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SAṂKHYA KARIKA D’ĪŚVAKṚṢṆA

Traduction, translittération du Sanskrit et varttika de Swāmi


Shraddhananda Giri

Hommage par Swāmi Shraddhānanda Giri

Swāmi Shraddhānanda Giri 1969


Afin d’être à même de connaître la métaphysique indienne à sa source, j’ai
d’abord étudié la langue sanskrite (pāṇini sūtra) auprès du Pandit
Rāmchabilā Śāstrī, professeur de sanskrit à l’Université de Calcutta.
Par la suite, j’ai poursuivi mes études au Sanskrit Collège de Calcutta (Toll
Department) auprès des Pandits (professeurs) Manmatha Nath Bhattacarya
(Tarka Tīrtha), Pancānan Śāstrī ainsi que de Bidhubhùṣan Bhattacarya
(Nyaya Tarka Tīrtha).
Grâce à l’aide précieuse et indispensable de deux maîtres spirituels, j’ai pu
approfondir mes connaissances académiques. Il s’agit de Brahmachari
Satyaprakāsh et Swāmi Dharmamegha Āraṇya, fondateur de Kapil Math,
qui a conféré une dimension nouvelle à la compréhension de la
métaphysique du Sāṃkhya en Inde. De plus grâce à ma propre expérience
spirituelle, j’ai pu établir le lien entre la métaphysique et la vie quotidienne
dans son immense complexité.

