé lui-même par la comédie qu'il joue; et il s'aperçoit
bientôt qu'il l'aime véritablement. Il la trompe encore par la
menace d'un suicide; il la possède par la promesse d'un suicide
commun; mais une fois la faute consommée, il se ravise, il
trouve que la mort est bien dure; il propose à sa victime de
vivre pour jouir; mais celle-ci est une âme noble et fière qui ne
peut consentir de vivre avec la honte: c'est elle-même qui
s'empoisonne sans dire son secret, si ce n'est à son frère,
auquel elle raconte par écrit toute son histoire. Le jeune
homme est arrêté comme coupable, sans l'être véritablement,
du moins de la manière que l'on pense; mais il l'est plus

301
gravement peut-être: car c'est lui qui, par le mensonge, a
trompé et entraîné la malheureuse; c'est lui qui lui a promis la
mort, et qui s'était engagé à mourir avec elle; et sa propre
lâcheté ne le justifie pas de la complicité. Puis la vérité se
découvre; il est déclaré innocent; mais il n'en est pas moins
puni: le frère de la victime lui brûle la cervelle; et la seule
preuve de dignité morale qu'il donne dans toute cette histoire,
c'est de se laisser tuer tranquillement et sans résistance.
Le philosophe, auquel le jeune homme a envoyé toute sa
confession, en est troublé jusqu'au plus profond de l'âme.
Serait-il pour quelque chose dans cette horrible histoire? Il
accourt pour lui donner ses dernières consolations, mais il ne
le trouve que mort. La dernière page du roman qui nous peint
son attitude en cette circonstance est d'une grande beauté:
«Dans la nuit qui suivit cette scène tragique, nous dit l'auteur,
certes les admirateurs de la Psychologie de Dieu, de la Théorie
des passions, de l'Anatomie de la volonté, eussent été bien
étonnés s'ils avaient pu voir ce qui se passait dans la chambre
n° 3 de l'hôtel du Commerce, et lire dans la pensée de leur
implacable et puissant maître. Au pied du lit, où reposait un
mort, le front bandé, se tenait [311] agenouillée la mère de
Robert Greslou. Le grand négateur, assis sur une chaise,
regardait tour à tour cette femme prier, et le mort qui avait été
son disciple dormir du sommeil dont dormait aussi Charlotte
de Jussat; et pour la première fois, sentant sa pensée
impuissante à le soutenir, cet analyste presque inhumain à
force de logique s'humiliait et s'inclinait, s'abîmait devant le
mystère impénétrable de la destinée. Les mots de la seule
oraison qu'il se rappelait de sa lointaine enfance: «Notre Père
qui êtes aux cieux,» lui revenaient au cœur. Certes, il ne les
prononçait pas. Peut-être ne les prononcera-t-il jamais. Mais
s'il existe, ce Père céleste vers lequel grands et petits se
tournent aux heures affreuses, comme vers le seul recours,
n'est-ce pas la plus touchante des prières que ce besoin de
prier? Et si ce Père céleste n'existait pas, aurions-nous cette
faim et cette soif de lui dans ces heures-là? «Tu ne me
chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé!» À cette minute
même, et grâce à cette lucidité de pensée qui accompagne le
savant dans toutes les crises, Adrien Sixte se rappela cette

302
phrase admirable de Pascal dans le Mystère de Jésus: «Et
quand la mère se releva, elle put le voir qui pleurait!»
Laissons maintenant de côté le drame; examinons le
roman au point de vue philosophique, et demandons-nous ce
qu'il prouve, en supposant qu'un roman doive prouver quelque
chose. Le philosophe Sixte est-il solidaire, est-il responsable
en quelque chose du crime de Robert Greslou?
Deux facteurs, pour employer la langue scientifique, si à
propos en cette circonstance, entrent ici dans la composition
des causes qui conduisent au crime final: le caractère du héros
et la nature de sa philosophie. Les conditions du roman
exigeaient, en effet, que le héros eût un caractère, et, de plus,
un caractère individuel comme nous les aimons aujourd'hui;
car on ne se satisfait plus de types purement abstraits. Mais
alors quelle part faut-il faire au caractère, quelle part à la
doctrine dans la suite des événements que le drame va nous
dérouler? L'auteur nous présente un personnage bizarre, [312]
sombre, intérieur, solitaire, atteint d'une sorte de maladie
mentale qui consiste à se dédoubler lui-même, à se voir vivre
comme un étranger: «Il y a toujours eu en moi, dit-il, comme
deux personnages distincts, un qui allait, venait, agissait,
sentait, et un autre qui regardait le premier avec une
impassible curiosité.» Il avait l'instinct du mensonge: «Il m'est
arrivé souvent, dit-il, de raconter à mes camarades toute sorte
de détails inexacts sur moi-même, sur l'endroit de naissance de
mon père, et cela non pour me vanter, mais pour être un autre.
J'ai goûté plus tard des voluptés singulières à étaler les
opinions les plus opposées à celles que je considérais comme
la vérité, pour le même bizarre motif. Jouer un rôle à côté de
ma vraie nature m'apparaissait comme un enrichissement de
ma personne.» Un autre trait de ce caractère était une absence
complète de sympathie pour les autres; au rebours de la parole
du Christ, il nous dit qu'il n'avait pas de prochain et «qu'il avait
exaspéré la nature propre de son âme pour en faire un
exemplaire sans analogue.» En même temps, la lecture des
romans et des poésies les plus effrénés bouleversait sa
conscience morale. C'étaient la Peau de chagrin, les Fleurs du
mal, Rolla, les romans de Stendhal: «Toutes les vertus qu'on
m'avait prêchées durant mon enfance s'appauvrirent à côté des

303
splendeurs de l'opulence, de la frénésie de certaines fautes…
Je n'étais pas capable de critiquer la fausseté romanesque de
tout ce décor et de faire le départ entre les portions sincères et
les portions littéraires de ces poèmes. Les profondeurs
scélérates de l'âme réapparaissaient à travers les lignes.»
Voilà un caractère bien étrange, bien particulier, bien
antipathique; et l'on a le droit de se demander si de tels traits
de caractère devaient laisser grand'chose à faire aux doctrines
théoriques, pour produire un être malfaisant et l'entraîner aux
actions les plus coupables. L'auteur s'est évidemment complu
dans la peinture de ce caractère, qui n'est pas sans analogie
avec le Julien Sorel de Stendhal dans le Rouge et le Noir. Ce
sont là les sentiments complexes et pervers d'un [313] demi-
aliéné plutôt que ceux de la nature humaine en général. De
temps en temps cependant, le souvenir de la thèse
philosophique revient sous la plume du romancier. Le héros,
qui raconte lui-même son histoire, rappelle les influences qui
ont agi sur lui, par exemple celle du scepticisme sentimental
de l'auteur de la Vie de Jésus, qu'il ne craint pas de nommer,
puis celle du mécanisme mathématique de son véritable
maître, le philosophe Sixte, qui lui a démontré avec une
dialectique irrésistible que toute hypothèse sur la cause
première est un non-sens. Il a appris à cette école «à voir
l'univers tel qu'il est, épanchant sans commencement et sans
but le flot inépuisable de ses phénomènes»; mais cet appel aux
doctrines philosophiques semble un peu juxtaposé dans
l'ouvrage, et ne revient de loin en loin que par acquit de
conscience et pour le besoin de la cause. On se demande si,
toutes ces allusions philosophiques venant à disparaître, le
cours du roman en serait bien changé et si les événements
n'auraient pas marché dans le même sens, comme dans le
Rouge et le Noir de Stendhal, où le héros va au crime par sa
perversité propre, et non sous l'influence d'un système de
philosophie. Et ces doctrines elles-mêmes, pourrait-on dire,
sont-elles bien responsables du mal qu'elles ont fait? N'est-ce
pas lui-même qui y a introduit le poison qu'il en a tiré? Y a-t-il
jamais eu une doctrine philosophique, fût-ce celle de Lucrèce
et de La Mettrie, qui ait inspiré à un jeune homme la
conception scélérate et machiavélique de séduire une jeune

304
fille dans la maison de laquelle il a reçu l'hospitalité,
uniquement pour se venger de quelque piqûre d'amour-propre?
Un tel acte ne suppose-t-il pas une méchanceté innée qu'aucun
système de philosophie n'est capable de produire par lui-
même? On ne voit donc pas très clairement, dans le roman du
Disciple, comment les mauvaises doctrines peuvent pousser
aux mauvaises actions. Tout au plus pourrait-on dire que l'abus
de l'anatomie psychologique appliquée dans la science a pu
contribuer à exaspérer chez ce cœur malade l'abus naturel de
l'analyse intérieure. Mais on peut répondre que la méthode
[314] abstraite de la science n'est pas faite pour la vie, et de ce
qu'une nature débile et dépravée abuse d'un instrument dont
elle ne sait pas se servir, faut-il condamner celui qui a inventé
cet instrument? Assurément, comme dit le philosophique Sixte
lui-même, «c'est comme si on reprochait au chimiste qui a
inventé la dynamite les attentats auxquels cette substance est
employée». C'est aussi, pourrions-nous dire, comme si on
reprochait aux économistes l'emploi de la méthode statistique,
laquelle, appliquée à la vie pratique, détruirait tout élan du
cœur: ce n'est pas la faute de la méthode, mais de la sottise qui
ne la comprend pas.
Pour démontrer la thèse philosophique, il nous semble
qu'il eût fallu choisir un cas où un seul facteur (sans parler de
la liberté) put être signalé comme la cause déterminante du
crime, et que ce fut précisément la doctrine et non le caractère.
Pourrait-on faire un roman dans ces conditions? Nous n'en
savons rien; mais au point de vue de la question posée, voici
comment nous nous représentons les choses. Imaginons un
jeune homme, plus ou moins semblable à tous les autres, né
avec un bon naturel, ayant conservé jusque-là les croyances du
cœur et les lumières instinctives de la conscience morale; au
lieu de Robert Greslou, supposez, si vous voulez, un héros de
Feuillet, le héros du Roman d'un jeune homme pauvre. Il entre
dans une famille noble, où se trouve une jeune fille; il ne
forme pas tout d'abord le projet scélérat de la séduire: il aurait
horreur de cette pensée, si elle lui venait. Mais peu à peu un
sentiment, d'abord inaperçu, s'empare de lui, s'échauffe,
devient de plus en plus fort, à mesure qu'il s'aperçoit et devine
qu'il a pour complice innocent le cœur de la jeune fille. Bref,

305
pour abréger cette analyse trop banale, mais par là même plus
vraie, plus proche de la réalité commune, arrivons au moment
où le sentiment devient passion de part et d'autre, et où le
combat s'engage entre la passion et le devoir. L'honneur, la
délicatesse, imposent au jeune homme l'obligation absolue de
vaincre et de contenir la passion, fût-ce par la fuite. Il est
l'hôte de la [315] maison; et la confiance naturelle de
l'hospitalité impose des devoirs aussi bien pour l'âme que pour
les choses extérieures. Le même sentiment qui interdit de
prendre un objet dans une armoire ouverte, et qui imprime au
vol domestique un caractère de gravité particulier, permet
encore moins de prendre un cœur et une destinée. De plus, il y
a là des différences de naissance et de fortune qu'une âme
noble doit respecter. Abuser de l'entraînement facile de la
jeunesse, sortant à peine de l'enfance, pour enlever à une jeune
fille d'abord l'honneur, puis tous les avantages de son rang,
répugne à une conscience délicate. Il y a donc là un devoir
sacré. C'est dans cette situation psychologique que nous nous
demandons si le choix d'une doctrine philosophique est
absolument indifférent. Supposez que le jeune homme ait reçu
et conservé avec conviction une doctrine qui soit d'accord avec
sa conscience, qui lui représente la vie comme ayant un but, la
différence du bien et du mal comme essentielle et
fondamentale, les lois de l'honneur comme d'accord avec les
lois générales de l'univers, et la simplicité lumineuse d'une
action droite comme sanctionnée et fortifiée par la pensée
d'une sagesse souveraine et d'une absolue justice. Sans doute,
personne ne peut dire que l'appoint d'une telle doctrine fera
nécessairement pencher la balance du côté du bien, puisque
l'homme est libre; mais, en tout cas, ce qu'on ne peut nier, c'est
que cette doctrine sera un appui pour la cause de la conscience
morale naturelle, puisqu'elle n'est autre chose que l'expression
même de celle conscience. Supposons maintenant, au
contraire, que le jeune homme, dont la conscience jusque-là
est restée pure et délicate, se soit en même temps livré à
l'étude de la philosophie spéculative, et qu'il ait été séduit par
les opinions du philosophe Sixte; pendant tout le temps qu'a
continué l'innocence du jeune homme, tant qu'il ne s'est pas
trouvé en face de la bataille de la vie et du problème, tant qu'il

306
n'y a pas eu de crise réelle, il n'y a pas eu conflit entre l'homme
et le savant. Les bons sentiments et les croyances honnêtes ont
persisté d'un côté, tandis que [316] les témérités philosophiques
se développaient de l'autre. Mais enfin vient le moment de la
crise et du combat: le bien d'un côté, le mal de l'autre, et pour
toute arme une conscience d'habitude. Serait-il alors
indifférent qu'il ait choisi telle philosophie plutôt que telle
autre? Serait-il armé contre une voix qui lui crierait du fond de
lui-même: «Il n'y a ni vice ni vertu: ce sont les produits du
cerveau; il n'y a ni bien ni mal: ce sont des accidents fortuits,
relatifs à la société humaine, mais n'ayant aucune valeur dans
la nature des choses. Bien plus, si, par impossible, un homme
venait à suspendre son crime au moment où il va le
commettre, il violerait les lois de la substance universelle et de
la nature divine au profit de l'idéal étroit d'une portion
infiniment méprisable de l'ensemble des êtres, c'est-à-dire dans
l'intérêt exclusif de l'humanité. Du reste, une telle suspension
des lois de la nature est impossible. Il n'y a point de liberté; et
sache que, de quelle manière que tu te résoudras, cette
décision aura été inévitable. D'ailleurs, la morale elle-même
n'est qu'une chose factice; ce que tu appelles honneur n'est que
le résultat d'une longue élaboration historique; et ce qui le
prouve, c'est que cet honneur varie suivant les temps: un
sauvage met son honneur à scalper des chevelures; et, quant au
cas qui t'occupe, la pureté d'une femme est un fait absolument
indifférent aux races sauvages.» Je me demande si cette
analyse dissolvante des principes de la vie et de la société
n'aura aucune action sur la conscience et sur le cœur; si dans la
lutte du devoir et de la passion la volonté humaine sera aussi
bien armée qu'auparavant. Tel est le problème philosophique
que soulève le roman du Disciple; et quoique l'on puisse
penser que, dans les conditions un peu compliquées où il a
placé la scène, l'auteur, a pu donner barre sur lui, et que la
solution n'y est pas claire, il reste cependant à se demander si,
en simplifiant le problème, en le réduisant à ses éléments
essentiels, on ne mettrait pas en pleine lumière ce que Kant a
appelé le conflit de la raison spéculative et de la raison
pratique. [317] C'est ce problème que nous avons maintenant à

307
étudier en lui-même, en dehors de toute invention romanesque
et au point de vue de la pure philosophie.
II. — Le problème.
Faut-il rendre un système de philosophie solidaire de telles
ou telles conséquences qui peuvent se produire dans la vie
réelle? C'est ce que j'appelle la responsabilité philosophique.
Une telle responsabilité existe-t-elle? Les philosophes doivent-
ils se considérer comme de purs savants travaillant sur une
matière inerte dont les étals, quels qu'ils soient, sont toujours
indifférents, ou ne doivent-ils pas toujours avoir devant les
yeux qu'ils ont affaire à des êtres vivants, à des âmes, à des
personnes qui ont elles-mêmes leur responsabilité? Si ces
personnes tirent de leurs principes des conséquences
fâcheuses, le philosophe a-t-il le droit de s'en laver les mains et
de dire: «Cela ne me regarde pas?»
À ceux qui soutiennent l'existence d'une telle
responsabilité, on a répondu par deux objections: la première,
c'est que les idées abstraites et spéculatives n'ont aucun rapport
à l'action: toutes les doctrines peuvent se rencontrer avec
toutes les actions. La seconde, c'est qu'en admettant cette thèse
de la responsabilité philosophique, on rétablirait une
orthodoxie, un credo, contraire à tous les principes de la liberté
scientifique, et que l'esprit de recherche et de découverte en
philosophie en serait paralysé du coup.
Examinons ces deux propositions. Et, d'abord, on s'étonne
de voir soutenir la thèse de l'inefficacité pratique des idées
dans une école de philosophie qui a singulièrement contribué à
établir et à démontrer qu'aucune idée n'est absolument inerte et
qu'elle tend toujours à se traduire en mouvement. C'est en effet
une des propositions les plus certaines de la nouvelle
psychologie qu'une idée n'est pas autre chose que la
reproduction interne des mouvements qui ont accompagné la
première apparition de cette idée dans la conscience. [318] Au
moins en est-il ainsi pour les idées qui représentent une action.
L'idée d'un chant musical consiste à le chanter intérieurement;
l'idée des mots et du langage est un commencement de parole
en dedans; l'animal qui se représente sa proie tend à reproduire
tous les mouvements qui accompagnent la préhension et le
déchirement de la proie. Il est donc permis de dire qu'aucune

308
philosophie n'est moins autorisée que la philosophie nouvelle
(phénoménisme, associationnisme, psychophysique) à rompre
le lien qui unit l'idée au fait. Sans doute, il y a plus ou moins
d'intervalle entre l'idée et l'action, et il faut du temps pour que
se produisent peu à peu des habitudes qui de la notion abstraite
nous fassent passer à l'action concrète; mais, si éloignée que
l'idée soit de la réalité, elle a en elle-même une tendance à se
produire dans cette réalité même, et, tôt ou tard, s'il y a un
véritable lien logique entre la théorie et la pratique, on peut
affirmer que la pratique viendra confirmer la théorie.
Sans doute, si nous nous plaçons dans la conscience du
philosophe pur, on n'y trouvera rien, absolument rien de
semblable à la tentation de telle ou telle action qui pourrait être
contenue plus ou moins logiquement dans ses principes, et
c'est le sentiment de son innocence à cet égard qui rend ce
philosophe si sceptique et si indifférent à l'imputation d'une
prétendue responsabilité. Mais cette innocence est très facile à
expliquer. Ce que le philosophe aime dans ses pensées, ce n'est
pas la matière, c'est la forme. Je m'explique. Le philosophe qui
enseignera, par exemple, que le plaisir et même la volupté est
la seule fin de la vie, est peut-être lui-même très indifférent à
cette volupté. Son plaisir à lui, sa volupté, c'est d'avoir dit cela,
c'est d'avoir trouvé une proposition générale dont il croit
pouvoir tout déduire. Celui qui a dit: Homo homini lupus est
peut-être le meilleur des hommes, un bourru bienfaisant, un
ami excellent; mais il jouit d'avoir trouvé une formule
audacieuse, d'où il tirera les plus belles conséquences. Pour
lui, comme l'a dit Spinoza, les passions ne sont que des lignes
et des figures, comme en géométrie; [319] et, parce qu'il sait
qu'inévitablement la haine engendrera le meurtre et la mort, il
n'est pas plus disposé à tuer pour cela que ne l'est le physicien
à se servir d'un poignard, parce qu'il sait que la pointe de ce
poignard, dirigée suivant les lois de la mécanique, portera
infailliblement la mort. Ainsi chez l'inventeur d'un système ou
même chez ses disciples qui, sans avoir le don de l'invention et
du génie, ont comme lui l'habitude et le goût des choses
abstraites, nul passage de la formule à l'action. Le plaisir des
idées absorbe leur esprit et le ferme à l'invasion et à la tyrannie
des passions.

309
Mais ce serait se satisfaire à trop bon compte et se borner
à une considération bien superficielle des choses que de
conclure de l'innocence des hommes à l'innocence des idées.
Les idées, en effet, ne restent pas longtemps sous leur forme
abstraite et spéculative; elles se traduisent vite en axiomes, en
proverbes, en propositions positives, qui, peu à peu dégagées
de l'échafaudage scientifique, descendent de la conscience des
philosophes dans la conscience du vulgaire. On fait valoir les
hautes difficultés de la science métaphysique pour conclure
que, du haut des sphères sereines où habite la sagesse, selon
Lucrèce, elle ne peut atteindre la vie réelle. Mais si la
construction systématique d'une philosophie demande, pour
être comprise, de profondes études, il n'en est pas de même
des conclusions. Ces conclusions, sous leur forme la plus
simple, sont à la portée de tous les esprits. On a beaucoup
invoqué contre le spiritualisme son accord avec le sens
commun comme une preuve qu'il n'aurait pas de valeur
spéculative. Mais le sens commun n'a pas plus de peine a être
matérialiste qu'à être spiritualiste, athée que croyant, sceptique
que dogmatique. Est-il bien difficile de faire comprendre aux
hommes que la vie est mauvaise, qu'elle n'a pas de but, que les
dieux ne s'occupent pas des affaires humaines? Est-il bien
difficile de leur faire comprendre que nous ne pouvons
connaître que ce qui tombe sous nos sens, qu'au-dessus du
inonde sensible il n'y a rien? Trouverons-nous une grande
résistance dans la nature humaine à lui faire admettre qu'il
[320] n'y a pas de liberté, et que chacun est fatalement entraîné
par ses passions, par son tempérament et par son milieu? Est-
ce une loi bien difficile à faire pénétrer dans l'esprit que celle
de la lutte pour la vie et de l'écrasement des faibles par les
forts? Les hommes sont-ils très disposés à résister à celui qui
leur dira que le devoir est une idée vague et ascétique, qui doit
être remplacée par celle d'utilité? Lors donc que la philosophie
purement abstraite sort de la sphère de l'école, elle se traduit,
pour la plupart des hommes, en propositions simples et
familières, d'une clarté parfaite, et sont aptes à se transformer
immédiatement en actions. La philosophie pessimiste tend à
produire le suicide; la philosophie utilitaire tend à se tourner
en égoïsme et en amour de ce qui représente toutes les utilités,

310
l'argent; la philosophie empirique tend à éloigner de tout idéal;
la philosophie déterministe tend au relâchement de la force
morale, déjà si faible par elle-même; la philosophie sceptique
tend à l'indifférence en toutes choses. Chez les penseurs, ces
conséquences restent à l'état de virtualités abstraites; mais le
vulgaire ne se compose pas de philosophes abstraits; il se
compose d'hommes ayant avant tout l'instinct et le besoin de
vivre: ce ne sera donc pas le côté logique, la forme pure et
spéculative de la doctrine qui les séduira; ce que le vulgaire
cherche dans les propositions finales de chaque système, ce
sont des règles pour la vie, des directions positives, un credo
quotidien. Bien loin de dire que les hommes n'agissent pas
d'après des idées, il faut dire au contraire qu'ils n'agissent que
d'après des idées; et si on équivoque en disant que les vrais
moteurs de l'action sont des sentiments et non pas des idées,
nous répondons que ce sont nos idées qui se tournent en
sentiments; ou encore que ce sont nos naturels instincts, et
souvent les moins bons, qui se traduisent en idées et qui s'y
fortifient en y trouvant leur justification. C'est un besoin
invincible de la nature humaine de penser la vie, de la rendre
rationnelle, de la gouverner d'après des principes. Chez le
dernier des hommes, il y a une philosophie grossière par
laquelle il justifie sa vie. [321] Rien n'est donc moins innocent
que la pensée, et c'est un manque de philosophie que de ne pas
le voir.
Mais est-il bien vrai que toutes ces doctrines, appelées
mauvaises doctrines, j'entends le phénoménisme, le
positivisme, le scepticisme, le physiologisme, etc., est-il bien
vrai que ces systèmes contiennent les conséquences prétendues
immorales qu'on leur impute? Je répondrai d'abord que je ne
crois pas devoir appeler ces doctrines mauvaises, parce que ce
serait préjuger ce qui est en question; en second lieu, parce
qu'il n'y a de mauvais que ce qui est fait dans l'intention de
nuire, et que je n'hésite pas à déclarer que les philosophes qui
ont introduit ces doctrines n'ont obéi qu'à l'amour de la vérité;
en troisième lieu enfin, parce que ces doctrines sont elles-
mêmes un élément très utile et très nécessaire de la pensée et
qu'elles représentent une partie de la nature des choses; elles
ne seraient donc mauvaises que par leur exagération. Quant

311
aux conséquences, ce sera à la discussion même du problème à
nous apprendre si elles sont, oui ou non, contenues dans le
principe. Contentons-nous d'enregistrer l'aveu d'un des esprits
les plus courageux parmi ceux qui ont admis les principes
semblables à ceux du philosophe Sixte, M. Edmond Schérer,
que nous avons perdu récemment. Pour ce philosophe
clairvoyant et perçant, la conséquence inévitable du
naturalisme moderne, c'est la destruction de la morale. Voici
comment il s'exprime: «Ce serait faire injure au lecteur que de
prendre la peine de lui signaler les conséquences d'une pareille
manière d'envisager l'homme et son activité, si, comme elle a
tout l'air d'en prendre le chemin, elle parvenait à s'établir dans
les esprits. On ne peut se figurer une révolution plus complète
des notions qui passaient jusqu'ici pour élémentaires. La
conscience humaine en serait altérée dans son fond, même
dans son principe. L'homme moral, l'être responsable, aurait
disparu pour faire place à un produit de la nature Il ne serait
plus ce qu'il doit, mais ce qu'il peut. Il n'agirait plus, il se
regarderait agir. Il ne voudrait plus, il se verrait vouloir. La
personnalité [322] s'évanouit, elle n'a plus que la valeur d'une
impression. L'entité humaine, le moi volontaire, l'ego a
disparu. La vie ressemble à une flamme qui se saurait
lumineuse; mais on souffle la bougie: où donc est la flamme?»
Voilà les conséquences du phénoménisme, du déterminisme.
Quant au scepticisme sentimental et ironique de l'illustre
auteur de la Vie de Jésus, M. Schérer s'exprime avec une
sévérité et une dureté que nous n'oserions pas employer pour
notre compte: «Et cependant, dit-il, avec le phénoménisme
même il y a encore moyen de s'entendre… L'homme sur lequel
l'idée du devoir, de l'obligation morale, de la conscience, a le
moins de prise, c'est celui qui lient le monde pour une ample
comédie à cent actes divers… C'est celui-là plus qu'aucun
autre qui me semble imperméable à l'idée morale. Que lui
parlez-vous d'obligation et d'effort, de péché et de conversion?
Ce qui vous parait, à vous, les choses les plus profondes de
l'âme, les intérêts supérieurs de l'humanité, ne sont pour lui
que le ragoût d'un plaisir: n'insistez pas, de grâce: la bonne
humeur est sa grande affaire en ce monde, et vous finiriez par
troubler sa bonne humeur.» Le pénétrant philosophe termine

312
ainsi: «Sachons voir les choses comme elles sont. La morale,
la vraie, l'ancienne, l'impérative, a besoin de l'absolu; elle
aspire à la transcendance, elle ne trouve son point d'appui
qu'en Dieu. La conscience est comme le cœur. Il lui faut un au
delà. Le devoir n'est rien s'il n'est sublime, et la vie devient
chose frivole si elle n'implique des relations éternelles.» Celui
qui parle ainsi est-il un athée converti qui veut nous révolter
contre les doctrines qu'il analyse? Au contraire, il les adopte
dans toute leur étendue, dans toute leur force; seulement il en
voit clairement et il en étale hardiment toutes les
conséquences: «Je vois aujourd'hui disparaître une grande
partie de ce que l'humanité tenait jadis pour des titres de
noblesse; ce mouvement me paraît inévitable; les tentatives
faites pour l'arrêter me semblent vaines; mais la fatalité avec
laquelle il s'accomplit ne fait pas que j'en éprouve plus de
satisfaction… On croit trop facilement que tout changement
[323] est une amélioration; on confond l'évolution et le
progrès: mais le déclin, la sénilité, la mort même, c'est encore
de l'évolution.»
On voit à quel point le problème est grave et terrible. M.
Schérer ne se le dissimule pas: il n'élude pas la question par
des faux-fuyants; il va droit au but. Il le dit en propres termes:
c'est bien de l'existence même de la morale qu'il s'agit; il
accepte la conséquence, mais en gémissant et avec une sorte
de désespoir. Eût-il accepté les mêmes conséquences s'il les
eût vues se produire sous ses yeux dans un drame réel tel que
nous le peint l'auteur du Disciple? Nous en doutons. Il est
encore facile de consentir théoriquement et littérairement à des
conséquences odieuses: il est difficile de les avoir réellement
dans sa conscience. Après tout, nous n'avons pas affaire ici à
ceux qui iraient jusqu'à nier la morale elle-même; ce n'est pas
l'objet de notre recherche. Nous parlons seulement à ceux qui,
acceptant dans la pratique la nécessité d'une morale, croient
cependant que l'on peut tout penser sans inconvénient. Nous
ne le croyons pas. On doit, comme nous dit l'auteur du
Disciple, «juger l'arbre par les fruits». En un mot, la valeur
morale d'une doctrine est, selon nous, un signe de vérité.
C'est ici que se présente la seconde objection. Que devient
la liberté philosophique dans cette hypothèse? Si les doctrines

313
doivent être jugées d'après leurs conséquences pratiques, ces
conséquences deviennent par là même une barrière qu'il est
interdit de franchir. N'est-ce pas là une atteinte au droit
d'examen? N'est-ce pas le retour à l'intolérance? L'intolérance
morale vaut-elle mieux, est-elle plus légitime que l'intolérance
religieuse? Et où vous arrêterez-vous dans cette voie? Si vous
établissez, par exemple, que le déisme est nécessaire à la
morale, ne rencontrerez-vous pas, à votre tour, d'autres
personnes qui vous diront du déisme ce que vous dites de
l'athéisme et du matérialisme, à savoir qu'un déisme abstrait
est absolument impuissant? Il faut aller jusqu'au Dieu vivant,
et bientôt la philosophie tout entière retombera [324] sous le
joug de la théologie. Voyez dans quel abîme de questions nous
sommes entraînés. Nous ne pouvons pas les traiter toutes.
Laissons donc, quant à présent, l'objection tirée de la
théologie. Peut-être la rencontrerons-nous quelque jour, et elle
mérite d'être traitée à part. Il vaut mieux n'en pas parler que
d'en mal parler. Bornons-nous au point de vue purement
philosophique.
Est-il vrai que la doctrine qui juge de la métaphysique par
la morale soit contraire à la liberté de l'esprit? Nous ne le
pensons pas. Nous affirmons, quant à nous, le principe de la
liberté absolue de la science, et de la philosophie en tant que
science. Le principe suprême en philosophie, la loi et les
prophètes, peut se résumer dans cette maxime de Descartes:
«Ne recevoir aucune chose pour vraie qu'elle ne me paraisse
évidemment être telle.» Je ne crois pas qu'on ait le droit de
demander à un philosophe autre chose que cela; s'il pense
clairement et distinctement qu'il n'y a pas de différence entre le
vice et la vertu, il a le droit de le penser et de le dire, sauf les
réserves exigées par la prudence et dont nous ne parlons pas
ici. On voit que nous n'imposons par avance aucun credo,
aucune orthodoxie.
Maintenant, est-ce porter atteinte à la liberté scientifique
que de signaler certains faits et d'en demander l'explication?
Ces faits, fussent-ils illusoires, ont droit à être expliqués, au
moins à titre d'illusions. C'est ainsi que font les astronomes,
qui, tout en nous enseignant les vrais mouvements du monde,
nous expliquent en même temps les mouvements apparents.

314
Serait-on taxé d'intolérance parce qu'on refuserait d'accepter
une doctrine astronomique qui se montrerait impuissante à
expliquer le mouvement apparent du soleil? Qu'est-ce que
juger une doctrine philosophique sur sa morale? C'est mettre
une hypothèse philosophique ou scientifique en présence de
certains faits qui, à titre de faits, ont la même autorité que les
autres. Le fait moral paraît jusqu'ici un fait sui generis,
irréductible, que l'on ne peut décomposer sans le détruire. Or
ce fait moral est un fait que l'inventeur même [325] d'un
système ne peut récuser, car il l'éprouve en lui-même au
moment où il parle. Dites-lui, en effet, qu'il n'est pas sincère,
qu'il est un charlatan, qu'il pose pour le bruit et le scandale;
dites cela à un Spinoza, à un Littré, il éprouvera une
indignation véritable, tout philosophe qu'il est, semblable à
celle qu'éprouve un brave ouvrier qu'on accuserait à tort
d'avoir volé. D'où vient ce sentiment de colère qu'il éprouvera
à celle accusation de déloyauté? Ce devrait être là, selon sa
doctrine, une imputation puérile: car qu'importe dans le
système des choses qu'un petit atome, appelé philosophe, dise
blanc ou noir? Eh bien! non; ce philosophe, si sceptique qu'il
soit, croira que sa parole a une valeur absolue, et que, fut-il
menacé de la chute de l'univers entier, il doit dire ce qu'il
pense et rien que ce qu'il pense. Il y a donc en lui, comme chez
les autres hommes, un fait moral irréductible. Ce n'est lui
imposer aucun joug déshonorant que de l'inviter à se mettre en
présence de ce fait. Sans doute, de loin il pourra traiter
légèrement les devoirs des autres hommes; mais lorsqu'il
s'agira du sien propre, du devoir philosophique par excellence,
il sera tenu d'en reconnaître l'implacable autorité. Il y aura
donc en lui quelque chose qui échappera à sa doctrine.
On admet généralement de nos jours, sur l'autorité déliant,
une sorte d'antinomie nécessaire entre la science et la morale;
et quelques-uns croient que la philosophie exige que l'on
prenne parti pour la science, en laissant la morale se tirer
d'affaire comme elle pourra. C'est là une grande illusion.
Comment ces philosophes ne voient-ils pas que ce culte de la
science, tel qu'on l'a aujourd'hui, cet amour désintéressé de la
vérité pour elle-même, cette recherche de l'indépendance de la
pensée, que tous ces principes de la découverte scientifique

315
font eux-mêmes partie de l'ordre moral et n'ont de valeur que
dans l'hypothèse d'un ordre moral? Supposez, en effet, qu'il n'y
ait pas d'ordre intelligible supérieur à l'ordre sensible, qu'il n'y
ait pas une vérité belle et désirable par elle-même; une pensée
qui, par son essence, soit inviolable et digne de respect: pour
quelle raison ne traiterai-je pas la [326] science comme on
traite la religion et la morale, à savoir comme une illusion et
une vanité fragiles? En quoi le plaisir de savoir est-il supérieur
à celui de manger ou de boire ou à toute autre volupté?
Pourquoi employer son esprit à la recherche des vérités
cachées plutôt qu'à gagner de l'argent, afin de jouir de tous les
plaisirs? Sans doute, dans cette hypothèse, la science
conserverait encore sa valeur utilitaire: on la cultiverait pour
s'enrichir en enrichissant les autres. Mais est-ce bien là ce que
nos philosophes appellent la science? Son objet n'est-il pas de
connaître pour connaître, et, selon la belle pensée d'Aristote,
n'est-ce pas son inutilité même qui fait sa beauté? C'est à ce
titre que la science est sœur de l'art, de la religion et de la
vertu. Elle ne vaut qu'autant que valent ces choses mêmes, à
savoir comme le culte de ce qui nous est supérieur, de ce qui
répond au meilleur de notre âme, de ce qui nous apprend à
préférer quelque chose à nous-mêmes. Le spirituel philosophe
qui nous a donné récemment son Examen de conscience, M.
Renan, met hautement la science au-dessus de la moralité: «Il
n'y aurait aucune raison, dit-il, de s'intéresser à un globe voué
à l'ignorance. Nous aimons l'humanité parce qu'elle produit la
science. Nous tenons à la moralité parce que des races
honnêtes peuvent seules être des races scientifiques.» C'est là
sans doute une assez pauvre vue sur la destinée humaine. Il est
un peu puéril de dire qu'il faut que l'honnêteté existe pour qu'il
y ait une Académie des sciences et une Académie des
inscriptions. Kant a relevé de haut, a réfuté d'avance, et d'un
seul mot viril, ce faible paradoxe, en disant: «Si le monde n'a
aucune valeur, comment la contemplation du monde pourrait-
elle en avoir une?» De même nous dirions volontiers: «Si un
globe sans science ne mérite pas d'être habité, un monde sans
morale et sans Dieu ne mérite pas d'être connu. Il n'en vaut pas
la peine.» Néanmoins, il y a quelque vérité dans la pensée de
M. Renan. Oui, la moralité est la condition de la science, non

316
seulement en ce sens qu'un malhonnête homme sera
difficilement un savant sérieux, mais encore parce que la
science elle-même, prise en soi, n'est [327] telle que lorsqu'elle
est l'amour pur de la vérité. Or un tel amour fait partie de la
moralité même: il est un acte de moralité.
Il en est de même de la liberté scientifique, de la liberté de
penser, qui de nos jours est devenue une véritable religion, et
qui remplace pour beaucoup la religion. Que signifie la liberté
de penser, si ce n'est le respect inviolable de la pensée et la
dignité intérieure de la pensée? Vous élevez une statue à
Etienne Dolet. Est-ce au corps de Dolet, aux molécules de ce
corps que vous rendez hommage? Non; ces molécules sont
depuis longtemps dispersées dans l'univers. «Le corps de
César, dit Shakespeare, sert à boucher un trou.» Ce que vous
honorez, c'est donc la pensée de l'homme, c'est-à-dire la partie
intangible et invisible de son être. Celui-là même qui nie
l'esprit, l'affirme en le niant; car ce qui nie en nous, c'est
l'esprit lui-même. Il n'y a donc pas, selon nous, d'antinomie
entre la science et la métaphysique, ni entre la science et la
morale. Si la science devait aboutir à la négation de la
métaphysique et de la morale, elle aboutirait à la négation
d'elle-même. Dans l'idée même de la science est contenue
l'idée du droit, puisqu'elle réclame la liberté; l'idée du devoir,
puisqu'elle s'interdit de mentir; et même l'idée religieuse, car
Fénelon nous dit: «O raison, n'es-tu pas le Dieu que je
cherches?» et le Dieu de l'Écriture n'a-t-il pas dit de lui-même:
Ego sum veritas?
Si ces considérations sont justes, réclamer en philosophie,
au nom de la morale, contre les abus de la science, ne sera plus
un acte d'intolérance contraire à la liberté; ce sera plutôt
sauvegarder la science elle-même contre elle-même, en lui
demandant de regarder en face et de respecter son propre
principe.24
Telles sont les pensées qui nous ont été suggérées par le
beau roman de M. Paul Bourget. Ce livre est un des meilleurs
services que la littérature ait rendus à la philosophie. C'est

24. Sur la même question, voir plus haut Introduction, leçon V.


317
pourquoi nous n'avons pas cru sortir des limites de la
philosophie en le commentant.

318
LEÇON II
L'HOMME PENSE

Messieurs,

Nous avons maintenant à entrer dans l'étude des


problèmes de la métaphysique; et le premier problème que
nous poserons est celui de l'existence de l'esprit.
Nous avons dit plus haut que la philosophie est la pensée
de la pensée; voilà donc l'objet et le point de départ de la
philosophie, et nous poserons d'abord cette proposition que
Spinoza donne comme un axiome, à savoir: L'homme pense.25
C'est la forme qu'il prête au cogito de Descartes. Pourquoi
préférons-nous la forme adoptée par Spinoza à celle de
Descartes? Personne sans doute n'attache plus d'importance
que nous au célèbre principe de Descartes, au cogito. C'est,
croyons-nous, le principe fondamental de la philosophie
moderne. Mais ce principe est loin d'être une vérité simple et
immédiate, tirée de l'intuition naturelle des choses: c'est le
produit d'une longue et savante élaboration, c'est la mise en
doute de tout le monde matériel et de toute vérité objective,
même de celle des mathématiques, qui a conduit Descartes à
cette dernière proposition. Quand je douterais de toutes
choses, au moins ceci serait-il vrai, à savoir que je doute, c'est-
à-dire je pense. Or, pour nous et pour le but que nous nous
proposons en ce moment, ce mode abstrait et spéculatif de
penser nous paraît prématuré et inutile; nous aimons mieux,
comme Spinoza, nous placer au point de vue de la réalité; et
prenant l'homme réel et concret tel qu'il nous est donné dans
l'expérience, et non pas seulement le moi philosophique, nous
dirons que cet homme réel est doué de la faculté de penser.
[329] Au reste, sous quelque forme que se présente cet
axiome, soit sous la forme abstraite employée par Descartes,
soit sous la forme concrète de Spinoza, l'existence de la pensée

25. Éthique, partie II, axiome 2.


319
reste le fait fondamental et original sur lequel repose toute la
philosophie: aucune autre science n'étudie la pensée en tant
que pensée. Prenons donc pour point de départ le fait de la
pensée.
Ce fait une fois posé, nous avons à nous demander ce que
c'est que la pensée, d'où elle vient, à quoi elle se rattache, quel
en est le sujet d'inhérence? Ici deux opinions, qui ont pris des
formes bien diverses dans l'histoire, se partagent les esprits
depuis les origines de la philosophie. Ou bien l'on admet que
la pensée se rattache au même substratum que tous les autres
phénomènes de l'univers, et ce substratum est ce que nous
appelons matière; ou bien la pensée se sépare de tous les autres
phénomènes et se rattache à un substratum propre et
indépendant; et c'est ce que nous appelons esprit. Ces deux
opinions, je le répète, ont pris des formes très différentes selon
les temps et les lieux; il y a bien des manières d'entendre soit
l'un soit l'autre de ces deux systèmes. Il y en a
d'intermédiaires; il y en a de plus compréhensibles qui les
enveloppent plus ou moins tous les deux. Mais pour voir clair
dans toutes ces formes, pour se guider dans le labyrinthe de
ces combinaisons compliquées, il faut toujours avoir devant
les yeux ces deux grands types, de même que le médecin, pour
voir clair dans les maladies compliquées et composites qu'il a
sous les yeux dans l'expérience, doit partir de certains schèmes
abstraits et typiques qui permettront de démêler et d'interpréter
le complexum morbide que lui donne l'expérience. Sans doute
Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Berkeley, Kant, ont tous
des manières de voir très différentes sur la matière et sur
l'esprit; et leurs opinions rentrent difficilement dans les cadres
abstraits et simples que nous devons commencer par poser;
mais, je le répète, sans ces deux schèmes de matérialisme et de
spiritualisme qui résument aux yeux du vulgaire toute la
philosophie, il serait [330] impossible de rien comprendre à
toutes les solutions que présente l'histoire.
Comment se forme l'opinion du matérialiste? Le voici. Si
nous jetons les yeux autour de nous, nous nous voyons
entourés de choses que nous percevons par les sens et que
nous appelons choses matérielles ou corps. Si maintenant nous
nous considérons nous-mêmes, nous voyons notre pensée et ce

320
que nous appelons le moi associé à une portion de matière
analogue à celle des autres êtres qui nous entourent; et c'est là
ce que nous appelons notre propre corps. C'est un corps, car il
est tout à fait semblable aux autres choses que nous appelons
du même nom; il est étendu, coloré, solide, pesant, mobile; en
outre, il est nôtre, parce qu'il nous accompagne constamment
et que nous ne pouvons transporter notre pensée, notre moi,
d'un point à un autre de l'espace, sans y transporter aussi notre
corps.
De plus, dans celle portion de matière qui est notre corps,
nous apercevons, par l'expérience faite sur les autres hommes
après leur mort, et quelquefois même pendant leur vie, une
autre portion de matière plus petite, qui paraît liée d'une
manière bien plus étroite encore à la pensée que le reste du
corps: cette portion de matière, c'est le cerveau, et, d'une
manière plus générale, le système nerveux. Ces organes, en
effet, accompagnent partout la pensée ou la sensibilité, en un
mot la conscience. Partout où il y a pensée et sensibilité, il y a
un cerveau et un système nerveux, ou quelque chose
d'analogue. La pensée croît et décroît avec le cerveau. Les
désordres de la pensée sont accompagnés des désordres du
cerveau, ou réciproquement. Enfin le corps entier peut
continuer à vivre et à végéter comme une plante, lorsque le
moi ou la pensée a disparu: c'est que le cerveau lui-même est
en quelque sorte détruit ou en voie de destruction. Ainsi ce
n'est pas seulement le corps en général; c'est le cerveau ou le
système nerveux qui est lié au système de la pensée, et qui en
est la condition.
De tous ces faits il est facile de tirer cette conséquence qui
[331] paraît tout d'abord très rationnelle: c'est que la pensée est
une fonction du cerveau. L'esprit, le moi, n'est que la
résultante des combinaisons de la matière.
Admettons pour un instant qu'il en soit ainsi, et montrons
que cette fonction, à savoir la pensée, se distingue
radicalement des autres fonctions corporelles.
Si nous considérons une des fonctions organiques, par
exemple la digestion, la circulation ou telle ou telle sécrétion,
nous voyons d'abord par les sens les organes qui
accomplissent cette fonction; et ces organes sont des corps. Il

321
en est de même des fonctions cérébrales: elles sont liées à un
organe que nous pouvons saisir par les sens, et qui par
conséquent est un corps. Ainsi voilà quelque chose qui est le
même de part et d'autre: d'un côté un estomac, un cœur; de
l'autre un cerveau. Mais si nous comparons maintenant, non
plus les organes, mais les opérations, nous voyons au contraire
de part et d'autre de très grandes différences: d'un côté, en
effet, les opérations des organes aboutissent à des phénomènes
qui tombent sous nos sens aussi bien que les organes eux-
mêmes; on peut voir digérer un estomac, comme dans les
digestions artificielles; on peut voir le sang circuler, voir
également les poumons respirer, et se produire, comme dans
un vase chimique, l'oxygénation du sang. Toutes ces
opérations sont pour nous objectives et se passent dans
l'espace; les autres hommes peuvent les apercevoir comme
moi-même; enfin non seulement ces opérations se passent
dans le corps et se ramènent à des phénomènes de nature
corporelle, mais elles donnent naissance elles-mêmes à de
nouveaux corps: le chyle, produit par l'estomac ou les
intestins; la bile, sécrétée par le foie; la salive, l'urine, etc., tout
cela est corps comme les organes qui les produisent. Ainsi,
dans ce cas, organes et opérations sont homogènes. En est-il
de même dans le cas de la pensée?
Soit donné un cerveau que nous puissions saisir et
apercevoir dans son opération, pendant qu'il fonctionne (ce qui
n'est pas impossible, par exemple dans l'opération du trépan).
[332] Que voyons-nous? Un organe et rien autre chose. Tout
au plus peut-on constater qu'il agit en se mouvant: car on voit
que la compression arrête son action. Une personne soumise à
une pression atmosphérique extérieure est interrompue
subitement au milieu d'une phrase qu'elle prononce. Cessez la
pression, elle reprend la phrase au point où elle l'a laissée et
l'achève. De là on peut conclure sans doute que l'opération du
cerveau consiste dans certains mouvements. On peut même
concevoir qu'avec le développement ultérieur de nos moyens
d'observation on pourrait aller jusqu'à saisir directement les
mouvements cérébraux; mais lors même qu'il en serait ainsi,
aurait-on atteint la pensée elle-même? Nous serions arrivés à
voir de nos yeux les vibrations des cellules cérébrales; nous ne

322
verrions point pour cela les actions internes auxquelles elles
correspondent, de même qu'un dentiste voit la dent cariée,
mais ne voit pas la douleur causée par la carie de la dent; de
même aussi que j'entends le son de la parole, mais que je ne
perçois pas pour cela la pensée qu'elle exprime. Ainsi, cette
opération du cerveau appelée pensée échappe à toute
perception extérieure, et ne peut être connue que par celui chez
qui elle se passe, et au moment où elle se passe. C'est pourquoi
on appelle ces sortes de phénomènes, phénomènes internes, en
opposition avec les autres phénomènes, appelés externes: on
les appelle encore subjectifs, et les autres objectifs. Les
premiers sont subjectifs, parce qu'ils se passent dans le sujet
pensant, et ne sont saisis que par le sujet lui-même; les autres
sont objectifs, parce qu'ils viennent de l'objet, et peuvent être
aperçus par tous ceux qui sont en présence de ces phénomènes.
Il y a donc là une distinction fondamentale entre les deux
classes de phénomènes, et il faut en tenir compte dans la
comparaison des uns et des autres. Cette distinction, de
quelque manière qu'on l'explique, s'oppose à une complète
assimilation.
Si, en effet, on convient d'appeler choses matérielles
toutes celles qui tombent sous les sens externes, — et nous
n'avons [333] pas (au moins jusqu'ici) d'autre définition que
celle-là, — nous avons le droit de dire que la pensée, qui ne
tombe pas sous les sens, n'est pas une chose matérielle. Sous
une autre forme, on dira: «Nous appelons choses matérielles
toutes les choses externes; or la pensée n'est pas une chose
externe: c'est une chose interne et essentiellement interne.
Donc elle n'est pas matérielle.»
Mais, demandera-t-on, qu'est-ce que tomber sous les sens?
qu'est-ce qu'une chose externe? Je réponds: J'appelle chose
externe tout ce qui peut être aperçu en même temps par les
autres hommes. Par exemple, une maison, un arbre, le corps de
tel ou tel homme sont des choses externes, parce que tous ceux
qui sont en présence de ces objets voient un arbre et une
maison, et les corps de leurs semblables; et j'appelle sens
externes les sens qui permettent à tous les hommes de voir ces
mêmes objets; et cela n'est pas seulement vrai des autres corps,
mais du mien propre; car les autres hommes (le chirurgien par

323
exemple) peuvent voir dans mon corps en certaines occasions;
et même, à l'aide de certains artifices, je pourrais voir dans
l'intérieur de mon propre corps, aussi bien que les autres: ce
corps est donc externe pour moi aussi bien que le reste.
On peut dire que cette distinction du subjectif et de
l'objectif, des phénomènes internes et des phénomènes
externes, des faits psychologiques et des faits physiologiques,
est devenue banale en philosophie, qu'elle est admise par tout
le monde, et qu'il s'agit de tout autre chose, à savoir si ces
deux sortes de faits ne peuvent pas être les modifications d'une
seule et même substance. C'est ce que nous verrons plus lard;
mais quant à la distinction en question, celle du subjectif et de
l'objectif, elle est si peu banale, si peu admise universellement,
qu'elle est constamment oubliée et méconnue par les
physiologistes, même par les plus grands. Ils reconnaissent ce
qu'il y a d'obscur dans les fonctions de la pensée; mais ils
prétendent que la même obscurité règne de part et d'autre,
aussi bien sur les fonctions physiologiques que sur les [334]
fonctions psychologiques. Nous ne savons pas plus, dit Claude
Bernard, comment l'estomac digère, que nous ne savons
comment le cerveau pense. Nous saisissons d'une part l'organe,
de l'autre l'opération; mais le lien causal, l'action interne qui
unit l'un à l'autre l'organe et l'opération, nous échappe des deux
côtés. Ce n'est pas une raison pour séparer la fonction de
l'organe, pour réaliser cette fonction, en faire un être à part.
Autrement, pourquoi ne pas admettre une entité digestive,
aussi bien qu'une entité pensante? C'était, du reste, ce que
croyaient certains médecins, Van Helmont par exemple, qui
introduisait dans chaque organe un être spécial, un principe
directeur, appelé archie, chargé d'accomplir les fonctions de
l'organe. La doctrine de l'âme pensante ne serait qu'un reste de
la doctrine des archées.
Nous ne discuterons pas cette opinion de Claude Bernard:
ce que nous voulons faire remarquer surtout, c'est combien ce
grand savant est en dehors de la question, ignoratio elementi.
Il ne s'agit pas en effet ici du comment primordial et essentiel
de la pensée; et nous accordons aisément que le comment de la
circulation et de la digestion n'est pas mieux connu; en un mot,
comme on l'a dit souvent, les causes intimes de choses nous

324
sont profondément cachées. Mais, l'obscurité du comment
étant la même de part et d'autre, il reste néanmoins une
différence et une opposition fondamentale que le physiologiste
passe entièrement sous silence, à savoir que les fonctions
physiologiques se manifestent par des phénomènes qui
tombent sous les sens, qui sont par conséquent homogènes
avec les organes qui les produisent, tandis que la pensée n'est
accessible qu'à la conscience et n'est pas par conséquent
homogène avec le cerveau, lequel ne tombe pas sous la
conscience et n'est perceptible que par les sens externes. En un
mot, par la conscience l'homme se manifeste comme sujet,
tandis que, dans les fonctions vitales, l'homme est objet aussi
bien que tous les autres êtres de la nature.
On répondra de la même manière à l'objection de Voltaire
dans l'article Âme du Dictionnaire philosophique: «Nous ne
[335] comprenons pas plus, dit-il, la végétation que la pensée;
et cependant nous ne supposons pas dans l'arbre un être
végétatif distinct de l'arbre lui-même.» Sans doute, il n'y a pas
lieu d'admettre un être végétatif; mais ici encore la force
inconnue qui produit la végétation se manifeste par des
phénomènes externes, tels que circulation et ascension de la
sève, accroissement du végétal, absorption et exhalaison
physiques, lesquels sont homogènes avec l'arbre lui-même,
tandis que, pour passer de l'organisme à la pensée, il faut
changer de mode d'observation et passer de l'extérieur à
l'intérieur. Ce n'est donc pas le comment du fait qui fait la
différence: ce sont les faits eux-mêmes.
Si donc nous nous en tenons aux faits, tout en suspendant
nos conclusions, il reste que nous avons sur cette question
deux vérités acquises absolument irrécusables et d'un caractère
vraiment scientifique. La première c'est que la pensée ne nous
apparaît nulle part dans l'expérience sous un correlatum
corporel; la seconde, c'est que la pensée se distingue
absolument de tout autre phénomène par cette propriété d'être
présente à elle-même par la conscience, et de ne pouvoir être
perçue que par le corps même qui pense.
Allons maintenant un peu plus loin dans notre déduction.
Cette distinction même des phénomènes internes et des
phénomènes externes est-elle bien fondée et repose-t-elle sur

325
quelque chose de clair? Il y a une grande école de philosophie
qui nie qu'il y ait réellement des phénomènes externes. Tous
les phénomène, quels qu'ils soient, sont internes, subjectifs:
tous sont des faits de conscience et rien autre chose. Nous ne
pouvons sortir de nous-mêmes. Son, couleur, résistance,
étendue même, ne sont que des modes de notre sensibilité. Il
n'y a donc pas d'opposition entre le moi et le non-moi. Il n'y a
que le moi considéré à divers points de vue.
Sans prendre parti ou pour ou contre cette hypothèse,26
nous n'avons qu'à faire observer que, bien loin de
compromettre [336] le principe de l'indépendance de la
pensée, elle ne ferait au contraire que l'exagérer, puisque tous
les objets dits externes, y compris notre propre corps, ne
seraient alors que les modes de notre pensée. Bien loin de
réduire la pensée à n'être que la résultante des propriétés de la
matière, elle affirme que toutes ces propriétés de la matière
elle-même ne seraient que des modes de l'apparition de la
pensée. Le type de l'être ne serait plus la chose étendue et
solide appelée matière, considérée comme le substratum
universel de tous les phénomènes et même de ce phénomène
impalpable que l'on appelle la pensée: au contraire, le
substratum serait notre propre moi, notre esprit; et le corps se
réduirait à des groupes de phénomènes internes; la matière en
général serait la pensée en général, c'est-à-dire ce qu'il y a de
commun entre tous les modes de la pensée. Un tel idéalisme,
loin d'être contraire au spiritualisme, serait au contraire un
ultra-spiritualisme, un spiritualisme exagéré et intempérant.
Sans nous engager dans les conclusions de l'idéalisme, et
en ajournant la discussion du problème, il est un point
cependant que nous pouvons retenir et que nous avons le droit
d'emprunter à cette école: c'est que la seule chose qui nous soit
directement connue, ce sont les modes et les opérations de
notre propre esprit. Autre chose est dire: «Nous ne
connaissons immédiatement que nous-mêmes;» autre chose
dire: «Il n'y a rien en dehors de nous-mêmes.» Nous écartons
ou ajournons cette seconde conclusion sans la discuter, et nous
la laissons à la liberté de chacun; mais nous retenons la

26. La discussion et l'appréciation de l'idéalisme seront l'objet de notre dernier livre.


326
première proposition, qui peut-être ne contient pas la seconde.
On ne conclura donc pas de là nécessairement que les choses
extérieures n'existent pas, et qu'elles ne sont que les modes de
notre esprit; mais on aura le droit de conclure que nous ne les
connaissons que dans leur rapport avec les modes et les
opérations de notre esprit.
Si nous considérons en effet toutes les idées que nous nous
faisons du monde extérieur, nous rappellerons que les
Cartésiens et les Lockistes disaient que nous ne connaissons
[337] des choses extérieures que deux sortes de qualités, les
unes appelées qualités secondes, les autres qualités premières.
Or les qualités secondes ne sont, de l'aveu de tous, que nos
propres sensations transférées aux choses extérieures. Il n'y a
rien dans les choses qui ressemble à ce que nous appelons
chaleur, couleur, son, saveur. Il n'y a en elles que la propriété
de produire en nous ces sensations; en d'autres termes, il y a
une activité ou des activités qui, mises en rapport avec notre
activité propre, déterminent en nous lesdites sensations. Nous
ne pouvons, en effet, concevoir un effet produit sur nous, sans
concevoir en même temps un pouvoir capable de le produire.
Mais maintenant où puisons-nous l'idée d'activité, si ce
n'est dans la conscience de notre propre état intérieur lorsque
nous agissons, lorsque nous produisons des mouvements et
que nous accomplissons un certain effort? À la vérité, on peut
se demander en quoi consiste ce sentiment d'activité que nous
croyons éprouver dans le développement de notre énergie
propre. Mais, quelle que soit en elle-même la chose que nous
appelons action, toujours est-il que nous ne concevons la
réalité externe que comme une action analogue à celle que
nous appelons de ce nom en nous-mêmes.
On demandera encore comment il se fait que nous
puissions soutenir à la fois que nous nous distinguons
absolument des choses externes, comme quelque chose
d'hétérogène avec nous-mêmes, et en même temps cependant
que nous ne connaissons les choses extérieures que par
analogie avec nous-mêmes. Il est facile d'éclaircir cet apparent
paradoxe. Nous appelons corps, nous appelons choses
externes, ce qui est capable de produire en nous certaines
sensations. Or, nous ne sentons pas en nous la faculté de

327
produire ces sensations; ou du moins, si nous les produisons,
c'est précisément par cette partie de nous-mêmes que nous
appelons notre corps, précisément par cette raison même:
ainsi, grâce aux mouvements de ce corps, qui est plus à notre
disposition que toutes les autres choses externes, nous pouvons
nous [338] mettre dans les circonstances où nous savons que
nous devons éprouver telles ou telles sensations: mais ce corps
lui-même est une chose externe par rapport à notre conscience.
Autrement nous ne pouvons, par une action interne, faire
apparaître aucune sensation; nous ne pouvons produire
immédiatement la lumière dans l'obscurité, changer la
température d'une chambre, faire naître subitement le bruit du
tonnerre, etc. Cela seul donc est un corps pour nous qui
produit en nous de telles sensations. Cela n'empêche pas que
nous ne connaissions les corps que par ces sensations mêmes.
Abstraction faite des qualités premières dont nous n'avons pas
encore parlé, nous ne pouvons dire d'un corps autre chose que
ceci: il est chaud, il est sonore, il est coloré; et tout cela n'est
que nos sensations, plus la faculté de les produire, c'est-à-dire
quelque chose d'analogue avec notre propre activité.
Passons maintenant à ces autres qualités que les Cartésiens
et Locke appelaient qualités premières et qui paraissent plus
particulièrement propres à la matière, et en même temps plus
évidemment objectives que les précédentes. Parmi ces
qualités, il en est une surtout qui paraît être tout à fait
hétérogène avec ce que nous sentons en nous-mêmes: c'est
l'étendue. Aussi les Cartésiens n'hésitaient-ils pas à considérer
l'étendue comme l'essence même de la matière, comme étant la
matière elle-même. En effet, toutes les fois que nous
percevons un corps, nous percevons quelque chose d'étendu,
tandis que nous ne percevons en nous-mêmes, en tant que nous
pensons, aucun élément étendu. C'est donc là que serait le
véritable caractère distinctif du corps par rapport à l'esprit.
Examinons de plus près cette qualité particulièrement
caractéristique.
Si nous réfléchissons sur la nature de l'étendue, nous
verrons qu'en elle-même elle ne contient aucun élément de
réalité, s'il ne s'y joint quelque autre chose qu'elle-même. Le
vide est aussi étendu que le plein; un atome vide est égal à un

328
atome plein. Prenez, par exemple, un atome d'Épicure; [339]
dessinez-en les contours; puis supprimez-le par la pensée. Il
restera une place qui est absolument adéquate en étendue à
l'atome lui-même; et cependant il n'y a plus rien; car on
n'identifiera pas la matière avec le vide. Donc le réel de
l'atome n'était pas l'étendue, mais quelque autre chose, la
solidité par exemple, la pesanteur, ce que vous voudrez, mais
non pas l'étendue. Leibniz exprimait à peu près la même
pensée en disant que l'étendue n'est autre chose qu'une
continuation, res continuata; mais, disait-il, pour qu'une chose
soit répétée, continuée, il faut d'abord qu'elle existe; ce n'est
donc pas la répétition de cette chose, à savoir l'étendue, qui
constitue l'essence de la chose.
À la vérité, on peut se représenter une activité qui
rayonnerait dans l'espace; et rayonner ne signifierait autre
chose que produire une action à distance: or la sphère d'action
de cette activité pourrait être appelée une étendue. Il ne serait
pas même nécessaire de supposer un milieu vide, qui n'est
peut-être qu'une fiction de l'esprit; mais une activité
rayonnante serait une activité exerçant son action sur une
substance par l'intermédiaire de plusieurs autres; et l'étendue
de ce rayonnement, ce qui se produit pour nous par la
perception de l'étendue, serait le nombre des actions
intermédiaires qui la séparent d'une autre activité. En tant, par
exemple, que pour arriver à l'âme de mon ami absent je suis
obligé d'employer l'intermédiaire de mille agents différents, je
suis plus éloigné de lui que lorsque je lui parle à lui-même,
quoique même alors il y ait encore des intermédiaires. Ainsi
l'étendue est le nombre des agents intermédiaires qui séparent
un agent de l'autre; et à ce titre elle est quelque chose de réel;
mais alors même elle ne serait encore qu'une conséquence de
l'activité; et le type de celle-ci serait toujours pris dans la
conscience de l'esprit.
Quant à la seconde des qualités appelées qualités
premières, à savoir la solidité, il est encore plus facile que pour
les qualités secondes de la ramener à l'idée d'activité; car ce
n'est plus seulement une activité induite, comme dans le cas de
la [340] chaleur, de l'odeur, du son, etc. (dans ces cas, l'activité
n'est pas donnée directement, mais par suite de l'application du

329
principe de causalité). La solidité, au contraire, est une activité
sentie; car quand nous rencontrons une résistance, on peut dire
que le sentiment d'une action antagoniste est liée au sentiment
de notre activité propre; en supposant que, même dans ce cas,
cette apparente perception d'une activité externe ne soit encore
qu'une induction, toujours est-il que cette induction est bien
plus immédiate et bien plus rapide que celle qui est supposée
par les qualités secondes. En tout cas il y a de part et d'autre
supposition d'activité.
En résumé, soit que l'on admette que l'étendue n'est autre
chose qu'une notion fictive dont l'origine aurait besoin d'être
ultérieurement recherchée; soit que l'on admette, avec Leibniz,
qu'elle n'est que la coexistence des substances ou l'ordre des
coexistences; soit que l'on admette, avec Kant, qu'elle est une
forme subjective de notre sensibilité, ou toute autre hypothèse,
toujours est-il que la doctrine qui ramènerait l'idée du corps à
l'idée d'une activité faisant équilibre à notre activité propre,
tendrait à faire du corps 1'«analogue de l'esprit», selon
l'expression de Leibniz. Ce serait, si l'on veut, de l'esprit
inférieur, muet, sourd et aveugle, mais enfin une certaine
forme de l'esprit. Tel est le dynamisme leibnizien, qui ne peut
pas être appelé rigoureusement un idéalisme, puisqu'il ne nie
pas l'existence de choses extérieures, mais qui est une sorte de
spiritualisme universel dans lequel la différence de l'esprit et
de la matière tend à s'effacer au profit de l'esprit, comme elle
tend à s'effacer dans le matérialisme au profit de la matière.
C'est cependant vers ce spiritualisme universel que nous
inclinons le plus volontiers.

330
LEÇON III
LE MATÉRIALISME ET LA DIGNITÉ DE LA PENSÉE

Messieurs,

Revenons à notre point de départ. Nous sommes partis de


ce fait que l'homme pense, et de cet autre fait que la pensée est
toujours coexistante avec une masse matérielle, avec une
certaine chose étendue, colorée, solide, appelée corps, et
qu'elle semble par conséquent en être la propriété. Mais,
d'autre part, nous avons fait remarquer que la fonction pensée
était absolument différente de toutes les autres fonctions des
corps organisés, les fonctions corporelles en général se
manifestant par des phénomènes qui sont homogènes avec le
corps où ils se produisent, c'est-à-dire des phénomènes qui
sont, comme le corps lui-même, saisis par les sens externes,
tandis que la pensée et tout ce qui s'y rattache, sensation,
désirs, volitions, ne sont saisis que par les sens internes, c'est-
à-dire ne sont accessibles immédiatement qu'à celui qui les
éprouve. Nous avons tiré de l'opposition de ces deux classes
de phénomènes une première présomption: c'est qu'il y a deux
existences, l'une qui se manifeste intérieurement par la
conscience, l'autre qui se manifeste extérieurement aux sens, le
dedans et le dehors, le dedans correspondant à ce que nous
appelons esprit, le dehors à ce que nous appelons corps.
En supposant qu'on élevât des doutes sur la distinction de
ces deux ordres de faits, il nous a semblé que ces doutes
devaient porter bien plutôt sur l'existence externe que sur
l'existence interne; car nous ne connaissons la première que
par la seconde; et ce que nous appelons corps ou matière
pourrait bien n'être que nos sensations objectivées. De là
[342] une première hypothèse qui est le contre-pied du
matérialisme: c'est l'hypothèse qui nie expressément
l'existence de la matière, bien loin d'en faire le substratum de
la réalité. Si cependant on ne se résigne pas facilement à nier
331
toute objectivité, et si l'on se croit obligé d'admettre quelque
chose de réellement extérieur au moi, il sera encore plus
philosophique de concevoir avec Leibniz l'essence de la
matière sur le type de ce que la conscience nous révèle dans
notre propre esprit, que de concevoir l'esprit sur le type de la
matière. Nous concevons par là une seconde hypothèse, très
opposée encore au matérialisme, et qui lui est
philosophiquement très supérieure: c'est l'hypothèse que l'on
peut appeler proprement spiritualisme, ou du moins
spiritualisme universel, puisque toute existence, même celle de
la matière, n'est qu'esprit, ou diminutif de l'esprit.
Nous pouvons concevoir encore d'autres hypothèses du
même genre, avant d'être amenés à l'hypothèse matérialiste.
Par exemple, on peut encore faire l'hypothèse de Kant, à savoir
que nous ne connaissons pas l'essence des choses, pas plus
l'essence de la matière que celle de l'esprit; nous ne
connaissons que des phénomènes, et parmi ces phénomènes
deux classes distinctes, les uns internes, les autres externes. À
la vérité, dans cette hypothèse l'avantage ne reste pas au
spiritualisme; mais il ne reste pas davantage au matérialisme.
Les deux systèmes sont renvoyés dos à dos, mais avec cette
réserve que si d'autres idées, d'autres arguments empruntés à la
morale viennent justifier les opinions spiritualistes, elles ne
peuvent pas être écartées au nom de la science, puisque au
nom de la science nous n'avons le droit de rien dire: ce sera
donc, si l'on veut, une sorte de scepticisme, mais de
scepticisme en définitive qui conclut en faveur de l'esprit.
Reste encore une quatrième supposition qui, voisine
quelquefois en apparence du matérialisme, s'en distingue
cependant profondément. C'est l'hypothèse qui considérerait le
corps et l'esprit, non pas comme deux substances distinctes,
[343] mais comme les deux attributs d'une même substance, de
telle sorte cependant que la pensée (ou esprit) reste
indépendante de l'étendue (ou matière), et l'étendue
indépendante de la pensée. Ce sont deux attributs parallèles,
mais distincts. Il y a correspondance, mais non dépendance de
l'un à l'autre, et en particulier de l'esprit à la matière. Dans
cette hypothèse, les modes de la pensée, comme le dit Spinoza,
ne s'expliquent que par la pensée; et les modes de l'étendue ne

332
s'expliquent que par l'étendue; mais ni la pensée ne s'explique
par l'étendue, ni l'étendue par la pensée. C'est la même pensée
qu'exprimait Leibniz en disant: «Il faut expliquer les
phénomènes des corps comme s'il n'y avait pas d'âme, et les
phénomènes de l'âme comme s'il n'y avait pas de corps.»
On voit combien d'hypothèses pourraient être faites sur les
relations des deux existences, sans que nous soyons forcés
d'avoir recours à celle du matérialisme; et l'on voit que celle-
ci, quoique la plus simple en apparence, est loin d'être la plus
philosophique. Néanmoins, laissons de côté toutes ces
hypothèses; revenons à notre point de départ et rappelons les
avantages que présente l'hypothèse matérielle au point de vue
du sens commun.
Pour cela, il faut écarter d'abord toutes les conceptions
philosophiques que l'on peut se faire sur l'essence de la
matière. Parlons de ce qui nous est donné par l'expérience
immédiate: ce qui est donné, c'est l'existence d'une chose, d'un
objet appelé corps. Le corps, quelle que soit son essence
interne, nous est immédiatement donné aussi bien que la
pensée et en même temps qu'elle. Tout ce qui nous entoure est
corps, et nous-mêmes nous nous connaissons comme corps
aussi bien et au même titre que les choses extérieures.
Maintenant nous avons dit que la pensée est donnée en même
temps que la notion de corps. C'est là un fait incontestable,
mais ce fait ne nous est jamais donné sans être associé à un
corps. Appliquons les règles de la méthode baconienne. Posita
causa, ponitur effectus; ablata causa, [344] tollitur effectus;
variante causa, variatur effectus. Eh bien, partout où vous
voyez un cerveau ou un système nerveux (ou quelque chose
d'analogue), vous trouvez la pensée ou son diminutif, la
sensation, l'imagination, l'instinct. Partout où disparaît le
cerveau et le système nerveux, on voit disparaître également la
pensée. Enfin, toutes les variations de la pensée (âge, sexe,
tempérament, habitudes, etc.) correspondent aux variations du
cerveau. Donc, suivant les lois rigoureuses de l'induction, vous
devez conclure que l'organisation et la pensée sont dans un
rapport de cause à effet, sans que vous soyez tenu d'ailleurs de
vous prononcer sur la cause première et l'essence intime des
corps et de l'organisation. Sans doute il y aura lieu ensuite de

333
rechercher la cause de l'organisation elle-même, et en général
l'explication de la matière; mais c'est là une recherche éloignée
et peut-être un problème insoluble. En se tenant aux faits
immédiats, l'hypothèse la plus simple sera donc celle qui
rattache directement les pensées à l'organisation et à
l'existence matérielle en général. Voilà les raisons qui militent
en faveur de l'hypothèse matérialiste.
Et d'ailleurs, pourrait-on dire, n'attache-t-on pas
véritablement trop d'importance à cette question de la nature
de la substance de l'esprit? Quelle que soit, en effet, la
substance de la pensée, la pensée n'en reste pas moins ce
qu'elle est. Un beau vers, une belle mélodie, seront-ils moins
un beau vers, une belle mélodie, pour avoir été élaborés par un
cerveau plutôt que par une âme spirituelle; par une substance
composée de parties, que par une substance simple, puisque
d'ailleurs nous ne savons réellement ce que c'est que d'être
simple? La découverte du système du monde par Newton est-
elle autre chose, dans l'hypothèse matérialiste, que ce qu'elle
est dans l'hypothèse spiritualiste? La vertu reste la vertu, le
génie reste le génie, la pensée reste la pensée, quelle que soit
la substance qu'on se représente sous ces phénomènes. En
général, on peut dire que la dignité intrinsèque des choses, leur
valeur propre, tient beaucoup moins à leur [345] matière qu'à
leur forme. Un Apollon du Belvédère en bois sera plus beau
qu'une statue vulgaire en marbre. Que la matière soit ou non
capable de produire la pensée, l'être pensant n'en aura ni moins
de nécessité, ni moins de dignité, et sa destinée ne sera pas
moins noble, au moins en cette vie, parce que son essence ne
sera pas celle qu'imaginent les métaphysiciens; et même la vie
future n'est ni plus ni moins assurée d'un côté que de l'autre,
car Dieu peut, s'il le veut, anéantir une substance simple, aussi
bien qu'il peut faire durer une substance composée. Si l'on
ignorait absolument, par impossible, la manière dont un
individu humain vient au monde, on imaginerait, pour
expliquer l'apparition de ce grand phénomène, une origine
surnaturelle: par le fait cependant la génération humaine ne
diffère en rien de la génération animale: il n'y a pas deux
manières de paraître à la surface du jour; mais, ce fait étant
donné et ne pouvant être nié, on en prend son parti; et l'on ne

334
trouve pas que la dignité humaine en soit atteinte. En quoi
cette dignité serait-elle plus menacée parce que la substance
aussi bien que l'origine serait de nature matérielle? Tout ce qui
en résulterait, serait que la matière est une substance plus
noble que nous ne le pensons, qu'elle a en elle plus de
virtualités que nous n'avons l'habitude de lui en prêter, en
vertu de la séparation artificielle que nous avons faite entre le
corps et l'esprit. Locke disait que Dieu, étant tout-puissant,
pourrait bien avoir donné à la matière la puissance de penser.
S'il en était ainsi, on pourrait dire, sans aucun doute, qu'il y a
deux sortes ou deux degrés de matière; et l'on continuerait à
distinguer, comme auparavant, la chair et l'esprit, en opposant
la matière pensante à celle qui ne pense pas. On voit donc, à ce
qu'il semble, que le débat du spiritualisme et du matérialisme a
moins d'importance qu'on ne lui en prête généralement.
Examinons cette difficulté. On peut répondre d'abord que
le débat entre les deux écoles ne porte pas seulement sur la
matière, mais encore sur la forme, non seulement sur la
substance de la pensée, mais sur son essence, car partout le
[346] matérialiste applique la même méthode: réduire les
phénomènes les plus élevés et les ramener à ceux qui sont plus
humbles et plus grossiers. De même qu'il ramène l'esprit à la
matière, de même il réduit la pensée proprement dite à la
sensation, la volonté à l'instinct et à l'action réflexe; en morale,
il ramène le devoir à l'intérêt; en esthétique, le beau à ce qui
touche les sens; en politique, le droit à la force, et la liberté à
une paix matérielle, ou à la révolte. Ce n'est donc pas
seulement une subtilité métaphysique qui sépare le
spiritualisme du matérialisme, c'est la direction totale de la
pensée, c'est l'évolution de toutes les conditions essentielles de
la vie.
Mais nous n'insisterons pas sur cette première réponse
bien connue; nous aimons mieux discuter l'objection en elle-
même, parce qu'elle nous permettra de mieux pénétrer au cœur
de notre sujet.
Que la substance ou l'être en général, le substratum
indéterminé de toutes choses, appelé matière dans le langage
scolastique, après avoir pris les formes dites matérielles,
puisse s'élever aux formes dites spirituelles, ce n'est pas là ce

335
que nous appellerions du matérialisme; car il est certain qu'il y
a quelque chose de commun entre le corps et l'esprit, c'est
d'être des substances. Descartes lui-même dit que l'esprit est
une chose qui pense, et le corps une chose étendue: il est donc
incontestable que le corps et l'esprit sont identiques en tant que
choses ou substances: ces deux choses ne diffèrent que par
leurs attributs. C'est de là, à la vérité, que Spinoza a pu faire
sortir sa doctrine panthéistique: c'est, a-t-il dit, que si l'esprit et
le corps ne diffèrent pas en tant que substances, ils ne sont
qu'une seule et même substance, diversifiée seulement dans
ses attributs; mais si nous écartons provisoirement cette
conception de l'unité de substance; si nous nous contentons
d'admettre avec Descartes que les attributs suffisent à
diversifier les substances, toujours est-il que la matière des
choses est la même sous quelque forme qu'elle se présente.
Cette matière première, cette matière dite aristotélique parce
que c'est Aristote qui l'a introduite et expliquée, cette matière
[347] commune, générale, indéterminée en soi, et qui ne se
détermine que par ses attributs, ce n'est pas la matière du
matérialiste; et en tant qu'on soutiendrait qu'elle est capable de
passer des formes purement corporelles (étendue, résistance,
impénétrabilité) aux formes spirituelles (pensée et volonté),
elle franchirait par là même l'espace qui sépare le corps de
l'esprit, et il y aurait encore lieu de distinguer deux sortes de
substances, les corps et les esprits. Dans ce cas, en effet, il
serait indifférent que ce corps et cet esprit eussent un fond
commun en tant qu'êtres; car ici ce serait bien la forme qui
spécifierait l'être, et non la matière; et qu'une telle philosophie
ne puisse pas être suspectée de matérialisme, c'est ce qui
résulte de ce fait que c'est là le fond de la philosophie
scolastique recommandée par l'Église presque à l'égal des
dogmes eux-mêmes, et comme celle qui s'allie le mieux à
l'orthodoxie.
La question telle qu'elle est posée par les matérialistes, si
toutefois ils comprennent bien leur propre système, est toute
différente.
La matière des matérialistes n'est pas la matière nue des
scolastiques, materia nuda, sorte d'abstraction qu'Aristote lui-
même considérait comme à peine réelle: c'est la matière

336
revêtue de ses propriétés essentielles, materia vestita; c'est la
matière corporelle proprement dite. C'est cette sorte de
matière, à savoir le corps, qui est la substance réelle, le fond
réel de tout ce qui est. Cette matière corporelle existe en soi et
par soi; elle est la vraie substance; tout le reste n'est
qu'accident: c'est la matière étendue et solide qui remplit
l'espace, soit qu'elle se confonde avec lui et le remplisse tout
entier, et c'est ce qu'on appelle le plein, soit qu'elle flotte dans
le vide. Cette matière, ayant par elle-même ses attributs et ses
propriétés, pourrait exister sans qu'il y eût rien dans le monde
qui ressemblât à la sensation et à la pensée.
Maintenant, cette matière étant donnée, en tant qu'elle
forme certaines combinaisons, peut devenir, selon les
matérialistes, capable de sensation; et la sensation devient la
pensée. La pensée, dans cette hypothèse, n'est donc qu'un
accident qui [348] s'ajoute à la matière dans certaines
conditions, et c'est un accident fortuit; car si certaines
combinaisons ne s'étaient pas produites, la sensation, la pensée
et tout ce qui s'ensuit ne se présenteraient pas. Ainsi le corps,
la substance étendue et solide est le réel de l'existence; la
sensation, la pensée n'est qu'un mode; la pensée est au corps ce
que la rotation est à la pierre qui roule, ce que le rond et le
carré sont à la substance étendue. Il n'en est nullement ainsi
dans l'hypothèse aristotélique. D'abord ce n'est pas par hasard
et par accident que la substance devient pensée: c'est en vertu
de sa propre essence, de sa virtualité propre. En second lieu,
selon la doctrine d'Aristote, le réel des choses, leur essence,
n'est pas dans la matière, mais dans la forme; la pensée ne
vient pas s'ajouter à l'étendue et à la solidité, comme un mode
à l'attribut, mais comme une essence a une autre essence: or
c'est l'essence qui est la vraie substance. Ainsi, au point de vue
de l'excellence intrinsèque des choses, autre chose est
l'introduction de la pensée, même dans une matière commune,
mais avec sa dignité propre, autre chose l'apparition d'une
pensée accidentelle et fortuite, née du jeu des éléments.
À la vérité, même dans ce dernier cas, on pourrait
continuer à prétendre que le matérialisme ne porte point
atteinte à la dignité de la pensée, puisque, en définitive, il ne
soutient pas et ne peut pas soutenir que la pensée ne soit pas

337
autre chose qu'un mode de l'étendue ou, comme on dit, du
mouvement; car cela n'offre aucun sens, la pensée ne pouvant
être que pensée, et le mouvement que mouvement; dans tous
les cas, la pensée ne peut être qu'une addition au mouvement
et l'apparition de quelque chose de nouveau. Mais cette vue,
loin de fortifier et de confirmer l'hypothèse matérialiste, ne
sert qu'à en faire ressortir l'inconséquence et le vide: car cette
pensée qui s'ajoute au mouvement ne vient de rien,
contrairement à l'axiome ex nihilo nihil: c'est donc un aveu
implicite de l'indépendance et de l'irréductibilité de la pensée;
néanmoins il n'en reste pas moins que le matérialisme, au
moins par intention, voudrait faire de la pensée un accident de
la matière: [349] c'est cela même qui le constitue
matérialisme; et de ce qu'il ne peut pas réaliser cette intention,
cela vaut simplement contre la thèse, et non pour elle.
Quelques matérialistes plus profonds que les autres,
Diderot et Cabanis par exemple, voyant clairement
l'impossibilité de faire sortir ce qui pense de ce qui ne pense
pas, et de faire de la pensée un accident, une résultante des
combinaisons de l'étendue, ont soutenu que la pensée, sous
forme de sensibilité, est une propriété essentielle à la matière
et coéternelle avec elle, comme la pesanteur, le mouvement,
l'impénétrabilité. C'est là une doctrine plus philosophique que
celle du matérialisme vulgaire; mais elle sert précisément à
prouver que la pensée ne dérive pas de la matière corporelle
proprement dite, puisqu'elle a son essence propre, quoiqu'elle
puisse coexister avec d'autres propriétés. Si nous rappelons en
outre ce que nous avons dit déjà, à savoir que l'étendue
pourrait bien n'être qu'un pur phénomène, que la résistance et
l'impénétrabilité peuvent se ramener à l'activité, on serait tenté
de conclure que les qualités corporelles ne sont que les
apparences des choses, que la sensibilité, la pensée, la volonté,
en sont le fond. Il y aurait très peu de chose à faire, on le voit,
pour transformer la doctrine de Diderot en celle de Leibniz, et
le matérialisme en spiritualisme: ce serait au moins le
dynamisme, le vitalisme, l'hylozoïsme; ce ne serait plus le
matérialisme pur. Il y aurait au moins une doctrine hors de
combat: celle de Démocrite et d'Épicure, et de leurs
continuateurs modernes: c'est cependant le seul qui mérite, à

338
proprement parler, le nom de matérialisme et qui réponde à sa
vraie définition, c'est-à-dire qui admette d'abord une substance
définie appelée matière, comme la seule réalité, et qui la
caractérise par les propriétés mécaniques et physiques
éternelles et nécessaires, la pensée n'étant qu'une circonstance
accessoire dans l'évolution de ces propriétés. C'est cette
doctrine seule qui met l'esprit dans la matière et qui lui enlève
par là même toute indépendance et toute dignité. Toute autre
doctrine, sans être précisément spiritualiste, est proprement un
acheminement au spiritualisme.