Swāmi Shraddhānanda Giri


(Calcutta 1928- Paris 2006)
Note de Swāmi Shraddhānanda Giri
Acquérir la connaissance de sa Vérité Suprême est une nécessité
fondamentale de l’être humain. Ce dernier agit dans sa vie, se fixe un but à
réaliser et réagit différemment selon les situations, conformément à l’idée
qu’il se fait de l’être humain, du monde sensible et de la relation à autrui.
Si un être humain se reconnaît exclusivement en tant qu’agrégat du
corps, des sens et du mental, il manifeste un intérêt d’une certaine catégorie
dans la vie et il subit les conséquences qui en découlent et qui sont, selon le
cas, la joie éphémère ou la souffrance.
Il est évident que les moyens habituels de l’être humain : le corps, les
sens, etc. ne sont pas à la hauteur de son objectif principal, c’est-à-dire vivre
en état de joie permanente. Cela est l’indice d’une lacune concernant
l’identité réelle de l’être humain.
Aux yeux des psychologues, certains états de notre mental sont
considérés comme des états normaux et certains autres états du même
mental sont considérés comme anormaux. Lorsqu’une personne, par
exemple, perd son conjoint ou sa conjointe et montre du chagrin, son état
mental est considéré comme normal et n’évoque aucune idée de traitement.
Par contre, lorsque le chagrin entraîne un état dépressif, le manque de
sommeil, l’absence de libido…, cet état est considéré comme anormal. Il
représente un état de déséquilibre et mérite des soins.
Or, nous ne nous posons jamais la question de savoir si le chagrin est
normal ou non. D’autre part, par nos observations sommaires nous
cherchons à définit un lien de cause à effet entre nos états mentaux. Par
exemple, une forte colère a pour cause une vive contrariété, une tentative de
suicide a pour cause le désespoir et nous nous posons rarement la question
de savoir qu’il y a globalement une cause fondamentale à tous nos états
mentaux. Or l’ensemble de nos états mentaux représente-t-il la Vérité
Absolue de l’être humain ? Cette question et sa réponse sont capitales pour
découvrir notre vraie identité, pour analyser en profondeur la racine de nos
souffrances, pour reconnaître la cause fondamentale de nos états dépressifs
et de notre esprit de violence. En bref, la connaissance de la Réalité
Suprême de l’être nous est indispensable pour prévenir le danger de nos
détresses morales.
Cet ouvrage présente le traité métaphysique du Sāṃkhya Kārikā dans
lequel sont abordés les principaux sujets indispensables permettant de
déterminer la nature réelle de la Conscience.
De nos jours, des chercheurs affirment que certaines de nos maladies
sont la conséquence des actes que nous avons commis à l’encontre de la
nature réelle de la Conscience.
On définit également, dans ce traité de métaphysique, les éléments ou
les réalités principielles qui composent notre individualité, notre milieu
mental. Nos états d’être, nos ambitions, nos réactions dépendent de la
prédominance de l’une de ces réalités principielles qui sont les composantes
de notre milieu mental. La prédominance de l’une de ces réalités rend
l’individu vulnérable, inintelligent, assujetti à la violence pouvant le conduire
au suicide. Par contre, la prédominance d’une autre de ces réalités
principielles rend l’individu intelligent, d’un naturel joyeux et développe
l’amour pour autrui.
Dans la doctrine du Sāṃkhya Kārikā, il n’y a pas de place pour une
croyance quelconque sous forme d’idées reçues. Toutes les réalités
principielles mentionnées dans ce traité métaphysique sont reconnaissables
grâce à nos observations méticuleuses, à notre intérêt réel pour la Vérité
Absolue de l’Être et au développement de la qualité de notre concentration
mentale.
Le Sāṃkhya Kārikā précise que notre milieu mental est lui-même
l’indice de l’existence d’une entité non-matérielle, la Conscience. Cette
précision est importante pour analyser notre personnalité, pour bien situer
nos souffrances et déceler la racine derrière les causes immédiates. Dans
certains cas, par exemple, l’absence de libido a pour cause immédiate le
stress. Ce dernier a pour cause le sentiment de privation. Mais pourquoi le
sentiment de privation se produit-il ? En Inde, l’étude de la médecine
traditionnelle (Āyurveda) comprend aussi l’étude du Sāṃkhya Kārikā pour
mieux connaître l’être humain et procéder à un diagnostic global de sa
maladie.
Nous observons dans la vie que l’existence de l’être est le fait de
réalités très différentes. A l’état de veille, notre vie s’exprime par l’ensemble
du mental et du corps grossier. Lorsque nous marchons, par exemple, cela
est réalisé par le corps et le mental. Dans cette condition-là, l’être humain
représente ces deux réalités principielles à la fois (corps grossier et mental).
Lorsque l’individu rêve pendant le sommeil, il se déplace aussi, mais
sans la participation de son corps grossier. Dans cette condition l’homme
représente seulement le mental.
Dans l’état de sommeil profond, l’absence de toute expérience, par le
corps ou par le mental, est perçue par un être. Au réveil, la mémoire de cette
absence de tout expérience en est la preuve. La nature réelle de l’être-témoin
est mal définie au moyen de nos observations habituelles. Or la définition de
cet être-témoin du sommeil profond est capitale pour comprendre la nature
essentielle de l’être humain. Représente-t-il l’ensemble de nos états mentaux
et corporels ou bien tout en demeurant au sein de cet agrégat se situe-t-il au-
delà de celui-ci par sa nature essentielle ?
Dans son traité, le Sāṃkhya Kārikā ne fait aucune allusion quant à
l’existence d’une Dieu créateur. D’après le Sāṃkhya Kārikā la connaissance
des réalités principielles qui constituent tout être vivant est suffisante pour
découvrir fondamentalement l’homme et pour le libérer de ses souffrances
issues de Ignorance Fondamentale.
Toute connaissance exige un moyen de connaissance approprié. C’est
la raison pour laquelle le Sāṃkhya Kārikā a approfondi les moyens de
connaissance qui s’imposent dans la vie de l’être humain.
« On a tellement entendu parler de la Vie Éternelle dans l’au-delà, que
l’on a beaucoup négligé celle d’ici-bas. Et pourtant, ne devons-nous pas faire
face nous-mêmes aux problèmes dans ce monde ?
Telle est la réflexion entendue de la bouche même d’un de mes
interlocuteurs occidentaux. Certains le pensent et le disent à voix haute,
d’autres le disent à voix basse. D’ailleurs ce que nous serons à l’avenir
dépend de ce que nous sommes maintenant, car tous les changements
s’effectuent conformément à la loi impitoyable de cause et effet. Tout acte,
toute pensée, toute conception de l’être vivant et du monde sensoriel porte
en soi le germe de conséquences futures.
En fait, la simple perspective d’une vie heureuse dans l’au-delà ne
résout pas nos problèmes d’ici-bas et l’homme est en droit d’attendre de sa
religion ou de sa culture une solution à ses problèmes fondamentaux.
C’est pourquoi les sages hindous ont trouvé légitime d’analyser notre
vie sur terre, de connaître la constitution de l’être humain incarné, de
comprendre la raison qui l’a conduit vers cette vie empirique ainsi que le but
réel de cette dernière.
Cette analyse doit être basée sur des éléments dont l’existence ne peut
être niée, comme par exemple la souffrance. C’est pour cette raison que la
doctrine du Sāṃkhya Kārikā débute par l’analyse d’une réalité évidente :
celle de la souffrance.
L’analyse de chaque expérience que nous faisons dans le monde
empirique – joie, souffrance… – peut nous conduire à la découverte de notre
essence, car cette essence, la Conscience Pure, se manifeste à travers tous
nos sentiments ou tous nos états mentaux. Cet approfondissement nous
conduit à découvrir derrière toutes les manifestations empiriques l’existence
de deux réalités fondamentales :
- L’une principe matériel, désignée dans cet ouvrage sous le nom de
Prakṛti (ensemble de trois Guṇas) et
- L’autre, immuable, le principe non-matériel, la Conscience Pure,
appelée Puruṣa.
L’intérêt du présent ouvrage réside dans l’analyse des trois Guṇas
(mentionnées ci-dessus) qui constituent l’être incarné, ses différents corps,
ses possibilités de réaliser des expériences tant dans le domaine matériel
que dans le domaine spirituel.
Le traité de métaphysique du Sāṃkhya Kārikā, tout comme les autres
traités de métaphysique hindoue, se réfère à la source unique, les
Upaniṣads. À ce titre, on peut citer le mantra qui concerne Prakṛti :
« Je te salue, ô Toi sans commencement, unique, de couleur rouge,
blanche et noire (symbole des trois Guṇas, Rajas, Sattva et Tamas), qui
donne naissance à de multiples créatures »
et ce mantra concernant Puruṣa – les consciences – :
« Je vous salue, ô vous, Puruṣa sans commencement, qui êtes en train
de faire de l’expérience de Prakṛti, je vous salue également, vous autres
Puruṣa qui, après avoir fait l’expérience de Prakṛti, vous êtes délivrés d’elle ».
Étant donné que ce traité de métaphysique indienne intitulé Sāṃkhya
Kārikā est peu connu du public occidental, je crois devoir citer quelques
textes de la Bhagavad Gita, mieux connue des lecteurs occidentaux, afin de
souligner pour les lecteurs non avisés l’appartenance du présent ouvrage à
l’enseignement traditionnel de l’Inde. Voici les textes de la Bhagavad Gīta :

Causalité de la Prakṛti

- Chapitre 13, śloka 21


Le domaine de cause et effet, ainsi que l’état d’auteur, relèvent de la
Prakṛti. Le Puruṣa – Conscience Pure – fait l’expérience de la joie et de la
souffrance qui sont les effets de la Prakṛti.
- Chapitre 14, śloka 5
Les trois Guṇas – principes de révélation, de mutation et d’inertie, nés
de la Prakṛti – cause substantielle primordiale, enchaînent dans le corps
l’habitant impérissable du corps, la Conscience Pure.
Voir aussi en entier le chapitre 14, consacré aux trois Guṇas
(Guṇatraya Vibhāga Yoga).
Voir aussi, en entier le chapitre 17 consacré aux trois sortes de foi
(Śraddhātraya Vibhāga Yoga).
Il faut noter également que l’enseignement des Yoga Sūtra du sage
Patañjali est basé sur le principe des trois Guṇas qui sont les piliers de
l’enseignement du Sāṃkhya. Nous citons également quelques Yoga Sutra
faisant référence aux trois Guṇas.
Yoga Sūtra, chapitre 2, sūtra 18
Le monde phénoménal – dṛśya – a pour nature la révélation – prakāsa
–, la mutation – le kriyā –, l’inertie – sthiti – et pour forme les cinq éléments
– bhūta – et les instruments – indriya. La raison d’être de ce dṛśya est de
réaliser les expériences – bhoga – et la délivrance – apavarga.
Voir également le commentaire du sūtra 2 du premier chapitre des Yoga
Sūtra.
Les Yoga Sūtra et la Bhagavad Gīta à l’appui de la doctrine du Karma et de
la Réincarnation
Yoga Sūtra, chapitre 2, sūtra 13 : Le Karmāśaya (un groupe de karma)
dont la racine est le kleśa (Ignorance) donne lieu à une naissance
comprenant une espèce, une durée de vie et certaines expériences.
Bhagavad Gita, chapitre 4, śloka 5 : « Le Bienheureux Seigneur dit :
nombreuses sont mes vies passées et les tiennes aussi, ô Arjuna ; toutes je
les connais, mais tu ne les connais pas, ô fléau des ennemis »
Chapitre 4, śloka 9 : « Celui qui connaît ainsi dans leurs justes
principes Ma divine naissance et Mon œuvre divine, celui-là, quand il
abandonne son corps, n’a pas à renaître, il vient à Moi, ô Arjuna. »
Chapitre 2, śloka 27 : « Car certaine est la mort pour qui est né, et
certaine est la naissance pour qui est mort ; c’est pourquoi ce qui inévitable
ne devrait pas te causer d’affliction. »
Chapitre 6, śloka 41, 42, 43 : « Parvenu au monde du juste et l’ayant
habité des années immémoriales, celui qui tomba du yoga renaîtra dans une
maison de purs et glorieux. »
-« Ou bien, il peut renaître dans la famille du sage yogin ; mais il est rare, en
vérité, d’obtenir une telle naissance dans ce monde. »
-« Là il recouvre l’état mental d’union qu’il avait réalisé dans sa vie
précédente ; avec quoi de nouveau il s’efforce vers la perfection, ô joie des
Kurus. »
Il est indiqué de préciser la raison pour laquelle quelques termes sont
employés dans cet ouvrage en tant que traduction de certains termes
sanskrits propres à la doctrine du Sāṃkhya. Pour éviter toute déviation dans
la compréhension, il est utile de s’imprégner de ces termes en fonction du
contexte de l’ouvrage et de la conclusion de la doctrine.
Prenons le terme sanskrit « Prakṛti », traduit dans quelques éditions
par « Nature », ce dernier mot étant probablement pris dans certains
dictionnaires hindous où le mot « Prakṛti » est traduit dans le sens général
des « phénomènes », comme le sont la pluie, le beau temps, une nature
coléreuse, etc. Or, dans la doctrine du Sāṃkhya, le mot Prakṛti est utilisé non
pas pour désigner les phénomène ou la Nature, mais la racine de tous les
phénomènes.
En effet, il est important de désigner chaque chose selon le rôle qu’elle
joue par rapport aux phénomènes et selon son aspect que l’on reconnaît
dans les phénomènes.
C’est pourquoi la Prakṛti est désignée en fonction de son rôle en tant
que cause primordiale des phénomènes et mentionnée comme l’ensemble
des trois Guṇas (principes de révélation, de mutation et d’inertie), que l’on
reconnaît dans toutes les circonstances de la vie.
Le terme sanskrit « Puruṣa » est traduit par le terme « Conscience
Pure ». D’après le sens étymologique, le mot « Puruṣa » signifie « celui qui
demeure dans la maison » – Purī. Dans le contexte du Sāṃkhya, par le mot
« maison » il faut comprendre en premier lieu le milieu mental et, ensuite, les
éléments qui sont à son service, à savoir : les sens et le corps. Tout en
demeurant dans cet agrégat du corps et des sens, le Puruṣa n’est pas
contaminé par les états de ce dernier, mais il en prend l’apparence, à l’instar
d’un diamant qui prend l’apparence de couleur rouge à côté d’un hibiscus,
sans être lui-même transformé en un objet à qui la couleur rouge est
réellement inhérente.
La connaissance de la Prakṛti et du Puruṣa, selon la doctrine du
Sāṃkhya, est une aide précieuse dans l’analyse de notre psychisme et de la
cause fondamentale du stress psychologique, en ce sens que cette
connaissance apporte la lumière sur la totalité de la vérité de l’être. Dans le
cas du stress, par exemple, nous observons certaines anomalies d’ordre
physique telles que le manque de sommeil, des troubles gynécologiques,
une diminution des défenses immunitaires, puis nous tirons une conclusion
finale en constatant que certains phénomènes d’ordre psychique tels qu’un
choc émotionnel, la peur, l’insatisfaction profonde, la frustration, etc., sont à
la base de ces anomalies. Notre observation ne s’étend pas au-delà du
psychisme, car nous sommes convaincus que ce dernier représente
essentiellement l’être. Une connaissance globale s’impose pour analyser
fondamentalement tous les malheurs de l’individu afin de les prévenir.
Nous avons employé un autre terme sanskrit peu connu du public, sauf
dans certains milieux universitaires. L’utilisation de ce terme sanskrit est
capitale pour bien situer la position du Sāṃkhya face au Vedānta. Il s’agit du
terme « Pariṇāmamvāda », traduit dans cet ouvrage par l’expression
« doctrine de la transformation », mais traduit dans certains dictionnaires par
l’expression « doctrine de l’évolution ». Or, cette dernière n’est pas conforme
à la doctrine du Sāṃkhya. Il faut comprendre ce terme sanskrit, d’une part,
dans le contexte du Sāṃkhya et, d’autre part, selon la logique de l’évidence.
Le mot « pariṇāma » signifie « changement d’état ». Prenons l’exemple
d’une pièce d’or qui peut être transformée en plusieurs bijoux ou du lait qui
peut être transformé en différents produits laitiers. De même, à l’intérieur de
nous, notre milieu mental peut être transformé en des états différents : la joie
se mue en souffrance, la peur en espoir et vice versa. Tous les phénomènes
intérieurs ou extérieurs se trouvent continuellement dans une telle situation.
Or, tous les changements d’état ne représentent pas une évolution, cette
dernière étant généralement conçue comme la progression vers un état
parfait.
Certains états du mental de l’individu sont considérés comme une
dégradation, alors que certains autres sont considérés comme des signes de
perfection. On observe des changements d’états dans les deux sens. Un
changement en soi ne représente pas une évolution.
D’autre part, sans la connaissance du critère de la perfection ou
l’évolution, on ne peut classer tel ou tel changement d’état dans le cadre de
l’évolution de la vie. On n’a pas besoin de l’imaginer. Il s’agit de la capacité
d’être heureux par soi-même et de la capacité de connaître la cause
fondamentale de tout ce qui existe. Pour illustrer cela, citons l’exemple de la
guérison. Nous avons préalablement la connaissance du critère de la
guérison. Néanmoins, le malade peut présenter des états divers : un
changement d’état peut survenir dans tous les sens (la température peut
augmenter ou diminuer). L’un ou l’autre représente un changement d’état
mais tous les deux ne sont pas considérés comme un signe d’évolution.
L’individu peut devenir intelligent ou régresser, ce sont également deux
changements d’états de l’ego, mais tous les deux ne représentent pas une
évolution. C’est pourquoi, dans le Sāṃkhya, l’expression « doctrine de la
transformation » est employée à bon escient, car il s’agit avant tout d’un
changement d’état de toutes choses, du monde sensible ou de notre
psychisme. C’est précisément pour cette raison que le Sāṃkhya démontre
l’existence d’une cause fondamentale de tous les phénomènes, appelée
« Prakṛti ». Cette dernière est conçue comme la cause substantielle
primordiale qui se trouve à la base de n’importe quel état de l’individu. Ces
états peuvent aller à l’encontre de sa libération ou de son asservissement en
fonction de la prédominance d’un des trois éléments qui la composent :
sattva, rajas, tamas, lesquels sont classés parmi les enseignements
principaux du Sāṃkhya.
La traduction du mot sanskrit « Vivarta Vāda », utilisé dans cet
ouvrage, nécessite également une justification. Ce terme est traduit ici par le
mot « doctrine de l’illusion », mais il est traduit dans certains dictionnaires
par le terme « doctrine de l’évolution ». Cette dernière expression ne
correspond pas à la vraie signification du terme sanskrit « Vivarta » qui,
d’après son sens étymologique, signifie « demeurer sous un aspect autre
que le sien ». Cette situation correspond à l’illusion et non pas à l’évolution
pour les raisons déjà indiquées concernant le terme sanskrit « Pariṇāma ».
À propos de l’illusion, nous citerons l’exemple classique du Vedānta. Il
s’agit d’une corde perçue en tant que serpent. On peut dire que la corde
demeure sous l’aspect du serpent. La corde peut être perçue également sous
l’aspect d’une canne de bambou, mais aucun de ces deux aspects ne
représente une évolution de leur substratum, la corde. Les deux aspects sont
illusoires au même titre. Pareillement, l’ego de l’individu avec toutes ses
manifestations, représente l’aspect illusoire de son substratum, la
Conscience Pure.
Bien entendu, la doctrine du Sāṃkhya n’est pas le résultat d’une simple
spéculation intellectuelle, mais aussi et surtout le fruit d’une vie spirituelle
menée par des sages dans les conditions morales requises et l’ascèse
yoguique. J’espère que l’explication des mots clés de cet ouvrage en
facilitera la compréhension.
Swāmi Shraddhānanda Giri
Introduction