339
340
LEÇON IV
LA CONSCIENCE

Messieurs,

Toute la doctrine philosophique de ce cours repose, on l'a


vu, sur le fait de conscience, sur l'originalité et l'irréductibilité
de ce fait. C'est donc ce fait que nous devons établir d'une
manière plus profonde, par l'étude et par l'analyse de la
conscience.
Nous avons fait porter toute notre argumentation en faveur
de l'existence de l'esprit sur le fait de l'indépendance de la
pensée. C'est donc ce fait que nous devons particulièrement
mettre en lumière. L'originalité, l'irréductibilité de la pensée,
voilà le fond de toute notre doctrine.
Nous pourrions d'abord établir cette indépendance de la
pensée en nous plaçant au point de vue cartésien, c'est-à-dire
en insistant sur l'incompatibilité de la pensée et de l'étendue,
celle-ci étant considérée comme l'attribut essentiel de la
matière, et celle-là de l'esprit. L'étendue est un principe de
multiplicité et d'extériorité: toutes les parties sont extérieures
les unes aux autres, partes extra partes. La pensée, au
contraire, ou la conscience est un principe de concentration:
c'est la réduction de la multiplicité à l'unité.
Mais, sans insister sur cet argument si connu, il nous
semble préférable d'aller plus avant et de nous interroger sur
l'essence même de la conscience. Nous verrons si c'est là un
fait premier qui ne suppose rien avant lui, ou un composé et
une résultante.
Pour nous rendre compte de la nature de la conscience,
puisque la conscience est une forme de connaissance (étant
[351] la connaissance du moi par lui-même), commençons par
nous demander ce que c'est que la connaissance en général.
La connaissance est l'acte par lequel un sujet, c'est-à-dire
une chose connaissante, appréhende ou saisit un objet, c'est-à-
dire une chose connue.
341
La connaissance à laquelle nous sommes le plus habitués,
et qui devient par là pour nous le type de la connaissance en
général, est la connaissance des objets extérieurs. Que suppose
cette connaissance? Elle suppose qu'un objet, c'est-à-dire une
chose existant par elle-même (hors de notre pensée), entre
dans la sphère de notre conscience et nous est donné par là
comme existant. Soit, par exemple, un arbre à percevoir: pour
que je le perçoive, il faut qu'il me soit donné. Il existe déjà
avant que j'aie pu le connaître, il continue à exister après que
je l'ai connu. À la vérité, nous avons vu qu'il y a un système
appelé idéalisme qui élève des objections contre cette
supposition; mais ce n'est pas le lieu de le discuter. Nous
prenons l'acte de connaître tel qu'il est, et non tel qu'il peut être
conçu à l'aide d'une analyse artificielle plus ou moins exacte
de l'acte de connaître. Nous avons, du reste, examiné déjà
rapidement l'hypothèse idéaliste; et nous avons montré que, si
on l'admettait, ce serait précisément accorder à l'autorité de la
conscience plus encore que nous ne demandons, puisqu'on
réduirait tout mode de connaissance à celui-là, et tout objet de
connaissance au sujet pensant.
Laissons donc de côté quant à présent l'hypothèse
idéaliste, et reprenons la description de l'acte de connaître:
nous trouvons que tout acte de connaissance se présente à nous
sous cette forme, à savoir: un sujet capable de connaître et un
objet indépendant du sujet, antérieur et postérieur à lui,
capable d'être connu.
Essayons maintenant d'appliquer à la conscience cette
analyse, et voyons ce qu'elle nous donnera.
Qu'est-ce que la conscience? C'est l'acte par lequel le sujet
se connaît lui-même, res sui conscia: tel est le fait
fondamental. Or celle définition implique deux termes, comme
toute [352] connaissance: un sujet connaissant et un objet
connu. Quel est le sujet connaissant? C'est moi. Quel est l'objet
connu? C'est encore moi. Donc si l'on veut appliquer à ce cas
la formule de l'acte de connaître en général, il faudra dire qu'il
y a bien là deux termes, mais que ces deux termes sont
identiques: ce sont là sans doute deux points de vue différents,
ce que nous exprimons grammaticalement en mettant l'un au
nominatif, l'autre à l'accusatif, mais ce ne sont que des

342
différences de points de vue qui n'empêchent pas que ce ne
soit une seule et même chose, qui est à la fois connue et
connaissante.
Cela étant, essayons d'appliquer à la conscience l'analyse
précédemment faite sur la connaissance extérieure. Pour
qu'une chose soit connue, il faut d'abord, avons-nous dit,
qu'elle existe; en second lieu qu'elle soit donnée, dans une
expérience, au sujet connaissant. Donc, pour que le moi
connaisse le moi, il faut d'abord que le moi existe, et en second
lieu qu'il apparaisse au moi, qu'il lui soit donné. Mais dire que
le sujet appelé moi préexiste à l'acte de conscience, c'est dire
qu'il n'est pas encore moi; car, s'il était moi, il serait par là
même conscient, puisqu'un moi n'est autre chose qu'un sujet
conscient, et une chose inconsciente peut être un objet possible
de connaissance, mais non pas un moi. Maintenant, si cet objet
(qui doit être moi) ne l'est pas encore tant qu'il n'est pas connu,
comment devient-il moi? Comment puis-je connaître à titre de
moi ce qui n'est encore pour moi, par hypothèse, qu'une chose
extérieure? Jamais je ne pourrai dire d'une chose qu'elle est
moi, si elle ne l'est déjà. Cela serait encore vrai lors même que,
par hypothèse, la substance du moi serait une substance
spirituelle aussi bien qu'une substance matérielle. Ce n'est pas
tant le passage de la matière à l'esprit qui est difficile à
comprendre, que le passage du non-moi au moi. Sans doute la
Galathée de J.-J. Rousseau, dans son Pygmalion, semble se
découvrir elle-même lorsque, touchant son corps, elle dit:
C'est moi; mais c'est simplement son corps, c'est-à-dire une
partie d'étendue colorée, qu'elle [353] apercevait au dehors par
les yeux comme quelque chose d'extérieur. Elle s'aperçoit que
cette chose fait partie d'elle-même, parce qu'elle répond par
une sensation à la sensation de la main qui la touche. Mais ce
n'est pas le moi en tant que tel que la statue peut découvrir; le
moi n'est pas donné avant la conscience; il ne peut être donné
que par la conscience.
Cet ordre de discussion peut s'appliquer à toute hypothèse
qui fait naître le conscient de l'inconscient. Par exemple, M. de
Hartmann, dans sa Philosophie de l'inconscient, se demande
quels sont les facteurs de la conscience. Il y trouve d'une part
l'esprit dans son inconscience primitive, et de l'autre la matière

343
qui agit sur lui; mais l'action d'une matière inconsciente sur un
esprit inconscient ne peut expliquer en aucune manière
l'origine de la conscience. La rencontre de deux inconscients
ne peut pas produire le conscient. M. de Hartmann ajoute que
la conscience n'est que «la stupéfaction que cause à la volonté
l'existence d'une idée qu'elle n'avait pas voulue, et qui
cependant se fait subir à elle». Mais il ne peut y avoir
stupéfaction que dans un sujet déjà conscient. C'est par la
comparaison d'un état nouveau à un état antérieur que se
produit la stupéfaction; si je n'ai pas déjà conscience de l'état
antérieur, je ne puis le comparer à l'état nouveau; je ne puis
donc pas être surpris. En tous cas, la stupéfaction ne serait que
l'effet de l'apparition de la conscience; il n'en serait pas la
cause. Sans doute l'apparition de la conscience est une chose si
extraordinaire qu'il semble que ce fait doive en effet produire
en nous une véritable stupéfaction, quoique ce soit là une pure
illusion de notre imagination; mais en ce cas même la
conscience précéderait la stupéfaction.
Le raisonnement précédent s'appliquait au moi objet; on
peut faire le même raisonnement sur le moi sujet. Pour que le
moi sujet connaisse le moi objet, il faut que le moi sujet soit
déjà conscient, car sans conscience point de connaissance.
Connaître implique se connaître. Non intelligimus nisi
intelligamus nos intelligere. D'où il suit que, pour que le moi
connaisse le moi, il faut qu'il soit déjà moi. Un sujet qui ne
[354] serait pas moi ne connaîtrait pas et par conséquent ne se
connaîtrait pas: il serait un objet, il ne serait pas un sujet. Ainsi
le moi sujet préexiste à tout acte actuel de connaissance, aussi
bien que le moi objet. Le moi ne se rencontre pas, il ne se
trouve pas, comme il trouve les choses du dehors. Il se pose:
c'est là le sens de cette expression célèbre de Fichte. Pour le
moi, se connaître, c'est être; être, c'est se connaître. Il n'y a pas
l'être d'abord, la conscience ensuite. Il y a ici rigoureusement
identité de l'intelligence et de l'intelligible.
La déduction précédente se retrouve en effet dans Fichte
sous une forme un peu différente, dans un court traité intitulé

344
Neue Darstellung der Wissenschaftlehre, Nouvelle Exposition
de la doctrine de la science:27
«En tant que tu as conscience d'un objet, par exemple de
cette muraille qui est devant tes yeux, tu as conscience de la
pensée de cette muraille, et ce n'est qu'en tant que tu as
conscience de cette pensée que la conscience de cette muraille
est possible. Mais maintenant, pour avoir conscience de ta
pensée, tu dois avoir conscience de toi-même. Tu as
conscience de toi, dis-tu; distingue donc nécessairement ton
moi pensant du même moi en tant qu'il est pensé; mais, pour
que tu puisses le faire, il faut que, dans cette pensée, ce
pensant soit l'objet d'un pensant plus élevé, pour pouvoir
devenir objet de conscience; tu obtiens ainsi un nouveau sujet
qui a conscience de ce qui précisément était la conscience. Je
continue à argumenter de la même manière, et, en suivant cette
loi, tu ne peux trouver aucun point où l'on puisse s'arrêter.
Nous sommes entraînés ainsi de conscience en conscience à
l'infini; et dans cette voie nous ne rencontrerions jamais un
véritable conscient.
«En un mot, de cette manière la conscience est
inexplicable. Mais quelle était la base de notre raisonnement,
et pourquoi dans cette voie la conscience est-elle
incompréhensible? Le [355] voici: c'est que chaque objet ne
peut venir à la conscience que sous cette condition que j'aie
conscience de moi-même en tant que sujet conscient. Voilà
une proposition irrécusable. Mais dans cette conscience de
moi-même, disions-nous, je suis un objet; je puis donc dire de
cet objet ce que je disais de l'objet précédent, qu'il a besoin
d'un sujet, et cela à l'infini. L'erreur venait de ce que dans
chaque acte de conscience nous distinguions un sujet d'un
objet; et c'est là ce qui rendait la conscience incompréhensible.
«Cependant la conscience existe. Donc cette affirmation
était fausse. Si elle est fausse, le contraire est vrai. Par
conséquent il y a une conscience dans laquelle le sujet et
l'objet ne peuvent pas être séparés et sont absolument une
seule et même chose. Une telle conscience est celle dont nous
avons besoin si nous voulons comprendre la conscience.»

27. Fichtes Werke, t. Ier, p. 526.


345
Des considérations précédentes on peut tirer les
conséquences suivantes:
1° La conscience est un acte, un acte véritable dans le sens
propre du mot: car comment une impression subie
passivement sous l'empire d'une chose externe pourrait-elle
révéler à un être le sentiment de son intériorité? Si on effet le
sujet sentant (quel qu'en soit le substratum) n'était qu'une table
rase, comment, par cela seul qu'il subirait l'action du dehors,
arriverait-il à dire: Moi? L'affirmation en général, mais surtout
l'affirmation de soi-même, n'est-elle pas évidemment une
action qui part du sujet sentant et a sa racine en lui? L'idée du
moi pourrait-elle n'être que ce que l'on appelait dans l'école
une dénomination extérieure?
2° La conscience est un acte a priori, car rien d'antérieur
ne peut produire ou engendrer la conscience; s'il n'y a pas déjà
une conscience, il n'y en aura jamais. «Comment l'intelligence,
dit Bossuet, pourrait-elle naître d'une chose brute et insensée?»
Quelle que soit l'origine de la conscience, on peut affirmer
qu'elle ne peut se produire par le fait d'une action imprimée à
un sujet inconscient; j'entends inconscient dans un sens absolu,
c'est-à-dire sans même un minimum [356] rudimentaire de
conscience. Dans cette hypothèse, il ne pourrait pas même y
avoir sensation. Donc la conscience suppose la conscience;
elle est donc nécessairement innée. La statue ne sentira rien si
elle n'est pas déjà animée; et même, étant animée et vivante,
elle ne sentira pas si elle n'est pas sentante; et qui dit sentante
dit consciente; elle contient donc la conscience en puissance;
celle-ci est la condition de la sensation, loin d'en être l'effet.
3° Il y a deux consciences, comme l'a dit Kant: 1° la
conscience empirique, sensitive, passive, dans laquelle le moi
se confond avec les phénomènes: c'est celle que Condillac
exprime en faisant dire à sa statue: «Je suis odeur de rose,
odeur d'œillet, etc.;» 2° la conscience intellectuelle ou pure,
dans laquelle le moi se distingue de ses phénomènes, les
subordonne et les enveloppe dans son unité et devient sujet
pensant. Mais, de même que la conscience, même passive et
empirique, ne peut pas sortir d'une matière insensible, si elle
n'y est déjà en puissance, de même la conscience intellectuelle
et réfléchie, par laquelle le moi se dédouble et se redouble lui-

346
même, ne peut sortir d'une conscience purement sensible si
elle n'y est déjà. On comprend en effet qu'une conscience
capable de devenir réfléchie et double puisse se présenter
d'abord sous une forme simple en apparence; mais on ne
comprendrait pas qu'une conscience rigoureusement simple et
tout extérieure soit capable de se réfléchir et de se dédoubler.
Si donc la conscience était absolument identique au
phénomène, comment arriverait-elle à s'en distinguer? Si la
statue se confond avec l'odeur de rose et avec l'odeur d'œillet,
comment arrivera-t-elle à s'en séparer et à dire: Moi? Mais,
dira-t-on, il y a quelque chose de commun entre tous les
modes, et c'est cela qu'on appelle moi: soit; mais qu'est-ce qui
sentira ce quelque chose de commun? Si le même qui se
manifeste entre tous les états de conscience n'est qu'une
abstraction, qui est-ce qui fera cette abstraction et où se fera-t-
elle? Ne faut-il pas qu'il y ait une conscience du même en
même temps que du divers pour reconnaître le même et s'en
séparer? Autrement [357] le moi serait toujours confondu avec
l'état présent. Le redoublement du moi ou le moi réfléchi n'est
donc possible qu'à la condition que le moi empirique, en
apparence simple et passif, soit enveloppé dans une conscience
pure, qui est la conscience de l'identique dans le divers. Le
sentiment de l'identique dans le divers ne peut être un abstrait,
un résidu tiré de la conscience phénoménale. Cette unité
fondamentale est la condition de l'unité de la pensée. Elle ne
peut être dérivée de rien autre chose.
Ici nous croyons pouvoir dire que c'est interpréter bien à
faux la doctrine de Kant que de lui prêter une sorte de
neutralité absolue entre les deux grandes doctrines du
spiritualisme et du matérialisme renvoyés l'un et l'autre dos à
dos; on ne sait pas plus, dit-on, ce que c'est que l'esprit, qu'on
ne sait ce que c'est que la matière. Nous ignorons les choses en
soi, c'est-à-dire les êtres, les substances. Nous ne connaissons
que les phénomènes. Par conséquent, la substance esprit nous
est aussi inconnue que la substance corps.
Mais il s'en faut de beaucoup que Kant mette la
connaissance même phénoménale de l'esprit sur le même rang
que la connaissance du corps. Oui; pour les corps, nous ne
connaissons que des phénomènes, et nous leur supposons un

347
substratum inconnu. Mais l'esprit connaît en lui-même autre
chose que des phénomènes; car il connaît les Catégories qui
sont les lois a priori de la connaissance: or, un sujet qui a
conscience des lois a priori est-il un sujet purement
phénoménal? Que sont d'ailleurs ces catégories? Kant le répète
sans cesse: ce sont les lois de l'entendement, les actions, les
fonctions de l'entendement, Handlungen, Functionen.
L'entendement, en prenant conscience de ces actions, prend
donc conscience de lui-même. N'est-ce pas là l'Intellect de
Leibniz? Est-ce là un sujet purement phénoménal, comme
celui de Condillac, de Hume, de Stuart Mill? Qu'est-ce donc
que l'entendement? Kant, il est vrai, dit que nous ne le
connaissons pas en lui-même, parce que nous ne le saisissons
que dans le temps, et que peut-être en lui-même il est
intemporel; mais il n'en [358] a pas moins conscience de lui-
même en tant qu'entendement; donc il est quelque chose, car
on ne peut pas avoir conscience d'un rien. Qu'est-il donc à titre
d'entendement? Il est une productivité, une spontanéité; en
d'autres termes, une activité. En quoi cela est-il différent de ce
que nous appelons l'esprit? Enfin quelle est la fonction
fondamentale de cet entendement? C'est de mettre l'unité dans
la pluralité. Mais comment un principe qui par essence serait
multiple pourrait-il mettre l'unité dans la multitude? En un
mot, comment un sujet pensant, dont la loi est l'unité, dont
l'essence est la spontanéité, et dont les lois sont des actions et
sont a priori, c'est-à-dire universelles et nécessaires, comment
un tel sujet diffère-t-il de la chose pensante de Descartes? Sans
doute il s'en distingue en ce qu'il n'est pas une substance, et
qu'en tant que substance il est inconnu à lui-même. Mais
avons-nous besoin de la notion de substance, si ce n'est à titre
du permanent dans le divers, de l'un dans le multiple? Or, à ce
double titre, l'entendement n'est-il pas substance? Descartes
lui-même: semble bien avoir confondu souvent la substance
avec l'attribut; et d'ailleurs, depuis Leibniz, y a-t-il une autre
caractéristique digne de la substance que l'activité? Enfin, lors
même que l'on se déciderait à appeler moi phénoménal un
entendement actif, apportant l'unité avec lui et constitué par
des lois a priori, ne peut-on pas dire encore avec Ampère que
le moi phénoménal ne doit pas être en contradiction avec le

348
moi nouménal? Or ce moi phénoménal est actif; il ne peut
donc dériver d'une nature purement inerte; il porte l'unité avec
lui; il ne peut donc pas dériver d'une chose multiple. Il contient
l'a priori de la pensée; il ne peut donc pas être une table rase.
En un mot, il n'est pas une chose; mais nous n'avons qu'un mot
pour exprimer ce qui n'est pas une chose: c'est le mot d'esprit.
Il est donc un esprit.
Est-ce à dire cependant que nous le connaissions tout
entier tel qu'il est en soi? Est-il un philosophe qui ait jamais
soutenu cela? En est-il un qui ait cru que nous connaissions
l'âme par son idée, comme dit Malebranche, c'est-à-dire
comme nous [359] connaissons les figures géométriques?
Faudra-t-il donc dire que, toutes les fois que nous ne
connaîtrons pas une chose géométriquement, elle sera pour
nous comme non avenue, elle sera nulle? Ce qui prouve
d'abord que nous ne connaissons pas l'esprit en soi, c'est que
nous n'en connaissons pas l'origine, au moins par la conscience
immédiate. Est-il créé ou dérive-t-il de l'esprit divin, comme le
mode dépend de la substance? Où se perd-il quand il disparaît?
Nous ne le savons pas davantage. Voilà l'inconnu; mais c'est
l'absolu du moi qui nous échappe; ce n'est pas le moi lui-
même; le moi concret nous est connu à tout autre titre qu'à titre
de collection de sensations ou de résultante de choses
matérielles. Il est au moins ceci, à savoir un acte simple
supérieur par lui-même à tout ce que nous connaissons sous le
nom de matière. Ce qui est au delà de la conscience ne peut
être que d'ordre supérieur et en quelque sorte divin. Au delà de
ce que Kant nous décrit comme étant l'esprit, nous ne voyons
plus qu'une chose à chercher, à savoir le rapport de l'esprit à
Dieu.
Nous avons dit, en effet, que la conscience est un acte a
priori, ingénérable, absolu. Cela étant, comment expliquer les
consciences finies? Ce problème est plutôt du ressort de la
théodicée que de la psychologie rationnelle; nous ne pouvons
donner que quelques indications que nous aurons à compléter
plus tard.
Comment une conscience finie peut-elle être un acte
absolu?

349
De deux choses l'une: ou l'on admettra que toutes les
consciences finies sont les manifestations, les projections et
réfractions de la conscience infinie: c'est la solution
panthéistique;
Ou bien chaque conscience finie est créée au moment de
son apparition, et elle est produite d'un seul coup par un acte
absolu: c'est la solution créationniste.
Nous ne prendrons pas parti en ce moment entre ces deux
solutions; peut-être ne sont-elles pas aussi éloignées l'une de
l'autre qu'on pourrait le croire.
[360] Dans le premier cas, en effet, nous n'admettrions
pas la doctrine d'Hegel, qui consiste à dire que Dieu n'arrive à
la conscience de lui-même que dans l'homme. Ce serait dire
que la conscience est née un jour de l'inconscient, tandis que
nous avons essayé d'établir qu'elle est ingénérable. Nous
tenons au contraire pour une conscience infinie et absolue à
l'origine des choses. Seulement cette conscience absolue peut,
sans rien perdre de son contenu et de sa valeur, rayonner en
consciences particulières qui seraient, selon l'expression de
Leibniz, les fulgurations de Dieu. Or, en quoi de telles
fulgurations seraient-elles en fait distinctes de ce que l'on
appelle création? Car que signifie créer, si ce n'est faire arriver
à l'extérieur quelque chose qui n'existait pas auparavant? Or, si
la conscience infinie ne perd rien d'elle-même. et si les
consciences finies ne font que s'y ajouter, de quelque manière
d'ailleurs que le fini sorte de l'infini, par rayonnement ou par
création, n'est-ce pas au fond la même chose?
En tout cas, et c'est le seul point que nous voulions établir
quant à présent, c'est que la conscience est un acte irréductible
sui generis, qui ne peut en aucune façon sortir de la matière.
Elle est donc d'un ordre supérieur, et sans aucune analogie
avec elle.

350
LEÇON V
CONSCIENCE ET RAISON PURE

Messieurs,

La théorie de la conscience que nous venons de


développer semble bien indiquer que nous ne distinguons pas
cette faculté de celle que l'on a appelée la raison pure. Et en
effet nous admettons qu'elle n'est qu'une forme, un mode de la
raison pure; elle est la raison tournée vers elle-même, se
saisissant elle-même en même temps qu'elle saisit l'absolu.
Éclaircissons cette conception.
Au commencement de ce siècle, un grand débat a eu lieu
sur l'origine des principes de la connaissance. Il s'agissait de la
vieille question de l'innéité et de la table rase. Les sensualistes,
disciples de Condillac, soutenaient que toutes les idées et
toutes les connaissances dérivaient de la sensation. Les
spiritualistes défendaient, au contraire, la doctrine de l'innéité,
renouvelée et rajeunie sous le nom de principes a priori. C'était
la doctrine de Kant que M. Cousin et ses élèves opposaient
aux élèves de Condillac et de Broussais. Les principes de la
connaissance, disaient-ils, ont deux caractères essentiels: la
nécessité et l'universalité. Il est vrai nécessairement et
universellement que «tout phénomène a une cause», que «tout
mode suppose une substance», que «tout corps est dans
l'espace», que «tout événement a lieu dans le temps». Or il est
impossible à l'expérience d'expliquer la nécessité et
l'universalité. L'expérience nous montre bien qu'une chose est,
mais non pas qu'elle ne peut pas ne pas être; l'expérience nous
apprend encore qu'une chose est vraie ici ou là, mais non pas
partout et toujours. Les principes [362] posés ne peuvent donc
pas venir de l'expérience et sont antérieurs à l'expérience. Ils
sont a priori.
Maintenant, ces principes antérieurs à l'expérience,
comment devons-nous comprendre leur formation? Existent-
ils dans l'esprit humain à titre de principes tout formés, de
propositions toutes faites? Non; ils préexistent par les notions
351
qui les constituent: notion de substance, notion de cause,
notion d'espace, notion de temps, et même notion d'infini, de
nécessaire, d'absolu. Les principes a priori supposent des
concepts a priori.28 Ces concepts, mis en contact avec les
expériences, donnent naissance aux principes a priori. Par
exemple, l'esprit possédant la notion de substance prononcerait
que tout mode donné dans l'expérience suppose une substance
et, à l'aide de la notion de cause, affirmerait que tout
phénomène donné dans l'expérience a une cause. Leibniz avait
également distingué les idées et les principes, et il formait ses
principes à l'aide des idées.29 M. Cousin admettait, comme
Kant, que les principes se forment à l'aide des concepts, etc.; il
attribuait, comme lui, ces concepts et ces principes à une autre
faculté que la sensibilité, et qu'il appelait la raison pure.
Mais en empruntant à Kant l'idée des concepts a priori, M.
Cousin avait bien vu les conséquences de cette théorie, et il
essayait d'y échapper. Quelles avaient été en effet les
conséquences que Kant tirait de son système de l'a priorisme,
et qu'on aurait pu tirer aussi bien du système de l'innéité?
C'était la subjectivité de la raison. Comment en effet admettre
que nous puissions connaître d'avance les choses sans les avoir
vues? Comment, disait déjà Voltaire dans Micromégas,
l'enfant a-t-il l'idée de Dieu dans le sein de sa mère? Comment
savons-nous d'avance que l'espace a trois dimensions et que le
temps n'en a qu'une, que la quantité de matière est toujours la
même, que tout phénomène suppose une cause? [363]
Comment notre esprit est-il disposé de telle façon qu'il soit
d'accord avec les choses? Comment peut-il y avoir harmonie
entre la nature et l'esprit? Kant ne voulait pas admettre cette
harmonie préétablie intellectuelle, comme il l'appelait
(harmonia præslabilita intellectualis), et pour résoudre la
question précédente, il admettait que ce n'est pas l'esprit qui se
règle sur les choses; ce sont les choses qui se règlent sur notre
esprit. Il semblait donc que le subjectivisme fût la
conséquence légitime et nécessaire de l'apriorisme. M. Cousin
avait vu ces conséquences et avait essayé d'y échapper par sa

28. Voyez dans Kant, dans l'Analytique transcendantale, deux parties: Analytique des
concepts, et Analytique des principes.
29. Nouveaux Essais, 1. Ier.
352
théorie de l'aperception pure ou de la raison impersonnelle.
Mais qu'était-ce que cette aperception pure? Aperception de
quoi? Était-ce une sorte de vision en Dieu, comme celle de
Malebranche? Dans ce cas, les concepts a priori et les
principes qui en résultent n'auraient été que le démembrement
du concept de Dieu. Était-ce tout simplement (et il semble bien
que, d'après les explications de M. Cousin, ce fût sa pensée) la
raison spontanée, antérieure à la raison réfléchie? Mais alors il
est douteux que l'on échappât par là au subjectivisme de Kant:
car pourquoi la raison spontanée aurait-elle plus de chances
que la raison réfléchie de voir les choses telles qu'elles sont, et
pourquoi, si elle porte en elle-même des concepts a priori, ces
concepts seraient-ils plus exempts du doute qui pèse sur toute
connaissance antérieure à l'intuition immédiate des choses?
La question en était là dans l'école de M. Cousin, lorsque
la publication des œuvres philosophiques de Maine de Biran
vint porter le problème sur un autre terrain.
Maine de Biran avait essayé de trouver un chemin
nouveau entre le condillacisme, qui ramène tout à l'extériorité,
et le kantisme, qui ramène tout l'esprit à des formes abstraites
et vides, antérieures et étrangères à la réalité; et il s'était
appliqué surtout à approfondir la notion du sujet, et y avait vu
un acte premier, permanent, indivisible, cause et, dans une
certaine mesure, substance de tous les phénomènes qui
émanent de lui. À cet acte il avait rattaché toutes les catégories
[364] ou concepts fondamentaux qui ne sont que les
différentes appellations de cet acte. Ce ne sont pas simplement
des lois, des règles appelées à unir, à synthétiser les
phénomènes, comme le disait Kant: ce ne sont point de
simples termes, ou notions logiques qu'un sujet inconnu ou
noumène applique à la matière phénoménale externe, autre
noumène. Ce sont les divers points de vue du sujet lui-même
suivant ses différents actes, ou suivant les subdivisions de
l'acte fondamental qui le constitue.
Dans cette théorie, les catégories ne sont plus des formes a
priori, antérieures à l'expérience; elles sont tirées elles-mêmes
d'une expérience, mais d'une expérience d'une autre nature, qui
n'est plus l'expérience externe: c'est une expérience interne,
réflexive, l'expérience d'un sujet qui se connaît lui-même, qui

353
se présente lui-même comme cause et comme substance:
«Comment aurions-nous l'idée de l'être, disait Leibniz, si nous-
mêmes nous n'étions des êtres?» Nous savons directement ce
que c'est qu'une substance, puisque nous-mêmes nous sommes
des substances; ce que c'est qu'une cause, puisque nous
sommes des causes; ce que c'est que l'unité et l'identité,
puisque nous sommes un être identique; ce que c'est que la
durée, puisque nous durons. Biran va même jusqu'à rattacher
l'idée d'espace à l'expérience de la conscience, puisqu'il parle
«d'un espace interne» qui serait antérieur à l'espace
proprement dit.
Telle est la théorie de Maine de Biran sur l'origine des
notions fondamentales; elle est en un sens fidèle à la théorie de
l'école expérimentale qui ne veut rien admettre a priori, et en
même temps elle refuse de donner comme origine à toutes nos
connaissances l'expérience externe. Elle admet l'intuition
immédiate, que Kant appelait l'intuition intellectuelle, non
sans doute de la chose en soi extérieure, mais l'intuition du
dedans, qui nous fait pénétrer jusqu'à l'être, intuition qui nous
fait saisir immédiatement les lois essentielles de l'être,
lesquelles, en tant qu'elles tombent sous la conscience,
deviennent les lois mêmes de la pensée.
[365] Cette doctrine répondait à beaucoup de difficultés
auxquelles donnaient lieu la doctrine de Locke et la doctrine
de Kant; mais elle était exposée elle-même à beaucoup
d'objections. Elle expliquait bien les notions premières (et
encore pas celles d'infini et d'absolu, que Biran était obligé de
rejeter dans le domaine de la croyance),30 mais elle
n'expliquait pas les principes premiers, qui dans l'école de
Leibniz et de Kant se reconnaissaient à deux caractères:
nécessité et universalité. Elle expliquait, par exemple,
comment nous avions la notion de substance, étant nous-
mêmes une substance; mais elle n'expliquait pas comment
nous affirmons que tout mode suppose une substance; elle
expliquait l'origine de la notion de cause, mais non pas celle
du principe de causalité. En un mot, elle ne rendait pas compte

30. Voir le morceau inédit sur l'absolu dans la thèse de M. Gérard.


354
de ces principes nécessaires et universels qui sont la garantie
de la certitude de la science.
Ces belles considérations de Maine de Biran
s'introduisirent vers 1840 dans l'école spiritualiste, et elles se
fondirent ou plutôt elles se juxtaposèrent avec les théories
antérieures. On enseigna à la fois l'origine expérimentale des
notions premières dans la conscience, et l'origine rationnelle et
a priori des principes premiers. Ce fut la conscience qui fut
chargée d'expliquer l'origine de la notion de cause et de la
notion de substance, tandis que la raison continuait à expliquer
les principes premiers. Il y avait là une contradiction
manifeste. On séparait les principes et les notions. Comment
cela pouvait-il se faire? Comment un principe a priori pouvait-
il préexister aux notions dont il était le rapport? Locke avait
déjà fait cette objection à Leibniz: comment un principe peut-il
être inné, lorsque les notions qu'il comprend ne sont point
innées? Soit, par exemple, le principe de causalité: tout
phénomène suppose une cause. L'idée de phénomène est
empruntée à l'expérience externe, l'idée de cause à l'expérience
interne. Comment le rapport de ces deux termes [366] peut-il
être dans l'esprit avant les notions elles-mêmes? Quant à
supprimer complètement la doctrine des principes a priori et se
borner à la théorie de Biran toute seule, c'est ce que l'on ne
pouvait faire sans retomber dans tous les inconvénients des
écoles expérimentales.
Heureusement un nouveau progrès de la doctrine
biranienne permettait d'entrevoir la solution du problème posé:
elle recevait une notable amélioration d'un philosophe éminent
de nos jours, M. Ravaisson, qui, dans son Rapport sur la
philosophie du dix-neuvième siècle, étendait et développait le
sens de la doctrine précédente, en affirmant que non seulement
la conscience pénétrait jusqu'à la substance du moi, mais
qu'elle allait même au delà et jusqu'à l'infini et à l'absolu, en un
mot jusqu'à Dieu. Voici dans quels termes il s'exprimait:
«Ce dieu particulier (le moi) ne produit rien, ne peut rien
sans la vertu supérieure du Dieu universel qui est le Bien
absolu et l'Amour infini. Et ce grand Dieu, selon une parole
célèbre, n'est pas loin de nous. Mesure supérieure à laquelle
nous comparons et mesurons nos conceptions, ou plutôt qui les

355
mesure en nous, idée de nos idées, raison de notre raison, il
nous est plus intérieur que notre intérieur; c'est en lui, par lui
que nous avons tout ce que nous avons de vie, de mouvement
et d'existence. Il est nous, pourrait-on dire, plus encore que
nous ne le sommes, sans cesse et à mille égards étrangers à
nous-mêmes.»31
Si Dieu nous est plus intérieur que notre intérieur, c'est
que nous en avons conscience: car autrement comment
saurions-nous qu'il nous est intérieur? La conscience se
confond donc avec la raison pure; elle est, comme celle-ci, la
faculté de l'absolu. Nous admettons pour notre part cette
doctrine, avec cette restriction que nous ne voudrions pas
appeler Dieu ce fond mystérieux et inconnu qui se cache sous
la conscience de nous-mêmes. L'idée de Dieu est une idée trop
[367] complexe, et qui résulte d'une trop longue élaboration
philosophique et sociale, pour qu'on puisse dire que nous
avons directement et immédiatement conscience de Dieu; mais
nous accordons volontiers que nous avons conscience de
quelque chose de plus que de nous-mêmes, conscience d'un
milieu sans fond où nous sommes plongés et qui nous dépasse
de toutes parts; en un mot, je crois que l'on peut dire que nous
avons conscience de l'infini et de l'absolu, et, d'une manière
plus générale encore, nous avons conscience de l'être
indéterminé. Et tant que nous sommes un être, nous avons
conscience de l'être en général et de ses conditions
fondamentales.
Celle belle conception n'avait pas échappé à la haute
sagacité de Victor Cousin; mais il n'en avait pas tiré parti.
Voici comment il s'exprimait, en termes admirables, dans
l'argument du Premier Alcibiade:
«N'est-ce pas un fait que sous le jeu varié de nos facultés,
et pour ainsi dire à travers la conscience claire et distincte de
notre énergie personnelle, est la conscience sourde et confuse
d'une force qui n'est pas la nôtre, mais à laquelle la nôtre est
attachée, que le moi, c'est-à-dire toute l'activité volontaire, ne
s'attribue pas, mais qu'il représente sans toutefois la
représenter intégralement; à laquelle il emprunte sans cesse

31. Ravaisson, Rapport sur la -philosophie du dix-neuvième siècle, lre édition, p. 245.
356
sans jamais l'épuiser; qu'il sait antérieure à lui parce qu'il se
sent venir d'elle et ne pouvoir subsister sans elle; qu'il sait
postérieur à lui puisque, après des défaillances momentanées,
il se sent renaître dans elle et par elle? Exemple des limites et
des troubles de la personnalité, cette force, antérieure,
postérieure, supérieure à celle de l'homme, ne descend pas à
des actes particuliers, et par conséquent ne tombe ni dans le
temps ni dans l'espace, immobile dans l'unité de son action
infinie et inépuisable, cause inévitable et absolue de toutes les
causes contingentes et phénoménales, substance, existence,
liberté pure… Plus l'âme se relire des éléments profanes qui
l'environnent, plus elle revient et s'attache à l'élément sacré, au
Dieu qui habile on elle; et ainsi elle se [368] connaît elle-
même, puisqu'elle se connaît non seulement dans son état
actuel, mais dans son état primitif et futur, dans son essence.»
Cette doctrine de la conscience immédiate de l'infini en
nous sera peut-être accusée de panthéisme. Ce n'est pas ici le
lieu de discuter le panthéisme: cette discussion viendra en son
lieu.32 Je me contente de dire que, selon toutes les théologies et
toutes les métaphysiques, Dieu est partout; ce que nous
appelons conscience de l'infini n'est que la conscience de
l'ubiquité divine. Ce n'est pas tout d'ailleurs de distinguer le
sujet humain et le sujet divin; il faut encore les unir. Ici encore
je ne connais aucune mesure qui permette de fixer le degré
d'union en deçà ou au delà duquel on sera ou l'on ne sera pas
panthéiste. La distinction des deux sujets est le seul point
fondamental; quant à la participation de l'un et de l'autre
(selon l'expression de Platon), vous pouvez la supposer aussi
intime qu'il vous plaira, pourvu qu'elle n'aille pas jusqu'à
l'absorption. Et comment pourrions-nous savoir, à moins d'être
Dieu lui-même, jusqu'à quel point le sujet fini et le sujet infini
peuvent se pénétrer sans se confondre? Le faible du déisme
philosophique, c'est de concevoir Dieu comme une chose
séparée, en dehors du moi, en dehors du monde. Le fort du
panthéisme est de concevoir Dieu comme en dedans du
monde. Deus est in nobis; in Deo vivimus. Dieu est en nous, et
nous sommes en Dieu. C'est cette intériorité de Dieu dans le

32. Voir livre IV.


357
moi qui fait la force du panthéisme, et c'est là l'essence de
toute religion. Le rite par excellence33 c'est la communion,
l'eucharistie; c'est le symbole le plus pur de l'intériorité divine
mêlée à l'intériorité de l'esprit. Le dogme chrétien de
l'incarnation est encore un admirable symbole de l'union du
fini et de l'infini: c'est le divin mariage des deux personnalités.
«Le procès de la transcendance et de l'immanence touche à sa
fin,» dit M. Littré. Il a raison; l'une et l'autre sont la vérité:
Dieu est à la fois et en nous et hors de nous.
[369] On demandera quelle différence il y a entre cette
conception et celle de la vision en Dieu de Malebranche. Je
répondrai qu'il n'y en a pas, si ce n'est que, dans notre pensée,
Dieu est le fondement interne de l'intuition du moi, tandis que
dans Malebranche Dieu est encore, en quelque sorte, un objet
externe. Autrement, c'est bien l'idée de l'être, de l'être infini, de
l'être indéterminé, comme dit Malebranche, qui est le fond
dernier de notre raison; eL les catégories ne sont que les lois
de l'être en général, identiques aux lois de la pensée.
Cela étant, on peut dire que la conscience et la raison sont
identiques. La conscience, c'est la raison elle-même se
renfermant dans la limite du moi. En prenant conscience de
nous-mêmes, nous prenons conscience des conditions
universelles de l'intelligibilité. Ce n'est pas seulement de notre
moi individuel, de notre substance individuelle que nous avons
conscience, c'est de cette condition générale de toute
existence, d'être à la fin cause et substance, unité et identité, et
même encore cause et fin. Ce ne sont point des formes
abstraites et vides, s'imposant du dehors à des phénomènes qui
leur sont hétérogènes; ce sont les lois de la vie dont nous
prenons conscience en vivant; ce sont les lois universelles de
l'être dans lequel nous sommes plongés: in Deo vivimus,
movemur et sumus.
Nous ne faisons ici que développer la pensée de Leibniz
déjà citée, à savoir que l'idée de l'être nous est innée, puisque
nous sommes des êtres. Étant des êtres, nous participons à
l'être; l'être individuel et l'être universel se confondant en
nous, nous ne pouvons saisir l'un sans pénétrer dans l'autre;

33. Voir livre IV.


358
nous apprenons ainsi, sans sortir de nous-mêmes, qu'il n'y a
point de phénomènes sans être et sans action, que l'être en lui-
même est essentiellement action, et action permanente, une et
identique. Ce n'est plus seulement une intuition empirique;
c'est la loi même de la pensée saisie immédiatement dans
l'intuition du moi.
On a dit que si l'être est objet d'intuition, il deviendra par
[370] là même un fait, et un fait particulier, et que l'on retombe
ainsi dans l'empirisme. Cette objection est une pétition de
principe: car la question est précisément de savoir si l'intuition
est capable d'aller au delà des phénomènes et d'atteindre l'être.
On se demande pourquoi on pourrait nier a priori la possibilité
d'une conscience de l'être, et pourquoi, par cela seul que l'être
prendrait conscience de lui-même, il deviendrait un pur
phénomène, «le phénomène de lui-même». Ce serait refuser
éternellement à l'être la possibilité de se connaître, et l'on se
demande si, après tout, il ne vaudrait pas mieux pour l'être de
passer à l'état de phénomène de soi, que de rester dans une
éternelle ignorance. Si donc on admet une conscience de l'être
par lui-même, pourquoi n'y aurait-il pas des manifestations
diverses de cette conscience dans le moi particulier? Pourquoi
le moi ne serait-il pas une des fulgurations de cette conscience
universelle?
En résumé, la théorie de Biran poussée jusqu'à
Malebranche, la vision en Dieu transporté du dehors au
dedans, la raison identifiée avec la conscience, l'idée de l'être
en général consubstantielle à l'idée du moi, telle est la solution
que nous donnons au problème de l'origine de la connaissance
a priori. Nous opposons résolument cette sorte
d'intuitionnisme réaliste au formalisme mécanique de Kant,
qui ne vit que de fantômes. À l'armature de fer inventée par ce
philosophe, et qui se compose de trois ou quatre cuirasses
superposées, nous substituerons le jeu libre et vivant de l'esprit
se pensant lui-même et qui est à la fois être et pensée. C'est le
développement naturel du cogito cartésien.

359
360
LEÇON VI
LE CERVEAU ET LA PENSÉE

Messieurs,

Nous avons fait reposer toute la force de notre doctrine sur


le fait que nous avons appelé l'indépendance de la pensée; et
nous avons établi ce fait en nous appuyant surtout sur le
caractère absolu et ingénérable de la conscience. La
conscience ne peut avoir sa raison d'être qu'en elle-même. Elle
est donc substantiellement indépendante de l'existence
matérielle à laquelle elle est jointe, et dont elle subit à la vérité
les conditions.
Mais c'est cela même, c'est cette dernière circonstance qui
crée une difficulté nouvelle. Une indépendance qui ne réside
que dans la nature de la substance est-elle suffisante? À quoi
sert-elle, si en fait et dans son développement elle subit des
conditions, et si ces conditions sont celles de la substance
matérielle à laquelle elle est unie? Comment parler
d'indépendance de la pensée, en présence de ces trois lois que
nous avons énoncées: point de cerveau, point de pensée; —
partout où il y a cerveau, il y a pensée; — variations du
cerveau, variations correspondantes dans la pensée. En
supposant donc que l'on admette une indépendance de la
pensée que l'on pourrait appeler subjective, en ce sens que le
sujet pensant n'aurait sa raison d'être qu'en lui-même, il est
impossible de nier une certaine dépendance objective, c'est-à-
dire l'assujettissement du sujet à des conditions matérielles et
physiologiques. M. H. Spencer, par exemple, admet comme
nous l'indépendance des deux classes de phénomènes
(sensation et mouvement), «la sensation, dit-il, ne pouvant se
traduire en termes [372] de mouvement, ni le mouvement en
termes de sensation». Mais il établit ce qu'il appelle la loi de
correspondance, c'est-à-dire la nécessité d'une concomitance
constante d'un élément physique avec un élément mental, et
361
même le conditionnant. Or, pratiquement, quelle différence y
a-t-il entre dire: «La pensée n'est qu'une fonction du cerveau,»
ou dire: «La pensée ne se manifeste que par le moyen du
cerveau?» La matière, au lieu d'être la substance des
phénomènes, en sera la loi nécessaire; or, être un mode de
cerveau, ou bien ne pouvoir agir sans lui, n'est-ce pas la même
chose au point de vue de ce que nous avons appelé la dignité
de la pensée?
Il ne suffit donc pas d'établir une indépendance de
substance, il faudrait pouvoir établir une indépendance de fait.
Et même, en y regardant de près, on peut se demander si
ce rapport du cerveau et de la pensée est bien facile à
comprendre dans l'hypothèse d'une indépendance substantielle.
Le spiritualisme croit pouvoir expliquer suffisamment les faits
en admettant que le cerveau est l'instrument, l'organe de la
pensée, sans en être le substratum. Cette idée d'un organe de la
pensée est-elle quelque chose de rationnel et d'intelligible dans
la supposition d'une indépendance substantielle? Comment
l'âme, qui, par hypothèse, serait substantiellement
indépendante et dont l'essence serait de penser, est-elle obligée
cependant en fait d'avoir recours à une autre substance qu'elle-
même pour accomplir ses propres opérations, c'est-à-dire pour
penser? On comprend que pour accomplir une action externe il
faille un organe du même ordre et de la même nature que
l'objet de l'action, une main pour prendre, des jambes pour
marcher; on comprend, par exemple, que pour transporter le
corps d'un point à un autre de l'espace, il faille un organe
mobile que Platon compare à un char; que pour renouveler l'air
"vital qui entretient notre existence, il faille une sorte de
creuset, où s'accomplisse l'action chimique appelée
oxygénation du sang; de même pour la nutrition; de même
aussi pour la vision, l'audition, la gustation. Mais en est-il de
[373] même pour la pensée? Il semble que non. La pensée est
l'acte propre de l'esprit, et elle se renferme dans l'esprit. Or,
comment un être, pour accomplir son action propre, a-t-il
besoin de l'opération d'un autre être? Comment puis-je penser
avec autre chose et par autre chose que mon esprit? Penser
avec mon cerveau n'est pas plus intelligible pour moi que de
penser avec le vôtre. En un mot, la doctrine du cerveau

362
instrument ne semble guère moins matérialiste que la doctrine
du cerveau substance.
Cette difficulté, à ce qu'il nous semble, n'a jamais été
examinée d'assez près; voyons quelle en est la valeur.
Remarquons d'abord qu'il y a une partie des fonctions du
cerveau qui échappe à l'objection: ce sont les fonctions
motrices. Le cerveau n'est pas seulement un organe de
perception et de pensée; il est aussi organe de volonté. La
volonté sans doute est aussi une action interne comme la
pensée, mais une action qui, tout interne qu'elle est, a un but
externe, qui est de produire du mouvement: car toute action se
traduit en mouvement. Il faut donc agir sur les organes
moteurs; et pour cela on comprend l'utilité et même la
nécessité d'un organe central ou même de plusieurs, soit
cerveau, soit moelle épinière, etc.
Cela étant, le cerveau étant l'intermédiaire par lequel l'âme
agit sur le monde extérieur, on comprend déjà par analogie
comment il peut être nécessaire de supposer un organe central
qui, réciproquement, transmette au sujet les actions du monde
extérieur, de sorte que l'on pourrait dire que le cerveau n'est
pas l'organe de la pensée, mais qu'il en est en quelque sorte
l'objet et le terme immédiat. Expliquons-nous.
Toute pensée suppose deux choses: un sujet et un objet. Il
ne suffit pas que je pense, il faut que je pense quelque chose;
ce quelque chose, c'est l'univers.
Si l'on suppose un esprit pur, un esprit sans organe mis en
présence de l'univers, qu'arriverait-il? Comment pourrait-il le
saisir, le percevoir, le comprendre, c'est ce que nous ne
pouvons dire, ce mode de perception et d'intuition nous étant
[374] absolument inconnu. Mais ce que nous concevons
facilement, c'est qu'il puisse y avoir avantage pour le sujet
pensant à être mis en rapport immédiat avec un univers réduit
et condensé, où toutes les actions du dehors qui nous sont
nécessaires soient enregistrées comme dans un phonographe,
de telle sorte que chacun de nous ait, pour ainsi dire, son
univers propre qui soit inséparable de son existence et où il
puisse lire comme dans un livre. Cet univers propre de chacun
de nous, ce microcosme, comme l'appelaient les alchimistes,
c'est le cerveau. Toutes les actions de l'univers extérieur

363
auxquelles sont liées et répondent nos propres actions, sont
condensées dans notre cerveau, qui est à la fois un organe
récepteur, et un organe actif et moteur. C'est au cerveau que
nous sommes immédiatement unis; et c'est par le moyen de cet
univers en raccourci que nous passons à l'univers réel, en vertu
de la même loi qui nous fait situer les objets de la vision à
l'extrémité des rayons qu'ils nous envoient, ou que nous
sentons les objets au bout d'un bâton. C'est la pensée de
Leibniz lorsqu'il dit que l'âme est le miroir de l'univers; mais
ce miroir de l'univers a pour intermédiaire le corps propre; et
c'est par ce corps propre que nous percevons les autres corps.
Cette doctrine est le développement de celle que Leibniz a
résumée dans la Monadologie.
«Ainsi, quoique chaque monade créée représente tout
l'univers, elle représente plus directement le corps qui lui est
affecté particulièrement et dont elle fait l'entéléchie; et comme
ce corps exprime tout l'univers par la connexion de toutes les
matières dans le plein, l'âme représente aussi tout l'univers, en
représentant le corps qui lui appartient d'une manière
particulière.»
On comprend par là comment une substance spirituelle est
unie à un corps, quelle que soit d'ailleurs la nature essentielle
de ce qui constitue le corps en général. Le corps propre semble
jouer pour la pensée le même rôle que l'organe de la vision
pour la perception des images. On conçoit une sensibilité
lumineuse sans appareil optique; car, tous les rayons [375]
étant confondus, il n'y a plus d'autre vision que celle de la
sensibilité à la lumière; mais par le moyen de l'appareil
optique appelé œil, soit l'œil simple des animaux supérieurs,
soit les yeux composés dits à facettes des insectes, l'animal
peut percevoir des images, c'est-à-dire des objets distincts. Par
analogie, on peut concevoir qu'une monade simple, mise en
contact avec l'univers entier pris dans son ensemble, n'aurait
que la perception confuse de l'être et serait dans cet état que
Leibniz appelle la perception sans aperception. Ne percevant
rien de distinct, elle ne percevrait rien à proprement parler et
n'aurait que la pensée en puissance. Au contraire, par le moyen
des organes des sens qui font office de discriminateurs et qui
nous présentent séparément les diverses qualités des corps, le

364
son sans lumière, la chaleur sans la résistance, etc., grâce au
cerveau surtout, qui, conservant la distinction de ces
propriétés, les fait converger cependant de manière à
sauvegarder l'unité et l'individualité des objets , nous arrivons
à connaître les objets distincts les uns des autres. Si le
caractère propre de la pensée, comme le disent les Anglais, est
la discrimination; si penser c'est distinguer; s'il est vrai aussi,
comme dit Kant, que penser soit ramener la multiplicité à
l'unité, la machine qui nous sert à discerner les objets, et en
même temps à les concentrer en un point favorable, sera une
machine à penser.
Ces actions de l'univers externe, une fois imprimées dans
le cerveau, y subsistent; et la mémoire est l'art par lequel nous
tirons de ce phonographe intérieur les paroles qui y sont
enregistrées. Lorsqu'une de ces cellules se détruit, il y a un son
qui disparaît, une image de moins. Si le désordre se met dans
l'appareil, notre esprit se dérange, comme il se dérangerait à
coup sûr si l'univers tombait dans le chaos. En un mot, rien de
plus facile à comprendre que les trois propositions ci-dessous:
point de pensée sans cerveau; point de cerveau sans pensée;
point de changement dans l'un des deux termes sans
changement dans l'autre. Cette dépendance apparente de la
pensée au cerveau représente simplement le rapport [376]
nécessaire de la pensée à son objet, ou du moins à son objet
fini, à savoir l'univers; et demander pourquoi il y a un cerveau,
c'est demander pourquoi il y a un univers.
Maintenant ce mode de connaissance par l'intermédiaire
du cerveau est-il le seul? L'esprit ne peut-il pas connaître
immédiatement la chose sans organe comme il se connaît .lui-
même? Nous n'en savons rien. En fait, il n'en est pas ainsi;
c'est pourquoi il est profondément vrai de dire avec Kant que
nous ne connaissons pas les choses en soi, c'est-à-dire d'une
manière purement intellectuelle, comme Dieu les connaît par
exemple. C'est encore dans ce sens qu'il est vrai de dire qu'il
n'y a point d'intuition intellectuelle. Néanmoins, de ce que ce
mode de connaissance est en dehors de notre connaissance, il
ne s'ensuit nullement qu'il soit impossible en soi. De là la
possibilité d'une survivance de la raison pure, soit sans

365
organes, soit liée à d'autres organes qui nous sont absolument
inconnus.
Nous croyons avoir expliqué d'une manière générale la loi
de correspondance entre le physique et le moral. Reste à
examiner maintenant si cette correspondance est aussi absolue
et aussi rigoureuse qu'on le dit. Nous ne contestons pas les
faits; mais le débat peut avoir lieu sur l'interprétation des faits.
Nous croyons que, lors même qu'on admettrait cette
correspondance entre les deux éléments, l'un mental, l'autre
physique, il n'y aurait rien à en conclure contre le principe de
l'indépendance de la pensée.
En effet, il ne s'agit pas de soutenir l'existence d'une
pensée pure sans aucun mélange d'idées sensibles. Une telle
pensée, nous venons de le voir, n'est pas le fait de l'homme. Il
n'y a pas plus de pensée pure que d'esprit pur, c'est-à-dire
d'esprit sans corps, au moins dans la sphère de notre
connaissance. Mais il suffit que les choses spirituelles et
intelligibles soient en fait et nécessairement associées à des
idées sensibles, pour que le fait de la correspondance
s'explique de la manière la plus naturelle. L'entendement, le
Νους, est sans matière, ανυλος, comme dit Aristote, si ce
n'est par accident; mais cette [377] union accidentelle suffit
pour qu'aucune opération intellectuelle n'ait lieu sans que le
cerveau y soit intéressé. Mais il nous faut examiner de plus
près la loi dont il s'agit.
L'école empirique moderne tient à honneur d'avoir établi
celle loi, à savoir qu'il n'y a pas de phénomènes mentaux qui
ne soient point accompagnés de phénomènes physiques, et
réciproquement. Il y a là une erreur historique: ce n'est pas là
une découverte. Cette loi était parfaitement connue des
cartésiens. On peut dire que c'est Descartes qui l'a découverte
et qui en a fait l'usage le plus neuf dans son Traité des
passions. C'est Malebranche qui l'a développée dans sa
Recherche de la vérité; et si les cartésiens faisaient quelques
réserves, nous allons voir que ces réserves sont encore de
mise, même aujourd'hui.
En effet, il ne s'agit pas, nous l'avons vu, d'une pensée
pure, d'un esprit pur, d'une pensée ou d'un esprit sans aucun
contact avec les choses matérielles. Pas de pensée sans organe,

366
et par conséquent sans images sensibles. Mais, cela accordé,
s'ensuit-il que dans cet ensemble complexe que l'on appelle
phénomènes intellectuels, tout sans exception corresponde à
un phénomène physique, et ne peut-il pas se faire que, dans cet
ensemble, lié en général à des représentations sensibles, il y ait
quelques éléments qui ne correspondraient pas à ces
représentations et à l'action des choses extérieures sur le
cerveau?
Signalons quelques-uns de ces éléments, hypothétiquement
séparables de cette expérience sensible. Il ne peut entrer dans
notre plan d'introduire ici épisodiquement une discussion
spéciale et approfondie sur l'origine des idées. Il nous suffira
d'indiquer comment il pourrait se faire que, même dans
l'hypothèse de la correspondance, il y ait encore dans chaque
pensée concrète et actuelle un élément intelligible qui ne
relèverait pas de la matière.
Prenons pour exemple l'idée du Temps, et cherchons à
nous représenter par quel moyen matériel cette idée aurait pu
s'introduire dans l'esprit. On comprend en effet que la [378]
couleur, par exemple, étant une qualité des corps et, si l'on
veut, un mouvement extérieur, ne puisse arriver à l'esprit qu'en
produisant dans le cerveau un mouvement correspondant au
mouvement externe et qui soit la condition de la sensation, et
de même pour toutes les sensations qui appartiennent à
l'étendue. Mais quelle peut être la forme d'un mouvement, soit
extérieur, soit cérébral, qui correspondrait à l'idée de temps?
Cette idée ne peut avoir qu'une forme interne, au sens
subjectif: c'est une idée essentiellement intellectuelle.34 Et
cependant, comme elle n'existe jamais seule, mais qu'elle
accompagne toutes les autres idées, il suffit que ces idées
soient sensibles ou liées à des conditions sensibles, pour que
l'idée de temps fasse partie d'un complexum dont l'un des
termes est nécessairement cérébral et organique. Et quel
moyen aurait-on de prouver que tous les éléments du fait
intellectuel sans exception sont représentés dans le fait
physique qui lui correspond? Par quelle analyse
décomposerait-on le fait cérébral, et dans quelles balances le

34. J'entends par là qu'elle n'a pas une forme matérielle et physique. Autrement
j'admets volontiers, avec Kant, qu'il est une loi de la sensibilité.
367
placerait-on pour pouvoir affirmer, comme Lavoisier dans la
théorie de la combustion, qu'il n'y a rien de plus dans le
phénomène intellectuel que dans le fait physique, les deux
phénomènes étant hétérogènes et entièrement incommensu-
rables? Pour prouver que l'idée de temps dépend du cerveau,
on invoquera les altérations de la mémoire; mais si le matériel
de la mémoire est altéré, on conçoit que la forme, c'est-à-dire
l'idée de temps, reste à l'état de forme vide, et que par suite les
souvenirs soient désordonnés et même déplacés dans le temps;
mais cela ne prouve pas que le temps soit lié à telle ou telle
condition cérébrale. Ainsi, par exemple, les souvenirs
d'enfants, ou plutôt les impressions de l'enfant revenant seules
dans la vieillesse, pendant que les impressions présentes
disparaissent toutes, le vieillard redeviendra enfant, tombera
en enfance comme on dit: mais ce n'est pas la notion de temps
qui est altérée; ce sont les impressions qui y sont jointes. [379]
On peut en dire autant de la notion de causalité. Sans doute, si
on réussit à identifier, comme les phénoménistes, la cause à
une simple concomitance ou succession de phénomènes, on
pourra (à l'aide toutefois de l'idée du temps) trouver une
origine externe et physique à l'idée de cause. Mais c'est là une
thèse fort sujette à controverse. Nous ne voulons pas nous y
engager. Disons seulement que, pour peu qu'on refuse
d'admettre l'origine externe de la notion de causalité, soit que
l'on admette que cette notion est due au sentiment intérieur de
notre activité personnelle, soit qu'on la considère comme une
loi a priori, dans les deux cas c'est une notion qui n'est pas
produite par une action physique du dehors sur le cerveau, par
un mouvement cérébral particulier. Or cette notion se mêle
sans cesse à toutes nos expériences et ne se manifeste jamais à
l'état pur; elle est donc toujours associée à des idées de
phénomènes sensibles. On comprend ainsi que toutes les
opérations intellectuelles auxquelles elle est mêlée soient
accompagnées de phénomènes physiques correspondants, sans
qu'on puisse distinguer dans le total ce qui est intelligible et ce
qui est sensible. Il n'en est pas moins vrai que, dans cette
hypothèse, il y aurait là un élément qui n'aurait point de
correspondant organique, ou du moins dont la part dans le
complexum ne saurait pas représenter organiquement.

368
À plus forte raison en est-il de même des notions
purement métaphysiques, à savoir les notions d'infini, d'absolu
et de parfait, si l'on admet la réalité de ces notions; or, pour
peu qu'on admette que ces idées ne sont pas simplement la
négation de leurs contraires, fini, contingent, imparfait, et
qu'elles ont un contenu propre, on ne se représentera aucune
action physique externe, aucune vibration cérébrale capable
d'expliquer l'apparition de telles idées dans notre conscience.
Même l'idée d'inconnaissable, par laquelle l'école de Herbert
Spencer a remplacé toutes les autres, par cela seul qu'elle les
domine et les enveloppe et qu'elle n'est aucune d'elles en
particulier, n'est représentable par aucun [380] mouvement
cérébral distinct; elle n'est dans aucune cellule; elle est, dit
Spencer, le fond même de la pensée; elle ne peut donc venir
d'ailleurs: car quelle sensation pourrait représenter
l'inconnaissable? Que toutes ces idées d'ailleurs soient mêlées
à des idées purement sensibles, et qu'il soit impossible de les
obtenir expérimentalement à l'état pur, cela est certain; de là
vient l'état de mélange auquel elles se présentent à nous; mais
l'existence de cet élément pur n'en serait pas moins certain,
comme ces substances dont les chimistes admettent l'existence
quoiqu'ils ne les aient jamais rencontrées à l'état pur dans la
réalité.
Indépendamment des concepts précédents, dont on
pourrait multiplier la liste, il y a encore un ordre de faits qui ne
peuvent être représentés physiquement, même lorsqu'ils sont
accompagnés de corrélations physiques. Ce sont les rapports
logiques des idées et des pensées. À quel mouvement cérébral
peuvent se rapporter toutes les opérations qui sont représentées
dans l'esprit et dans le langage par les mots or, donc, car,
puisque? Quelle forme de vibration peut correspondre dans le
cerveau à ces sortes de phénomènes? À la vérité, on fait de
grands efforts aujourd'hui dans l'école empirique pour ramener
les rapports logiques à de simples rapports de coexistence et
de succession. Mais ce fait même et cet effort nous prouvent
combien il est difficile de comprendre directement que le
raisonnement, en tant que tel, que la justesse des liaisons
logiques soit un phénomène cérébral. Sans doute, on trouve
qu'un homme qui travaille de l'esprit a consumé au bout d'une

369
heure ou deux une certaine quantité de substance organique,
qu'il a brûlé, comme on dit, une certaine quantité de matière;
mais il en serait tout à fait de même dans le cas où le
raisonnement serait un acte entièrement spirituel; car le
raisonnement porte toujours sur des choses réelles ou sur des
choses qui, même spirituelles, se rapportent nécessairement à
des choses sensibles qui sont représentées dans le cerveau
d'une manière quelconque. Le cerveau étant obligé d'accomplir
un travail, on comprend [381] qu'il s'use aussi bien que toute
machine; mais cela ne prouve nullement que l'opération
intellectuelle en elle-même soit machinale.
Rien ne prouve donc que les rapports logiques soient
représentés dans le cerveau par un élément quelconque, et,
quoique le désordre cérébral amène le désordre logique, il n'y
a rien à en conclure: car il est facile de comprendre que, si la
matière de la pensée est troublée, la pensée elle-même soit
troublée, et dans la même proportion. Si, par hypothèse, dans
un ministère ou dans une grande maison de commerce, tous les
papiers, tous les documents se trouvaient tout à coup
confondus ensemble de manière à former un véritable chaos,
aucune force intellectuelle ne serait capable de rétablir l'ordre
et le lien dans cet amas confus; et cependant, dans ce cas, on
ne peut confondre la faculté intellectuelle avec les pièces ou
documents dont elle se sert. Par analogie, nous dirons que le
désordre intellectuel qui pourrait être la conséquence d'un
désordre cérébral ne prouve nullement que le raisonnement, en
lui-même, en tant qu'opération logique, dépende des
conditions cérébrales.
Quant à la réduction des rapports logiques à des rapports
de juxtaposition externe de sensations, nous ne pouvons entrer
dans l'analyse de cette question, qui embrasse toute la logique;
disons seulement que la liaison logique des idées semble si
peu se confondre avec la loi d'association empirique, que l'une
doit sans cesse se défendre contre l'autre; l'enchaînement
continuel des impressions est absolument le contraire de la
pensée libre. Plus la loi d'association domine, plus
l'intelligence est asservie, moins le sujet a la possession de lui-
même. Leibniz a suffisamment insisté sur les différences des
consécutions auxquelles obéissent les intelligences animales et

370
les liaisons logiques et rationnelles qui constituent l'entende-
ment des hommes.
J'en dirai autant de toutes les opérations par lesquelles
l'esprit agit et travaille sur la matière de ses idées de manière à
la faire servir à des combinaisons nouvelles: l'attention, la
[382] réflexion, la combinaison, l'analyse et la synthèse, et,
d'une manière générale, tout ce que l'on appelle l'activité de
l'esprit. Comment se représenter sous la forme d'un
mouvement physique le fait de la réflexion d'une pensée qui se
redouble, qui revient sur elle-même? Comme nous l'avons dit
déjà plus haut, le philosophe Fichte a justement fait remarquer
que le mouvement extérieur constitue une série simple où
chaque fait est la suite du précédent, tandis que la pensée
constitue une série double qui revient sur elle-même. La loi de
la correspondance ne prouve rien contre cette indépendance de
la réflexion et des facultés discursives: car ces facultés
s'appliquent à quelque matière, et c'est cette matière qui est
élaborée par le travail cérébral. Ainsi, même si l'on considère
la réflexion comme indépendante en soi, même alors son
opération serait toujours accompagnée d'un travail cérébral, et
ce travail ne prouverait rien contre l'indépendance de la
faculté.
Il en est encore de même d'un autre fait intellectuel qui
échappe également à toute représentation physique, à savoir le
fait de l'invention intellectuelle. Comment la susceptibilité
nerveuse des cellules qui n'agissent qu'autant qu'elles ont été
affectées par une action du dehors, en vertu des lois du
déterminisme, comment, dis-je, cette susceptibilité passive qui
ne retient que les impressions pourrait-elle anticiper sur
l'avenir et mettre en lumière des idées dont le type matériel
n'existe pas? Comment aussi, dans le cas où le génie joue sur
les cellules cérébrales comme sur les touches d'un piano,
comment se produit-il sur ces différentes louches une
harmonie toute nouvelle? Par exemple dans le cas d'une
création musicale, il a fallu toucher les notes les plus
différentes et les plus éloignées. Comment a-t-il pu en sortir un
air nouveau ayant son commencement, son milieu et sa fin,
formant un tout, si l'invention n'eût été qu'une résultante
obéissant au déterminisme, au lieu d'être une activité

371
indépendante qui lui commande? Mais nous insisterons bientôt
sur ces différents faits.
Allons enfin jusqu'au fait initial et caractéristique de la
[383] pensée, à savoir le jugement. Toute pensée, et en
particulier le jugement, qui est l'acte essentiel de la pensée, est
une synthèse. Penser, c'est ramener la multiplicité à l'unité,
comme Kant l'a profondément enseigné. Il n'y a pas de pensée
dans une simple juxtaposition d'éléments différents. Les
philosophes anglais ont dit: Penser, c'est discriminer; cela est
peut-être vrai en un sens; mais, en un autre, on peut dire plus
véritablement encore: Penser, c'est identifier, c'est mettre
l'unité dans la pluralité. Or comment cet acte d'unification est-
il possible? Si ce principe ne possède pas déjà l'unité par lui-
même, comment le multiple pourrait-il apporter l'unité dans la
multiplicité? Le principe qui domine et gouverne le multiple
est donc supérieur au multiple. Les travaux récents sur la
localisation cérébrale rendent plus nécessaire que jamais le
principe d'unité. On distingue aujourd'hui dans le cerveau
quatre sièges différents pour la faculté du langage, et par suite
quatre espèces de langage: le langage lu, le langage écrit, le
langage entendu et le langage parlé. Cependant, très souvent
dans un seul et même acte les quatre langages sont réunis.
Quand j'écris, je lis ce que j'écris; j'entends les mots et je les
prononce mentalement; ainsi il y a quatre mots dans mon
esprit, et je les pense à la fois comme un seul mot; et de plus je
comprends ce que ce mot signifie. Frapperait-on à la fois dans
quatre endroits différents, s'il n'y avait pas un seul et même
agent pour concentrer ces quatre actions en une seule?
Pour conclure, c'est au nom de la science que l'on cherche
a réduire l'homme à n'être qu'un objet matériel. Mais on peut
dire qu'en parlant ainsi la science se réfute elle-même. En
effet, l'homme se distingue de tous les autres objets de la
nature précisément en ceci qu'il est capable de science. Il n'est
pas seulement l'objet de la science, il en est le sujet. Une pierre
est objet de science; mais elle n'est pas capable de science, elle
ne peut faire la science ni d'elle-même ni des autres choses.
Les astres, la terre, les minéraux, les plantes, les animaux, ne
sont pas capables de science. Ils n'étudient ni [384] eux-
mêmes ni les autres objets au point de vue scientifique. Ils

372
subissent la science, ils ne la font pas. Ils sont le terme passif
auquel s'applique la science; ils ne sont pas le terme actif qui
applique la science à ce terme. Au contraire, l'homme est sans
doute, comme tout le reste, un objet de science. Sans doute son
corps et même son esprit doivent être contemplés à litre d'objet
par l'esprit. Mais il faut que ce soit l'esprit lui-même qui fasse
cela; et lors même que l'on prend toutes les mesures pour
dégager de la science de l'homme toute subjectivité, pour en
faire un pur objet, c'est encore l'homme qui fait cela. C'est
l'esprit humain lui-même qui cherche à s'objectiver, à
s'impersonnaliser. Le philosophe même qui construit la série
des êtres, qui décrit l'échelle des phénomènes allant du simple
au composé, et qui fait naître toutes les formes les unes des
autres, celui-là se distingue lui-même de toute la série en un
sens que c'est lui-même qui la fait, lui qui en reconnaît l'unité.
Il y a donc un moment, dans la série phénoménale, où il y
a un phénomène qui se retourne en quelque sorte vers tous les
autres, qui réfléchit tous les autres et les subordonne à lui, et
qui se connaît et se contemple dans cette opération. Par là
même l'esprit atteint une dignité qui ne se rencontre pas dans
les choses extérieures. Mais comment serait-il capable
d'atteindre à cette dignité, s'il ne l'avait pas déjà? C'est à cause
de ce caractère essentiel que Pascal a pu dire: «Nous relevons
de la pensée, non de l'espace et de la durée.» S'il en est ainsi,
comment ce principe dominateur des phénomènes ne serait-il
que l'accident d'un de ces phénomènes, à savoir de celui que
nous appelons cerveau? La pensée est donc principe, et non
pas effet.
Ainsi, même en admettant comme un fait réel la loi de
correspondance, quoiqu'elle ne soit qu'une hypothèse, il reste
établi que si la pensée dépend plus ou moins du cerveau par la
matière, elle en demeure indépendante par la forme et dans ses
opérations fondamentales. Éludions de plus près. quelques-
unes de ces opérations.

373
374
LEÇON VII
L'ATTENTION

Messieurs,

Nous avons vu dans la dernière leçon qu'il y a toute une


partie de la connaissance qui semble être essentiellement
supra-physique, supra-cérébrale. Ce sont ces faits que l'on
appelle dans l'école notions et vérités premières si l'on est
dogmatiste, lois et formes de la pensée si l'on est criticiste.
Mais lors même qu'on laisserait de côté toute notion
intellectuelle proprement dite, il y aurait quelque chose qu'on
ne pourrait se représenter sous forme de mouvement physique.
C'est l'activité même de l'esprit, l'acte par lequel la pensée se
rend visible à elle-même, l'effort qui se dirige sur un point
plutôt que sur un autre de la connaissance, en un mot
l'attention.
C'est au commencement de ce siècle que le rôle
considérable de l'attention dans la connaissance a été mis en
lumière par les philosophes français. Pour Condillac, toutes
nos idées et toutes nos facultés n'étaient que des sensations
transformées. Quand même on admettrait cette loi pour nos
idées, il n'en serait pas nécessairement de même pour les
facultés. Supposons, si l'on veut, que nos idées ne contiennent
rien autre chose que ce que nous devons à la sensation, cela ne
prouverait pas que nos sensations pussent d'elles-mêmes et par
leur propre jeu se transformer en idées. L'acte de juger ou de
penser peut être essentiellement différent du fait de sentir, lors
même que nos jugements ne feraient que porter sur des
sensations ou des extraits de sensations. C'est ce que J.-J.
Rousseau a exposé avec beaucoup de force et de clarté.
«Apercevoir, c'est sentir; comparer, c'est juger: juger et
[386] sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les
objets s'offrent à moi séparés, tels qu'ils sont dans la nature;
par la comparaison, je les remue, je les transporte en quelque
375
sorte l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou leur
similitude, et en général sur tous leurs rapports. Selon moi, la
faculté distinctive de l'être actif ou intelligent est de pouvoir
donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être
sensitif cette force intelligente qui superpose et qui prononce.
Cet être passif sentira chaque chose séparément, ou même il
sentira l'objet total formé des deux; mais, n'ayant aucune force
pour les replier l'un, sur l'autre, il ne les comparera pas; Il ne
jugera pas.
«Voir deux objets à la fois, ce n'est pas voir leurs rapports
ni juger de leurs différences; apercevoir plusieurs objets les
uns hors des autres, ce n'est pas les nombrer. Je puis avoir en
même temps l'idée d'un grand bâton et d'un petit bâton sans les
comparer, sans juger que l'un est plus petit que l'autre. Je puis
voir à la fois ma main entière sans faire le compte de mes
doigts. Les idées comparatives plus grand, plus petit, de même
que les idées numériques d'un ou de deux ne sont pas des
sensations, quoique mon esprit les produise à l'occasion des
sensations.»
On pourrait faire quelques objections à cette analyse de
Rousseau et faire remarquer, par exemple, qu'il fait
commencer trop tard le rôle de l'activité de l'esprit, en le
réduisant à la comparaison; ce rôle commence bien plus tôt:
même pour voir un seul objet, il faut déjà un effort de l'esprit,
un acte supérieur à la sensation; mais Rousseau, en choisissant
un moment plus avancé de la connaissance, a l'avantage de
rendre la chose encore plus claire et plus saisissante.
Laromiguière a développé et fortifié la pensée de J.-J.
Rousseau, et a établi la différence de la sensibilité et de
l'entendement, en s'appuyant sur cette considération générale
que l'une est passive et que l'autre est actif: «Comment veut-
on, dit-il, que la simple capacité de sentir, qu'une propriété
toute passive, soit la raison de ce qu'il y a d'actif dans nos
modifications? [387] La passivité deviendrait-elle activité? se
transformera-t-elle en activité?» (Leçons de "philosophie, part.
I, leç. V et XI.)
Pour rendre cette distinction sensible, il faut concentrer le
débat sur un fait précis, sur le fait de l'attention. C'est, en effet,
par l'attention que l'activité de l'esprit se manifeste tout

376
d'abord. Peut-être y a-t-il un autre mode de l'activité de l'esprit
que l'attention; mais celui-ci est celui que la conscience saisit
le plus directement et qui est le plus accessible à tous.
Demandons-nous donc ce que c'est que l'attention.
Suivant Condillac, l'attention que nous donnons à un objet
n'est, de la part de l'âme, que «la sensation que cet objet fait
sur nous». (Logique, part. I, ch. VII.) Ainsi, dans l'attention
l'âme est toute passive; nulle réaction qui vienne d'elle.
Pour Laromiguière, au contraire, l'attention est quelque
chose de plus que la sensation, ou même d'entièrement
différent.
«En effet, dit-il, on distingue dans l'organe deux états
opposés: celui où il reçoit l'impression de l'objet, et celui où il
se dirige sur l'objet. Il faut de même distinguer dans l'âme
deux états opposés; celui dans lequel elle reçoit les sensations
et celui dans lequel elle agit ou elle réagit sur la sensation.
C'est ce second état et non le premier qui constitue l'attention.»
Condillac, cependant, n'avait pas ignoré cette distinction
du passif et de l'actif dans l'esprit, car il disait: «Un être est
actif ou passif selon que la cause de l'effet produit est en lui ou
hors de lui.» (Traité des sensations, part. I, ch. II, § 11.) Mais
il n'appliquait cette distinction qu'à la différence de la mémoire
et de la sensation, et il la négligeait quand il parlait de
l'attention là où elle eût été beaucoup plus frappante. Il disait
que, dans la mémoire, l'âme est active parce qu'elle a en elle la
cause qui rappelle la sensation, et passive au moment où elle
éprouve une sensation, parce que la cause qui la produit est
hors d'elle.»35 Mais si l'âme est passive [388] dans la
sensation, et que l'attention ne soit qu'une sensation, comme
nous l'avons vu plus haut, il s'ensuit que l'âme est passive dans
l'attention: «À la première odeur, dit Condillac, la capacité de
sentir de notre statue est tout entière à l'impression qui se fait
sur son organe. Voilà ce que j'appelle attention.» (Ibid., § 1.)
Il est difficile d'employer une expression plus vague que
celle-ci, être tout entière à, car c'est éluder la difficulté, ou
plutôt c'est ne pas la voir. L'âme peut être tout entière à un
phénomène de deux manières: elle peut être toute à une

35. Traite des sensations, I.1er, chap. II, §2, note.


377
douleur en ce sens que la douleur détruit entièrement toute
puissance d'agir ou de penser; elle peut y être au contraire tout
entière en ce sens qu'elle s'applique à étudier cette douleur ou
à la dominer. Ainsi la même expression peut signifier à la fois
l'état passif et l'état actif. Elle laisse donc la question en
suspens.
On peut dire que dans sa théorie Condillac confond l'effet
avec la cause. Une sensation très forte et très vive provoque
l'attention, mais ne la constitue pas. Un coup de foudre éclate
subitement et passe instantanément. Je n'étais pas attentif au
moment où il a éclaté, puisque je ne m'y attendais pas: je ne
deviens attentif que quand la sensation a cessé; et si le coup ne
se reproduit pas de nouveau, je suis attentif sans qu'il y ait
sensation. Ce qui trompe ici, c'est qu'il y a très peu de
sensations instantanées. En général, la sensation dure; or
l'attention, une fois éveillée, se confond avec la sensation
continue qui est à la fois la cause et l'effet de l'attention.
Un autre fait à signaler, c'est que l'attention n'est pas
toujours la sensation exclusive. L'astronome observe le ciel, et
tout d'abord il voit les étoiles en même temps, et plus
nettement celles qui ont la lumière la plus vive; mais il sait
qu'il y a dans tel endroit du ciel telle planète à peine lumineuse
qui échappe à ses sens: il dirigera son attention de son côté, et
finira par évoquer l'image qu'il attend, et qu'il distinguera
mieux que toute autre, parce qu'il veut la voir. Ainsi de l'image
au stéréoscope, qui ne jaillit pas du premier coup, [389] mais
qui se produit à la suite d'un effort d'attention. Un musicien qui
écoute un orchestre peut, par l'attention, rendre exclusive une
sensation qui ne l'était pas, ou qui même était effacée et
couverte par toutes les autres.
Diverses objections furent adressées à Laromiguière sur la
différence de la sensation et de l'attention. Il nous rapporte ces
objections et les discute avec beaucoup de finesse. C'est la
meilleure discussion qui existe en philosophie sur cette
question capitale. Nous la résumerons, en nous permettant d'y
ajouter au besoin quelque éclaircissement et quelque
développement.

378
1° L'âme est à elle-même la propre cause de ses
sensations. Il n'y a donc pas lieu de distinguer un état passif et
un état actif, la sensation résultant déjà de l'activité de l'âme.
Voici en effet comment s'exprime Charles Bonnet: «Le
corps n'agit pas sur l'âme comme un corps agit sur un autre
corps; mais, en conséquence de l'action des fibres nerveuses, il
se passe dans l'âme quelque chose qui répond à cette action;
l'âme réagit à sa manière; et l'effet de cette réaction est ce que
nous nommons sensation.»
Si Charles Bonnet considère la sensation comme une
action de l'âme, à plus forte raison en sera-t-il de même de
Stahl, qui attribuait à l'âme toutes les fonctions de la vie,
même végétative et nutritive; dans ce système, et à fortiori, la
sensation doit avoir sa source dans l'activité de l'esprit.
A ceux qui formulent cette objection, Laromiguière
répond: «Direz-vous, lorsque l'on fait l'amputation à un
malade qui ne peut être sauvé que par cette cruelle opération,
que c'est l'âme du malade qui se donne les douleurs atroces
qu'il éprouve? L'âme ne fait donc pas elle-même ses
sensations; elle les reçoit et les éprouve bon gré mal gré; car
elles sont le résultat nécessaire des mouvements imprimés aux
fibres nerveuses.»
Peut-être cette réponse paraîtra-t-elle un peu superficielle,
quoiqu'il soit vrai de reconnaître qu'il y a une différence entre
l'activité hypothétique et inconsciente par laquelle l'âme
produirait [390] ses sensations, et l'activité volontaire et
réfléchie dont nous avons conscience dans l'attention. Mais
nous croyons que l'on pourrait ajouter quelques mots à cette
réponse.
En effet, à ceux qui diraient que l'âme produit elle-même
ses sensations, nous dirions qu'ils nous accordent beaucoup
plus que nous ne demandons. Il s'agit, en effet, de savoir si
tout vient du dehors ou si l'esprit coopère en quelque chose par
son activité propre à ce qui se passe en lui; or, dans l'objection
précédente, on affirme que non seulement l'esprit coopère,
mais encore qu'il est le seul principe d'action, que tout vient de
lui, et qu'il produit lui-même non seulement la forme, mais la
matière même de ses sensations. Or, si l'activité est nécessaire
et si elle est supposée là où elle est si peu visible et où elle est

379
masquée par les apparences de la passivité, à plus forte raison
l'activité de l'esprit sera-t-elle reconnue dans le fait de
l'attention volontaire et réfléchie. Si l'esprit est déjà la cause de
ses sensations, à plus forte raison sera-t-il la cause de ses
pensées, c'est-à-dire de la combinaison de ses sensations.
D'ailleurs, quand même on accorderait que l'âme produit
ses sensations, cet acte primitif serait encore différent de l'acte
ultérieur par lequel elle réagit sur ses sensations premières.
Celui-ci serait encore un degré supérieur d'activité: c'est de
celui-ci que nous avons conscience; et si nous supposons
l'activité dans la première sensation, c'est par analogie avec
l'acte dont nous avons conscience et qui s'oppose à la sensation
même.
2° Si l'âme ne produit pas ses sensations, si elle est passive
au premier moment où elles se produisent, ne sort-elle pas de
cet état passif à l'instant même où elles sont produites? N'agit-
elle pas aussitôt qu'elle les éprouve?
Réponse. «Oui, sans doute, l'âme sort de l'état passif à
l'instant même où elle éprouve une sensation douloureuse.
Nous sommes d'accord; mais je soutiens que, l'activité qui se
montre à la suite de la sensation se montrât-elle au même
instant, elle n'est pas une modification de la sensation: c'est un
phénomène d'une nature tout opposée.» [391]
En effet, la réaction de l'âme sur ses sensations ne se
confond pas plus avec la sensation que l'acte par lequel un mur
renvoie une balle ne se confond avec le fait de la recevoir.
Toujours est-il que la première impression vient du dehors, et
que la réaction vient du dedans. Ce qui prouve d'abord que la
seconde est postérieure à la première, c'est qu'elle peut
subsister quand l'autre a disparu. Un éclair subit vient éblouir
mes yeux et provoquer mon attention; mais il a déjà disparu
quand je tourne les yeux du côté où il a paru. J'entends un cri,
j'écoute, et je n'entends plus rien. Les deux faits sont donc
distincts l'un de l'autre, et je puis les distinguer encore même
quand ils sont réunis.
3° La sensation ne peut se séparer de l'attention. Par cela
même que nous sentons, nous sommes attentifs: ce n'est qu'un
seul fait qui se sépare en deux par abstraction.

380
Réponse. «J'accorde, dit Laromiguière, que la sensation ne
puisse se séparer d'une attention involontaire ou instinctive. Je
ne saurais accorder qu'elle soit inséparable de l'attention
volontaire, c'est-à-dire de l'attention proprement dite. Dans le
nombre considérable des sensations que j'éprouve, il en est très
peu sur lesquelles je réagisse volontairement, ou sur lesquelles
je dirige mon attention. Mais admettons cependant que tout
phénomène de sensation soit implicitement accompagné d'un
acte d'attention volontaire ou involontaire: s'ensuit-il qu'il n'y
ait là qu'un seul et même phénomène? Dire que deux choses
sont inséparables, c'est dire qu'elles sont deux, et non pas une
seule. Le recto et le verso d'une feuille de papier sont
inséparables; est-ce à dire qu'ils ne sont pas distincts? L'idée
d'un corps choquant est inséparable de l'idée d'un corps
choqué: s'ensuit-il que ces deux idées soient une même idée?»
4° Si l'attention n'est pas la sensation, qu'est-elle donc?
Définissez-nous l'attention.
Réponse. «L'attention étant le premier emploi de notre
activité, le premier de nos modes d'action, chercher à définir
l'attention, c'est chercher l'impossible. Définir un fait, c'est
[392] montrer le fait antérieur dont il dérive. Donc un fait
premier n'est pas définissable.
«L'activité de l'âme ne peut pas se définir; nous ne la
connaissons que parce que nous en sentons l'exercice; et
même, à proprement parler, c'est l'action et non l'activité que
nous sentons. Mais ni l'action ni l'activité ne pourront jamais
se définir, et pour les reconnaître il faudra toujours en appeler
à l'expérience, à la seule expérience.»
Il ne faut donc pas confondre l'attention avec l'idée fixe ou
la sensation exclusive. Il ne faut pas dire que dans l'attention
nous sommes frappés, absorbés, obsédés par une image.36
Toutes ces expressions représentent un état passif, et non un
état actif. L'obsession est le contraire de l'attention. Lorsque je
suis obsédé par un air de musique qui se chante malgré moi
dans mon cerveau, je ne suis pas attentif, je suis possédé et
dominé par une force qui n'est pas la mienne. Un oiseau
fasciné par un serpent, ou un lièvre par un chien d'arrêt, ne

36. Taine, Intelligence, liv. II, ch. II.


381
sont pas attentifs; au contraire, être attentif dans ce cas, ce
serait surveiller toutes les démarches du serpent ou du chien,
de manière a les éviter; ce n'est pas être immobilisé devant lui.
Un homme attentif au danger n'est pas un homme absorbé et
dominé par la sensation présente; car alors il lui serait
impossible de surmonter ce danger: c'est celui qui, en face du
feu, par exemple, voit en même temps les circonstances
environnantes, et non seulement ce qui est en face de lui, mais
ce qui est à côté, et tient compte du péril qui peut venir par
derrière. C'est la peur extrême qui produit cette fascination,
laquelle ne laisse subsister qu'une seule sensation. C'est
l'attention qui corrige, équilibre, compare les sensations les
unes par les autres. Même dans l'attention extraordinaire que
nous donnons à un spectacle, à l'audition d'une musique, à la
lecture d'un livre, l'attention qui nous absorbe, au point de
nous faire oublier les autres sensations, n'est pas une idée fixe;
ce n'est point là une sensation passive; autrement [393] nous
entendrions sans comprendre; nous serions bercés et enivrés
par une série de sons sans percevoir la suite de la mélodie.
Même ce qu'on appelle les yeux fixes n'est pas encore un
regard attentif. Celui qui a les yeux fixes ne regarde point du
tout: il ne fait que subir passivement l'action de la lumière. Le
regard, au contraire, le vrai regard n'est jamais complètement
immobile; il parcourt rapidement et en apparence involontai-
rement l'objet qu'il regarde; il en fait à la fois l'analyse et la
synthèse.
Il s'ensuit aussi que l'attention et la sensation se
distinguent par le siège de chacune d'elles, même au point de
vue de la conscience. Nous localisons la sensation dans
l'organe, et l'attention dans le cerveau. C'est du dedans que
part l'attention, c'est du dehors que part la sensation. Sans
doute il y a une réaction qui est inhérente à la sensation elle-
même; car sentir, c'est réagir; un être inerte ne sentirait pas. La
sensation suppose la vie, et la vie est une action. Mais autre
chose est la réaction qui est inhérente au système nerveux et
qui constitue précisément la sensibilité, autre chose la réaction
sur la sensation elle-même. Par exemple, entendre est déjà par
soi-même un phénomène actif, mais qui ne se distingue pas de
la sensation; mais écouter est quelque chose de plus: c'est

382
concentrer, diriger, fixer l'organe de manière à prolonger,
raviver, aiguiser la sensation.
La sensation nous représente les phénomènes dans leur
forme brute, discordante, incohérente; l'attention les
coordonne et en fait des touts réglés. Par exemple, si j'ouvre
les yeux devant un ciel étoilé, je ne vois qu'une multitude de
points brillants jetés au hasard sur un fond bleu ou noir. Si je
regarde avec attention, ces points brillants se groupent et
forment des masses différentes suivant les différentes régions
du ciel, et même elles affectent certaines figures plus ou moins
régulières que l'on a comparées à d'autres figures imaginaires
auxquelles elles ressemblent et d'où elles ont tiré leurs noms.
Si je vois une foule d'hommes et que je me contente [394] de
recevoir passivement les sensations qui me viennent de leur
similitude, je n'ai sous les yeux, qu'un tableau confus et
mouvant où rien ne ressort. Que si, au contraire, je dirige mon
attention sur cette foule, j'en viens peu à peu à démêler les
figures, et, dans l'ensemble, à discerner certains groupes
séparés et plus ou moins coordonnés.
De tous ces faits concluons, avec Maine de Biran, que
«toute impression affective portée au point d'occuper toute la
sensibilité, et de devenir, comme le dit Condillac, exclusive de
toute autre, annule notre attention, bien loin de la constituer;
— que l'influence de l'attention ne consiste pas à rendre
l'impression plus vive, mais l'intuition plus nette; — que
l'attention commandée par la vivacité des impressions n'est pas
plus la véritable attention, que l'impulsion aveugle d'une
passion n'est la volonté».37
A la théorie de l'attention se rattache la distinction du
mode passif et du mode actif de nos différents sens, distinction
fondamentale qui est due à la psychologie française de notre
siècle, et qui a été élaborée surtout par Maine de Biran,
Laromiguière et le physiologiste Buisson.38
On peut, en effet, distinguer dans l'usage des sens deux
modes, le mode actif et le mode passif: par exemple une vision

37. Essai sur les fondements de la psychologie, œuvres inédites, éd. Ern. Naville, t. II,
p. 87-89.
38. Voir l'intéressant écrit, trop oublié, intitulé: De la division des phénomènes
physiologiques; Paris, 1802.
383
passive et une vision active, une audition passive et une
audition active, un toucher passif et un toucher actif, etc.; et de
même, quoique à un moindre degré, pour les autres sens. Or
l'exercice actif de nos sens n'est autre chose que l'attention.
«Il n'est personne, dit Buisson, qui confonde voir et
regarder, et qui n'attache au mot voir l'idée d'un effet
involontaire, et au mot regarder l'idée d'une action très
volontaire. On dit qu'on n'a pu s'empêcher de voir; on ne dit
pas, quand on parle exactement, qu'on n'a pu s'empêcher de
regarder. On dit [395] un enfant de regarder un tableau, de
jeter les yeux sur un livre; on ne lui commandera jamais de
voir un tableau, de voir un livre. On plaint quelqu'un de n'avoir
point vu; on lui reproche de n'avoir point regardé. Disons plus,
et remarquons, avec Stahl, que le regard ne suppose pas la
vision opérée, mais seulement la volonté ou, si l'on veut, le
désir de voir ou regarder réellement, même dans les ténèbres:
Oculi qua patet illorum usus, quin etiam qua non patet, in
ipsis usque tenebris, vivida intensione actuantur.»
Veut-on avoir l'idée de la vision passive, considérons un
homme profondément occupé à des méditations intérieures, et
ayant les yeux ouverts: il verra sans voir, parce que, comme on
le dit, son esprit est ailleurs. Dans le fait du regard, au
contraire, tout change de face: «L'œil, jusque-là passif et
inerte, s'anime et se dirige vers l'objet, et semble aller au-
devant de l'impression, au lieu d'attendre que cette impression
vienne le trouver.» Même au point de vue physique et
organique, l'état de l'œil est différent selon qu'il s'agit de voir
et de regarder. En effet, dans le regard les yeux prennent un
éclat nouveau, une expression particulière. Mais en quoi
consiste cet état nouveau? C'est ce qu'il n'est pas facile
d'expliquer.
«Ce n'est pas un changement de direction de la part de
l'œil; car 1° souvent l'œil est déjà fixé sur l'objet avant le
regard; 2° souvent l'œil change de direction, quoique la vision
devienne passive; c'est ce qu'on voit chez les personnes qui
réfléchissent profondément et qui promènent les yeux de tous
côtés sans rien regarder. — Ce n'est pas une ouverture plus
grande des paupières, car, 1° souvent on diminue cette
ouverture dans le regard le plus attentif, et elle demeure très

384
grande dans la vision la plus passive; 2° l'ouverture de la
paupière n'a pour effet que de laisser à découvert une plus
grande étendue de la sclérotique, ce qui ne peut influer sur la
vision. Serait-ce une plus grande dilatation de la pupille? Mais
cette dilatation tient à la quantité des rayons lumineux: la
pupille sera très rétrécie dans le regard [396] attentif d'un
corps très lumineux, tandis qu'elle sera dilatée à l'excès si la
vision passive s'exerce dans un endroit peu éclairé.»
Buisson conclut que nous ignorons le mode de
changement que le regard détermine dans l'organe, mais qu'il
doit y en avoir un.
Selon lui, le regard actif est beaucoup plus fréquent que la
vision passive, et même la vision passive n'est souvent qu'un
regard moins attentif. Aussi reconnaît-il que l'on peut tirer de
là une objection contre la distinction proposée. Mais lors
même qu'on ne pourrait pas déterminer dans quels cas il y
aurait vision active et dans quels cas vision passive, la
distinction subsisterait néanmoins.
«Mais, en ne supposant qu'une seule espèce de vision, il
faudrait toujours admettre: 1° un premier temps où les objets,
indépendamment de la volonté, viennent faire impression sur
l'œil libre; 2° un second temps dans lequel l'âme, avertie par
cette impression, veut se procurer une connaissance plus
précise de l'objet. On conviendra qu'il n'y a pas de raison
suffisante du regard sans une première sensation visuelle que
la volonté n'a pas commandée.»
Outre le regard purement optique, qui consiste à fixer les
yeux sur les objets pour les mieux voir, il y a ce que l'on peut
appeler un regard intellectuel, qui consiste à fixer les yeux sur
les signes pour se donner des idées. C'est ce qui a lieu dans la
lecture.
«La lecture suppose nécessairement la vue; mais lire ne
consiste pas à regarder des lettres; car ce ne serait qu'épeler
plus ou moins vite. On ne cherche pas seulement dans la
lecture à se former une image plus complète des lettres et des
mots. Quel rapport y a-t-il entre l'impression physique que font
sur l'œil les caractères, et cette multitude de phénomènes
intellectuels qui ont lieu alors? Quelle proportion entre l'image
produite et l'exercice si actif, si compliqué, de l'âme?… Il y a

385
donc, entre regarder et lire, un intervalle que toute la physique
et la physiologie ne sauraient remplir. — La [397] lecture est
tout entière intellectuelle, quoique la vue des mots soit son
moyen ordinaire.»
Enfin une autre espèce de regard qui se distingue encore
plus de la vision passive et même de la vision active, c'est le
regard expressif ou affectif. C'est là sans doute un phénomène
d'une autre nature et qui n'a plus rapport au sens de l'œil
comme organe visuel, mais seulement comme organe
d'expression. Mais ce fait sert précisément à prouver que le
regard est autre chose que la vision, puisqu'il peut servir à tout
autre chose qu'à voir.
De même que nous distinguons entre la vue et le regard,
on peut distinguer entre l'audition et l'auscultation.
«Si j'interroge sur cette différence un homme simple et
sans instruction, il me répondra qu'il ne peut pas s'empêcher
d'entendre, mais qu'il est le maître d'écouter, qu'il n'écoute que
quand il veut entendre plus exactement, et qu'il entend mal
lorsqu'il n'écoute pas; que ce qu'il a entendu l'engage à écouter
pour mieux entendre; que, souvent forcé d'entendre des sons
qui lui déplaisent, il prend parti de ne point écouter; enfin que
souvent il a beau écouler de ses deux oreilles, il n'entend rien.»
D'où il suit, suivant Buisson: 1° qu'il y a deux auditions,
l'une passive, l'autre active; 2° que l'audition passive ne donne
lieu qu'à des sensations confuses ou inexactes, et que
l'auscultation seule donne des notions distinctes; 3° que
l'audition précède et détermine l'auscultation, celle-ci n'ayant
d'autre raison pour vouloir et rechercher une sensation plus
exacte, que la sensation inexacte déjà éprouvée; 4° enfin que
l'audition suppose l'action des rayons sonores sur l'oreille,
tandis que l'auscultation suppose seulement la volonté ou le
désir d'entendre, c'est-à-dire qu'on écoute sans rien entendre,
comme on regarde sans voir.
C'est ce que Stahl exprime avec beaucoup d'énergie:
Quando obscuritas loci, vel latebræ circum imminent vere
arriguntur, intenduntur etiam et veluti ad acute audiendum
dirujuntur aures, ne utique fallere possit sonus. [398] On peut
objecter encore, ajoute Buisson, qu'on écoute presque toutes
les fois qu'on entend. Il répond: 1° qu'il ne s'agit pas de savoir

386
si ces deux choses sont souvent réunies, mais si elles sont
distinctes; 2° que pour juger si la distinction est exacte, il faut
prendre chaque phénomène dans le cas où il est le plus marqué
et le plus simple. «Ainsi supposons un auteur assez appliqué à
la composition d'un ouvrage pour entendre à peine les bruits
qui viennent frapper son oreille, vous aurez l'exemple de
l'audition la plus passive. Supposez un musicien occupé à
juger le mérite d'un concert, vous aurez l'exemple de
l'auscultation la plus active.»
On peut trouver que le premier des exemples présenté par
Buisson n'est peut-être pas très bien choisi; car, précisément
dans ce cas, on pourrait dire que l'auteur n'a pas entendu parce
qu'il n'a pas écouté, comme Archimède au siège de Syracuse.
Mais on peut rendre, je crois, la distinction sensible par un
autre concept. Si, par hasard, le temps, après avoir été beau, se
couvre subitement sans que j'y fasse attention, et qu'un violent
coup de tonnerre vienne à éclater, évidemment je l'ai entendu
sans l'avoir écouté, puisque je ne m'y attendais pas; mais dès
lors, mon oreille est tendue, et j'attends un second coup: s'il ne
vient pas, j'aurai écouté sans entendre.
En résumé, l'auscultation est la volonté présente dans
l'audition.
Le regard est la volonté présente dans la vision.
En vertu des mêmes principes, le toucher sera la volonté
présente dans le tact.
Pour Buisson, c'est le toucher qui est actif; c'est le tact qui
est passif. «On entend par tact la faculté qu'a un organe de
ressentir des impressions de solidité, de fluidité, chaleur et
froid, lorsqu'un corps est appliqué sur lui. On entend par
toucher la faculté qu'ont certains organes de s'appliquer sur les
corps pour en recevoir les impressions de solidité, fluidité,
froid ou chaleur… Dans le tact, les corps sont appliqués sur
l'organe; dans le toucher, l'organe s'applique sur les corps.»
[399] D'où il suit que la différence entre le tact et le loucher,
c'est le mouvement. Les parties du corps qui sont immobiles
ne sont susceptibles que du tact. Les parties mobiles,
notamment la main, sont susceptibles du loucher. De là une
grande différence. Dans le tact, l'organe passif demeure
toujours dans le même rapport avec l'objet. Dans le toucher,

387
l'organe actif change sans cesse de rapport avec celui-là. Le
tact est involontaire; le toucher est volontaire. Le premier
reçoit les impressions; le second va au-devant des impressions.
Le toucher peut donc être défini: le tact aidé d'un
mouvement qui détermine la volonté. C'est parce que c'est la
locomotion volontaire qui seule change le tact en toucher
qu'on retrouve le toucher partout où le mouvement est
possible. On peut toucher par le coude, par la langue, en
serrant les jambes, etc.
Enfin, on peut faire la distinction du passif et de l'actif
dans le goût et dans l'odorat, aussi bien que dans les autres
sens. Il y a une olfaction et une gustation, comme une
auscultation et un regard.
Attention et mouvement. — Il suit des faits précédents que
l'attention, dans les sens, semble consister dans un mouvement
de l'organe sensitif qui succède à l'impression purement
passive de ce même organe. Que l'attention suppose et
implique le mouvement des organes, c'est ce qui est évident;
mais réside-t-elle, consiste-t-elle exclusivement dans ee
mouvement? On peut en douter. Le mouvement pris en lui-
même n'est pas un acte d'intelligence. Le mouvement de l'œil
n'est pas un fait plus intellectuel que le mouvement du bras. Il
est la condition, non l'essence de l'intelligence: c'est parce qu'il
rend l'impression plus nette qu'il sert l'intelligence. C'est donc
la faculté de concevoir les choses clairement et distinctement
qui caractérise l'intelligence. Or, cette faculté ne réside pas
dans les sens, mais l'action part de plus haut.
Non seulement le mouvement n'est pas l'attention, mais
encore l'expérience atteste qu'il peut y avoir mouvement sans
attention, comme lorsque l'on meut les yeux de côté et d'autre
[400] sans rien regarder et sans rien voir; il faut qu'il y ait
tension de l'œil vers l'objet; il faut qu'il y ait effort pour passer
de la vision au regard. De même le tact devient toucher
lorsqu'il est accompagné d'effort; dans l'auscultation, on tend
l'oreille; dans l'olfaction, on dilate les narines pour flairer, etc.
C'est ce fait de l'effort que Biran a démêlé après Buisson, et
que celui-ci n'avait pas suffisamment signalé. Nous ne
pourrions y insister ici sans passer du domaine de l'intelligence
dans celui de l'activité.

388
Mais l'effort lui-même ne paraît pas épuiser l'acte de
l'attention: car il peut y avoir tension de l'organe sans qu'il y
ait attention, comme dans le regard fixe, où l'organe est tendu
à vide pendant que l'esprit est ailleurs. Lorsqu'un homme lutte
contre un autre pour sauver sa vie, l'effort de ses membres ne
constitue pas un acte d'attention; ou plutôt son attention se
porte sur les mouvements de l'adversaire pour les éviter et les
déjouer, mais non pas pour connaître la force et la figure de
son corps. Il y a donc deux sortes d'attention de nature très
différente, qui peuvent s'appliquer à une même sorte d'effort.
Enfin le regard expressif tout aussi bien que le regard intuitif
est accompagné d'un certain effort ou tension, et cependant il
ne constitue pas un phénomène d'attention.
C'est donc l'activité intellectuelle elle-même (de quelque
manière qu'on s'en représente le substratum qui est l'essence et
le principe de l'acte attentif. Elle se sert de l'effort et du
mouvement, mais elle n'est elle-même ni l'effort ni le
mouvement. On pourra, si l'on veut, se la représenter comme
la réaction du cerveau sur l'organe sensitif. Ce sera, comme dit
Biran, un symbole commode pour imaginer ce qui ne peut pas
s'imaginer; mais qui dit activité cérébrale, dit précisément ce
qui échappe aux sens et ce qui ne peut être connu que par la
conscience. Les sens, dans le cerveau, ne nous donnent qu'une
masse étendue et colorée; quant à l'activité du cerveau, nous
ne la voyons pas, et nous ne pouvons nous la représenter que
sous la forme de l'activité qui est en nous, et qui nous est
présente par la conscience dans l'acte attentif.
[401] Ainsi, c'est l'activité subjective dont nous avons
conscience qui nous conduit à supposer dans le cerveau une
activité objective. C'est donc dans le moi que vous puisez le
type de l'activité.
On dira que l'activité cérébrale n'est autre chose que du
mouvement; qu'il y a deux sortes de mouvements, celui qui va
de l'organe au cerveau, et qui est la sensation, et celui qui va
du cerveau à l'organe, et qui est l'attention. Mais, n'y eut-il que
cela, voilà déjà un fondement suffisant pour distinguer
psychologiquement la sensation de l'attention: car le
mouvement régressif est assez différent du mouvement
progressif, pour se traduire psychologiquement en deux

389
phénomènes subjectivement différents; or, faisant abstraction
de la cause, laquelle est hypothétique, il reste deux
phénomènes irréductibles l'un à l'autre, et c'est le seul point en
question, tant qu'on reste dans la psychologie proprement dite.
Mais, acceptant même la question telle qu'on la pose, nous
avons le droit de nous demander s'il n'y a, même
objectivement, rien autre chose que du mouvement; si, par
exemple, le passage du mouvement d'une cellule à l'autre
n'implique pas une certaine force, une certaine activité. Une
simple succession de mouvements se traduirait-elle à la
conscience sous cette forme énergique que nous appelons
l'action? On abuse ici du caractère indéfinissable de ce fait
élémentaire que l'on appelle l'action, pour soutenir qu'il
n'existe pas. Mais la sensation elle-même est-elle plus
définissable? Et l'aveugle-né ne pourrait-il pas dire aussi:
«Définissez-moi la couleur, autrement je nie le fait, et je
prétends qu'il se réduit à des phénomènes du tact.» Arrivés aux
faits primitifs, les mots nous font défaut pour les expliquer.
Que s'il y a un fait de conscience primitif qui exprime le
moment où le sujet subit le mouvement, quoi d'étonnant qu'il y
ait aussi un autre fait subjectivement primitif qui représente le
moment où le sujet recommence le mouvement en sens
inverse; et s'il y a dans la sensation (expression psychologique,
par hypothèse du mouvement afférent) quelque chose de
nouveau et d'autre que [402] ce mouvement lui-même,
pourquoi n'y aurait-il pas quelque chose de plus dans le
sentiment psychologique de l'action, que dans le mouvement
efférent? Quelque effort qu'on fasse aujourd'hui pour réduire le
rôle de la conscience, on ne peut pas faire qu'elle ne soit rien;
autrement une pierre serait la même chose qu'un animal; le
chien qui sert de joujou aux enfants serait la même chose
qu'un chien vivant. On ne peut nier ici un fait nouveau et
hétérogène qui succède au mouvement reçu. Pourquoi nierait-
on davantage le fait qui précède, ou même, si l'on veut, qui
accompagne le mouvement produit? Et quoi d'étonnant que
lorsque le mouvement vient du dehors, il se présente à la
conscience sous une forme, et qu'il se présente en même temps
sous une autre forme lorsqu'il vient du dedans?

390
Mais nous avons supposé jusqu'ici que le sentiment de
l'action ne serait que l'écho et l'accompagnement du
mouvement, le côté interne du mouvement; voyons s'il ne
serait pas encore quelque chose de plus.
Un mouvement de retour, qui succéderait au mouvement
afférent, et qui aurait pour effet la tension de l'organe, ne serait
autre chose qu'un mouvement réflexe; or l'attention est tout
autre chose. L'acte par lequel je cligne des yeux lorsqu'on fait
le mouvement de me frapper ne se confond en aucune manière
avec l'acte de fermer volontairement la paupière; de même
l'acte par lequel l'œil devient fixe, sous la sollicitation d'une
sensation externe, ne se confond pas avec la tension volontaire
de l'organe qui est l'attention. Dans le mouvement réflexe, il
n'y a qu'un seul fait psychologique, la sensation, qui détermine
mécaniquement le mouvement. Dans l'acte attentif, il y a deux
faits psychologiques: 1° la sensation reçue; 2° le désir ou l'idée
de la connaissance. Une sensation vient me frapper; j'éprouve
le désir de la prolonger, de la rendre plus nette et plus
distincte; plus tard, l'expérience que j'ai de cet effet de
l'attention me suggère l'idée de la connaissance. Le désir de
connaître, ou la pensée de la connaissance, sont donc le
principe de l'attention et servent [403] d'intermédiaire entre la
sensation produite par le mouvement afférent et le mouvement
régressif qui constitue la tension de l'organe. C'est ce qui
explique le caractère libre qui existe dans l'attention, et qui n'a
pas lieu dans le regard fixe ou dans la fascination, lesquels ne
sont qu'une pseudo-attention. Dans l'attention, au contraire, j'ai
conscience d'être plus ou moins maître de mon attention, de
pouvoir la suspendre, la prolonger, la varier de plusieurs
manières. J'accorde que l'habitude d'appliquer son attention à
certains objets finit par produire une disposition constante de
l'organe à se tourner vers ces objets, et par suite une sorte
d'obsession, plus ou moins analogue à celle qui vient de la
sensation externe. Par exemple, le mathématicien finit par ne
plus pouvoir se séparer de ses nombres et de ses figures. Il
continue presque malgré lui à les voir idéalement, à les
combiner, à en tirer des propriétés nouvelles. Le philosophe (et
c'est une expérience que nous avons faite bien souvent) ne
peut plus se délivrer de ses raisonnements, de ses théories, de

391
ses souvenirs idéaux, de sa terminologie; c'est même pour lui
une fatigue. Ainsi il pense malgré lui, et par conséquent son
attention ne dépend plus de lui et retourne plus ou moins à
l'état mécanique, dont nous avons cherché à la distinguer: mais
ce sont là les effets connus de l'habitude. On sait que l'habitude
tend à produire un automatisme tout à fait semblable à celui de
la vie organique proprement dite. Mais cet automatisme n'est
plus en ce cas que consécutif; il est la conséquence des actes
antérieurs de l'attention. Ce n'est qu'un long exercice
d'attention qui peut produire à la lin cette tension maladive: ce
dernier fait n'est donc qu'une déviation qui ne dément et ne
contredit en rien le caractère essentiel du fait principal.
Il suit de cette analyse que l'attention est un fait
essentiellement psychologique, puisque, si l'on supprime le
désir ou l'idée de la connaissance, il ne reste qu'un simple
phénomène réflexe n'ayant plus que les dehors de l'acte
attentif. Pour qu'il y ait attention, il faut qu'il y ait désir de
connaître, idée de [404] quelque chose à connaître. Je regarde
du côté où j'entends du bruit, par curiosité, c'est-à-dire pour
savoir quelle est la cause de ce bruit. L'action subite et
mécanique que produit en moi un bruit éclatant n'est pas
l'attention: car cette action peut me déterminer tout aussi bien
à m'éloigner, à me détourner du bruit, qu'à me diriger de son
côté: or s'éloigner de la cause de la sensation, c'est ne pas y
faire attention. D'ailleurs, en psychologie, les faits doivent être
étudiés dans leur développement complet. C'est l'attention
complète que nous décrivons. Il peut y avoir des formes
frustes de l'attention qui en sont ou des débris, ou des
linéaments, ou des parties, et qui vont se confondre plus ou
moins avec les pures actions réflexes; mais, dans l'attention
proprement dite, l'action part du moi, puisqu'elle a son origine
dans le désir et dans l'idée que nous avons de la connaissance.
Le sentiment de l'activité que nous éprouvons dans l'acte
de l'attention n'est donc pas seulement la conscience du
mouvement organique; c'est la conscience de la force
inhérente au désir ou à l'idée, forme qui est capable de
déterminer le mouvement: c'est la conscience du passage de
l'idée au mouvement, ou si l'on veut la transformation de l'idée
en mouvement. Or, si l'on accorde que le mouvement, dans la

392
série afférente, a pu à un certain moment se métamorphoser en
sensation, c'est-à-dire en un phénomène psychique purement
subjectif, pourquoi se refuserait-on d'admettre qu'un autre
phénomène psychique (désir ou idée) peut se métamorphoser
réciproquement en un mouvement régressif qui retourne à
l'organe? Maintenant, si l'on admet ces deux phénomènes
subjectifs: sensation et désir (ou idée), pourquoi n'admettrait-
on pas un état de conscience correspondant au passage du
mouvement à la sensation, et un autre état de conscience
correspondant au passage du désir ou de l'idée au mouvement?
L'un serait ce qu'on appelle l'état passif, l'autre l'état actif; et
ainsi la distinction de l'activité et de la passivité ne serait pas
une distinction métaphysique et ontologique, mais vraiment
psychologique. La distinction de la [405] sensation et de
l'attention serait donc en principe fondée sur l'expérience.
Mais ce serait trop encore réduire le rôle de l'activité
intellectuelle, que de n'y voir autre chose qu'un désir ou une
idée se transformant en mouvement: car dans le sens ordinaire
des termes une telle transformation ne se produit pas. Il ne
suffit pas de désirer voir, ou d'avoir la pensée de voir, pour
être capable de regarder. Malebranche disait que l'attention
était «une prière que nous adressons à Dieu». Mais l'attention
est plus qu'une prière. Elle suppose quelque chose d'autre qui
vient de nous. Pour passer du désir ou de l'idée à l'exécution, il
faut une action spéciale. Il arrive souvent qu'on désire voir
quelque chose que telle personne vous montre (par exemple
dans une lunette ou un microscope); on se met à la lunette
avec un désir très vif et l'idée de ce qu'on veut voir; et
cependant on ne voit rien, parce qu'on ne regarde pas
véritablement. Pour regarder, il faut une application
particulière, un effort propre de l'esprit qui n'est pas le même
que celui de l'organe: car on peut fatiguer l'organe sans avoir
véritablement regardé. Dans l'attention complète et véritable, il
y a, comme nous l'avons dit, non seulement tension, mais
direction, gradation, appropriation. Quand il s'agit des yeux, je
n'ai guère conscience des différents mouvements ou degrés de
mouvement que je puis leur imprimer; mais j'ai cette
conscience bien plus nette quand il s'agit de la main. Or, dans
ce cas, je sais bien que, pour palper avec sûreté et précision, il

393
faut diriger la main sur les différentes parties de l'objet, en
graduer les pressions, en approprier les mouvements. Il faut
donc, pour regarder, un effort directeur, qui n'est ni une simple
pensée ni un simple désir: c'est cet effort directeur qui est la
racine de l'attention, et qui se traduit à la conscience sous
forme de sentiment de l'action intellectuelle appliquée au
dehors. L'attention est dans un acte d'initiative, ou du moins
elle se présente comme telle à la conscience; et la psychologie
n'est pas tenue d'aller plus loin.39

39. Pour compléter ces vues sur la nature de l'attention, il faut consulter les chapitres
qui traiteront plus loin de l'effort et de la volonté, livre V, ch. I et II.
394
LEÇON VIII
L'IMAGINATION CRÉATRICE

Messieurs,

L'un des faits psychologiques qui paraissent le mieux


manifester l'activité propre de l'esprit et sa supériorité sur les
sens et sur les organes, est le fait de l'imagination créatrice et
du génie dans les lettres, les arts et les sciences.40 De tous les
faits internes, c'est celui qui résiste le plus à l'explication
expérimentale; car l'expérience ne se compose que d'éléments
empruntés au passé, de faits antérieurement fournis. Le génie,
au contraire, a pour caractère propre de trouver et même de
produire quelque chose de nouveau qu'on n'a pas encore vu
dans le monde. Aussi l'école expérimentale ne s'est pas encore
beaucoup avancée sur ce terrain. Il semble qu'elle ait eu
conscience de sa faiblesse. Mais ce qu'elle n'a pas fait, ou ce
qu'elle a fait faiblement, on comprend cependant qu'elle puisse
essayer de le faire. On devine à peu près ce qu'elle pourrait
dire en cette occasion, et l'on construira facilement soi-même
une théorie empiristique du génie.
Le génie, pourrait-on dire, est un fait mental qui se ramène
à d'autres faits mentaux plus simples. C'est une résultante. Les
faits mentaux, selon l'école psychophysiologique, se
composent de deux éléments: l'un subjectif et psychologique,
l'autre objectif et physiologique. Or les faits subjectifs ne sont
que l'écho, l'expression, le reflet des faits objectifs et
physiologiques, qui sont les seuls réels. Les faits mentaux sont
donc des phénomènes cérébraux: un esprit, c'est un cerveau.
Supposons [407] donc un cerveau composé d'un très grand
nombre de cellules; car le génie a besoin d'une riche matière,
et le nombre des sensations et des images doit être, toutes

40. Voir le travail de M. G. Séailles sur le Génie dans l'Art, l'une des thèses les plus
brillantes de la Faculté des lettres de Paris.
395
choses égales d'ailleurs, proportionné au nombre des cellules
cérébrales. Supposons en outre que chacune de ces cellules
soit douée d'une vive sensibilité et très impressionnable par les
choses extérieures, et capable en outre de recevoir un grand
nombre d'impressions distinctes, qui ne se confondent pas
entre elles et qui, multipliées par le nombre des cellules,
augmentent autant la richesse des données dont le génie peut
faire usage. Enfin, et c'est là le point essentiel, supposons que
ces impressions cellulaires soient susceptibles d'une
reviviscibilité très vive, de telle sorte que le moindre
phénomène accidentel puisse, par action réflexe, mettre en
branle ce clavier sensible et provoquer, comme le disait Mme
de Sévigné, un ballet d'esprits. On comprend très bien, dans
cette hypothèse, que celui des hommes qui, par exemple, dans
une société primitive, sera doué de cette sensibilité
exceptionnelle, et chez lequel, sous l'empire d'une émotion
quelconque, cet orchestre intérieur viendrait à jouer en quelque
sorte spontanément, chez lequel les images, exprimées par des
mots, se presseront en abondance, paraîtra aux esprits obtus
qui l'environneront une sorte de dieu, l'organe de Dieu même.
Quels seront les sujets de ces premiers chants? Ce seront
vraisemblablement les images les plus ordinaires et les plus
familières aux peuples barbares, à savoir des images de
combat. Le barde n'aura pas grand effort à faire pour trouver
des chants émouvants et pathétiques. Il n'aura qu'à se
ressouvenir. Les combats auxquels il aura assisté, les épisodes
de ces combats, les différents héros qui s'y sont signalés, les
alternatives de succès ou de défaite de la tribu, les triomphes
définitifs, la perte des ennemis, tout cela se reproduira dans
son esprit comme des tableaux auxquels il assisterait
actuellement, et il les reproduira sous les couleurs de la réalité;
tandis que les auditeurs n'ayant pas assez de sensibilité et
d'irritabilité cérébrale pour retrouver ces images dans leur
mémoire les reconnaîtront [408] cependant quand on les leur
présentera; ils en jouiront sans avoir la peine de les inventer. À
défaut de combats et de scènes guerrières, ce sont les scènes
des champs, les amours ingénus des âges heureux, ou encore
les histoires des dieux, qui ne sont autre chose que les grandes

396
scènes de la nature traduites dans des images et des tableaux
empruntés à la vie humaine, c'est-à-dire encore à la mémoire.
Cependant, ici déjà un élément nouveau vient se joindre
au souvenir: c'est la fiction. Là commence l'invention, la
création, la production du nouveau.
Il y a deux sortes de mémoires. L'une est la reproduction
fidèle des scènes que les sens nous ont montrées; c'est la
mémoire proprement dite, mais qui, lorsqu'elle est très vive et
très colorée, prend déjà le nom d'imagination. L'imagination
descriptive, par exemple, n'est que la faculté de conserver avec
une extrême précision et une grande richesse de couleurs la
mémoire des lieux. Le talent des portraits dans les Mémoires,
par exemple chez Saint-Simon, chez Retz, n'est encore qu'une
mémoire riche, fidèle et animée de ce qu'on a vu et senti dans
le commerce des hommes.
Mais à côté de cette mémoire qui est la reproduction vive
et fidèle de la réalité, il y en a une autre qui ne garde pas la
figure totale des objets, mais qui dans chacun d'eux ne saisit
qu'un trait saillant, et laisse tomber les autres, de telle sorte
que ces traits, dépouillés de leurs accessoires, ne sont plus que
des points de repère sans liaison, qui cependant, en vertu de la
loi de l'association des idées, se rappellent l'un l'autre, se
tiennent ensemble et forment des tableaux incohérents, qui
tantôt sont complètement absurdes, comme dans les rêves, et
tantôt forment des ensembles qui plaisent à l'imagination, soit
parce qu'ils ne sont pas trop éloignés de la réalité, soit, au
contraire, parce qu'ils s'en éloignent tellement qu'ils séduisent
par le contraste même. Tels sont, par exemple, les contes de
fées, qui sont au nombre des plus anciennes fictions de
l'humanité, comme les chants de guerre et d'amour en sont les
plus anciens souvenirs.
[409] Beaucoup des créations de la mythologie antique,
passées dans le domaine de l'art, s'expliquent comme nous
venons de le dire, c'est-à-dire par une sorte d'agglutination
entre des débris de souvenirs, subsistant seuls dans le naufrage
de mille autres éléments subordonnés, qui contribuaient à
former le tableau. Par exemple, vous avez vu une femme au
bord d'un fleuve ou d'un lac, et dans ce lac un beau poisson
nageant et frétillant: or, qu'est-ce qui vous reste dans la

397
mémoire? C'est la tête de la femme et la queue du poisson;
parce qu'en effet, dans une femme, ce qui frappe le plus, c'est
la figure, et dans un poisson qui nage et qui prend ses ébats,
c'est la queue. Réunissez ces deux éléments, vous avez un être
qui a la figure et la tète de la femme et qui se termine en
poisson. Supposez en outre que vous ayez entendu cette
femme chanter: vous avez la Sirène. Supposez encore un
homme à cheval: la mémoire n'a conservé que la tète de
l'homme et la croupe du cheval: vous avez le Centaure.
L'imagination n'est donc d'abord autre chose que la
mémoire disloquée. L'imagination créatrice proprement dite
est d'abord précédée de l'imagination destructive. Il faut que
les touts de la mémoire soient d'abord brisés pour donner
naissance aux touts nouveaux de l'imagination. Mais c'est ici
que l'école empirique serait certainement embarrassée, ou
plutôt on peut dire qu'elle l'a été, puisqu'elle n'a fait encore
jusqu'ici aucun effort pour s'emparer de ce domaine: à savoir
la puissance inventrice et créatrice. Une nous appartient pas
sans doute de prévoir ce qu'un esprit ingénieux et puissant (tel
que serait, par exemple, un Herbert Spencer) pourrait inventer
pour expliquer l'invention; nous ne pouvons que tâtonner et
essayer d'une explication analogue à celles que l'empirisme
nous présente dans les autres domaines de la psychologie.
Nous pensons donc que, pour expliquer la possibilité de
créer des ensembles, des combinaisons, qui ne soient pas de
simples reproductions de la réalité, l'empirisme invoquerait la
possibilité d'unir la mémoire à l'imagination, c'est-à-dire [410]
le souvenir et la fiction: l'une donnerait la régularité et l'ordre,
l'autre la nouveauté. Dans un récit, par exemple, composé
d'une suite d'aventures incohérentes, comme les contes de fées,
le jeu des associations amènerait de temps en temps des suites
plus ou moins régulières, ayant de l'analogie avec la vie, que le
poète aura retrouvées dans ses souvenirs, et qui trouveront un
écho dans l'âme de ceux qui l'écouteront; et les fictions
incohérentes et déréglées pâliront devant ces fragments de
réalité et de naturel. L'idée d'une mère se séparant de son
époux au moment du combat, avec son enfant sur les bras,
éveillera à la fois l'idée du sourire et des larmes, et le poète
trouvera ce trait admirable: δακρυόεν γελάσασα; mais n'est-ce

398
pas qu'il a vu quelque tableau semblable, ou que même,
n'ayant rien vu de tel, il en construit un nouveau par analogie
avec la réalité? Or, lorsque de pareilles scènes se présentent au
milieu de tableaux incohérents et sans réalité, qui ne plaisent
que par l'étrangeté, le poète et les auditeurs s'aperçoivent de la
différence; peu à peu les uns et les autres s'habituent à rejeter
comme fade et répugnant tout ce qui sort des conditions du
cœur humain ou qui n'a pas quelque analogie avec les
émotions naturelles. Le travail, l'art, l'éducation, tendent à
faciliter cette opération et à faire prédominer les combinaisons
heureuses sur les combinaisons fortuites et déréglées. Mais le
fond est toujours la mémoire et la sensibilité.
Essayons de montrer par quelque exemple comment on
pourrait soutenir que le génie n'est qu'une mémoire.
L'une des plus belles choses de la littérature moderne est
le début du Vicaire savoyard. J.-J. Rousseau transporte son
élève sur le haut d'une montagne, en présence du lever du
soleil, pour lui parler de religion. Il décrit, par quelques traits
simples et puissants, le tableau que le vicaire et son élève ont
devant les yeux, puis il ajoute: «Après avoir quelque temps
contemplé ce spectacle en silence, l'homme de Dieu parla
ainsi…» Quelle scène et quel milieu pour faire entrer l'idée
religieuse dans l'âme d'un jeune homme ignorant! Ce qui fait
la beauté et la grandeur de ce tableau, c'est que [411]
l'association entre l'idée du soleil et l'idée de Dieu est une
association naturelle, aussi ancienne peut-être que l'humanité.
Le culte du soleil a dû être un des premiers cultes, et l'on nous
dit que le mot même de Dieu signifie: quelque chose qui brille.
Cette association s'est depuis longtemps éteinte et effacée dans
nos sociétés civilisées, d'une part parce que le lever du soleil
est un spectacle assez rare pour la plupart des hommes et peut-
être aussi trop familier à quelques-uns, et aussi parce que l'idée
de Dieu s'est jointe à tant d'autres éléments différents, et a pris
des formes si concrètes et si compliquées, que l'association
primitive s'y est tout à fait noyée; mais elle ne fait que dormir
dans les consciences humaines; et, soit à titre d'impression
naturelle, soit à titre d'impression héréditaire, elle est prête à se
réveiller dans telle circonstance décisive. Or, les mêmes
raisons qui font que cette association dort chez les foules,

399
expliquent aussi pourquoi les poêles, les philosophes, les
théologiens, en ont fait si rarement usage. Bossuet avait autre
chose à faire, pour enseigner la religion, que de réveiller une
sentimentalité vague en présence d'un spectacle poétique. Lui-
même était trop occupé et d'une manière trop pratique pour
s'amuser à voir le lever du soleil et en tirer quelques émotions!
Supposez maintenant un jeune aventurier, un vagabond,
un polisson échappé de chez ses parents, courant les grandes
routes, couchant à la belle étoile, doué de la sensibilité la plus
vive; plus d'une fois il a dû, dans ses courses à pied, dans ses
excursions de montagne, voir lever le soleil: il l'a vu bien
souvent aussi, des Charmettes, sur cette colline délicieuse
faisant face aux plus admirables montagnes, et il a conservé de
ce spectacle la plus vive image. De l'autre, ce garnement sans
foi et sans mœurs, ayant changé plusieurs fois de religion, n'en
avait sans doute aucune; néanmoins c'était un Genevois: c'était
un fils de Calvin; or, Calvin a imprimé à toutes les générations
de Genève qui l'ont suivi un profond caractère religieux. Un
protestant, quelque phase d'opinion qu'il traverse, est toujours
un chrétien. Le sentiment [412] religieux était donc
profondément ancré dans l'âme de Rousseau, quelque
relâchées que fussent ses croyances positives; et c'était
précisément le relâchement de ces croyances qui, dépouillant
l'idée religieuse de tous ses accessoires héréditaires, laissait en
présence les deux éléments de la vieille association primitive,
l'idée du soleil et la croyance en Dieu. Rousseau fut donc,
grâce aux circonstances, l'un des premiers chez lequel la
poésie de la nature réveilla le sentiment religieux. Puis,
devenant écrivain, faisant l'éducation de son Émile, ayant, par
un paradoxe singulier, prétendu qu'il ne fallait pas parler de
Dieu aux enfants, mais ajourner cette instruction au moment
où ils seraient en état de la comprendre, il fit de cette
révélation l'objet d'un épisode particulier de son livre. Or, au
moment de commencer l'exposition, l'idée de Dieu évoqua en
lui le souvenir des scènes de la nature auxquelles elle s'était
trouvée le plus profondément associée. Le sentiment religieux
réveilla l'image de la nature et son plus beau spectacle. De là
cette description si sobre et si simple, qui encadre si
merveilleusement le développement philosophique qui va

400
suivre. C'est là certainement une chose trouvée; mais cette
trouvaille n'est qu'un souvenir.
L'invention musicale et poétique. — Malgré cette
explication plus ou moins vraisemblable que nous venons
d'esquisser, et que de plus habiles rendraient sans doute plus
vraisemblable encore, nous croyons cependant que l'invention
et la création dans les arts est un fait sui generis qui ne peut
être expliqué par des associations, et que le génie n'est pas une
mémoire.
Essayons de signaler quelque fait caractéristique,
significatif, et, comme dit Bacon, prérogatif, une sorte
d'experimentum crucis qui tienne en échec la théorie
empirique et donne l'avantage à la théorie contraire. Ce fait,
selon nous, c'est l'invention musicale. Tous les autres arts sont
imitatifs. La musique seule est un art véritablement créateur;
c'est pourquoi, dans les autres arts, on peut toujours plus ou
moins bien expliquer le génie par la mémoire; mais cela est
impossible en musique, comme nous l'allons voir. [413] La
peinture et la sculpture reposent indubitablement sur
l'imitation: sans doute ce n'est pas l'imitation seule qui
constitue le beau; mais c'est l'imitation qui est la base du beau.
En définitive, que représente l'artiste? Des arbres, des fleurs,
des animaux, des figures d'hommes, de femmes, de vieillards,
d'enfants, etc. Or, rien de tout cela n'est inventé par lui. Le
peintre et le sculpteur ont pris tous leurs modèles dans la
réalité; et même toujours il leur faut de véritables modèles,
posant devant eux, sans quoi le dessin devient incorrect,
inexact, et l'œuvre d'art pèche par la base.
Dans la poésie, on ne reproduit pas les formes du corps,
comme dans la sculpture et la peinture; on peint les âmes, les
caractères, les passions; mais rien de tout cela n'est inventé par
le poète. Pour que son œuvre soit vraiment belle, il faut que
ses personnages soient plus ou moins semblables à la réalité;
c'est la conformité avec la vie réelle qui fait le charme de ces
peintures, quelque idéalisées qu'elles puissent être. Les
événements qui forment le fond matériel de la poésie épique et
dramatique (les deux plus grandes formes de poésie) doivent
être également plus ou moins semblables aux événements que

401
présente ou que peut présenter la vie, soit dans l'histoire en
général, soit dans l'histoire des individus.
On voit que dans ces trois grands arts: sculpture, peinture
et poésie, l'imitation et la mémoire forment en quelque sorte la
base première, et fournissent toutes la matière sur laquelle
travaille l'artiste. De là une certaine facilité apparente à
expliquer par l'expérience la production du génie dans ces
différents arts; mais si nous passons à la musique, nous nous
trouverons dans un ordre d'idées tout à fait différent.
La nature ne fournit au musicien aucun modèle sur lequel
il puisse construire ses compositions et ses inventions. Dans la
nature, si vous exceptez le chant des oiseaux, le son n'est la
plupart du temps que du bruit. Le bruit de la mer, le bruit des
ruisseaux, le bruit du vent dans les feuilles, le bruit de la
foudre, voilà ce que la nature nous donne; rien de tout cela
n'est de la musique, ou du moins de la mélodie: ce sont tout
[414] au plus des accompagnements. Les chants des oiseaux
ont quelque chose de plus. Ce sont de véritables mélodies,
mais des mélodies toujours les mêmes, et tellement courtes
qu'elles ne fournissent à l'art que des motifs accidentels,
quelques agréments de détail, mais non des modèles
véritables. Voici, par exemple, le chant du rossignol, qui est ce
qu'il y a de plus parfait dans le chant des oiseaux. Il se
compose de trois ou quatre phrases: un petit sifflement plein
de douceur, quelques notes plaintives d'une mélancolie
délicieuse, une roulade perlée d'une agilité et d'une élégance
exquise: enfin, c'est une toute petite symphonie, qui a son
introduction, son andante et son allégro. Mais comme tout cela
est court! On jouit et on souffre à la fois et de la délicatesse du
plaisir et de sa brièveté. Mais surtout, combien il est
monotone, toujours le même, sans la plus petite variété! Peut-
être à l'aide de l'habitude découvririons-nous quelques
nuances; mais jamais un seul rossignol n'a eu l'idée d'ajouter
une note au chant traditionnel. Quoi de plus simple cependant,
à ce qu'il semble, quoi de plus facile! Comment un rossignol
amoureux et artiste n'a-t-il pas eu la pensée, pour plaire à sa
belle, de varier, ou tout au moins d'allonger les différentes
phrases de son chant! Aucun ne l'a fait; et jamais la musique,
dans la nature, ne s'est élevée au delà. Dira-t-on que c'est là le

402
premier modèle dont l'homme est parti pour arriver à ce qui
constitue l'art musical? qu'il y a donc eu là aussi imitation et
mémoire? Mais pourquoi supposerait-on une telle imitation?
Puisque l'oiseau chante et que l'homme chante également,
qu'a-t-il eu besoin de l'oiseau pour apprendre à chanter?
L'oiseau n'imite pas l'oiseau: pourquoi l'homme imiterait-il
l'oiseau? N'y eût-il pas d'oiseau dans le monde, l'homme
chanterait, parce qu'il a la faculté de chanter; de même qu'il
parle, parce qu'il a la faculté de parler, sans avoir besoin pour
cela d'imiter aucun autre animal, puisqu'il est le seul qui
jouisse de cette faculté. Ainsi l'homme chante comme l'oiseau:
voilà le fait primitif. Mais la différence capitale, c'est que
l'oiseau n'a qu'un chant, toujours le même, et restreint dans les
bornes les plus étroites; [415] tandis que l'homme crée des
chants nouveaux à l'infini. Quelle distance du chant du
rossignol à l'opéra des Huguenots? Tout l'intervalle est
d'invention humaine, et n'a pas eu de modèle dans la nature.41
Ce n'est pas en combinant le chant de la fauvette avec le chant
du rossignol, en y ajoutant comme basse le bruit du vent ou
celui du ruisseau, qu'un musicien composera une mélodie
quelconque. Ce peut être là un jeu agréable qui, traité par un
musicien habile, pourrait être de quelque prix; mais ce ne
serait qu'un jeu artificiel, n'ayant aucun rapport avec le chant
humain proprement dit.
Je laisse dans la musique toute la partie que l'on appelle
l'harmonie, où la science est tellement mêlée à l'art qu'il est
difficile de la séparer. Je ne signale que la mélodie. C'est le
propre de l'homme d'inventer des motifs, des chants originaux.
Un motif est quelque chose d'absolument nouveau introduit
dans le monde. Là est la différence de la musique et des arts
plastiques. Le Jupiter olympien, si divin qu'il soit, n'est
cependant qu'un homme; et il est probable que quelque
homme a posé comme modèle; mais la Romance du saule de
Rossini est un tout absolument créé. Rien de semblable n'avait
été entendu auparavant; et nous pouvons l'entendre aujourd'hui

41. M. G. Séailles a fait très bien remarquer que la musique ne peut se prêter à la
théorie platonicienne des types idéaux, comme la peinture. Cette observation est très
juste; mais cela vient justement de ce que la musique n'a pas de modèle dans la réalité
et dans la nature. Car les idéaux platoniciens ne sont que les êtres réels idéalisés.
403
quand nous voulons. Voilà donc dans l'Univers une sorte d'être
nouveau, de type vivant, d'unité concrète, qui sort pour ainsi
dire ex nihilo, car la matière préexistante, à savoir les sept
notes de la gamme, n'a aucune proportion pour la richesse et la
dignité avec les combinaisons variées que le musicien en a
tirées; ou, pour mieux dire, ce ne sont pas même des
combinaisons: ce sont des organismes, où la forme est tout, et
la matière peu de chose. D'ailleurs la gamme elle-même a été
une découverte du génie humain.
Impossible donc d'expliquer la création musicale par la
mémoire et le souvenir: l'automatisme cérébral ne sert plus
[416] à rien ici. Remuez tant que vous voudrez les cellules du
cerveau; réveillez tous les sons dont elles ont été frappées:
elles ne vous donneront jamais ce qu'elles ne possèdent pas, à
savoir un chant nouveau sur motif, l'air le plus simple du
monde, fût-ce le Clair de la lune.
À défaut de l'imitation de la nature, dira-t-on que les
musiciens s'imitent eux-mêmes, et que les différents chants
musicaux ne sont que les différentes modulations variées d'un
même type indéfiniment transformable? C'est absolument le
contraire de la réalité. Il n'y a point d'art où l'imitation et la
réminiscence aient moins de part et moins de mérite. Dans
tous les autres arts, l'imitation peut censée être du génie.
L'Iphigénie et la Phèdre de Racine sont encore des chefs-
d'œuvre, quoiqu'elles ne soient que des imitations, quelquefois
même des traductions. De même un sculpteur moderne peut
s'illustrer par l'imitation de la sculpture antique. En musique,
au contraire, la réminiscence est toujours une preuve de
faiblesse; et si les musiciens peuvent imiter les procédés et les
artifices des grands maîtres, ils ne peuvent en copier les
mélodies. En ce genre, c'est la nouveauté qui est la condition
nécessaire du génie.
Une seule ressource resterait à l'empirisme pour expliquer
l'invention musicale; mais elle est tellement forcée qu'elle est
elle seule une réfutation de l'hypothèse. C'est la théorie du
tâtonnement, et par conséquent du hasard. Pour les autres arts,
on peut, sans trop d'absurdité, faire une certaine part à
l'élément fortuit dans la création artistique, parce que le fond
emprunté à la réalité et conservé par la mémoire a déjà par lui-

404
même une certaine organisation, celle du monde extérieur, du
monde réel. Le jeu de l'imagination provoqué par des
excitants, et plus ou moins dirigé par l'habitude, pourrait
sembler suffisant pour faire réapparaître quelques formes
régulières et coordonnées. Mais ici rien de semblable. .Rien
d'ordonné ne nous est donné par la nature en fait de mélodie
musicale: nous n'avons à notre disposition que les sept notes
de la gamme avec leurs degrés. Il faudrait donc supposer
[417] que le musicien évoque au hasard telle ou telle note,
telle ou telle série de notes, et que lorsqu'un commencement
de mélodie apparaît, il le conserve et le met à part pour en
faire le début de son air; puis, par un nouveau tâtonnement, il
essayerait une autre suite qui puisse faire corps avec la
première, jusqu'à ce qu'enfin il ait trouvé une fin qui complète
le tout; et, la première phrase de son chant étant ainsi trouvée,
il passerait à la seconde par le même procédé, c'est-à-dire en
invoquant exclusivement le principe des chances heureuses,
jusqu'à ce qu'il ait achevé la mélodie tout entière? Est-il
quelqu'un qui puisse croire que l'invention musicale soit le
résultat d'un procédé aussi barbare et aussi grossier? Quel
temps ne faudrait-il pas pour que le simple jeu des notes
puisse, par une rencontre fortuite, produire le motif le plus
simple? S'il en était ainsi d'ailleurs, tout le monde pourrait
inventer en musique; il n'y aurait pas de génie proprement dit.
Car le hasard est au service de tout le monde, et tout le monde
peut gagner au jeu. En supposant qu'une certaine éducation et
un certain exercice abrège le tâtonnement et facilite
l'apparition des chances heureuses, au moins tous ceux qui
savent la musique devraient-ils trouver quelque chose aussitôt
qu'ils se mettent au piano. Pourquoi n'en est-il pas ainsi?
Pourquoi les uns trouvent-ils toujours quelque chose, et les
autres ne trouvent-ils rien? L'hypothèse qu'un air de musique
puisse être inventé par l'addition successive des notes prises au
hasard est démentie encore par la construction même de tout
air, où le commencement est précisément commandé par ta
fin. Les dernières notes du motif doivent avoir été données
avec les premières: c'est là, plus que nulle part ailleurs, que le
tout doit précéder les parties, que la synthèse doit précéder
l'analyse et n'en être pas simplement la résultante. Le génie est

405
précisément cette puissance synthétique qui précède toute
analyse; et nulle part cette puissance synthétique n'est plus
visible que dans l'exemple que nous venons d'étudier, c'est-à-
dire dans l'invention musicale.
[418] Une fois que nous avons trouvé le point fixe contre
lequel vient échouer toute théorie empirique, nous n'avons
plus qu'à revenir sur nos pas et à retrouver dans les autres arts
les signes de cette puissance synthétique si évidemment
créatrice, qui se manifeste en musique. C'est la poésie qui,
après la musique, est l'art le plus créateur, car on peut créer
plus facilement des événements que des objets, des caractères
que des figures; et les choses morales, les passions et les
pensées, se prêtent à plus de combinaisons que les formes
purement plastiques. Parmi les types inventés par la poésie,
ceux qui manifestent le plus la puissance créatrice sont ceux
qui ne sont point empruntés à l'histoire ou à la tradition, mais
qui sont sortis tout entiers de l'imagination du poète, ceux
aussi qui ne représentent pas les caractères les plus habituels
dans l'espèce humaine, mais de véritables individualités qui
n'auraient jamais existé, si le génie des poètes ne leur avait
donné naissance. De ce genre sont l'Alceste de Molière, don
Quichotte, Hamlet, Faust. Ces personnages ne sont pas pris
dans le commun de la vie, comme Harpagon ou G. Dandin. On
dispute même sur leur caractère et sur leur vraie signification,
comme on le fait précisément sur les personnages réels et
vivants, dont on n'a jamais complètement la clef. Mais ce qui
est certain, c'est que ce sont des personnages réels, des
individualités nouvelles qui n'existaient pas auparavant et qui
ont été créées par le génie des poètes. Tous les connaissent et
les reconnaissent: ce sont, comme on dit, des types. Or ces
types ne viennent pas de la mémoire. Ni don Quichotte, ni
Hamlet, ni même Alceste, n'ont eu de modèles. Tout au plus
quelques traits épars, recueillis par hasard, ou plutôt remarqués
par le génie, ont pu donner l'éveil à la pensée du poète, et
encore on peut se demander si c'est le détail accidentel qui a
suggéré la pensée totale, ou si ce n'est pas précisément la
pensée du tout qui, se faisant immédiatement jour, a amené la
remarque de l'accident, de même que la pomme de Newton a
été moins l'occasion de la découverte que la découverte elle-

406
même, apparaissant tout d'un [419] coup dans un détail fortuit,
comme le chant du musicien lui apparaît tout à coup à la
première note.
Nous ne pouvons qu'esquisser ce tableau. On voit qu'en
partant d'un fait caractéristique et significatif, on pourrait
ensuite, en redescendant la série, retrouver dans toutes les
œuvres de la poésie et de l'art les signes et les preuves de
l'invention et de la création, jusque dans les œuvres qui ne
sont, en apparence, que des imitations. Un portrait, par
exemple, semble bien n'être autre chose qu'une copie, puisque
son principal mérite est la ressemblance; et cependant c'est
encore une création, car il y a à rapprocher tous les traits
distinctifs du personnage et à en composer l'expression la plus
vraie et en même temps la plus générale. Il faut dégager le vrai
personnage de tous ses accessoires, de tout le fatras des détails
matériels qui effacent et détruisent la vie. Peut-être le modèle
lui-même ne se connaît-il pas ainsi; c'est lui, c'est plus que lui,
c'est lui-même dans son idéal, et cependant cet idéal doit être
vivant, parlant, réel. Tout cela ne se fait pas avec de simples
souvenirs, car des souvenirs se confondraient et se
brouilleraient les uns les autres. Mais, dira-t-on, c'est que le
peintre aura su remarquer dans un regard, dans un sourire,
dans une pose, l'homme tout entier. Cela est vrai; mais c'est
toujours la pomme de Newton: cette remarque, c'est le portrait
lui-même; et c'est la puissance du peintre qui a éveillé la
sagacité de l'observateur.
En résumé, quand nous parlons d'imagination créatrice,
nous l'entendons au propre et non au figuré. On dit
généralement dans l'école que le terme d'imagination créatrice
est pris ainsi par analogie, parce qu'en réalité l'imagination ne
crée rien et ne fait que se servir d'éléments préexistants, des
sons, des couleurs, des matériaux divers; et on réserve le nom
de création à la production de la matière. Mais on peut se
demander si, à côté de la création de la matière, il n'y a pas
aussi la création de la forme, et si faire sortir d'une matière ce
qui n'y est pas, à savoir une chose ordonnée, ce n'est pas aussi
faire quelque chose de rien. Le démiurge de [420] Platon ne
crée pas la matière du monde, mais de cette matière
désordonnée il tire l'ordre et l'harmonie. L'ordre vient donc de

407
quelque chose qui n'est pas l'ordre, c'est quelque chose d'ajouté
à la pure matière: c'est de l'être en plus, c'est donc de la
création au sens propre du mot. Si dans un bloc de marbre,
comme le disait Leibniz, on suppose un Hercule dessiné
d'avance, l'acte du sculpteur qui se bornerait à dégrossir le
marbre et à dégager la statue virtuelle ne serait pas sans doute
un acte créateur; mais si nulle figure n'est dessinée d'avance,
celui qui d'un bloc brut fera sortir un Jupiter aura fait quelque
chose de rien; car entre une pierre et un Jupiter, il y a un
abîme. Ainsi, la création de la matière n'est pas la seule que
l'on puisse appeler ex nihilo, et même c'est une question de
savoir si le type absolu de la création doit être cherché dans
l'acte qui produit la matière ou dans celui qui produit la forme,
c'est-à-dire dans l'acte qui produit quelque chose qui ne
signifie rien, plutôt que dans la création de quelque chose de
raisonnable. L'un est un acte de puissance, l'autre un acte de
sagesse. Or la sagesse est supérieure à la puissance. Si, par
impossible, un homme était doué de la faculté de créer la
pierre par un fiat de la volonté, serait-il par là supérieur à celui
qui crée la statue? Sans doute, celui qui réunit les deux actes
est le créateur par excellence; mais il ne faut pas que le type de
la création soit emprunté à l'un de ces actes à l'exclusion de
l'autre. Ce n'est donc pas par métaphore, mais en vérité, que le
génie est dit créateur; il participe par là à la puissance divine,
et c'est à juste titre qu'on l'a toujours considéré comme inspiré
de Dieu. Cette puissance créatrice défie toutes les explications
expérimentales; elle implique une force innée qui dépasse de
beaucoup toutes les facultés de combinaison et d'arrangement
auxquelles on serait tenté de la réduire. Elle est, à proprement
parler, une génération spontanée.

408
LEÇON IX
L'UNION DE L'ÂME ET DU CORPS. — LE SENS DU CORPS
LA LOCALISATION DES SENSATIONS

Messieurs,

La doctrine de l'esprit vient se heurter contre une difficulté


fondamentale qui a mis à quia tous les métaphysiciens, et qui
est le grand cheval de bataille des adversaires de la
métaphysique. C'est la question de l'union de l'âme et du
corps. Comment, dit-on, cette substance immatérielle que vous
appelez l'esprit est-elle associée à une substance corporelle?
Comment agit-elle sur celle-ci et en subit-elle l'action? C'est là
une de ces questions insolubles dans lesquelles se sont perdus
les philosophes, construisant hypothèses sur hypothèses et
suscitant sans cesse des controverses stériles et sans issue.
Nous reconnaissons l'impuissance de la métaphysique
dans cette question. Remarquons cependant que les prétendues
innombrables hypothèses introduites à ce sujet par les
métaphysiciens se réduisent à deux: l'hypothèse de l'influence
physique, et l'hypothèse de la concomitance; encore la
première est-elle à peine une hypothèse; elle n'est que le fait
lui-même à expliquer donné comme fait primitif et
indémontrable, à savoir l'action réciproque des substances. La
seconde hypothèse consiste à transformer les prétendues
actions des substances l'une sur l'autre en une simple
correspondance, et dire que les développements de l'une
correspondent à la série des développements de l'autre. Les
deux formes de cette doctrine sont l'occasionnalisme de
Malebranche et l'harmonie préétablie de Leibniz; mais ce ne
sont que deux [422] formes d'une seule et même idée. Quant
aux autres hypothèses signalées dans les manuels comme
répondant à la question de l'union de l'âme et du corps, elles
n'ont nullement cette valeur et cette portée. Par exemple, on
409
cite l'hypothèse des esprits animaux de Descartes et le
médiateur plastique de Cudworth. Mais les esprits animaux ne
sont pas des intermédiaires entre l'âme et le corps; ce sont des
agents purement corporels, nullement spirituels, sur lesquels
l'âme agit directement et par l'intermédiaire desquels elle agit
sur le reste du corps. Le problème reste donc toujours le
même: comment l'âme agit-elle sur les esprits animaux, et
réciproquement comment les esprits animaux agissent-ils sur
l'âme elle-même? Et on en revient toujours aux deux
hypothèses précédentes: ou il y a action immédiate, ou il n'y a
que correspondance et simultanéité d'action. Quant à la soi-
disant hypothèse du médiateur plastique attribuée au
philosophe anglais Cudworth, nous avons démontré dans notre
thèse latine42 (il y a plus de quarante ans) qu'une telle
hypothèse n'existe pas et n'a jamais existé. Le philosophe
auquel on l'impute a soutenu une tout autre doctrine, qui n'a
d'ailleurs aucun rapport avec la question de l'essence de l'âme
et du corps. En résumé, les métaphysiciens n'ont fait à propos
de ce problème que les hypothèses que l'on peut faire dans
l'état actuel de nos connaissances.
Mais s'il est juste de reconnaître que la métaphysique
spiritualiste n'a pas jeté une grande lumière sur la question, il
faut reconnaître en même temps que la difficulté dont il s'agit
ne porte pas seulement sur une seule doctrine, mais sur toutes
les doctrines; que toutes sans exception rencontrent le même
écueil, le même obstacle, la même obscurité: c'est ce qui
deviendra sensible par l'examen des différentes doctrines
philosophiques relatives à la nature et l'origine de la pensée.
Par exemple, admettons un instant, avec les matérialistes,
[423] que la pensée ne soit pas l'attribut d'une substance
spirituelle; qu'il n'y ait pas deux substances, l'une spirituelle,
l'autre matérielle, mais une seule, à savoir la substance
matérielle: comprendra-t-on mieux pour cela que la pensée
sorte de la matière et agisse sur elle? De quelque manière que
l'on résolve la question de la substance, peut-on faire que la
pensée, en tant que pensée, soit un phénomène matériel? Peut-
on la voir, la toucher, la mesurer, la palper, etc.? Or, c'est à ces

42. De plastica natunæ vita apud Cudworthum; Paris, 1848.


410
signes seulement qu'on reconnaît ce qu'on appelle la matière.
En d'autres termes, la pensée est-elle identique à l'étendue et
au mouvement, et comment la faire sortir de l'étendue et du
mouvement? et réciproquement, comment la pensée peut-elle
produire le mouvement? On résout cette dernière difficulté en
disant que la pensée n'agit pas, qu'elle n'est qu'un écho, une
expression, une ombre. Toujours est-il que cette ombre n'a
aucune similitude avec le corps dont elle est l'ombre.
Comment donc vient-elle s'ajouter aux phénomènes purement
corporels? Comment la matière peut-elle penser? Ceux qui
nous présentent cette hypothèse peuvent-ils prétendre nous
offrir quelque chose de plus clair que l'harmonie préétablie ou
l'influx physique? Ils échouent aussi bien que les spiritualistes
à expliquer l'union du physique et du moral; mais ils échouent
d'une manière plus grave; car les spiritualistes ne rencontrent
là qu'une obscurité, tandis que le matérialisme repose sur une
contradiction.
On a cru lever toutes ces difficultés par une expression qui
a fait fortune de nos jours: c'est l'expression de monisme. Il n'y
a pas, dit-on, deux substances; il n'y en a qu'une, à la fois
corporelle et spirituelle, pensée et étendue, comme le veut
Spinoza; sensation et mouvement, comme le dit Herbert
Spencer. Substituez le monisme au dualisme, toutes les
difficultés de l'union des substances disparaissent. C'est une
grande illusion. Rien de plus vague que cette théorie. En
réalité, tout le monde est moniste, et tout le monde est dualiste.
Dans aucun système moderne il n'y a dualité sans [424] unité,
ni unité sans dualité. Il n'y a qu'un seul système que l'on puisse
appeler dualisme dans le sens précis du mot; mais il n'existe
plus depuis longtemps: c'est le dualisme de Zoroastre et des
manichéens, qui pose en face l'un de l'autre, comme également
nécessaires et éternels, le principe du mal et le principe du
bien; c'est encore le dualisme d'Aristote et de Platon, qui pose
la coexistence éternelle de la matière et de Dieu. Mais, depuis
le christianisme, personne n'a jamais soutenu ni l'une ni l'autre
hypothèse. Il n'y a pour tous sans exception qu'un seul
principe, qui est Dieu. Descartes ramène tout à Dieu aussi bien
que Spinoza. Il est donc moniste. D'un autre côté, Spinoza
sépare la pensée et l'étendue avec la même rigueur que

411
Descartes, et il affirme comme un théorème fondamental que
les modes de la pensée ne peuvent s'expliquer que par la
pensée, et les modes de l'étendue que par l'étendue. Il est donc
dualiste, tout autant que les spiritualistes. Tout le débat se
concentre sur un point, à savoir le degré de distinction qui
sépare les êtres finis de l'être infini; en d'autres termes, c'est de
savoir si les êtres finis doivent être appelés substance. C'est la
question du panthéisme. Mais, cette question réservée, et nous
la discuterons plus tard, ne peut-on pas dire que, dans Spinoza,
l'âme est aussi profondément distincte du corps que dans
Descartes? Le problème de l'union reste le même, et la
solution est la même que celle des autres cartésiens, à savoir
l'hypothèse de la correspondance. Pas plus dans Spinoza que
dans Malebranche et dans Leibniz, l'âme n'agit directement sur
le corps et réciproquement: il y a seulement concomitance de
développement. Il en est de même dans la philosophie de
Herbert Spencer. C'est la même substance, l'inconnaissable,
qui se manifeste à la fois par le fait de la sensation et par le fait
du mouvement; mais, suivant Herbert Spencer lui-même, ces
deux phénomènes sont absolument irréductibles l'un à l'autre.
«On ne peut traduire la sensation en termes de mouvement, ni
traduire le mouvement en termes de sensation.» Voilà bien un
dualisme, aussi rigoureux que celui [425] de Descartes. Quant
à l'action réciproque des deux séries de phénomènes, elle ne
s'explique que par le recours à l'inconnaissable, comme dans
Spinoza par le recours à la substance. On voit qu'aucune
doctrine n'a supprimé le problème de l'union de l'âme et du
corps, et n'en a donné une solution nouvelle.
Cependant, ne pourrait-on pas se borner au pur
phénoménisme, supprimer absolument l'idée de substance et
n'admettre que l'existence des phénomènes? Soit; mais
précisément alors, vous aboutissez au plus pur et au plus
rigoureux dualisme; car vous ne pouvez même plus chercher
de conciliation à l'union des deux séries phénoménales dans
l'idée de substance, puisqu'il n'y a point de substance. Il n'y a
plus de pont entre la sensation et le mouvement, plus de
passage. C'est la pure doctrine de la correspondance, sans
aucune cause ni agent supérieur. Dans Malebranche et dans
Leibniz, il y a une cause suprême de cette correspondance; ici

412
il n'y a plus rien; c'est le fait matériel constaté, sans rien de
plus.
Une forme plus savante du phénoménisme est celle qu'a
proposée M. Taine, et que l'on pourrait appeler le
phénoménisme moniste. Il n'y a pas deux phénomènes; il n'y
en a qu'un seul, considéré à deux points de vue différents, le
dedans et le dehors. L'événement mental est identique en
substance à l'événement physique; et, réunis, ils forment non
pas un couple, mais un fait unique qui ne se distingue en deux
que pour notre point de vue, comme le concave et le convexe,
le droit et le gauche, l'intérieur et l'extérieur. Mais c'est là une
pure hypothèse tout à fait arbitraire, et qui ne repose sur
aucune donnée réelle. À qui fera-t-on croire qu'au point de vue
de l'expérience ma pensée soit identique au mouvement du
cerveau qui l'accompagne et dont je n'ai aucune connaissance,
si ce n'est acquise, induite, indirecte et non perçue? À qui fera-
t-on croire qu'un syllogisme (au point de vue expérimental) est
identique à un mouvement en zigzag, si tant est que cette sorte
de mouvement ou toute autre soit la forme extérieure d'un
syllogisme? Le seul moyen d'identifier ces deux [426]
phénomènes, c'est l'idée de substance. Sans doute, je
comprends (sauf réserves) qu'une même chose, un même être,
puisse être à la fois étendu et pensant; mais une pensée n'est
pas étendue, et une étendue n'est pas une pensée. L'exemple du
concave et du convexe n'est pas concluant: ici, en effet, il n'y a
pas deux choses; il n'y en a qu'une, à savoir la ligne,
considérée soit en dedans, soit en dehors; et il est bien évident
que c'est la même ligne; or c'est là un objet d'expérience, et les
deux aspects qu'elle présente sont eux-mêmes aspects de
l'expérience. Mais dans le rapport de la pensée et du
mouvement, ce qui est par hypothèse le même. de part et
d'autre ne tombe pas sous l'expérience; nous ne percevons au
contraire que la différence. En fait, il y a deux phénomènes: il
y a concomitance; il n'y a pas identité. Pour vous, comme pour
nous, le passage est incompréhensible. Une dernière hypothèse
par laquelle on essaye de rapprocher plus intimement encore
ces deux attributs ou les deux classes de phénomènes, c'est ce
qu'on appelle l'idéalisme, qui consiste à n'admettre comme réel
que le sujet pensant, et à faire de l'étendue une forme ou un

413
mode de la pensée. Il n'y a plus à chercher comment l'un agit
sur l'autre, puisqu'un seul est réel et que l'autre terme est idéal.
Je n'ai point d'ailleurs jusqu'ici écarté d'une manière absolue
cette hypothèse; j'ai dit même que c'était un ultra-spiritualisme
et qu'elle nous accordait plus que nous ne demandions; mais,
au point de vue de la question qui nous occupe, je me demande
si elle offre réellement l'avantage qu'elle nous promet, à savoir
si elle écarte complètement le problème de l'union de l'âme et
du corps. Je dis que la difficulté ici n'est qu'écartée et éludée,
mais non supprimée: car elle revient sous une autre forme.
Comment ce qui est inétendu (car pour Kant le sujet pensant
est inétendu, puisque l'étendue n'est que la forme des choses
extérieures), comment, dis-je, un sujet inétendu est-il forcé de
percevoir les choses sous la forme de l'étendue? Comment la
pensée ne se perçoit-elle que sous la condition de l'étendue?
Le dualisme que vous croyez avoir écarté quant à la substance
[427] revient au point de vue des facultés. L'homme ne sera
pas composé, si vous le voulez, de deux substances; mais il
sera composé de deux facultés irréductibles, la sensibilité et
l'entendement. D'où provient cette nouvelle dualité? Cette
difficulté est si réelle que c'est elle qui a ramené après Kant un
monisme plus ou moins semblable à celui de Spinoza, que
nous avons déjà discuté.
On n'attend pas de nous que nous discutions ici tous les
systèmes de philosophie que l'on peut concevoir. Mais nous
nous bornons à signaler ce point de vue: c'est que dans tous les
systèmes on retrouve toujours, sous une forme ou sous une
autre, la dualité fondamentale que Descartes a signalée à la
base de son système, à savoir la pensée et l'étendue; que cette
dualité n'a pas été supprimée parce que l'on a montré que ces
deux formes de l'existence impliquent un principe unique: car
tout philosophe (sauf le dualisme antique) commence et finit
par l'unité, et par conséquent est moniste; et réciproquement
tout philosophe est dualiste, puisque pas un ne peut nier la
différence au moins phénoménale de la pensée et de l'étendue;
et encore, dans Spinoza lui-même, cette distinction est plus
que phénoménale, car ce n'est pas une différence de mode,
mais une différence d'attribut. Il y a donc pour tous les
philosophes sans exception un problème: c'est le passage de

414
l'un de ces termes à l'autre. C'est une difficulté essentielle
qu'aucun système n'a pu éviter et qu'aucun d'eux n'a encore
levée.
Nous n'avons donc pas à expliquer plus que les autres
l'inexplicable, ni comment l'âme agit sur le corps, ni comment
le corps agit sur l'âme. Nous prenons le fait de la
correspondance: le comment nous échappe. Mais, sans nous
heurter à ce comment, peut-être pourrons-nous savoir ou du
moins conjecturer jusqu'où va cette union et de quelle nature
elle est. Est-ce une union purement extérieure et en quelque
sorte accidentelle, une simple juxtaposition de substances?
l'homme est-il, comme le disait un disciple de Descartes, un
être par accident, entendant par là qu'il ne peut pas être de
[428] l'essence d'un esprit d'être uni à un corps? En un mot,
suivant l'expression consacrée, l'âme est-elle dans le corps
comme le pilote dans son navire? ou bien (seconde hypothèse)
les deux substances sont-elles intimement unies, c'est-à-dire
liées par un lien intérieur de substance à substance, se
pénétrant l'une l'autre? Le corps, dit-on, est l'instrument de
l'âme; mais, dit Bossuet, c'est un instrument qui diffère des
autres; car si nous brisons ou perdons un de ces instruments
matériels et extérieurs dont nous nous servons, il n'en résulte
rien pour nous-mêmes; nous n'avons qu'à en chercher un autre,
au lieu que, si notre instrument organique est brisé, blessé,
affecté d'une manière quelconque, nous en souffrons et même
nous en mourons. D'où Bossuet conclut que «l'homme est un
tout naturel, c'est-à-dire une substance intelligente, née pour
vivre dans un corps et lui être intimement unie». C'est cette
doctrine que la philosophie scolastique exprimait en disant
avec Aristote que «l'âme est la forme du corps». C'est ce qui
explique aussi que la scolastique paraissait craindre dans
Descartes les excès du spiritualisme cartésien, et c'est en se
plaçant à ce point de vue qu'Arnauld disait à Descartes: «Ne
craignez-vous pas que l'on vous confonde avec les anciens
platoniciens, qui faisaient de l'âme un esprit pur?»
Sans vouloir embrasser toutes les questions que le
problème posé pourrait soulever et entraîner avec elle, nous
voudrions restreindre le débat autant que possible sur un
terrain positif et concret, et plus ou moins accessible à

415
l'expérience, par conséquent sur un terrain psychologique. Il
nous semble, en effet, que, si le corps n'est que juxtaposé à
l'âme comme un instrument extérieur, les sensations que nous
situons dans le corps, comme une douleur à la tête, à la dent, à
la main, n'y sont situées que par suite de l'expérience et de
l'habitude qui nous ont permis de constater qu'à telle sensation
correspond telle modification corporelle. Si, au contraire, la
localisation des sensations dans le corps est spontanée et
naturelle, antérieure à l'expérience; si nous [429] sentons dans
notre corps, non par habitude, mais par instinct, c'est que notre
âme est unie à notre corps d'une manière véritablement intime,
que le corps organisé fait partie de notre être, qu'il est nous à
quelque degré, et que l'âme n'est pas dans le corps comme le
pilote dans son navire.
Le problème de la localisation des sensations devient donc
la traduction expérimentale du problème métaphysique, la
communication des substances. Nous ne saisirons sans doute
pas par là l'action respective de l'âme et du corps; mais nous
verrons qu'il y a autre chose dans cette action qu'une simple
correspondance ou concomitance, à savoir une pénétration,
une intussusception réciproque. Cela ne porte point atteinte à
la distinction; car de ce que deux choses sont distinctes, il ne
s'ensuit pas qu'elles ne puissent être unies l'une à l'autre. La
question toute métaphysique de l'union de l'âme et du corps
sera donc remplacée pour nous par la question expérimentale
de la localisation des sensations.
Lorsque nous éprouvons une sensation, soit externe, soit
interne, nous la rapportons la plupart du temps à un endroit
déterminé du corps que nous appelons siège de la sensation.
Sommes-nous piqués ou brûlés, nous savons immédiatement
où nous avons été piqués ou brûlés. L'éblouissement causé par
le soleil nous affecte les yeux; le bruit d'un canon, les oreilles;
la saveur d'un vin, la bouche. Nous rapportons la migraine à la
tète, la colique aux entrailles, etc. Ainsi de toutes nos
sensations.
Les faits que nous venons de décrire s'appellent la
localisation des sensations. Comment cette localisation a-t-
elle lieu? Est-elle un fait primitif, constitutif de la nature
humaine? Est-elle, au contraire, le résultat de l'expérience et

416
de l'habitude? Nous retrouvons ici le débat qui a été soutenu
principalement à l'occasion de la vision. La théorie de la vision
a suscité deux écoles: l'école innéistique ou nativistique,
comme l'appelle Ilelmholtz, laquelle attribue la plus grande
part des phénomènes de la vision aux dispositions innées de la
vue, et l'école empiristique, qui explique au contraire, le [430]
plus qu'elle peut, les perceptions visuelles par l'association des
idées, par l'induction et par l'expérience. C'est ainsi que,
suivant cette dernière école, la vue ne percevrait primitivement
que des plans; l'expérience seule, aidée du toucher et du
mouvement, lui apprendrait à discerner les distances et les
reliefs. C'est l'expérience qui nous ferait reconnaître la forme
et la figure, qui redresserait pour nous les objets primitivement
renversés, qui peut-être même nous montrerait comme simples
des objets qui d'abord nous auraient paru doubles; et on sait
enfin que, suivant cette école, ce sont les différentes
apparences lumineuses qui sont les signes des objets réels. Au
contraire, suivant l'école innéistique, l'expérience peut bien
servir, à la vérité, à perfectionner et à éclaircir ces diverses
notions, mais elle ne les produit pas; et la vue toute seule
aurait en elle-même la faculté de nous faire connaître toutes
les modifications de l'étendue aussi bien que de la couleur.
Le même problème peut être posé à l'égard de la
localisation des sensations. Au point de vue de l'homme adulte
réfléchissant sur ses états de conscience, il semble bien que
rien n'est plus spontané et plus naturel que la localisation de
nos sensations. C'est immédiatement, sans aucune étude ni
réflexion, que nous rapportons à la tête ou au ventre les
douleurs diverses dont ces organes sont le siège. Sommes-nous
piqués ou brûlés dans l'obscurité, nous n'hésitons pas à porter
tout de suite la main à la partie affectée, et nous ne nous
trompons généralement point. Qui a jamais cru qu'un mal de
dents fût dans le pied? Rarement, et seulement dans les parties
profondes, nous avons quelque doute sur le point précis de la
sensation; mais nous ne nous trompons guère sur la région
affectée.
C'est cette association étroite et invincible de la sensation
et de l'organe qui rend si difficile à comprendre pour les jeunes
gens, et en général pour les personnes étrangères aux études

417
philosophiques, ce que nous appelons le point de vue
psychologique ou objectif, c'est-à-dire la séparation du [431]
fait de conscience et de la partie matérielle à laquelle nous le
rapportons. Pour le sens commun, c'est l'organe qui sent; et
tout ce que nous pouvons obtenir de lui, c'est de consentir à
dire que le moi se sent dans l'organe. Rien ne paraît donc au
premier abord plus évident et plus conforme à l'expérience que
la doctrine d'une puissance innée et spontanée de localisation.
Cependant la psychologie nous a appris à nous défier de
ces prétendues évidences et de ces soi-disant innéités, qui,
considérées de plus près, ne sont que des résultats de
l'habitude et de l'association. Voyons comment on pourrait
expliquer, comment on a expliqué en effet les faits précédents.
Primitivement, dirait-on, le moi ne connaît que lui-même
et ses états de conscience: pour lui, il n'y a pas encore de
corps, pas plus de corps propres que de corps extérieurs.
Quand il commence à distinguer quelque chose d'extérieur,
son propre corps est confondu par lui avec les autres, et il ne
les perçoit que comme il perçoit les autres corps, c'est-à-dire
par la vue et par le toucher; mais il s'habitue peu à peu à
discerner une certaine portion de matière qui accompagne
toujours ses sensations, et dont il ne se sépare jamais. Il arrive
par là à distinguer ce corps des autres corps, et à se l'attribuer
d'une manière plus particulière; il sent que ce corps est à lui,
comme un instrument habituel et nécessaire; mais ce corps ne
lui est cependant pas plus qu'un autre instrument. Si un enfant
était né manchot ou mutilé d'une jambe et qu'on remplaçât
cette jambe ou ce bras qui manquent par un membre postiche,
il s'habituerait à ce membre postiche, comme il le fait à ses
bras et à ses jambes, et il croirait que ces instruments factices
font partie de lui-même. Bossuet distingue à la vérité entre les
instruments ordinaires et le corps humain: «Qu'on brise le
pinceau d'un peintre ou le ciseau d'un sculpteur, dit-il, il ne
sent pas les coups dont ils sont frappés; mais l'âme sent tous
ceux qui blessent le corps, et au contraire elle a du plaisir
quand on lui donne ce qu'il faut pour l'entretenir.» Mais si l'on
appliquait à un enfant [432] aussitôt né des lunettes pour lui
garantir la vue, lorsque ces lunettes seraient brisées il
éprouverait une douleur vive par suite de l'éblouissement, et