SAṂKHYA KARIKA
 
"Ce dans quoi est préconisé la connaissance


parfaite".
Sāṃ = parfait Khya = connaissance
Kārikā = strophes doctrinales

Le sage Kapila vécut entre le Vème et IIème siècle


avant l’ère chrétienne. On connaît très peu de
sa vie. La légende dit qu’il dénombra les réalités
principielles – bases de l’enseignement du
Sāṃkhya – et les révéla ensuite à Manu.
La doctrine du Sāṃkhya ainsi fondée par le
sage Kapila se transmit à travers ses
successeurs jusqu’à Īśvarakṛṣṇa, compilateur
des Sāṃkhya Kārikā au IVème siècle ou Vème
siècle après J.C.
Outre Kapila et Īśvarakṛṣṇa, les principaux
représentants de cette école sont Vācaspati
Miśra au IXème siècle et l’auteur anonyme des
Sāṃkhya-sūtra au XVème siècle.

Le Sāṃkhya Kārikā, traite les sujets principaux


concernant l’être humain : sa réalité fondamentale – les réalités principielles
composantes de son égo (son psychisme, la notion de Je…) –, la cause
fondamentale de tous les phénomènes de son milieu mental (sentiments de
souffrance, de joie, de stress…) –, les aspects les plus nobles ainsi que les
infirmités de son psychisme –, sa réalité au-delà de son psychisme.

L’enseignement du Sāṃkhya fait partie de celui de la Bhagavad Gita,


universellement connue.

En Inde, l’étude des enseignements du Sāṃkhya Kārikā fait partie intégrante


de celle de la médecine traditionnelle (Āyurveda).