418
peut-être par habitude placerait-il cette douleur dans
l'instrument brisé. Plusieurs faits semblent indiquer qu'il
pourrait bien en être ainsi. Ainsi, par exemple, nous sommes
tellement habitués à nos vêtements qu'ils semblent presque
faire partie de notre corps. Notre moi n'est pas seulement l'âme
et le corps réunis, c'est le corps habillé; et ce qui fait que nous
ne nous confondons pas tout à fait avec nos vêtements, c'est
que nous les ôtons, nous les changeons, et que même, dans
certains cas, comme dans le bain, nous les quittons tout à fait.
Mais si l'on supposait un enfant qui n'eût jamais quitté ses
habits, c'est une question de savoir si pour lui les habits ne
feraient pas partie du moi. On sait que celui qui a pris
l'habitude de marcher avec une canne se sent comme
incomplet et mutilé lorsque cette canne vient à lui manquer.
Même l'illusion qui consiste à sentir dans l'organe ne manque
pas d'une certaine analogie dans le cas d'un instrument
artificiel; car quand on se sert d'un bâton pour toucher un objet
dur ou mou, il semble bien que l'on sent la dureté ou la
mollesse au bout du bâton; et maintenant même, où j'écris ces
lignes, je sens la résistance du papier au bout de la plume et
non au bout des doigts.43 Enfin, un argument souvent employé
et qui a une grande force, c'est le fait de l'amputé, souffrant au
membre qu'il n'a plus. Dans les expériences de rhinoplastie, où
l'on prend une partie de la peau du front pour faire un nez, il
arrive que si l'on [433] éprouve ensuite quelque sensation, une
démangeaison par exemple, au bout du nez, on rapporte la
sensation à l'endroit primitif, c'est-à-dire au front. Ces illusions
du sens localisateur ne déposent-elles pas contre l'innéité de ce
sens, de même que, dans la théorie de la vision, les illusions de

43. «Si de naissance un bâton avait été soudé à l'une de nos mains, comme les longs
poils sensitifs et explorateurs du chat sont soudés à ses joues et à ses lèvres, comme le
bois du cerf est soudé à son front, comme la barbe et les dents sont soudées à notre
peau, nous situerions nos lèvres au bout du bâton, comme très probablement le chat
situe ses attouchements au bout de sa moustache, et le cerf au bout de ses cornes,
comme très certainement nous situons nos contacts au bout de nos poils de barbe et de
nos dents.» (Taine, de l'Intelligence, 1. II, ch. II, 3° édit, tome II, p. 135.) — Voir dans
ce chapitre un grand nombre de faits en faveur de l'opinion précédente empruntés a
Muller (Physiologie, 1. III, sect. 3, ch. II), à Weber (Ilandwörterbuch, de Rudolph
Wagner, art. Tactsinn, 2e part., p. 488 et suiv.), à Vulpian (expériences de Paul Bert
sur la greffe animale, Leçons sur la physiologie des systèmes nerveux).
419
la perspective déposent contre les partisans de la théorie
innéistique?
La doctrine précédente paraît bien être celle que Descartes
expose au VIe livre des Méditations, lorsqu'il dit:
«Mais il y a plusieurs autres choses qu'il semble que la
nature m'ait enseignées, lesquelles toutefois je n'ai pas
véritablement apprises d'elle, mais qui se sont introduites dans
mon esprit par une certaine coutume que j'ai de juger
inconsidérément des choses… Je remarque que la nature du
corps est telle qu'aucune des parties ne peut être mue par une
autre partie un peu éloignée qu'elle ne le puisse être aussi de la
même sorte par chacune des parties qui sont entre deux,
quoique cette partie plus éloignée n'agisse point… De sorte
que, s'il y a quelque cause qui excite non dans le pied, mais
dans quelqu'une des parties du nerf qui est tendu depuis le pied
jusqu'au cerveau, le même mouvement qui se fait
ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira de la
douleur comme si elle était dans le pied, et le sens sera
naturellement trompé.»
D'après cette théorie, comment s'expliquerait donc la
localisation? Par une association que l'habitude établirait entre
la sensation éprouvée et la perception objective de l'organe
affecté. Par exemple, la sensation du mal de tête n'apporte par
elle-même aucune notion de tête; mais l'expérience nous
apprend que lorsque nous éprouvons cette douleur, nous la
soulageons en portant la main à cette partie de nos organes
appelée tête; que nous la soulageons encore en déposant notre
tête sur un oreiller et en lui mettant des compresses d'eau
froide, etc.; cette association une fois établie, si nous
éprouvons de nouveau la même sensation, nous penserons
nécessairement à la tête, et nous dirons que nous [434] avons
mal à la tête. De même pour la colique, pour le mal de dents,
etc., un cataplasme sur le ventre soulage la colique: donc elle a
eu lieu dans le ventre; l'extraction d'une dent enlève la douleur:
donc elle avait son siège dans la dent.
Cette théorie est très nettement résumée par l'un des
philosophes les plus distingués de l'école empiristique, M.
Taine: «C'est une loi, dit-il, qu'une sensation nous paraît située
à l'endroit où nous avons coutume de rencontrer sa cause ou

420
condition ordinaire, et cet endroit est celui où le toucher
explorateur peut, en agissant, interrompre ou modifier la
sensation commencée.» 44
Le même philosophe tire de cette loi les conséquences
suivantes: 1° le jugement localisateur est toujours faux, car
jamais le toucher ne peut aller dans les centres sensitifs,
interrompre ou modifier la sensation commencée; — 2° le plus
souvent le jugement localisateur doit situer la sensation à peu
près à l'extrémité extérieure des nerfs; car si l'excitation de tout
le cordon nerveux est l'antécédent normal de la sensation,
notre toucher ne peut atteindre que les environs de son
extrémité extérieure; — 3° le jugement localisateur ne doit pas
situer la sensation à l'endroit exact où se trouve l'extrémité du
nerf ébranlé, mais aux environs; car le toucher n'atteint pas à
l'endroit exact; — 4° en plusieurs cas, le jugement localisateur
doit être vague, car il y a des endroits où le toucher n'atteint
pas, par exemple l'intérieur des membres et du corps; partant,
nous n'en situons que par approximation et vaguement les
sensations dont le point de départ est dans le ventre, la
poitrine, l'estomac, non plus que les sensations partielles dont
se compose une sensation totale musculaire.»45
On voit qu'un grand nombre de faits et des inductions très
plausibles paraissent autoriser l'hypothèse d'une localisation
acquise et artificielle des sensations. Et cependant, nous ne
croyons pas que cette théorie soit la vraie; nous [435] croyons
au contraire que la faculté de localiser est innée, sans nier
toutefois qu'elle ne puisse se perfectionner par le concours des
sens externes. Tous les faits invoqués en faveur de l'hypothèse
empiristique peuvent s'expliquer dans la théorie contraire; et,
en revanche, il est un certain nombre de faits significatifs et,
comme Bacon les appelait, des faits cruciaux, qui ne peuvent
s'expliquer que dans la théorie de l'innéité, et qui par
conséquent doivent faire pencher la balance en faveur de cette
seconde opinion.
À quelles conditions des sensations qui seraient, par
hypothèse, purement subjectives pourraient-elles, à l'aide de
l'expérience et de l'habitude, être localisées dans telle ou telle

44. Taine, de l'Intelligence, 1. II, ch. n, 3° édit., tome II, p. 143.


45. Taine, ibid.
421
partie du corps? C'est évidemment à la condition d'être
différentes suivant les différentes parties du corps, et par
conséquent de pouvoir en devenir les signes lorsqu'elles se
renouvellent; c'est, en second lieu, à la condition que nous les
ayons déjà éprouvées, et que nous les reconnaissions
lorsqu'elles reparaissent, de telle sorte qu'elles ramènent à
l'esprit l'image de la partie du corps antérieurement affectée.
Mais s'il nous arrivait de localiser sans erreur sensible des
sensations identiques dans toutes les parties du corps, ou des
sensations que nous n'avons pas encore ressenties, il faudrait,
selon nous, reconnaître que la faculté de localisation est innée.
Car de quels signes pourrait-elle se servir pour diversifier les
sièges de ces sensations?
Ainsi deux sortes de faits témoigneraient, selon nous, en
faveur de l'hypothèse innéistique: 1° les sensations homogènes;
2° les sensations éprouvées pour la première fois, à la
condition que dans ces deux cas il y eût localisation: or c'est ce
qui a lieu. Examinons ces deux sortes de faits.
1° Sensations homogènes. — Rappelons-nous l'explication
précédente. Une sensation est éprouvée: le toucher explorateur
vient empêcher, modifier cette sensation; l'idée de cette
sensation s'associe à celle de la partie du corps que le toucher
explorateur nous a désignée (par exemple, mal de tête soulagé
par la main froide); si cette sensation se renouvelle, nous [436]
penserons à la tête; et ces deux idées n'en feront plus qu'une,
qui sera le mal de tête: soit; mais, s'il en est ainsi, c'est que le
mal de tête est une sensation spécifique sui generis, que nous
ne confondons avec aucun autre; autrement, cette sensation
venant à reparaître, comment saurions-nous qu'elle a eu lieu
dans la tête plutôt que dans toute autre partie du corps où nous
aurions pu également l'éprouver? C'est pourquoi l'expérience
peut nous apprendre à localiser des sensations dissemblables:
par exemple le mal de tête, le mal de dents, la colique, etc.,
parce que ce sont des sensations très distinctes que nous
n'éprouvons que dans certaines parties déterminées et dont
chacune, restant toujours la même, est très reconnaissable.
Personne, en effet, ne confond ces trois sensations: par
conséquent, quand elles se reproduisent, elles ramènent avec
elles l'idée de places distinctes et séparées. Mais il n'en est pas

422
toujours ainsi. Il y a un bon nombre de sensations que
j'appellerai homogènes, qui sont les mêmes dans toutes les
parties du corps, et que nous localisons cependant avec une
entière certitude. Par exemple, une piqûre, une coupure, une
déchirure, une brûlure, nous donnent toujours la même
sensation, dans quelque partie du corps que nous la
ressentions. Une piqûre à la main droite ne diffère en rien
d'une piqûre à la main gauche; une brûlure ou une coupure au
pied ne diffèrent en rien d'une brûlure ou d'une coupure à la
main. Supposons donc que nous ayons éprouvé une première
fois telle de ces sensations et que le toucher explorateur ou la
vue nous en aient fait remarquer le siège dans la main gauche:
la seconde fois que nous serons piqués ou brûlés, si nous ne
voyons pas l'organe blessé, nous croirons encore que c'est à la
main gauche; mais peut-être sera-ce à la main droite, ou au
pied, ou à telle autre partie; plusieurs expériences de ce genre
ayant été faites, l'association étant rompue à chaque fois entre
la sensation et l'organe, nous devrons prendre l'habitude, selon
les principes mêmes de la théorie associationiste, de ne plus
localiser du tout. Voilà ce qui devrait arriver dans le cas de
sensations homogènes, [437] c'est-à-dire identiques dans
toutes les parties du corps. Mais l'expérience nous apprend au
contraire que non seulement nous continuons à localiser,
même dans ce cas, mais que nous le faisons sans nous tromper
jamais d'une manière appréciable: jamais personne n'a
confondu une piqûre à droite et une piqûre à gauche, lors
même que cette sensation a lieu dans l'obscurité. En quelque
partie du corps qu'on soit piqué, coupé, brûlé, on reconnaît
immédiatement le siège de la sensation. Il en est de même des
démangeaisons, qui sont également des sensations homogènes:
nulle différence entre une démangeaison à gauche ou à droite,
à la main ou à la jambe, dans telle ou telle partie du corps.
Cependant est-il une sensation plus facile à localiser? en est-il
qui demande moins de réflexion, moins de comparaison? En
parlant, en écrivant, en marchant, sans y penser même, on sent
la plus légère démangeaison, et on porte la main, sans se
tromper, à la partie affectée (comme à l'oreille, par exemple,

423
au moment où j'écris ces lignes).46 La localisation est donc
certaine, presque infaillible, à quelques lignes près; et
cependant la sensation est absolument homogène dans toutes
les parties du corps.
Sans cet élément de localisation innée, impossible de
s'expliquer comment des sensations homogènes peuvent
devenir signes de places différentes. Rappelons-nous l'usage
que l'on fait de l'explication empiristique dans la théorie de la
vision. On prétend que les différences de distance ou de relief
ne sont pas perçues directement par la vue, mais qu'elles sont
simplement induites des différences de lumière et d'ombre, ou
des différences de couleur qui les accompagnent; soit; mais il
faut qu'il y ait des différences dans la distribution des lumières
et des ombres, dans les distributions de couleurs; car si, à
toutes les distances, les sensations de couleur ou de forme
étaient identiques, elles ne pourraient plus servir de signes
pour discerner les degrés de la profondeur; [438] et alors, ou
bien la vue n'aurait aucune perception de ce genre, ou il
faudrait reconnaître qu'une telle perception, si elle existait, est
une perception spontanée et innée. C'est là précisément le cas
des sensations homogènes dans le corps humain: étant les
mêmes dans toutes les places, elles ne peuvent devenir le signe
d'aucune d'elles en particulier. Habitués à la théorie
empiristique, et entraînés par cette théorie, les philosophes de
cette école finissent par l'appliquer, sans s'en apercevoir,
même au cas où la condition fondamentale fait défaut.
Peut-être, pour éluder ces conséquences évidentes, se
résoudra-t-on à soutenir qu'il n'y a pas de sensations
rigoureusement homogènes, et qu'il y a toujours de petites
différences qui les diversifient suivant les places; nous aurions
conscience, dirait-on, de ces différences: et cela suffirait pour
autoriser des inductions différentes suivant les cas. J'accorde
qu'il n'y a pas de sensations rigoureusement homogènes,
d'après le principe des indiscernables de Leibniz; mais les
différences tiennent aux différences de cause et non aux
différences de place: par exemple, nous distinguerons bien une
piqûre d'épingle et une piqûre d'aiguille; mais deux piqûres

46. On dira que j'ai provoqué la sensation rien qu'en en parlant: cela est vrai; mais je ne
l'ai pas provoquée à l'oreille plutôt qu'ailleurs.
424
dues à une même cause n'ont entre elles aucune différence,
quelle que soit leur place. Supposer ces différences dans
l'intérêt de la théorie, c'est faire de la psychologie conjecturale,
non expérimentale. C'est d'ailleurs remplacer le mystère par le
mystère, car on n'écarte l'innéité que par la crainte du
mystérieux: or, quoi de plus mystérieux que des différences
infinitésimales, inaccessibles à la conscience et servant de base
aux inductions les plus précises et les plus certaines?
2° D'ailleurs cette hypothèse, elle-même si peu
vraisemblable, viendrait à son tour échouer devant cet autre
fait: c'est que nous localisons avec une absolue certitude des
sensations que nous éprouvons pour la première fois: car alors
on ne peut plus invoquer l'expérience, l'habitude, l'association.
Or, il est des sensations de ce genre: ce sont, par [439]
exemple, les sensations morbides, nées de blessures internes.
Par exemple, celui qui a pour la première fois une fluxion de
poitrine ou une pleurésie, éprouve ce que l'on appelle un point
pneumonique, ou pleurétique, qu'il n'a jamais ressenti
auparavant et qu'il ne peut par conséquent avoir associé par
habitude avec telle ou telle place; et cependant le malade sait
parfaitement dire s'il ressent ce point à droite ou à gauche, en
haut ou en bas du poumon. Sans doute la localisation est ici
moins précise que pour les sensations extérieures; nous ne
nions pas, en effet, comme nous l'avons dit déjà, que la
représentation objective de l'organe par le moyen de la vue et
du toucher ne contribue notablement à la précision de la
localisation. La région affectée nous paraît donc plus vague en
dedans qu'en dehors. Mais, en général, les limites d'erreur ne
sont pas très larges; et il y a une suffisante exactitude pour que
l'on dise que la sensation est réellement localisée. Celui qui a
une lésion au cœur éprouvera une sensation vive de douleur,
qu'il localisera, même la première fois, dans cet organe et non
dans le foie ou dans la vessie; et de même pour les sensations
douloureuses de ces deux organes. Il est un mal peu grave,
mais accompagné d'une douleur très vive, que l'on appelle le
coup de fouet: c'est le sentiment vif et aigu éprouvé dans le
mollet, qui ressemble au cinglement subit d'un coup de fouet.
Ceux qui sont atteints de cette affection, qui est rare, n'hésitent
pas à la rapporter immédiatement à la partie blessée, quoiqu'ils

425
ne l'aient jamais ressentie auparavant. Que viennent faire ici
l'expérience et l'habitude, puisqu'il s'agit d'une première
sensation?
Tous ces faits prouvent, selon nous, une faculté naturelle
et spontanée de localisation. Sans doute, cette faculté n'est pas
absolument exacte; elle désigne plutôt souvent une région
qu'un point précis; il peut y avoir une erreur de quelques
millimètres; à trois millimètres, par exemple, deux pointes de
compas sont senties comme une seule. Ces faits ne prouvent
nullement que la faculté de localisation ne soit [440] pas innée,
car c'est là un fait commun à tous nos sens. Dans tous, quand il
s'agit de sensations très rapprochées, il y a un champ plus ou
moins indistinct où elles se confondent. Combien de personnes
ne savent pas distinguer une couleur d'une autre, quand elles
sont très rapprochées, ou une saveur d'une autre: par exemple
deux crus différents quand il s'agit de vins? Combien sont
incapables de distinguer un dièse d'un bémol, ou même deux
demi-tons? En conclut-on que la vue est impropre par elle-
même à reconnaître les couleurs, l'ouïe à reconnaître les sons,
et le goût les saveurs? On dira que l'habitude et l'exercice y
font beaucoup: cela n'est pas douteux; mais c'est l'habitude et
l'exercice de tel sens, et non pas son association avec un autre.
Chaque sens s'instruit lui-même, voilà la vérité, et cela n'est
pas contraire à la doctrine de l'innéité; mais la vue n'a pas
besoin de toucher pour apprendre à distinguer une couleur, ni
le goût de la vue pour distinguer une saveur, ni l'ouïe d'aucun
autre pour distinguer un son. Le sens localisateur peut donc
avoir certaines indéterminations, sans qu'on en puisse conclure
qu'il n'est pas inné.
Et d'ailleurs, qui peut dire quel est le minimum
appréciable d'une sensation? On s'étonne que deux pointes de
compas nous en paraissent une seule. Mais qu'est-ce donc déjà
qu'une pointe de compas? Elle nous paraît un point invisible:
mais en réalité, cependant, c'est déjà un composé qui a une
étendue réelle, et qui affecte un certain nombre de parties
distinctes que nous ne pouvons pas discerner: de même tout
point lumineux, au-dessous duquel il n'y a plus rien pour la
vision, n'est cependant qu'un composé de points lumineux que
nous ne distinguons pas les uns des autres. La conséquence à

426
tirer de ces faits, c'est que la perception sensible n'a jamais
qu'une valeur relative et approximative, mais non pas que
chaque sens n'ait pas ses perceptions propres et naturelles qui
lui sont véritablement innées. Pour la même raison, on devra
accorder que le sens localisateur n'a lui-même, comme les
autres, qu'une valeur relative; qu'il [441] présente, au-dessous
de certaines limites, une certaine indétermination; mais on n'en
conclura pas que ce sens localisateur n'est pas un sens naturel
au même titre que les autres? D'ailleurs, si le sens localisateur
n'est pas naturel en nous, ce ne serait pas seulement à une
distance très petite que les deux pointes du compas devraient
être senties comme une seule; ce serait à une distance
quelconque: car les deux pointes produisant une sensation
absolument identique, il n'y a aucune raison de les distinguer
l'une de l'autre, si ce n'est par la différence des places; on
devrait les confondre toujours, ce qui n'a pas lieu. Le fait
signalé constitue donc une limite, mais non une erreur de la
faculté localisatrice.
Il n'en est pas de même cependant de toutes les illusions
de cette faculté. Quelques-unes, il faut le reconnaître, sont de
véritables erreurs, comme, par exemple, l'illusion de l'amputé
qui sent la douleur au membre qu'il n'a plus. Comment
concilier un tel fait avec l'hypothèse d'une faculté innée de
localisation? Nous pensons que c'est ici qu'il faut faire
intervenir la théorie associationiste. L'association, dont la
théorie contraire à la nôtre se sert pour expliquer la perception
proprement dite, la perception normale, nous semble devoir
être réservée exclusivement à l'explication de la perception
erronée. Ici deux observations sont nécessaires pour arriver à
la solution de la question.
La première, que nous avons déjà indiquée plusieurs fois,
c'est que, tout en soutenant une faculté innée de localisation,
on n'est pas engagé à soutenir que l'association n'y joue aucun
rôle. On soutient seulement ceci: c'est que l'âme, quand elle
éprouve des sensations, les situe dans un certain espace auquel
elle est unie et dont elle ne se sépare pas; mais elle ne donne
pas à cet espace une forme déterminée. Elle ressent une
douleur qu'elle localise en un certain point, à la main, par
exemple, mais elle ne sait pas que c'est une main; en même

427
temps qu'elle a ce sentiment inné et subjectif de localisation,
elle a des sens externes, la vue et le toucher, qui lui
représentent la main d'une manière objective comme les [442]
autres corps. Elle associe donc ce sentiment subjectif de
localisation, sentiment toujours plus ou moins vague, à la
représentation objective de main, de pied, etc., et cette
association donne évidemment une bien plus grande précision
à la localisation. Si c'est là ce que veulent dire les partisans du
toucher explorateur, ils ont raison. Mais évidemment ils
veulent dire quelque chose de plus; ils entendent que ce n'est
pas seulement la précision de la perception qui vient de
l'association, mais la perception même, à savoir la perception
dans un lieu, ou localisation. C'est au contraire de cette
perception en elle-même, sans en déterminer le degré de
précision, que nous soutenons l'innéité.
La seconde observation importante pour expliquer les
erreurs de localisation, c'est qu'il ne faut point s'étonner que
nous admettions une faculté perceptive, et cependant plus ou
moins indéterminée, ayant besoin du concours des autres sens
pour arriver à la détermination et à la précision. En effet, autre
chose est percevoir, autre chose est mesurer. Une faculté ne
peut pas avoir en elle-même sa propre mesure sans perdre par
là son titre à être une faculté perceptive indépendante. Par
exemple, personne ne contestera que la perception du temps et
de la durée ne soit due à la conscience; et cependant la
conscience par elle-même ne nous donne pas la mesure exacte
du temps, et pour cette mesure nous avons besoin de recourir
aux sens extérieurs, par exemple à la vue. Nous pouvons
même nous tromper gravement quant à cette mesure. Si, par
exemple, pendant que nous sommes occupés; à travailler avec
une grande contention d'esprit, la pendule de notre cabinet se
trouve, par une raison quelconque, avancée ou retardée, nous
pourrons nous tromper de quelques heures sans nous en
douter. Et cependant est-il un psychologue qui soutiendrait que
la vue nous fournit la notion du temps? La conscience donne le
temps, mais elle ne le mesure pas. On nous dit seulement qu'il
s'est écoulé un certain temps et que les diverses parties de ce
temps sont les unes hors des autres; quant à la représentation
objective [443] de ce temps, elle est due au sens extérieur. Ne

428
peut-on point appliquer la même doctrine au sens de l'étendue
interne? La conscience nous apprend que nos sensations sont
dans l'étendue et qu'elles sont les unes hors des autres; mais la
forme de cette étendue, la représentation totale de ce groupe de
sensations, ne se forme qu'à l'aide de la vue et du toucher. Il y
a donc deux procédés de localisation qui travaillent
concurremment dans l'enfant nouveau-né: c'est le sens du
dedans et le sens du dehors, et c'est de leur concours que se
forme la perception de notre propre corps et la localisation
actuelle de nos sensations.
D'après ces principes, il n'est plus difficile d'expliquer les
illusions signalées. Le sens localisateur interne ayant pris
l'habitude de s'appuyer sur le sens localisateur externe et
trouvant même dans celui-ci une clarté représentative qui lui
manque à lui-même, se laisse peu à peu déposséder de sa
fonction propre et se subordonne au sens extérieur, de même
que, chez la plupart des hommes, le toucher se laisse
subordonner à la vue et perd par là les qualités de précision
dont il serait susceptible et qu'il retrouve chez les aveugles de
naissance. Cela étant, lorsque tel organe a disparu, la
représentation de cet organe ne laisse pas que de subsister, au
moins pendant un certain temps, et le sens interne continue à
revêtir sa propre sensation de la forme du sens externe: il dira
donc toujours: «J'ai mal aux pieds, j'ai mal à la main,» sans
avoir ni main ni pied; néanmoins la localisation dans l'espace
et à une distance indéterminée des centres n'en reste pas moins
l'opération innée du sens interne. L'erreur n'est pas une erreur
de perception, mais une erreur de précision. Je puis percevoir
très nettement qu'un lieu n'est pas un autre, sans pouvoir dire
avec précision quel intervalle il y a entre eux.
Pour le dire en passant, l'explication précédente pourrait
s'appliquer peut-être à d'autres cas, par exemple à la perception
de la distance. On refuse cette perfection à la vue en invoquant
les erreurs qu'elle commet dans ce genre, et en [444]
particulier les illusions de la perspective et de la peinture. Mais
ne peut-il pas se faire que la vue ait le sentiment de la
troisième dimension comme des deux autres, sans en avoir la
mesure? Ne peut-on pas distinguer, avec un philosophe
américain, ce qu'il appelle le quale et le quantum dans

429
l'espace? Le quale, c'est ce qui constitue l'espace, à savoir les
trois dimensions; le quantum, c'est la détermination et la
mesure. Or, que dans un espace qui en soi est homogène et qui
ne fournit aucun point de repère, la vue ait besoin de signes
indicateurs, par exemple de couleurs, de lumière ou d'ombre,
pour évaluer et déterminer les distances, cela se comprend de
soi; mais s'ensuit-il que l'espace en général, avec ses trois
dimensions, ne préexiste pas dans l'acte inné de la vue? Nous
inclinons, pour nous, à le croire, et nous pensons qu'il y aurait
lieu à réviser ce que l'on appelle la doctrine de Berkeley,
appuyée de l'expérience de Cheselden; et ici encore
l'hypothèse innéiste devrait reprendre l'avantage. Pour en
revenir à notre question, nous devons nous borner ici à des
considérations purement psychologiques. Nous n'avons pas
voulu, en effet, franchir les limites de la psychologie. Mais il
est facile de voir que nous touchons au problème le plus
délicat et le plus profond de la métaphysique, à savoir au
problème d'union de l'âme et du corps. Comment l'âme
perçoit-elle son propre corps et se l'attribue-t-elle en propre?
L'âme est-elle dans le corps comme un pilote dans son navire,
ou lui est-elle intimement unie? Le composé humain, comme
l'appellent les scolastiques, est-il un être par accident, comme
disait un disciple de Descartes, ou un tout naturel, comme le
dit Bossuet? Le moi est-il exclusivement réduit à la partie
subjective et pensante de notre être, ou est-il, comme le croit le
sens commun, l'âme et le corps réunis? Quel est le siège de
l'âme? Est-elle unie au corps tout entier ou à une seule partie et
même à un seul point? La conscience, si elle nous donne
immédiatement l'étendue interne de notre corps, peut-elle donc
atteindre le vrai moi? La conscience diffuse dans tout le corps
est-elle du [445] même ordre que la conscience de la monade
dominante qui est le siège de la pensée et de la volonté? Y a-t-
il lieu à admettre, avec certains physiologistes et psychologues
récents, des moi secondaires et des sous-consciences
subordonnées au moi humain et à la conscience proprement
dite? Nous ne voulons pas ici entrer dans toutes ces questions,
qui sont d'un autre domaine. Nous avons voulu nous
circonscrire sur un point très précis, où il nous semble que l'on
peut dire quelque chose de positif. Nous croyons avoir

430
démontré par des faits, inexplicables dans toute autre
hypothèse, l'existence d'une faculté innée de localisation. Nous
ne voulons pas dépasser cette conclusion, qui paraît par elle-
même assez importante.47

47. Voir dans la Revue philosophique notre étude sur la Perception de la distance par
la vue (janvier 1879).
431
432
LIVRE DEUXIÈME

LES PASSIONS
LEÇON PREMIÈRE
LE FOND COMMUN DES PHÉNOMÈNES PSYCHOLOGIQUES
LA SENSIBILITÉ PHYSIQUE

Messieurs,

Nous suivrons, dans le plan de ce cours, à peu près l'ordre


de Spinoza dans son Éthique. Celui-ci, après avoir traité de
l'âme (de Mente), vient à traiter des passions (de Affectibus).
En suivant cette même voie, nous rencontrons maintenant la
question des passions, si intimement liée à la question de la
liberté, dont nous parlerons ci-après.
Sans admettre, avec Condillac, que toutes nos facultés ne
sont que la sensation transformée, nous sommes obligés de
reconnaître que toute vie psychologique commence par la
sensibilité, et par la sensibilité physique. Au-dessous il n'y a
pas de conscience, et par conséquent pas de vie
psychologique; au-dessus sont les facultés d'un ordre supérieur
qui se développeront plus tard, mais qui ne paraissent pas
contemporaines de nos premières impressions psychologiques.
Les impressions et les premières réactions qu'elles produisent
en nous sont provoquées par l'action des objets extérieurs sur
nos organes, ou sont le résultat de la vitalité de ces organes. La
sensibilité physique n'est donc pas à proprement parler une
faculté spéciale; c'est le fond commun d'où partent toutes nos
facultés. Toutes, à l'origine, plongent dans ce [450] fond
commun, toutes y ont des racines. L'intelligence commence
par la sensation Le sentiment commence par le plaisir et la
douleur attachés aux sensations et aux impulsions qui en

433
dérivent. La volonté commence par les mouvements instinctifs
qui résultent de ces impulsions. En un mot, les trois facultés
que l'on distingue ordinairement dans l'homme, et que l'on a
raison de distinguer, ne se séparent pas à l'origine, et elles
tiennent par leurs racines à la vie animale.
C'est pour avoir négligé de mettre à part ce fond commun
de la vie psychologique, et avoir voulu l'encadrer à titre de
faculté spéciale dans la série de nos facultés, que la
psychologie est en général si embarrassée de dire ce que l'on
doit entendre par sensibilité; car tantôt on admet avec Kant
que la sensibilité est la faculté de recevoir des impressions ou
des représentations du dehors, et on l'oppose à l'entendement.
La sensibilité se compose alors de ce qu'on appelle les sens;
mais que deviennent le plaisir et la douleur, les inclinations,
les désirs, les affections, tout cet amas de faits émotifs qui
d'une part se distinguent des sens, et de l'autre peuvent
s'élever, aussi bien que l'intelligence elle-même, jusqu'au
domaine le plus sublime. Il faudra donc ou bien refuser, contre
l'usage, la dénomination de sensibilité à ces derniers
phénomènes, ou embrasser dans une même dénomination deux
faits aussi différents que la sensation de couleur et l'amour de
la patrie. D'un autre côté, ce que l'on fait souvent, on
restreindra le terme de sensibilité à la faculté d'éprouver du
plaisir ou de la douleur, et consécutivement des inclinations et
des affections. Mais alors que fait-on des sens proprement dits,
c'est-à-dire des fonctions qui nous mettent en rapport avec le
monde externe? On est obligé d'en faire des facultés
intellectuelles, et encore ici de violenter la langue, pour leur
enlever tout caractère sensitif. Enfin, on distingue une
troisième faculté que l'on appelle activité, et dans laquelle on
distingue trois modes: l'instinct, l'habitude et la volonté. Mais
en quoi l'instinct (premier mode de l'activité) se distingue-t-il
des instincts, ou tendances, ou impulsions [451] spontanées
que l'on rattache à la sensibilité? C'est ce que l'on n'explique
pas.
Ces difficultés ne peuvent disparaître que si l'on distingue
la sensibilité physique des trois facultés, comme étant leur
fond commun, leur substratum. Nous admettons, quant à nous,
que les trois facultés ne se distinguent que par le haut, et

434
qu'elles ont toutes trois des racines sensitives. La sensibilité
physique n'est donc pas une faculté spéciale, ni même la partie
d'une autre faculté plus générale appelée sensibilité. Elle est
une propriété fondamentale inhérente à la vie animale, et peut-
être identique à la vitalité en général; et c'est du fond de cette
propriété commune et essentielle qu'émergent les trois facultés
liées à un tronc commun. Sans doute l'intelligence se distingue
du cœur, et le cœur se distingue de la volonté. Voilà les trois
facultés. Mais l'intelligence a ses racines dans les sens, le cœur
a ses racines dans les appétits, et la volonté a également les
siennes dans l'instinct. Au lieu des trois facultés, on peut donc
admettre en psychologie trois groupes de facultés, composés
chacun de deux termes: les sens et l'entendement; — les
appétits et les sentiments; — l'instinct et la volonté. Les trois
termes inférieurs sont les formes de la vie animale, les trois
termes supérieurs sont les formes de la vie humaine. Les trois
termes inférieurs se distinguent à peine les uns des autres; ils
vont se perdre eux-mêmes dans un fond commun où tout
s'identifie. C'est même la division des trois facultés
supérieures qui a permis d'établir quelque distinction dans les
termes inférieurs; mais au fond ils se confondent: sensations,
appétits, instincts, tout s'identifie. L'instinct de succion, par
exemple, dans l'enfant nouveau-né, est à la fois un instinct et
un appétit, et il est accompagné de sensation. C'est ce fond
obscur que Maine de Biran appelle la vie affective de l'esprit,
et que Cabanis appelle les premières déterminations de la
sensibilité.
Étudions donc d'abord ce premier fond commun de la vie
psychologique.
Tout en admettant avec Cabanis que la sensibilité
physique [452] est le dernier terme auquel on arrive dans
l'étude des phénomènes, et tout en admettant encore, si l'on
veut, avec lui que le physique et le moral se confondent à leur
source, nous n'admettrons pas pour cela que, comme il le dit
encore, «le moral n'est que le physique considéré sous certains
points de vue particuliers». De même que Kant nous dit, au
début de son grand ouvrage: «Toutes nos connaissances
naissent avec l'expérience, mais ne naissent pas de
l'expérience,» de même on peut dire que le moral en nous

435
n'apparaît qu'après ou avec le physique; mais cela ne veut pas
dire qu'il en vient.
Si donc nous voulons remonter jusqu'au premier fait
psychologique, on est conduit au point où la sensibilité vient
s'ajouter à la vitalité proprement dite, ou même se confond
avec elle: car, suivant un grand nombre de physiologistes,
suivant Cabanis notamment et Claude Bernard, la sensibilité
n'est pas une propriété ajoutée à la vie; c'est la vie elle-même.
Vivre, c'est sentir.
Comment comprendre cette proposition? Car en général
on distingue l'être vivant de l'être sensible, et par exemple le
végétal de l'animal; on n'accorde à l'un que les fonctions de
nutrition et de reproduction; on réserve à l'autre les fonctions
de relation, dont la première est la sensibilité, et la seconde la
motilité.
Mais les physiologistes dont je parle ne séparent pas la
sensibilité des autres propriétés vitales. Voici un être vivant,
animal ou végétal. À quoi reconnaissez-vous qu'il est vivant?
À ce signe que, mis en contact avec les objets extérieurs, il
réagit, c'est-à-dire il entre de lui-même en action. Sans doute
les corps inorganiques réagissent également, car c'est un
axiome de la physique qu'il n'y a pas d'action sans réaction;
mais les réactions vitales sont infiniment plus énergiques, au
moins en apparence, que les réactions physiques et chimiques.
Sans insister sur ces différences, disons que ces réactions sont
ou bien des mouvements, ou des changements de coloration,
ou des changements de température, ou [453] tels autres
phénomènes, différant suivant les organes et les fonctions. Or,
puisque ces organes étaient précédemment inertes au repos,
puisque le contact des agents a été nécessaire pour éveiller leur
activité, il a donc fallu qu'ils subissent quelque modification
par le contact, qu'ils en subissent l'impression, en un mot qu'ils
l'aient sentie. La sensibilité n'est donc que la faculté de
recevoir les impressions du dehors et de réagir sous l'influence
de ces impressions. S'il en est ainsi, on comprend que la
sensibilité s'identifie avec la vie, qu'elle soit la vitalité elle-
même.
C'est dans ce sens qu'il sera permis de dire avec Bichat:

436
«L'estomac est sensible à la présence des aliments; le cœur
est sensible à l'abord du sang, le conduit excréteur au contact
du fluide qui lui est propre; la peau, les yeux, les oreilles, les
membranes du nez et de la bouche, sentent l'impression des
corps qui les touchent.»
Dans ce sens général, le terme de sensibilité s'appliquera
aussi bien aux végétaux qu'aux animaux. La plante appelée
sensitive, et c'est de là que lui vient son nom, ressent
l'impression du contact, puisqu'elle se replie sous cette
impression. Toutes les plantes qui recherchent la lumière sont
donc sensibles à la lumière. Suivant Claude Bernard, qui a fait
des expériences là-dessus, les agents anesthésiques agissent
sur les plantes de la même manière que sur les animaux. Le
chloroforme insensibilise la sensitive et en arrête les
mouvements. Déjà au XVIIIe siècle on avait fait des
expériences analogues. On avait trouvé à Édimbourg que la
sensitive s'immobilise lorsqu'on l'arrose avec de l'opium.
Claude Bernard raisonne donc ainsi: puisqu'un même agent
produit les mêmes effets sur les végétaux et les animaux, il
faut qu'il y ait une propriété commune entre les uns et les
autres. Or, chez les animaux cette propriété s'appelle
sensibilité: elle doit donc s'appeler du même nom chez les
végétaux.
Sans doute, c'est là un raisonnement plausible, et tant qu'il
ne s'agit que d'une question de nom, on peut accepter la
dénomination de Cabanis et de Cl. Bernard, et entendre [454]
par sensibilité toute espèce de réceptivité organique ayant pour
effet de produire des réactions particulières. Mais on se
demande si, en étendant de cette manière le sens du terme de
sensibilité, on ne finit pas par lui ôter toute signification
précise; car ce serait arbitrairement que l'on réduirait la
sensibilité ainsi définie aux êtres vivants. Les êtres
inorganiques eux-mêmes ont aussi la propriété de recevoir les
actions du dehors et de réagir contre elles. Par exemple, la
limaille de fer qui se précipite sur l'aimant aussitôt qu'elle a été
mise en sa présence, a bien l'air d'avoir été impressionnée par
l'aimant et d'avoir réagi par un mouvement d'attraction. La
plaque photographique qui est impressionnée par la lumière
peut être dite sensible à la lumière. En présence de telles ou

437
telles substances, les corps de la chimie changent de couleur,
de température, de poids, et ce qu'on appelle affinité ressemble
bien à l'action vitale. La sensibilité finirait donc par se
confondre avec cette propriété élémentaire de toute substance
matérielle, à savoir de recevoir des actions du dehors et de
réagir contre ces actions.
C'est pourquoi les psychologues en général veulent que
l'on réserve le terme de sensibilité à un ordre de faits
déterminés, à savoir à une certaine propriété du système
nerveux, accompagnée de conscience et manifestée surtout par
le plaisir et la douleur. Sentir, ce n'est pas seulement vivre,
c'est jouir et souffrir avec ce qui s'ensuit, à savoir les
mouvements d'attrait et de répugnance consécutifs au plaisir et
à la douleur. Les psychologues, en effet, demandent ce que
c'est qu'une sensibilité non sentie, ce que c'est que des
impressions de sensibilité qui ne sont pas des sensations.
Cabanis a essayé de répondre à cette difficulté:
«Après avoir lu cet article, dit-il, un ami très versé dans
les matières philosophiques me dit: «Vous établissez donc
qu'il peut y avoir sensibilité sans sensation, c'est-à-dire sans
impression perçue? — Oui, sans doute; c'est même un point
fondamental dans l'histoire de la sensibilité physique. — Mais
ce que nous croyons pouvoir appeler dans ce cas [455]
sensibilité, n'est-il pas ce que les physiologistes désignent sous
le nom d'irritabilité?— Non; et voici la différence.
L'irritabilité est la faculté de contraction qui paraît inhérente à
la fibre musculaire… Mais dans les mouvements organiques
coordonnés, il y a plus que cela, tout le monde en convient;
car, outre ceux de ces mouvements qui sont déterminés par des
impressions perçues, il en est plusieurs qui sont déterminés par
des impressions dont l'individu n'a nulle conscience et qui, le
plus souvent, se dérobent eux-mêmes à son observation; ils
cessent lorsque l'organe n'a plus de communication avec les
centres sensibles; ils cessent en un mot avec la sensibilité; ils
sont suspendus et renaissent avec elle… Ainsi, comme nous
n'appelons sensation que les impressions perçues, il y a bien
véritablement sensibilité sans sensation.»
Ainsi, suivant Cabanis, la sensibilité se distingue de cette
autre propriété qu'Haller avait appelée irritabilité et qui

438
consiste dans la propriété qu'a le muscle de se contracter au
contact. Stimulez un muscle, il se raccourcit, et c'est en cela
qu'il est irritable. La sensibilité est tout autre chose. Elle a lieu
dans les mouvements coordonnés; c'est-à-dire que lorsqu'on
irrite une partie du corps, le corps tout entier, ou tout un
système d'organes, est mû d'une manière sympathique et
coordonnée. Or, quoique, dans ce cas-là, il y ait des
impressions dont nous avons conscience, il y en a aussi une
multitude dont nous n'avons point conscience et qui cependant
déterminent des effets. Par exemple, dans l'acte de la
déglutition, de la natation, de la marche, de la parole, le
nombre des impressions conscientes est bien peu de chose en
comparaison de celles qui nous échappent et qui cependant
sont nécessaires pour déterminer les mouvements appropriés
que l'acte exige. Dans bien des cas aussi, l'expérience nous
montre la persistance des mouvements quand la conscience
semble avoir disparu: tel est le cas de la grenouille décapitée
qui continue à nager, à se cacher, etc.
En résumé, suivant Cabanis, il y aurait sensibilité
lorsqu'une [456] action exercée sur une partie du corps se
communique à une autre partie du corps et même au corps tout
entier; il y aurait irritabilité lorsque le muscle irrité réagit sur
place par la contraction contre la stimulation.
Bichat admet à peu près la même doctrine que Cabanis.
Seulement il remplace le terme vague d'irritabilité par le terme
plus précis de contractilité, ou propriété de se contracter sous
l'irritation. Il en distingue deux espèces: la contractilité
animale ou volontaire, et la contractilité involontaire ou
inorganique. Il admet la même distinction pour la sensibilité.
La sensibilité est la faculté de recevoir une impression; quand
elle n'est que cela, c'est la sensibilité organique; mais quand il
s'y ajoute la faculté de rapporter cette impression à un centre,
c'est la sensibilité animale. Or, rapporter une impression à un
centre, c'est ce qu'en termes psychologiques nous appelons
avoir conscience. La sensibilité animale, c'est donc la
sensibilité consciente; la sensibilité organique, c'est la
sensibilité non consciente.
Seulement, en quoi consiste cette faculté de recevoir des
impressions? C'est ce que Bichat ne nous explique pas; car

439
tous les corps sans exception sont capables de recevoir des
impressions. En quoi donc consiste ce genre d'impressions
qu'on ne sent pas et qu'on appelle cependant sensibilité? Il est
évident que nous ne comprenons la sensibilité inconsciente ou
organique que par analogie avec la sensibilité animale. C'est
parce que, dans certains cas, nous avons conscience du plaisir
ou de la douleur, que nous supposons quelque chose de
semblable, même lorsque nous ne sentons plus ni plaisir ni
douleur. Par exemple, la rougeur d'une membrane étant
accompagnée d'une douleur que nous localisons dans cette
membrane, nous disons que la membrane est sensible; nous
dirons donc encore qu'elle est sensible quand elle rougit sous
une excitation, même lorsqu'il n'y aurait pas de plaisir ou de
douleur. Nous sommes avertis par le plaisir et la douleur de la
présence d'une propriété appelée sensibilité; et nous
continuons à l'appeler [457] ainsi dans les cas purement
organiques où il n'y a ni plaisir ni douleur.
Au reste, Bichat jette un grand jour sur la question en
montrant qu'entre la sensibilité organique et la sensibilité
animale il n'y a qu'une différence de degré. En effet:
1° L'une succède à l'autre d'une manière insensible. Par
exemple, nous avons la sensation du trajet des aliments dans la
bouche et dans l'arrière-bouche; cette sensation s'affaiblit dès
le commencement de l'œsophage, devient presque nulle au
milieu et disparaît à la fin. Ce sont cependant les mêmes
membranes qui doivent recevoir des sensations analogues.
2° Divers excitants appliqués au même organe peuvent y
déterminer l'un et l'autre mode de sensibilité. Par exemple,
irrités par les acides, les ligaments ne transmettent rien au
cerveau; mais sont-ils tordus, distendus, déchirés, une vive
sensation de douleur en est le résultat.
3° L'inflammation d'une partie, en exaltant la sensibilité
organique, la transforme en sensibilité animale.
Ainsi, à un certain degré d'excitation, l'impression est
transmise au cerveau, il y a conscience; à un degré inférieur,
l'action s'arrête à l'organe, qui seul reçoit l'impression sans la
transmettre, et il n'y a pas conscience. En conséquence, suivant
Bichat comme suivant Cabanis, la conscience n'est pas
indispensable pour constituer la sensibilité. Cette propriété,

440
avec ou sans conscience, est commune à tous les organes. Elle
en est, dit Bichat, le véritable caractère vital; et, dans chaque
organe particulier, la somme de sensibilité dont il dispose
constitué «sa vie propre». On peut donc dire que, pour Bichat
comme pour Cabanis, «vivre, c'est sentir».
C'est la même doctrine que nous trouvons dans Claude
Bernard.
Il conteste, comme nous l'avons déjà vu, que la sensibilité
soit la faculté propre des animaux. Il conteste le mot de Linné:
Mineralia crescunt, vegetalia vivunt, animalia sentiunt. [458]
Il faut dire au contraire que la sensibilité est le caractère propre
et essentiel de toute matière vivante.
Seulement il revient à l'irritabilité hallérienne, au lieu de
la contractilité de Bichat: la contraction est le fait du muscle;
or il y a d'autres modes de réaction qui ne sont pas des
contractions; tout organe réagit contre l'irritation, et en cela il
est irritable.
La vraie difficulté est de distinguer l'irritabilité de la
sensibilité. Nous avons vu comment Cabanis entend cette
différence. L'irritabilité, c'est la réaction de l'organe isolé; la
sensibilité, c'est la réaction du système soit total, soit partiel,
dans l'organisme en général. Claude Bernard admet la même
distinction, en ajoutant d'ailleurs qu'il n'y a là qu'une
différence de degré. Voici comment il explique l'irritabilité.
«Le protoplasma ou matière première de l'être vivant jouit
de la faculté remarquable de se déplacer, de changer de forme
sous l'influence des excitants; il est contractile. Cette faculté
de mouvement est visible dans toutes les masses
protoplasmiques, dans les éléments embryonnaires du tissu
conjonctif, dans les globules blancs du sang chez les animaux
supérieurs. La motilité et l'irritabilité sont d'ailleurs deux
propriétés corrélatives qu'on ne saurait séparer l'une de l'autre;
le mouvement est un effet déterminé par l'influence d'un agent;
l'agent, c'est l'excitant. La faculté de réagir par une
manifestation physique, mécanique ou chimique contre
l'excitation, c'est l'irritabilité.»
Si nous nous demandons maintenant, d'après cette
définition, en quoi la faculté de réagir de la nature vivante se
distingue delà faculté de réagir de la matière brute, puisque,

441
dans aucun cas, il n'y a d'action sans réaction, il se trouve que
la différence, suivant Claude Bernard, est dans la proportion.
Dans la matière brute, l'action est égale à la réaction; dans la
matière vivante, il semble qu'il n'en soit pas ainsi. Par
exemple, le plus léger contact peut déterminer la sensitive à
replier ses feuilles; la plus légère impression de froid peut
déterminer des congestions considérables.
[459] En un mot, sans rechercher si l'irritabilité peut se
réduire à des propriétés mécaniques et chimiques, et si nous
nous en tenons à l'état actuel de nos connaissances, on trouve
qu'il y a un mode de réaction propre aux êtres vivants; et c'est
le mode d'action que l'on appelle irritabilité.
Maintenant, en quoi ce mode d'action se distinguera-t-il de
cet autre mode d'action que l'on appelle sensibilité?
Selon Claude Bernard, l'irritabilité ne serait que «la forme
élémentaire de la sensibilité»; et la sensibilité ne serait au
contraire qu' «une forme très élevée de l'irritabilité».
Pour bien comprendre cette doctrine, il faut retrancher du
terme de sensibilité le sens exclusivement psychologique que
lui donnent les philosophes, à savoir le fait d'éprouver des
sensations agréables et désagréables, à la suite de certaines
modifications corporelles; pour les psychologues, son
caractère distinctif serait la conscience.
Or cette signification ne peut pas être celle des
physiologistes, par la raison que le domaine de la conscience
leur est fermé. Ils n'étudient et ne connaissent que les faits
objectifs, matériels et tangibles. Or, ce sont ces phénomènes
matériels, accompagnant d'ordinaire les phénomènes de
conscience, et pouvant se reproduire en l'absence de cette
conscience, ce sont, dis-je, ces phénomènes qui constituent
pour le physiologiste la sensibilité. Il y a là, dit Claude
Bernard, «un ensemble de phénomènes organiques ayant pour
point de départ l'impression d'un agent extérieur, et pour terme
la production d'un acte fonctionnel variable, mouvement,
sécrétion, etc. Donc ce qui caractérise la sensibilité, c'est la
réaction matérielle à une stimulation.»
Ainsi, pour les psychologues, la sensibilité est, suivant Cl.
Bernard, «l'ensemble des réactions psychiques provoquées par
la modification externe». Pour les physiologistes, la sensibilité

442
est «l'ensemble des réactions physiologiques de toute nature
provoquées par les mêmes modifications».
Mais nous avons vu déjà que l'irritabilité est aussi la
réaction contre des stimulants externes. Où donc est la
différence? [460] La voici, selon Cl. Bernard. L'irritabilité,
selon lui, c'est la faculté de réaction dans la cellule, c'est-à-dire
dans l'élément primordial. Cl. Bernard la définit «la sensibilité
de la cellule.» La sensibilité, c'est, au contraire, «la faculté de
réaction dans l'appareil nerveux tout entier ou dans une portion
de cet appareil autre que la cellule excitée». Lorsque cette
réaction se communique au centre, elle devient consciente, et
c'est alors la sensibilité psychologique; quand elle s'arrête aux
centres secondaires, elle est inconsciente; mais elle n'en est pas
moins la sensibilité.
On voit que la dispute des psychologues et des
physiologistes n'est guère qu'une dispute de mots. En effet, les
psychologues accordent qu'à l'origine des phénomènes
psychiques il se passe dans les organes certaines réactions qui
peuvent encore avoir lieu même quand il n'y a plus de
phénomènes psychologiques. Seulement ils demandent qu'on
n'appelle pas cela sensibilité, puisqu'il n'y a rien de senti. De
l'autre côté, les physiologistes accordent qu'il y a une
sensibilité consciente qui est du domaine exclusif de la
psychologie. Seulement ils croient avoir le droit de désigner
sous le même nom, à savoir le nom de sensibilité, les réactions
physiologiques qui sont la condition de la sensibilité, même
quand il n'y a rien de senti.
Les faits sont donc accordés de part et d'autre; il ne s'agit
que d'un mot. Les physiologistes demandent qu'on étende le
mot de sensibilité jusqu'aux phénomènes non sentis, lorsque ce
sont des phénomènes de réaction générale. Nous demandons
pour notre part que l'on étende le nom d'irritabilité aux mêmes
phénomènes, en distinguant l'irritabilité partielle et l'irritabilité
générale.
Quoiqu'il en soit de ce débat, entre la sensibilité purement
organique ou irritabilité générale, qui est le domaine propre de
la physiologie, et la sensibilité consciente, qui est le domaine
de la psychologie, il y a une sorte de vie crépusculaire,
intermédiaire entre la conscience et l'inconscience, une

443
sensibilité sourde, diffuse, indéterminée, dont nous ne pouvons
[461] nous faire une idée qu'en pensant à l'état intermédiaire
entre le sommeil et la veille, ou dans l'évanouissement, dans
tous ces états mixtes que l'on ne peut pas décrire, mais qui ne
nous sont pas entièrement inconnus, et qui sont pour nous le
type de la vie animale inférieure, type que l'on peut même, à
l'aide de l'imagination, supposer jusque dans les plantes. Cette
sensibilité informe, qui est aux états inférieurs de conscience
ce que le protoplasma des protozoaires est aux formes
organiques des embranchements supérieurs, est la racine de la
vie psychologique. C'est là que plongent toutes nos facultés à
leur origine; c'est de la qu'elles émergent en se distinguant.
C'est là que dorment, confondus, le sentiment, la pensée, la
volonté, en attendant qu'elles se séparent dans leur
développement.
Cette sorte de vie obscure et enveloppée a été en général
négligée par la psychologie classique. Ni l'école de Condillac,
ni l'école écossaise, ni l'école psychologique française de
Jouffroy et de Ad. Garnier, n'ont fait place dans leurs études à
cette existence primitive, qui est cependant le fond premier de
tout le reste. Deux philosophes seulement, à notre
connaissance (la philosophie contemporaine mise à part) ont
porté leurs regards sur cet ordre de phénomènes: Cabanis et
Maine de Biran. Celui-ci donne à ces faits le nom de vie
affective, et il en parle souvent par opposition avec le moi ou
la personnalité proprement dite. Cabanis consacre à ce sujet
toute une étude dans ses Rapports du physique et du moral
(10e mémoire, intitulé les Premières Déterminations de la
sensibilité). Nous résumerons les idées de ces deux
philosophes.
Que faut-il entendre, suivant Biran, par état affectif?
C'est, dit-il, «ce qui reste d'une sensation complète quand
on en sépare l'individualité personnelle, et avec elle toute
forme d'espace et de temps, tout sentiment de causalité interne
ou externe». Par exemple, si, par hypothèse, dans les
innombrables sensations que nous éprouvons à chaque heure
de la durée, si nous retranchons l'idée du moi avec toute [462]
notion d'espace, de temps, de causalité, que reste-t-il? Ne
reste-t-il alors que des phénomènes organiques, des

444
changements de mouvement perceptibles du dehors, tels que
déplacements, raccourcissements, ou encore changements de
coloration, de température? Ou bien reste-t-il quelque chose
d'interne, de subjectif, de psychologique? Maine de Biran
répondait oui; il reste un état de ce genre qui n'est pas même
encore la sensation, mais ce qu'il appelle l'affection. Ce n'est
pas là, dit-il, une abstraction. «C'est un mode positif et
complet dans son genre qui dans l'origine a formé notre
existence tout entière, et constitue celle d'une multitude d'êtres
vivants. C'est l'état dont nous nous rapprochons lorsque notre
nature intellectuelle s'affaiblit et se dégrade, que la pensée
sommeille, que la volonté est nulle, que le moi est comme
absorbé par les affections sensibles.»
Pour Maine de Biran, comme pour Cabanis et pour Bichat,
cet état est contemporain du premier développement de l'être
organisé: car, dit-il, «commencer à vivre, c'est recevoir des
impressions, en être affecté et réagir en conséquence.»
Seulement les physiologistes ne voient que les effets externes.
Biran pense, au contraire, que là même où il n'y a pas de moi,
pas de conscience proprement dite, il y a cependant encore
quelque chose de psychologique et de subjectif, une sensibilité
diffuse, non concentrée, ne se résumant pas en une conscience
individuelle et personnelle, mais que nous ne pouvons
concevoir sans lui attribuer une demi-conscience, une
conscience rudimentaire, extérieure en quelque sorte, et qui se
confond absolument avec l'impression elle-même. Dans cet
état, la statue de Condillac, selon la juste expression de ce
dernier, devient «odeur de rose». Ce sont les perceptions sans
aperception de Leibniz; ce sont les sensations matérielles dont
parle Buffon. Maupertuis attribuait celle sorte de sensibilité
aux dernières particules de la matière, même inorganique, et
Bacon lui-même avait dit: «La perception est partout,» ubique
est perceptio.
Cet état appelé affectif peut être, suivant Biran, considéré
[463] à deux points de vue: 1° au point de vue de l'affection
immédiate et partielle; 2° au point de vue de l'affection
générale de tout le système. En effet, ou bien la sensibilité est
concentrée en un point de l'organisme, ou elle est la résultante
des actions subies par l'organisme tout entier. Or, comme c'est

445
toujours par la confusion que tout commence, l'affection
générale précède l'affection particulière. Cette affection
générale n'est d'abord que le sentiment vague de l'existence.
Supposons dans ce premier état quelque impression nouvelle
venue du dehors: cette impression tendra à se confondre avec
l'affection générale; elle en modifie le caractère; elle la teint de
ses couleurs; elle est agréable ou désagréable; mais elle n'est
pas ressentie comme telle ou telle d'une manière distincte; et
l'affection générale n'est que la résultante de toutes les
affections particulières qui se produisent dans une partie
quelconque de l'organisme, mais qui ne s'y circonscrivent pas.
Quoique un tel état affectif reste en dehors de toute
expérience directe, il ne nous est pourtant pas entièrement
inconnu; car il continue à subsister, même au sein de la vie
consciente. Il continue à être le fond inaccessible qui donne le
ton à notre vie sensible, qui est peut-être le fond du caractère
el de l'humeur, et peut être la cause du bonheur et du malheur
de chacun de nous.
«C'est ainsi, dit Maine de Biran, que nous passons
successivement, sans nous en apercevoir, par toutes les
modifications générales de l'existence relatives à la succession
des âges, aux révolutions du tempérament, à l'état de santé ou
de maladie, aux changements des saisons, du climat, de la
température… Il est aussi le principe de cette sorte de
réfraction morale qui nous fait voir la nature tantôt sous un
aspect riant et gracieux, tantôt comme couverte d'un voile
funèbre… Aussi le charme, l'attrait, le dégoût ou l'ennui
attachés aux divers instants de notre vie dépendent presque
toujours de ces dispositions intimes profondément ignorées de
la sensibilité. Nous portons en nous la source du bien et du
mal, [464] et nous bénissons ou accusons les hommes, la
nature, le destin propice ou contraire. N'est-il pas, en effet,
comme le destin, cet agent invisible et mystérieux de la vie qui
opère en nous, sans nous, et dont nous subissons la loi?»
Tels sont les caractères vagues, indistincts, à peine
aperçus, qui appartiennent à l'état affectif en général, dans
lequel viennent se fondre toutes les impressions internes ou
externes, et qui est déjà, selon toute apparence, dans l'être
organisé dès le premier moment qu'il commence à vivre. Nous

446
pouvons supposer que ce premier état est caractérisé par le
plaisir et la douleur, ou plutôt par un état moyen entre l'une et
l'autre: car il n'y a encore ni plaisir ni douleur quand il n'y a
rien de distinct. Ce sont des plaisirs et des douleurs
absolument indéterminés et dont nous ne pouvons nous faire
une idée qu'en les comparant à ces vagues instincts de tristesse
ou de joie par lesquels nous passons sans savoir pourquoi ni
comment, et qui enveloppent notre être tout entier. Ce sont ces
états, moins la réflexion que nous y ajoutons plus tard, qui
constituent la vie affective en général. Nous pouvons encore
nous en faire quelque idée en nous interrogeant nous-mêmes et
en remarquant, au-dessous de la conscience distincte qui
occupe le sommet de notre vie psychologique, une sorte de
sentiment vital général répandu dans notre corps, que
Condillac lui-même, sans y insister assez, appelait le sentiment
fondamental de l'existence.
Nous remarquons dans cet état affectif général un
caractère essentiel que les physiologistes nous ont déjà signalé.
Lorsqu'on parle de la sensibilité, on entend d'ordinaire une
faculté positive qui consiste à recevoir des impressions du
dehors, à être affectée, comme dit Kant. Le même philosophe
la définit une réceptivité et l'oppose à l'entendement, qui est
une spontanéité. Sentir, c'est être touché, frappé, modifié.
Mais il est impossible de s'en tenir à cette signification du mot.
Toute tentative pour réduire la sensibilité au pur passif rendrait
l'analyse de cette faculté tout à fait impossible. Nous avons vu,
en effet, que, pour le physiologiste comme [465] pour les
psychologues, la sensibilité ne serait pas seulement la faculté
d'être affecté, mais encore la faculté de réagir. C'est, dit
Claude Bernard, «la réaction à la stimulation des agents
extérieurs». Il y a donc deux choses dans la sensibilité: l°la
sensation ou excitation venue du dehors; 2° la réaction. Ces
deux choses sont inséparables: car, sans réaction, nous n'avons
aucune preuve de l'excitation. Une membrane rougit sous
l'influence d'un excitant. Il faut qu'elle soit entrée en action
pour produire ce changement, et sans ce changement rien ne
prouverait que l'excitation ait eu lieu. Que dit maintenant
Maine de Biran? Il s'exprime de la même manière que

447
Cabanis, que Claude Bernard: «Vivre, dit-il, c'est commencer
à recevoir des impressions et à réagir en conséquence.»
Ainsi, pour les psychologues comme pour les
physiologistes, la réaction est inséparable de l'impression.
Sans doute, si nous nous plaçons au point de vue de l'adulte,
de l'homme complet, chez lequel se fait la division du travail
et où chaque faculté travaille à sa fonction propre, on peut
distinguer réellement la faculté de réagir de la faculté d'être
affecté: une nouvelle nous cause une douleur profonde, voilà
la part de la sensibilité; j'entreprends une suite d'actions pour y
échapper, voilà la part de l'activité; mais à l'origine ces deux
faits ne se séparent pas nettement, et même ne se séparent
jamais complètement. Sans doute, comme le fait remarquer
Claude Bernard, la sensibilité ne se confond pas avec la
motilité; mais c'est la sensibilité qui, excitée par l'agent
externe, communique de proche en proche cette excitation et
la transforme en mouvement ou en tout autre mode d'action
physique ou chimique. Il y a donc là une propriété vraiment
active, puisqu'elle provoque des phénomènes nouveaux, et
toute différente de l'impression reçue. Ce n'est donc pas le
mouvement qui fera partie de la sensibilité, mais la tendance à
le produire.
Quand même d'ailleurs, par une abstraction excessive, on
retrancherait de la sensibilité ce qui en est pour le
physiologiste [466] le caractère essentiel, à savoir la faculté de
réagir; quand même on la réduirait à l'excitabilité, on peut
encore se demander si, même sous ce terme, il n'y a pas encore
un élément actif: car être excité, stimulé, c'est sortir du repos,
c'est encore réagir. Un être purement inerte n'est pas stimulé, il
est mort; et c'est cela même qu'on appelle la mort. Que
recherchent les médecins par les excitants, les toniques, les
révulsifs, etc.? Ils cherchent à réveiller l'organe, à lui rendre de
l'élasticité, en un mot à le rappeler à la vie. Sans doute par cela
même que l'action vient d'abord du dehors, il y a là quelque
chose de passif; mais si cette action ne rencontrait aucune
réaction, elle serait nulle, et aucun phénomène ne se
produirait. Ainsi, même au point de vue de la sensibilité
physique, l'individu n'est pas une table rase; il contient déjà
quelque innéité.

448
C'est ce qui explique que dans la psychologie de l'homme
adulte, qui est celle de la conscience réfléchie, il a toujours été
impossible de séparer les impressions purement affectives ou
sensations de ce qu'on appelle tendances, instincts,
inclinations, impulsions etc.; toutes ces expressions impliquent
manifestement un certain degré d'activité. À plus forte raison
en est-il ainsi à l'origine de la vie. Bien plus, non seulement
nous ne pouvons pas même alors distinguer la sensibilité de
l'activité, mais encore, dans l'activité elle-même, nous ne
pouvons point distinguer la faculté qui pousse à l'action, ou
tendance, de la faculté qui produit l'action, ou activité
proprement dite. Les instincts, qui ne sont que des impulsions,
ne se distinguent pas de l'instinct, qui est une force exécutive
déterminant des mouvements objectifs, externes, visibles aux
sens. Sentir, désirer et agir sont donc confondus dans cette
sorte d'embryologie de la vie psychologique. Sans doute,
quand le fœtus commence à se mouvoir dans le sein maternel,
il y a peut-être une différence entre le mouvement et la
sensation; et les changements de mouvement correspondent à
des changements intérieurs de sensibilité, et par conséquent à
quelques appétits distincts du mouvement et à [467] quelques
impressions distinctes des appétits. Mais avant ce moment,
l'être organisé était déjà animé d'un mouvement interne; la
vitalité s'accomplissait en lui en vertu de la sensibilité des
parties; et si quelque chose de subjectif correspond toujours à
toute action organique, toutes les facultés ont dû préexister,
mais dans cet état d'homogénéité sans forme et sans couleur
que nous avons essayé de décrire.
Indépendamment de cet état affectif général dont nous
venons de parler, Biran signale encore ce qu'il appelle les
affections partielles, qu'il distingue des sensations proprement
dites. Mais peut-être est-ce là un excès d'analyse. En quoi les
affections visuelles et auditives se distinguent-elles de ce qu'on
appelle des sensations? Sans doute on peut insister sur le
caractère affectif (plaisir ou douleur) que manifestent ces
phénomènes; mais en tant qu'ils se distinguent les uns des
autres, en se rapportant aux divers sens, on ne peut guère les
appeler autrement que des sensations.

449
Cependant il est certain que, pour dire quelque chose
d'intelligible sur cet état confus primitif, il faut essayer de le
surprendre là où quelques linéaments un peu distincts
commencent à paraître, et où l'on peut entrevoir les origines
d'une vie psychologique plus complète. C'est ce tableau que
Cabanis a essayé de faire dans ses Rapports du physique et du
moral, surtout dans le second mémoire: Histoire des
sensations, et dans le dixième: les Premières Déterminations
de la sensibilité.
Cabanis s'attribue à lui-même le mérite d'avoir introduit
un progrès sensible dans la philosophie de Condillac. Il croit,
avec celui-ci, que tout vient des sens; mais Condillac
n'entendait par sens que les sens externes. Il ne voyait que les
sensations telles qu'elles se manifestent dans l'adulte. Il créait
un homme artificiel auquel il communiquait à volonté toutes
les facultés qu'il faisait naître par un travail abstrait et en
quelque sorte mécanique. Mais Cabanis plongeait au delà. Au
delà de la sensibilité externe, il voyait la sensibilité interne; au
delà des sensations passives et adventices, il [468] signalait
des impulsions, des innéités instinctives. Enfin, avant la
psychologie de l'enfant lui-même il entrevoyait une
psychologie fœtale, une psychologie de l'embryon antérieure à
la naissance. L'enfant qui vient en ce monde n'est pas une table
rase; il a déjà eu une vie psychologique antérieure; et cette vie
antérieure est la condition première de la vie ultérieure.
Ainsi la sensibilité externe par laquelle tout commence
dans l'école de Condillac suppose déjà un développement
antérieur plus ou moins accessible à la conscience et qui se
compose d'impressions internes, de tendances, appétits ou
répugnances, de mouvements spontanés, en un mot d'une
première vie affective et sensitive dont on ne peut décrire que
les traits généraux.
Cabanis insiste sur l'importance qu'il peut y avoir en
psychologie à signaler cette vie interne primitive qui exerce
une influence considérable sur la faculté de penser. Voici les
faits sur lesquels il insiste: 1° influence de l'état des viscères
sur nos idées et la tournure de notre esprit; 2° influence des
désordres produits dans ces organes sur les facultés
intellectuelles, et en particulier sur la production de la folie; 3°

450
influence des organes de la génération au moment de là
puberté sur les dispositions intellectuelles; 4° influence de la
vie viscérale sur les songes en l'absence de toute notion
externe.
Tous ces faits prouvent que l'intelligence, le sentiment, la
volonté, ne sont pas seulement sous l'influence de la sensibilité
externe, mais encore de la sensibilité interne, plus sourde, plus
difficile à décrire et à analyser, mais qui n'en existe pas moins
d'une manière certaine. C'est cette sensibilité interne qui se
développe avant celle du dehors et qui commence même par
animer les organes des sens externes pour les rendre propres à
leurs fonctions.
«Dans le ventre de la mère, dit Cabanis, les animaux
n'éprouvent à proprement parler aucune sensation. Environnés
des eaux de l'amnios, l'habitude émousse et annule [469] pour
eux l'influence de ce liquide. La vue, l'ouïe, l'odorat et le goût
ne sont pas sortis de leur engourdissement; et les effets du tact
extérieur ne paraissent pas différents de ceux du tact des
parties internes.»
La science n'a pas beaucoup modifié les idées de Cabanis
sur la psychologie de l'embryon, comme on peut le voir dans
l'ouvrage de M. le docteur Preyer sur 1'Âme de l'enfant. Tout
au plus celui-ci affirme-t-il que le tact externe existe déjà dans
le fœtus, comme il l'a montré en piquant un embryon de
cobaye avec une aiguille, et en déterminant par là des
mouvements. Mais ce que M. Preyer a surtout constaté, c'est
que l'embryon né avant terme devient immédiatement sensible
(sauf pour les sensations de l'ouïe, qui sont d'ailleurs en retard
même chez les enfants nés à terme), devient, dis-je,
immédiatement sensible aux impressions externes; en outre,
un embryon de sept mois peut au bout de vingt-quatre heures
suivre la lumière ou distinguer le goût de l'eau sucrée de celui
d'un acide. Il y a donc en lui une sensibilité toute formée qui
n'attend que l'occasion pour se manifester. Ainsi, même au
point de vue de la sensibilité physique, l'individu n'est pas une
table rase. Il ne l'est pas au moment de la naissance, et l'on ne
voit pas à quel moment il aurait pu l'être auparavant.
Cette sensibilité interne et organique ne se prête pas à la
décomposition comme la sensibilité externe; en tout cas, cette

451
décomposition est impossible dans L'état actuel de nos
connaissances. Cela tient à ce que la sensibilité externe se
trouve naturellement décomposée par la distinction des
organes et surtout par la distinction précise des impressions
attachées à chacun de ces organes. Cependant Cabanis signale
comme se rapportant à cette sensibilité générale le sentiment
de bien-être ou de malaise du corps en général, la sensation de
chaleur interne ou de froid interne, à savoir le frisson, la
sensation de fatigue, enfin les sensations de la respiration, de
la circulation (le pouls, les battements du cœur), la digestion et
les diverses excrétions. Il est probable que ces [470]
impressions diverses ne se distinguent guère à leur origine;
mais nous les remarquons après coup et nous les distinguons
les unes des autres dans le chaos primitif.
À ces impressions se lient immédiatement des dispositions
actives, des besoins, des penchants, des instincts. L'instinct est
lié à la sensibilité interne, comme la volonté réfléchie est liée
au jugement raisonné et par suite à la sensibilité externe. Le
mouvement est le signe de l'instinct, et le mouvement est aussi
essentiel à l'être organisé que le sentiment. Sentir et se
mouvoir sont les deux propriétés vitales par excellence. Déjà,
dans le ventre de la mère, le petit se meut, et ces mouvements
ne sont pas toujours le résultat du malaise, mais d'un besoin
d'activité inhérent à la vie même. Déjà, et probablement dès le
point de départ de la vie, apparaît l'appétit et le besoin.
«Chaque besoin, dit Cabanis, tend au développement de
quelque faculté. Chaque faculté satisfait à quelque besoin. La
faculté produit l'action, et le besoin sollicite la faculté à
produire l'action. Ainsi l'instinct de succion pour les nouveau-
nés est une faculté déterminée par le besoin de nourriture, et
est sollicité par l'impression du contact des lèvres de l'enfant
avec le sein de la nourrice. Il n'est pas même besoin de
supposer un besoin de nourriture: c'est le besoin plus général
de conservation, ou plus généralement encore le besoin
d'activité inhérent à chaque organe et qui, lié à la sensibilité et
à la vitalité de l'organe, n'a besoin que de la plus faible
sollicitation externe pour entrer en jeu. N'est-ce pas ce besoin
interne et tout spontané qui pousse les animaux à exercer une
faculté avant même que l'organe existe, comme le petit oiseau

452
qui cherche à voler, et le chevreau qui cherche à frapper avec
la corne qu'il n'a pas encore?
Lorsque la sensibilité externe vient à s'exercer au moment
de la naissance, les impressions premières ne se distinguent
pas tout d'abord des impressions antérieures avec la netteté
qu'elles auront plus tard. Tout d'abord elles se perdent sans
doute et se confondent dans ce vaste ensemble qui a constitué
[471] jusqu'alors la vie de l'être organisé. C'est ainsi que la
sensation externe de chaud ou de froid ne doit pas se
distinguer du chaud ou du froid interne; de même la sensation
de contact que lui procure le milieu dans lequel il est placé
après sa naissance, ne se distingue pas des impressions
produites par le milieu liquide dans lequel il nageait jusque-là.
Les sensations de la vue et de l'ouïe sont d'abord tellement
confuses, qu'elles ne peuvent être remarquées. La sensation du
goût est probablement la première qui se spécialise et arrive à
une conscience distincte.
Ainsi la vie animale par laquelle l'homme commence et
qui dure quelque temps encore à la naissance, se compose d'un
grand nombre de phénomènes que nous embrassons tous sous
le nom générique de sensibilité physique, à la fois passive et
active et inséparable du mouvement. C'est là la base de la vie
humaine proprement dite; ce sont les premières assises de la
vie psychologique.

453
454
LEÇON II
I. LA QUESTION DES PENCHANTS
II. Y A-T-IL QUELQUE CHOSE D'ACTIF DANS LA SENSIBILITÉ?

Messieurs,

La sensibilité, avons-nous dit, est à la fois passive et


active; elle est la faculté de recevoir des impressions du
dehors; elle est aussi la faculté de réagir contre ces
impressions, quelquefois même d'anticiper sur elles et de les
provoquer.
Elle se compose donc de deux sortes de faits: 1° de faits
affectifs, qui sont le plaisir et la douleur; 2° de mouvements,
qui sont les penchants, les inclinations et, à un degré d'énergie
supérieure, les passions.
Le plaisir et la douleur sont des états de l'âme; les
penchants, les inclinations, sont des tendances qui poussent à
l'action.
Les penchants sont quelque chose de plus intime et de plus
profond que le plaisir et la douleur; ils semblent être
permanents et inhérents à la substance même de l'âme; ils sont
antérieurs et postérieurs au plaisir et à la douleur; ils
préexistent à ces phénomènes et ils subsistent encore lorsque
ceux-ci ont disparu.
À l'occasion de ces faits, nous avons quatre questions à
poser, quatre recherches à instituer:
1° Y a-t-il en effet dans l'âme des penchants et des
inclinations, et que faut-il entendre par là?
2° Les penchants et les inclinations, en supposant qu'il
existe quelque chose de tel, ne devraient-ils pas relever de la
faculté appelée activité plutôt que de la sensibilité proprement
dite?
[473] 3° Les penchants, à quelque faculté qu'on les
rapporte. sont-ils innés ou acquis?

455
4° Enfin comment devons-nous les classer ou les
distribuer?
I
Traitons d'abord de l'existence des inclinations.
On se demandera sans doute tout d'abord comment cette
question peut être posée. Car s'il y a quelque chose dont nous
sommes certains, c'est qu'il y a en nous des attraits ou des
répugnances, des passions et des inclinations; et peut-être
même jouissons-nous davantage des passions comme telles
que des plaisirs qu'elles peuvent nous procurer. Cependant, si
on examine la question au point de vue philosophique, on
verra qu'elle est susceptible d'être posée.
La psychologie, en effet, est une science expérimentale,
une science de faits tombant sous l'expérience immédiate. Or,
des penchants, des tendances, des inclinations, peuvent-elles
être appelées des faits? Ne sont-ce pas plutôt des causes que
nous supposons pour expliquer les faits, des qualités occultes
semblables aux propriétés de la matière et aux quiddités des
scolastiques? On dira: «J'ai du plaisir à prendre de la
nourriture; donc j'ai en moi un instinct qui me porte à prendre
de la nourriture. J'ai du plaisir à apprendre; donc j'ai un instinct
de science et de vérité.» Qu'est-ce autre chose que répéter une
deuxième fois sous un nom général le fait qui tombe sous la
conscience, à savoir le fait du plaisir que nous causent, soit les
aliments, soit la science?
Sans doute, ajouterait-on, il n'est pas impossible que ces
phénomènes correspondent à quelque chose d'essentiel et de
permanent, et qu'ils soient l'expression de notre nature intime;
mais ce quelque chose de permanent, que nous supposons à
tort ou à raison, ne tombe pas sous l'expérience; c'est un
élément qui ne rentre pas dans les cadres d'une science
expérimentale comme la psychologie. C'est à la métaphysique
à s'occuper des causes, des essences et de quoi que [474] ce
soit de semblable. Les penchants et les inclinations, si on les
conserve en psychologie, n'y devront figurer que comme des
dénominations conventionnelles données aux différents
groupes de plaisirs ou de douleurs que l'expérience a démêlés
en nous. C'est ainsi que l'on entend aujourd'hui les facultés de
l'âme. Ce ne sont pas des forces, des êtres réels; ce sont des

456
noms donnés à des groupes de phénomènes. Or, les
inclinations et les penchants ne sont pas des faits; ce sont des
facultés.
Nous croyons au contraire, pour notre part, que les mots
de penchants, inclinations, tendances, dispositions, instincts,
correspondent, même psychologiquement, à quelque chose de
diffèrent des phénomènes effectifs auxquels ils sont liés. Et
d'abord la langue populaire de tous les peuples ne ferait pas
une si grande part à cet ordre de faits que l'on appelle
mouvements de l'âme, entraînement des passions, en latin
motus, impetus, impulsus, appetitus, en grec ὁρμή ορεξις, s'il
n'y avait là que des résumés abstraits destinés à représenter
certains groupes de plaisirs ou de douleurs. Il semble, au
contraire, que dans la sensibilité, aux yeux de la conscience
populaire, ce soit précisément l'élément actif qui soit le
principal et qui enveloppe tous les autres. Cherchons quels
sont les faits réels que représentent ces expressions si
multiples.
Au moment où nous éprouvons du plaisir et de la douleur,
il est très vrai que l'inclination satisfaite se confond tellement
avec l'émotion éprouvée, que je ne puis voir qu'un seul fait
dans la cause et dans l'effet. Dans ce cas, on peut croire que
nous ne supposons une inclination que pour satisfaire bien ou
mal au principe de causalité; mais il n'en est pas toujours ainsi.
Supposons le plaisir absent, mais proche, et que nous en
soyons séparés par une difficulté, surtout par une sorte de
prohibition morale de prudence ou de devoir, en un mot par
l'intervention de la raison: par exemple, le plaisir d'une eau
glacée pour le malade altéré de soif auquel le médecin [475] a
interdit de boire. N'est-il pas certain qu'en même temps que
l'imagination nous représente d'avance ce plaisir, il se produit
en nous une tendance au mouvement vers l'eau qui nous attire,
tendance tellement réelle que nous sommes obligés de faire un
effort très pénible en sens inverse pour y résister? Cet effort
est certainement quelque chose de réel, et qui se manifeste à la
conscience. Mais si cet effort est réel, ce à quoi cet effort fait
contrepoids est aussi quelque chose de réel. Il y a donc en nous
quelque chose qui s'oppose à l'effort. Ce quelque chose n'est
pas le plaisir actuel, puisqu'il s'agit d'un plaisir absent, d'un

457
plaisir futur: ce n'est pas non plus le plaisir passé, puisqu'il est
passé. D'ailleurs, comme nous le verrons, l'entraînement dont
il s'agit peut précéder toute espèce de plaisir. C'est une
sollicitation que nous ne pouvons comparer qu'à l'action d'une
autre personne qui nous prendrait par la main et nous
entraînerait malgré nous où nous ne voulons pas aller.
Il est certain que nous savons très bien ce que c'est que
d'être attirés, entraînés, contraints par une force étrangère.
Nous le savons par opposition avec l'effort par lequel nous
essayons de contraindre ou d'entraîner quelque personne ou
quelque objet externe: à chaque effort de notre part correspond
un contre-effort de la part de l'obstacle, chose ou homme,
contre lequel nous luttons. Nous cédons, soit contraints par la
force, soit plus ou moins séduits par la persuasion, et surtout,
comme on dit, entraînés, emportés; et même, quand nous
cédons volontairement, il y a en nous un sentiment d'abandon,
de cession, d'abdication, qui s'oppose dans notre conscience au
sentiment de résistance antérieure et qui implique par suite une
force plus ou moins semblable à celle de l'effort personnel.
Or ce que nous éprouvons dans le cas de contrainte ou de
séduction d'une force étrangère, nous l'éprouvons aussi en
l'absence de toute force étrangère, par le fait seul de l'attrait et
de la répugnance qu'exerce sur notre imagination la
représentation anticipée du plaisir et de la douleur, et peut-
[476] être même avant toute représentation de ce genre; car de
même que nous supposons des forces en dehors de nous,
quand nous nous sentons entraînés ou vaincus par quelque
objet sans notre volonté, de même nous supposons de pareilles
forces en nous quand nous nous sentons entraînés, soit malgré
nous, soit même avec notre connivence, mais contre les
défenses de la raison et les résistances plus ou moins molles de
la volonté. Ce sont ces forces internes distinctes de la volonté
et qui souvent lui sont contraires, dont nous avons conscience
et que nous appelons instincts, penchants, inclinations,
passions.
Que l'on ne nous dise pas que, par le mot de forces, nous
entrons dans la métaphysique et que nous introduisons des
entités que la science expérimentale ne peut reconnaître. Non;
car par le mot de force, nous n'entendons ici que la cause,

458
quelle qu'elle soit, des phénomènes que nous venons de
décrire. Nous prenons pour type de l'activité l'effort
involontaire, quelle que soit d'ailleurs l'essence de cet effort
(analyse qui appartient à l'histoire de la volonté). Mais, de
même que les savants prennent leur type de la force dans
l'action interne et la transportent ensuite hypothétiquement en
dehors par analogie ou par induction, en disant qu'un cheval
est une force, qu'un cours d'eau est une force, de même nous
sommes autorisés à dire à notre tour qu'il y a en nous des
forces semblables, puisqu'elles nous entraînent au mouvement
exactement comme des forces étrangères pourraient le faire.
La nature intérieure de ces forces n'est nullement supposée par
là; mais qu'il y ait quelque chose en nous qui ne soit ni le
plaisir passé, ni le plaisir futur, mais seulement la direction
vers le mouvement, le sentiment du passage d'un mouvement à
un autre, et enfin (pourquoi ne pas le dire, puisque c'est le mot
vrai?) de tendance au mouvement, c'est ce qui nous paraît
aussi certain que le mouvement lui-même.
Et même, si cette tendance n'existait pas, pourquoi irait-on
chercher le plaisir? Les créatures le goûteraient quand il [477]
se présenterait devant elles; mais elles seraient réduites à
l'attendre quand il serait absent. C'est ce qui est démenti par
l'expérience. Toutes les créatures sensibles vont chercher le
plaisir; et cela à travers mille périls, mille difficultés, et malgré
toutes les épreuves. Il faut donc qu'il y ait quelque chose qui
les entraîne, et c'est là ce que la langue de tous les peuples
appelle penchant et instinct.
La psychologie moderne explique le fait que nous venons
de décrire par ce qu'elle appelle l'action motrice des idées.
Aucune idée ne peut apparaître dans l'esprit sans déterminer
une tendance à reproduire la série de mouvements représentés
par cette idée: c'est ainsi que l'idée de bâillement provoque le
bâillement, l'idée de boire provoque la soif. C'est là une
explication qui ne change rien au fait essentiel. Selon cette
hypothèse, c'est dans l'idée elle-même que l'on place la force
motrice; mais, dans tous les cas, il y a anticipation de
mouvement; l'action motrice de l'idée est précisément ce que
nous appelons penchant, prédisposition, en un mot tendance au
mouvement. Cette hypothèse nous autoriserait donc encore à

459
admettre quelque chose qui ne serait pas le plaisir ou la
douleur présente, mais qui serait l'attrait du plaisir ou
l'aversion de la douleur. L'essentiel de ce que nous demandons
nous serait donc accordé, à savoir l'effort pour atteindre le
plaisir et s'éloigner de la douleur. J'ajoute, au reste, que
l'hypothèse en question ne me paraît pas répondre à tous les
cas; car cet effort ou nisus inhérent à toute créature sensible est
antérieur à toutes les idées, et même à toutes les sensations.
C'est cet effort pour persévérer dont parle Spinoza, et qui est la
source de notre vie sensible au lieu d'en être le résultat.
Une autre explication consisterait à dire qu'il n'y a pas
même action motrice de l'idée (c'est encore là de la
métaphysique). Il y aurait une série de mouvements infiniment
petits produits en nous soit par l'habitude, soit par l'hérédité,
qui sont les commencements internes, les origines cérébrales
des mouvements externes. Mais, même dans cette hypothèse,
[478] nous aurions encore conscience d'un entraînement tout à
fait semblable à celui de la chute des corps, ce qui est encore
quelque chose de très différent de ce que serait purement et
simplement un sentiment de mouvement passif. Ici vous sentez
en effet le passage d'un mouvement à un autre; vous sentez
que l'un commande, l'autre suit. En un mot, vous ne faites dans
ce cas que transporter l'activité dans l'organe au lieu de la
placer dans le moi. Dira-t-on qu'au fond il n'y a rien de
semblable à ce que nous appelons tendance et activité, qu'il n'y
a que succession de mouvements, avec attente de ce qui doit
suivre (plaisir ou douleur), attente qui vient de l'habitude ou de
l'hérédité? Mais l'attente elle-même est encore un phénomène
actif qui va vers le plaisir; car une attente purement passive qui
ne consisterait que dans des représentations anticipées du
plaisir futur ne répondrait pas à ce que nous éprouvons dans le
désir, puisqu'on peut très bien se représenter un plaisir sans
tendre vers lui.
Quelle que soit donc la nature de la cause à laquelle on
rapportera le désir ou la tendance, disons que tous les faits
nous paraissent indiquer une activité spontanée dirigeant
l'animal vers des actes dont il n'a d'avance aucune idée; la
prédisposition à l'action, en un mot, ne résulterait donc pas de
l'automatisme des idées, mais serait encore quelque chose

460
d'antérieur. C'est la question de l'innéité sur laquelle nous
reviendrons, mais qui s'engage déjà dès à présent, puisque la
prédisposition nous paraît antérieure à tout phénomène donné;
car, lors même qu'on accorderait que ces prédispositions
viennent de l'hérédité, elles n'en seraient pas moins, par
rapport à l'individu, des tendances innées; et les psychologues
(Jouffroy et les Écossais) n'ont jamais entendu autre chose; et,
au point de vue de la psychologie expérimentale, il n'y a pas à
aller au delà.
Ainsi une psychologie purement expérimentale n'a aucune
raison de nier l'existence des penchants et des inclinations, en
tant que faits distincts du phénomène purement affectif. Ce
sont plus que des dénominations données à tel ou tel [479]
groupe de faits; ce sont des tendances, au sens propre, des
prédispositions au mouvement.
La psychologie, d'ailleurs, serait très embarrassée si, par
des scrupules exagérés, elle voulait exclure de la langue
scientifique, comme il semble qu'il faudrait le faire dans un
phénoménisme conséquent, les mois de penchants, instincts,
inclination, etc. Par exemple, lorsqu'on se représente Hercule
entre la Vertu et la Volupté, comment concevoir ce combat qui
se passe dans son âme, puisque les deux phénomènes qui se
disputent sa conquête ne sont que dans l'avenir et ne sont pas
encore réalisés? Ce ne pourrait être que l'idée, l'image,
l'anticipation de la volupté ou de la vertu qui serait dans
l'esprit d'Hercule. Mais si cette image était absolument froide
et immobile (comme elle l'est, par exemple, chez un
anachorète fermé depuis longtemps aux plaisirs de la chair),
pourquoi la lutte serait-elle pénible? pourquoi même y aurait-il
lutte? Il faut donc que cette idée soit une idée active, qu'il y ait
dans l'âme d'Hercule quelque mouvement qui tende à l'acte et
qui se porte du côté de la volupté. Or c'est là ce que nous
appelons amour, désir, et, lorsque nous le supposons avant
toute éclosion de la sensibilité, penchant, instinct, etc.
Comment la langue exprimerait-elle ces faits, si elle se privait
de ce mot et de tout autre analogue? Dira-t-on, par exemple, le
plaisir patriotique, au lieu de l'amour de la patrie? le plaisir
maternel, au lieu de l'amour maternel? Comment le plaisir
maternel entraînerait-il une mère à se jeter dans les flammes

461
pour sauver son enfant, puisque ce plaisir est nul en ce
moment et qu'il sera absolument nul si elle meurt? Dira-t-on
que c'est la fuite de la douleur actuelle qui la pousse à
s'immoler? Mais cela même, cette fuite de la douleur, est
encore quelque chose d'actif qui suppose autre chose que la
douleur elle-même: car l'âme pourrait rester immobile et
engourdie dans la douleur sans en sortir, comme il arrive dans
certaines folies; et par conséquent elle ne fuirait pas même le
mal. Sans cette hypothèse des penchants préexistant [480] et
survivant aux affections émotives, on ne s'expliquerait pas
comment il y aurait en nous des prédispositions entraînant
l'action et devenant à la longue des besoins irrésistibles, même
quand elles ne nous causent plus aucun plaisir, même quand
elles sont suivies de douleur. La disproportion qui existe dans
ce cas entre l'effet et la cause prouve bien que la cause est
autre chose que le nom donné à l'effet.
Nous avons essayé d'établir que des penchants ou
tendances primitives de la nature humaine, comme les appelait
Jouffroy, sont des faits réels et non des entités métaphysiques.
Maintenant je ne me fais aucun scrupule de reconnaître que
ces faits sont d'une autre nature que les faits affectifs purs et
simples. Ceux-ci, plaisirs et douleurs, ne sont que des états de
conscience; ceux-là sont des manifestations de force et
d'activité. Les uns sont bornés au plaisir présent; les autres
sont permanents et durent; les uns (plaisir et douleur) sont à la
superficie de l'âme; les autres semblent appartenir à l'être
même. Si l'objet de la métaphysique consiste à passer des
phénomènes à l'être, on peut dire qu'il y a quelque chose de
métaphysique dans les penchants ou inclinations. Sans doute,
comme l'a enseigné Maine de Biran, c'est le fait de l'effort
volontaire qui nous introduit au cœur même de l'activité et
peut-être même de l'être; mais les inclinations nous y
introduisent déjà indirectement par le sentiment que nous
avons qu'il y a en nous quelque chose qui résiste à l'effort.
Sans prétendre arriver par là jusqu'à la substance de l'âme (or
il y a plusieurs étapes, plusieurs degrés dans l'être), nous
croyons cependant que déjà, par le sentiment intime de
l'activité spontanée qui est en nous et qui se manifeste par les
faits que nous avons signalés, par ce sentiment, dis-je, nous

462
dépassons déjà le domaine des phénomènes et nous pénétrons
dans une certaine mesure jusqu'à l'être même. Nous ne dirons
pas pour cela que la psychologie soit la même chose que la
métaphysique, mais elle nous introduit dans la métaphysique.

II
[481] Nous rencontrons maintenant une seconde question.
Étant donné qu'il y a en nous, à titre de faits distincts et réels,
des inclinations, des penchants, des instincts, ces faits doivent-
ils rentrer dans la faculté appelée sensibilité, ou dans la faculté
appelée activité?
Au premier abord, cette question ne paraît pas avoir une
grande importance. En effet, si on laisse de côté l'hypothèse
des facultés, si on se borne, comme on le fait généralement
aujourd'hui, à la description de groupes de faits distincts les
uns des autres, peu importe que tel ordre de faits rentre dans
tel ordre plutôt que dans tel autre, soit désigné sous tel nom
plutôt que sous tel autre. Mais d'abord, il nous semble que
cette question des facultés a été traitée de nos jours un peu trop
rapidement et sans assez d'examen: je fais, pour moi, des
réserves. En outre, ce sera toujours une question de savoir de
quel groupe de faits celui que l'on veut étudier se rapproche le
plus; car on comprend d'autant mieux les faits qu'ils seront
classés d'après leurs analogies les plus prochaines. Enfin,
puisque nous avons constaté un élément essentiellement actif
dans la sensibilité, la question a véritablement un sens précis et
mérite d'être examinée de plus près: car pourquoi les éléments
actifs de la sensibilité ne se rangeraient-ils pas sous le titre
d'activité? Et si l'on dit que toutes nos facultés sont actives et
qu'il n'y a pas lieu d'en distinguer une troisième en particulier
qui porte ce nom de préférence à toute autre, et, par
conséquent, que cette troisième faculté ne doit pas être appelée
activité, mais volonté, que fera-t-on alors de l'instinct et de
l'habitude qui sont bien deux modes d'activité, et non
d'intelligence et de sensibilité? Enfin on pourra dire que, dans
la philosophie du XVIIe siècle, les inclinations elles-mêmes
rentraient dans la volonté.
Il y a donc là une question, et l'on pourrait soutenir que,
[482] les penchants et inclinations n'étant pas en eux-mêmes

463
des phénomènes affectifs (puisqu'ils ne le deviennent qu'autant
qu'ils sont accompagnés de plaisir et de douleur), ces
penchants, dis-je, étant plutôt des sollicitations à l'action, des
principes d'action, appartiennent plus à l'activité qu'à la
sensibilité. N'est-il pas étrange, en effet, d'attribuer à deux
facultés distinctes les instincts et l'instinct? Car les inclinations
s'appellent souvent du nom d'instincts. On dit: l'instinct de
conservation, l'instinct de sensibilité, l'instinct de propriété. Or
on étudie en général les instincts dans la sensibilité, et l'on
renvoie la question de l'instinct à la volonté.
Tout cela est vrai; et dans le fond l'on ne peut guère
distinguer l'activité passionnée qui se manifeste dans les
instincts, de l'activité spontanée qui se manifeste dans
l'instinct. Il ne faut pas multiplier les activités sans nécessité.
Néanmoins, tout en reconnaissant cette identité
fondamentale, nous devons croire qu'il y a des raisons pour
que les psychologues modernes soient presque tous tombés
d'accord pour rattacher à la sensibilité, c'est-à-dire à la faculté
de jouir et de souffrir, les inclinations et les passions, tandis
que l'instinct, l'habitude et la volonté constituent le domaine de
l'activité proprement dite. Nous voyons encore cette séparation
dans les philosophes les plus récents. Ainsi M. Bain, dans son
livre Émotions et Volonté, range parmi les émotions tous les
phénomènes de passion, tous les penchants et les inclinations,
et rapporte à la volonté des phénomènes de mouvements
spontanés qui caractérisent ce que nous appelons l'instinct.
Jouffroy avait essayé de séparer de la sensibilité proprement
dite ce qu'il appelait les «tendances primitives de la nature
humaine», et néanmoins il laissait à la sensibilité une part
considérable encore d'activité, puisqu'il y rapportait l'amour et
le désir, qui sont certainement des phénomènes actifs. Le
philosophe Léon Dumont a essayé la même séparation sans y
réussir: car comment parler des plaisirs et des douleurs, sans
parler des désirs et des aversions, qui sont cependant
incontestablement des phénomènes [483] actifs? même les
physiologistes qui définissent la sensibilité la faculté de réagir,
la distinguent encore de la motilité; et ce serait une
classification tout à fait artificielle que de rattacher à la
sensibilité le plaisir patriotique, et à l'instinct l'amour de la

464
patrie; à la sensibilité le plaisir du beau, et à l'activité l'amour
du beau. Ce serait s'exposer à dire deux fois la même chose.
Sans doute, être affecté est une chose, et réagir en est une
autre; mais quand il s'agit de la délimitation des domaines, la
commodité du savant doit être comptée pour quelque chose; et
le langage habituel doit être d'accord avec l'usage des
philosophes. Pour tous les hommes, la sensibilité consiste
surtout dans les mouvements de l'âme.
Au reste, il ne manque pas d'un fondement solide pour
établir qu'entre l'activité passionnée qui se manifeste dans les
instincts et l'activité spontanée qui se manifeste dans l'instinct,
il y a autre chose qu'une différence superficielle. En effet, les
penchants ou inclinations se bornent psychologiquement à
l'état de tendances indéterminées vers une fin, tandis que
l'activité spontanée est déterminée et va droit aux moyens pour
atteindre la fin. C'est ainsi que, sans trop de subtilité, on peut
distinguer les instincts ou tendances au mouvement, de
l'instinct, qui est une série déterminée de mouvements. Autre
chose est l'appétit de la nourriture, autre chose est l'instinct de
la trouver et de la conquérir. Les instincts sont des jouissances
vagues; l'instinct est un acte spécifique et déterminé. Ces deux
classes de faits sont généralement liés l'un à l'autre, mais
quelquefois ils sont séparés, et l'on comprend qu'ils puissent
l'être; l'instinct de la peur n'est pas toujours accompagné de
l'instinct de la fuite. L'appétit de la nourriture chez les
nouveau-nés pourrait bien ne pas être accompagné de l'instinct
de la succion.
Au fond, instincts au pluriel et instinct au singulier
dérivent à la fois de l'activité vitale. En tant que cette activité
tend à se porter vers certains objets, c'est ce qu'on appelle
penchants et instincts, inclinations et passions; mais en tant
que cette même activité vitale est capable de produire une
[484] série de mouvements déterminés, c'est ce qu'on appelle
au propre l'activité. Il y a, comme on voit, identité au fond
entre les instincts et l'instinct; mais les instincts sont des
dispositions, des impulsions à agir; l'instinct est la faculté qui
agit. Dans les instincts, l'action est en puissance; dans
l'instinct, elle est en acte.

465
Il y a donc lieu d'étudier dans la sensibilité les inclinations
ou instincts, en laissant de côté l'instinct, l'habitude et la
volonté, qui composeraient le domaine de l'activité proprement
dite.

466
LEÇON III
INNÉITÉ DES PENCHANTS

Messieurs,

La troisième question que nous avons signalée est celle-ci:


les penchants sont-ils innés ou acquis?
En un sens on pourrait dire que cette question est en partie
résolue par nos recherches précédentes. Car établir qu'il y a
des penchants en nous qui ne sont pas seulement des noms
donnés aux différents groupes de plaisirs et de douleurs, mais
des prédispositions qui n'attendent pas le plaisir pour se
manifester et qui le précèdent, n'est-ce pas dire que ces
prédispositions sont innées? Cependant les deux questions ne
sont pas absolument identiques; et l'on pourrait concevoir à la
rigueur une âme à l'état de table rase et sur laquelle le plaisir et
la douleur détermineraient certains penchants ou certaines
inclinations vers certains objets. Le penchant serait postérieur
à l'expérience du plaisir, et il pourrait y avoir des
déterminations actives, quoique acquises, qui seraient des
habitudes et non des instincts. Mais, même dans ce cas, il
faudrait toujours supposer une activité préexistante qui se
déterminerait par l'expérience, mais qui n'en serait pas moins
antérieure à l'expérience. Il n'y aurait d'acquis que la
détermination de cette activité. Il n'y a donc au fond qu'une
seule question, mais à deux points de vue différents. Dans le
premier cas, c'est l'opposition de l'actif et du passif; dans le
second cas, c'est l'opposition de l'inné et de l'acquis. Notre
nouvelle recherche sera donc, si l'on veut, une confirmation de
la première thèse, mais à un autre point de vue.
Nous nous trouvons ici en présence de la fameuse
question [486] de l'innéité, si longtemps et si souvent débattue
par les philosophes dans la théorie de l'intelligence. La même
théorie qui explique tout par l'expérience dans l'intelligence,
tend à expliquer de la même manière les phénomènes de la
sensibilité. Il n'y a, dirait-on, dans l'âme aucune tendance,
467
aucun mouvement dessiné d'avance, aucune prédisposition.
Mais aussitôt que nous avons fait l'expérience du plaisir, il est
naturel que nous nous portions vers lui, et de même il est
naturel que nous nous éloignions de la douleur; on ne peut
rechercher ni fuir ce qu'on ne connaît pas encore, ignoti nulla
cupido. Il faut donc que nous ayons déjà appris à connaître
l'utile et le nuisible pour qu'il se forme en nous des attractions
et des répugnances; et c'est l'ensemble de ces phénomènes que
nous appelons inclinations et penchant.
Il nous semble que l'école empirique commet ici la même
faute que dans la question de l'intelligence. Elle veut que l'âme
soit une table rase, et que tout en elle soit le produit du dehors.
Mais comment les choses extérieures pourraient-elles agir sur
le vide, sur quelque chose d'absolument inerte et indifférent?
Laissons de côté la question de savoir si ce quelque chose de
préexistant est un esprit ou un organisme vivant; dans l'un et
l'autre cas, il faut que les choses extérieures rencontrent une
matière prédisposée, quelques linéaments tracés d'avance. Il
est évident d'abord qu'il faut remonter au moins jusqu'avant la
naissance. Ce n'est pas l'enfant, au moment où il vient au jour,
qui peut être appelé une table rase. Il a déjà des appétits et des
instincts formés dans le sein de la mère. Dira-t-on que, même
alors, il avait la sensibilité et que c'est à la suite des
impressions recherchées par lui qu'il s'est formé en lui des
habitudes que nous appelons des instincts? Mais qu'est-ce que
cette sensibilité, sinon précisément une prédisposition générale
à éprouver du plaisir et de la douleur, et même certaines
prédispositions pour tel ordre de plaisirs ou tel ordre de
douleurs? Ainsi, même ces sensations intra-utérines
antérieures à la naissance supposeraient des dispositions
vitales intérieures; et, à [487] moins de remonter jusqu'à l'acte
absolument incompréhensible de la conception, il est
impossible de surprendre un premier moment où l'être vivant
ait jamais été dans un état d'indétermination absolue et en
quelque sorte de vide au point de vue des impulsions et des
penchants. Une âme absolument indéterminée serait
entièrement indifférente et ne ressentirait aucun plaisir. De
plus, tous les hommes devraient éprouver les mêmes plaisirs
pour les mêmes objets. Pourquoi tel objet agréable à l'un est-il

468
pénible à l'autre, si ce n'est parce qu'il y a chez l'un certaines
aptitudes satisfaites, qui chez l'autre n'existent pas ou sont
remplacées par des aptitudes contraires? Il faut donc qu'il y ait
déjà prédisposition pour que l'animal jouisse ou souffre. Et il
ne s'agit pas seulement de puissance nue, comme dit Leibniz,
car ce ne serait là rien que de négatif; mais il s'agit de
tendances appropriées, d'aspirations vers quelque objet réel et
concret.
Il est très vrai cependant qu'il y a des penchants qui
naissent de l'habitude, et tous contractent quelque chose de
l'habitude. Il n'est pas question de soutenir que tous les
penchants sont innés. Il n'y en a peut-être qu'un petit nombre,
peut-être qu'un seul, par exemple l'instinct de conservation,
soit dans l'individu, soit dans l'espèce. Mais au moins l'instinct
de la nourriture est-il antérieur au plaisir de la nourriture; car
l'animal n'irait pas chercher la nourriture s'il n'y était pas
sollicité par l'instinct, puisque ce premier plaisir il ne le
connaît pas encore, et qu'il n'a encore fait l'expérience d'aucun
plaisir de ce genre. Il en est de même de l'instinct sexuel, qui
est évidemment antérieur au plaisir sensuel; car les individus
ne le rechercheraient pas avant d'avoir éprouvé ce plaisir, et
par conséquent ils ne l'éprouveraient pas. D'ailleurs cet instinct
existe avant même qu'il y ait sensibilité proprement dite,
puisqu'il se rencontre même sur les plantes.
Cet instinct n'est pas, du reste, le seul qui se manifeste
chez les plantes; et là on peut bien dire qu'ils sont innés,
puisqu'ils ne sont accompagnés d'aucune sensibilité
proprement dite, j'entends de sensibilité sentie, plaisir ou
douleur. On peut 488] citer, par exemple, l'instinct des racines
qui changent leurs directions pour aller chercher un terrain
humide, un terrain gras, et qui s'éloignent des terrains maigres.
Déjà Jussieu avait remarqué que le concombre recherche l'eau
et s'éloigne de l'huile. On citera encore l'appétit des plantes
pour la lumière. La plante appelée soleil se tourne toujours
vers le soleil. Il est des plantes qui n'ouvrent leurs fleurs qu'à
certaines heures de la journée, et Linné s'était servi de ce fait
pour construire une horloge botanique. La tige du houblon
tourne autour de la tige qui la soutient suivant le cours du
soleil d'orient en occident, et périt si l'on veut lui imprimer une

469
direction contraire. Enfin nous avons souvent cité l'exemple de
la sensitive.
En affirmant d'ailleurs l'innéité des penchants, nous ne
prétendons pas remonter à l'origine des choses; nous n'avons
pas à rechercher en ce moment l'origine première des instincts,
mais à les décrire dans leur état actuel. Qu'à l'origine des
choses les instincts aillent se perdre dans la source même de la
vie et qu'ils se soient peu à peu dégagés de cette origine
grossière par les sollicitations externes; qu'ils se soient ensuite
développés par l'habitude et transmis par hérédité, nous
n'avons pas à examiner cette hypothèse, qui appartient plutôt à
l'histoire de l'espèce qu'à la psychologie proprement dite.
Mais, même dans cette hypothèse, on est obligé d'accorder, et
même elle implique expressément, que dans l'individu, et dans
l'état actuel de l'humanité, c'est l'innéité qui a raison: car qui
dit hérédité dit par là même innéité.
Non seulement l'instinct ne naît pas toujours des plaisirs,
mais au contraire il se développe souvent aux dépens du bien-
être et de la vie. M. de Hartmann cite bon nombre d'exemples
de ce genre dans sa Phénoménologie de l'inconscient.
«L'instinct présente cela de grand et d'admirable que ses
ordres sont obéis avec un entier désintéressement, même au
prix de la vie. Si le bien-être qu'elle éprouve à vider ses
glandes était le seul motif qui porte la chenille à tisser, elle
[489] ne tisserait ses fils que jusqu'au moment où son réservoir
glandulaire serait vidé; mais elle ne recommencerait pas sans
cesse sa toile, en supposant qu'on la détruise, jusqu'à mourir
d'épuisement. Croit-on que les oiseaux ne s'accouplent que
pour le plaisir? Pourquoi ne renouvellent-ils plus leur action
lorsqu'ils ont pondu un certain nombre d'œufs? L'instinct
reproducteur persiste pourtant. Enlevez un œuf de leur nid, ils
s'accouplent de nouveau; et la femelle pond un nouvel œuf.
Une femelle d'Ignea Torquilla dont on enlevait l'œuf à mesure
qu'elle le pondait, s'appariait de nouveau et pondait un nouvel
œuf jusqu'à ce que, au vingt-neuvième, on trouva l'oiseau mort
dans son nid .»48

48. Philosophie de l'Inconscient, t. Ier, 1re partie, III.


470
Pour discuter avec plus de précision la question de
l'innéité des penchants, choisissons-en un particulier dont
l'innéité a été très souvent contestée, et où la part de l'inné et
de l'acquis est très difficile à faire. Je veux parler de l'instinct
de la pudeur. C'est une discussion des plus délicates; car on ne
peut guère défendre la réalité et l'innéité de cet instinct sans
courir le risque de l'offenser. Définir même la pudeur est déjà
quelque chose de scabreux et d'indiscret,49 car il semble qu'on
ne puisse donner cette définition qu'en faisant allusion à ce
qu'on ne doit pas nommer; et même en ce moment je me
demande si je ne fais pas tort à la pudeur en essayant d'en
parler sans en parler. Nous ne pouvons pas même citer dans
leur texte les arguments de ceux qui prétendent que la pudeur
est un instinct acquis. C'était l'expression des cyniques dans
l'antiquité et de plusieurs philosophes du XVIIIe siècle; je ne
puis pas même vous citer les sources, car ce serait vous
engager à y aller voir. Cependant quelques-uns de ces
arguments peuvent être signalés. On prétend, par exemple, que
la pudeur est un instinct acquis, qui résulte de la différence des
mœurs, des habitudes et des climats. Les hommes, ayant eu
besoin de couvrir le corps pour se mettre à l'abri [490] des
intempéries de l'air, ont pris l'habitude de cacher le corps; et
lorsqu'il est par hasard découvert, ils éprouvent une certaine
honte qui peut s'effacer peu à peu par une habitude contraire.
Autrement, comment expliquer que la pudeur puisse se
déplacer et avoir en quelque sorte des sièges différents?
Pourquoi, par hasard, les femmes turques mettent-elles leur
pudeur à se cacher le visage, tandis que les femmes
européennes ne se font aucun scrupule d'aller le visage
découvert, et pourquoi ces mêmes femmes européennes se
feraient-elles scrupule de recevoir chez elles dans la journée
les épaules découvertes, et n'éprouvent-elles plus aucun
scrupule de ce genre lorsqu'elles vont au bal? Si la pudeur était
un instinct inné, dit-on, comment ne serait-il pas venu à bout
de cet usage immodeste? Comment les femmes, qui sont en
général pieuses et si dociles aux ordres de la religion, ont-elles
fait sur ce point dans tous les temps une résistance désespérée

49. Je rappellerai que cette discussion avait lieu dans un cours public, où il y avait des
dames.
471
et toujours victorieuse? C'est une guerre qui dure depuis des
siècles. L'Église a tout fait; elle a employé tous les moyens, les
supplications, les imprécations, les censures, les excommuni-
cations, les refus de sacrements. La coquetterie féminine a
toujours résisté. Elles ont répondu: «Il n'y a que le nu qui
habille;» et l'Église a été vaincue: elle a cédé. Elle a fait
comme avec la république, elle en a pris son parti. Aujourd'hui
les femmes les plus chrétiennes vont au bal décolletées, et l'on
a vu, sous le dernier règne, dans une cérémonie solennelle, au
mariage du souverain, toute la cour assister, les épaules
découvertes, dans le chœur de Notre-Dame. Tout cela ne
prouve-t-il pas que la pudeur n'est qu'une habitude, puisque,
suivant un changement de lieux et de circonstances, elle cesse
de s'imposer? L'argument même que l'on donne pour justifier
ces infractions à la pudeur prouve ce que nous avançons. C'est
l'usage, disent les femmes: tout le monde le fait, il faut faire
comme tout le monde; mais si c'est une affaire d'usage, le
contraire aussi est un usage: la pudeur est une habitude; il n'y a
pas de pudeur innée: ce qu'il fallait démontrer.
[491] Que répondre à ces objections? Il faut dire sans
doute que les degrés et les limites de la pudeur peuvent,
comme tous nos instincts, tenir aux formes et aux degrés de la
civilisation. Comme le dit Leibniz, «la coutume, l'éducation, la
tradition, la raison, y contribuent beaucoup; mais la nature
humaine ne laisse pas d'y prendre part».50 Il est certain que la
pudeur sera plus ou moins lâche suivant que le climat exigera
plus ou moins que le corps soit couvert ou découvert. Même,
dans nos climats, on découvre plus le cou et les bras en été
qu'en hiver. Mais ce qui prouve que la pudeur ne vient pas de
l'usage des vêtements, c'est que le premier vêtement, le
minimum de vêtement, est celui qu'exige la pudeur, et rien
davantage. Il ne faut pas d'ailleurs, comme Leibniz l'a montré
contre Locke, confondre l'innéité avec l'universalité. L'inné
peut se développer peu à peu. La géométrie est innée, et
cependant il faut l'apprendre. La pudeur peut être absolument
absente tant que l'humanité n'est pas sortie encore de la vie
animale. Lorsqu'elle apparaît, il ne faut pas en conclure qu'elle

50. Nouveaux Essais, 1. 1er, ch. II, § 10.


472
est acquise, mais seulement que l'humanité commence à avoir
conscience de la nature supra-animale.
On a essayé aussi d'expliquer par l'habitude et l'expérience
la pudeur de l'amour, qui donne tant de charme à ce sentiment.
L'expérience, dira-t-on, aura montré aux hommes que les
plaisirs qui sont associés au sentiment de l'amour sont plus vifs
et plus séduisants quand ils sont goûtés dans le secret, dans
l'ombre et le silence de la nuit. C'est ce que La Roche
Foucauld a exprimé d'une manière vive et hardie dans sa
célèbre définition de l'amour: «C'est, dit-il, dans l'âme une
passion de régner; dans l'esprit, c'est une sympathie; et dans le
corps, une envie cachée et délicate de posséder ce qu'on aime
après beaucoup de mystère.» Ainsi, le mystère est essentiel à
l'amour. Cela étant, et pour augmenter leurs plaisirs, les
hommes ont pris l'habitude de rechercher [492] le mystère
dans l'amour, de mettre un voile sur ce qui en est l'objet et le
terme, et d'éloigner des yeux et des oreilles tout ce qui s'y
rapporte. De là est née la pudeur. Je ne conteste pas cette
explication, et même je l'adopte; car elle accorde précisément
ce que nous demandons. Qu'est-ce autre chose que ce besoin
de secret qui ajoute tant de charme à l'amour, si ce n'est la
pudeur elle-même? Pourquoi ces actions plairaient-elles plus
dans le secret, s'il n'y avait pas précisément dans la nature
humaine un besoin véritable d'écarter des regards des hommes
tout ce qui a rapport à l'union des sexes?
Revenons aux instincts en général. M. de Hartmann, dans
sa Philosophie de l'inconscient, a signalé un grand nombre de
faits qui prouvent l'innéité des instincts.
«La plupart des animaux connaissent leurs ennemis
naturels avant qu'aucune expérience les ait instruits de leurs
desseins hostiles: un essaim de jeunes pigeons n'a pas besoin
des leçons d'un plus ancien pour s'effrayer et se disperser à
l'approche d'un oiseau de proie. Les bœufs et les chevaux qui
reviennent du pâturage, où il ne se rencontre pas de lion, ne
s'en montrent pas moins agités la nuit lorsqu'ils flairent
l'approche de cet animal. Des chevaux qui passaient sur une
route près de la vieille ménagerie des bêtes féroces, à Berlin,
trahissaient leur inquiétude et leur crainte, quoiqu'ils n'eussent
jamais vu de lion. Les épinoches nagent sans peur autour des

473
voraces brochets. C'est qu'en effet si, par mégarde, un brochet
avalait une épinoche, cette dernière, avec les piquants dressés
qu'elle porte sur le dos, lui resterait dans le gosier et le
condamnerait ensuite à mourir de faim. Le brochet ne pourrait,
dans ce cas, transmettre à ses descendants le souvenir de sa
douloureuse expérience. La prudence des furets et des buses
en face des vipères a déjà été mentionnée. Un jeune busard,
devant lequel on plaçait une guêpe pour la première fois, se
mit aussitôt à la manger, mais après lui avoir enlevé
l'aiguillon… Un jeune chimpanzé, que Grant observait, tomba
dans une grande frayeur [493] la première fois qu'il vit un
serpent… Aucun animal ne mange de plantes vénéneuses. Le
singe repousse avec des cris les fruits vénéneux qu'on lui
présente. Chaque animal sait choisir pour sa nourriture les
plantes et les viandes qui conviennent à son appareil digestif…
Les animaux trouvent aussi d'eux-mêmes les remèdes que
leurs maladies réclament.»51
M. de Hartmann signale avec agrément la différence des
instincts entre les garçons et les filles.
«Que l'on considère une petite fille et un petit garçon: la
première, pimpante, agile, coquette, minaudière, gracieuse
comme un petit chat; le second, gauche, lourd comme un jeune
ours. L'une se pare et s'ajuste, veille sur sa poupée, fait la
cuisine, blanchit et repasse le linge dans ses jeux; l'autre bâtit
une maison, joue au soldat, monte à cheval sur un bâton, etc.
Si le goût du jeu n'était qu'un effet de l'imitation, les garçons et
les filles imiteraient de la même manière, puisqu'ils ne
comprennent pas la différence des sexes, et à vrai dire cette
différence n'existe pas encore pour eux. Comme est étrange
cette passion de la danse, cette propreté, ce goût de sa toilette,
cette grâce, on pourrait dire cette coquetterie enfantine qui,
chez les petites filles, fait penser à leur mission future de
conquérir les hommes! Combien est caractéristique le sérieux
infatigable avec lequel les filles veillent sur leurs poupées, les
habillent et les dorlotent! Comme tout cela répond à la
tendresse qui les porte à couvrir de baisers et de caresses,
lorsqu'elles sont plus grandes, tous les petits enfants, pour

51. Philosophie de l'inconscient.


474
lesquels les jeunes hommes éprouvent les mêmes aversions
que pour de petits singes!»52
La thèse de l'innéité a été soutenue avec beaucoup de
verve par Diderot dans sa réfutation d'Helvétius. Cette
réfutation se trouve dans deux écrits de Diderot, l'un de
quelques pages sur le livre de l'Esprit, écrit en 1750 et publié
[494] dans les éditions de Diderot; l'autre, beaucoup plus
important, suivant page par page le livre de l'Homme, ouvrage
posthume d'Helvétius. Ce second écrit a été publié pour la
première fois dans la grande édition de Diderot de M. Assézat.
Il est vrai de dire que la question traitée par Diderot n'est
pas tout à fait la même que celle que nous discutons en ce
moment. Pour nous, il ne s'agit que de l'innéité des penchants.
Diderot traite surtout de l'innéité des talents, des vocations du
génie. Il s'agit donc surtout d'innéités intellectuelles: mais au
fond c'est la même question; car toute innéité de talents et
d'aptitudes intellectuelles est accompagnée d'innéités
instinctives, puisqu'il n'y a pas de talents sans certains goûts,
certains penchants, certaines prédispositions. On n'est pas
peintre sans aimer la peinture, philosophe sans aimer les
recherches philosophiques.
De plus, il s'agit plutôt, dans la thèse de Diderot, d'innéités
individuelles que d'innéités générales. Ainsi l'innéité du génie
est une innéité individuelle; car le génie consiste précisément à
n'être pas comme tout le monde. Mais, au fond, la question est
toujours la même. D'abord, s'il y a des innéités individuelles,
pourquoi pas de générales? De plus, il n'est pas nécessaire que
tous les hommes aient les mêmes instincts au même degré. Il
suffit donc d'établir que chez ceux qui les ont au degré le plus
élevé, ces instincts sont antérieurs à l'expérience. On conclura
par induction ou par analogie qu'il en est de même des autres
hommes.
Helvétius, dans son livre sur l'Homme, avait soutenu ce
paradoxe que toutes les intelligences sont égales et qu'elles ne
diffèrent que par l'éducation, le milieu, les circonstances
extérieures. Diderot écrivit pour lui-même ses observations sur

52. Ibid., 1er vol., 2e partie, 1.


475
ce livre. Il le suit pas à pas, opposant ses réflexions à
chacune des pensées de l'auteur. Ce n'est donc pas une
dissertation en règle. C'est une sorte de commentaire avec
boutades et sous forme d'improvisation. Ce travail témoigne
d'une sorte de revirement dans la pensée matérialiste de
Diderot. [495] En particulier, il proteste contre la thèse
exclusivement empiriste d'Helvétius.
1° Il insiste d'abord sur la spécificité des instincts dans les
animaux. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi dans l'espèce
humaine?
«On ne donne pas du nez à un lévrier; on ne donne pas la
vitesse à un chien couchant. Vous aurez beau faire: celui-ci
gardera son nez, celui-là gardera ses jambes. Pourquoi n'en
serait-il pas de même parmi les hommes? Pourquoi n'y aurait-
il pas dans l'espèce humaine la même variété d'individus que
dans la race des chiens? Pourquoi chacun n'aurait-il pas ses
allures et son gibier?»
2° Si l'éducation fait tout, pourquoi n'obtiendrait-elle pas
de tous les hommes les mêmes résultats? Pourquoi ne fait-elle
pas autant d'hommes de génie qu'elle a d'élèves? «Si je vous
confie cinq cents enfants, combien me rendrez-vous d'hommes
de génie? Pourquoi pas cinq cents?»
3° Dans la production du génie, Helvétius confond la
cause occasionnelle avec la cause véritable: c'est qu'il confond
l'étincelle avec la force explosive. «Donnez-moi la mère de
Vaucanson, je ne ferai pas le flûteur automate. Envoyez-moi
en exil, ou enfermez-moi à la Bastille, je n'en sortirai pas le
Paradis perdu à la main. J'ai été plus amoureux que Corneille;
j'ai fait des vers pour celle que j'aimais; mais je n'ai jamais fait
le Cid ou Rodogune. Un pareil hasard ne produirait de pareils
effets que sur des hommes organisés d'une certaine manière…
Rousseau fit ce qu'il devait faire, parce qu'il était lui… J'aurais
fait toute autre chose, parce que j'aurais été moi.»
4° Par l'éducation, on peut rendre les hommes bons ou
méchants; on ne peut pas les rendre spirituels: «Un père peut
contraindre son fils à une bonne action; mais il serait une bête
féroce s'il lui disait: «Maroufle, fais donc de «l'esprit.»
Ce passage de Diderot ne va peut-être pas tout à fait dans
le sens de notre thèse, comme les précédents, car c'est par

476
[496] l'intelligence que les hommes sont spirituels: c'est par la
sensibilité qu'ils sont bons ou méchants. Diderot confond ici la
nature avec la moralité. Sans doute, c'est par l'éducation et
l'habitude que les hommes deviennent vertueux et vicieux:
mais c'est en partie par la nature qu'ils sont bons ou méchants.
Un homme doué comme saint François de Sales ne deviendra
jamais un tigre, si ce n'est par suite de maladie. Quant à la part
de l'éducation dans la nature des sentiments, nous la
reconnaissons; mais il en est de même pour l'intelligence. Si
l'éducation ne contribue pas au génie, pourquoi y a-t-il si peu
de génies sans instruction et sans étude?
5° La spécialité des instincts prouve leur innéité. On ne
peut faire à volonté de celui-là même qui a le génie des arts un
peintre, un sculpteur, un poète, un orateur ou un musicien. On
citerait à peine un seul homme (Michel-Ange) capable de faire
à la fois un bon poème et un beau tableau. Voici trois styles:
celui-ci est simple sans figures, sans mouvement, sans couleur;
c'est le style de D'Alembert ou du géomètre. Cet autre est
large, majestueux, abondant, plein d'images; c'est celui de
l'historien de la nature, de Buffon. Ce troisième est véhément:
il trouble, il touche, il élève ou calme les passions: c'est celui
du moraliste; c'est celui de Rousseau.
6° «Point de génie sans passion,» dit Helvétius. Très bien;
mais la passion elle-même est-elle le produit du hasard? Cet
éloge des passions est vrai; mais comment ne s'aperçoit-on pas
que l'on forge des armes contre soi? L'éducation rendrait-elle
passionnés des hommes nés froids?… Vous aurez beau
prêcher celui qui ne sent rien: vous soufflez sur des charbons
éteints. S'il y a une étincelle, votre souffle pourra susciter de la
flamme; mais il faut que la première étincelle y soit.»
Une autre école a beaucoup contribué à établir la doctrine
de l'innéité des penchants: c'est l'école du docteur Gall, l'école
phrénologique. Je signalerai surtout l'ouvrage [497] de
Spurzheim intitulé: des Dispositions innées de l'âme et de
l'esprit (Paris, 1811).
Voici les principaux arguments développés dans cet
ouvrage. Ils sont tout à fait semblables à ceux de Diderot,
quoique l'ouvrage de Diderot ne fût pas connu à cette époque.
On remarquera en outre que l'auteur mêle aussi, comme

477
Diderot, les instincts avec les talents et les aptitudes
intellectuelles.
1° L'auteur signale la spécialité des instincts dans les races
animales. Pourquoi la poule n'apprend-elle pas à roucouler
comme le pigeon? Pourquoi la femelle du rossignol n'apprend-
elle pas à chanter comme le mâle? Si l'on répond que cela
vient de la différence des organismes, les phrénologues
répondent que c'est précisément ce qu'ils soutiennent eux-
mêmes, et que cela suffit pour prouver que nos facultés ne
dépendent pas exclusivement des circonstances extérieures. M.
Herbert Spencer a dit dans le même sens: «Si l'intelligence
était une table rase, pourquoi le cheval n'apprendrait-il pas à
parler comme l'homme?»
2° On cite des hommes sauvages perdus dans les bois et
réduits à l'animalité. Mais l'existence innée de certaines
facultés n'empêche pas qu'elles n'aient besoin d'être
développées par l'éducation.
3° Les accidents révèlent le génie à lui-même, mais ne le
produisent pas. On peut citer l'exemple de La Fontaine et de
Corrège. Pour l'un et l'autre, c'est une circonstance extérieure
qui a révélé en eux le sentiment de leur génie. «Et moi aussi je
suis peintre!» Mais c'est qu'ils l'étaient déjà; seulement ils ont
pris conscience d'eux-mêmes à l'occasion d'un modèle
extérieur. On peut citer encore le fait de certaines aptitudes
spéciales en contradiction avec le milieu intellectuel, par
exemple le goût bizarre de Louis XVI pour la serrurerie.
4° On dira que le génie n'est qu'une exception; mais si le
génie est inné, pourquoi les facultés dont il n'est que le plus
haut degré ne le seraient-elles pas? Dira-t-on que la [498] faim
et la soif ne sont pas naturels, parce que tous les hommes ne
sont pas ivrognes et gourmands?
5° Spurzheim répond précisément comme Diderot sur le
cas de Vaucanson et de Corneille. Combien d'hommes ont vu
des horloges sans devenir mécaniciens comme Vaucanson!
Combien d'hommes ont été amoureux sans devenir poètes!
6° Les circonstances modifient nos facultés; elles peuvent.
même les étouffer; elles ne peuvent les engendrer.
7° Si les circonstances font tout, pourquoi tous les ani

478
maux n'agissent-ils pas de même dans toutes les
circonstances? Pourquoi la perdrix meurt-elle de froid dans
nos climats, tandis que la caille va chercher des climats plus
tempérés?
8° On explique la différence de talents par la différence
d'attention portée sur telle ou telle chose. Mais ce qui explique
la différence d'attention, c'est la différence des dispositions et
des penchants. L'enfant porte son attention à des jouets, le
savant aux combinaisons d'idées. L'enfant qui deviendra
peintre portera son attention sur les formes et sur les couleurs;
le futur musicien, comme Mozart, s'appliquera dès l'enfance
aux combinaisons musicales.
Tel est l'ensemble d'arguments par lesquels l'école
phrénologique, aussi bien que Diderot, soutient l'innéité des
talents, et par conséquent des penchants. On peut trouver que
cette critique est un peu superficielle, en ce qu'elle porte
exclusivement sur les circonstances extérieures, tandis que
notre recherche est plus profonde, puisqu'elle demande si le
penchant n'est pas une habitude résultant du plaisir éprouvé.
Mais, au fond, la question est la même. Pourquoi les hommes
éprouvent-ils du plaisir, les uns pour une chose,. les autres
pour une autre? Ne faut-il pas pour cela quelque
prédisposition, et en général tout plaisir ne suppose-t-il pas
une tendance satisfaite? C'est la raison principale que nous
avons fait valoir. Les exemples cités par Diderot et par
Spurzheim ne font que mettre en lumière par le détail cette
pensée fondamentale.

479
480
LEÇON IV
CLASSIFICATION DES ÉMOTIONS

Messieurs,

Après avoir établi l'existence et l'innéité des penchants,


nous pouvons passer à la question de leur classification.
Commençons par convenir que nous donnerons le nom
d'émotions à tous les faits de sensibilité, quelle qu'en soit la
nature. Il y a, avons-nous dit, deux ordres de faits dans la
sensibilité: les faits affectifs proprement dits, plaisirs et
douleurs; et les faits que nous pouvons appeler impulsifs et qui
sont les mouvements de l'âme. Les uns et les autres peuvent
être appelés des émotions. Nul doute que le plaisir et la
douleur ne soient des émotions: nul doute que les mouvements
de l'âme (penchant, inclination, passion) ne soient aussi des
émotions. L'usage du mot émotions a été consacré par
Descartes, qui appelle toutes les passions des émotions
(Passions, 1. Ier, ch. XXVII). Il est également adopté par les
psychologues modernes, comme on le voit par le livre de M.
Alex. Bain, Émotions et Volonté.
Nous avons donc à nous occuper du classement des
émotions.
Nous ne remonterons pas jusqu'à l'antiquité. Mais nous ne
pouvons négliger la classification de la scolastique établie par
saint Thomas d'Aquin, et qui a dominé dans les écoles depuis
le moyen âge. Les scolastiques reconnaissaient l'existence
d'une faculté générale qu'ils appelaient appétit (appetitus);
c'est à peu près ce que nous appelons activité ou tendance vers
un objet (appetere).
Maintenant ils distinguaient trois espèces d'appétits.
L'appétit [500] naturel (naturalis), l'appétit sensitif (sensitivus),
l'appétit rationnel (rationalis).
L'appétit naturel, c'est la tendance du sujet vers tout objet
qui convient à sa nature, mais sans conscience, sans plaisir et
sans douleur; par exemple, l'appétit des plantes vers la
481
lumière, l'appétit de la racine vers le bas, de la tige vers le
haut, etc. L'appétit sensitif, c'est l'appétit naturel accompagné
de sensation, c'est-à-dire de plaisir et de douleur; enfin l'appétit
rationnel et intellectuel était l'activité dirigée par l'intelligence
et la raison. L'appétit naturel appartenait à la vitalité; l'appétit
rationnel n'était autre chose que la volonté. Restait l'appétit
sensitif, qui seul correspondait à ce que nous appelons la
sensibilité.
C'est donc l'appétit sensitif qu'il s'agit d'analyser et de
ramener à ses éléments en les classant.
Les Scolastiques divisaient l'appétit sensitif en deux
espèces: l'appétit concupiscible et l'appétit irascible. À quoi
répond cette nouvelle division?
La tendance de l'appétit vers son objet peut être considérée
soit au point de vue du bien et du mal, sub ratione boni et
mali, soit au point de vue de la difficulté, sub ratione ardui. Le
bien et le mal engendrent le désir, d'où le nom de
concupiscible donné à toutes les passions qui ont rapport au
désir. La difficulté ou l'obstacle provoque la colère, d'où le
nom d'irascible donné à toutes les passions qui naissent du
sentiment de la difficulté.
De là deux groupes de passions; et comme toute passion
porte sur le bien ou sur le mal, chacune de ces passions forme
un couple, composé de deux passions contraires, ce qui nous
donne le tableau suivant:
I. Appétit concupiscible: 1° l'amour et la haine; 2° le désir
et l'aversion; 3° la joie et la tristesse. — II. Appétit irascible:
1° l'audace et la crainte; 2° l'espérance et le désespoir; et enfin
3° une dernière passion qui n'a pas de contraire, la colère. Tel
est le tableau des passions construit par saint Thomas, d'après
Aristote, qui cependant ne lui avait pas [501] donné une forme
systématique, que Bossuet exposait encore dans la
Connaissance de Dieu et de soi-même, et qui a duré jusqu'aux
Cartésiens.
Nous n'avons pas à apprécier dans le détail la théorie
scolastique; car pour cela il faudrait entrer immédiatement
dans la théorie des passions. Nous ferons seulement remarquer
que dans toutes les théories sur les tendances de l'âme il y a

482
deux choses à considérer: 1° l'état du sujet; 2° la nature de
l'objet.
Or les Scolastiques ne s'occupent que de l'état du sujet, et
ils ne font pas mention de l'objet, qui est cependant quelque
chose d'important: car autre chose est l'appétit de la nourriture,
autre chose l'amour de la patrie. La théorie scolastique est
donc exclusivement subjective et laisse de côté toute une
partie de la question.
Cette théorie a duré jusqu'à Descartes, qui l'a
profondément modifiée; nous n'insistons pas sur les
modifications apportées par Descartes et son école, parce que
nous aurons amplement à nous servir dans la suite de cette
théorie cartésienne, et que nous voulons éviter de nous répéter.
Nous signalerons seulement comme particulièrement
importante la distinction faite par Malebranche entre deux
sortes d'émotions: 1° ce qu'il appelle les passions avec saint
Thomas et Descartes, et 2° ce qu'il appelle les inclinations.
Quelque importante que soit cette distinction, nous n'y
insisterons pas non plus quant à présent; car, comme nous
comptons la reprendre à notre compte, nous attendrons ce
moment pour la bien expliquer. Pour la même raison, nous ne
dirons rien de la théorie de Spinoza.
Cela dit, nous passons à la division des Écossais. Thomas
Reid a ramené les inclinations de l'âme à trois grandes classes:
1° les appétits; 2° les désirs; 3° les affections. Les appétits
sont les inclinations relatives au corps. Les désirs sont les
inclinations qui tendent vers quelque objet abstrait, qui n'est ni
un corps ni une personne: par exemple, le désir du pouvoir, le
désir de l'estime, le désir de la connaissance. [502] enfin les
affections sont les inclinations qui nous portent vers une
personne ou qui nous en éloignent; de là deux sortes
d'affections: les affections bienveillantes et les affections
malveillantes. Nous n'avons pas plus à apprécier cette division
dans le détail que nous n'avons fait pour celle des
Scolastiques: ce sera l'objet des analyses ultérieures.
Nous ferons seulement une remarque générale, comme
pour la division scolastique, mais en sens inverse. Tandis que
les Scolastiques ne considéraient que le sujet, les Écossais ne
considèrent que l'objet, et divisent les inclinations d'après leurs

483
objets; mais les états de l'âme par lesquels passent les diverses
inclinations quand elles sont satisfaites ou contrariées, il n'en
est pas question dans Reid. Il y a bien un chapitre intitulé les
Passions, qui semble devoir répondre à cette question; mais il
est tout à fait général; il ne contient que des observations plus
littéraires que philosophiques sur les passions entendues dans
le sens vulgaire, c'est-à-dire comme mouvements violents et
exagérés.
Ainsi deux classifications, l'une trop subjective, l'autre
trop objective: voilà ce que nous avons recueilli jusqu'à
présent. De ces deux classifications, c'est encore celle de la
scolastique qui nous paraît la plus philosophique et la plus
profonde: car la division par les objets est plutôt matérielle et
extérieure; la division par le sujet est plus intime, plus
rationnelle; mais nous reviendrons sur ce sujet.
Arrivons aux philosophes contemporains, et d'abord aux
successeurs de Reid.
Deux d'entre eux, Thomas Brown et Hamilton, ont
proposé des vues nouvelles sur la classification des émotions.
Thomas Brown prend pour point de départ de la division
le point de vue du temps. Comme il y a trois moments dans le
temps, il y aura trois classes d'inclinations suivant ces
différents rapports: les inclinations qui ont rapport au présent
sont dites immédiates; celles qui ont rapport au passé sont
dites rétrospectives, et au temps futur, prospectives. 1° Du
premier genre sont la joie et la tristesse, l'étonnement, [503] le
sentiment du beau et du sublime, le sentiment moral, la
sympathie, l'humilité. 2° Du second ordre sont la
reconnaissance, le regret, le remords et son opposé, la
satisfaction morale. 3° Dans le troisième genre, l'auteur
compte: le plaisir de l'excellence, le plaisir de l'action, le désir
de la société, de la science, du pouvoir, des affections, l'amour
de la gloire, le bonheur des autres, le mal d'autrui, etc.
On voit aisément combien cette division est artificielle.
Les différences les plus importantes sont sacrifiées à des
différences secondaires et tout extérieures. Toutes plus ou
moins passent par le plaisir possédé, désiré ou regretté.
L'élément du temps a sa valeur, mais elle ne vient qu'en
seconde ligne.

484
La division d'Hamilton est également très artificielle. Elle
sort cependant d'une bonne distinction. Hamilton distingue,
comme nous l'avons fait, les états de l'âme et les mouvements
de l'âme. Seulement il confond les états de l'âme avec les
sensations, et les mouvements avec les sentiments. Mais n'y a-
t-il pas des états de l'âme (tels que la joie et la tristesse) qui ne
sont pas des sensations, et des mouvements de l'âme qui ne
sont pas des sentiments, par exemple la faim et la soif,
l'instinct de reproduction, etc.?
Hamilton distingue ensuite les inclinations en
contemplatives et pratiques. Les premières se rapportent à
l'intelligence, les secondes à la volonté. Les sentiments
contemplatifs se divisent comme les facultés intellectuelles.
Par exemple, il rapporte à la conscience l'ennui et ses opposés;
à l'imagination, le plaisir de l'ordre et de la symétrie, le goût de
l'unité dans les variétés; à l'entendement, l'amour «de la vérité
et la disposition à approprier les moyens aux fins.
Les sentiments pratiqués sont: l'instinct de conservation,
l'instinct de la reproduction de l'espèce, la tendance à la
perfection, le sentiment moral, etc.
Cette classification est confuse. Elle n'a ni la netteté de Ja
division scolastique, ni la netteté de celle de Reid. Les [504]
sentiments les plus hétérogènes sont mêlés ensemble, parce
qu'ils sont en rapport commun avec telle ou telle faculté.
Passons aux psychologues contemporains, à Bain et à
Spencer.
Bain, ayant fait un livre sur les Émotions, nous devait une
classification particulièrement claire et exacte de ces
phénomènes; mais c'est précisément le contraire. On ne peut
rien voir de plus confus que ce qu'il nous dit dans le chapitre
intitulé: Classification des émotions. Il reconnaît onze têtes de
classification (pourquoi onze?), et il fait remarquer que les
deux géants du groupe sont l'amour et la colère. Il semble qu'il
revienne à la division scolastique; mais si l'on suit l'ordre des
chapitres, on ne trouve rien de semblable. En réalité, ce sont
onze chapitres qui se suivent dans un ordre quelconque, et il
n'y a pas de classification du tout. Aussi Léon Dumont a-t-il
dit avec raison: «Il ne nous semble pas possible de démêler sur
quel principe repose une telle division, qui offre moins le

485
caractère d'une classification régulière que d'une énumération
arbitraire.» Voici du reste cette énumération: 1° émotions de
relativité; 2° émotions idéales; 3° sympathies; 4° émotions
tendres; 5° émotion de la terreur; 6° émotion de la colère; 7°
émotion du pouvoir et émotions du moi; 8° émotions de
l'intelligence; 9° émotions de l'action; 10° émotions
esthétiques; 11° émotions éthiques.
Passons à la classification d'Herbert Spencer. Celle-ci est
toute différente. Elle se présente sous une forme systématique
et scientifique, pour ne pas dire pédantesque. Elle repose sur
l'analogie et la correspondance des opérations de l'intelligence
et des phénomènes de la sensibilité.
Il y a quatre classes de connaissances, et en même temps
quatre classes de sentiment:
1° Les connaissances que Spencer appelle présentatives,
lorsque la conscience localise une sensation dans
l'organisme: par exemple une coupure;
. 2° Les connaissances présentatives représentatives,
lorsque la conscience associe une sensation actuelle avec une
autre [505] qui l'a accompagnée déjà dans la conscience; c'est
ce qu'on appelle perception; par exemple la sensation de
couleur rappelle les autres qualités;
3° Les connaissances représentatives, à savoir les
souvenirs;
4° Les connaissances doublement représentatives, ou
rereprésentatives, par exemple les idées abstraites.
Tout cela signifie qu'il y a des sensations et des souvenirs.
Les sensations sont divisées en deux classes: 1° les sensations
actuelles; 2° les sensations associées aux souvenirs. Les
souvenirs sont divisés également en deux classes: l° les
souvenirs proprement dits; 2° les idées abstraites.
À ces quatre degrés de connaissances correspondent
quatre degrés de sentiments:
1° Les sentiments présentatifs ou sensations, à savoir
plaisirs et peines;
2° Les sentiments présentatifs représentatifs, lorsqu'une
sensation réveille un nombreux cortège de sensations passives
(comme l'émotion de la terreur);

486
3° Les sentiments représentatifs, comme le regret ou le
plaisir du souvenir;
4° Les sentiments rereprésentatifs, qui sont moins le
résultat des sensations externes que celui de la réflexion, par
exemple l'instinct de la propriété.
Examinons maintenant cette division. Sans doute, c'est
une idée juste que de nous montrer les sentiments coexistant
avec les opérations de l'intelligence. Mais est-ce là un bon
principe de classification? Un même sentiment ne peut-il pas
passer par les différents états? Le sentiment grandit avec l'âge,
avec la civilisation, et devient de plus en plus complexe avec
les éléments dont il s'enrichit en route. Mais il serait difficile
de rattacher avec précision des classes de sentiments différents
à chacun des étages intellectuels signalés par Herbert Spencer.
Par exemple, l'instinct de la nourriture peut être présentatif au
moment où nous jouissons de l'aliment; présentatif
représentatif [506] quand, à ce moment même, nous joignons
l'idée du plat qui va suivre, ou le plaisir de boire au plaisir de
manger; il est représentatif quand nous songeons aux bons
repas que nous avons faits; et enfin rereprésentatif lorsqu'il se
confond d'une manière plus abstraite avec le plaisir du bien-
être en général et contient avec ce plaisir l'idée d'autres plaisirs
que celui-là.
Ce qui prouve combien la classification de Spencer est
artificielle, c'est que lui-même l'abandonne dans l'analyse
particulière qu'il fait des sentiments. Il laisse entièrement de
côté les trois premières classes et ne s'occupe que de la
quatrième: ce qui nous prouve qu'il n'a pas de faits bien précis
et bien distincts pour ranger dans les trois premières classes.
Quant à la quatrième classe, à savoir celle des sentiments
rereprésentatifs, il la subdivise ainsi: 1° les sentiments
égoïstes; 2° les sentiments ego altruistes; 3° les sentiments
altruistes; 4° les sentiments esthétiques. Mais la seconde classe
(les ego altruistes) n'est que la combinaison de la première et
de la troisième; elle peut donc disparaître. Restent trois
classes, qui correspondent précisément à celles que nous avons
l'habitude d'employer dans notre psychologie classique, à
savoir: inclinations personnelles, sociales, impersonnelles ou
supérieures; et encore cette troisième classe est-elle

487
incomplète et insuffisante; car il est inexact de la réduire aux
inclinations esthétiques et de négliger les inclinations
intellectuelles, morales et religieuses. Malgré son apparence
scientifique, la division de Spencer est donc à la fois confuse
et incomplète.
Elle a, de plus, le défaut, comme celle de Bain et
d'Hamilton, de confondre le point de vue subjectif et le point
de vue objectif, qui avaient été nettement distingués l'un de
l'autre par les Scolastiques et par les Écossais.
En France, si nous laissons de côté la classification d'Ad.
Garnier, qui est celle que nous adopterons en grande partie
nous-mêmes, nous ne trouvons à signaler que celle de Léon
[507] Dumont, qui est originale en ce que, comme nous
l'avons vu déjà, il a essayé de séparer absolument le plaisir et
la douleur des autres phénomènes de la sensibilité; c'est-à-dire
qu'il écarte toutes les autres émotions appelées inclinations,
penchants, passions, etc. Elle n'est donc qu'une, classification
des plaisirs et des douleurs et une description de ces
phénomènes; en cela elle est intéressante, car on n'avait jamais
aussi nettement distingué ces phénomènes simples et
élémentaires de la sensibilité. Il admet un principe de
distinction qu'il n'est pas facile de suivre dans le détail. C'est la
distinction du positif et du négatif: peines négatives et peines
positives; plaisirs négatifs et plaisirs positifs. Mais cette
distinction est subtile et obscure. Par exemple, la douleur des
lésions (le mal de dents), que l'auteur appelle une douleur
négative, ne semble-t-elle pas au contraire être très positive?
L'effort est-il une peine positive? N'est-ce pas, au contraire, un
mélange de peine et de plaisir? N'est-ce pas aussi un fait actif,
de tout autre nature que le plaisir et la douleur? Mettra-t-on
aussi la gaieté parmi les plaisirs négatifs, et le farniente parmi
les plaisirs positifs? Tout cela n'est-il pas bien artificiel? Mais
le principal défaut de cette classification, c'est qu'après avoir
promis, à ce qu'il semble, une classification toute subjective,
l'auteur y fait sentir en grande partie ce que j'appellerai le point
de vue objectif, en donnant une place très considérable à la
sensibilité esthétique et en y comprenant l'esprit, le goût, le
beau, le sublime, etc. C'est toute une esthétique introduite au
cœur de la sensibilité. Mais pourquoi n'en pas faire autant pour

488
la sensibilité morale, et par conséquent pour tous sentiments
sociaux et même religieux? C'est, du reste, ce que l'auteur fait
en partie dans son chapitre sur les plaisirs du cœur, qui est
d'ailleurs court et assez superficiel et qui contient des faits
appartenant à toute espèce de sensibilité, et non pas seulement
au cœur. On voit, par ce rapide résumé, que le livre de M.
Léon Dumont, qui est très intéressant dans le détail des
descriptions, laisse beaucoup à désirer pour l'exactitude et la
précision.
[508] En Allemagne, nous ne trouvons à mentionner, au
moins dans les temps modernes, que la classification de
Herbart, plus ou moins perfectionnée par Waitz. Voici les
principes de cette classification, telle qu'elle nous est résumée
par M. Bain dans l'Appendice de son ouvrage Émotions et
volonté.
Waitz divise les émotions en deux classes: formelles et
qualitatives. Les premières dépendent de la manière dont les
objets se présentent à notre esprit; les secondes tiennent aux
caractères spéciaux de ces représentations. Cette distinction
paraît répondre à peu près à la distinction que nous avons faite
déjà nous-même et que nous utiliserons tout à l'heure entre les
phénomènes subjectifs et les phénomènes objectifs de la
sensibilité. Si, en effet, nous examinons, par exemple, les
émotions que Waitz appelle qualitatives, nous y trouvons: 1°
les sentiments inférieurs, les émotions des sens; 2° les
sentiments supérieurs (par exemple esthétiques, moraux,
intellectuels et religieux). On voit que cela répond à nos
différentes inclinations, lesquelles sont déterminées par les
objets. Quant aux émotions formelles, les exemples sont
beaucoup moins clairs; par exemple, oppression ou
soulagement, effort et aisance; le plaisir de la recherche ou
plaisir de la découverte; puissance ou faiblesse. On ne sait trop
à quoi répond cette classe d'émotions. Devant une énumération
aussi confuse, la classification scolastique simplifiée et
développée à la fois par le cartésianisme (Descartes,
Malebranche et Spinoza) présente une supériorité manifeste.
On est étonné de voir le plaisir de la découverte rangé dans les
émotions formelles, tandis qu'il se rattache évidemment aux
inclinations intellectuelles rangées dans les émotions

489
qualitatives. L'auteur a raison ensuite de distinguer les
émotions précédentes en simples et complexes; mais on ne
voit pas pourquoi l'effort serait un sentiment simple, et le désir
un sentiment complexe; de plus, l'effort n'est-il qu'un
sentiment, et n'est-il pas le fond même de la volonté? On
remarque enfin que dans les émotions qualitatives il n'est
question que d'objets idéaux, tels qu'esthétiques, moraux,
intellectuels et [509] religieux, et l'on néglige entièrement les
émotions, si qualitatives cependant, qui comprennent les
émotions égoïstes et altruistes.
Ces divisions abstraites sont si confuses et si arbitraires
que mieux vaudrait encore s'en rapporter au sens commun ou à
la littérature, et énumérer les émotions les plus communes et
les plus familières, que de classer au hasard des émotions
quelconques dans des groupes quelconques, sans qu'aucun fait
précis vienne élucider la division.
On trouvera dans l'Appendice de Bain le résumé des idées
de Wundt, de Shadworth,53 de H. Ogson, de Mercier; mais ne
croyons pas devoir nous y arrêter, et nous arrivons à
l'exposition de nos propres idées sur la question.

53. The Mind, juillet et octobre 1884 et janvier 1885.


490
LEÇON V
DES PASSIONS EN GÉNÉRAL

Messieurs,

La sensibilité, d'après ce que nous avons dit au début de ce


cours, se réduit à deux sortes de faits: 1° le plaisir ou la
douleur; 2° le désir ou l'amour (avec leurs contraires, qui vont
vers le plaisir ou qui s'en éloignent). L'histoire de la sensibilité
serait donc bien vite finie, si l'on se contentait de constater ces
deux ordres de faits, et si l'on n'y mêlait quelque autre chose, à
savoir des idées: 1° l'idée des objets qui provoquent le plaisir
et la douleur; 2° l'idée des circonstances qui facilitent ou
retardent la possession de ces objets. En un mot, il y a deux
causes de diversité: 1° les causes objectives; 2° les causes
subjectives. Telle sera la base de notre classification
empruntée à Malebranche.
Diversifié par les causes objectives, l'amour se divise en
espèces. Autant d'espèces d'amour qu'il y a d'espèces d'objets
différents. C'est ce que nous appellerons, d'après
Malebranche,54 les inclinations. Diversifié par des causes
subjectives , l'amour subit des modifications qui en affectent la
forme intérieure. Ces modes sont ce que nous appellerons,
d'après la langue des Cartésiens, des passions.
Ainsi deux grandes divisions des émotions: les
inclinations et les passions. Les passions sont les modes de
l'amour; les inclinations en sont les espèces.
Donnons des exemples: l'amour du pouvoir, l'amour du
jeu, l'amour des hommes, l'amour de la patrie, sont des [511]
inclinations. La crainte, l'espérance, la tristesse, le regret, sont
des passions. Ce qui distingue ces deux ordres de faits, c'est
que: 1° chaque inclination est susceptible de passer par toutes

54. Voir la Recherche de la vérité, V, I. — Voir aussi Adolphe Garnier, Facultés de


l'âme.
491
les passions; 2° chaque passion se rencontre dans toutes les
inclinations. Par exemple l'avare peut craindre pour son trésor,
comme l'ambitieux peut craindre pour sa place, comme la
mère peut craindre pour ses enfants, le patriote pour sa patrie,
etc. Ainsi la même passion, la crainte, se rencontre dans toutes
les inclinations. Réciproquement, une seule inclination,
l'amour du pouvoir, est susceptible de désir, d'espérance, de
crainte, de regret, de repentir, et en un mot de toutes les
passions.
Il est vrai que Malebranche donne quelquefois un autre
fondement à la division des inclinations et des passions. Les
unes, selon lui, à savoir les passions, sont corporelles; les
autres, les inclinations, ne le sont pas. En d'autres termes,
Malebranche entend par passion «l'amour et la haine
sensibles», et par inclination «l'amour et la haine spirituels».
Dans cette seconde division, il oublie le principe de la
première. Il avait dit qu'il ne distinguerait point les passions
par leur objet; or l'amour sensible ne se distingue de l'amour
spirituel que par son objet. Cette distinction reviendrait donc à
la distinction bien connue entre la sensibilité physique et la
sensibilité morale. Si cependant nous considérons dans le fait
la description que Malebranche donne des inclinations et des
passions, nous verrons qu'il ne se tient pas ferme à la
distinction précédente entre l'amour sensible et l'amour
spirituel. Par exemple, il range dans les inclinations le
penchant à la conservation de notre propre être; mais dans la
conservation de notre être, la conservation de l'être, la
conservation du corps entre nécessairement. De plus, parmi les
inclinations qui nous portent vers nous-mêmes, il distingue
deux espèces: l'amour de l'être et l'amour du bien-être, c'est-à-
dire l'amour du plaisir, et il dit que «le plaisir en général
contient à la fois et les plaisirs moraux et les plaisirs
sensibles.» En outre, il range encore parmi les inclinations
[512] l'amour des richesses; et c'est là un penchant qui se
rapporte au corps. Réciproquement, tout ce qu'il dit des
passions peut s'appliquer aussi bien aux inclinations
spirituelles qu'aux inclinations corporelles. Par exemple, il
ramène toutes les passions, comme Spinoza, au désir, à la joie
et à la tristesse. Mais n'y a-t-il pas désir, joie et tristesse dans

492
toutes les inclinations, même les plus hautes, par exemple
l'amour de Dieu? Il attribue les passions aux mouvements des
esprits animaux. Mais n'y a-t-il pas quelque mouvement des
esprits animaux dans les inclinations même spirituelles? Peut-
il y avoir inclination sans émotion? Or, si l'émotion est le signe
du mouvement des esprits, il y aura mouvement des esprits
jusque dans les inclinations.
Sans doute, il faut reconnaître la différence de l'amour et
de la haine sensibles avec l'amour et la haine spirituelles; mais
cette distinction a rapport à l'objet et sera une subdivision des
inclinations, dont les unes se portent vers les choses
corporelles, les autres vers les choses spirituelles. Quant aux
passions, elles sont les mêmes dans toutes les inclinations; et
leur différence vient, non de l'objet, mais des circonstances qui
les modifient.
Nous nous en tiendrons donc à la division établie plus
haut, entre les inclinations et les passions. À la vérité, la
passion définie à la manière des Cartésiens paraît contraire à
l'usage qui entend surtout par passions des phénomènes
anormaux, désordonnés et violents, que la morale condamne et
que la raison désapprouve, tandis que ces passions, telles que
l'entendent les Cartésiens, ne seraient que les modes
élémentaires et essentiels de la sensibilité. Il n'y a aucun
homme qui soit exempt de passions en ce sens, aucun moment
de la vie où elles n'interviennent. Impossible de se représenter
une vie humaine quelconque et un moment quelconque de
cette vie où ne se rencontrent à quelque degré l'amour, la
haine, le désir, l'espérance, la crainte, etc., et ces sentiments ne
peuvent pas être condamnés par la morale, puisque la vie serait
impossible sans eux. [513] Cette signification du mot passions
semble donc contraire à l'usage, et de plus laisse de côté la
partie la plus intéressante de ces phénomènes pour n'en
conserver que la partie la plus banale et la plus vulgaire.
Quand on dit: «J'aime un fruit; je crains qu'il ne pleuve;
j'espère bientôt partir; je suis au désespoir d'avoir manqué
votre visite;» qui peut croire que l'on ait affaire là à des
phénomènes passionnés? La peinture des passions dans les
poèmes dramatiques, dans les romans, a pour objet des faits
d'un tout autre ordre et d'un bien plus puissant intérêt. Qu'est-

493
ce donc que la passion dans le sens que lui donne l'usage, la
morale, l'esthétique? Ce sont des mouvements extérieurs et
violents, qui emportent l'âme hors d'elle-même, qui ne lui
permettent plus de se posséder et de se maîtriser, qui
poursuivent leur objet aux dépens mêmes de la vie, et qui
jouissent plus d'elles-mêmes que de la possession de cet objet.
Pascal, dans son Discours sur les passions de l'amour, a
exprimé de la manière la plus admirable ce sens attribué au
mot de passion: «L'homme est né pour penser; mais les
pensées pures le fatiguent et l'abattent; il lui faut du
remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il
soit quelquefois agité des passions dont il sent dans son cœur
des sources si vives et si profondes… Les passions qui sont les
plus convenables à l'homme sont l'amour et l'ambition. Qu'une
vie est heureuse quand elle commence par l'amour et finit par
l'ambition? Tant que l'on a du feu, l'on est aimable; mais ce feu
s'éteint: il se perd, alors que la place est belle et grande pour
l'ambition; la vie tumultueuse est agréable aux grands esprits;
ceux qui sont nés médiocres n'y ont aucun plaisir; ils sont
machines partout.»
Une seconde différence que l'usage met entre la
signification qu'il attribue au mot de passion et celle que nous
avons adoptée, c'est que, pour le sens commun, la passion
aussi bien que l'inclination a un objet et n'est pas seulement un
état de l'âme; les passions se distinguent par leur objet et non
pas seulement par leurs modes. Ainsi l'on dit: la [514] passion
du jeu, la passion des honneurs, la passion de la gloire, etc.
Ainsi, deux faits distinguent les deux sens du mot de
passion: 1° la passion, au sens ordinaire, est objective aussi
bien que les inclinations; 2° elle est un état extrême et violent.
Dans le sens que nous adoptons, au contraire, la passion est
surtout un état subjectif de l'âme; et, de plus, elle existe, même
à l'état le plus modéré, aussitôt qu'il existe quelque émotion
dans l'âme.
Malgré ces observations, nous persistons dans notre mode
de classification, considérant que c'est la plus commode pour
présenter les faits d'une manière claire, intelligente et
complète.