De même que l’enseignement de la médecine comprend quatre


aspects – la maladie, la cause de la maladie, la guérison et le médicament –
, de même l’enseignement des Écritures comprend, lui aussi, quatre aspects.
Ce sont :
- La vie – saṃsāra
- La cause de la vie
- La cessation de la vie pleine de souffrance
- Le moyen de faire cesser la souffrance.
Bien que la connaissance de ces quatre aspects et la connaissance de
l’essence de l’homme, en particulier, proviennent principalement des
Écritures, c’est à dire d’un témoignage excluant tout argumentation, le
Sāṃkhya, tout en s’appuyant pour ses enseignements sur les Śruti –
témoignage des Écritures –, présente une particularité : il développe son
enseignement au moyen de l’inférence, c’est à dire d’une logique rigoureuse.
L’inférence est basée sur la concomitance invariable. Son rôle est de
révéler quelque chose d’inconnu au moyen de quelque chose de connu.
Il est également dans la nature de l’homme de se sentir satisfait et
rassuré lorsqu’un enseignement lui est donné au moyen de quelque chose
de connu. Tout en développant les quatre aspects précités, le Sāṃkhya
apporte également des précisions sur :
1. La connaissance juste (pramā)
2. Le moyen de connaissance (pramaṇā)
3. Le connaissable (prameya)
4. Le connaisseur (pramatā),
Soit en bref, le monde, la nature véritable de l’homme et ses relations
avec le monde.
En ce qui concerne la définition des réalités principielles, il existe des
démarches de l’esprit différentes entre les partisans de la logique
soutiennent que celle-ci a une prépondérance sur les Écritures dont la valeur
ne s’appuie que sur le témoignage. Pour le démontrer, ils citent l’exemple
suivant : lorsque nous confondons, dans l’obscurité, un cordon avec un
serpent, l’inférence vient plus rapidement à notre secours qu’un témoignage
valide, sous forme de « ceci n’est pas un serpent ». La forme d’inférence est
alors celle-ci : « puisque cet objet est dépourvu de toute animation, il ne peut
être un serpent ».
Les partisans du témoignage valide – Écritures – diront que cet
exemple est valable uniquement dans le cas de la connaissance d’une chose
séparée de soi-même, c’est-à-dire d’une chose qui se trouve en dehors de
l’individu. Cependant, lorsqu’il s’agit de la connaissance de soi-même, c’est
le témoignage valide qui prévaut. Pour appuyer leur position ils citent un
exemple pratique : « Dix personnes ont traversé la rivière ; au retour, l’une
d’elle est chargée de vérifier si chacun est bien rentré. En comptant, elle ne
trouve que neuf personnes. Où est donc la dixième ? Un passant arrive et,
la voyant en difficulté, lui dit : « la dixième personne, c’est vous ! ». Ces
paroles lui font prendre immédiatement conscience de la dixième personne
qui n’est autre qu’elle-même, sans le moindre recours à la logique ».
C’est pourquoi le Sāṃkhya s’est également appuyé sur les Śruti –
Upaniṣads – pour définir les réalités principielles. Cependant, il a consolidé
ces réalités principielles au moyen d’une logique rigoureuse, car les Śruti
elles-mêmes ont souligné la nécessité de la réflexion (manana) et de la
contemplation (nididhyāsana).
En fait, une connaissance provenant des Écritures a deux ennemis :
- Le raisonnement faux
- La sensation somatique.
Le raisonnement Faux
L’homme très souvent, raisonne spontanément d’une manière erronée.
Il dit par exemple : « Puisque Dieu est bon, pourquoi y-a-t-il tant de
souffrance ? » Cette question nous fait comprendre qu’il a établi dans son
esprit une concomitance invariable entre la bonté de Dieu et l’absence de
souffrance dans le monde.
La sensation somatique
Les Écritures disent que l’essence de l’homme est éternelle, au-delà
de tout changement. Or nos sensations somatiques contredisent cette
affirmation et nous amènent, à travers les changements du corps et du
mental, à penser que l’homme est une créature matérielle.
C’est la raison pour laquelle l’homme, en complément des Écritures,
doit recourir à une réflexion rigoureuse pour faire face aux raisonnements
faux. D’une part, pour dépasser les sensations somatiques, il doit pratiquer
la contemplation qui l’amène au-delà de ces sensations, où il demeure en
tant que Conscience Pure dans la dissolution des fluctuations mentales.
Si on donnait à un disciple un enseignement partant de quelque chose
de connu, cela constituerait pour lui un bon départ pour la compréhension
des réalités principielles.
Pour cette raison, l’enseignement du Sāṃkhya part de choses
ressenties par tous les hommes. Il débute en abordant le sujet de la
souffrance. Celle-ci, en effet, est une chose ressentie par tous. Son existence
ne peut être niée par personne.
Il est vrai qu’on peut déceler les réalités principielles en analysant
n’importe quel sentiment. Au moment où l’homme ressent de la joie, il ne se
soucie guère, en général, d’en connaître la cause fondamentale, à savoir, la
réalité principielle de l’homme et de l’univers. En revanche il sera plus porté
à chercher la cause fondamentale de la souffrance au moment où il fera
l’expérience de cette dernière.
Ceux qui cherchent à analyser en profondeur la souffrance, parce qu’ils
n’ont plus confiance dans les moyens immédiats permettant d’y remédier,
arrivent à connaître la racine de toute souffrance, de toute manifestation de
l’égo ainsi que de l’univers.
C’est pourquoi le sage Īśvarakṛṣṇa commence son œuvre, les
Sāṃkhya Kārikā », en abordant le sujet de la souffrance. Son premier verset
commence par les mots : « Duḥkha trayābhighātā… » (étant frappé par trois
sortes de souffrances…).
Sāṃkhya Kārikā
Versets et notas

Énumération, distinction et définition des vingt-cinq Tattvas, réalités


principielles hiérarchisées de la cosmologie du Sāṃkhya, qui mettent en
pleine lumière la connaissance de la réalité empirique (manifestations
objectives et subjectives) et de la Réalité Transcendante.