494
1° Pour ce qui est de l'usage de la langue, nous ferons
remarquer que si notre définition des passions n'est pas tout à
fait conforme à l'usage actuel, elle est au moins conforme à la
tradition et à l'usage classique, puisque c'est le sens
qu'adoptaient Descartes, Malebranche et Bossuet, qui ne
passent pas pour de mauvais écrivains. Ce sens était bien celui
de leur temps, comme le prouve le petit traité du P. Senault: de
l'Usage des passions, où le mot est pris dans le même sens.
Nous venons de citer le discours de Pascal sur l'amour; or le
titre exact donné à ce discours par les amis de l'auteur était
celui-ci: Discours sur les passions de l'amour. Si l'on s'en
rapportait à l'usage actuel, on dirait: Discours sur la passion de
l'amour. Le pluriel n'aurait aucun sens dans la langue
d'aujourd'hui; mais il en a un très clair dans la langue du XVIIe
siècle. Il signifie: les divers états de passion par lesquels passe
cette inclination que nous appelons l'amour; même au XVIIIe
siècle, ce sens n'avait pas été complètement abandonné,
comme le prouve le premier titre de la première traduction
française de Werther: les Passions du jeune Werther.
2° Quant au fond des choses, les passions entendues dans
le sens littéraire ne représentent pas, selon nous, un ordre de
faits spéciaux distincts des autres et que l'on puisse étudier
[515] séparément: ce ne sont que des extrémités soit des
inclinations, soit des passions proprement dites. Ce ne sont pas
des choses distinctes; ce sont des degrés. La passion du vin est
l'extrémité de la passion de la soif; la passion de la vengeance
n'est que l'extrémité de la passion de la haine; la passion de
l'amour n'est que l'extrémité de l'inclination qui porte les doux
sexes l'un vers l'autre. Tontes nos inclinations sont
susceptibles de passions, quoiqu'elles n'aient pas toujours dans
ce cas le nom spécial; mais l'amour de la patrie, l'amour
maternel, l'amour de l'humanité, sont susceptibles (au sens
vulgaire) de devenir des états passionnés, lorsqu'elles passent
une certaine mesure.
En outre, à quel moment l'inclination devient-elle
passionnée? C'est quand les émotions qui les accompagnent
deviennent très vives, très violentes, très exclusives, très
tumultueuses, et se remplacent l'une l'autre très rapidement; en
d'autres termes, ce qui caractérise l'état passionné dans le sens

495
vulgaire, ce sont les alternatives d'amour, de haine, de désir,
d'espérance, de colère, par lesquelles passent les inclinations;
ainsi les passions, au sens littéraire du mot, ne sont que les
exagérations des émotions proprement dites, c'est-à-dire de ce
que nous appelons les passions. Si donc elles ne sont autre
chose que les exagérations, soit des inclinations, soit des
passions, il faut étudier ces deux classes de faits à l'état
normal, avant de les étudier à l'état hypertrophique et déréglé.
Malgré les observations précédentes, on peut dire que la
psychologie moderne a laissé tomber peu à peu le sens
cartésien et scientifique du mot passion et s'est surtout
appliquée au sens usuel et secondaire.
Ainsi, dans Reid il y a un chapitre entier sur les passions;
or il entend par là, comme le vulgaire, des mouvements
extrêmes et violents de la sensibilité. Dans le Dictionnaire des
sciences philosophiques, l'article passion, traité du reste avec
beaucoup de soin, est entendu dans le même sens. On y oppose
la passion soit aux inclinations, soit aux émotions, et [516] on
les caractérise en disant qu'elles vont contre le but même pour
lequel elles sont faites. Dans le Manuel philosophique de M.
Bénard, les passions sont des perturbations, des maladies de
l'âme. Dans le Cours de M. Rabier, les passions sont des
inclinations perverties. Dans le Cours de psychologie
appliquée à l'éducation de M. Marion, les passions sont encore
distinguées des inclinations et des émotions, et il est dit que
«la passion est une inclination surexcitée, exaltée, la plupart du
temps pervertie, qui est devenue tyrannique et dominante et
qui a envahi l'âme au détriment des autres inclinations.»
Un seul philosophe de nos jours est resté fidèle à la
division cartésienne et même lui a donné un degré supérieur de
précision. C'est Adolphe Garnier; mais dans le détail il néglige
presque entièrement les passions pour ne s'occuper que des
inclinations.
La préférence, que la philosophie moderne a donnée au
sens secondaire et littéraire du mot sur le sens traditionnel et
classique, commun à l'école scolastique et à l'école
cartésienne, a eu un grand inconvénient: c'est de faire
abandonner et oublier les belles analyses que les cartésiens
avaient faites des passions dans le sens propre qu'ils donnaient

496
à ce mot. Ainsi le beau livre de Descartes sur les Passions, le
de Affectibus de Spinoza, c'est-à-dire la troisième partie de
l'Éthique, qui est une merveille d'analyse et de profondeur, a
été perdue pour la philosophie classique. Ce sont les
physiologistes qui s'en sont emparés à notre détriment. C'est
ainsi que, dans la Physiologie de Muller, nous trouvons
intercalé tout entier le livre de Spinoza. Au lieu de ses
profondes analyses qui montaient jusqu'aux éléments mêmes
de nos états affectifs et qui nous en montraient la composition
et la complexité croissantes par l'intervention de tel ou tel
élément intellectuel, nous n'avons plus que des généralités
banales sur les passions relevant plus de la morale que de la
psychologie et dans lesquelles les philosophes luttent d'une
manière très inégale et avec un grand désavantage avec les
littérateurs.
[517] Disons cependant que, parmi les philosophes
contemporains, il en est un qui, tout en restant fidèle à la
signification couramment adoptée, a essayé de lui donner un
sens philosophique et précis, et essayé de relier dans une
théorie approfondie tout ce qui concerne les passions, tout en
les distinguant absolument, comme d'un ordre tout hétérogène,
et des émotions (c'est-à-dire des passions au sens cartésien) et
des inclinations proprement dites. C'est le sujet d'une thèse que
la faculté des lettres a distinguée parmi ses thèses, et dont
l'auteur est M. Maillet, professeur au lycée Louis-le-Grand. Ce
grand ouvrage a pour titre de l'Essence des pussions.
Résumons en quelques mots l'idée fondamentale de cet
ouvrage. Il peut se réduire aux propositions suivantes:
1° Les passions étant par définition les perturbations de
l'âme, les maladies de l'âme, l'étude des passions appartient
non pas à la psychologie normale, mais à la psychologie
morbide, à la pathologie mentale.
2° Les passions sont un mode de l'activité, non de la
sensibilité; elles doivent être absolument séparées des autres
faits de la sensibilité, avec lesquels on les confondait à tort.
3° Les passions sont des phénomènes intermédiaires entre
les maladies et la folie. Les maladies sont la perturbation des
forces vitales et organiques. La folie est la perturbation des

497
forces mentales; les passions sont les perturbations des
instincts.
4° Le caractère essentiel de ces perturbations, c'est d'être
des ruptures d'équilibre entre les différentes forces de l'âme;
ces ruptures d'équilibre sont accompagnées de rythme, c'est-à-
dire d'une alternative constante d'exaltation et d'abaissement.
5° La passion s'oppose à la raison. Pour savoir ce que c'est
que l'état des passions, il faut savoir ce que c'est que la raison.
Or l'un et l'autre état s'explique par la loi de l'enveloppement
des forces. D'après cette loi, les forces inférieures sont
absorbées par les supérieures; mais, en s'y [518] absorbant,
elles continuent leur action. Elles sont domptées, mais non
supprimées. C'est ainsi que les forces physico-chimiques
subsistent sous les forces organiques, les forces organiques et
vitales sous les forces instinctives, et celles-ci sous les forces
mentales, lesquelles sont à leur tour gouvernées et ramenées à
l'unité par la raison et le moi. Supposons que, par une
circonstance quelconque, le terme suprême vienne à suspendre
son action, le lien établi par lui se dissout, l'équilibre est
rompu, et les forces inférieures font irruption dans les forces
supérieures. Cette irruption sera d'autant plus facile que le lien
sera plus lâche, le système moins rigoureux, l'unité du système
moins achevée. Or, cette rupture d'équilibre dans les forces
vitales, ce sera la maladie; dans les forces mentales, la folie;
dans les forces instinctives, la passion.
6° Cet emboîtement des forces est le résultat de
l'évolution, c'est-à-dire des acquisitions successives qui se font
à la suite du temps. Mais l'addition des forces nouvelles ne fait
pas disparaître les forces inférieures. Celles-ci demeurent
comme témoignage d'un état passé. L'irruption des passions
est un phénomène d'atavisme; c'est une reviviscence d'anciens
états de conscience, la réapparition du sauvage dans l'homme.
Cette théorie contient des parties vraies et bien observées;
mais dans son ensemble nous ne saurions l'accepter.
Nous contesterons, par exemple, tout d'abord l'idée
fondamentale, à savoir que les passions, au sens de l'auteur,
sont des phénomènes pathologiques. On ne peut appeler
pathologiques des phénomènes qui, inférieurs ou non, font
partie intégrante de la constitution humaine. Le sommeil, par

498
exemple, est un état inférieur par rapport à la veille; on peut
même, si l'on veut, l'appeler anormal en prenant pour type la
vie physiologique de la veille; néanmoins le sommeil ne sera
pas un phénomène pathologique, puisque, bien loin d'être un
désordre dans l'organisation, il est au contraire la condition de
l'ordre. C'est la privation du sommeil, c'est l'insomnie [519]
qui est un fait pathologique; or le contraire d'une maladie ne
peut pas être une maladie. Si nous appliquons cette idée à la
passion, nous verrons qu'elle est également vraie. C'est
l'absence des passions, c'est l'apathie absolue qui serait pour
l'homme tel qu'il est un état pathologique. Un homme
absolument dénué de passions, sans aucun feu ni excitant
intérieur, n'obéissant qu'à la raison pure, un tel homme serait
une abstraction, non un être vivant. À la vérité, l'auteur de la
théorie nous dira que l'absence de passions n'est pas pour lui
l'absence d'émotions; qu'il admet comme nous la nécessité de
ces mouvements de l'âme et du cœur que l'on appelle à tort des
passions, mais qu'il faut réserver cette expression pour les cas
pathologiques, c'est-à-dire pour les perturbations déréglées.
Aussi a-t-il soin de répéter souvent que les passions sont des
dépravations de l'instinct, des déviations de l'instinct. Mais ce
n'est plus alors ici qu'une question de mots. Tout le monde
admet qu'il y a des cas où les instincts même les plus naturels
et les plus légitimes deviennent déréglés, déraisonnables,
dépassent le but et même le contredisent, et font irruption dans
la vie raisonnable. Ce ne sera plus qu'à ce dernier cas que l'on
réservera le sens du mot passion. Mais qu'avons-nous appris
par là, si ce n'est ce que nous savons déjà, à savoir qu'il y a un
état morbide et pathologique de l'âme et que c'est à ce seul état
que l'on réservera le nom de passion, en conservant celui
d'émotions ou de sentiments pour l'état légitime et naturel.
Mais en réservant ainsi le nom de passion pour l'état
pathologique de l'âme, non seulement on ne sera pas d'accord
avec la tradition classique et cartésienne, mais on ne sera pas
même d'accord avec l'usage littéraire du mot; car par passion
on entend bien des mouvements extrêmes et violents, mais non
pas nécessairement des mouvements pathologiques. Lorsque
Pascal s'écrie: «Qu'une vie serait belle qui commencerait par
l'amour et finirait par l'ambition!» un tel cri peut ne pas être

499
conforme aux règles morales, mais nul ne peut dire que Pascal
rêve là un état pathologique, [520] et désire d'être fou. Les
mouvements passionnés du Cid et de Chimène ne sont pas des
dépravations de l'instinct; ce sont, au contraire, de nobles
exaltations de l'instinct. Or ces mouvements eux-mêmes, on ne
saurait dire à quel moment ils commencent à devenir
passionnés, si l'on ne consent pas à appeler passions tout
mouvement de l'âme, quel qu'en soit le degré. C'est surtout au
point de vue de la morale que la considération pathologique
est importante. Au point de vue purement psychologique, la
passion en elle-même est un fait naturel qui ne devient
morbide que par accident.
Au reste, l'auteur se répond à lui-même lorsque, «dans une
autre partie de son travail, il affirme que la passion est le
principe des grandes pensées et des grandes actions autant que
des pensées mauvaises et des déterminations funestes;…
qu'elle se présente sous deux formes essentielles, dont l'une est
bonne et «progressive», l'autre «régressive» et mauvaise»;
lorsqu'il dit que la passion n'est pas toujours une défaillance,
un égarement, une abdication de l'amour de l'âme vers l'idéal,
mais qu'elle peut être aussi «un effort et un élan extraordinaire
vers cet amour»; lorsque, en faisant parler la passion dans une
prosopopée assez éloquente, il lui fait dire: «Je suis une et
bonne; mon vrai nom, c'est l'amour; je suis à tous les degrés,
et sous toutes les formes, le désir du bien… Si Dieu t'exauçait,
le monde retomberait dans l'inertie et dans la torpeur»;
lorsqu'il affirme qu'une perturbation n'est pas «nécessairement
mauvaise»; lorsque enfin il rattache la passion à la théorie du
progrès dans la nature, et à la notion d'un effort de la nature
vers la raison. Toutes ces vues nous paraissent parfaitement
justes; mais elles sont en contradiction avec le principe posé
plus haut, à savoir que les passions ne seraient qu'un
phénomène pathologique et tératologique. De plus, ces mêmes
vues contredisent la distinction que l'auteur a voulu établir
entre ce qu'il appelle les émotions et les passions, et la
prétention d'enlever la passion au domaine de la sensibilité,
pour la réserver au domaine de l'activité.
[521] La raison principale donnée par l'auteur, c'est que
l'émotion, bien loin d'être le caractère essentiel de la passion,

500
«n'y joue au contraire que le rôle tout à fait secondaire de
cause excitatrice ou occasionnelle: elle est hors de proportion
avec le déploiement d'énergie qui lui succède, et par
conséquent n'aurait pu lui donner naissance, si cette énergie
n'avait été «n quelque sorte toute prête: c'est au contraire la
passion qui, en se déchaînant d'une manière spontanée,
communique une force extraordinaire, une puissance exclusive
à l'idée ou à l'émotion qui l'accompagne.» — «II est, dit-il
encore, des émotions dans lesquelles le déploiement d'activité
est le fait premier et essentiel. Ces émotions, où l'état de
conscience est l'instrument accessoire, tandis que la
modification de l'équilibre entre les forces est l'élément
essentiel, doivent être appelées des passions.» Les passions ne
sont cependant pas des habitudes permanentes de l'âme
(comme les vertus ou les vices). Les passions occupent une
place intermédiaire entre les émotions et les habitudes
permanentes: «Entre les émotions essentiellement fugitives et
les habitudes permanentes souvent indestructibles, il y a place
pour des faits intermédiaires qui donnent à l'âme une vive
secousse, mais sans lui imprimer soit vers le bien, soit vers le
mal, une direction constante. Ce sont précisément les faits
passionnés. Nos émotions tiennent à ce que l'équilibre des
forces dans notre nature tend continuellement à se modifier,
mais d'une manière assez faible, sous l'influence des
circonstances extérieures, et souvent même du cours de nos
facultés. Nos habitudes et nos vices ont leur principe dans une
grave modification, une véritable rupture d'équilibre qui ne
peut plus être rétabli sans de grands efforts. Les passions
occupent une place intermédiaire: ce sont des mouvements
désordonnés et violents, par lesquels les diverses forces qui
coexistent en nous se heurtent les unes contre les autres, et
altèrent sans la détruire l'unité créée par la raison.»
En résumé, les passions, bien qu'elles se manifestent au
premier abord comme phénomènes sensibles, n'ont pourtant
[522] pas pour essence cette sensibilité, mais une activité
tumultueuse et anormale, extraordinairement déchaînée. Ce
qui le prouve, c'est que le plaisir attaché à la passion est
souvent très faible, très peu de chose en proportion du

501
déploiement considérable d'activité que la passion déchaîne.
L'activité y déborde donc sur la sensibilité.
Il y a beaucoup de vraie psychologie dans cette analyse;
nous admettrons volontiers qu'il y a un certain état que l'on
appellera l'état passionné, et qui se caractériserait en effet par
un débordement d'activité en disproportion avec la cause
sensible excitatrice, comme, par exemple, la peur aveugle et
subite, l'amour déréglé, l'ambition désordonnée, où
l'emportement est si grand et le plaisir si faible, où même la
douleur est souvent plus grande que le désir. Mais c'est plutôt
un état qu'une classe de faits particuliers. Ce seront les mêmes
inclinations, les mêmes appétits, qui, en tant que ramenés à
l'équilibre, produiront les émotions, et, en tant qu'ils dépassent
l'équilibre, les passions. L'auteur cite comme exemple
d'émotion, la crainte légitime d'un général, et comme exemple
de passion, la peur subite d'un enfant dans les ténèbres. Mais
au fond, que le danger soit réel ou imaginaire, le phénomène
de la crainte n'est-il pas toujours le même en substance? De
même, entre un amour maternel éclairé et légitime et un amour
maternel inquiet, aveugle, précipité, fatigant, comme celui de
Mme de Sévigné, on peut bien établir une distinction et appeler
le second une passion: mais au fond n'est-ce pas toujours le
même sentiment? L'auteur lui-même, lorsqu'il veut faire une
classification des passions, est bien obligé d'en revenir aux
inclinations reconnues par tout le monde. Il serait, en effet,
impossible de trouver une classe de faits répondant aux
définitions précédentes, et qui se distingueraient des autres
faits rangés sous le nom d'émotions ou de sentiments.
L'ambition, par exemple, la passion du jeu, l'amour, sont ou
des inclinations légitimes, naturelles, essentielles à la nature
humaine, quand elles sont modérées, ou des passions quand
elles débordent: [523] la passion ne sera donc qu'un état par
lequel peuvent passer nos inclinations, lorsqu'elles rompent
l'équilibre; ce ne sera pas un ordre de faits distincts et séparés.
On remarquera d'ailleurs que la théorie précédente
n'implique nullement que les passions soient toujours un état
pathologique: car la rupture d'équilibre peut se faire tout aussi
bien au profit du bien qu'au profit du mal; elle peut être un
coup d'audace qui fait avancer l'âme dans la voie du progrès, et

502
non un désordre, une chute, une abdication. On peut appliquer
tout aussi bien aux bonnes passions qu'aux mauvaises l'idée
que l'activité y déborde sur la sensibilité: par exemple, le
dévouement qui va jusqu'au sacrifice de la vie ne peut
s'expliquer par aucun phénomène de sensibilité.
Cependant, même en admettant avec ces réserves la
théorie précédente, il y aura toujours lieu de se demander s'il
faut, comme le veut M. Mallet, réserver le terme de passion à
cet état particulier d'exaltation ou de dépression que nous
venons de décrire, et qui n'est que l'état extrême de nos
inclinations, ou bien s'il ne vaut pas mieux de conserver les
traditions philosophiques d'Aristote, de Descartes, de Spinoza,
qui ne voient dans les passions que les différents modes ou
états par lesquels passe l'appétit ou l'amour, c'est-à-dire la
tendance (ou les tendances) qui porte l'âme vers certains objets
et d'où sortent ce que nous appelons les inclinations. Nous
pensons qu'il vaut toujours mieux s'en tenir autant qu'on le
peut à la tradition en philosophie, tout en reconnaissant que
l'état passionné proprement dit trouve dans la théorie
précédente un surcroît d'éclaircissement qui mérite de lui faire
sa place dans la psychologie.
Cela posé, nous admettons avec l'auteur le principe de
l'enveloppement des forces, quoiqu'il ne nous paraisse pas
aussi neuf qu'il le semble à l'auteur. Il nous dit qu'on a bien vu
que les forces inférieures contiennent en puissance les forces
supérieures, mais non pas que les forces supérieures
contiennent également elles-mêmes en puissance [524] les
forces inférieures. Il ne nous semble pas que cette vue ait
échappé aux philosophes: car on sait bien que dans l'être
vivant les forces physico-chimiques continuent à exercer leur
empire, et s'efforcent sans cesse de retourner à l'indépendance;
que dans l'être sensible les propriétés organiques subsistent et
cherchent aussi à exister pour soi, et ainsi de suite jusqu'à
l'extrémité de l'échelle, où la raison ne contient dans l'ordre les
forces inférieures qu'en en ressentant perpétuellement le
contrecoup. Neuve ou non, cette vue est très vraie, et il est
permis de dire que la passion est l'invasion, l'irruption, la
révolte de ces forces inférieures contenues en bride dans l'état
normal. Mais il ne faut pas oublier cependant que cette

503
irruption se fait quelquefois au profit du mieux, et qu'il y a des
cas où ce sont plutôt des forces supérieures même à l'état
rationnel, des facultés en quelque sorte anticipées, qui font
irruption dans notre état d'équilibre pour le dépasser et aller au
delà.
Pour cette raison nous ne voyons pas qu'il soit nécessaire
de mêler la théorie de l'évolution à la théorie des passions.
L'auteur prétend que l'irruption de la passion est un
phénomène atavique; c'est le retour de l'état ancestral qui vient
prendre sa revanche sur les états supérieurs. Mais cette
hypothèse est tout à fait inutile. Il suffit, en effet, d'admettre
qu'il y a dans chaque homme des facultés plus ou moins
élevées, pour comprendre qu'à un moment donné les
inférieures viennent déborder sur les supérieures. La question
de l'origine de ces forces reste tout à fait en dehors. Il est
d'ailleurs bizarre qu'un même état de l'âme soit ou ne soit pas
ancestral suivant qu'il est plus ou moins violent. Par exemple,
la crainte vient de mon père; la peur vient de mon grand-père.
En outre, comme nous l'avons dit, ce sont quelquefois les
facultés supérieures qui débordent sur les inférieures, par
exemple dans le dévouement.
En résumé, il ne nous semble pas que la théorie
précédente doive prévaloir sur la doctrine traditionnelle
d'Aristote et de Descartes.

504
LEÇON VI
ANALYSE DES PASSIONS

Messieurs,

Nous avons divisé les laits de la sensibilité en deux


classes: les inclinations et les passions. Pour ce qui concerne
les inclinations, on en trouvera le développement dans tous les
traités de philosophie, et notamment dans les Écossais, dans le
Traité des facultés de l'âme d'Adolphe Garnier, et dans
l'ouvrage de Bain, Émotions et Volonté.55 Nous laisserons
donc de côté cette matière pour nous attacher surtout à la
question des passions et reprendre, comme nous l'avons
annoncé, le plus possible, les belles analyses de Descartes et
des autres Cartésiens. Cette étude touche plus profondément à
la nature de la sensibilité: car, les inclinations se diversifiant
par leurs objets, c'est une cause de distinction plus extérieure,
tandis que les passions sont les véritables éléments de la
sensibilité; elles en expriment la vie interne, les troubles
fondamentaux, lesquels, comme nous l'avons dit, peuvent se
manifester dans toutes nos inclinations.
Cela posé, pour entrer immédiatement en matière,
demandons-nous avec Descartes quelle est la première des
passions. Ce serait, suivant Descartes, l'étonnement ou
l'admiration. (Passions, 2e partie, § 531.)
«Lorsque la première rencontre d'un objet nous surprend,
et que nous le jugeons être nouveau,… cela fait que nous
l'admirons et en sommes étonnés; et pour ce que cela peut
arriver avant que nous connaissions aucunement si cet objet
[526] nous est convenable ou s'il ne l'est pas, il me semble que
l'admiration est la première des passions.»
Cette doctrine serait confirmée si l'on admettait, avec M.
de Hartmann, la définition suivante de la conscience, à savoir:

55. On trouvera le résumé de toutes ces études dans notre Traité élémentaire de
philosophie, partie I, section IV, chap. 1 et 2.
505
«la stupéfaction que la volonté éprouve quand elle se dédouble
et revient sur elle-même». Il n'y a, en effet, rien de plus
étonnant dans le monde que le passage du néant à l'être. Mais
on peut se demander si l'idée de la nouveauté peut frapper
celui qui n'a rien éprouvé encore. Nous transportons nos idées
actuelles à ce premier moment de notre vie; nous nous
supposons tout à coup passant du néant à l'être, et il nous
semble que nous avons dû être stupéfaits de ce grand
changement. Mais cet étonnement rétrospectif n'en est un que
pour nous et n'existe pas pour le sujet lui-même. Les faits nous
apprennent au contraire que l'étonnement ne se produit
qu'assez tard, à la suite de nombreuses expériences. Le
sauvage transporté en pleine civilisation ne s'étonne pas et
n'admire rien. L'étonnement suppose toujours une faculté de
comparaison qui n'est pas la première qui s'éveille en nous.
C'est donc une doctrine plus théorique qu'expérimentale, qui
fait commencer les passions par l'étonnement, à plus forte
raison par l'admiration au sens esthétique.
Bossuet a critiqué la doctrine de Descartes en essayant de
ramener l'étonnement aux passions antérieures: «L'admiration
ou l'étonnement, dit-il, comprennent en eux ou la joie d'avoir
vu quelque chose d'extraordinaire et le désir d'en savoir les
causes aussi bien que les suites, ou la crainte que sous cet objet
nouveau il n'y ait quelque péril caché, et l'inquiétude causée
par la difficulté de le connaître, ce qui nous rend comme
immobiles et sans action; et c'est ce que nous appelons être
étonné… Quelques-uns pourtant ont parlé de l'admiration
comme de la première des passions, parce qu'elle naît en nous
à la première surprise que nous cause un objet nouveau avant
que de l'aimer ou de le haïr; mais si cette surprise en demeure
à la simple admiration d'une chose qui paraît nouvelle, elle ne
fait en nous aucune émotion, [527] ni aucune passion par
conséquent; que si elle nous cause quelque émotion, nous
avons remarqué comme elle appartient aux passions que nous
avons expliquées.» (Connaissance de Dieu, chap. I, 6.)
L'étonnement écarté, la question est de savoir si la
première des passions est l'amour, comme le veulent les
Scolastiques, ou le désir, comme le prétend Spinoza. Mais les
deux opinions sont facilement conciliables.

506
Le désir exprime une tendance ou un effort vers un objet
absent que l'on regarde comme un bien et dont on a déjà joui;
il suppose donc une passion antérieure, c'est-à-dire l'amour,
qui est la passion par laquelle nous nous unissons aux objets.
D'un autre côté, nous avons vu que le plaisir lui-même
suppose une inclination antérieure à toute espèce de plaisir,
par exemple l'instinct de succion chez le nouveau-né. Or cette
inclination tendant vers un bien inconnu, par conséquent
absent, n'est-elle pas le désir lui-même, et l'amour ne naît-il
pas de la satisfaction du désir?
Spinoza lui-même nous fournit la solution du problème,
en disant que le désir n'est que l'appétit accompagné de
conscience. Le fond de toute passion est l'appétit, c'est-à-dire
la tendance vers le bien, le besoin de s'unir à un objet connu ou
inconnu et que l'expérience nous fera connaître comme
agréable ou désagréable. Or cette tendance est la même chose
que ce que Bossuet appelle l'amour, c'est-à-dire la tendance à
s'unir à quelque bien; et, en tant que cet objet est absent, cette
tendance pourra s'appeler désir aussi bien qu'amour.
Maintenant, si nous prenons le terme de désir ou d'amour
dans le sens général et indéterminé que nous venons de dire,
l'amour et le désir se confondent; mais dans le sens précis des
mots, c'est-à-dire comme mouvements accompagnés de
conscience, ces deux passions ne nous paraissent être ni l'une
ni l'autre la passion primitive, et ce rôle peut être plutôt,
comme le pense Malebranche, attribué à la joie; car le premier
effet de la satisfaction de l'instinct, c'est la joie, et c'est de la
joie que naissent l'amour et le désir.
[528] Nous trouvons dans Théodore Jouffroy une analyse
intéressante de ce premier mouvement de la sensibilité,
analyse qui nous paraît, dans ce qu'elle a d'essentiel, pouvoir
être conservée en psychologie.
«La sensibilité étant agréablement affectée commence par
s'épanouir pour ainsi dire sous la sensation; elle se dilate et se
met au large, comme pour absorber plus aisément et plus
complètement l'action bienfaisante qu'elle éprouve; c'est là le
premier degré de son développement. Bientôt ce premier
mouvement se détermine davantage et prend une direction. La
sensibilité se porte hors d'elle et se répand vers la cause qui

507
l'affecte agréablement; c'est le second degré. Enfin à ce
mouvement expansif finit tôt ou tard par en succéder un
troisième qui en est comme la suite et le complément: non
seulement la sensibilité se porte vers l'objet, mais elle tend à le
ramener à elle, à se l'assimiler pour ainsi dire. Le mouvement
précédent était purement expansif; celui-ci est attractif. Par le
premier, la sensibilité allait à l'objet agréable; par le second
elle y va encore, mais pour l'attirer et le rapporter à elle: c'est
le troisième et dernier degré de son développement.
«La sensibilité désagréablement affectée manifeste des
mouvements d'une nature tout à fait contraire. Au lieu de
s'épanouir, elle se resserre; nous la sentons se contracter sous
la douleur comme nous la sentions se dilater sous le plaisir: la
contraction est le premier mouvement qui suit la sensation
pénible. Mais ce premier mouvement ne tarde pas à prendre un
caractère plus décidé: la sensibilité se resserre comme pour
fermer passage à la douleur; elle fait plus: elle se détourne et la
fuit, et on la sent qui se replie en elle-même; c'est la
contraction opposée à l'expansion. Puis, bientôt après et
presque en même temps, à ce mouvement par lequel elle
semble se dérober à l'objet désagréable se rattache un
troisième et dernier mouvement, le mouvement répulsif, qui
éloigne et repousse cet objet et qui correspond, en s'y
opposant, au mouvement attractif.
[529] «Il est facile de reconnaître dans la dilatation et la
contraction les deux phénomènes opposés de la joie et de la
tristesse, qui succèdent immédiatement en nous au sentiment
du plaisir et de la douleur; dans l'expansion et la contraction,
les phénomènes également opposés de l'amour et de la haine;
dans le mouvement attractif, le désir qui aspire à la possession
de l'objet aimé, et dans le mouvement répulsif l'aversion,
distincte de la haine, en ce que la haine nous éloigne de l'objet
désagréable, tandis que l'aversion, ainsi que l'indique la force
étymologique du mot, le détourne et le repousse. Joie et
tristesse, amour et haine, désir et aversion, tels sont les mots
populaires par lesquels on exprime les mouvements que nous

508
avons constatés: dilatation et contraction, expansion et
concentration, attraction et répulsion.»56
On peut sans doute dire que cette analyse n'est qu'une
suite de métaphores; cependant sous ces métaphores il y a des
phénomènes psychologiques et physiologiques; et Jouffroy les
caractérise par les symptômes qui les accompagnent dans nos
organes. Il est certain que la joie est accompagnée d'un
sentiment de dilatation au point de vue physiologique. On
respire plus librement; on sent la poitrine s'ouvrir et se dilater,
au propre. C'est le contraire qui a lieu dans la tristesse: c'est un
phénomène à contraction. On ne contestera pas non plus les
deux derniers termes: le désir est attractif, l'aversion est
répulsive. En effet, le désir tend à rapprocher l'objet de nous.
En face d'un beau fruit, nous sommes tentés de le cueillir et de
l'apporter à nos lèvres. Si nous trouvons un objet dégoûtant,
nous le rejetons avec horreur. Restent les deux nouveaux
intermédiaires, l'expansion et la concentration. Or l'expansion
correspond à ce que les Scolastiques appelaient la volonté de
s'unir à son objet; le terme de concentration n'est peut-être pas
aussi heureux pour exprimer la haine. Mais en supposant
qu'elle soit quelque chose de plus, elle est au moins cela, à
savoir une concentration [530] sur elle-même. L'âme se
resserre et rentre en elle-même devant l'objet haï.
En tout cas la doctrine de Jouffroy va se confondre avec
celle des Scolastiques, et les six mouvements primitifs de la
sensibilité sont les six passions primitives de saint Thomas:
joie et tristesse, amour et haine, désir et aversion. Descartes
n'admettait aussi, comme les Scolastiques, que six passions
primitives; seulement il y ajoutait l'admiration et en retirait
l'aversion. Malebranche comme Spinoza n'admettent que trois
passions primitives: le désir, la joie et la tristesse. Cela n'est
vrai que si l'on entend par désir l'appétit en général ou
penchant primitif et spontané de l'âme vers les objets: mais,
dans ce sens, le désir n'est pas une passion particulière; il est la
substance de toutes les passions. Que si au contraire on entend
le désir dans son sens propre, comme tendance consciente vers
le bien absent, il se distingue de l'amour, et l'un et l'autre ont

56. Mélanges philosophiques, p. 263.


509
leurs contraires, aussi bien que la joie et la tristesse: et si ce ne
sont pas des passions absolument simples, parce qu'il y entre
un élément intellectuel, toujours est-il que ce sont les
premières de toutes les passions. Étudions-les plus en détail.
Et d'abord qu'est-ce que la joie et la tristesse? Descartes
définit la joie de la manière suivante:57
«La joie est une agréable émotion de l'âme, en laquelle
consiste la jouissance qu'elle a du bien que les impressions du
cerveau lui représentent comme sien… Je dis les impressions
du cerveau, afin de ne pas confondre cette joie qui est une
passion, avec la joie purement intellectuelle qui vient en l'âme
par la seule action de l'âme… Il est vrai que, pendant que
l'âme est jointe au corps, cette joie intellectuelle ne peut guère
manquer d'être accompagnée de celle qui est une passion…»
On voit que pour Descartes il y a deux espèces de joie: la
joie sensible qui vient des mouvements du cerveau, et la joie
[531] intellectuelle qui vient de l'entendement et qui ne serait
point une passion. C'est ainsi que les Stoïciens distinguaient
χαρα qui est une passion, de l'ευλαβησις; qui n'en est pas une.
Mais cette distinction peut avoir lieu dans toutes les passions,
et elle vient plutôt de la différence des objets que d'une
différence véritablement subjective. Dans les sens comme
dans l'esprit, la joie est une émotion agréable causée par la
jouissance du bien. Descartes ne veut donner le nom de
passion qu'à la joie et à la tristesse sensibles: ce n'est plus là
qu'une question de mots. Mais pourquoi ne pas donner le
même nom à deux émotions toutes semblables, quoiqu'elles
dérivent de causes différentes? et cela d'autant plus que,
suivant Descartes, la joie intellectuelle ne va jamais sans
quelque joie sensible. Il en est de même réciproquement pour
la tristesse: Descartes donne pour exemple de joie le sentiment
de gaieté qu'on éprouve quand on est en bonne santé ou par un
temps serein. Il distingue la joie du plaisir et la tristesse de la
douleur: ce qui le prouve, c'est qu'on peut souffrir des douleurs
avec joie et des chatouillements qui déplaisent.
Spinoza entre plus avant dans l'essence de la joie et de la
tristesse. L'essence de toutes les passions est, nous l'avons dit,

57. Voir Descartes, Traité des passions, II, 91-93.


510
l'appétit ou effort de l'âme pour conserver et étendre son être;
et il distingue deux sortes de passions «suivant que la
puissance d'agir de l'âme est augmentée et diminuée», ou que
«l'âme passe d'une perfection moindre à une perfection plus
grande». De là cette double définition de la joie et de la
tristesse: «La joie est une passion par laquelle l'âme passe à
une perfection plus grande, et la tristesse une passion par
laquelle elle passe à une perfection moindre.»
Passons à l'amour et à la haine.
Nous avons dit que l'amour, dans son sens le plus général,
aussi bien que le désir, peut-être considéré comme la
substance de toutes les passions; mais, pris au propre, il est lui-
même une passion particulière. Il est, comme dit Jouffroy,
«l'expansion de l'âme vers ce qui lui cause de la joie», —
«l'acte par lequel l'âme se complaît dans son objet», [532]
conquiescentia in objecto, comme disaient les Scolastiques, en
un mot l'abandon de soi-même dans l'objet aimé. Spinoza dit
que ce qui caractérise l'amour, c'est «la joie accompagnée de
l'idée de la cause externe». Pourquoi externe? N'y a-t-il pas
quelque autre chose dans l'amour? N'est-ce qu'une idée et
n'est-ce pas aussi un mouvement? Et ce mouvement ne doit-il
pas être distingué de celui qui accompagne le désir? On peut
aimer sans désirer, par exemple aimer le bien sans en désirer la
possession. Il y a donc là un caractère intérieur qui distingue
l'amour du désir. C'est ce que Jouffroy appelle l'expansion.
Spinoza reconnaît que c'est un des caractères de l'amour de
vouloir s'unir à son objet; mais, dit-il, ce n'est, là qu'une
propriété de l'amour; ce n'est pas son essence.» Au contraire, il
nous semble que c'est là précisément l'essence de l'amour, et
que la définition de Spinoza n'est qu'une définition nominale.
On dira peut-être que c'est là le caractère de l'amour des
personnes, et non de l'amour des choses; mais il nous semble
au contraire que, quelle que soit la nature de l'amour, il
s'abandonne toujours dans son objet. Dans le jeu, le joueur se
livre à la fortune; l'avare se perd en quelque sorte dans son or,
le débauché dans l'objet de ses désirs.
Descartes distingue très bien l'amour du désir: «Au reste,
par le mot de volonté (par lequel il a caractérisé l'amour) je
n'entends pas parler ici du désir, qui est une question à part qui

511
se rapporte à l'avenir, mais du consentement par lequel on se
considère dès à présent comme joint à ce qu'on aime.»58
N'est-ce pas là précisément ce que Jouffroy appelle
l'expansion? Aimer, n'est-ce pas s'épancher vers l'objet aimé et
ne faire qu'un avec lui, ce qui peut avoir lieu même lorsque
l'objet est présent et est actuellement possédé, ce qui le
distingue du désir?
Il est plus facile de distinguer l'amour du désir, que la
[533] la haine de l'aversion. Descartes, qui reconnaît un
contraire à l'amour, n'en reconnaît pas au désir; il ne compte
donc pas l'aversion parmi les passions primitives, par cette
raison que «c'est un même mouvement qui porte à la recherche
du bien et à la fuite du mal». Mais ne peut-on en dire autant de
la haine? Car, comme le dit Bossuet, «je ne hais la maladie
que parce que j'aime la santé». On peut dire, sans doute, que
les deux mouvements sont inséparables; mais cela est aussi
vrai pour la haine que pour l'aversion. La vraie question est
donc de savoir si la haine se distingue de l'aversion. Descartes
lui-même semble admettre l'aversion sous le nom de désir qui
naît de l'horreur. Quant à Spinoza, il confond l'aversion avec
l'antipathie (répulsion sans cause connue); ce n'est pas la mali
fuga des Scolastiques. L'aversion n'est en réalité qu'un degré
de la haine, comme le désir est un degré de l'amour; c'est
l'effort de l'âme pour s'éloigner de l'objet ou éloigner d'elle
l'objet dont elle est déjà séparée par la volonté. Jouffroy
explique assez bien ce double mouvement par les termes de
concentration et de répulsion.
On pourrait peut-Être laisser ici de côté la distinction
scolastique de l'amour de bienveillance et l'amour de
concupiscence, parce que cette distinction porte plutôt sur
l'objet que sur le sujet, et se rapporte plutôt par conséquent aux
inclinations qu'aux passions; mais elle tient aussi à l'essence de
l'amour: elle rentre donc dans notre question.
Les Scolastiques distinguaient deux amours: l'amour par
lequel on veut faire du bien à ce qu'on aime (amour de
bienveillance), l'autre par lequel on se veut du bien à soi-
même par la possession de l'objet aimé (amour de

58. Traité des passions, II, 79-80.


512
concupiscence). Dans ces deux cas, l'âme est unie à son objet.
Mais dans le premier, c'est elle-même qui s'unit à l'objet; dans
l'autre cas c'est l'objet qu'elle unit à elle. Descartes rejette celle
distinction, (II, 81.)
«Il me semble, dit-il, que cette distinction regarde
seulement les effets de l'amour et non point son essence; car
sitôt qu'on s'est joint de volonté à quelque objet, de quelque
[534] nature qu'il soit, on a pour lui de la bienveillance, c'est-
à-dire qu'on joint aussi à lui de volonté les choses qu'on croit
lui être convenables, ce qui est un des principaux effets de
l'amour.» (II, 81.)
Néanmoins, Descartes lui-même ne revient-il pas à la
distinction contestée, lorsqu'il dit: «Les premiers (l'avare,
l'ambitieux, l'ivrogne, le brutal) n'ont d'amour que pour la
possession des objets auxquels se rapporte leur passion, et n'en
ont point pour les objets mêmes; car, bien que l'amour qu'un
bon père a pour ses enfants soit si pur qu'il ne désire rien avoir
d'eux,… mais, les considérant comme d'autres lui-même, il
recherche leur bien comme le sien propre?» (II,82.)
N'est-ce pas là, en effet, revenir à ce que disait déjà
Aristote, à savoir que l'on ne veut pas du bien au vin en le
buvant, ni à l'or en le mettant dans sa caisse? Aussi n'appelle-t-
il du nom de φιλια que l'amour désintéressé, et réserve-t-il à
l'autre le nom de φιλησις. Or c'est là ce que voulaient exprimer
les Scolastiques dans leur distinction des deux amours.
Restent le désir et l'aversion, dont la nature résulte déjà de
tout ce que nous avons dit. Descartes reconnaît que le
caractère propre du désir se rapporte à l'avenir; mais par cela
même il se rapporte à quelque chose d'absent; car l'avenir est
toujours absent (même lorsqu'on parle de la conservation d'un
bien présent). Les Scolastiques avaient donc raison de dire que
le bien, dans le désir, est considéré sub ratione absentis.
On peut se demander avec Spinoza si c'est le bien qui
fonde le désir, ou le désir qui fonde le bien.
C'est probablement la même question que Molière a
tournée en ridicule dans le Mariage forcé, à savoir: «Le bien.
réside-t-il dans l'appétibilité ou dans la convenance?» En un
sens, le désir est antérieur; en un autre sens, il est postérieur au
bien. Le désir conscient se porte vers un bien jugé tel, ignoti

513
nulla cupido; il est donc postérieur au bien. Mais [535] le désir
inconscient, l'appétit, est antérieur; et en ce sens on peut dire
que le bien, c'est ce qui satisfait au désir. Mais dans ce cas-là
même, faut-il dire que c'est le désir qui fonde le bien? Sans
doute il est antérieur à la conscience du bien, mais non pas au
bien lui-même. Car la raison du désir, c'est la conservation de
l'être: c'est cette conservation qui est le bien. C'est donc,
suivant Spinoza lui-même, en tant qu'une chose augmente
notre être que nous la désirons, et au fond le bien est non dans
l'appétibilité, mais dans la convenance.

514
LEÇON VII
ANALYSE DES PASSIONS (SUITE)

Messieurs,

Nous avons étudié dans notre dernière leçon les six


passions fondamentales. Nous passons aujourd'hui aux
passions dérivées.
Les deux premières qui se présentent après le désir et
l'aversion sont l'espérance et la crainte. Voici comment
Descartes les définit l'une et l'autre:
«L'espérance est une disposition de l'âme à se persuader
que ce qu'elle désire adviendra, laquelle est causée par un
mouvement particulier des esprits, à savoir par celui de la joie
et du désir mêlés ensemble. La crainte est une autre disposition
de l'âme qui lui persuade qu'il n'adviendra pas; et il est à
remarquer que, quoique ces deux passions soient contraires, on
les peut néanmoins avoir toutes deux ensemble, à savoir
lorsqu'on se représente en même temps diverses raisons dont
les unes font juger que l'accomplissement du désir est facile, et
les autres le font paraître difficile.»59
Descartes dit avec raison que l'espérance est un mélange
de la joie et du désir. Ce n'est pas que dans le désir même il n'y
ait déjà quelque joie, au point que le poète a pu dire: «Dans la
jouissance, je regrette le désir;»60 mais la joie du désir est
douloureuse, parce qu'elle est accompagnée du sentiment vif
de la privation de son objet; mais lorsque, par l'imagination, on
a écarté l'idée de l'obstacle qui nous sépare du bien, et que l'on
imagine l'objet possédé au lieu de l'objet absent, [537] il y a là
une joie nouvelle et que ne connaît pas le désir tout seul, si ce
n'est que dans le désir il y a toujours une certaine espérance,

59. Traité des passions, CLXV.


60. Faust.
515
car il est inconciliable avec le désespoir: quand il n'y a plus
rien à espérer, on ne désire plus.
Descartes dit que l'espérance peut s'unir à la crainte; il faut
aller plus loin et dire qu'il n'y a pas d'espérance sans quelque
crainte; car l'espérance est toujours mêlée de quelque doute,
autrement c'est la sécurité. Aussi La Roche Foucauld a-t-il dit:
«L'espérance et la crainte sont inséparables; il n'y a pas
d'espérance sans crainte, ni de crainte sans espérance.»
Spinoza donne une définition de l'espérance analogue à
celle de Descartes, mais plus concise: «L'espérance est une
joie mal assurée née de l'image .d'une chose future ou passée,
dont l'arrivée est pour nous incertaine.»61 Et réciproquement:
«La crainte est une tristesse mal assurée née aussi de l'image
d'une chose douteuse.62
On voit que cette définition se distingue de celle de
Descartes en ce que Descartes fait entrer le désir dans l'idée de
l'espérance, tandis que Spinoza n'y met que la joie. Il est vrai
que l'espérance d'un bien en suppose l'amour et, comme ce
bien est absent, le désir; mais ce désir est en quelque sorte
sous-entendu; il se joint à l'espérance, mais il n'en fait pas
partie. L'espérance en elle-même n'est pas un désir et ne
contient que de la joie; on peut même espérer un bien que l'on
désire peu, et désirer vivement un bien que l'on n'espère pas,
pourvu que, bien entendu, l'on n'aille pas jusqu'au désespoir.
En un mot, l'espérance est un amour portant, comme le
désir, sur un bien absent, mais en y joignant, comme disaient
les Scolastiques, l'idée de la difficulté (sub ralione ardui), ce
qui la faisait joindre d'une manière assez bizarre à l'appétit
irascible. Seulement à l'idée de la difficulté il faut joindre
encore, non seulement, comme pour le désir, l'idée [538] de la
possibilité, mais même de la probabilité; car s'il n'y a pas plus
de chance d'obtenir le bien désiré que de ne pas l'obtenir, c'est
plutôt la crainte qui l'emporte que l'espérance.
De toutes nos passions, l'espérance est une des plus
poétiques et sur lesquelles on a écrit les choses les plus
ingénieuses et les plus agréables. «Quelle jolie chose que
l'espérance!» disait Mme de Sévigné. Il est certain que

61. Éthique, 1. III, appendice XII.


62. Ibid., XIII.
516
l'espérance est un des plus grands soulagements de la vie: elle
soulage les maux présents, et console des maux passés; elle
voile les maux futurs. Mais ces considérations tiennent plutôt à
ce que l'on appelle l'usage des passions qu'à leur essence, et ce
n'est qu'à leur essence que nous avons affaire à présent.
Nous avons vu que Descartes et Spinoza sont d'accord
pour unir l'une à l'autre, comme on le fait dans la vie,
l'espérance et la crainte. Mais les Scolastiques, ayant besoin,
dans leurs tableaux, d'une passion qui s'opposât à l'audace,
avaient réservé cette place à la crainte, et en face de
l'espérance ils plaçaient comme opposé le désespoir. C'était là
une faute évidente. Le désespoir accompagné toujours de
certitude ne peut s'opposer à l'espérance qui est toujours mêlée
d'incertitude. Le désespoir s'oppose à la sécurité et non à
l'espérance. Quant à la crainte, qui est le contraire de l'audace,
c'est une autre espèce de crainte que celle qui s'unit à
l'espérance. Spinoza a raison de distinguer l'une de l'autre et de
désigner la seconde sous le nom de timor, qui est «un désir
d'éviter par un moindre mal un mal plus grand que nous
redoutons».63 L'autre crainte (metus) qui s'oppose à l'espérance
est «une tristesse mal assurée née de l'image d'une chose
douteuse».
À l'espérance et à la crainte se rattache un sentiment que je
ne vois pas mentionné par nos auteurs, mais qui est cependant
bien réel et bien puissant. C'est ce que j'appelle le sentiment de
l'attente. On peut dire que c'est un mélange d'espérance et de
crainte; mais c'est surtout l'impatience du [539] temps, c'est-à-
dire la souffrance d'être obligé de subir la loi du temps avant
que tel événement n'arrive. En général, ce sentiment est
douloureux. Qui ne se rappelle l'attente du médecin près d'un
enfant malade, l'attente du réveil de ce même enfant, l'attente
d'un succès nécessaire à la carrière pour l'ambitieux, l'attente
de la personne aimée pour l'amant, l'attente de la carte désirée
pour le joueur. Il y a aussi une attente moins douloureuse, et
qui souvent vaut mieux que le bien lui-même: c'est l'attente
d'un bien certain, l'attente d'un voyage désiré, l'attente d'un bal
pour la jeune fille, ou des prix pour le jeune enfant, etc. Tout

63. Éthique, liv. III, proposition xxx, scolie.


517
cela est bien un mélange d'espérance et de crainte, mais en y
joignant le sentiment vif du temps.
Si maintenant de l'espérance et de la crainte nous
retranchons le doute, nous avons la sécurité et le désespoir.
Les définitions de ces deux passions sont un peu vagues dans
Spinoza: «Ce sont, dit-il, les joies ou tristesses nées de l'image
d'une chose qui nous ont inspiré crainte ou espérance.» Celles
de Descartes sont plus précises: «Lorsque l'espérance est si
forte qu'elle chasse entièrement la crainte, elle se nomme
sincérité ou assurance; tout de même lorsque la crainte est si
extrême qu'elle ôte tout lieu à l'espérance, elle se convertit en
désespoir; et ce désespoir éteint entièrement le désir.»64
Toutes les passions précédentes se rapportent à l'avenir ou
au présent. Considérons maintenant celles qui ont rapport au
passé. Il n'y en a guère qu'une qui ait reçu un nom spécial:
c'est le regret. Quant à son opposé, il n'a pas reçu de nom
spécial; on pourrait l'appeler la joie du souvenir. Le regret,
comme le désir, suppose l'absence du bien; mais c'est l'absence
dans le passé, au lieu de l'absence dans l'avenir; c'est d'un bien
dont nous avons joui, au lieu d'un bien dont nous voulons
jouir. Descartes le définit ainsi:
«Le regret est une espèce particulière de tristesse, laquelle
[540] a une particulière amertume en ce qu'elle est toujours
jointe à quelque désespoir et à la mémoire des plaisirs que
nous a donnés la jouissance; car nous ne regrettons jamais que
les biens dont nous avons joui.»65 Ce dernier fait peut être mis
en doute. On peut regretter de n'avoir pas joui d'un bien que
l'on désirait, aussi bien que l'on regrette la perte du bien dont
on a joui. C'est une sorte de désir rétrospectif.66 Par exemple,
celui qui a eu une enfance malheureuse regrette les biens dont
il voit jouir autour de lui les enfants heureux. Le regret est
donc une sorte de désir du passé. C'est aussi de cette manière
que Spinoza le définit: «Le regret, dit-il, c'est le désir ou
l'appétit de la possession d'une chose, lequel est entretenu par

64. Passions, CL, t. VI.


65. Passions, CCIX.
66. Dans la Phèdre de Racine:
Hélas! du crime affreux dont la honte me suit
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.
518
le souvenir de cette chose et en même temps empêché par le
souvenir d'autres choses qui excluent l'existence de celle-là.»67
Voici comment Spinoza fait entrer le désir dans le
sentiment du regret. L'idée d'une chose réveille toujours en
nous la même passion que lorsque cette chose est présente. Par
exemple, l'idée de la jeunesse ne peut se présenter à nous sans
exciter la joie causée par cet objet, et par conséquent une sorte
de désir; mais en même temps nous nous représentons toutes
les causes qui excluent pour nous cet objet, à savoir l'âge et le
cours inflexible du temps; nous éprouvons donc de la tristesse,
et c'est cette tristesse que l'on appelle regret. Le mot
desiderium par lequel on exprime ce sentiment prouve bien
l'affinité du désir et du regret. On peut dire que c'est un désir
empêché.
Spinoza oppose aussi à la tristesse qui naît de la pensée
des biens passés, la joie que nous éprouvons de la délivrance
des maux passés.68
[541] Indépendamment de ce plaisir de contentement et de
sécurité qui résulte du souvenir des maux passés, dont nous
sommes actuellement délivrés, il y a un plaisir spécial qui
s'attache au fait même du souvenir. Quand nous pensons au
passé, aussi bien même aux maux qu'aux biens, il y a un plaisir
propre qui ne va pas sans tristesse; car il s'y joint toujours
l'idée de quelque chose de disparu sans retour. C'est pourquoi
cette sorte de plaisir est appelé mélancolique. Les poètes ont
souvent chanté cette amertume des souvenirs. Le Lac, la
Tristesse d'Olympio, sont des chants immortels pénétrés d'une
émotion douloureuse. Cependant ce qui prouve que ce n'est
pas là une pure tristesse, c'est le plaisir que l'on éprouve à
revoir les lieux où s'est écoulée notre vie passée. Nous aimons
à retrouver les amis de notre enfance et de notre jeunesse, et à
nous entretenir avec eux de tout ce qui a disparu. Cette faculté
de revenir sur le passé et d'en jouir après coup est un des effets
de la culture intellectuelle. Les esprits simples y sont moins
sensibles; ils sont tout entiers au présent.
On peut encore, parmi les passions qui se rapportent au
passé, compter le désir de la vengeance, c'est-à-dire une colère

67. Éthique, III, appendices XXXII.


68. Ibid., prop. XLVIII, scolie.
519
excitée par le souvenir des maux que quelqu'un nous a faits;
mais cela rentre dans la passion de la colère, dont nous
parlerons plus loin.
Quant aux autres passions que le philosophe écossais
Thomas Brown appelle rétrospectives, il ne les obtient qu'en
les mêlant aux inclinations: par exemple la reconnaissance, qui
est un sentiment d'affection pour celui qui nous a fait du bien;
la satisfaction morale, le remords, le repentir, sont des
sentiments sui generis qui ont rapport au bien moral et qui ne
sont pas les modes des inclinations. Sans doute le joueur et
l'ambitieux peuvent se repentir; mais ce n'est pas en tant que
joueurs ou ambitieux, c'est en tant qu'hommes, doués du
sentiment moral. Peut-être cependant la reconnaissance
pourrait-elle être considérée comme le contraire de la colère;
mais cela ne s'appliquerait pas à tous les cas.
[542] Toutes les passions précédentes s'expliquent par
l'intervention des idées qui viennent se joindre au fait du
plaisir et de la douleur. Ce sont: l'idée du bien et du mal, de la
présence ou de l'absence, du passé et du futur, du facile et du
difficile. Si nous ajoutons encore un élément, à savoir l'idée de
la nouveauté, nous avons la passion à laquelle Descartes
attachait une si grande importance, à savoir l'étonnement.
Spinoza rattache le sentiment de l'admiration ou de
l'étonnement à l'association des idées, et c'est pourquoi il
rattache l'admiration à l'intelligence et ne la compte pas au
nombre des passions: c'est une question à examiner.
Sans doute il se mêle à l'étonnement beaucoup d'éléments
intellectuels. Cependant on ne peut nier qu'il n'y ait une
certaine émotion particulière attachée à l'apparition d'un objet
nouveau, extraordinaire et inattendu. On pourrait se demander
si ce ne serait pas là une inclination particulière, ou si c'est une
passion dans le sens précis que nous avons attaché à ce mot. Il
nous semble que oui, car l'étonnement a ce caractère de
pouvoir s'appliquer à toutes nos inclinations: l'ambitieux peut
être étonné des obstacles qu'il rencontre; le joueur, de la
mauvaise veine qui le poursuit; l'amoureux, de la trahison de
sa maîtresse, etc. Toutefois, lorsque l'étonnement devient
l'admiration, c'est-à-dire le sentiment excité par la vue du beau

520
et du sublime, il rentrera plutôt dans la catégorie des
sentiments esthétiques, c'est-à-dire des inclinations.
On peut encore, avec Spinoza, distinguer l'étonnement en
présence du bien et l'étonnement en présence du mal. Dans ce
second cas, l'étonnement se joint à la peur et devient un
sentiment mixte que Spinoza désigne sous le nom de
consternation.
L'idée du difficile et celle de la nouveauté se transforment
facilement en celle du danger. De là deux émotions nouvelles:
l'audace et la peur.
Le danger est la menace d'un mal; la présence du mal
éveille en nous la haine du mal, et avec cette haine le désir
[543] de le détruire et de faire qu'il n'existe pas. Or, on peut
faire disparaître le mal de deux manières, soit en allant au-
devant pour l'anéantir, soit en l'évitant. Dans le premier cas, il
est supprimé par nous; dans le second cas, nous nous dérobons
à lui. Le premier a lieu lorsque l'amour du bien désiré est plus
fort que la haine du mal: cet amour alors nous pousse à
détruire le mal qui s'oppose à notre bien. C'est ce qu'on appelle
l'audace. Lorsque, au contraire, nous avons plus de haine pour
le mal que d'amour pour le bien, nous cherchons à nous
soustraire au mal par la fuite; c'est ce qu'on appelle la peur,
timor, pavor. Le mal en tant qu'il nous menace s'appelle le
péril. L'audace est donc la recherche du péril, et la peur la fuite
du péril.
On peut se demander si l'audace est une passion, ou si ce
n'est pas plutôt une vertu qui a rapport au domaine de l'activité
plus qu'à celui de la sensibilité. Mais l'audace n'est pas à
proprement parler une action; c'est une impulsion qui pousse à
l'action; elle n'appartient donc pas au domaine de l'activité
proprement dite. D'un autre côté, ce n'est pas une vertu en tant
qu'elle est une émotion naturelle, mais seulement lorsque la
réflexion et la volonté viennent s'y joindre. L'audace, comme
passion, fait partie du caractère. Il y a des hommes
naturellement audacieux avant toute idée de devoir et de vertu.
Les enfants sont audacieux parce qu'ils ne mesurent point le
péril; mais ils aiment à braver les obstacles.
Descartes définit l'audace d'une manière un peu vague;
mais il fait justement remarquer que l'audace ne va pas sans

521
quelque espérance.69 Il distingue aussi le courage comme
passion du courage comme vertu, et enfin le courage comme
inclination naturelle; car, dit-il, dans la passion il y a toujours
quelque agitation des esprits; mais qui prouve que dans
l'inclination naturelle elle-même il n'y ait pas aussi quelque
agitation des esprits? [544] Spinoza, avec raison, fait entrer
dans la définition de l'audace un élément nouveau, la
comparaison.
En quoi maintenant la peur opposée à l'audace (timor) se
distingue-t-elle de la crainte opposée à l'espérance (metus),
distinction, nous l'avons vu, faite par Spinoza?
La crainte est plutôt une tristesse qu'un mouvement actif:
par exemple, la crainte de la mort. Mais la présence d'un
danger éveille en nous le désir actif de l'éviter. C'est la peur.
On peut dire aussi, si l'on veut, que c'est la même chose à deux
points de vue différents: dans le premier cas, au point de vue
de l'éventualité et de la probabilité; dans le second cas, au
point de vue du facile ou du difficile.
Quoique, en principe, l'audace ait pour raison d'être la
nécessité de braver un péril pour conquérir un bien, par le fait
elle se limite souvent au péril considéré en lui-même et tout
seul. Tel est alors l'amour du danger comme tel: c'est une sorte
de lutte avec la fortune, l'amour du risque touchant à la passion
du jeu. C'est aussi l'amour de l'activité, l'une des inclinations,
et peut-être l'inclination fondamentale du moi envers lui-
même; et en ce sens l'audace serait plutôt une inclination
proprement dite qu'une passion dans le sens que nous avons
donné à ce mot. On voit qu'il ne faut pas prendre trop à la
lettre la classification que nous sommes obligé de faire pour la
commodité de l'étude.
Il faut encore distinguer la peur de l'aversion: car l'une et
l'autre peuvent se définir la fuite du mal, fuga mali; mais
l'aversion n'a rapport qu'au mal en général, et la peur au
difficile et au périlleux. L'aversion peut se joindre à l'audace.
Elle se distingue donc de la peur.
Descartes distingue la lâcheté de la peur. L'une est «une
langueur et une froideur», tandis que l'autre est «un trouble et

69. Passions, CLXXI et CLXXIII.


522
un étonnement».70 Mais la vraie différence est que l'une est un
état particulier de l'âme, l'autre est une habitude; l'une est une
passion, l'autre est un vice. [545] Or les passions sont des
mouvements naturels plus ou moins nécessaires; mais on peut
y résister. On dit que les plus braves n'évitent pas la peur au
début de toutes les batailles, mais ils en triomphent et n'en ont
que plus de courage. La lâcheté est un consentement à la peur.
Descartes, qui trouve un but à toutes les passions, n'en
trouve pas à la peur: «C'est un excès de lâcheté, d'étonnement
et de crainte qui est toujours vicieux.» Cependant on peut dire
que la peur est un avertissement donné par la nature de ne pas
braver les dangers inutiles ou exagérés: car l'audace peut
dégénérer en témérité. C'est au reste ce que Descartes lui-
même dit de la lâcheté, qu'il semble considérer comme un fait
légitime, tandis qu'elle est au contraire l'excès et le vice de la
peur.
La dernière des passions signalées par les Scolastiques est
la colère. Elle se rattache, comme celles qui précèdent, à l'idée
de la difficulté, car tout ce qui fait obstacle à nos désirs éveille
la colère.
En général, la colère est, comme le dit Spinoza, «une
haine qui porte à faire du mal à l'objet de notre haine; et si c'est
à ceux qui nous ont déjà fait du mal à nous-mêmes, c'est la
vengeance». Car nous ne pouvons nous représenter la cause de
notre mal sans quelque sentiment de tristesse, et par
conséquent sans haine. Mais «celui qui se représente la
destruction de ce qu'il hait éprouve de la joie». Il éprouvera
donc le désir de le détruire, c'est-à-dire en général de lui faire
du mal; et c'est cet effort de faire du mal à l'objet de notre
haine que Spinoza appelle la colère.71
On pourrait dire que la colère ne consiste pas toujours à
vouloir du mal à quelqu'un. Par exemple, un homme d'un
caractère violent qui se met en colère contre sa femme et ses
enfants ne veut pas toujours leur faire du mal; et même dans
son plus violent accès, s'il était assuré que sa colère leur fit
effectivement du mal, il se calmerait aussitôt. Sans [546]
doute, répondra-t-on, la colère est très souvent disproportionnée

70. Passions, CLXIX, 5, 6.


71. Éthique, p. XI, scolie.
523
au mal que l'on veut produire, et même elle est quelquefois
stérile dans ses effets; et l'homme en colère le sait bien. C'est
tout simplement une satisfaction qu'il donne à ses esprits
animaux, et il n'est pas même une cause d'effroi pour ceux qui
y sont habitués. C'est qu'alors la colère est devenue une
habitude, et s'est séparée de ses effets. Il n'en est pas moins
vrai qu'en principe la colère est un désir de faire du mal à ce
qui fait obstacle à la satisfaction de nos désirs, et que si elle
n'est pas arrêtée par quelque cause, elle tend à faire du mal.
«Chez les gens de guerre, dit Malebranche, les esprits animaux
tendent sans cesse à se précipiter dans les muscles qui font
remuer le bras.»
Descartes distingue avec raison deux espèces de colère:
l'une qui porte très particulièrement ce nom, et l'autre qui
s'appelle le ressentiment ou la rancune.72
Spinoza dit également que la vengeance (vindicta) est «la
passion qui nous porte à rendre le mal pour le mal.»
Enfin la passion qui nous porte à faire le mal soit à des
indifférents, soit à ceux qui nous aiment, sans en avoir reçu du
mal, est ce qu'on appelle cruauté. Mais c'est là plutôt un vice
et une dépravation qu'une passion. Ce sentiment extrême n'est
nullement commun à tous les hommes, et il ne se joint point
nécessairement à toutes nos inclinations.

72. Passions, CCI.


524
LEÇON VIII
LA MÉCANIQUE DES PASSIONS. — SPINOZA

Messieurs,

Nous avons, dans les leçons précédentes, énuméré, défini


et analysé nos principales passions. Cette énumération n'est
pas complète, et nous pourrions encore la poursuivre et la
développer. Mais nous craindrions de fatiguer votre attention
en prolongeant trop longtemps cette analyse purement
descriptive et qui ne porte que sur des faits particuliers. Nous
sommes impatients d'arriver à des considérations plus
générales.
Pour l'étude des passions que nous n'avons pas
suffisamment étudiées, nous renverrons aux auteurs. Par
exemple, nous n'avons dit que quelques mots de la colère; on
en trouvera une belle analyse dans la Rhétorique d'Aristote et
dans les Passions de Descartes. Nous citerons encore la
jalousie et l'envie, dont Descartes et Spinoza donnent
d'intéressantes descriptions. Nous avons distingué, d'après
Spinoza, la peur de la crainte. On trouvera une belle étude sur
la Peur dans le livre ainsi intitulé du docteur Mosso.73
Il ne faut pas oublier non plus que, parmi les passions
étudiées par Descartes et Spinoza, il en est un certain nombre
qui rentreraient plutôt dans l'étude des inclinations, parce
qu'elles ont rapport à des objets déterminés. Spinoza dit lui-
même de ces passions (ambition, luxure, ivrognerie, avarice)
qu'elles ne sont que «le désir et l'amour diversifiés par leur
objet.» Enfin il faut dire aussi avec Spinoza qu'il n'est pas
nécessaire de montrer toutes les complications des passions;
[548] car toutes peuvent se combiner de tant de manières
différentes qu'il est impossible d'en fixer le nombre (prop. 59,

73. Voir Bibliothèque de philosophie contemporaine.


525
scolie, de Affectibus), et ailleurs qu'il y a plus de passions que
de mots pour les exprimer.
Nous laisserons donc de côté l'analyse et la description des
passions, pour en étudier les lois et les conditions générales.
Il semble au premier abord que la passion soit le monde
du désordre et du chaos, que ce qui la caractérise ce soit
précisément l'absence de lois. C'est le contraire cependant qui
est la vérité. Ce sont précisément, parmi les phénomènes de
l'âme, les passions qui, par leur ressemblance avec les
phénomènes naturels, sont, malgré leur mobilité, leur diversité
infinie, les plus faciles à réduire à des lois générales. C'est en
tant que chose passionnée que l'âme est une partie de la nature,
au lieu de s'y montrer reine et maîtresse. Leibniz a dit que
l'âme est un automate spirituel. Il entendait par là que l'âme est
soumise à un déterminisme aussi rigoureux, quoique tout
interne, que les phénomènes du corps. Non seulement on a
assimilé le déterminisme interne des passions à celui des
phénomènes externes; mais on a cru trouver des analogies plus
frappantes encore et d'une nature toute spéciale entre les lois
de ce déterminisme et les lois du mouvement dans la nature.
En un mot, la psychologie des passions a pu être considérée
comme une partie de la mécanique.
En effet, comme l'a dit Bossuet, les passions sont des
mouvements. Ce sont «les mouvements qui nous portent vers
les objets, ou qui nous en éloignent». Ce ne sont pas seulement
des mouvements, ce sont des impulsions qui nous sollicitent
au mouvement; et par conséquent on peut les appeler des
forces, comme tout ce qui produit du mouvement. En tant que
forces, elles agissent les unes sur les autres, elles sont en
accord ou en conflit, elles l'emportent ou elles succombent;
elles sont ainsi soumises à des lois qui ont donc de l'analogie
avec ce que l'on appelle en physique et en mécanique lois du
mouvement. L'étude de ces lois dans [549] la passion
s'appellera la mécanique ou la dynamique des passions. Ce
sera aujourd'hui l'objet de notre étude.
Deux penseurs surtout nous paraissent avoir été
préoccupés de ce point de vue de la mécanique des passions.
L'un est Spinoza, dans le 3e et le 4e livre de l'Éthique. L'autre,
moins connu comme philosophe que comme réformateur et

526
utopiste, est le célèbre Ch. Fourier, l'inventeur du phalanstère,
qui, plus préoccupé en général de l'organisation sociale que de
l'étude de l'esprit humain, n'en a pas moins eu des vues très
ingénieuses sur la psychologie des passions. La théorie de
Spinoza est une mécanique au sens propre du mot, c'est-à-dire
fondée exclusivement sur le principe des causes efficientes.
L'autre est une dynamique et repose surtout sur le principe des
causes finales. L'une est analogue à la théorie impulsioniste de
Descartes, l'autre à la théorie attractionniste de Newton. La
première est plus philosophique; la seconde est pleine de
fantaisie, mais elle contient des détails ingénieux et
intéressants.
Commençons par la théorie de Spinoza.
La théorie mécanique des passions dans Spinoza est vraie
en elle-même indépendamment de son système, et elle peut
être introduite tout entière dans la philosophie générale
presque sans en changer les termes. Ce philosophe distingue
en effet deux états dans l'homme: l'état de nature et l'état de
raison; le premier est l'esclavage, le second la liberté. Dans le
premier état, l'homme n'est gouverné que par ses passions;
dans le second, il subordonne les passions à la raison. La
mécanique des passions ne concerne l'homme qu'en tant qu'il
est une partie de la nature, et non en tant qu'il est en rapport
avec Dieu, c'est-à-dire avec la raison. Nous n'avons pas ici à
nous demander en quoi consiste la liberté, si elle réside dans la
raison et non dans la volonté, ou même s'il y a une liberté.
Mais, considérant l'homme comme un agent naturel, comme
un être vivant et sensible, les mouvements qui se produisent
dans son âme sont déterminés par le plus ou moins de force
des passions, et ce sont ces [550] degrés de force que Spinoza
s'efforce de déterminer et de mesurer.
Il pose d'abord pour principe l'axiome suivant (Éthique,
IV, axiome):
«Il n'existe dans la nature aucune chose particulière qui
n'ait au-dessus d'elle une autre chose plus puissante et plus
forte. De sorte qu'une chose particulière étant donnée, une
autre plus puissante est également donnée qui peut détruire la
première.»

527
En vertu de ce principe, on peut dire que l'homme, étant
une partie de la nature, ne peut, à ce titre, se considérer à part
des autres: c'est pourquoi il est capable de pâtir, c'est-à-dire,
dans le sens propre du mot, qu'il est capable de passions.
Sans doute les passions (nous l'avons vu) ne sont pas
exclusivement passives; elles ont leur fond dans notre propre
être et dans l'activité primordiale qui le constitue; mais cette
activité n'est pas absolue.
«La force par laquelle l'âme persévère dans l'existence, et
même tend au développement de son être, cette force est
limitée.» l'Éthique, IV, prop. 3.)
Elle est associée à d'autres forces, à d'autres puissances
que la sienne, c'est-à-dire à la totalité des causes extérieures
dont la puissance la surpasse infiniment. L'homme n'est donc
pas «un empire dans un empire». La force dont il dispose
passagèrement en tant qu'être vivant et passionné n'est qu'une
partie de l'activité universelle. En tant que force, elle est
active, et l'action est même son essence; mais en tant qu'elle
est une chose particulière, ce que Spinoza exprime en disant:
«En tant qu'elle a des idées inadéquates,» elle est limitée, par
conséquent elle pâtit; et, à ce point de vue, les passions
[affectus) sont, au sens propre, des passions [passiones).
Il suit de là que la force des passions se mesure, non
seulement par notre effort propre, mais par le rapport de cet
effort avec celui des causes extérieures.
«La force et l'accroissement de telle passion, et le degré
[551] où elle persévère dans l'Être ne se mesure point par la
puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer
dans l'existence, mais par le rapport de la puissance de telle ou
telle cause extérieure avec notre puissance propre.»74
La force des passions est donc toute relative. Deux
éléments s'y mêlent et s'y font sans cesse contrepoids: 1° d'une
part l'essence intérieure de l'homme par laquelle il se défend
en quelque sorte contre toute cause extérieure, et aspire à durer
et à s'accroître: c'est l'actif de la passion; 2° l'influence de
toutes les forces avec lesquelles l'homme est en rapport, à
commencer par son organisme: c'est le passif de la passion.

74. Éthique, IV, prop. 5.


528
De là il résulte deux conséquences:
1° «Lorsque l'ensemble des causes extérieures qui
détermine en nous une passion, l'emporte sur notre propre
force, cette passion s'attache à lui d'une manière invincible et
irrésistible.»75
2° «Cette passion ne pourra être vaincue et modifiée que
par une passion plus forte.»76
Ainsi, dans le domaine de la nature, le seul principe
dominant c'est le principe de la force. Le mobile le moins fort
cède infailliblement et irrésistiblement au mobile le plus fort.
L'homme est le jouet de la nature. Il ne s'appartient pas à lui-
même.
Voyons maintenant quels sont les éléments qui constituent
la force des passions. Voici les principaux théorèmes auxquels
Spinoza ramène ce mécanisme.
1° L'objet présent a plus de force que l'objet absent:77
«La passion dont on imagine la cause comme présente est
plus forte que si on imaginait cette cause comme absente.»
En effet, l'action d'une chose présente est toujours (toutes
choses égales d'ailleurs) plus forte que l'action de la même
cause représentée. C'est ce qui a fait dire aux Anglais que
[552] les sensations sont des états forts, et les images des états
faibles, l'image n'étant, disent-ils, que la répétition du
mouvement primitif dans l'absence de la cause.
Cependant la loi précédente n'est pas toujours vraie; et
nous pouvons éprouver quelquefois plus de plaisir à la chose
représentée qu'à la chose réelle. Aussi avons-nous dit: toutes
choses égales d'ailleurs. C'est ce qui peut arriver lorsque
l'imagination a écarté de certains objets les parties déplaisantes
pour ne conserver que les parties agréables, ou encore parce
que nous associons à l'idée dudit objet telle autre idée qui ne
lui est pas nécessairement jointe, et que la réalité dément. Par
exemple, nous nous représentons un site enchanteur que nous
avons vu dans notre jeunesse; nous avons un ardent désir de le
revoir; et cependant, lorsque nous sommes arrivés à satisfaire
notre désir, la présence de l'objet nous laisse froids. C'est que

75. Ibid., prop. 6.


76. Ibid., prop. 7.
77. Ibid., prop. 9.
529
nous avons oublié tels ou tels détails qui nous gâtent l'effet de
l'ensemble, ou encore que nous avons lié à cet objet quelque
sentiment qui n'en fait pas partie, par exemple les moments
heureux que nous y avons passés, ou enfin parce que
l'éloignement même prête aux choses un vague de contours
qui est par lui-même quelque chose de séduisant, comme, par
exemple, les arrière-plans des montagnes ont un attrait que n'a
pas l'aspect immédiat de celles qui nous touchent de près.
Néanmoins il n'est pas moins vrai, d'une manière générale, que
la présence des objets déterminera une passion plus forte. De
là ce conseil pratique: pour guérir une passion, il faut
s'éloigner de l'objet qui la cause.
2° Loi du futur et du passé:
«L'image d'une chose future ou passée étant (toutes choses
égales d'ailleurs) plus faible que l'image d'une chose présente,
toute passion qui a pour objet une cause future passée est plus
faible qu'une passion dont l'objet existe actuellement.»78
[553] Par exemple, la passion qu'un homme de lettres peut
éprouver pour une héroïne passée, telle que celle de M. Cousin
pour Mme de Longueville, ne sera jamais qu'un jeu à côté d'une
passion pour une personne actuellement existante. De même
aussi l'image d'un mal futur ne peut prévaloir contre la passion
du moment.
3° Troisième loi: loi du futur prochain et du passé récent.
«Nous sommes plus affectés d'une chose future que nous
nous représentons comme prochaine, que si nous imaginions
son existence comme éloignée; et le souvenir d'une chose
récente nous affecte avec plus de force que si nous imaginions
qu'elle est disparue depuis longtemps.»79
Il y a des degrés dans le futur et dans le passé. Le futur
immédiat a beaucoup plus de force que le futur indéterminé.
Ainsi l'idée de la mort, qui est quelque chose de certain, nous
affecte peu et ne nous sert pas beaucoup à contenir nos
passions; mais la pensée d'une mort immédiate et prochaine
suffit pour opérer une conversion subite, et elle a quelquefois
assez de force pour que cette conversion subsiste lors même
que la crainte de la mort a disparu. Telle fut, par exemple, la

78. Ethique, IV, scolie.


79. Éthique, IV, prop. 10.
530
cause de la conversion de Rancé, fondateur de la Trappe au
e
XVII siècle; on prétend que ce fut la mort subite d'une
maîtresse qui le précipita dans la vie religieuse. De même
aussi Pascal fut converti par l'accident du pont de Neuilly. Il
conduisait, dit-on, un carrosse à quatre chevaux; les chevaux
s'emportèrent et menaçaient de l'entraîner dans la rivière,
lorsque, par bonheur, les traits se rompirent et la voiture fut
violemment arrêtée. La même loi a lieu pour le passé. C'est
ainsi que la reconnaissance pour le passé est en raison inverse
du temps où le bienfait a eu lieu.
4° Quatrième loi: loi du nécessaire et du contingent.
En général, et toutes choses égales d'ailleurs, la «passion
excitée par le nécessaire est plus forte que celle qui porte sur
des objets contingents».80 Ainsi, malgré les réserves
précédentes, [554] on peut dire que la crainte de la mort est la
plus forte de toutes les craintes, et le désespoir est la plus forte
de toutes les passions.
Cependant il n'en est pas toujours ainsi, et il peut arriver
que l'idée du nécessaire calme précisément la passion et
produise la résignation, tandis que la possibilité et le
contingent jettent l'âme dans un très grand trouble. Mais peut-
être cela tient-il à ce qu'il y a alors un combat de passions (joie
ou tristesse), tandis que le nécessaire n'en provoque qu'une
seule.
5° Cinquième loi: loi du possible et du contingent.
Selon Spinoza, «notre passion est plus forte, toutes choses
égales d'ailleurs, pour un objet que nous considérons comme
possible que pour un objet contingent».81
Par exemple, l'image d'une fortune possible, c'est-à-dire
qui a des chances plus ou moins prochaines et probables, est
plus forte que l'image d'une fortune en général qui est
indéterminée. Autant que je comprends cette distinction, elle
signifie que le possible est lié à certaines conditions
déterminées qui existent actuellement, sans être cependant
nécessairement déterminées à le produire: par exemple, un
grand héritage qui peut survenir si telle mort vient à se
produire; mais cette mort n'est pas nécessaire; tandis que le

80. Ibid., prop. 10.


81. Éthique, IV, prop. 11.
531
contingent est seulement ce qui est possible de soi et ce qui
n'implique pas contradiction, c'est-à-dire «les choses telles que
nous ne trouvons rien en elles, à ne considérer que leur
essence, qui pose leur existence ou qui l'exclue». Par exemple
être roi est une chose qui, pour un homme quelconque,
n'implique pas contradiction et qui est donc à la rigueur
possible (puisque cela est arrivé à Bernadotte), mais c'est ce
qui n'arrive pas en général. C'est ce que Spinoza appelle
contingent. Mais pour un prince du sang et surtout pour
l'héritier présomptif, la succession au trône est plus que
contingente; elle est possible, puisque toutes les conditions
déterminées [555] qui conduisent à la possession du trône sont
réunies. Cependant elle n'est que possible sans être certaine,
car nous ignorons «si les causes qui doivent amener cet
événement doivent se produire»: par exemple, si l'héritier ne
viendra pas à mourir avant le possesseur actuel.
6° Sixième loi: loi du contingent comparé au passé.
«Notre passion pour une chose contingente est plus faible
que pour une chose passée.»82
En effet, le contingent n'implique en aucune façon
l'existence, quoiqu'elle ne l'exclue pas. Le passé, au contraire,
implique l'existence; car s'il n'est plus, du moins il a été. Or le
souvenir de cet objet suffit pour que nous nous le
représentions comme présent, et par conséquent pour susciter
en nous une passion plus vive que ne peut faire un objet
purement indéterminé, dont nous ne pouvons savoir s'il sera ou
s'il ne sera pas. Par conséquent, le souvenir d'une douleur
passée nous affectera plus que l'idée d'une douleur imaginaire,
quoique non impossible, mais n'ayant aucun rapport de
possibilité directe avec nous.
7° Septième loi: loi du désir dans son rapport avec la joie
et la tristesse.
«Le désir qui naît de la joie est plus fort que le désir qui
naît de la tristesse.»83
En effet, l'homme en général a plus de force dans la joie
que dans la tristesse. Il faut plus de force pour écarter le mal
dont nous sommes affectés dans la tristesse que pour accroître

82. Éthique, IV, prop. 13.


83. Ibid., prop. 18.
532
le bien qui cause notre joie. L'homme est donc abattu par la
tristesse et exalté par la joie. Mais cela n'est vrai que toutes
choses égales d'ailleurs; car, par exemple, la tristesse
accompagnée de haine peut inspirer un désir de vengeance
beaucoup plus fort que l'amour de bienveillance causé par la
joie d'un bienfait. Mais c'est que nous introduisons ici un autre
élément, à savoir l'idée d'autrui et l'idée du bien et du [556]
mal d'autrui, qui éveillent d'autres sentiments que le bien et le
mal personnels. La reconnaissance, en effet, consiste à
s'oublier, la vengeance à se satisfaire; or l'amour du bien
personnel est plus fort que l'amour du bien d'autrui.
À l'aide du principe précédent, Spinoza essaye de résoudre
le problème posé par Platon dans le Protagoras: comment
l'homme peut-il être vaincu par lui-même, inférieur à lui-
même ηττων εαυτου?84
Sans doute Spinoza reconnaît que la raison peut vaincre
les passions aussi bien qu'être vaincue par elles: c'est ce qu'il
appelle lui-même l'état de liberté. Mais il s'agit d'abord de
montrer l'impuissance de l'homme avant de montrer sa
puissance. La première question relève de la psychologie, la
seconde de la morale.
Le principe est que la connaissance du bien et du mal peut
être détruite et empêchée par beaucoup d'autres désirs qui
naissent des passions dont notre âme est agitée. C'est ce qui est
vérifié par l'expérience et exprimé par ce célèbre aphorisme:
Video meliora. Cet état a été merveilleusement décrit par saint
Augustin.85

84. Voir le Protagoras.


85. Voir saint Augustin, Confessions:
«Le poids du siècle, comme dans un songe, me pressait doucement, et les pensées par
lesquelles je m'élevais vers vous, ô mon Dieu, étaient semblables aux efforts des sens
qui veulent se réveiller, mais qui, vaincus par la force du sommeil, retombent dans
l'assoupissement. Il n'est sans doute personne qui voudrait toujours dormir; et sans
doute rien n'est plus difficile que de secouer la langueur qui appesantit nos membres,
et souvent, malgré nous, nous sommes captivés par la douceur du sommeil, quoique
l'heure du réveil soit arrivée. De même j'étais certain qu'il était meilleur de
m'abandonner à votre amour que de céder à mes passions; mais si j'étais d'un côté
attiré et convaincu, de l'autre j'étais séduit et enchaîné; j'étais retenu par les frivoles
plaisirs et les folles vanités, mes anciennes amies, qui secouaient en quelque sorte les
vêtements de ma chair et murmuraient: «Nous abandonnes-tu? Et de ce moment ne
serons-nous plus avec toi de toute l'éternité? Encore un moment, et tu ne pourras plus
faire ceci ou cela, et pour l'éternité!… Ces voix, je ne les entendais plus qu'à peine;
elles n'osaient plus venir en face me combattre ouvertement; mais elles grondaient par
533
[557] Cette impuissance de la raison s'explique, selon
Spinoza, par le principe suivant:
«La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que
vraie, ne peut empêcher aucune passion; elle ne le peut qu'en
tant qu'on la considère elle-même comme une passion.»86
Cela étant, cette passion est soumise aux mêmes lois que
les autres; c'est-à-dire que la force se mesure par la puissance
de l'âme comparée à la puissance des choses extérieures,
laquelle puissance, nous l'avons vu, surpasse infiniment la
nôtre. Il peut donc se faire que d'autres désirs naissant de ces
causes extérieures l'emportent sur le désir du bien naissant de
la raison. En somme, la solution donnée par Spinoza est, après
tout, à peu près celle de tout le monde. C'est que le plaisir
présent l'emporte sur le plaisir futur, le plaisir réel et actuel sur
le plaisir idéal et rationnel, et en général la passion sur la
raison.
Telles sont les principales lois de la mécanique des
passions, selon Spinoza. On pourrait compléter et enrichir ce
tableau par un certain nombre de lois analogues, telles que
celles-ci:
1° La passion qui porte sur le bien individuel et personnel
est plus forte, toutes choses égales d'ailleurs, que celle qui
porte sur le bien d'autrui et sur le bien idéal.
2° La passion provoquée par une cause subite et
inattendue est plus forte que celle qui résulte d'une cause
longtemps prévue.
3° La passion excitée par une chose difficile à obtenir est
plus forte que la passion provoquée par une chose facile.
4° La passion excitée par une chose particulière et existant
en acte est plus forte que celle qui porte sur un objet en
général; par exemple le plaisir l'emporte sur l'utilité.
Telles sont les lois de la passion livrée à elle-même sans
l'intervention de la raison et sans la résistance de la liberté!
[558] Cette théorie de Spinoza est, avons-nous dit, analogue à
la théorie impulsioniste de Descartes. Tout mouvement est

derrière, me mordant furtivement; elles me retardaient cependant. J'hésitais à


m'arracher à elles, à secouer leur joug; et une impérieuse habitude me disait: «Penses-
tu pouvoir vivre sans elles?»
86. Éthique, IV, prop. 14.
534
déterminé par un mouvement antérieur, et le mouvement le
plus fort l'emporte toujours sur le mouvement le plus faible.
C'est ce dont on peut se convaincre en comparant les lois du
mouvement dans Descartes avec les lois des passions dans
Spinoza.

535
536
LEÇON IX
LA MÉCANIQUE DES PASSIONS. — CH. FOURIER

Messieurs,

En passant de la théorie de Spinoza sur les passions à celle


de Ch. Fourier, nous passons de la philosophie à la fantaisie;
mais cette fantaisie est ingénieuse et contient des idées
intéressantes. C'est, en tout cas, une curiosité historique et une
diversion piquante à nos études.
La théorie de Spinoza part de ce principe que l'homme est
un agent naturel et que, comme toutes les autres choses de la
nature, il est soumis aux lois du mouvement. D'où il suit que
les passions l'entraînent ou le dominent suivant que leur force
impulsive est plus ou moins grande. Fourier admet les mêmes
principes, mais il croit en outre que le système de l'âme est un
système agencé et préparé par un grand mécanicien,
conformément au principe des causes finales. Les passions ne
sont pas seulement des forces brutales et désordonnées
obéissant à la loi du plus fort; elles forment un mécanisme
sagement conçu par la Providence, et dont il appartient à
l'homme de découvrir et d'appliquer les lois.
De même que, dans l'univers, la loi fondamentale est
l'attraction, de même l'âme est gouvernée par une loi
fondamentale, la loi de l'attraction passionnelle.
En effet, Fourier part d'un principe qu'il appelle
«l'économie de ressorts», qui n'est autre que le principe de
Malebranche, le principe «de la simplicité des voies», et celui
de Maupertuis, le principe «de la moindre action». Dieu étant
le plus parfait des mécaniciens, comme l'a démontré Newton,
il doit avoir appliqué le même ressort à toutes les [560]
créatures. Quel est ce ressort? C'est l'attraction universelle. S'il
y a unité de système dans tout l'univers, le même ressort doit
régir la nature entière. L'attraction, voilà donc le ressort
cherché. Mais quelle attraction? Les astres n'ont besoin que
537
d'être guidés dans leurs mouvements, puisqu'ils n'ont ni
intelligence ni sensibilité: l'attraction sera donc exclusivement
mécanique. Mais les hommes sont des êtres sensibles, soumis
aux passions. Dans l'homme, l'attraction sera donc
passionnelle: c'est-à-dire que les hommes, tout en suivant les
lois des passions et de la sensibilité, doivent arriver au plus
grand accord avec eux-mêmes et avec leurs semblables; et de
même que l'harmonie de l'univers est le résultat de deux
forces, l'attraction et la répulsion, de même l'harmonie
passionnelle, comme l'harmonie musicale, doit résulter de
l'ensemble des accords et des discords.
Nier la possibilité d'un pareil système (c'est-à-dire d'un
système qui doit conduire au bonheur, tout en donnant toute
liberté aux passions), ce serait dire que Dieu, qui a pu donner
un code mécanique aux astres, n'a pas pu donner un code
social. C'est ce qui est d'ailleurs réfuté par les faits. Car Dieu a
donné un tel code aux animaux, lesquels n'obéissent qu'aux
lois de l'attraction passionnelle. Seulement il y a cette
différence entre l'homme et l'animal que celui-ci, réduit à
l'instinct, n'a rien à faire autre chose que de suivre ce code sans
être chargé de le découvrir, tandis que l'homme a reçu au
contraire la raison en partage, en sus de l'instinct, précisément
pour découvrir ce code; s'il n'a pas encore été découvert, ce
n'est pas la faute de Dieu, mais des philosophes et des
moralistes.
Qu'ont imaginé en effet les faux savants? Ayant vu deux
choses dans l'homme, l'attraction et la raison, au lieu de
supposer que ces deux choses ont été faites l'une pour l'autre,
et de partir du principe de l'unité de ressort, qui les eût
conduits à comprendre que la raison doit marcher d'accord
avec la passion, ils ont imaginé une lutte entre l'une et l'autre,
comme si Dieu pouvait avoir créé un être ainsi [561]
composé de deux ressorts contradictoires. Ils ont donc imaginé
que Dieu nous avait donné la raison pour réprimer nos
passions. Quelle étrange idée se fait-on du Créateur? Que
penserait-on d'un père qui commencerait par donner des vices
à son fils, et qui ensuite lui ferait de la morale? d'un éducateur
qui placerait son élève en face de toutes les tentations, et qui
lui dirait ensuite: «Triomphe de tous ces ennemis?» Et si,

538
après cette épreuve, le père ou le maître qui agirait ainsi
condamnait à mort celui dont ils auraient eux-mêmes préparé
la perte, ne serait-ce pas là une abominable cruauté? Telle est
la conduite que les moralistes prêtent à Dieu; ils le rendent
responsable d'une contradiction qui n'est que dans leur
système. Ce qu'on appelle le devoir vient des hommes; les
passions seules viennent de Dieu. Le devoir varie selon les
temps et les lieux; les passions sont immuables. Partout les
hommes aiment la vie, la puissance, la fortune; mais la vertu
n'est pas de même en Orient qu'en Occident; la vertu grecque
et romaine n'est pas la même que la vertu moderne. Ainsi,
tandis que les philosophes des autres écoles ont l'habitude
d'opposer précisément à la sensibilité son caractère relatif et
subjectif, et de réserver au devoir seul le caractère de l'absolu,
Fourier, retournant l'objection, nous montre l'homme physique
partout semblable à lui-même, tandis que c'est l'homme moral
qui varie.
Encore, poursuit-il, si ce moyen d'action que Dieu aurait
mis en nous pour combattre les passions, si ce moyen, c'est-à-
dire la raison, était efficace? Mais il n'en est rien. Pour que ce
remède eût une véritable action sur l'homme, il eût fallu lui
donner peu d'attraction et beaucoup de raison. Au contraire, il
nous a été donné beaucoup d'attraction et peu de raison. Les
passions sont à la raison dans la proportion de 12 à 1, puisqu'il
y a douze passions et une seule raison. Aussi la raison est-elle
toujours impuissante; et elle l'est autant chez ceux qui la
prêchent que chez les autres. Les parents et les maîtres
prêchent les enfants, qui valent mieux qu'eux. Les prédicateurs
et les moralistes ont précisément [562] les mêmes passions que
les autres hommes. Qu'arrive-t-il? Que, les hommes voyant
que la plupart de ceux qui font métier de morale s'abandonnent
comme les autres à leurs passions, chacun s'habitue à en faire
autant; l'important n'est pas d'être vertueux, mais de le
paraître; la seule vertu, c'est l'hypocrisie.
Les moralistes, pour concilier les contradictions qu'ils
imputent à Dieu, nous renvoient à la vie future. Mais si Dieu
nous donne le bonheur dans un autre monde, pourquoi pas
dans celui-ci? Ce n'est pas que Fourier soit opposé à
l'immortalité de l'âme. Il la défend au contraire, et il en a

539
donné une démonstration originale en l'appuyant sur ce
théorème: «Les attractions sont proportionnelles aux destinées.
«Les désirs de l'homme sont infinis; donc sa destinée doit l'être
aussi. Mais c'est là une loi qui tient à la nature des choses: ce
n'est pas la réparation des maux que nous subissons ici-bas.
On remarquera d'ailleurs que l'argument de Fourier n'est autre
que celui que Jouffroy a développé depuis dans le Cours de
droit naturel, et qui a passé depuis dans l'enseignement
classique.
Il faut donc croire (si l'on admet qu'il y a un Dieu) qu'il a
donné à l'homme un code naturel pour l'usage de ses passions.
C'est ce code qu'il s'agit de découvrir.
Ainsi l'attraction passionnelle suppose un mécanisme
passionnel. C'est ce mécanisme dont nous allons donner la
théorie.
Et d'abord, qu'est-ce que les passions? Ce sont les modes
ou les espèces de l'attraction passionnelle. Ce sont les
impulsions données par la nature avant toute réflexion et qui
persistent malgré toute réflexion. Autant il y a d'impulsions de
ce genre, autant de passions primitives. Fourier en compte
douze, qu'il ramène à trois principes ou, comme il s'exprime, à
trois foyers d'attraction.
En premier lieu, l'homme est porté au luxe. Fourier entend
parla le goût du bien-être intérieur et extérieur, beauté et
richesses. Premier foyer d'attraction ou de passion, le luxisme.
[563] En second lieu, l'homme est porté à la société; il
tend à former des groupes et des réunions: second foyer
d'attraction, le groupisme.
Jusqu'ici, rien de bien nouveau, rien qui n'ait été dit par
tous les philosophes. Mais voici le nœud du système et ce que
Fourier considère comme sa grande découverte sociale: car
pour lui le système passionnel et le système social se
confondent. Ce troisième principe et ce troisième foyer
d'attraction, c'est que l'homme n'est pas seulement porté à
former des groupes, mais encore des séries. Non seulement il
obéit aux passions précédentes, mais, ce que les philosophes
n'ont pas vu, c'est que, parmi nos passions, il en est
précisément qui ont pour but et pour fonction d'établir entre les
autres la règle et l'ordre et d'en rendre possible le libre essor,

540
en en dirigeant le mécanisme. Pour bien comprendre notre
auteur, revenons d'abord aux passions précédentes, celles des
deux premières classes.
La première classe a pour objet le bien-être intérieur et
extérieur. Or, qu'est-ce qui nous assure le bien-être? C'est la
satisfaction des sens. Il y aura donc cinq passions données par
la nature: ce sont les cinq sens. Donc, passion du goût, passion
des odeurs, des couleurs, du son et du tact. La satisfaction de
ces cinq passions est le bien-être, ou bonheur physique,
accompagné du bien-être intérieur ou santé: voilà le luxisme.
En second lieu, la tendance de l'homme à former des
groupes prend quatre formes principales: ou bien nous nous
réunissons librement ou par sympathie de caractères: c'est
l'amitié; ou bien par un intérêt commun et par similitude
d'occupations: c'est l'esprit de corps, ou corporatif, que
Fourier confond avec l'ambition, parce que l'ambition consiste
à être le premier dans un groupe ou le premier pour son
groupe. Elle est à la fois collective et individuelle: on peut être
ambitieux pour son groupe; de ce genre est l'ambition du
clergé. Elle est individuelle quand on cherche à dominer dans
son propre groupe, et alors on peut demander [564] si elle se
confond avec l'esprit de corps. En troisième lieu, des groupes
peuvent être formés par l'attrait des sexes. C'est la passion de
l'amour. Mais de cette passion naît précisément une quatrième
espèce de groupe, celui de la famille, à laquelle correspond
une passion propre qui est le familisme. Le familisme se
distingue de l'amour parce qu'il comprend d'autres personnes,
par exemple les enfants, et que de plus l'amour peut exister en
dehors de la famille.
Il y aura donc quatre passions fondamentales,
correspondant à ce que Fourier appelle le groupisme.
On remarquera que, parmi les passions fondamentales,
Fourier ne range pas le patriotisme. Sans qu'il s'explique sur ce
point, on est autorisé à supposer qu'il considérait cette passion
comme appartenant à l'ordre civilisé et subversif. La nature
humaine étant la même partout, il n'y a pas lieu à la diviser en
peuples différents. La patrie, dans le système de Fourier, c'est
la commune sociétaire, la phalange. L'amour de la patrie sera
donc l'amour de la phalange: il sera la résultante naturelle de

541
toutes les passions, la phalange étant le vrai milieu où elles
peuvent se satisfaire.
Nous avons jusqu'ici neuf passions fondamentales: cinq
sensitives et quatre affectives. Supposez que toutes ces
passions trouvent leur satisfaction, c'est ce que l'on appelle le
bonheur.
Le bonheur, suivant Fourier, doit être bicomposé: 1° être à
la fois sensuel et spirituel; 2° donner à la fois au moins deux
jouissances des sens et deux jouissances de l'âme. Fourier ne
donne aucune explication sur cette seconde condition. Il dit
seulement que c'est là un minimum: car l'homme est capable
de plaisir «puissanciel», c'est-à-dire de plaisir accumulé et
s'élevant à une puissance de plus en plus grande.
Suivant Fourier, Dieu nous doit le bonheur. Il eût été un
bien mauvais mécanicien s'il nous eût donné le désir du
bonheur sans le moyen de le satisfaire. Or, il semble qu'il y ait
ici contradiction. Car, d'une part le bonheur est dans la
satisfaction des passions, ou, comme il s'exprime, dans [565]
l'essor intégral et continu des «passions»; de l'autre, dans l'état
actuel de la civilisation, les passions, du contraire, sont des
«tigres déchaînés, des êtres démoniaques»; d'où l'on a conclu
qu'il fallait les détruire ou les réprimer. C'était mal conclure:
car sont-ce bien nos passions qui sont nos ennemis? Ne serait-
ce pas plutôt le milieu dans lequel elles se déplacent, à savoir
le milieu civilisé? Au lieu de détruire les passions, ce qui est
impossible, ne vaudrait-il pas mieux changer le milieu? On
voit comment, dans Fourier, le problème moral, à savoir celui
de la liberté des passions, se lie au problème social.
Si les philosophes avaient mieux étudié l'homme, ils
auraient trouvé dans l'analyse même des passions la loi de leur
harmonie. Ils auraient vu qu'il y a précisément en nous une
troisième classe de passions qui tendent à régulariser le jeu des
autres, et leur procurer sans désordre une libre satisfaction.
Le troisième groupe tend à la formation, non plus de
groupes, mais de séries. C'est pourquoi Fourier les rassemblait
sous le nom de sériisme. De plus, comme elles sont appelées à
régulariser le mécanisme et le jeu des autres passions, il les
appelle mécanisantes, et aussi, comme elles assurent à
chacune sa place, son ordre et son rôle, il les nomme encore

542
distributives. Enfin, comme elles sont le pivot du système,
elles prennent aussi le nom de pivotales.
Quelles sont ces passions? Elles sont au nombre de trois,
qui, avec les précédentes, complètent le nombre des douze
passions primitives.
Mais, puisqu'elles se ramènent toutes au sériisme, et
qu'elles tendent à former des séries, demandons-nous d'abord
ce que c'est que la série dans la doctrine phalanstérienne.
Reprenons encore une fois le problème. Le voici: assurer à
toutes nos passions le libre essor dans leur jeu interne et
externe, c'est-à-dire permettre à chacun la satisfaction de
toutes ses passions sans se nuire à soi-même ni aux autres.
[566] Tel est le problème dont la loi sériaire ou le mécanisme
sériaire donnent la solution.
La loi sériaire est une loi de la nature que le Créateur a lui-
même employée dans la formation des êtres. Les trois règnes
de la nature sont en effet groupés par séries. Ce sont ces
groupes ou séries qui font l'objet de la classification des
naturalistes. Les animaux, par exemple, sont rangés par
divisions et sous-divisions, depuis les embranchements
jusqu'aux espèces et aux races, et ils forment aussi une
hiérarchie et une échelle. Ce que l'on appelle la méthode
naturelle n'est autre chose que le travail par lequel le
naturaliste essaye de reproduire dans ses cadres cet ordre et
cette hiérarchie. Si Dieu a appliqué cette loi au règne animal,
pourquoi ne l'aurait-il pas aussi appliquée au genre humain?
Comme il y a une série animale, pourquoi n'y aurait-il pas une
série passionnelle? L'homme serait-il «hors d'unité avec
l'univers»? Il y aurait donc duplicité de système? Ce serait
contraire au principe de l'économie de ressort.
Comment donc se représenter la série des passions?
Voici d'abord la définition de la série passionnelle:
«La série passionnelle est une ligue, une affiliation de
diverses petites corporations dont chacune exerce quelque
espèce d'une passion, qui devient passion de genre pour la
série entière. Par exemple, vingt groupes cultivant vingt sortes
de roses forment une série de rosistes quant au genre, et de
blancs rosistes, de jaunes rosistes, de mousses rosistes quant
aux espèces.»

543
Maintenant, comment la loi sériaire est-elle un moyen
d'établir l'accord et l'harmonie des passions, et par conséquent
d'assurer le bonheur?
C'est que l'harmonie des passions possibles a deux
conditions:
1° Que les passions soient nombreuses;
2° Qu'elles soient graduées.
Cette seconde condition suppose la première, car il n'est
[567] pas possible de graduer les passions si elles ne sont pas
en grand nombre.
Supposez, en effet, un petit nombre de passions qui ne
soient pas divisées en sous-passions, celles-ci étant à leur tour
subdivisées en nuances de plus en plus faibles: dans ce cas, nul
accord possible entre les deux extrêmes; point de transition et
par conséquent point de transaction. De là luttes et discordes
allant jusqu'à l'animosité. «Supposons, dit Fourier, qui aime
emprunter ses exemples à la cuisine, supposons trois
personnes dînant ensemble. L'une aime le pain très salé, l'autre
demi-salé, le troisième point du tout salé. Nul accord possible
en supposant qu'il n'y ait qu'un seul pain à partager. Supposons
au contraire trente personnes aimant le pain à un degré de
cuisson ou de salaison différent: aussitôt il s'établira des
groupes ou des sous-groupes qui se feront nécessairement
contrepoids les uns aux autres, qui lutteront les uns contre les
autres, mais qui se soutiendront aussi: nul ne se sentira isolé;
chacun puisera sa force dans le groupe dont il fait partie, et
dans ce groupe il aura des alliés et des rivaux qui se
soutiendront et lui feront produire tous les efforts dont il est
capable.
Cette division en groupes et sous-groupes est donnée par
la nature. Elle se forme spontanément partout où il y a réunion
d'hommes. Dans toutes les assemblées publiques il y a un
centre et des extrémités; et bientôt même ce centre et ces
extrémités se subdivisent à leur tour et forment des groupes
intermédiaires. C'est de même également que, dans une armée,
il y a un centre et deux ailes et des intermédiaires qui tiennent
ces trois groupes en communication.
Appliquez cette loi aux passions, vous aurez la série
passionnelle. Moins il y aura de passions intermédiaires, plus

544
il y aura lutte. Plus, au contraire, il y aura de passions
intermédiaires, plus il sera facile de tempérer les discords par
des accords, et de tout fondre dans une harmonie générale
comme dans un orchestre. De là ce principe qui résume tout le
mécanisme sériaire: [568] «Tous les goûts sont bons, pourvu
qu'on puisse composer une série régulière, échelonnée en
ordre ascendant et descendant, et appuyée aux deux extrémités
par des goûts mixtes.»
On doit donc se représenter la série sociétaire comme une
armée composée de corps différents; chacun de ces corps se
divise à son tour en corps subordonnés, régiments, bataillons,
compagnies, ces armées étant consacrées à la production, à la
distribution et à la consommation des produits, tous formés
spontanément par l'attrait. On demandera s'il y a des goûts
pour toutes les occupations. Fourier répond par son théorème
des attractions proportionnelles aux destinées. Tout ce que
l'homme est appelé à faire par la nature, trouve dans la nature
même un attrait qui l'y pousse et qui l'y maintient. Autrement
Dieu aurait fait une œuvre contraire à elle-même.
Maintenant que nous connaissons la loi sériaire, nous
sommes à même de comprendre le mécanisme passionnel. Le
problème était de mettre d'accord les passions avec elles-
mêmes. Or, ce problème se confond avec celui de la plus
grande production possible de l'activité humaine et de la
meilleure distribution des produits. Pourquoi les hommes se
haïssent-ils? C'est qu'il n'y a pas assez grande abondance des
produits qui doivent satisfaire leurs besoins et que ces produits
sont mal distribués.
Ainsi le problème de l'harmonie des passions est le même
que celui de l'organisation du travail.
Or, ce problème, la nature l'a résolu en nous donnant trois
passions qui ont pour objet de diriger et de régler le
mécanisme sériaire.
Ce sont les passions distributives et mécanisantes que
nous avons déjà signalées, et qu'il nous reste à décrire et à
nommer: ce sont la cabaliste, la papillonne et la composite.
La cabaliste est l'esprit de rivalité et d'intrigue si funeste
dans l'état de civilisation, mais qui a sa raison d'être dans les
desseins de la Providence.

545
[569] «Pourquoi Dieu a-t-il rendu l'homme si enclin à
l'intrigue, et surtout la femme? C'est parce que, dans l'ordre
sociétaire, tout homme, femme, enfant, doit être membre de
trente, quarante, cinquante séries, y épouser chaudement
l'esprit de parti et les cabales. Une série ne souffre pas de
sectaire modéré, elle a horreur de la modération. Qu'en arrive-
t-il? Que les produits sont en harmonie avec la véhémence de
ces passions.»
«La papillonne est le besoin de variétés périodiques,
séductions contrastées, changements de scène, incidents
piquants, nouveautés propres à créer l'illusion, à stimuler sens
et âme à la fois.»
Enfin la composite est la passion qui cherche la
composition des plaisirs, à savoir l'union des plaisirs des sens
et des plaisirs de l'âme.
Maintenant ces trois passions ou ressorts agissent au
moyen de trois leviers, qui sont: L'échelle compacte, les
courtes séances, l'exercice parcellaire.
«L'échelle compacte consiste dans le rapprochement des
variétés cultivées par des groupes contigus. Par exemple, les
groupes qui cultiveraient des poires très différentes ne
pourraient former une série passionnelle. Ces groupes
n'auraient ni sympathie, ni antipathie, ni rivalité, ni
émulations, faute de rapprochement. La cabaliste n'y aurait pas
son essor.»
Le principe des courtes séances s'explique par lui-même.
Les plus longues ne dépasseraient pas deux heures. Sans cette
règle, un individu ne pourrait pas s'engager dans une trentaine
de séries, comme il est nécessaire pour le jeu de la cabaliste.
Le principe des courtes séances répond aussi à la passion de la
papillonne.
Enfin l'exercice parcellaire est la troisième condition, ou
troisième levier. D'après ce principe, le travail de chacun doit
se borner à telle parcelle de fonction. C'est la division du
travail poussée à l'extrême. Le troisième levier sert à favoriser
la passion de la composite, en permettant, grâce à [570] la
facilité du travail, de cumuler les plaisirs matériels aux plaisirs
de l'esprit.

546
Il est inutile d'insister sur ce qu'il y a de fantaisie et même
de puérilité dans la conception de Ch. Fourier, conception que
nous avons essayé de présenter sous la forme la plus
raisonnable et en la dégageant de toutes les excentricités et
incohérences qui l'accompagnent dans le texte, d'ailleurs
illisible. Inutile de discuter en détail une telle conception.
Mais, sans parler de mille objections qui se présentent d'abord
à l'esprit et que le simple bon sens suffit à suggérer, nous
signalerons surtout ce qui nous paraît l'erreur fondamentale du
système au point de vue psychologique.
C'est l'équivoque et la confusion perpétuelle et singulière
que Fourier établit entre le goût des consommateurs et le goût
des producteurs. Il semble croire que la même passion qui
nous porte à jouir nous portera à produire. Il choisit, nous
l'avons vu, l'exemple du pain, ou celui des roses, des poires, et
ce sont presque toujours les mêmes exemples. Il semble donc
croire que, parce qu'il y a des gens qui aiment le pain très salé,
les autres demi-salé, les autres point du tout salé, les mêmes
gens auront du plaisir à faire des pains très salés et les autres
point salés du tout. Mais si la présence ou l'absence du sel est
importante pour celui qui jouit, elle ne dit rien à celui qui
produit; et si mettre du sel est une fatigue de plus, je serais très
capable de me dispenser de cette fatigue, au risque de manger
mon pain non salé. C'est ce qui arrive tous les jours à des gens
qui aimeraient bien manger, mais qui aiment encore mieux ne
pas travailler, sauf à ne pas manger comme ils le voudraient.
Ainsi, user d'une chose est très différent de la produire. Faire
la cuisine n'est pas la même chose que la manger; le plus
gourmand n'est pas nécessairement un bon pâtissier ni un bon
rôtisseur. Fourier a tout simplement oublié cette observation
psychologique, que dans l'acte de jouir il n'y a à tenir compte
que du plaisir, tandis que dans l'acte de produire il y a quelque
chose de plus, la difficulté. Il y a [571] des goûts pour lesquels
on ne peut pas se satisfaire soi-même: par exemple, les beaux
vers et les beaux tableaux: le goût du dilettante est une chose,
le goût de l'artiste en est une autre. Même la passion de
produire, quand elle ne coïncide pas avec le talent, est plutôt
une maladie qu'une passion utile.

547
Ainsi les deux séries de producteurs et de consommateurs
ne se correspondent pas; et cependant Fourier choisit toujours
pour exemples les goûts des consommateurs, parce que là il est
plus facile de trouver des séries graduées. Par exemple, on
comprend qu'il y ait une série de goûts pour les poires ou pour
les roses: s'ensuit-il qu'il y ait la même série de goûts pour la
production des poires ou des roses? Conçoit-on bien qu'on ait
le goût de produire des roses jaunes plutôt que des roses
blanches, et toutes les nuances intermédiaires? De ce que
j'aime les confitures plus ou moins sucrées ou plus ou moins
cuites, je demande aux ménagères quel plaisir elles peuvent
avoir à faire des confitures demi-sucrées ou demi-cuites; et se
représente-t-on une série de confitures correspondant à tous
ces degrés? Je veux bien que, dans la pratique, les choses se
produisent à peu près ainsi, et que le commerce cherche à
fournir à tous les goûts; mais ce n'est pas parce que le
commerçant éprouve les mêmes goûts que le consommateur;
c'est parce que la concurrence lui fait chercher des moyens de
plaire qui n'ont pas encore été employés.
Ce qu'il eût fallu prouver, ce n'est pas que tous les goûts
sont bons et qu'il y a des goûts pour toutes les jouissances,
mais qu'il y a des goûts et des passions pour toutes les espèces
de subdivision du travail, et que ces goûts sont plus ou moins
nombreux en raison de l'utilité et la nécessité des travaux.
Mais c'est ce qui n'est pas. Les nécessités de l'industrie ont
bien amené l'ouvrier à n'avoir rien à faire autre chose que des
tètes d'épingles; mais cela ne prouve nullement qu'il y ait une
passion dans la nature qui porte exclusivement certaines
personnes à faire des têtes d'épingles.
L'erreur fondamentale de Fourier a donc été de ne voir
[572] dans l'homme que le côté passif, la capacité de jouir. Il
n'a pas vu le côté actif, à savoir la nécessité de lutter contre la
nature pour arriver à la jouissance. Il n'a vu que le plaisir, et
non l'effort. Or, cela seul suffit, sans même s'élever à l'idée du
devoir, pour que la passion ne puisse pas être livrée à elle-
même et pour qu'elle ne puisse à elle seule diriger sa conduite
humaine.
Inutile d'ailleurs de dire que, parmi les passions humaines,
il en est une qu'il est impossible de satisfaire en lui laissant

548
toute sa liberté. C'est l'attrait des sexes. La cabaliste et la
papillonne sont ici de tristes remèdes aux entraînements et aux
dangers de cette passion. Sans doute Fourier a essayé
d'appliquer son système même à cette passion; mais là
précisément il a été entraîné à des conceptions si répugnantes
et si ridicules que c'est par là surtout, beaucoup plus que par
ses utopies sociales, que son système a été entamé et a fini par
succomber.
Sans doute on peut appliquer aux passions le principe des
causes finales, et cette vue de Fourier est juste. On peut
supposer que toutes les passions ont leur but, qu'aucune, prise
en soi, n'est inutile ni funeste. Le système des rigoristes,
stoïciens ou jansénistes, est exagéré. Mais il ne s'agit pas pour
Fourier d'utiliser ses passions en les réglant et les dirigeant par
la raison. Il s'agit de trouver un mécanisme tel qu'elles puissent
se développer sans limites. C'est ce mécanisme qui est une
chimère. Par exemple, comme nous l'ayons dit, le système de
Fourier vient échouer devant la question des rapports des
sexes. Si son système était le vrai, cette passion, aussi bien que
les autres, devrait trouver sa satisfaction et son apaisement
dans une liberté sans limites. Mais, en dehors même de toute
question morale, comment une passion si exclusive, si jalouse
et si dominatrice, pourrait-elle être abandonnée à elle-même
sans produire précisément les luttes que l'on voudrait éviter?
Mais si le système psychologique de Fourier est
inadmissible, aussi bien que son système moral, il contient
cependant [573] beaucoup de détails vrais et ingénieux: par
exemple la théorie des trois passions distributives; la cabaliste,
la papillonne et les composites correspondent à trois lois très
réelles de la passion: 1° la loi de rivalité et d'émulation, qui
fait que chacun veut faire et veut savoir plus que les autres; 2°
la loi de relativité ou de changement, qui, en nous poussant
sans cesse au nouveau, nous prédestine au progrès; 3° la loi de
composition, qui multiplie les plaisirs en les associant.
Ces trois lois sont véritables et constituent une partie
importante de la théorie des passions.
Nous retrouverons ces lois, avec beaucoup d'autres, dans
l'étude détaillée que nous allons instituer sur les lois des
passions; ce sera l'objet de nos prochaines leçons.

549
550
LEÇON X
LOIS DE RELATIVITÉ ET DE CONTINUITÉ

Messieurs,

Ce que nous avons appelé la mécanique des passions


comprend les lois les plus générales qui président aux
mouvements de l'âme et qui ont trait aux rapports les plus
simples qui puissent exister entre elles. Mais, de même que
dans la mécanique proprement dite il y a des lois générales
appelées lois du mouvement, qui sont les plus simples de
toutes, et au-dessous de ces lois générales des théorèmes plus
particuliers qui sont encore des lois, mais des lois plus
compliquées tenant à des rapports plus complexes, de même
en psychologie, au-dessous des lois générales de la passion, il
y a des lois spéciales dérivées des premières, mais qui sont
plutôt des théorèmes, en raison de la complexité des rapports.
Nous les appellerons des lois concrètes et réelles, et nous
réserverons aux premières le nom de lois abstraites et
formelles.
Nous signalerons tout d'abord deux lois fondamentales qui
semblent en contradiction l'une avec l'autre, et qui sont liées
l'une à l'autre: la première, c'est que les passions décroissent et
s'affaiblissent avec la jouissance; la seconde, c'est qu'elles
s'enracinent par l'habitude. Nous appellerons la première, avec
les Anglais, loi de relativité, et la seconde loi de continuité.
Ces deux lois correspondent aux conditions essentielles de
l'univers et de toute existence, à savoir la coexistence
nécessaire du repos et du mouvement, de l'unité et delà
pluralité.
Commençons par la première:
I. Loi de relativité. — Cette loi, à laquelle les
psychologues anglais attachent une grande importance, et dont
ils font la [575] loi fondamentale de l'intelligence comme de la
sensibilité, consiste dans cette proposition que la condition
551
essentielle de la conscience est la différence entre l'état de
conscience qui survient et celui qui précède, et par conséquent
la nouveauté.
Bain, dans son livre Émotions et Volonté, a très bien
expliqué cette proposition, d'ailleurs depuis longtemps connue.
Il montre que le changement est nécessaire à la jouissance.
Nous n'avons pas conscience d'impressions continues. Les
animaux qui vivent constamment à l'air libre, et non comme
nous renfermés dans des demeures closes, ne connaissent pas
le plaisir de la respiration. Les poissons qui vivent dans une
température à peu près invariable ne connaissent point le
plaisir de la chaleur; certains plaisirs supposent une
souffrance, par exemple le plaisir de la liberté opposé à la
souffrance de la contrainte. L'oiseau né en cage ne connaît pas
la souffrance d'être enfermé. D'autres plaisirs deviennent plus
vifs par cette opposition, par exemple le plaisir de la santé
après une longue maladie. même le changement dans les
douleurs est une sorte de plaisir. Milton s'est trompé dans le
Paradis perdu lorsque, voulant peindre les souffrances des
damnés, il les a présentées comme alternant les unes avec les
autres et «passant des lits de feu à des lits de glace». Ces
alternances seraient plus propres à alléger la souffrance qu'à
l'aggraver.
Avant Bain, un psychologue français d'un rare mérite,
Jouffroy, dans son Esthétique, avait aussi étudié l'influence de
la nouveauté sur nos plaisirs, et aussi en même temps
l'influence de l'habitude, ce qui se rapporte plutôt à la loi
suivante; mais les deux choses sont inséparables et doivent
être étudiées ensemble, sauf à revenir tout à l'heure séparément
sur les effets de l'habitude considérée en elle-même.
Jouffroy commence par faire remarquer que si le nouveau
est une cause de plaisir, il est aussi une cause de peine. Par
exemple, l'Européen et l'Africain se déplaisent l'un à l'autre
parce qu'ils sont réciproquement nouveaux l'un pour l'autre.
Il y a ici deux lois qui semblent se contrarier: d'une part
[576] les objets les plus agréables finissent par nous agréer
moins, ou même par nous déplaire, quand nous en usons sans
changement et sans interruption; d'autre part, ce qui change
nos habitudes, ce qui nous dérange, nous déplaît également.

552
Comment expliquer ces deux effets contradictoires? On voit
par là que ces deux lois, la loi de continuité et la loi de
relativité, doivent être étudiées ensemble pour en bien
discerner et en mesurer les effets.
La nouveauté nous plaît d'abord parce qu'elle satisfait le
besoin de connaître, le besoin de savoir. La loi de relativité,
selon M. Bain, est la loi fondamentale de l'intelligence.
Comprendre, c'est discerner. Mais il ne peut y avoir
discernement sans variété et sans nouveauté. Ainsi l'essence
même de l'intelligence explique déjà en partie le plaisir de la
nouveauté. Chaque objet nouveau est une découverte qui étend
le champ de notre esprit. «Découvrir, dit Jouffroy, c'est se
développer.»
Mais il y a à remarquer qu'il y a plusieurs cas de
nouveauté. Ce n'est pas toujours l'intelligence qui atteint le
nouveau. Tel objet peut être nouveau pour l'intelligence et
n'avoir pas encore été senti. Il deviendra nouveau pour la
sensibilité. Tel objet peut avoir été conçu et senti, et n'avoir
pas été possédé; il sera nouveau pour l'ambition, pour le désir.
Réciproquement, un objet peut avoir été possédé sans être ni
compris ni senti. C'est alors qu'il devient nouveau pour
l'intelligence.
Par exemple: 1er cas, un beau tableau, une belle poésie que
nous connaissons depuis longtemps sans les avoir jamais
sentis; 2° sentir vivement le plaisir qu'il y aurait dans le
pouvoir, dans la richesse, mais en être privé; 3° cas, sentir la
musique sans la comprendre; 4° posséder depuis longtemps un
tableau de famille sans l'avoir ni compris ni goûté.
Ainsi l'intelligence n'est pas la seule source de la
nouveauté. Il peut y avoir nouveauté pour la sensibilité, pour
l'activité, pour toutes nos facultés. En résumé, selon Jouffroy,
la nouveauté [577] est le propre d'un objet qui affecte pour la
première fois l'un de nos besoins déterminés ou indéterminés.
Indépendamment des sentiments de développement et
d'agrandissement de nos facultés que nous donne la nouveauté,
il y a encore une autre source du plaisir qu'elle procure. C'est
que nous faisons plus d'attention à un plaisir nouveau qu'à un
plaisir connu. Or le plaisir, comme la douleur, se double par
l'attention et la réflexion. On sait qu'une vive attention portée

553
sur un objet peut faire oublier une vive douleur, comme
l'attention à une douleur faible peut en faire un tourment
insupportable.
Maintenant, nous revenons à la première question: si la
nouveauté est une cause de plaisir, comment peut-elle être en
même temps une cause de peine?
C'est, dit Jouffroy, qu'il y a des esprits paresseux, comme
il y a des esprits actifs, ou, d'une manière plus générale, il y a
un besoin de repos comme il y a un besoin d'action. Il y a un
besoin d'équilibre à côté d'un besoin de stimulation.
C'est ce besoin d'équilibre qui fait que, lorsqu'il y a un trop
grand écart entre le nouveau et l'accoutumé, cette différence
produit une souffrance qui se manifeste par l'effroi ou par tout
autre phénomène. C'est ainsi que les phénomènes qui
s'éloignent tellement des lois ordinaires qu'ils nous paraissent
surnaturels ont toujours causé une véritable terreur: par
exemple les éclipses, les comètes, les monstres, etc.
Cette proportion qui doit exister entre le nouveau et la
nature primitive ou acquise de l'être vivant pour que le
nouveau soit une cause de plaisir et non de peine, tient à ce
que l'on appelle la loi d'accommodation. L'être vivant étant
appelé à vivre dans des conditions très variables et très
complexes, et étant de plus soumis à la loi du développement,
doit, pour pouvoir se conserver, être doué d'une certaine
flexibilité ou plasticité, de manière à se mettre en harmonie
avec le milieu quand ce milieu vient à changer. Il est, comme
on dit, accommodable au milieu. Mais cette accommodation a
certaines limites. Le vivant peut passer du chaud au froid [578]
ou du froid au chaud avec une certaine latitude. Mais, passé
cette limite, telle extrémité le tue, par exemple l'extrême froid
et l'extrême chaud. Avant d'arriver à cette limite, il est averti
qu'il en approche par la douleur. Si la différence est trop
grande, la douleur finit par produire l'affaiblissement ou la
paralysie des facultés. Si l'écart n'est pas trop grand, la loi
d'accommodation l'emporte. La douleur devient d'abord
indifférente; elle peut même devenir un plaisir: par exemple
les bains froids, le goût du tabac, etc.
Ainsi, le fait que la nouveauté peut être une cause de peine
ne contredit pas la loi que la nouveauté est une cause de

554
plaisir. Car c'est en vertu de la loi d'accommodation que nous
jouissons de nouveau, et c'est en vertu de la même loi que
nous souffrons lorsque la limite de l'accommodation est
dépassée. Pour que le plaisir de la nouveauté soit sans
mélange, il faut qu'il y ait une certaine proportion entre l'état
passé et l'état nouveau. C'est ce qui fait que les peuples les
plus sensibles aux plaisirs de la nouveauté se cabrent lorsqu'ils
sont lancés hors de leur voie et que l'on fait violence à leurs
habitudes et à leurs traditions. Maintenant il faut dire que cet
écart entre le nouveau et l'ancien varie suivant mille
circonstances particulières, et l'on ne peut en donner une
formule. L'âge, les habitudes, les caractères, en décident: le
degré de nouveauté qui plaît à vingt ans déplaît à cinquante,
parce que la faculté d'accommodation s'est affaiblie. Ce qui
étonne un campagnard et le blesse dans sa routine paraîtra tout
simple à un citadin habitué à une grande variété d'objets. Enfin
cela dépend aussi de la nature particulière de chaque individu.
Il y a, dit Jouffroy, des esprits paresseux et des esprits actifs.
Maintenant, comment se peut-il qu'il y ait des esprits
paresseux et des esprits actifs? C'est qu'il y a, suivant Jouffroy,
une sorte d'antinomie dans la destinée humaine. C'est que la
vie humaine est une lutte entre le repos et le mouvement. De là
deux sortes d'esprits: ceux qui préfèrent le développement
[579] au prix de la lutte, et ceux qui préfèrent le repos au prix
du non-développement.
On voit donc par ces explications comment la nouveauté
peut être un principe de déplaisir en même temps que de
plaisir. Mais remarquez qu'il ne s'agit en ce cas que d'un
certain degré de développement trop éloigné de l'état primitif:
car en général tout le monde aime le nouveau à quelque degré;
ou bien encore il s'agit de ce qui est nouveau pour certaines
facultés et non pas pour d'autres; car celui qui est immobile
dans ses idées peut être changeant dans ses goûts. Il ne voudra
rien changer chez lui aux vieilles mœurs, aux vieilles
habitudes, et il passera sa vie à courir le monde, pour voir de
nouveaux pays; et l'on peut en même temps être très accessible
aux idées nouvelles, et très attaché à ses inclinations et à ses
habitudes.

555
On voit par ce qui précède que la loi de la relativité n'est
pas la seule loi qui régisse nos sentiments, qu'il y a une sorte
de loi d'inertie qui lui fait contrepoids et que nous devons
étudier de plus près. C'est ce que nous avons appelé la loi de
continuité.
II. Loi de continuité. — Cette loi peut se formuler ainsi:
Toute passion, tout en décroissant par l'usage au point de vue
de la sensibilité proprement dite, se fortifie en même temps par
l'usage et tend à se transformer en besoin.
Nous venons de voir, en effet, qu'à côté du plaisir de la
nouveauté il y en a un autre qui tient à l'accommodation et à
l'accoutumance. Si, d'un côté, l'être vivant a une tendance à
varier et à diversifier son action pour la sentir, de l'autre, il a
une tendance à conserver l'état acquis. Toute acquisition tend à
se conserver et à durer telle qu'elle est acquise. C'est la loi de
l'inertie en mécanique, la loi de la conservation de la force, la
loi de la moindre action et de la moindre résistance. Toutes ces
lois expriment un même fait, que Spinoza a défini: «l'effort de
l'être à persévérer dans l'être». De là, à côté du plaisir de la
nouveauté, le plaisir propre à l'habitude. Même l'impression
pénible finit par [580] s'adoucir par l'accoutumance. La
solitude fatigue et attriste celui qui n'y est pas habitué; celui,
au contraire, qui en a pris l'habitude, ne peut plus s'en priver.
Cella continuata dulcescit, dit l'Imitation. «Je sens, dit le René
de Chateaubriand, que j'aime la monotonie du sentiment de la
vie; et si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je le
chercherais dans l'habitude.»
Le charme de l'habitude a un tout autre caractère que celui
de la nouveauté. Celui-ci saisit et surprend l'imagination;
celui-là s'insinue en nous lentement, doucement, insensible-
ment. Il nous a liés et captivés avant que nous ayons
commencé à nous en apercevoir. À mesure que nous habitons
le même lieu, que nous faisons les mêmes actions, que nous
voyons les mêmes personnes, il s'établit entre nous et ces
objets des liens dont nous ne sentons la force que quand il faut
les rompre. C'est ce qui explique que le nouveau lui-même,
quelque doux qu'il soit, puisse nous devenir pénible. Pour qu'il
plaise, il faut qu'il soit le divertissement, non le renversement
de nos habitudes. Par exemple, il est agréable de parler de

556
temps en temps une langue étrangère, mais il est cruel de
renoncer pour jamais à la langue maternelle. Il est doux de
voyager, mais il est pénible de changer de domicile. Il est
agréable de faire de nouvelles connaissances, mais il est
insupportable de changer d'amis. Ainsi l'habitude acquise
permet des intermèdes et des diversions, mais elle se révolte
contre un changement absolu et contre l'invasion trop brusque
d'une habitude nouvelle.
Le plaisir de l'habitude n'est pas le seul fait qui paraisse en
contradiction avec la loi de relativité. Il y a des inclinations qui
ne paraissent pas décroître par la jouissance et par l'usage, et
d'autres mêmes qui s'approfondissent et s'enracinent davantage
avec le temps.
Par exemple, les appétits naturels, le plaisir du boire et du
manger, ne semblent pas soumis à la loi de décroissance qui
s'impose en général à nos inclinations. Tandis que le [581]
plaisir des liqueurs fortes et des narcotiques va toujours en
«'accroissant et demande des excitations de plus en plus fortes,
au contraire le plaisir d'un verre d'eau fraîche en été quand on
est altéré est toujours le même à tous les âges de la vie. Les
gourmets se fatiguent des mets les plus épicés; mais ceux qui
ont un bon appétit conservent jusqu'à la fin le même plaisir à
goûter les mets les plus simples. Sans doute, l'appétit et la
faculté digestive s'affaiblissent avec le temps; mais c'est
l'affaiblissement des organes; ce n'est pas l'affaiblissement du
plaisir comme plaisir, ainsi que cela arrive pour les passions.
On peut dire qu'il y a dans ce fait une sorte de prévoyance de
la nature. Comme le goût est un adjuvant des plus nécessaires
à la nutrition, et que la saveur des aliments est déjà un
commencement de digestion, comme on sait qu'il est
impossible de manger lorsque le goût est momentanément
suspendu, on peut dire que la nature a donné aux nerfs
gustatifs une plus grande vitalité, une résistance plus grande à
la paralysie, une faculté de réviviscibilité plus grande, afin
qu'elle subsiste jusqu'aux derniers moments de la vie. C'est de
même que l'homme garde avec l'âge la faculté de voir,
d'entendre, de marcher, et qu'il ne perd jamais, si ce n'est au
dernier moment, la manducation, la digestion, l'absorption. La
persistance de nos appétits naturels signifie donc simplement

557
que ce sont des facultés sensitives plus lentes à s'affaiblir que
les autres. Elles n'en sont pas moins soumises dans une
certaine mesure à la loi de la relativité; car elles ont besoin,
pour s'exercer, de rémission et de variété. L'interruption
périodique de ces fonctions et le mélange des solides et des
liquides ainsi que des différentes sortes de nourritures
répondent à cette loi. Il n'en est pas moins vrai que les appétits
naturels, relatifs à la nutrition, sont plus susceptibles de
conservation et de persistance que les autres inclinations des
sens.
Il y a d'autres cas encore où les inclinations et les passions,
bien loin de décroître avec le temps, vont au contraire en
s'enracinant et en s'accentuant de plus en plus.

[582] Maine de Biran, dans son Mémoire sur l'habitude, a


signalé avec profondeur plusieurs de ces faits:
Lorsque les émotions, dit-il, sont provoquées par les
images des sens, c'est-à-dire par des images précises, arrêtées,
la loi de la sensibilité est alors la loi ordinaire de la relativité;
mais lorsque l'imagination nous représente des images vagues,
obscures, indéterminées, de véritables fantômes, la passion qui
en naît devient profonde, tenace, énergique, et elle ne fait que
s'approfondir et s'assombrir avec le temps. Telle est la passion
de la superstition et du fanatisme, qui, au commencement, est
plus ou moins combattue par d'autres images, mais qui devient
irrésistible et implacable.
«Dès que les tableaux mystiques et tous les effets du délire
superstitieux commencent à s'établir dans l'imagination, ils la
remplissent en ne cessant de l'obséder, ne lui laissant plus de
relâche. Les mêmes images, les mêmes sentiments, les mêmes
pratiques, loin de s'attiédir par l'influence ordinaire de
l'habitude, prennent au contraire plus d'ascendant; charme ou
tourment, c'est un besoin, et un besoin toujours plus pressant.
Les fantômes inhérents à la passion dont ils sont devenus les
idoles semblent être pour son organe ce que sont les irritants
artificiels pour les organes des sensations: même sensibilité,
même inquiétude, même besoin d'enregistrer des impressions

558
auxquelles l'habitude a exclusivement lié un sentiment de
l'existence qui tend incessamment à se raviver.»87
Biran explique de la même manière comment certaines
passions, loin de s'affaiblir par l'habitude et par l'usage,
deviennent de plus en plus opiniâtres, fatales, invétérées; par
exemple, l'ambition, la passion du jeu. C'est qu'elles sont
constamment alimentées par les mêmes images et par des
images qui, comme les idées superstitieuses, présentent un
miroir trompeur de tableaux indéterminés qui ravivent
constamment la passion. [583] «Ce sont les perspectives
vagues, illimitées, les hasards, les chances diverses de
l'ambition et de la gloire; c'est l'attrait idéal des jouissances
attachées à un grand pouvoir, à une grande force de situation,
qui entraînent tant d'hommes dans cette carrière brillante et les
y fixent ensuite par besoin, par habitude, malgré les dégoûts,
l'insuccès. C'est encore ce vague du désir des craintes et des
espérances, ces obstacles à vaincre, ces idées de puissance, qui
alimentent l'amour du jeu, l'avarice, et les rendent insatiables.
«L'habitude, dans tous ces cas, loin de flétrir l'imagination,
lui rend au contraire plus chers les mêmes mobiles d'activité,
la fixe opiniâtrement dans la même direction, et rive les fers
qui l'y tiennent asservie; mais c'est que dans l'unité du but il y
a une grande variété de moyens, dans un seul genre
d'excitations une foule de modes divers.
«C'est peut-être toujours la même image qui poursuit le
jeune homme amoureux; mais de combien d'accessoires
variables son imagination se plaît à la nuancer! L'ambitieux
contemple dans un poste élevé, le conquérant voit dans la
gloire, l'avare dans son or, la représentation d'une multitude de
biens, d'avantages, de jouissances, qui se diversifient à l'infini;
car le monde imaginaire est sans bornes. Ainsi, enchaîné d'un
côté par l'habitude, libre de l'autre dans ses excursions,
l'imagination trouve dans ses mobiles appropriés tout ce qui
peut flatter à la fois deux penchants généraux, dont le contraste
fait harmonie dans le monde moral: l'un, principe de
mouvement qui donne à l'être actif un besoin perpétuel de

87. Maine de Biran, Œuvres (édit. Cousin), tome Ier, p. 148.


559
changer; l'autre, principe d'inertie qui retient l'être faible et
borné dans le cercle étroit de ses habitudes.»
Il est vrai que les passions, à mesure qu'elles se satisfont
davantage, causent de moins en moins de plaisir; mais la
passion ne s'éteint pas pour cela. Elle se transforme en besoin.
Elle s'incorpore à l'être, et revient à l'état de tendance
primitive. On le voit, lorsque quelque accident vient rompre
l'uniformité de la jouissance, on s'aperçoit alors que ce qui
paraissait nous être devenu tout à fait indifférent s'était, au
[584] contraire, tellement assimilé à nous, que nous ne
pouvons plus nous en séparer. On n'a qu'à s'interroger soi-
même et se demander si l'on voudrait être privé de ces biens
qu'on possède, mais dont on ne jouit plus. On sent alors de
quelle nécessité ils sont pour nous. Quelquefois même il
semble que la satiété soit allée si loin, que même l'imagination
ne s'étonne plus de l'idée de la privation, et que l'on croit
n'avoir plus aucune attache. Mais que l'expérience soit faite,
que la rupture ait lieu malgré nous d'une manière inattendue,
on sent bien, par le vide que l'on éprouve, que l'âme était, sans
le savoir, remplie par les liens dont elle se croyait dégoûtée.
Ainsi l'ambitieux qui est arrivé à mépriser le pouvoir dont il
jouit, qui en est las, et qui dit à tout le monde qu'il voudrait en
être délivré, est capable de mourir si on le prenait au mot.
C'est cette transformation de la passion en besoin qui fait
que, lorsque l'âme est devenue insensible au plaisir, elle est
encore sensible à la douleur. Combien d'hommes souffrent de
la jalousie, quand ils n'ont plus d'amour! combien du moindre
dérangement physique, lorsqu'ils croient n'aimer plus la vie!
combien désespérés lorsque le moindre accident menace leur
fortune, quoique depuis longtemps ils se soient blasés sur les
plaisirs que donne la richesse!
Il faut encore, au point de vue de la continuité des
sentiments, distinguer la passion et les affections. Les passions
proprement dites, qui donnent naissance à des plaisirs très vifs,
très violents, très tumultueux, voient le plaisir disparaître
rapidement; et si, comme dans les précédents, elles se
transforment en besoins, c'est toujours au détriment du plaisir.
Les affections, au contraire, qui sont des états stables (ηδοναι
καταστεονικαι), qui sont aussi nécessaires à la vie morale que

560
les appétits naturels à la vie physique, se ressentent très peu de
l'action du temps et résistent à la loi de relativité et de
variabilité. L'amour maternel s'affaiblit-il par le temps? Au
contraire, il semble devenir d'autant plus vif et exigeant.
L'amour conjugal, quoiqu'il perde de sa fraîcheur [585] avec
l'âge, s'enfonce au contraire de plus en plus dans l'âme, et la
pensée d'une séparation inévitable lui cause de véritables
terreurs. On ne voit pas non plus que l'amour de la patrie, que
le sentiment esthétique, diminuent avec l'âge. L'élément
passionné qui est mêlé à ces affections peut sans doute se
refroidir et s'amortir; mais le fond de l'affection continue à
subsister.
En un mot, pour appliquer une distinction empruntée à
Malebranche, on peut dire que la sensibilité se compose de
deux choses: l'amour de l'être et l'amour du bien-être. Or, le
sentiment du bien-être, c'est-à-dire la sensibilité aux plaisirs,
va toujours en s'affaiblissant; mais l'amour de l'être subsiste.
Chez les vieillards, l'amour de la vie est très énergique, tandis
qu'ils sont de plus en plus insensibles aux plaisirs. Le besoin
de société subsiste chez eux, même lorsqu'ils sont le plus
grondeurs et le plus gênants pour ceux qui les entourent.
Néanmoins, quelque force que puisse conserver telle ou telle
affection, il est vrai de dire en général que la sensibilité suit la
loi de la vitalité, qu'à mesure que les fonctions s'affaiblissent,
la faculté d'aimer diminue. On ne saurait donc trop se
prémunir d'avance contre les détachements de l'âge. Il faut
entretenir en soi le plus longtemps possible la flamme de la
vie, en essayant de préserver, par l'idée du devoir, les plus
grandes facultés du cœur humain.

561
562
LEÇON XI
LOIS D'ASSOCIATION ET DE COALESCENCE

Messieurs,

Il y a des objets qui sont immédiatement cause d'un plaisir


réel et incontestable: par exemple, la nourriture pour celui qui
a faim, la boisson pour celui qui a soif. Il n'y a pas à chercher
l'explication de ces plaisirs et des passions qui en sont la
source. Mais il y a des cas où un objet qui nous est indifférent
par lui-même nous devient cher, et est l'objet d'une vive
passion, parce qu'il se rattache à un autre objet qui nous est
cher par lui-même. Les passions ainsi éveillées sont des
passions par association, et en quelque sorte par accident. Elles
ressemblent à ce qu'on appelle dans l'intelligence des
perceptions acquises, résultat de l'habitude, de l'expérience et
de l'association. Il arrive aussi que les passions se fondent les
unes dans les autres, et forment par leur assemblage des
passions nouvelles et originales. De là deux nouvelles lois,
voisines et distinctes l'une de l'autre: la loi d'association et la
loi de coalescence.
I. — Loi d'association.
On sait quelle importance ont prise, dans la théorie de
l'intelligence, les explications associationistes. On a essayé
d'appliquer à la sensibilité les mêmes principes d'explication,
et même on peut dire que c'est par la sensibilité que ce mode
d'explication a commencé, et qu'il a été de là transporté à
l'intelligence.
«Il y a environ huit ans, j'appris que M. Gay, qui vivait
[587] alors, assurait que tous nos plaisirs et toutes nos peines
dérivaient de l'association de nos idées; cela m'engagea à en
examiner le pouvoir. Ce fut à peu près dans ce même temps
que M. Gay donna au public ses pensées sur ce sujet, dans une
dissertation sur le principe fondamental de la vertu, mise à la
tête de la traduction de l'Origine du mal, de l'archevêque King,
faite par M. l'archidiacre Law. Mes recherches sur la puissance
563
de l'association me conduisirent à en examiner les
conséquences.»88
Mais, de part et d'autre, il faut distinguer les cas où cette
explication est légitime des cas où elle est hypothétique et
même arbitraire. De ce que l'on n'admettrait pas en général que
l'association est un principe d'explication pour tous les cas, il
ne s'ensuivrait pas qu'on ne dût l'admettre pour aucun cas; et
réciproquement, de ce qu'on l'admet pour certains cas, il ne
s'ensuit nullement qu'on doive l'admettre pour tous.
En outre, aussi bien pour l'intelligence que pour la
sensibilité, si l'on veut bien comprendre le mode d'explication
dont nous parlons, il faut précisément distinguer les cas où il
s'offre de lui-même et où il est facile de le mettre en évidence
parce qu'il est caractérisé, des autres cas simples et immédiats
en apparence et qui paraissent réfractaires à celle explication.
Considérons donc d'abord les faits particuliers
parfaitement réels auxquels la loi s'applique manifestement.
Spinoza nous fournit la formule très nette et très exacte de
cette loi: «Si l'âme a été affectée à la fois de deux passions,
aussitôt que dans la suite elle sera affectée de l'une d'elles, elle
sera aussi affectée de l'autre.»89
Par exemple, si la joie que nous éprouvons à voir une
certaine personne se trouve coïncider avec la douleur de la
[588] perte d'une autre personne qui nous est chère, la même
joie renouvellera la même douleur.
Le même fait peut se produire pour un objet qui nous est
par lui-même indifférent. Une chambre où un ami est mort
nous cause une sensation douloureuse, quelque indifférente
qu'elle nous eût été dans une autre circonstance.
C'est encore ce que Spinoza exprime dans la proposition
suivante:
«Une chose quelconque peut causer par accident la joie, la
tristesse et le désir.
«Nous comprenons par ce qui précède comment il peut
arriver que nous aimions ou que nous haïssions certains objets
sans aucune cause, mais seulement, comme on dit, par l'effet

88. Hartley, Observations sur l'homme, 1729, trad. en français par l'abbé Jurain sous
ce titre: Explication physique des sens, des idées et des mouvements, 1755.
89. III, 14.
564
de la sympathie et de l'antipathie. À ce même ordre de faits il
faut rapporter la joie et la tristesse dont nous sommes affectés
à l'occasion de certains objets, à cause de la ressemblance
qu'ils ont avec ceux qui nous affectent de ces mêmes
passions.90
«Par cela seul que nous imaginons qu'une certaine chose
est semblable par quelques endroits à un objet qui d'ordinaire
nous affecte de joie et de tristesse, bien que le point de
ressemblance ne soit pas la cause efficiente de ces passions,
nous aimons pourtant cette chose ou nous la haïssons.» (III,
16.) «Quand une chose nous affecte habituellement d'une
impression de tristesse, si nous venons à imaginer qu'elle a
quelque ressemblance avec un objet qui nous affecte
ordinairement d'un sentiment de joie de même force, nous
aurons par cette chose, en même temps, de la haine et de
l'amour.» (III, 17.)
En conséquence, ces différentes lois nous expliquent les
passions qui nous agitent:
l° Pour les objets indifférents en eux-mêmes, par exemple
les objets ayant appartenu à nos parents, à nos amis, les
reliques [589] des saints, le souvenir des grands hommes, une
épée, une couronne, un manuscrit;
2° Pour les personnes qui ont quelque ressemblance avec
celles que nous aimons: par exemple Descartes avait de la
sympathie pour les personnes louches, parce qu'il avait aimé
dans sa jeunesse une jeune fille, nommée Francine, qui était
louche; on explique encore par là la haine contre les personnes
dont nous ne partageons pas les opinions;
3° Les objets qui nous seraient peut-être indifférents par
eux-mêmes, mais qui nous plaisent par le souvenir des
émotions qu'ils nous ont fait éprouver autrefois: c'est ainsi que
La Bruyère nous parle des vieillards «qui admiraient dans
Œdipe le souvenir de leur jeunesse». C'est ainsi que nous
aimons non seulement ce qui nous a plu étant jeune, mais
encore ce qui a plu à nos parents. De là l'amour des souvenirs,
des traditions de famille, des fêtes domestiques.

90. Éthique, III, prop. 13 et scolie.


565
Il peut encore arriver que nous éprouvions des sentiments
indéfinissables et dont il nous est impossible de deviner
l'origine, et qui se rattachent à des émotions antérieures, à des
expériences oubliées. Herbert Spencer a développé ce point de
vue dans un morceau charmant, où l'on trouve plus d'émotion
qu'il n'en montre ordinairement dans la philosophie.
«Seules les rares personnes qui se sont livrées à l'analyse
de leur propre conscience savent que le croassement des
corneilles leur est agréable parce qu'il a été lié jadis avec une
multitude sans nombre de leurs meilleurs plaisirs: avec la
cueillette des fleurs sauvages dans l'enfance, avec l'excursion
du samedi soir, aux jours de congé, avec les parties de
campagne en plein été, quand on laissait là les livres et qu'on
remplaçait la classe par les jeux et les aventures à travers
champs, avec les matinées fraîches et ensoleillées de l'âge
mûr. Et maintenant à ce cri, quoiqu'il ne soit pas lié d'une
manière causale à tous ces plaisirs, mais simplement parce
qu'il leur a été souvent associé, réveille une conscience
obscure de ces plaisirs, comme la vue d'un vieil ami [590]
apparaissant chez nous à l'improviste réveille soudain un flot
d'émotions résultant du souvenir de notre camaraderie passée.
Maintenant, de ce que l'association joue un rôle important
dans la formation d'un bon nombre de nos sentiments, faut-il
en conclure qu'elle les explique tous? Cette théorie est venue
du besoin de réduire le plus possible le nombre des émotions
élémentaires innées et de ramener tout à l'expérience. Mais, de
quelque manière que l'on s'y prenne, il faudra toujours
admettre un certain nombre d'émotions élémentaires, et alors
peu importe le nombre.
Par exemple, on admettra; bien qu'au moins au point de
vue physique, certaines sensations élémentaires sont
irréductibles: par exemple que la faim et la soif ne peuvent se
réduire l'une à l'autre. En supposant même que ces deux
sensations aient une origine commune confondue dans une
organisation rudimentaire, toujours est-il que leur séparation
ou distinction ne tient à aucun phénomène d'association. Il en
est de même des plaisirs des sens. Le plaisir de la vue est
irréductible au plaisir de l'ouïe et au plaisir de l'odorat; et
quand même on réduirait tous ces phénomènes au toucher, la

566
décomposition du plaisir du toucher en plaisirs spécifiques de
différente nature n'a rien à voir avec l'association: c'est un
résultat naturel et spontané du développement de la nature; ce
n'est pas un fait de combinaison artificielle.
Au fond, la théorie associationiste des émotions n'a pas
tant pour but de supprimer des faits positifs élémentaires, que
de chercher à expliquer les sentiments moraux par le moyen
des sensations physiques. Au lieu d'admettre qu'il peut y avoir
des émotions morales élémentaires, comme il y a des
sensations physiques, on veut que toute émotion ne soit à
l'origine qu'une sensation physique. C'est ainsi que M. Bain,
cherchant l'origine des émotions tendres, la trouve dans le fait
de l'embrassement. C'est un plaisir naturel pour l'homme
d'embrasser ses semblables, et il ne parle ici que du fait du
contact; car, le phénomène de l'embrassement étant un
phénomène complexe, [591] il serait tout aussi légitime d'en
faire la conséquence que le principe des émotions tendres.
Mais, suivant M. Bain, il y a un plaisir spécial dans ce contact
d'un être vivant, en ce que l'on sent la chaleur répondre à la
chaleur, le mouvement répondre au mouvement. Cela posé,
par suite de l'association, l'objet qui nous cause le plaisir du
contact finit par nous plaire par lui-même indépendamment de
tout contact: de là le plaisir des émotions tendres.
M. Bain n'a pas de peine, on le comprend, à expliquer de
cette manière l'amour des deux sexes l'un pour l'autre. Il est
probable même que c'est là qu'il a puisé l'idée de sa théorie. Il
trouve encore un certain appui pour sa théorie dans les
rapports qui unissent la mère à l'enfant. On sait, en effet, que
la mère a un vif plaisir et une tendance très forte à embrasser
son enfant: c'est le propre des mères tendres. De même les
enfants affectueux sont en général câlins; ils aiment à
embrasser et à être embrassés. Mais dans ce cas-là le plaisir de
l'embrassement peut être tout aussi bien l'effet que la cause du
sentiment affectueux. Il est naturel qu'on cherche à se
rapprocher le plus possible de ce que l'on aime; et pourquoi le
plaisir de l'embrassement ne serait-il pas la manifestation d'un
sentiment inné d'affection et de sympathie? Ainsi, l'hypothèse
n'est nullement prouvée, même pour ce cas qui, après l'amour
du sexe, est le cas le plus favorable.

567
Mais à qui fera-t-on croire que l'amitié, pour les hommes,
ne soit que le plaisir de s'embrasser? Remontera-t-on jusqu'à
une humanité antéhistorique, jusqu'à l'origine de l'espèce, où
l'on peut supposer tout ce qu'on veut? Il ne s'agit plus alors de
la loi d'association; il y faut joindre la loi d'évolution et
d'hérédité dont nous parlerons plus tard; mais, en attendant,
aucun fait psychologique connu n'autorise à confondre
l'affection de l'homme pour l'homme avec le plaisir du contact.
M. Bain fait valoir le plaisir de la poignée de main, qui serait
l'embrassement réduit à son minimum. Mais la poignée de
main n'est qu'un signe; et personne ne pensera qu'on
affectionne un autre homme pour avoir le plaisir de [592] lui
donner la main: outre que ce plaisir serait le même quelle que
fût la personne, et le caractère exclusif de l'amitié n'est
nullement expliqué par là.
À plus forte raison l'on n'expliquera pas par là le plaisir de
la sympathie et de la pitié. Nul n'éprouve le désir d'embrasser
une personne couverte d'ulcères, et l'on peut cependant avoir
de la pitié pour elle.
D'ailleurs le plaisir du contact et de l'embrassement n'est
pas le seul plaisir des sens que les hommes nous fassent
éprouver. Nous avons du plaisir à les voir, à les entendre, aussi
bien qu'à les toucher. Pourquoi se borner au plaisir du contact?
Mais la question revient toujours. Est-ce parce que nous avons
du plaisir à voir, à entendre, à toucher les hommes, que nous
les aimons? N'est-ce pas plutôt parce que nous les aimons que
nous avons du plaisir à les voir, à les entendre, à les toucher?
En d'autres termes, sur quoi se fonde-t-on pour ramener la
sensibilité morale à la sensibilité physique, lorsque l'on peut
tout aussi bien supposer que la sensibilité physique n'est que
l'introduction ou l'accompagnement de la sensibilité morale?
II. — Loi de coalescence.
À la loi d'association se rattache une autre loi qui la
complète. C'est ce que nous avons appelé la loi de
coalescence. Nous entendons par là la fusion d'un grand
nombre de sentiments différents qui par leur réunion en
forment un seul, lequel devient un sentiment original distinct
de tous ceux qui le composent, comme dans les combinaisons
chimiques le composé a des propriétés absolument différentes

568
de celles du composant. Parmi ces sentiments complexes, il en
est deux surtout que l'on peut signaler. Ce sont le patriotisme
et l'amour proprement dit, ou le penchant qui porte les deux
sexes l'un vers l'autre.
Le patriotisme, tel qu'il est compris dans les pays civilisés,
est essentiellement une passion complexe formée par
l'agglutination [593] de nombreux éléments divers. Ces
éléments sont les suivants:
1° L'amour du sol natal, c'est-à-dire de la portion de
territoire où l'on est né, et qui a été parcourue par nos premiers
pas; c'est ce qu'on appelle le pays. Ce premier sentiment est
l'amour du clocher, et il est lui-même formé par association.
C'est le plaisir que nous font éprouver les lieux auxquels se
rattachent toutes nos habitudes et tous nos souvenirs. Peu à
peu, ce premier territoire où s'est écoulée notre enfance se
développe et s'élargit. Du village il s'étend au canton, à la
province, et enfin jusqu'à la surface entière du sol qui constitue
la patrie. Mais il faut alors que d'autres sentiments viennent se
mêler à l'amour du sol. Car quelle passion particulière pourrait
s'attacher à un vaste territoire que, la plupart du temps, nous ne
connaissons que de nom?
2° Le second sentiment, qui se mêle au précédent, c'est
l'amour de nos concitoyens, c'est-à-dire de ceux qui habitent
avec nous le même pays, le même territoire, et plus
particulièrement ceux qui parlent la même langue.
3° L'amour du territoire et des sentiments communs qui
composent l'histoire d'un peuple. Lorsqu'on a été mêlé en
commun à de grands événements, il s'établit entre tous les
concitoyens d'un même pays une solidarité qui va jusqu'à la
fusion complète; et c'est ainsi que se forment les peuples, les
nations, etc.
4° L'unité des lois et du gouvernement.
Lorsque ces différents éléments, sol, langue, drapeau et
souvenirs nationaux, lois communes, sont réunis et mêlés
ensemble, et qu'ils ont duré un certain temps, on peut dire qu'il
s'est formé une patrie. Ce sentiment complexe peut subsister
encore en partie lorsqu'il n'en subsiste que des débris, et même
lorsque le tout s'est dissous.

569
Ainsi des colons éloignés de la métropole, c'est-à-dire du
sol natal, retrouvent encore la patrie dans une langue
commune, des mœurs et des traditions communes. Le sol fait
défaut, mais le souvenir subsiste; dans d'autres cas, la nation
[594] a perdu son indépendance, elle est associée malgré elle
aux destinées d'un maître indifférent ou ennemi, comme la
Pologne et l'Irlande. Il y a encore là cependant les vestiges
d'une patrie. Les peuples nomades transportent leur patrie avec
eux. Pour eux l'amour de la patrie n'est que l'amour de la tribu.
Souvent les petites patries se fondent dans une grande; c'est ce
qui est arrivé pour la France, dans laquelle les diverses
provinces étaient plus ou moins des nations. C'est ce qui arrive
aujourd'hui pour l'Allemagne, où les petits États ont disparu,
noyés dans la grande unité germanique. Ainsi le temps fait et
défait des patries. Le sentiment qui y correspond est donc un
sentiment complexe, formé d'éléments variables, et cependant
ce sentiment a évidemment une individualité et se distingue de
ses éléments. Il n'est pas l'amour du clocher proprement dit,
car il est souvent en contradiction avec lui. Ce n'est pas
l'amour de la famille, quoiqu'il y ait aussi son origine. Ce n'est
pas le plaisir de parler une langue commune, puisque cela peut
avoir lieu pour des nationalités différentes. Ce n'est pas d'avoir
mêlé ses armes dans une guerre commune, puisque cela peut
avoir lieu avec des alliés. C'est tout cela, et c'est autre chose:
c'est un sentiment sui generis; et ainsi le composé peut être
essentiellement différent des composants.
On peut en dire autant de la passion de l'amour, telle
qu'elle existe dans les pays civilisés. C'est le mélange d'un
grand nombre de sentiments divers qui se fondent avec le
temps dans un sentiment unique absolument original, d'une
puissance extraordinaire, et qui se distingue profondément des
éléments qui le composent.
Comme la patrie, c'est d'abord un lien physique qui en est
la base et le substratum. Il repose sur la différence des sexes.
Mais cet instinct tout physique, qui est commun à l'homme et à
l'animal, se distingue profondément de ce que nous appelons
l'amour. En effet, l'instinct du sexe est indéterminé: c'est une
passion indéfinie qui s'adresse au sexe en général, et non à tel
ou tel individu. Il peut être satisfait par [595] quelque objet

570
que ce soit; tout au plus peut-il être limité par l'âge ou quelque
défaut extérieur; mais, dans ces conditions, son champ est
illimité. Au contraire, le caractère propre de l'amour passion,
c'est le choix et l'exclusion. C'est une passion essentiellement
élective et qui se détermine par un grand nombre de
considérations différentes de l'appétit du sexe, quoique cet
instinct en soit la base. Ces éléments composants sont: l° la
beauté, ou, si l'on veut, l'attrait, car le sentiment de l'amour
n'est pas la même chose que le sentiment esthétique. L'artiste
pourra choisir pour modèle telle personne dont il ne voudrait
pas pour amante, et réciproquement. Néanmoins, le beau, la
grâce, le charme, en un mot un élément esthétique vient se
mêler à l'instinct des sens. Il s'y joint encore l'affection: car il
peut y avoir amitié, affection tendre entre des personnes de
sexe différent. Il s'y joint aussi le commerce de l'esprit; car,
quoique l'attrait intellectuel ne soit pas toujours nécessaire
pour rattacher l'un à l'autre deux personnes de sexe différent,
on sait cependant que le mouvement de l'esprit et le charme de
la conversation sont un élément très puissant de la passion de
l'amour; et dans le monde, c'est ordinairement par là que les
passions commencent. M. Herbert Spencer ajoute encore à ces
éléments l'amour de l'approbation et le sentiment de la liberté.
Mais c'est étendre beaucoup le cercle de cette passion.
D'autres circonstances interviennent encore pour exciter,
compléter, exalter le sentiment de l'amour. Par exemple, les
obstacles sont une puissance irritante qui exaspèrent la
passion. Souvent, au contraire, c'est la facilité de se voir et une
intimité continue qui introduisent l'amour par le chemin de
l'habitude. L'amour varie encore suivant l'âge et selon qu'il est
accompagné d'ignorance ou d'expérience. Il varie suivant la
condition sociale, et il se teint volontiers des couleurs propres
à l'imagination poétique des peuples et des siècles. Enfin il se
complique avec les innombrables conflits qui naissent des lois
sociales et des devoirs imposés par la morale. On voit qu'un tel
sentiment est essentiellement une résultante.
[596] Un philosophe allemand, Schopenhauer, a donné de
l'amour une théorie qui a été fort admirée, mais qui ne mérite
pas, selon nous, cette admiration. L'amour ne serait pour lui
que l'instinct de l'espèce qui poursuit l'immortalité, et qui se

571
sert des individus comme d'instruments pour atteindre ce but.
Cette théorie explique bien ce qu'il y a d'idéal et d'infini dans
la passion de l'amour: c'est qu'elle représente l'infinité de
l'espèce. Mais autrement, l'explication est tout à fait
insuffisante. Car il s'agît d'expliquer le fait du choix: pourquoi
le sentiment indéterminé de l'espèce se circonscrit-il entre
deux individus particuliers et devient-il électif? On dit que ce
choix est l'œuvre de l'inconscient qui croit pouvoir le mieux
assurer ainsi la reproduction de l'espèce. Mais c'est là une
thèse toute conjecturale. Il n'est pas prouvé que la passion de
l'amour contribue, plus que l'instinct du sexe, proprement dit, à
la bonne perpétuation de l'espèce. On s'appuie sur des
proverbes de bonnes femmes, à savoir que les enfants de
l'amour sont toujours beaux. Mais cela repose-t-il sur quelque
fondement positif? Lorsque le père de Frédéric II voulait
s'assurer de beaux soldats, il ne s'en rapportait pas à l'amour,
mais il choisissait lui-même les plus beaux hommes pour les
marier aux plus fortes paysannes, afin de perpétuer une solide
race de grenadiers. Il faudrait prouver aussi que les unions par
l'amour sont les plus fécondes; ce qui n'a rien d'établi. Les
paysans, qui ont peu de temps à donner à l'amour, ont de
nombreuses familles et de beaux enfants. Les citadins, chez
lesquels la civilisation a développé ce sentiment à un haut
degré, ont des familles moins nombreuses et moins
vigoureuses. Il est vrai qu'il y a bien des éléments à considérer;
mais cela même prouve que nous avons affaire à un sentiment
composé, et non à un sentiment simple comme serait celui qui
résulterait d'un instinct inné de la nature.
Ce qui fait l'originalité et la force particulière du sentiment
de l'amour, c'est qu'il est la fusion intime d'affections toutes
morales avec un instinct tout physique. C'est ce mélange qui
cause le trouble d'imagination et la vivacité d'émotion [597]
qui caractérise cette passion. S'il n'y avait que la sympathie
pour l'esprit, ou l'affection pour le caractère, nous n'aurions
que l'amitié pure et simple sans les sentiments tumultueux qui
accompagnent l'amour. «L'amitié est fade quand on a connu
l'amour,» dit La Roche Foucauld. S'il n'y avait que le
sentiment esthétique, nous n'aurions qu'un sentiment
semblable à celui que nous éprouvons en face d'un spectacle

572
de la nature. S'il n'y avait que l'instinct du sexe, ce serait une
passion plus brûlante sans doute, mais non plus élevée que
celle du boire et du manger. Au contraire, c'est la fusion de ces
éléments qui fait la force de l'amour. C'est le seul de nos
instincts moraux qui devient physique, le seul de nos instincts
physiques qui devienne moral. Par exemple, l'instinct de la
nourriture reste toujours à quelque degré un instinct animal; il
ne se relève que par les raffinements de la cuisine, par le
mélange des autres sens et par quelque satisfaction esthétique
donnée par l'arrangement des festins, et, dans les cas de fête,
par le mélange des fleurs et des sons. Mais, d'une part, ces
accessoires sont très limités, et de l'autre ils sont encore et
demeurent matériels. On peut, il est vrai, relever beaucoup le
plaisir de la nourriture par ceux de la conversation, de la
famille, de l'amitié. Mais ces deux sortes de plaisirs restent
toujours distincts et ne vont jamais jusqu'à la fusion intime. Il
n'y a pas, en effet, un sentiment unique qui se compose à la
fois et des plaisirs du palais et des plaisirs de la conversation et
de l'amitié. Réciproquement, il n'y a guère d'instinct moral qui
soit en même temps un instinct physique. L'amour maternel est
celui qui se rapprocherait le plus de cette idée, parce que
l'enfant fait partie du corps de la mère, qu'elle lui a donné sa
nourriture; mais ce lien vient bientôt se rompre, et il n'en
subsiste que de lointains vestiges. En général, l'amitié, l'amour
des hommes, même l'amour de la pairie, ne se composent
d'éléments physiques qu'en tant que l'homme lui-même ne
peut être lié aux autres hommes que par quelque rapport
physique; mais il n'y a pas là de sensation proprement dite; ce
qui se rapproche le plus de l'amour [598] sous ce rapport, ce
sont les sentiments esthétiques, et surtout la musique, qui se
compose aussi, en effet, de sensations et de sentiments. Aussi
ont-ils quelque analogie avec l'amour et s'unissent-ils
volontiers avec lui: ils l'alimentent comme ils s'en alimentent.
Mais là encore il y a des différences profondes, sur lesquelles
il est inutile d'insister.
Il y a donc des sentiments dérivés que l'analyse peut
ramener à leurs composants et qui n'en sont pas moins
originaux pour cela. De ce que ces sentiments ne sont pas
absolument primitifs (et qui prouve même qu'ils n'aient pas

573
plus ou moins toujours existé sous une forme quelconque?)
faut-il en conclure que ces sentiments ne sont pas des
sentiments naturels, au même titre que les autres? Je ne le
crois pas. Ils sont un développement naturel des sentiments
primitifs. Ils sont surtout un agrandissement et un
perfectionnement de ces sentiments. Le développement de
l'instinct est un fait aussi naturel que l'instinct lui-même.

574
LEÇON XII
LOI DE CONTAGION ET LOI DU RYTHME

Messieurs,

Nous étudierons aujourd'hui deux lois bien connues: la loi


de contagion et la loi du rythme: la première, en vertu de
laquelle les passions se communiquent d'homme à homme
spontanément et sans intervention de la volonté; la seconde, en
vert
u de laquelle chaque passion est sujette à des associations
d'excitation et de rémission, et que l'on peut appeler aussi loi
de fluctuation.

I. — Loi de contagion.
Pour ce qui est de la première loi, rien n'est plus connu
que ce fait de la contagion des passions. Les sentiments vifs
éprouvés par un homme sont toujours susceptibles de se
répercuter dans l'âme des autres hommes; et l'on sent toujours
plus vivement ce qu'on sent en commun.
Ce fait est manifeste, par exemple, au théâtre, où une salle
vide nous glace, tandis que si elle est remplie nous sommes
plus disposés à rire ou à pleurer, selon que la pièce est gaie ou
triste. C'est ce fait qu'Adam Smith a si bien décrit sous le nom
de sympathie, et dont il a fait le principe de sa morale. On
connaît les vers d'Horace: ut ridentibus arrident, ita flentibus
afflent humani vultus. Cette communication du sentiment est
d'autant plus vive et plus énergique que le nombre des
personnes est plus grand. Dans une armée, il suffit que [600]
quelques-uns soient animés d'un courage héroïque pour
entraîner les autres; et il en est malheureusement de même
pour la peur: de là ces terribles paniques qui perdent les
armées. De même, dans une réunion d'écoliers, quelques
élèves laborieux donnent aux autres le ton et imposent l'amour
du travail; de même aussi, dans les révoltes scolaires, la
575
discorde n'est jamais le fait de la foule, mais seulement de
quelques-uns qui entraînent les autres. Le même fait se
reproduit sur une plus vaste échelle dans des troubles
politiques. Il suffit que quelques-uns manifestent des
sentiments violents pour que les autres les suivent. C'est ce
qu'on a appelé la folie des foules. Il y a des épidémies morales
comme des épidémies physiques. Les convulsionnaires de
Saint Médard, les trembleurs des Cévennes, les possédées de
Loudun, appartiennent par le fait aux deux classes. Il en est de
même des spirites de nos jours. Il y a aussi des épidémies
purement morales. Le Werther de Gœthe a déterminé une
épidémie de suicide. On dit aussi que les Brigands de Schiller
avaient provoqué un certain nombre de jeunes gens à former
des ligues et des sociétés antilégales. La terreur est aussi une
des passions les plus facilement communicables; il en est de
même des passions révolutionnaires et religieuses, et aussi des
vices et des vertus; mais malheureusement bien plus des vices
que des vertus, parce que la contagion trouve une complicité
puissante dans les sensations naturelles du cœur humain. C'est
au nom de cette loi de contagion que les éducateurs de tous les
temps ont insisté sur le choix des sociétés, sur les exemples,
sur les milieux dans lesquels les enfants ou les jeunes gens
doivent être placés.
À quoi lient ce phénomène remarquable de la contagion?
D'après l'école positiviste, qui tend à introduire partout des
phénomènes mécanistes et associationistes, il n'y aurait rien
d'autre là qu'une simple tendance à la reproduction des signes
extérieurs des passions: la reproduction de ces signes
extérieurs suggérerait par voie d'association les idées des
phénomènes [601] intérieurs qui y correspondent, et enfin ces
idées suggéreraient à leur tour les sentiments correspondants.
Ainsi la vue du rire provoquerait le phénomène du rire; celui-
ci amènerait à sa suite l'idée de la joie, et cette idée de la joie
serait alors suivie du sentiment de la joie. Telle est
l'explication de M. Léon Dumont, dans son livre intitulé
Théorie scientifique de la sensibilité.
Cette explication repose sur des faits réels. C'est, en effet,
une des lois les mieux connues de la psychologie que l'idée
suggère les mouvements, et que les mouvements suggèrent

576
l'idée. L'idée seule du bâillement nous fait bâiller; l'idée des
nausées provoque la nausée. Réciproquement, sachant que
cette émotion est liée à tel signe extérieur, ce signe réveille en
nous l'idée de cette passion. Notre attention est provoquée par
là à se porter sur elle et sur sa cause. Voyant quelqu'un rire,
nous sommes involontairement conduits à rechercher pourquoi
il rit, tandis qu'autrement nous n'y aurions peut-être point
songé. De plus, nous sommes forcés de concentrer notre
attention sur l'objet risible, tant que nous voyons cette
personne rire, à moins d'exercer un véritable effort sur nous-
mêmes pour l'en détourner. Il en résulte que nous sommes
déterminés, dans la compagnie d'autres personnes, à rire plus
souvent et plus longtemps que si nous étions seuls. On peut
même affirmer que, dans ce cas-là, c'est celui dont le
tempérament est le plus disposé à rire qui provoque le plus
longtemps et le plus vivement la contagion du rire chez les
autres. Il en est de même de la parole. Il suffit qu'un orateur
donne à sa voix un accent plus ou moins triste pour faire
prendre à ses auditeurs une expression plus ou moins triste de
physionomie.
Ces faits sont confirmés par des expériences inverses. M.
Léon Dumont cite ce qu'il appelle le fait de la contagion
négative. C'est, par exemple, lorsque, jugeant que les
sentiments d'une personne sont en désaccord avec la situation
dans laquelle elle se trouve, nous prenons en quelque sorte sa
place et, nous mettant dans la situation où elle est, nous
manifestons [602] des sentiments contraires à ceux qu'elle
éprouve, mais conformes à ceux qu'elle doit éprouver.
Autre contre-épreuve: il arrive quelquefois que, dans une
assemblée de rieurs, nous sommes les seuls qui ne rions pas; et
même nous sommes d'autant plus portés au sérieux par les
excès mêmes d'une hilarité intempérante. Rien ne nous glace
plus qu'un excès d'émotions que nous ne partageons pas. Il
faut donc, pour qu'il y ait contagion, une certaine harmonie ou
proportion entre l'état de notre âme et le milieu où nous nous
trouvons. C'est là un fait de contagion négative. C'est parce
que nous nous transportons par l'imagination dans l'état où le
sujet devrait être que tout ce qui dépasse cet état produit en
nous l'état contraire.

577
Tous ces faits sont vrais. Mais suffisent-ils à expliquer le
sentiment de la sympathie? Sans doute il faut bien qu'il y ait
une expression externe des sentiments internes des autres
hommes, pour que nous soyons amenés à partager leurs
sentiments: car il va de soi que si nous ne savons pas ce qui se
passe en eux, nous n'avons aucune raison de nous mettre au
même ton qu'eux; mais le signe extérieur n'est ici qu'un
intermédiaire, une cause occasionnelle. Il ne suffit pas de dire
que le signe réveille l'idée et que l'idée réveille le sentiment,
car nous pouvons bien avoir la pensée d'une chose sans en
avoir le sentiment. Je puis très bien penser à la joie sans
éprouver de la joie; et souvent même la pensée de la joie
d'autrui provoque en nous de la tristesse. Mais on peut dire
qu'en raison de la similitude de nature, la joie ou la tristesse
des autres hommes est pour moi une source de joie ou de
tristesse. Si donc nous nous trouvons dans des circonstances
qui par elles-mêmes éveillent la joie et la douleur, nous
jouissons ou nous souffrons doublement d'abord par l'objet lui-
même, et ensuite par la joie que nous éprouvons de voir les
autres se réjouir et par la douleur de les voir souffrir. N'est-il
pas évident, par exemple, que nous éprouvons du plaisir dans
la joie des enfants et dans le bonheur de la jeunesse, sans être
nous-mêmes ni enfants ni jeunes? Mais le spectacle de [603] la
joie est par lui-même un spectacle agréable; et, de même,
quand nous assistons à une scène de deuil, nous souffrons de
la douleur des autres.
En outre, nous pouvons très bien sympathiser avec les
émotions des autres hommes, sans reproduire les signes
extérieurs de ces émotions. Par exemple, quand nous voyons
les enfants sauter de joie, nous éprouvons de la joie sans avoir
besoin de sauter nous-mêmes. La vue de la fuite peut, nous
inspirer de la crainte, même lorsque nous restons immobiles.
Lorsque nous voyons un malade gémir ou crier, nous
souffrons avec lui sans répéter ses cris ou ses gémissements.
Ainsi la production de la sympathie n'a pas besoin de cet
intermédiaire purement machinal qui consisterait dans la
reproduction des signes extérieurs. Il faut donc se borner à dire
que la simple idée du sentiment réveille le sentiment par voie
d'association. Mais pourquoi n'admettrait-on pas une cause

578
encore plus directe? Pourquoi les hommes, étant semblables,
n'éprouveraient-ils pas un certain plaisir dans le sentiment de
leur similitude? C'est ce qu'on voit dans les représentations
théâtrales, où nous jouissons des douleurs d'autrui. Ce n'est pas
là une joie égoïste et cruelle. C'est la joie de reconnaître en
nous-mêmes la source des émotions que l'on nous représente.
Il faut d'ailleurs distinguer deux phénomènes voisins l'un
de l'autre: l'imitation et la contagion. Cette distinction a été
faite avec sagacité par M. Marion dans son beau livre de la
Solidarité morale. Le même auteur fait remarquer avec raison
qu'il y a une contagion du bien aussi bien qu'une contagion du
mal, une contagion de la santé aussi bien que de la maladie.
Les bonnes émotions se transmettent comme les mauvaises.
Au théâtre, tout le monde sympathise avec la victime et
éprouve de l'antipathie pour le traître ou le tyran, quoiqu'il y
ait peut-être dans la foule quelqu'un qui ait joué plus d'une fois
le rôle de tyran ou de traître.
Adolphe Garnier prétend que les passions sont
contagieuses, et que les inclinations ne le sont pas. Ainsi la
joie et la tristesse, la terreur et l'étonnement, la crainte et
l'espérance, [604] sont très contagieuses. Au contraire,
l'avarice, la passion du jeu, l'ambition, ne le seraient pas, et
quand elles paraissent l'être, dit Garnier, c'est à cause des
passions dont elles sont la source. Nous avons de la peine à
admettre cette théorie. Il est bien connu que les hommes se
communiquent leurs inclinations aussi bien que leurs passions,
surtout lorsqu'elles sont mauvaises. Autrement, pourquoi
craindrait-on tant pour les jeunes gens les mauvaises
compagnies et les mauvais exemples? Qui ne sait, par
exemple, que l'amour du jeu est très contagieux? Il en est de
même, et plus encore, du libertinage.
Ce qu'il y a peut-être de vrai dans l'analyse de Garnier,
c'est que les passions se communiquent immédiatement et en
quelque sorte électriquement d'homme à homme (par exemple
dans les paniques), tandis que les inclinations demandent
quelque temps pour se modifier par l'exemple d'autrui. Un
jeune homme chaste et timide ne prendra pas goût
immédiatement au libertinage. Un homme modéré dans ses
goûts ne prendra pas goût du premier coup à l'agiotage ou aux

579
jeux de bourse. Mais dans un milieu où règnent de telles
inclinations, il y a bien des chances pour qu'un individu prenne
peu à peu le pli et les sentiments de ceux qui l'entourent. À la
vérité, cette contagion est d'autant plus rapide que ces mêmes
goûts préexistent en puissance chez tous les hommes et
n'attendent qu'une occasion d'éclater. Cependant le contraire
peut aussi se produire lorsqu'il y a trop d'écart entre les
inclinations des autres et les nôtres, et alors l'antipathie élargit
encore l'opposition. Mais nous avons vu qu'il en est de même
pour les passions:
Spinoza a connu la loi de contagion comme la loi
d'association, et il l'a résumée dans la proposition suivante:
«Par cela seul que nous nous représentons un être qui nous
est semblable (et pour lequel nous n'avons aucune passion)
comme affecté lui-même d'une certaine passion, nous
ressentons une passion semblable à la sienne.» (III, 17.)
Mais il y a une condition: c'est que notre semblable nous
[605] soit indifférent; car «s'il était l'objet de notre haine, nous
serions affectés d'une passion contraire à la sienne.» (III, 23.)
À plus forte raison, s'il s'agit d'un objet aimé. «Celui qui se
représente l'objet aimé comme saisi de tristesse ou de joie
éprouve les mêmes affections, et chacune d'elles sera plus ou
moins grande dans celui qui aime, selon qu'elle est plus ou
moins grande dans l'objet aimé.» (III, 21.)
Enfin il y a une autre sorte de contagion, signalée par Ad.
Garnier. C'est la contagion, non point d'âme à âme, mais de
passion à passion, d'inclination à inclination. Ainsi tous les
plaisirs des sens s'attirent l'un l'autre; de même toutes les
inclinations s'attirent l'une l'autre suivant leurs analogies et
leurs affinités: «L'amour du beau réveillera donc l'amour du
vrai; les affections du cœur se tiennent ensemble. Celui qui a
été tendre fils est tendre père et ami de l'humanité.» Il en est
aussi de même, malheureusement, pour les vices et les
mauvaises passions.
II. — Loi du rythme.
Une autre loi vient se joindre aux précédentes: c'est la loi
du rythme.
La psychologie écossaise avait signalé comme le caractère
propre des appétits, c'est-à-dire des besoins corporels, la

580
périodicité. Par exemple, les appétits de la faim et de la soif
naissent et s'apaisent à des époques fixes; et il en est de même
du besoin de sommeil. Les psychologues anglais les plus
récents ont généralisé ce caractère, et ils en ont fait une des
lois de la passion, et en général de la vie, et même enfin de
l'univers. Ce n'est pas le lieu de signaler l'importance générale
de la loi de périodicité: dans l'ordre physique, l'alternative des
saisons, l'alternative du jour et de la nuit, de la vie et de la
mort; en physiologie, les maladies à périodes, les générations
alternantes, l'hérédité alternante, telles sont les manifestations
principales de cette loi générale. Il nous suffira de montrer
[606] les applications aux passions. Sans doute on ne peut pas
signaler une périodicité à heure fixe comme pour les appétits;
mais, d'une manière plus générale, et avec moins de régularité
dans l'apparition et la disparition des phases, les passions
passent par des alternatives de force et de faiblesse, de haut et
de bas. Herbert Spencer a exprimé cette loi dans une page très
intéressante:
«Tout le monde peut observer chez soi et chez les autres
des ondulations dans le plaisir et la douleur. D'abord la
douleur ayant son origine dans un désordre corporel manifeste
presque toujours un rythme facile à reconnaître. Durant les
heures où elle ne cesse jamais réellement, elle a ses variations
d'intensité, ses accès ou paroxysmes; puis, après ces heures de
souffrance viennent des heures de bien-être relatif. La douleur
morale nous présente également des ondes analogues, les unes
plus grandes, les autres plus petites. Un homme en proie à une
vive douleur ne pousse pas continuellement des gémissements
et ne verse pas toujours des larmes avec le même abandon.
Après un temps durant lequel alternent les ondes d'émotions
plus faibles et plus fortes, survient, comme si l'émotion était
assoupie, un temps de calme auquel succède un autre
intervalle durant lequel elle se réveille et devient une douleur
atroce avec des séries de paroxysmes. Il en est de même pour
un grand plaisir, surtout chez les enfants, qui ne sont pas aussi
maîtres de leurs émotions. On y voit des variations manifestes
dans l'intensité des sentiments. Des éclats de rire, des accès de
danse, séparés par des repos où les sourires et d'autres faibles
signes de plaisir suffisent à donner issue à une émotion

581
amoindrie. Il y a même des ondulations mentales qui prennent
plus de temps que celles-ci et qui demandent des semaines, des
mois, des années pour se compléter. Bien des personnes, sinon
toutes, ont leurs périodes de vivacité ou d'abattement. Il y a
des temps d'ardeur au travail et des temps de paresse; des
temps pendant lesquels on s'occupe avec zèle de certains sujets
et l'on s'abandonne à certains goûts, et des temps [607]
pendant lesquels on néglige les mêmes éludes et les mêmes
goûts.»91
Nous avons eu occasion nous-mêmes de signaler cette loi
lorsque nous avons parlé des lois des passions dans la
littérature; et nous l'avons appelée loi de fluctuation, loi du
flux et du reflux.92 Tout le monde sait que lorsqu'on est
bouleversé par une passion, il suffît de s'y abandonner un
instant pour qu'il se produise instantanément un mouvement en
sens contraire, surtout s'il s'agit de lutter entre des passions
diverses. Dans la jalousie, par exemple, la haine alterne avec
l'amour; si c'est la haine qui l'emporte pour un moment avec le
désir de la vengeance, aussitôt l'amour prend le dessus, avec la
séduction de la personne aimée, les souvenirs, le repentir, etc.;
mais à peine la balance a-t-elle penché de ce côté, qu'elle se
relève de l'autre. Nous avons signalé Racine comme le poète
qui a le mieux connu celle loi de bascule, et qui a le mieux su
en faire usage.
Il est passé maître dans la peinture de ces contradictions. Il
les connaît si bien, cette loi lui est si familière, qu'on pourrait
presque dire qu'il s'en est fait un procédé. Quiconque
comparera ses différents monologues en trouvera la coupe
singulièrement semblable; c'est toujours le oui et le non se
combattant l'un l'autre et se remplaçant alternativement. Le
héros ou l'héroïne vont-ils prendre un parti, on est sûr que leur
imagination va leur suggérer immédiatement le parti contraire;
s'abandonnent-ils à celui-ci, le premier revient immédiatement,
jusqu'à ce que ce va-et-vient s'arrête et qu'une circonstance
décisive fasse pencher la balance une dernière fois.
Prenons pour exemple le monologue d'Hermione. Le
trouble de l'âme est indiqué dès les premiers vers:

91. Herbert Spencer, 2e partie, ch. x.


92. Voir notre livre sur les Passions dans la' littérature du dix-septième siècle.
582
Ah! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais?
[608] Cependant il semble que la haine domine, car
l'offense est toute récente:
Le cruel! de quel œil il m'a congédiée!
Et pourtant la tendresse combat pour lui:
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce.
Ce sentiment l'emportera-t-il? Au contraire, il suffit d'y
avoir cédé un instant pour que la colère reprenne tout son
empire:
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux; Qu'il périsse!
Mais c'est précisément cet arrêt une fois prononcé qui va
réveiller la clémence de l'amante en furie:
Eh quoi! c'est donc moi qui l'ordonne?
Elle va prononcer un sursis, attendre encore:
Ah! devant qu'il expire…,
lorsque Cléone vient rallumer sa colère par la description
du mariage de Pyrrhus, faite avec des traits qui semblent
choisis exprès pour exaspérer Hermione; dès lors le sort en est
jeté:
Le perfide! Il mourra.
L'impatience même est telle qu'elle craint la faiblesse
d'Oreste:
Quoi donc! Oreste encore, Oreste me trahit?
Ainsi, on le voit, c'est au moment où Pyrrhus semble sur le
point d'échapper au supplice qu'Hermione le condamne sans
pitié. Heureux, elle le veut mort; mort, elle reporte sa haine sur
le meurtrier; toujours en contradiction avec elle-même,
voulant ce qui n'est pas et ne voulant pas ce qui est. Rien ne
nous montre la passion plus près de la folie; elle ne peut finir
que par là ou par la mort. Tel est en effet le double
dénouement d'Andromaque: le suicide d'Hermione et les
fureurs d'Oreste. Une suite de secousses contradictoires ne
peut que [609] briser la corde: c'est ce qui arrive nécessai-
rement lorsque la passion est seule et sans contrepoids.
Nous avons dit que Racine s'est laissé un peu entraîner par
la facilité de ce procédé, et que le passage du pour au contre
devient, dans la plupart de ses monologues, une sorte de figure
de rhétorique un peu monotone, quoique souvent riche en
effets puissants. Même la forme extérieure a son moule

583
presque toujours le même. D'abord le personnage commence
par s'interroger lui-même: «Où suis-je?» dit Hermione. —
«Titus, que viens-tu faire?» se dit Titus dans Bérénice. —
«Que faut-il que je fasse?» se dit Roxane. — «Tu ne le crois
que trop,» se dit Mithridate. — «Que vais-je faire?» dit
Agamemnon. Puis les différentes phases de la délibération
sont marquées par des non, des oui et des mais qui se
succèdent alternativement, suivant des lois fixes, comme la
bascule d'une machine. Par exemple, Roxane vient de
découvrir l'amour d'Attalide et de Bajazet, et elle s'écrie:
O Ciel! à cet affront m'auriez-vous condamnée?
Bientôt la balance remonte: «Mais peut-être qu'aussi…»
Puis elle se tranquillise: «Non, non, rassurons-nous.» Enfin la
bascule a lieu en sens inverse: «Mais, hélas! de l'amour…»
Voyez maintenant le monologue de Mithridate. N'est-ce pas
exactement le même tour et le même mouvement? «Mais ne
connais-je pas le perfide Pharnace?» — «Non, ne l'en croyons
point.» — «Mais par où commencer?» — «Oui, sans aller plus
loin…» De même Agamemnon dans Iphigénie: «Mais ma fille
en est-elle à mes lois moins soumise?» — «Que dis-je? que
prétend…?» — «Non, je ne puis, cédons…» —«Mais quoi!
peu jaloux de ma gloire…» Cependant, si ces formes trop peu
variées peuvent être critiquées au point de vue littéraire, elles
sont d'un grand intérêt au point de vue psychologique: ainsi
que les formes d'une division scolastique, elles marquent avec
précision les diverses nuances du développement d'une
passion; elles en séparent nettement les articulations distinctes
et nous permettent de retrouver la loi qui se [610] dissimule
sous le désordre apparent du phénomène. À cet excès de
méthode, on reconnaît un élève de Port-Royal.