• KARIKA 1
DUḤKHA TRAYABHIGHATAJJIJÑASA TADAPAGHATAKE HETAU
DṚṢṬE SAPARTHA CENNAIKANTATYANTATOBHAVAT
Étant frappés par trois sortes de souffrances, la nécessité d’une enquête sur
le moyen de leur élimination s’impose. Cette enquête n’est-elle pas superflue
puisqu’il existe des moyens d’élimination évidents ? La réponse est « non »
car ces moyens ne sont ni éliminateurs de toutes les souffrances, ni définitifs.

• KARIKA 2
DṚṢṬAVADANUSRAVIKAḤ, SA HYAVISUDDHIKSAYATISAYAYUKTAḤ
TADVIPARITAḤ SREYAN VYAKTAVYAKTAJÑA VIJÑANAT
Le moyen provenant de la révélation védique est de même caractère que les
moyens évidents : les deux sont assujettis à l’impureté, au déclin et à
l’insatiabilité.
Le moyen le meilleur, qui leur est contraire, est la connaissance juste du
Manifesté, du Non-Manifesté et du connaisseur des phénomènes : Puruṣa
(la Conscience Pure).

• KARIKA 3
MULAPRAKṚTIRAVIKṚTIR MAHADADYAḤ PRAKṚTIVIKṚTAYAḤ SAPTA
ṢODASAKASTU VIKARO, NA PRAKṚTIR NA VIKṚTIḤ PURUṢAḤ
Mulāprakṛti, la Racine productrice – cause substantielle primordiale de toutes
les manifestations objectives et subjectives – n’est pas un produit. Les sept
réalités principielles (tattva) : Mahat et les six autres1 sont des entités à la

1 Les « sept » sont :

- Mahat, notion de ‘Je’ non-spécifié


- Ahaṃkāra, notion de ‘Je’ spécifié
- les cinq Tanmātra, les cinq éléments non spécifiés qui sont :
• Śabda Tanmātra, entité relative à l’audible,
fois produites et productrices ; les « seize » (tattvas) qui suivent ne sont que
produits2 ; Puruṣa, la conscience pure, n’est ni producteur, ni produit.

• KARIKA 4
DṚṢṬAMANUMANAMAPTAVACANAÑ CA SARVAPRAMAṆA SIDDHATVAT
TRIVIDHAṂ PRAMAṆAMIṢṬAṂ, PRAMEYASIDDHIḤ PRAMAṆADDHI
La perception, l’inférence et le témoignage valide sont reconnus par le
Sāṃkhya comme les trois Pramāṇas – moyens propres de la connaissance
juste –, car ils recouvrent tous les autres Pramāṇas reconnus par ailleurs.
(Vedānta, etc...).

• KARIKA 5
PRATIVIṢAYADHYAVASAYO DṚṢṬAṂ TRIVIDHAMANUMANAMAKHYATAM
TALLIṄGALIṄGI PURVAKAM APTASRUTIRAPTAVACANAṂ TU
La perception est la fluctuation mentale qui résulte du contact des sens avec
leur objet, et qui confirme la réalité de cet objet.
L’inférence est reconnue comme étant de trois sortes3.
Toutes inférence implique deux éléments : Liṅga et Liṅgī4.
Le témoignage valide est un enseignement oral5 transmis par un témoin


• Spārśa Tanmātra, entité relative au tactile,
• Rūpra Tanmātra, entité relative au visible,
• Rasa Tanmātra, entité relative au goût,
• Gandha Tanmātra, entité relative à l’odorat.
2 Les « seize » sont :

- les onze Indriya, ou instruments de connaissance et d’action, à savoir :


• Cinq Jñānendriyas, ou les cinq sens qui sont l’ouïe, le toucher, la vue, le
goût et l’odorat ;
• Cinq Karmendriyas, ou cinq moyens d’action qui sont ceux de la parole, de
la préhension, de la locomotion, de l’excrétion, et de la procréation ;
• Manas, le mental.
- les cinq Bhūta, aspect spécifié des cinq Tanmātra.
3 Inférence d’un effet à partir de sa cause : Pūrvavat.

Inférence d’une cause à partir de son effet : Śeṣavat


Inférence d’une réalité hors de l’atteinte des sens par la considération des lois
générales : Sāmānyatodṛṣṭa.
4 Liṅga - L’indice (moins étendu).

Liṅgī- Ce qui est révélé par l’indice (plus étendu)


5 Il arrive que, faute de pouvoir enseigner oralement, le Maître laisse un ouvrage écrit qui

est alors considéré comme un témoignage valide. Il en est ainsi de l’enseignement des
ayant eu la connaissance directe et infaillible des réalités (surtout supra
sensorielles).

• KARIKA 6
SAMANYATASTU DṚṢṬAT ATINDRIYANAṂ PRATITIRANUMANAT
TASMADAPI CASIDDHAṂ PAROKṢAMAPTAGAMAT SIDDHAM
La connaissance du supra sensoriel est obtenue par une forme de
l’inférence, Sāmānyatodṛṣṭa (voir Kārikā 5, note 3). Tout ce qui ne peut être
révélé par cette dernière peut l’être par le témoignage valide.

• KARIKA 7
ATIDURAT SAMIPYAT INDRIYAGHATANMANONAVASTHANAT
SAUKṢMYADVYAVADHANAD ABHIBHAVAT SAMANABHIHARACCA
L’existence d’un objet peut ne pas être connue pour les raisons suivantes :
- distance excessive
- proximité excessive
- infirmité des Indriya (voir Kārikā 3, note 2)
- inattention
- subtilité de l’objet
- objet éclipsé par un écran
- objet dominé par le rayonnement d’un autre
- objet mêlé à des objets semblables.