III. — Loi de diffusion.


Cette loi, signalée surtout par les psychologues anglais, a
rapport aux effets organiques des passions, et surtout à leur
rayonnement et à leurs contrecoups dans le système nerveux.
Il ne s'agit pas de la question, souvent débattue par les
physiologistes, du siège des passions (cerveau, cœur ou
viscères?). Il s'agit de leur effet général sur l'organisation
entière. La théorie de la diffusion se rencontre donc avec celle

584
de l'expression. Car les mouvements nerveux qui sont les
effets des passions en deviennent l'expression. Seulement il
faut distinguer, selon Herbert Spencer, deux sortes de
décharge nerveuse, l'une diffuse, l'autre restreinte. C'est
principalement la seconde qui constitue le langage spécial des
émotions: la première n'est pas, à proprement parler, un
langage: car elle ne se diversifie pas suivant les diverses
émotions. Elle n'est que le signe de la passion en général, mais
non de telle ou de telle passion.
«Tous les sentiments, dit Spencer, ont pour caractère
commun de causer une action corporelle dont la violence est
en proportion de leur intensité. Nous voyons le choc des dents,
le renversement des traits, la contraction des poings,
accompagner les douleurs corporelles aussi bien que la rage;
les cheveux se dresser dans la colère aussi bien que dans le
désespoir; on danse de joie, comme on piétine de colère; on ne
peut pas plus rester en place dans la détresse morale que dans
l'excitation délicieuse… Par la nature de ses mouvements dans
le combat ou dans la course, nous jugeons qu'un animal est
sous l'empire d'un sentiment violent d'une espèce quelconque,
que ce soit de la souffrance, de la colère ou de la terreur, ou
que ce soit, comme quand les mouvements sont des bonds
superflus et des courses circulaires, un sentiment de plaisir.»
[611] «Parmi les muscles habituellement excités par des
décharges diffuses, se trouvent ceux des organes vocaux, à la
fois les muscles respiratoires et les muscles du larynx. De là ce
fait que le sentiment en général, sans distinction de nature, est
d'ordinaire indiqué par des sons d'autant plus forts qu'il est
plus violent. Les cris qui accompagnent la souffrance
corporelle ne peuvent être distingués en eux-mêmes de ceux
qui accompagnent la douleur de l'âme, et il y a des cris
d'angoisse comme des cris de volupté: souvent les bruits que
font les enfants dans leurs jeux laissent les parents dans le
doute si c'est le chagrin ou le plaisir qui en est la cause.
«Si le trait le plus remarquable de la décharge diffuse est
qu'elle produit une contraction proportionnée en force à
l'intensité du sentiment, il en est un autre moins saillant, à
savoir que, toutes choses égales d'ailleurs, elle affecte les
muscles en raison inverse de leur importance et du poids des

585
parties auxquelles ils sont attachés. Supposez qu'une onde faite
d'excitation nerveuse se propage uniformément dans le
système nerveux, la part de cette onde qui se déchargera sur
les muscles signalera davantage son effet là où la somme
d'inertie à vaincre sera le moins considérable. Les muscles qui
sont gras et qui ne peuvent manifester les états d'excitation
qu'en faisant mouvoir les jambes ou d'autres masses pesantes
ne fourniront point de signes, tandis que les plus petits muscles
et ceux qui peuvent se mouvoir sans résistance répondront
visiblement à cette onde faible (par exemple le mouvement de
la queue chez le chien et chez le chat, le mouvement de
l'oreille chez le cheval, le renversement des yeux, la
contraction des sourcils, le sourire, chez l'homme).
«C'est une erreur de croire que les muscles de la face ont
été spécialement destinés à l'expression. L'indication des états
spirituels est également fournie par le mouvement des pieds et
des mains. Battre le tambour avec ses doigts sur la table est
une marque d'impatience; tirailler et déchirer quelque chose
qu'on tient à la main, un gant par exemple, trahit une agitation
qui n'est pas visible autrement. Faire claquer [612] ses doigts
indique un esprit joyeux; balancer le pied libre est une marque
de bonne humeur ou d'impatience. Dans tous ces cas on
reconnaît le même principe, à savoir que les muscles qui
rencontrent le moins de résistance trahissent les premiers
l'excitation qui s'élève.»
Cependant, dans les derniers faits cités, il y a déjà quelque
chose de plus qu'une simple décharge diffuse, c'est-à-dire une
expansion indéterminée du flux nerveux se produisant au
hasard et se manifestant en proportion du degré de résistance;
il y a en outre l'expression: car ce ne sont pas les mêmes
mouvements qui sont signes de la douleur ou de la joie. Disons
seulement que c'est un cas particulier de la diffusion.

586
LEÇON XIII
LA LOI D'ÉVOLUTION

Messieurs,

À la loi d'association que nous avons mentionnée plus


haut viennent se rattacher deux lois nouvelles auxquelles la
philosophie moderne attache avec raison une grande
importance, quoiqu'elle en exagère la portée. Ce sont: la loi
d'évolution et la loi d'hérédité.
La loi d'évolution consiste à établir que les passions et les
sentiments ne sont pas à l'origine ce qu'ils deviennent avec le
temps; que, sous l'influence des circonstances, de diverses
associations, de l'habitude, du milieu, et enfin des idées ou des
passions accessoires qui viennent s'y mêler, les sentiments
primitifs vont toujours en se compliquant et finissent par
prendre une forme entièrement nouvelle.
La loi d'hérédité consiste à dire que l'acquisition des
passions et des sentiments ainsi obtenus se fixent et se
transmettent par l'hérédité, et finissent par devenir une seconde
nature (ετερα φυσις, comme dit Aristote), qui elle-même à son
tour est susceptible d'évolution et d'hérédité.
Ces deux lois réunies permettent d'expliquer, selon les
nouveaux empiristes, par l'expérience, l'habitude et l'associa-
tion, les sentiments qui nous paraissent les plus naturels et les
plus innés.
Nous devons dire de la loi d'évolution ce que nous avons
dit de la loi d'association, à savoir que l'on peut bien mettre en
doute que cette loi soit la loi exclusive, unique et fatale, par
laquelle s'expliqueraient toutes nos inclinations et toutes nos
passions; mais ce que l'on ne peut mettre en doute, c'est [614]
qu'elle est une loi réelle et vraie, et qu'elle explique au moins
un grand nombre de nos inclinations, sinon toutes, et qu'elle en
explique surtout les modes de manifestation et d'apparition.
Quant à la loi d'hérédité, elle se rattache à la loi
d'évolution; mais, comme nous le verrons, elle ne se confond
587
pas avec elle. Elle a d'ailleurs aussi elle-même sa part de vérité
qu'il ne faut pas méconnaître, lors même qu'on n'admettrait pas
qu'elle est toute la vérité.
Mais, pour apprécier le système qui explique toutes nos
inclinations par l'évolution et l'hérédité, il faut d'abord se
rendre compte des cas où elle est incontestable.
Pour démontrer la loi d'évolution, il suffit de constater que
les inclinations humaines n'ont pas toujours été les mêmes à
toutes les époques de l'histoire, et que dans un même temps
elles ne sont pas les mêmes aux différents degrés de
civilisation que présente simultanément l'esprit humain. Par
exemple, il suffit de comparer le sentiment de la pudeur et de
l'instinct du sexe chez les sauvages, avec les mêmes
sentiments chez les nations civilisées, l'amour du clan et de la
tribu chez les peuples barbares, qui n'est que le développement
de l'amour de la famille, avec l'amour de la patrie chez les
nations modernes; ou encore les sentiments esthétiques des
sauvages, bornés au goût des ornements brillants, des couleurs
vives et des objets sonores, ou encore à une musique
monotone qui se distingue à peine des bruits de la nature; de
les comparer, dis-je, au sentiment esthétique des nations
civilisées, allant jusqu'à produire le Parthénon, les Vierges de
Raphaël, le Don Juan de Mozart, Hamlet ou Athalie. Enfin, les
sentiments de sociabilité ont passé également par une
évolution semblable. Le cannibalisme, les vendettas, les
sacrifices humains, la torture, sont les signes d'un état
psychologique où la sympathie était bien moins développée
qu'aujourd'hui. L'horreur du sang est un sentiment qui s'est
développé avec le temps, mais qui existe à peine dans les
temps barbares.
Tous ces faits étaient bien connus avant l'évolutionnisme;
[615] ils étaient classés sous le nom de la doctrine du progrès.
Quelle différence y a-t-il entre l'idée de progrès et l'idée
d'évolution? De part et d'autre il y a l'idée de développement;
mais dans le progrès le développement va dans le sens du
mieux. Le progrès, c'est le perfectionnement. L'évolution ne
relient qu'une chose du progrès: c'est l'idée de développement
et de transformation, sans y faire intervenir aucune cause
finale. En second lieu, l'évolution suppose que le changement

588
s'opère par accumulation graduelle de faits nouveaux qui
viennent s'associer et se coaguler avec les précédents. Encore
cette idée d'un développement continu n'est-elle pas
absolument nécessaire, puisqu'il y a des partisans du
transformisme brusque, qui laisse subsister des intervalles
entre les différentes phases du développement.
Quoi qu'il en soit des différences qui peuvent exister entre
la loi du progrès et la loi d'évolution, voici quelques-uns des
faits qui s'expliquent par cette loi d'évolution.
Par exemple, Herbert Spencer93 a expliqué ainsi qu'il suit
l'évolution de la sympathie.
Il y a trois causes principales, dit-il, à la sympathie: 1°
celle qui unit les membres d'une même espèce animale; 2°
celle qui unit le mâle et la femelle; 3° celle qui unit les parents
et les enfants. Or la sympathie se développe en proportion des
développements de ces trois causes. Là où la coopération de
ces trois agents peut avoir lieu, les effets de la sympathie sont
plus sensibles. De plus, l'effet qu'elles peuvent produire
dépend du degré d'intelligence qui les accompagne: car,
comme nous l'avons vu du reste, l'aptitude à la sympathie est
liée à la capacité d'unir les idées de certains sentiments à la
vue des signes extérieurs (sons ou mouvements) qui nous
permettent de supposer l'existence de ces sentiments chez
d'autres hommes.
Ainsi les races les moins sympathiques seront celles où
manque la coopération des trois causes et aussi la condition
[616] requise, à savoir la faculté de se représenter idéalement
les sentiments éprouvés par les autres hommes.
«Chez les habitants des îles Adouran, il n'y a pas de
mariage permanent; une mère, aussitôt après la naissance de
son enfant, est abandonnée par le père, qui ne l'aide en rien à
l'élever; et ainsi font défaut à la fois la culture de la sympathie
qui résulte des relations directes entre les parents, et celle qui
résulte de l'intérêt commun donné aux enfants. Dans les pays
où domine la polyandrie et où la paternité est incertaine, il n'y
a pas non plus une sympathie aussi vive des hommes pour les
enfants que dans la monogamie.

93. Principes de psychologie, 8mC! partie, ch. v.


589
«En outre, le peu de développement de la sympathie est dû
à la lenteur de développement de la faculté représentative. Les
châtiments gratuits dont on trouve un si grand nombre dans le
passé impliquent évidemment une faible représentation de la
douleur chez ceux qui les infligent.»
On pourrait ajouter un nouvel élément à l'analyse de
Spencer, à savoir le degré de sensibilité du système nerveux.
On peut croire que le système nerveux n'est pas également
apte chez tous les hommes à ressentir la sensation de douleur.
Il y a des tempéraments anesthésiques, c'est-à-dire fermés à la
douleur. Or un tempérament peut être plus ou moins
anesthésique, plus ou moins sensible; les différentes parties du
corps ne sont pas aussi sensibles les unes que les autres. On
comprend donc que chez les races primitives le système
nerveux soit relativement grossier par rapport au système
musculaire, et par conséquent très peu apte à ressentir la
douleur. Cela peut être vrai même chez des races civilisées:
par exemple les Chinois, que l'on nous représente comme
capables de supporter des tortures incroyables. Il est donc
probable que le développement de la civilisation a amené un
développement ou raffinement du système nerveux, et par
conséquent de la sensibilité à la douleur. Or, la sympathie
étant en proportion de la sensibilité individuelle, on comprend
qu'elle se soit développée avec cette sensibilité.
Herbert Spencer explique aussi par des raisons semblables
[617] comment la sympathie a pu se développer dans un sens
et s'amortir ou rester amortie dans un autre sens:
«La race humaine, bien que vivant en troupe, a été et est
encore une race prédatrice. La conservation de chaque société
a dépendu de deux groupes de conditions qui, considérées en
général, paraissent antagoniques. D'un côté, les activités
destructives, offensives et défensives lui ont servi à se
défendre des interventions extérieures, et cela a exigé que la
nature de ses membres reste telle que les activités destructives
ne leur soient pas douloureuses, et même qu'elles leur soient
agréables. En somme, il faut que leurs sympathies pour les
douleurs ne puissent les empêcher d'en infliger à d'autres.
D'autre part, pour que la société puisse progresser, un certain
degré de sentiments affectueux est nécessaire. Si les hommes

590
d'une tribu ne se souciaient pas plus les uns des autres qu'ils ne
se soucient du salut de leurs ennemis, ils ne pourraient se
prêter les uns aux autres cette confiance réciproque nécessaire
au progrès. En conséquence, le sentiment affectueux a été
continuellement réprimé dans la direction où le salut social en
rendait le mépris nécessaire, tandis qu'il lui a été permis de
croître dans la direction où il a servi directement au bien de la
société. Il y a donc ici une explication de ce fait que les
hommes peuvent devenir cruels dans de certaines directions, et
non dans les autres. Nous comprenons par là comment il arrive
que tirer un gibier ou forcer un renard sont un plaisir pour des
hommes qui ne sont pas seulement tendres, mais généreux et
justes à un degré peu ordinaire dans leurs relations sociales. Et
il cesse de paraître étrange qu'un vieux soldat qui fait ses
délices des souvenirs de ses combats n'en montre pas moins de
bonté pour ceux qui l'entourent. De même le chirurgien, en
cessant d'être sympathique pour les douleurs physiques qu'il
est tenu d'infliger à ses patients, garde ou bien acquiert une
sympathie plus grande pour les malades à l'endroit de leurs
souffrances générales.»
[618] Le même philosophe explique de la même manière
d'autres inclinations qui paraissent tout à fait naturelles, par
exemple l'instinct de propriété, la liberté politique, l'amour du
succès. Il insiste surtout sur un sentiment très complexe et
d'une nature très délicate: c'est ce qu'il appelle la volupté de la
douleur, à savoir le plaisir que l'on trouve dans la souffrance
elle-même et à cause de la souffrance.
On explique en général ce sentiment par une sorte de pitié
que l'on aurait pour soi-même. Cette explication n'est pas
fausse selon Spencer; mais elle est incomplète. Il suppose que
c'est que l'on considère la douleur comme quelque chose
d'immérité, et en même temps qu'on se considère soi-même
comme ayant mérité autre chose. On jouit donc de son propre
mérite en opposition avec la persécution dont on est accablé,
soit par les hommes, soit par la Divinité.
À notre avis, ce sentiment peut se joindre
accidentellement à la douleur et y apporter une sorte de
compensation. Mais ce n'est pas, je crois, l'explication la plus
naturelle du fait en question, à savoir la volupté de la douleur.

591
Elle viendrait plutôt de ce qu'il y aurait une sorte de
soulagement à se livrer à la douleur. Lorsqu'on éprouve un
grand chagrin, et qu'on est forcé de se taire, on souffre et de
son chagrin et de la contrariété qu'on s'impose. C'est dans ce
sens que la Phèdre de Racine nous dit:
Et, sous un front serein déguisant mes alarmes,
Je devais bien souvent me priver de mes larmes.
Aussitôt qu'on est devenu libre, et qu'on peut sans
contrainte laisser éclater sa douleur, le soulagement
commence.
Dans un sens plus raffiné, et sous l'influence d'une
civilisation plus savante, la volupté de la douleur chez René,
Werther, Childe Harold, vient de ce qu'on se croit l'objet d'une
distinction particulière, en éprouvant de grandes douleurs que
les autres hommes ne connaissent pas. Le succès de la
philosophie pessimiste de nos jours n'a pas d'autre origine. Ce
ne sont pas les plus malheureux qui sont les plus pessimistes:
[619] ce sont ceux qui croient l'être. Il est distingué d'ère
malheureux. Il y a quelque chose de bourgeois à être heureux.
Necker a écrit quelques pages spirituelles sur le Bonheur des
sots. Il aurait pu aller plus loin et dire que le bonheur par lui-
même, s'il existe quelque part, a quelque chose de sot. La
douleur prouve la sensibilité, et la sensibilité est une
délicatesse. C'est le signe d'une nature fine et nerveuse qui a de
la race. Cela peut être, en effet, vrai pour quelques-uns, chez
qui une rare puissance de souffrir peut être une distinction de
nature; chez d'autres, c'est imitation et habitude; et l'on se fait
pessimiste sans se priver d'aucun des plaisirs de la vie. Enfin,
d'une manière générale, la douleur prouve la vie, et la vie
suppose toujours une certaine puissance de réaction; or cela
même peut être une cause de plaisir.
Enfin on peut voir dans Herbert Spencer la part de
l'évolution dans l'explication des sentiments altruistes et des
sentiments esthétiques.
Il y a donc une part à faire à l'évolution. Cette part peut
être très grande. Mais doit-on aller jusqu'à dire que tous nos
sentiments s'expliquent par l'évolution? C'est une autre
question.

592
Remarquons d'abord qu'il ne faut pas confondre, comme
on le fait d'ordinaire, l'évolution et l'hérédité. Il peut y avoir
évolution sans hérédité et hérédité sans évolution.
I. Qu'il puisse y avoir évolution sans hérédité, c'est ce que
prouve d'abord l'exemple de l'individu. Chez l'individu, en
effet, la passion subit une certaine évolution par le fait seul de
l'âge et du milieu. Or, si l'on peut voir ainsi les passions se
diversifier par ces deux causes, pourquoi n'en serait-il pas de
même de l'espèce, et pourquoi le simple changement de
situation sociale, et le développement intellectuel par voie
d'éducation n'amèneraient-ils pas des changements effectifs
sans qu'il soit besoin de recourir à la loi d'hérédité? Ainsi
certains changements affectifs ayant eu lieu chez quelques-uns
(par exemple un commencement de pitié, quelque respect de la
femme, l'indépendance personnelle), pourquoi ces changements
[620] ne se communiqueraient-ils point par contagion, par
sympathie, par imitation, aux autres membres de la tribu, et de
ceux-ci, par les mêmes moyens, à leurs enfants? Ceux-ci, à
leur tour devenus adultes, ayant commencé à goûter ces
nouveaux états de conscience, peuvent être de plus en plus
enclins à les rechercher, à les répandre, à les communiquer.
L'évolution pourrait donc se faire sans aucune hérédité autre
que l'hérédité spécifique de la nature humaine.
Quoi qu'il en soit, la doctrine de l'évolution, avec ou sans
hérédité, a pour objet de fortifier l'hypothèse expérimentale
qui échoue lorsqu'il n'est question que de l'individu seul. Cette
hypothèse reprendrait sa force quand elle s'appuie sur l'espèce.
Voici comment on raisonne. À l'origine, il n'y aurait eu que
des plaisirs et des douleurs avec les mouvements liés à ces
deux phénomènes. Le mouvement associé au plaisir tend à se
reproduire quand le plaisir reparaît en nous à litre de souvenir;
et cette association des plaisirs et des maux devient une
habitude que nous appelons désir et amour. Cette habitude se
fortifie par l'exemple et par des expériences nouvelles à
chaque génération. Si l'on y joint l'hérédité, ce mouvement va
plus vite encore. Ces habitudes se fixent dans l'organisme et
tendent à reparaître non seulement sous le plaisir et la douleur,
mais même avant l'apparition de ces phénomènes, avant que
les mouvements aient leur raison d'être dans l'organisation

593
elle-même. C'est ainsi que l'agneau tend à se servir des cornes
qu'il n'a pas encore; c'est ainsi que la petite fille a des instincts
maternels et des instincts de coquetterie dont elle ne comprend
ni la raison ni la fin.
Cette hypothèse évolutionniste et héréditaire donne raison
à la fois aux partisans de l'innéité et aux partisans de
l'empirisme. L'innéisme a raison en ce sens que nos
inclinations, nos instincts, sont antérieurs à notre expérience
individuelle. Ils précèdent le plaisir et la douleur, qui ne sont
plus que des effets, et non des causes. D'un autre côté,
l'hypothèse expérimentale aurait raison, au moins à l'origine.
Ce seraient l'association et l'expérience qui auraient formé des
habitudes devenues [621] plus tard des instincts.
Primitivement, le plaisir et la douleur seraient antérieurs au
mouvement; plus lard le mouvement a anticipé sur le plaisir et
la douleur. Telle est l'hypothèse évolutionniste dans son
ensemble.
Sans la discuter dans son fond, car elle embrasse toute la
philosophie, bornons-nous à quelques observations qui se
rapportent à notre sujet.
1° La loi d'évolution ne porte pas nécessairement les
conséquences que l'on en tire. L'évolution n'est pas contraire à
l'innéité. Leibniz a fait remarquer que l'on peut très bien
soutenir que la géométrie est innée, quoiqu'on soit forcé
d'apprendre la géométrie. L'évolution s'applique à ces faits
dont on ne peut méconnaître le caractère primitif et
irréductible. Par exemple, nul doute que le sens de la vue ne
soit soumis à la loi d'évolution, au moins individuellement. On
apprend à voir; nul doute que l'artiste n'arrive à saisir des
nuances de couleur que l'œil inexpérimenté n'aperçoit pas. De
même pour le sens de l'ouïe. L'oreille du musicien est aussi
loin de l'oreille vulgaire que la sensibilité actuelle de celle du
sauvage. Cependant la vision est bien considérée (au moins
dans l'individu) comme un fait primitif et irréductible. On
pourra essayer d'expliquer expérimentalement la perception
des formes et des figures; mais la sensation de couleur sera
toujours une sensation sui generis. Il faut bien admettre
(encore une fois au moins dans l'individu) l'innéité de la
sensibilité optique ou acoustique; et cependant elles sont

594
sujettes à l'évolution. Si nous appliquons ces principes à la
sensibilité morale, nous trouverons de même que le sentiment
peut prendre des formes différentes sans cesser d'être inné.
En un mot, on admet en psychologie des perceptions
naturelles et des perceptions acquises; mais il y a deux sortes
de perceptions acquises: il y a celles qui viennent du
développement et du perfectionnement des sens, et celles qui
viennent de leur association avec d'autres sens. Les premières
comme les secondes sont soumises à la loi d'évolution, et
cependant elles sont innées. Le sens de la couleur est inné; car
d'où viendrait [622] la sensation de couleur? Et cependant ce
sens se développe et se modifie dans l'individu. Ainsi l'innéité
n'est pas exclusive de l'évolution. Sans doute un certain
nombre de nos sentiments s'expliquent peut-être, comme nous
l'avons vu, par la voie de l'association et de l'habitude, mais il
n'en est pas de même nécessairement pour tous.
2° Aussi loin qu'on remonte dans les premiers âges de
l'humanité, soit par l'histoire, soit par l'étude des peuples
sauvages, on rencontre un certain nombre d'inclinations
instinctives préexistantes. Elles sont même beaucoup plus
fortes et plus vives que chez les nations civilisées. Lorsqu'un
sauvage de l'Amérique se heurte le pied contre une pierre, il se
met en fureur contre elle et la mord comme un chien. On
remarque chez les sauvages une disposition enfantine à la joie,
le sentiment de l'indépendance, l'impatience de l'autorité. Chez
le féroce Fuégien, le sentiment de l'amitié est très développé.
On trouve encore chez les sauvages l'amour de la parure,
l'amour de la vengeance, l'amour des enfants. Ainsi, la passion
sous forme d'inclination se rencontre chez les peuples
sauvages aussi bien que chez les civilisés. Elle existe même
chez les animaux. Le point de départ absolument primitif est
donc en dehors de toute expérience. Il est antérieur non
seulement à toute psychologie humaine, mais à toute
psychologie animale. Même avant l'apparition de la
conscience, dans les végétaux par exemple, on voit apparaître
des inclinations, des instincts sympathiques. On ne sait
jusqu'où il faudrait remonter pour trouver cet état idéal de
table rase que l'on ne rencontre nulle part et que personne n'a
jamais pu expérimenter.

595
3° Si l'on considère exclusivement l'esprit humain, on
rencontre un certain nombre d'inclinations premières et
irréductibles: par exemple, l'instinct de la nourriture; —
l'instinct du sexe, qui doit se manifester avant le plaisir dont il
est la source; — l'instinct de conservation, car on ne se
représente pas une société où l'homme n'ait pas fait effort pour
se conserver et pour fuir le danger; — l'instinct d'activité
physique; [623] chez les sauvages comme chez les civilisés, et
plus encore, il y a un besoin de dépenser l'activité par le
mouvement: les danses, les jeux, les combats, sont les
conséquences de cet instinct; — l'instinct de propriété, car il
n'y a aucune société où l'individu ne tienne à avoir quelque
chose en propre; — l'instinct de supériorité ou de domination,
car il n'y a pas de race humaine où l'on ne trouve le besoin de
se distinguer, de se faire admirer et même obéir par les autres
hommes; — la sociabilité: tous les hommes ont toujours vécu
dans un état de société. On ne se représente pas l'homme
vivant isolé; pour que la sociabilité puisse s'expliquer par
l'habitude, il faudrait prouver que les hommes ont vécu
primitivement isolés, et que c'est après s'être rencontrés par
hasard et avoir expérimenté l'utilité de leur concours, qu'ils ont
pris plaisir à vivre ensemble; et c'est ainsi que se serait formé
l'instinct de sociabilité; mais tout porte à croire que si les
hommes n'avaient pas formé une société à l'origine, il ne s'en
serait jamais formé.
Tels sont les instincts qui nous paraissent essentiels à toute
société humaine au minimum. Quant aux sentiments
esthétiques, moraux et religieux, on pourrait croire aussi qu'il
y a là une source d'émotions innées, et c'est notre opinion
personnelle; mais il nous suffit d'avoir démontré notre idée
pour les instincts que nous avons mentionnés.
L'hypothèse de l'évolution a l'avantage de se perdre dans
la nuit des temps, d'échapper à toute vérification
expérimentale. C'est, à proprement parler, une hypothèse
métaphysique. Tant que nous ne sortons pas des limites de la
psychologie proprement dite, nous n'avons affaire qu'à une
évolution partielle et non à une évolution absolue. Il restera
donc toujours un certain nombre d'inclinations en dehors de
l'évolution.

596
LEÇON XIV
LOI D'HÉRÉDITÉ

Messieurs,

Nous avons à étudier aujourd'hui la loi que l'on appelle la


loi d'hérédité.
Nous dirons de l'hérédité ce que nous avons dit de
l'évolution. C'est évidemment une loi incontestable; mais est-
ce la loi unique, exclusive, universelle? C'est là la question.
Il est indubitable d'abord qu'il y a une hérédité physique.
Le fait de la ressemblance des parents aux enfants en est la
preuve. Ce fait, qui nous est si familier qu'on le suppose
souvent même où il n'existe pas, n'en est pas moins un fait des
plus étranges. Il semble que la force inconnue, la cause, quelle
qu'elle soit, qui dessine les traits du visage, ait sous les yeux
un modèle qu'elle suit dans la reproduction de son image. Pour
qu'un visage, en effet, soit semblable à un autre, il faut que les
diverses molécules qui composent chaque partie de ce visage
viennent se placer à côté les unes des autres, suivant une ligne
qui dessinera non seulement un nez ou une bouche en général,
mais tel nez et telle bouche absolument, semblables à un nez
ou à une bouche donnés. Comment cette similitude se produit-
elle sans modèle, sans conscience, par un art secret et invisible
dont les résultats cependant sont visibles? Comment du germe
indistinct, homogène, indéterminé, qui constitue le premier
commencement de l'être, peuvent sortir des différenciations
qui ne se produiront peut-être que vingt ans plus tard, par
exemple la couleur de la barbe? On voit que lorsqu'on aura
tout expliqué par l'hérédité, il [625] restera à expliquer
l'hérédité elle-même, qui est un fait aussi mystérieux que
pourrait l'être l'innéité.
Quoiqu'il en soit de la cause première de l'hérédité, le fait
physique est incontestable, et il se manifeste même dans les
détails les plus accidentels. Par exemple, chez les Romains
plusieurs grandes familles étaient caractérisées par certains
traits du visage transmis héréditairement: les Nasones (grands
597
nez), les Labiones (grosses lèvres), les Buccones (grandes
bouches); les Capitones (grosses tètes).
La durée de la vie est aussi souvent un phénomène
héréditaire. Les Turgot, paraît-il, mouraient vers cinquante
ans; et cela s'est vérifié par le célèbre ministre, qui est mort à
cinquante-trois ans. On cite aussi des familles de centenaires.
En Hongrie est mort, dit-on, en 1724, un vieillard de cent
quatre-vingt-cinq ans, qui laissait un fils de cent cinquante-
trois ans. On cite encore, dans le même ordre d'idées, la lèvre
des Habsbourg et le nez des Bourbons. M. de Quatrefage, dans
son livre de l'Unité de l'espèce humaine, cite l'exemple d'une
famille d'Allemagne qui, pendant plusieurs générations, se
composait de personnes ayant six doigts.
Les traits et les caractères de l'organisme étant
transmissibles par l'hérédité, il n'est pas étonnant que les
maladies soient héréditaires. Tout le monde sait que les
maladies de poitrine, les affections du cœur, le rhumatisme,
etc., se transmettent par l'hérédité. Cela est particulièrement
vrai pour les maladies qui touchent de plus près au moral, par
exemple les maladies nerveuses: ainsi l'épilepsie, la chorée,
enfin la folie, ont à un très haut degré ce caractère. Quand on
lit les dossiers des aliénés, dans les asiles, il y en a bien peu
chez lesquels on ne trouve des traces d'hérédité; et quand on
n'en trouve pas, c'est plutôt par défaut de renseignements, ou
défaut de sincérité dans les renseignements, que par suite de
faits contradictoires. Il en est encore de même pour les
altérations des sens: par exemple la myopie, le daltonisme, le
gauchisme, le strabisme, etc.
Arrivons maintenant aux phénomènes moraux. [626] A
priori, étant donnée l'influence générale du physique sur le
moral, du moment qu'on admet, ce qui n'est pas niable, que le
caractère et le moral dépendent plus ou moins de l'organisation
physique, et que les caractères de l'organisation se
transmettent plus ou moins par l'hérédité, on doit conclure que
le moral peut se transmettre aussi bien que le physique.
C'est, suivant les héréditaristes, ce qui a lieu en effet. Et
d'abord cela est vrai des inclinations qui touchent de plus près
aux appétits corporels, par exemple l'alcoolisme ou passion
des liqueurs fortes, par exemple encore la manie du suicide, le

598
penchant au vol, le penchant au meurtre, la passion du jeu, etc.
Nous renvoyons pour les détails et les exemples au livre de M.
Ribot.94 Contentons-nous d'en rappeler quelques-uns des plus
remarquables.
Le jeu. — «Une dame avec laquelle j'ai été lié, dite Gama
Machado, jouissait d'une grande fortune, avait la passion du
jeu et passait les nuits à jouer: elle mourut jeune, d'une
maladie pulmonaire. Son fils aîné, qui lui ressemblait
parfaitement, également passionné pour le jeu, passait de
même ses nuits à jouer; il mourut de consomption comme sa
mère et au même âge qu'elle. La fille, qui lui ressemblait aussi,
hérita des mêmes goûts et mourut jeune.
Le vol: la famille Chrétien. — «Jean Chrétien, souche
commune, a trois enfants: Pierre, Thomas et Jean-Baptiste.
«Pierre a pour fils Jean-François, condamné aux travaux
forcés à perpétuité pour vol et assassinat. Thomas a eu
François, condamné aux travaux forcés pour assassinat;
Martin, condamné à mort pour assassinat. Le fils de Martin,
condamné pour vol.
«Jean-Baptiste a eu pour fils Jean-François, époux de
Marie Tauré (d'une famille d'incendiaires). Ce Jean-François a
eu sept enfants: Jean-François, condamné pour plusieurs vols,
mort en prison; Benoît tombe du haut d'un toit qu'il escaladait
et meurt; X., dit Clain, condamné pour divers vols; Marie-
[627] René, enfermé pour vol; Marie-Rose, même sort; Victor,
condamné pour vol; Victorine, dont le fils est condamné à
mort pour assassinat et pour vol.»
Pour prouver l'hérédité des passions, M. Rihot se contente
d'évoquer les affinités de la passion et de la folie.
«Il n'entre pas dans notre sujet de chercher jusqu'à quel
point la passion a le caractère fatal de la folie ni quelles
conséquences pratiques découleraient de là. Nous avons voulu
montrer seulement:
«1° Que des passions qui restent inexplicables tant qu'on
les considère dans l'individu isolé s'expliquent dès qu'on les
suit dans leurs métamorphoses à travers les générations et
qu'on les rattache à la grande loi de l'hérédité;

94. Ribot, Hérédité psychologique.


599
«2° Que la passion est si voisine de la folie que les deux
formes d'hérédité n'en font qu'une, de sorte que nous venons
de donner par avance un chapitre détaché de l'hérédité
morbide.»
Passons à l'hérédité des facultés intellectuelles. L'auteur
du livre sur l'Hérédité psychologique se contente ici de suivre
l'Anglais Galton, qui a dressé des listes d'hommes célèbres en
se plaçant au point de vue de l'hérédité. Ces listes
comprennent des familles de musiciens, de peintres, de poètes,
de savants, etc.
L'auteur fait une remarque que je crois très juste, mais qui
va plutôt contre sa propre thèse. Il dit que les familles de
poètes sont plus rares que les familles de musiciens et de
peintres, et il en donne pour raison que, dans la musique et la
peinture, l'organisation matérielle a plus de part que dans la
poésie. Cela ne tendrait-il pas à prouver que plus l'on s'éloigne
des conditions physiologiques, plus l'hérédité devient vague,
obscure, incertaine? Une autre raison que l'auteur ne donne
pas, parce qu'elle va également contre sa thèse, c'est que la
musique et la peinture exigent une éducation spéciale et
compliquée que n'exige pas la poésie. Il est très naturel qu'un
père enseigne à ses enfants ce qu'il sait, la musique s'il est
musicien, la peinture s'il est peintre. Il se formera ainsi des
[628] familles de musiciens et de peintres. Il n'en est pas de
même pour le poète, parce qu'il n'est besoin, pour être poète,
que de l'éducation générale. Le père ne peut donc que peu de
chose pour le talent poétique de son fils. L'hérédité agira toute
seule; aussi sera-t-elle très faible. Quoi qu'il en soit, voici les
principales familles citées par l'auteur.
La famille des Bach est peut-être le plus beau cas
d'hérédité mentale qu'on puisse trouver. «Il est sorti de cette
famille, dit Félis, pendant près de deux cents ans, une foule
d'artistes de premier ordre. Son chef fut Bach, boulanger à
Presbourg, qui se délassait de son travail par le chant et la
musique. Il avait deux fils, qui commencèrent cette suite non
interrompue de musiciens du même nom qui inondèrent la
Thuringe, la Saxe, la Franconie. Tous furent organistes ou
chantres de paroisse. Lorsque, devenus trop nombreux pour
vivre rapprochés, les membres de cette famille se furent

600
dispersés, ils convinrent de se réunir une fois chaque année à
jour fixe, afin de conserver entre eux une sorte de lien
patriarcal. Cet usage se perpétua jusqu'au milieu du XVIIIe
siècle, et plusieurs fois on vit jusqu'à cent vingt personnes du
nom de Bach réunies au même endroit.»
On compte dans cette famille vingt-neuf musiciens
éminents. Le plus grand est Sébastien Bach.
Beethoven. Son père, ténor de la chapelle de l'électeur de
Cologne. Son grand-père, maître de la même chapelle.
Dussek, connu comme compositeur et exécutant. Son frère
Jean, excellent organiste. Son frère François, bon violoniste.
Sa fille Olivia hérita du talent de son père.
Mozart. Son père, maître de chapelle à Salzbourg. Sa sœur
annonçait un talent remarquable qui ne s'est pas réalisé. Son
fils Charles cultiva la musique en amateur. Son autre fils
Wolfgang, né quatre mois après la mort de [629] son père,
montra de bonne heure d'heureuses dispositions pour la.
musique.
Caliari (Paul-Véronèse). Son père fut sculpteur. Son
oncle, un des premiers peintres de son temps. Son fils, plein de
promesses, mort à vingt et un ans.
Carrache (Louis), fils de Paolo. Trois cousins germains,
Agostino, Annibal et Francesco. Son neveu Antoine, fils
naturel d'Annibal.
Claude Lorrain. Son frère, graveur sur bois.
Titien. On trouve dans sa famille neuf peintres distingués.
Les deux Chénier.
Lord Byron. Sa mère devint folle; remarquable par ses
talents mathématiques. Son grand-père, l'amiral Byron,
navigateur. Sa fille, remarquable par ses talents
mathématiques. Son père, dissolu.
Les deux Musset.
Les deux Racine.
Les deux Corneille.
L'auteur cite encore Burns et Schiller comme ayant reçu
de leur mère une sensibilité extraordinaire.
Les Etienne.
Les Schlegel.
Les Sénèque.

601
Les Pline.
Mme de Staël et les Necker.
Les trois Boileau.
Mistress Trollope et son fils Antony.
Hérédité rare chez les philosophes, à cause du célibat.
Les Ampère.
Les Bernouilli.
Les Cassini.
[630] Les Cuvier.
Les Darwin.
Les G. Saint-Hilaire.
Nous n'avons pas l'intention de nier l'hérédité
intellectuelle. Nous l'admettons sans hésiter. Mais il s'agit
surtout d'une question de mesure et de degré.
Nous ferons remarquer d'abord que la méthode de M.
Ribot, dans son énumération des faits, surtout de ceux qui
regardent l'intelligence, manque un peu d'esprit critique. Il
prend les faits grosso modo sans les analyser, et souvent il
confond l'hérédité des professions avec l'hérédité du génie. Par
exemple, Beethoven avait son père ténor dans la chapelle de
l'électeur de Cologne, et son grand-père chanteur dans la
même chapelle. Il n'y a point là héritage de génie, mais
héritage de profession. Mais, dira-t-on, pourquoi un génie
musical est-il né dans une famille de musiciens? Il est né là
comme il serait né ailleurs; mais il a trouvé là un milieu
favorable pour se développer. Peut-être sa vocation eut-elle été
étouffée dans un autre milieu. Voici encore une famille de
violonistes, Francesco Benda: ses trois frères, ses deux fils et
ses deux neveux. Il me semble que l'éducation et l'imitation
suffisent à expliquer la succession de violonistes dans une
même famille. L'un ayant réussi, les autres ont suivi la même
voie. Il en est de même pour Dussek, dont le frère, le fils et la
fille ont eu des talents comme exécutants. Même observation
pour Mozart, dont le père était maître de chapelle à Salzbourg,
et dont le fils cultiva la musique en amateur. Même arbitraire
pour les peintres: Claude Lorrain, le peintre, a eu un frère
graveur; le Tintoret, un fils et une fille peintres de portraits.
Parmi les poètes, on nous cite les deux Corneille, les deux
Racine, sans se demander s'il y a hérédité de génie dans ces

602
deux cas, Thomas Corneille et Louis Racine n'étant que des
talents des plus médiocres. Enfin on peut reprocher à M. Ribot
de s'être renfermé exclusivement dans la liste de M. Gallon. Il
n'a rien ajouté de son cru; par exemple il eût pu citer, dans-la
peinture, les trois Vernet, Joseph, Carle et Horace; dans la
littérature, [631] les deux Dumas. Ici, il y a manifestement
succession de talent, et non seulement de profession; on peut y
reconnaître de l'hérédité.
Pour nous résumer sur celle première critique, il eût fallu
chercher des cas où l'on eût pu isoler le fait de l'hérédité, en le
séparant de celui de l'éducation et de l'influence du milieu. On
trouve, ce nous semble, un cas semblable dans l'exemple du
baron de Chantal, dont le portrait, décrit par Bussy-Rabutin,
semble le portrait même de Mme de Sévigné, quoique celle-ci
eût à peine connu son père, puisqu'elle avait cinq ans quand il
est mort.
Voici le portrait.
«Il était extrêmement enjoué. Il avait un tour à tout ce qu'il
disait qui réjouissait les gens; mais ce n'était pas seulement par
là qu'il plaisait; c'était encore par l'air et par la grâce dont il
disait les choses. Tout jouait en lui.»
Mais le plus beau cas d'hérédité que présente la littérature
est peut-être celui d'une femme célèbre, d'un grand écrivain de
nos jours, Mme Sand. L'hérédité joue un rôle si considérable
dans l'histoire de cette illustre personne, qu'elle-même l'a
signalé, et qu'elle semble presque avoir écrit ses Mémoires
pour faire constater le rôle de l'hérédité dans sa personne. Elle
semble donner à entendre que sa vie à elle a été le résultat de
l'hérédité.
«Donc le sang des rois se trouve mêlé dans mes veines au
sang des pauvres et des petits; et comme ce qu'on appelle la
fatalité, c'est le caractère de l'individu; comme le caractère de
l'individu, c'est son organisation; comme l'organisation de
chacun de nous est le résultat d'un mélange ou d'une pureté de
races, et la continuation toujours modifiée d'une suite de types
s'enchaînant les uns aux autres, j'ai toujours pensé que
l'hérédité naturelle, celle du corps et de l'âme, établissait une
solidarité assez importante entre chacun de nous et chacun de
nos ancêtres.

603
«J'ai exposé la grande influence que j'attribue à l'hérédité
d'organisation… Je n'ai pas conclu, et je me garderai bien de
[632] conclure que cette hérédité dut entraîner une fatalité
absolue; mais elle a assez d'influence sur nous pour empêcher
que cette liberté soit absolue.
«J'affirme donc que je ne pourrais pas raconter et
expliquer ma vie sans avoir raconté et fait comprendre celle de
mes parents.»
Deux choses se font remarquer dans cette généalogie de
G. Sand: l'originalité des personnages et l'irrégularité des
mœurs. Il est permis de faire cette remarque; car l'auteur de
l'Histoire de ma vie nous invite elle-même à la faire. Dans
cette singulière histoire on rencontre des rois, des grandes
dames, des héros de génie, des courtisanes et des actrices, le
tout mêlé à des événements romanesques et dramatiques, à un
milieu héroïque et lettré. On peut même se demander si ces
événements romanesques, si ce milieu littéraire, n'ont pas pu
agir héréditairement et produire à la longue le plus rare talent
d'écrire et un génie incontestablement romanesque. Mais
reprenons par le détail cette singulière histoire.
Elle commence comme un roman. Au commencement du
e
XVIII siècle, on trouva un matin dans le parc d'une grande
princesse d'Allemagne un beau jeune homme assassiné: on dit
que c'était la vengeance du mari. La princesse était Sophie-
Dorothée, électrice du Hanovre; le mari, Georges Ier, roi
d'Angleterre; le jeune homme, le chevalier de Kœnigsmark,
l'arrière-grand-oncle de G. Sand.
Le chevalier avait une sœur, belle comme le jour, qui
s'appelait Aurore. Elle vint à la cour d'Auguste II, électeur de
Saxe et roi de Pologne, dont elle devint la favorite et la
maîtresse. Remarquez ici les noms romanesques auxquels ces
noms se trouvent mêlés. Auguste II avait eu pour adversaire le
fameux Charles XII, un vrai héros de roman. On raconte
même qu'Aurore de Kœnigsmark demanda au roi de Suède
une entrevue pour traiter directement avec lui, dans l'espérance
de le séduire. Il refusa de la voir. Aurore s'arrangea pour le
rencontrer dans une promenade. Il la vit, la salua et lui tourna
le dos. Auguste II avait eu comme compétiteur le roi [633]
Stanislas, autre héros de roman. Vaincu avec son protecteur

604
Charles XII, il était venu se réfugier dans une petite ville
d'Allemagne, Wissembourg, où il vivait avec sa fille
misérablement, et où on vint le chercher pour lui offrir la
royauté de Lorraine, et pour sa fille la couronne de France. On
voit à quels singuliers événements fut mêlé le trisaïeul de G.
Sand. Celui-ci eut d'Aurore de Kœnigsmark un fils naturel, qui
devint le maréchal de Saxe, aventurier célèbre et le premier
homme de guerre du XVIIIe siècle. Celui-ci à son tour eut,
d'une danseuse de l'Opéra, Mlle Verrières, une fille naturelle
qui a été la grand'mère de G. Sand. Elle fut reconnue comme
fille naturelle du maréchal de Saxe, et comme alliée à la
famille des Bourbons, ce qui faisait dire à G. Sand que Charles
X était son cousin: ce qui était vrai. Cette personne (la
grand'mère de G. Sand) épousa en secondes noces M. Dupin
de Francueil, connu par les Confessions de Rousseau et les
Mémoires de Mme d'Épinay, et par là nous entrons dans le
milieu du XVIIIe siècle. Dupin de Francueil était le frère de M.
Dupin, fermier général et connu sous le nom de Dupin de
Chenonceaux, auteur d'un commentaire sur l'Esprit des lois,
qu'il a détruit lui-même et dont il ne reste qu'un petit nombre
d'exemplaires. Sa femme, Mme Dupin, était une des femmes
spirituelles du siècle. Elle recevait les écrivains et les
philosophes; et, en particulier, J.-J. Rousseau fut secrétaire
dans sa maison et travailla pour les maîtres de la maison. On
voit la rencontre de noms si intéressante que nous offre cette
histoire. En outre, Rousseau était lié avec Francueil. La
grand'mère de G. Sand raconte, dans une note qu'elle a laissée,
son entrevue avec Rousseau. Elle ne trouva rien à lui dire, et
se contenta de fondre en larmes. J.-J. Rousseau en fit autant.
C'était le goût du temps. Tout ce que nous voulons tirer de ces
détails, c'est que G. Sand se rattache très étroitement par ses
parents à la société philosophique et littéraire du XVIIIe siècle.
Là encore l'influence du milieu a pu se transmettre par
l'intermédiaire de l'imagination des parents. On sait combien
Rousseau a agi sur l'imagination des femmes à [634] cette
époque. Mme Dupin, la grand'mère de G. Sand, qui était
cependant par elle-même très peu romanesque, a dû subir
l'influence de ce milieu et a pu la transmettre à ses
descendants. Cette dame, dans cette histoire, représente la part

605
de l'ordre régulier et commun, la part du monde. Très bonne et
très dévouée, elle était très attachée aux conventions sociales
et aux usages de la bonne société. Elle eut un fils, Maurice
Dupin, père de G. Sand. Ici nous avons l'hérédité directe. Elle
se manifeste sous la forme du talent d'écrire. Mme Sand a
publié, dans le premier volume de ses Mémoires, toute la
correspondance de son père; elle est charmante, d'un style
naturel et qui, sans doute, appartient plutôt à la langue du
e e
XVIII siècle qu'à celle du XIX , mais qui n'en est pas moins un
excellent modèle de la littérature épistolaire. Pour terminer
cette série d'hérédités, il nous reste à parler de la mère de G.
Sand. Ici les convenances ne nous permettent pas de faire autre
chose que de citer littéralement les pages de l'illustre écrivain.
«Cette femme charmante que le jeune homme (M. Dupin)
avait revue à Milan et conquise à Assola, était ma mère,
Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde… Sans doute ma
grand'mère eût préféré pour mon père une compagne de son
rang; mais elle ne se fût pas sérieusement affligée pour une
mésalliance… Mais elle ne put qu'à grand'peine accepter une
belle-fille dont la jeunesse avait été livrée, par la force des
choses, à des hasards effrayants. C'était là le point difficile à
trancher… Un jour vint où ma grand'mère se rendit.
«Je ne connais que très imparfaitement l'histoire de ma
mère avant son mariage. Je dirai plus tard comment certaines
personnes crurent agir prudemment en me racontant des
choses que j'aurais mieux fait d'ignorer et dont rien ne m'a
prouvé l'authenticité. Mais, fussent-elles toutes vraies, un fait
subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aimée de mon père… Cet
accident de quitter le sein de ma mère m'arriva à Paris un mois
juste après le jour où mes parents s'engagèrent l'un à l'autre.»
Il résulte de ces passages, qui ne sont que très peu voilés,
[635] que la mère de Mme Sand a été une personne de mœurs
légères, et qu'en outre, quoique la situation eût été régularisée,
elle est née, ou du moins elle a été conçue hors mariage,
comme son arrière-grand-père le maréchal de Saxe, comme sa
grand'mère Aurore Dupin. N'oublions pas, d'ailleurs, qu'elle
nous dit elle-même qu'on ne peut comprendre sa vie sans celle
de ses parents. C'est même à cette occasion qu'elle expose sa
thèse de l'hérédité. Il est impossible de se méprendre sur le

606
sens de ces passages. Il semble bien que cette histoire ne soit
qu'une apologie personnelle fondée sur le principe de
l'hérédité. Elle n'en fait pas sans doute une fatalité irrésistible,
et elle paraît faire une part à la liberté; mais elle réclame des
circonstances atténuantes qu'il est difficile de lui refuser.
Reconnaissons que si elle a reçu de ses ancêtres des
dispositions difficiles à vaincre, elle en a reçu aussi
l'imagination et le génie.

607
608
LEÇON XV
LOI D'HÉRÉDITÉ (SUITE).

Messieurs,

Des faits nous passons aux lois. Et d'abord, y a-t-il une loi
de l'hérédité? Il semble bien que, d'après les faits nombreux
que nous avons cités, cela ne peut faire question. Et cependant
nous voyons d'une part que les psychologues ne mentionnent
pas cette loi et la considèrent comme non avenue. D'autre part,
les physiologistes eux-mêmes ne sont pas d'accord; les uns
admettent, les autres rejettent l'existence de cette loi.
D'abord pourquoi les psychologues n'admettent-ils pas la
loi d'hérédité?
C'est, selon M. Ribot, par la crainte des conséquences,
vraies ou fausses d'ailleurs, qu'ils imputent à cette doctrine.
Mais cette crainte n'est ni scientifique ni morale. Elle n'est pas
scientifique, puisqu'elle ne tient pas compte des faits; elle n'est
pas morale, puisqu'elle préfère quelque chose à la vérité.
On veut bien admettre l'hérédité pour les plantes et les
animaux, mais l'on veut en excepter les hommes. Mais il n'y a
pas entre l'homme et l'animal cet abîme qu'avait creusé
Descartes. De l'animal à l'homme, il est vrai de dire que natura
non facit saltum.
Ce ne sont pas d'ailleurs les seuls philosophes
spiritualistes qui ont contesté la loi de l'hérédité. Ce sont aussi
certains positivistes, par exemple Buckle, l'auteur de la
Civilisation en Angleterre. Voici le passage où cette loi est
mise en doute.
[637] «Nous entendons souvent parler de talents
héréditaires, de vertus héréditaires, de vices héréditaires; mais
quiconque examinera sérieusement les faits trouvera qu'il n'y a
nulle preuve de leur existence. La manière dont on donne en
général cette preuve est illogique au plus haut degré; car
d'ordinaire voici comment procèdent ceux qui ont écrit sur ces
609
matières: ils réunissent des exemples de quelque particularité
mentale qu'on a rencontrés chez un père et chez un fils, et ils
infèrent de là que cette particularité a été transmise. Avec un
pareil mode de raisonnement, on peut démontrer n'importe
quelle proposition. En effet, partout où s'étendent nos
recherches, il y a un nombre de coïncidences suffisant pour
étayer d'un cas plausible toute opinion qu'il plaira au premier
venu de soutenir.
«Mais ce n'est pas ainsi que l'on découvre la vérité. Il faut
non seulement se demander combien il se présente d'exemples
de talents héréditaires, mais aussi combien il se présente
d'exemples de qualités qui ne sont pas héréditaires. Tant qu'on
ne fera pas une tentative de ce genre, il sera impossible de rien
savoir sur cette question.»
Sans doute, répond notre auteur, la loi d'hérédité a encore
beaucoup à faire pour être établie scientifiquement. Mais, à
prendre l'objection dans ce qu'elle a d'essentiel, il s'agit de
savoir si les cas d'hérédité que l'on reconnaît ne sont que des
cas de coïncidence fortuite; or ces cas sont trop nombreux
pour être expliqués par le hasard. Maupertuis avait déjà
répondu d'avance à cette objection. Il s'agit du cas de
sexdigitisme qui s'était produit dans une famille allemande.
Voici comment raisonne Maupertuis:
«Je ne crois pas que personne prenne l'exemple du
sexdigitisme pour un effet de pur hasard; mais au cas où on le
voudrait, il faut voir quelle est la probabilité que cette variété
accidentelle dans les premiers parents ne se répétera pas dans
les descendants. Après une recherche que j'ai faite dans une
ville de cent mille habitants, j'ai trouvé deux hommes qui
avaient cette singularité.
[638] «Supposons, ce qui est un peu difficile, que trois
autres me soient échappés et que sur vingt mille hommes on
puisse compter un sexdigitaire; la probabilité que le fils ou la
fille ne naîtra pas avec le sexdigitisme est de 20,000 à 1; et
celle que son petit-fils ne sera pas sexdigitaire est de 20,000
fois 20,000. Enfin la probabilité que cette singularité ne se
continuera pas pendant trois générations consécutives serait de
8,000,000,000,000 à 1, nombre si grand que la certitude des

610
choses les mieux démontrées en physique n'approche pas de
ces probabilités.»
Il est donc impossible de soutenir que les cas d'hérédité
signalés ne sont que des cas de coïncidence fortuite.
De cette loi générale l'auteur passe à des lois particulières,
qui sont les suivantes:
1° La loi de l'hérédité directe et immédiate: «Les parents:
ont une tendance à léguer à leurs enfants leurs caractères
physiques anciennement et nouvellement acquis.»
En principe, l'hérédité dépend de deux facteurs, à savoir
les deux parents. La résultante devrait être une moyenne entre
les deux influences; mais ce n'est là qu'une loi purement
idéale. On pourrait même dire que si elle se réalisait, on ne
pourrait constater aucun cas d'hérédité: car la moyenne entre
un nez aquilin et un nez camus serait un nez ordinaire, qui ne
ressemblerait ni à l'un ni à l'autre. À quoi donc se reconnaîtrait
l'hérédité?
Aussi, dans le fait, il y a toujours prépondérance de l'un ou
de l'autre parent; en cas de disproportion d'âge, c'est, paraît-il,
le plus jeune qui l'emporte. Toutes les circonstances qui se
présentent au moment de la conception (état de santé ou de
maladie, état d'ivresse, etc.) tendent à faire prédominer
l'influence de l'un ou de l'autre.
On a essayé de donner plus de précision à cette première
loi générale en disant qu'il se fait un partage entre les qualités
physiques et les qualités morales. Schopenhauer disait qu'on
tient de son père son caractère, et de sa mère son intelligence.
Aux objections qu'on faisait, il répondait: Pater [639] semper
incertus. Mais la science est trop peu avancée pour pouvoir
entrer dans ces précisions.
2° Loi de prépondérance dans la transmission des
caractères.
Est-ce bien là une seconde loi? La première n'étant
qu'idéale, la conséquence est inévitablement la prépondérance
de l'un ou l'autre parent. On peut donc dire que cette seconde
loi n'est que la première modifiée suivant les conditions de la
réalité.

611
La prépondérance peut avoir lieu de deux manières: tantôt
elle est directe et tantôt elle est croisée; tantôt elle s'exerce
d'un sexe sur le sexe du même nom, tantôt d'un sexe sur un
autre sexe. Dans le premier cas, le fils ressemble au père, et la
fille à la mère; dans le cas contraire, c'est la fille qui ressemble
au père, et le fils à la mère. On trouvera les exemples dans le
livre de M. Ribot.
3° Hérédité en retour ou médiate. Atavisme: ressemblance
des enfants aux grands-parents, aïeul, bisaïeul, etc.
4° Loi de l'hérédité collatérale, corollaire de l'atavisme.
5° Hérédité d'influence. Elle consiste dans la reproduction,
chez les enfants d'un second-mariage, de quelques
particularités propres au premier époux. Ce cas est si rare, dit
l'auteur, qu'il ne le mentionne que pour mémoire. J'ajouterai
qu'il me paraît des plus douteux.
Généralisant tous ces faits dans une formule finale, M.
Ribot conclut ainsi: L'hérédité est la loi; la non-hérédité est
l'exception…
En opposition à cette conclusion, l'auteur d'un livre sur
l'Hérédité antérieur à celui de M. Ribot, le docteur Prosper
Lucas, s'appuyant précisément sur les exceptions si
nombreuses dont nous allons parler bientôt, affirmait
l'existence de deux lois opposées l'une à l'autre: la loi
d'hérédité et la loi d'innéité.
Chaque homme, en même temps qu'il hérite de ses
ancêtres, un certain nombre de caractères communs, tient
encore de sa nature propre d'autres caractères différents des
premiers et [640] qui constituent son individualité. C'est cette
doctrine que nous voudrions soutenir contre celle de M. Ribot.
Il y a, selon nous, comme selon le docteur Lucas, une loi
d'innéité, c'est-à-dire un principe réel d'individuation,
l'individu ne pouvant être absorbé par l'espèce. Ce sera encore
défendre, à un autre point de vue, la cause de l'indépendance
de l'esprit.
Nous dirons donc, avec le docteur Lucas, qu'il y a deux
lois dans la nature: la loi du même et la loi du divers. S'il n'y
avait pas un fond d'identité persistant sous tous les
phénomènes de la nature, il n'y aurait pas de lois dans
l'univers; il n'y aurait ni induction ni prévision: l'avenir ne

612
serait jamais semblable au passé; non seulement la science,
mais la vie elle-même serait impossible. Mais,
réciproquement, si ( chaque être était absolument semblable à
tout être, il n'y aurait jamais qu'un seul phénomène toujours le
même, et tout se reproduirait indéfiniment de la même
manière; nous ne pourrions rien distinguer, rien séparer; la
pensée même serait impossible, car, comme disent les Anglais,
penser, c'est discriminer. C'est là le principe leibnizien des
indiscernables. Deux choses absolument identiques ne peuvent
subsister et se confondent en une seule. Au reste, M. Ribot
accepte le fait; il reconnaît l'existence du divers; mais il ne
veut y voir qu'un fait, et non une loi; car une loi a pour
caractère essentiel l'uniformité et la constance. Une loi de la
diversité (et par conséquent une loi de l'innéité, qui en serait la
conséquence) impliquerait contradiction. On ne pourrait rien
prévoir; tout serait en proie au chaos, au désordre, à l'anarchie.
Mais, selon nous, ce sont là des conséquences bien exagérées.
Elles ne seraient vraies que si les lois de diversité et d'innéité
étaient seules. Mais s'il y a une loi d'identité au fond de toutes
choses, une loi de permanence qui garantit la durée des
espèces, en quoi la loi d'individualité et d'innéité empêcherait-
elle de prévoir pour la moyenne des cas? On peut prévoir ce
qui appartient à l'espèce; on ne prévoit pas ce qui appartient à
l'individu. Mais n'est-ce pas ce qui a lieu en effet? Par
exemple, nous prévoyons certainement que Pierre mourra,
[641] parce qu'il est homme; mais nous ne prévoyons pas
quand et comment il mourra, parce qu'il est Pierre. En
définitive, que la diversité vienne d'une loi essentielle des
choses, ou, comme l'auteur le croit, des accidents et des
circonstances, la conséquence est absolument la même quant
aux prévisions. Il n'est pas moins certain que dans l'un aussi
bien que dans l'autre cas il y aura du divers, et par conséquent
quelque chose qui ne peut pas être prévu. Maintenant, cela
peut-il s'appeler une loi? C'est une question de mots. En tout
cas, c'est un principe qu'il faut du divers pour qu'il y ait
quelque chose de réel, et ce principe n'est pas moins essentiel à
la nature des choses que le principe contraire. Une nature sans
diversité est aussi incompréhensible qu'une nature sans unité.
C'est ce qui faisait dire à Platon que les choses se composent

613
du même et de l'autre, το αυτο, το ετερον, ou encore de l'être
et du non-être, το ον και το μη ον, parce que «l'autre» indique
ce qu'une chose n'est pas.
Une fois qu'il a été établi comme règle générale qu'il y a
deux principes, le principe du même et le principe du divers,
quelle difficulté y a-t-il que cette même règle s'applique aux
êtres vivants, et que chacun d'eux, considéré au point initial de
son existence, contienne à la fois du même et du divers: du
même en tant qu'il fait partie d'une espèce, du divers en tant
qu'il n'est pas tel autre être, c'est-à-dire en tant qu'il est un
individu? L'objection que nous ne pourrons rien prévoir a été
écartée. Nous pouvons prévoir tout ce qui tient à l'espèce, et
même jusqu'à un certain point tout ce qui lient à l'individu,
quand cet individu nous est bien connu; mais nous n'irons pas
au delà; et c'est ce. qui a lieu en effet.
Cependant nous devons tenir compte des explications
données par notre auteur. Il ne nie pas l'existence du divers;
mais il prétend qu'il peut l'expliquer: 1° par l'hérédité elle-
même; 2° par les variations qui viennent du dehors et de
l'action des milieux.
Par l'hérédité d'abord. En effet, dit M. Ribot, quand on
oppose à l'hérédité ces prétendues exceptions, on oublie
toujours [642] qu'il y a deux facteurs: le père et la mère. Dans
le cas d'un équilibre absolu entre l'influence de l'un et de
l'autre de ces deux facteurs, le résultat devrait être une
moyenne entre les deux, par exemple une moyenne entre les
qualités du père et celles de la mère, ou une fusion des deux
natures. Dans ce cas-là, l'individu nouveau ne ressemblera à
aucun de ses parents. En outre, d'autres influences viennent se
produire, par exemple l'atavisme. Tel caractère des ancêtres
traversera plusieurs générations avant de se fixer sur un
arrière-petit-fils, en passant par-dessus la tête du père et de la
mère, peut-être même du grand-père et de la grand'mère. De là
des traits nouveaux qui ne se trouvent pas dans les parents. Et
si la trace s'en est perdue, comme il arrive souvent dans les
familles bourgeoises, où l'on ne remonte guère au delà du
grand-père, on pourra croire que l'on est en présence d'une
individualité entièrement nouvelle, tandis qu'en réalité on a
devant soi l'épreuve d'un type antérieur oublié.

614
L'hérédité explique donc elle-même ses propres
exceptions. Mais il y a encore une autre cause: c'est la
variation, c'est-à-dire l'action exercée sur les individus par les
causes extérieures. Les défenseurs de l'hérédité, qui le sont en
même temps de l'évolution, ne veulent pas abandonner le
principe delà mutabilité des espèces, qu'une loi trop rigoureuse
d'hérédité pourrait menacer. Ils doivent reconnaître que les
choses changent sans cesse, et par conséquent qu'aucun
individu n'est absolument semblable à ses ancêtres; mais ils ne
veulent pas que cela tienne à un principe interne
d'individuation; ils ne veulent y voir que des actions de milieu.
Par exemple, un enfant élevé sur les bords de la mer
contractera des habitudes différentes de celles qu'il aurait eues
sur les montagnes; et si ses parents n'ont pas vécu dans les
mêmes lieux, il aura des habitudes et des dispositions
contraires à celles de ses parents.
Les deux explications précédentes suffisent-elles à rendre
compte de l'individualité et à démontrer qu'il n'y a pas un
principe distinct d'innéité? Regardons-y de plus près. Je [643]
prends d'abord l'explication par l'hérédité: soit, il y a là un
principe d'explication. Chaque individu est la moyenne de
toutes les influences héréditaires antérieures; mais si nous
remontons jusqu'à l'origine, nous trouvons au moins deux
individus qui ne seraient pas le produit d'une hérédité
antérieure: ce sont les deux premiers parents, le premier père
et la première mère. Ces deux individus sont évidemment
différents, sans que ces différences viennent de l'hérédité,
puisqu'il n'y a rien avant eux. Je ne parle pas seulement de la
différence du sexe qui les sépare, quoiqu'il y ait déjà là un fait
important contraire à la loi de l'hérédité; car, d'après cette loi,
les deux sexes devraient se fondre en une résultante commune
qui amènerait la destruction des sexes, et par conséquent de
l'espèce. Pourquoi, dans ce cas, l'hérédité est-elle toujours
relative et unilatérale? La loi semble donc ici se corriger elle-
même: car cela n'indique-t-il pas que, dans ce cas, chaque
germe nouveau résiste à une hérédité croisée et force
l'influence héréditaire à prendre l'une ou l'autre ligne et à
donner toujours naissance à un produit masculin ou féminin?

615
Mais laissons de côté le fait de la persistance des sexes,
qui paraît contraire au principe de l'hérédité croisée. Je dis que
si l'on admet que chaque espèce a commencé par un couple, ce
couple a dû se composer de deux individus distincts qui ne
tiennent pas leur caractère de leurs parents, parce qu'ils n'en
ont pas. Or, s'il en a été ainsi à l'origine, pourquoi n'en serait-il
pas de même ultérieurement? N'est-il pas rationnel de
supposer qu'en vertu du même principe qui distingue les deux
premiers parents, les enfants seront aussi distingués entre eux,
et de leurs père et mère? En un mot, dès qu'on a admis dans un
cas le principe de l'individualité, il n'y a aucune difficulté à
l'admettre dans tous.
Mais, dira-t-on, cette hypothèse d'un premier couple est
chimérique. Les sexes ont commencé comme tous les
caractères organiques et sont le produit de l'évolution. La
génération a commencé par être asexuelle; elle a été scissipare,
gemmipare, avant d'être ovipare, et a fini par être le produit
des [644] sexes. Les sexes se sont d'abord produits dans le
même individu, comme sur les plantes; puis ils se sont séparés,
soit; mais toujours est-il qu'il y a eu un moment où les sexes
étaient encore réunis, et un autre où ils étaient séparés. Eh
bien! le premier individu qui a eu un sexe distinct n'a pas tenu
cela de l'hérédité, et il a été un individu nouveau ayant quelque
chose de propre. Enfin, avant l'apparition du sexe on ne peut
faire appel à la théorie de l'hérédité croisée; il n'y a plus qu'une
seule ligne héréditaire, et par conséquent il ne peut plus y
avoir qu'une fixité absolue, une identité persistante, et nulle
individualité; comment donc parviendra-t-elle à naître? Sans
doute il y a la variation, c'est-à-dire l'influence extérieure du
milieu, qui, réagissant sur des germes identiques, les diversifie
et amène ainsi à la distinction des individus et à la diversité
des espèces. Tout l'effort de la théorie consiste donc à
transporter la diversité du monde organique au monde
inorganique. En principe, la loi du monde organique est
l'hérédité, et par conséquent l'identité; mais la diversité vient
du dehors. Cette doctrine est très contraire à ce que nous
savons des deux mondes. C'est évidemment dans le monde
organique qu'il y a le plus de diversité, et c'est dans le monde
inorganique qu'il y a le plus d'identité, d'immobilité. Quoi de

616
plus immobile que les roches, en comparaison de l'extrême
variabilité des espèces vivantes? Quoi de moins individuel que
les pierres, en comparaison de l'individualité des vivants? Et
cependant on veut expliquer la diversité et le changement dans
les vivants par l'action de ce qu'il y a de plus inerte, de plus
immobile, de moins individuel. N'y a-t-il pas là un
renversement peu naturel et peu scientifique? Et d'ailleurs,
d'où viendrait la diversité dans le monde inorganique lui-
même? Admettra-t-on non seulement des espèces chimiques,
mais encore des individualités chimiques? car là du moins on
ne peut avoir recours à l'hérédité. Mais si, dans le monde
inorganique, il y a des atomes individuellement et
spécifiquement distincts, pourquoi n'en serait-il pas de même
dans le monde organique? Si l'on veut maintenir l'explication
prétendante, [645] il faudra dire que, même dans le monde
inorganique, la diversité s'explique par l'action du milieu. Mais
la même question revient toujours. Comment le milieu peut-il
exercer des actions différentes, s'il est composé de parties
homogènes? On n'arrivera jamais à la diversité. L'homogène
ne passera jamais à l'hétérogène, selon la formule d'Herbert
Spencer. Si, au contraire, vous admettez la diversité à l'origine,
pourquoi celle loi du même et du divers ne s'appliquerait-elle
pas au monde des êtres vivants aussi bien qu'au monde
inorganique?
Poussons encore plus loin l'analyse, en remontant jusqu'à
l'origine de l'être vivant, et essayons de montrer que cet
individu doit contenir quelque chose qui le fait loi ct qui n'est
pas héréditaire. Voici, par exemple, un germe humain qui
deviendra par la suite un homme ou une femme. Ce germe,
selon les partisans de l'hérédité, serait tout entier le produit de
cette hérédité et ne contiendrait rien qui lui appartienne en
propre. Sans doute, dès qu'il commence à vivre, il subit
l'action des causes extérieures par l'intermédiaire du sein
maternel; et là commencent déjà les diversités. Mais au
moment précis et indivisible de la conception, il n'a encore
reçu aucune action externe; il ne serait donc alors que la
résultante d'une double hérédité.
Qu'entend-on par là? Confond-on le fait de l'hérédité avec
celui de la génération, c'est-à-dire avec le fait d'engendrer un

617
autre être semblable à soi-même? Si on l'entend ainsi, il n'y a
pas à discuter; nul doute que l'hérédité ne soit la loi, et la seule
loi; car nul ne s'engendre soi-même. Il n'y a point de
génération spontanée, du moins dans l'espèce humaine. Tout
individu a un père et une mère. Il n'y a pas même lieu de dire
que la non-hérédité est l'exception; car il n'y a pas d'exception.
Mais, en général, est-ce là ce qu'on entend par l'hérédité?
L'hérédité se confond-elle avec la génération même? Non. On
entend par là que, la substance de l'individu une fois produite
par la génération, il s'imprime dans cette substance une sorte
de portrait du père et de la mère, soit au physique, soit au
moral; mais la substance est antérieure. Or [646] cette
substance pourrait-elle préexister sans être déjà par elle-même
quelque chose? Réduisons, par hypothèse, cette substance à
une cellule, puisque tout être vivant se ramène à des cellules;
cette cellule, avant de devenir l'être nouveau, faisait partie de
l'organisme paternel ou maternel. Elle avait été élaborée par la
loi générale de la vie, et elle devait être telle ou telle; elle avait
son individualité propre aussi bien que les autres cellules du
corps humain, puisque, selon Cl. Bernard, tout corps organisé
est une collection de cellules vivant chacune de leur vie propre
et mourant l'une après l'autre. Est-ce que le fait même d'être
une cellule nouvelle qui n'existait pas auparavant ne constitue
pas déjà une véritable individualité? La cellule a dans le
milieu séminal n'est-elle pas distincte de la cellule b et n'a-t-
elle pas par là quelque chose d'inné, selon la doctrine du
docteur Prosper Lucas? Sans doute la substance de cette
cellule est produite par l'organisme paternel et maternel; elle
est donc engendrée; mais ce n'est pas là de l'hérédité, car par la
nutrition l'individu engendre continuellement des cellules
nouvelles, qui deviennent siennes par l'assimilation. Dira-t-on
qu'elles sont les héritières de l'organisme général? Et
cependant on dit que la nutrition n'est qu'une génération
continuée. La confusion de la génération et de l'hérédité est
donc insoutenable. Car si le fait de l'hérédité est de conserver
ce qui est, le fait de la génération est de créer ce qui n'est pas.
L'hérédité suppose la génération; il faut d'abord exister pour
hér

618
iter. Or cette existence antérieure est précisément le quid
proprium de l'individu. Sans doute ce quid proprium sort de la
substance paternelle ou maternelle; mais, tout en faisant partie
de l'un ou de l'autre organisme, elle n'en est pas moins elle-
même; elle est une individualité virtuelle qui s'assimilera le
génie de la famille, mais selon son moule propre. Il y a donc là
une racine à l'individualité, abstraction faite de toutes les
influences extérieures qui peuvent s'y ajouter.
En un mot, si, pour qu'il y eût individualité, il fallait que
l'individu naquît spontanément de lui-même et sans
génération, [647] il est évident qu'une telle individualité
n'existe pas. Si, par conséquent, l'affirmation de la loi
d'hérédité signifie tout simplement que tout individu a des
parents et naît d'un père et d'une mère, cette loi serait un non-
sens et ne vaudrait pas même la peine d'être énoncée. Si l'on
veut dire, au contraire, que tout individu, par cela seul qu'il a
un père et une mère, ne peut être que le portrait de son père et
de sa mère, on affirme ce qui n'est nullement contenu dans la
loi de la génération: car toute cellule nouvelle, par cela seul
qu'elle est nouvelle et en vertu du principe des indiscernables,
est différente des autres cellules et a par conséquent quelque
chose d'individuel et d'inné. Le portrait du père ou de la mère,
ou la fusion des deux, pourra s'y ajouter; mais l'originalité
primordiale de la cellule interviendra pour sa part et
concourra, avec l'action des milieux externes et même avec la
loi de la transmission héréditaire, à la formation de l'être
moral. Ce facteur individuel aura plus ou moins de puissance
suivant les individus. C'est là peut-être qu'est la source du
génie et de l'originalité en tout genre. En tous cas, chaque
individu n'est pas la reproduction stéréotypée d'un modèle
préexistant, ou la fusion indéterminée de deux modèles. Il a
son unité, son centre, et peut-être son principe directeur.

FIN DU PREMIER VOLUME

619
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION A LA SCIENCE PHILOSOPHIQUE

PRÉFACE....................................................................................................... 3
Première leçon. — La philosophie est-elle une science?............................... 7
Leçon II. — De quelques définitions récentes de la philosophie.................. 27
" III. — Du criterium en philosophie...................................................... 43
" IV. — Explication sur la leçon précédente............................................ 61
" V. — La science et la croyance en philosophie................................... 69
" VI. — Classification des sciences.......................................................... 95
I. — Classification d'Aristote...................................... 95
II. — Classification de Bacon..................................... 98
III. — Classification d'Ampère.................................. 100
IV. — Classification d'Auguste Comte...................... 104
V. — Classification d'Herbert Spencer...................... 111
" VII. — Classification des sciences (suite)............................................. 115
" VIII. — Objet de la philosophie:
1° La science des faits de conscience, la psychologie................. 127
" IX. — Suite de la discussion sur l'objet de la psychologie.................... 149
" X. — Objet de la philosophie (suite): 2° Les sciences métaphysiques.. 165
" XI. — Unité de la philosophie................................................................ 175
" XII et XIII. — Des rapports de la philosophie et de la théologie.......... 189
" XIV. — Rapports de la philosophie et des sciences. — Examen
du positivisme................................................................................................. 219
" XV. — Rapports de la philosophie et des sciences (suite)...................... 231
" XVI. — Rapports de la philosophie et de l'histoire.................................. 241
" XVII. — Les rapports de la philosophie et de la géographie................... 249
" XVIII. — Suite des rapports de la philosophie et de la géographie........ 261
" XIX. — Rapports de la philosophie avec la littérature............................ 275
" XX. — Rapports de la philosophie et de la politique............................... 285

LIVRE PREMIER. - L'ESPRIT


Leçon première. — De la responsabilité philosophique,
à propos du Disciple, de M. Paul Bourget....................................................... 297
I. — Le roman.............................................................. 298
II. — Le problème........................................................ 308
" II. — L'homme pense............................................................................... 319
" III. — Le matérialisme et la dignité de la pensée.................................... 331
" IV. — La conscience................................................................................. 341
" V. — Conscience et raison pure.............................................................. 351
" VI. — Le cerveau et la pensée................................................................... 361
" VII. — L'attention...................................................................................... 375
" VIII. — L'imagination créatrice................................................................. 395
" IX. — L'union de l'âme et du corps. — Le sens du corps. —
La localisation des sensations.......................................................................... 409

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LIVRE DEUXIÈME. — LES PASSIONS
Leçon première. — Le fond commun des phénomènes psychologiques.
— La sensibilité physique................................................................................ 433
" II. — I. La question des penchants. — II. Y a-t-il quelque
chose d'actif dans la sensibilité?....................................................................... 455
" III. — Innéité des penchants...................................................................... 467
" IV. — Classification des émotions............................................................ 481
" V. — Des passions en général................................................................... 491
" VI. — Analyse des passions....................................................................... 505
" VII. — Analyse des passions (suite).......................................................... 515
" VIII. — La mécanique des passions. — Spinoza....................................... 525
" IX. — La mécanique des passions. — Ch. Fourier.................................. 537
" X. — Lois de relativité et de continuité................................................... 551
" XI. — Lois d'association et de coalescence.............................................. 563
I. — Loi d'association.................................................... 563
II. — Loi de coalescence............................................... 568
" XII. — Loi de contagion et loi du rythme................................................... 575
I. — Loi de contagion.................................................... 575
II. — Loi du rythme....................................................... 580
III. — Loi de diffusion................................................... 584
" XIII. — La loi d'évolution........................................................................... 587
" XIV. — La loi d'hérédité............................................................................. 597
" XV. — Loi d'hérédité (suite)...................................................................... 609

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