• KARIKA 8
SAUKṢMYATTADANUPALABDHIRNABHAVAT KARYATASTADUPALABDHEḤ
MAHADADI TACCA KARYAṂ PRAKṚTISARUPAṂ VIRUPAÑCA
La Prakṛti (cause substantielle primordiale) demeure inaperçue en raison de
sa subtilité, et non à cause de sa non-existence. Elle existe puisqu’on en
prend conscience à travers ses effets (voir Kārikā 3), à la fois de caractères
semblables à elle et différents d’elle6.

• KARIKA 9
ASADAKARAṆADUPADANAGRAHAṆAT SARVASAMBHAVABHAVAT

Veda qui, autrefois était transmis oralement, et qui de nos jours, est communiqué par
des ouvrages écrits.
6 Semblables – à cause de leur constitution en trois Guṇas.

Différents – c’est à dire impermanents, multiples et possédant une cause (alors que la
Prakṛti est unique, permanente et sans cause).
ŚAKTASYA SAKYAKARAṆAT, KARAṆABHAVACCA SAT KARYAM
L’effet existe dans sa cause, avant même le processus de production,
puisque :
- ce qui n’a jamais existé ne peut venir à l’existence,
- une cause substantielle est indispensable à la production d’un effet,
- une cause substantielle donnée ne peut produire toutes sortes
d’effets,
- toute cause substantielle contenant en puissance la force adéquate
produit l’effet correspondant,
- l’effet est de même essence que sa cause substantielle et il en est
inséparable.

• KARIKA 10
HETUMADANITYAMAVYAPI SAKRIYAMANEKAMASRITAṂ LIṄGAM
SAVAYAVAṂ PARATANTRAṂ VYAKTAṂ VIPARITAMVYAKTAM
Caractéristiques du Manifesté (l’effet) :
• le Manifesté
- provient d’une cause substantielle,
- est impermanent,
- n’est pas inhérent à tous les produits,
- est mobile7, multiple, contenu dans sa cause,
- est soluble8, a des membres9
- est dépendant (de sa cause)
• le Non-Manifesté est le contraire du Manifesté.

• KARIKA 11
TRIGUṆAMAVIVEKI VIṢAYAḤ SAMANYAMACETANAṂ PRASAVADHARMI
VYAKTAṂ TATHA PRADHANAṂ TADVIPARITASTATHA CA PUMAN
Caractéristiques générales du Manifesté et du Non-Manifesté :
Manifesté et Non-Manifesté sont :
• constitués par les trois Guṇas,
• non séparables des trois Guṇas,

7 Mobile – Il s’agit en particulier des effets que sont Mahat, Ahaṃkāra, les Indriya qui,

formant le corps subtil, se déplacent d’une vie à l’autre.


8 Soluble – Au moment de la Libération, le Manifesté perd son caractère de Manifesté

pour se refondre dans sa cause primordiale, Prakṛti.


9 Membres – Ce sont les divers sentiments qui peuvent se manifester indépendamment,

mais qui constituent un Tout (c’est à dire un être vivant).


• objets de l’expérience10,
• communs à tous les êtres,
• non conscients11,
• de nature à produire.
Puruṣa est à la fois contraire à eux (Manifesté et Non-Manifesté) et
semblable à eux12.

• KARIKA 12
PRITYAPRITIVIṢADATMAKAḤ PRAKASAPRAVṚTTINIYAMARTHAḤ
ANYONYABHIBHAVASRAYAJANANA MITHUNAVṚTTAYASCA GUṆAḤ
Nature, finalité et action des trois Guṇas.
Les trois Guṇas : Sattva, Rajas, Tamas, sont respectivement :
• joie, souffrance, torpeur, dans leur nature,
• révélation, mutation, obstruction, dans leur motivation.
Chacun d’eux, dans son action,
• tend à modifier les autres,
• est dépendant des autres,
• donne naissance au mouvement des autres,
• est indissociable des autres.

• KARIKA 13
SATTVAṂ LAGHU PRAKASAKAMIṢṬAMUPAṢṬAMBHAKAṂ CALAÑ CA RAJAḤ
GURU VARAṆAKAMEVA TAMAḤ PRADIPAVACCARTHATO VṚTTIḤ
Nature des trois Guṇas
Sattva est léger, révélateur, agréable ;

10 Objets de l’expérience sensorielle d’une part, et objets de l’expérience intérieure (nos

sentiments de joie, de tristesse...) d’autre part.


11 Non conscients – C’est-à-dire qui ne peuvent pas constater leur propre existence et qui

dépendent d’une entité de nature tout à fait différente, la Conscience qui, Elle, peut
constater leur existence, tout en étant consciente de sa propre existence par elle-
même.
12 Contraire à Prakṛti, le Non-Manifesté, car Puruṣa n’est ni constitué par les trois guna,

ni producteur.
Semblable à Prakṛti, car Puruṣa, comme Prakṛti, est sans cause.
Contraire aux manifestés, car les entités manifestées sont constituées par les trois
guna et dépendent de leur cause, au contraire de Puruṣa.
Semblable aux manifestés car, selon la doctrine du Sāṃkhya, Puruṣa est multiple (voir
Kārikā 18).
Rajas donne l’impulsion ; il est mobile ;
Tamas est lourd et opaque.
Ils agissent ensemble, à la manière d’une lampe à huile13, pour répondre à
une nécessité14.

• KARIKA 14
AVIVEKAYADEḤ SIDDHISTRAIGUṆYAT TADVIPARYAYABHAVAT
KARAṆAGUṆATMAKATVAT KARYASYAVYAKTAMAPI SIDDHAM
Indications qui établissent que, même dans la Prakṛti non manifestée, se
trouvent contenues les caractéristiques du Manifesté :
- L’existence, dans le Non-Manifesté (Prakṛti) des caractéristiques
« non séparables », etc. (voir Kārikā 11) est attestée par la
constitution même du non-manifesté en trois Guṇas.
- Cette existence est encore attestée par le fait que là où se trouvent
absentes lesdites caractéristiques (en Puruṣa), là sont également
absents les trois Guṇas.
- De plus, cette existence des dites caractéristiques dans le Non-
Manifesté est à nouveau confirmée par le fait que l’effet est de même
essence que sa cause.

• KARIKA 15
BHEDANAṂ PARIMAṆAT SAMANVAYAT SAKTITAḤ PRAVṚTTESCA
KARAṆAKARYAVIBHAGADAVIBHAGAD VAỊSVARUPASYA
Lois qui attestent une cause non manifestée.
L’existence du Non-Manifesté est établie puisque :
- L’effet – le Manifesté – est limité (étant en soi spécifié),
- Cause et effet sont de même essence,
- La cause, par son efficience, produit l’effet,
- Il existe une différence entre cause et effet,
- Toutes les formes manifestées demeurent non séparées de leur
cause15.

• KARIKA 16

13 La lumière, dans une lampe à huile, est obtenue grâce à l’ensemble des trois éléments

qui constituent la lampe : le récipient, l’huile, la mèche.


14 Toutes les expériences de la vie, ainsi que la démarche pour la Libération.
15 Il s’agit d’une part de toutes les formes spécifiées – par exemple, une cruche est

indissociable de sa cause, l’argile – d’autre part de l’Univers, qui est indissociable de


sa cause, Prakṛti, avant la Manifestation et au moment de sa dissolution (pralaya).
KARAṆAMASTYAVYAKTAṂ, PRAVARATE TRIGUṆATAḤ SAMUDAYACCA
PARIṆAMATAḤ SALILAVAT PRATIPRATIGUṆASRAYA VISEṢAT
La cause non-manifestée existe. Elle procède continûment de deux
manières :
- chaque Guṇa se reproduit, de façon homogène16, à l’état de Non-
Manifesté,
- pendant la Manifestation, les trois Guṇas produisent collectivement
des effets, selon la prépondérance de la particularité en chacun
d’eux, à la façon de l’eau (qui épouse différentes formes telles que
la glace, la neige, la vapeur d’eau...).

• KARIKA 17
SAṄGHATAPARARTHAVAT TRIGUṆADIVIPARYAYADADHIṢṬHANAT
PURUṢOSTI BHOKTṚBHAVAT KAIVALYARTHAṂ PRAVṚTTESCA
Preuves de l’existence de Puruṣa (la Conscience Pure).
Puruṣa existe puisque :
Tout composite est destiné au service d’un autre17,
Il y a absence des caractéristiques des trois Guṇas (en Puruṣa),
Il y a un catalyseur derrière tout acte,
Il y a un expérimentateur des manifestations de la Prakṛti,
Existe la tendance à l’isolement (c’est à dire la libération, l’existence
sans les associations avec la Prakṛti).

• KARIKA 18
JANMAMARAṆAKARAṆANAṂ PRATINIYAMADAYUGAPATPRAVṚTTESCA
PURUṢABAHUTVAṂ SIDDHAṂ TRAIGUṆYAVIPARYAYACCAIVA
La pluralité de Puruṣa s’établit par les indices suivants :
- La naissance et la mort ont lieu, pour chacun, indépendamment,
- L’acuité des instruments (sens et intelligence) varie selon chaque individu,

16 Dans le même rapport d’équilibre de forces,

Sattva se transforme en Sattva,


Rajas se transforme en Rajas,
Tamas se transforme en Tamas.
17 On observe, dans le monde, qu’une chose formée par la combinaison d’éléments

divers, que ceux-ci soient ou non de même nature, n’est pas créé pour elle-même mais
pour quelqu’un d’autre. Une maison par exemple formée de plusieurs éléments, n’est
pas destinée à elle-même, mais à quelqu’un d’autre : son utilisateur. De même, l’égo,
composé des trois guna n’existe pas pour lui-même, mais pour le service d’une autre
entité, la Conscience Pure.
- L’effort (corporel, mental et d’expression verbale) ne se produit pas
simultanément chez tous les individus,
- Dans chaque individu, la prédominance des Guṇas est différente.

• KARIKA 19
TASMACCAVIPARYASAT SIDDHAṂ SAKṢITVAMASYAPURUṢASYA
KAIVALYAṂ MADHYASTHAṂ DRAṢṬṚTVAMAKARTṚBHAVASCA
Du fait que Puruṣa est de nature opposée à Prakṛti (voir Kārikā 11), il s’ensuit
que Puruṣa est le témoin-isolé, indifférent, spectateur et non-auteur.

• KARIKA 20
TASMATTATSAṂYOGADACETANAṂ CETANAVADIVA LIṄGAM
GUṆAKARTṚTVE CA TAHTA KARTEVA BHAVATYUDASINAH
Par le fait que Puruṣa est la Conscience Pure, le non-conscient Liṅga – le
Manifesté – à cause de son contact avec Puruṣa, apparaît comme conscient.
De la même manière, l’indifférent Puruṣa semble agissant, en raison des
activités appartenant réellement aux trois Guṇas.

• KARIKA 21
PURUṢASYA DARSANARTHAṂ KAIVALYARTHAṂ TATHA PRADHANASYA
PAṄGVANDHAVADUBHAYORAPI SAṂYOGASTATKṚTAḤ SARGAḤ
Raisons de la manifestation de Prakṛti – cause substantielle primordiale.
La Manifestation se réalise par l’union des deux – Puruṣa et Prakṛti – union
comparable à celle du paralytique et de l’aveugle :
- en vue d’expériences de toutes sortes de Prakṛti par Puruṣa18,
- en vue de l’isolement – Libération – de Puruṣa, la Conscience
Pure19.

• KARIKA 22
PRAKṚTERMAHAṂSTATOHAṄKARASTASMAD GAṆASCA ṢOḌASAKAḤ
TASMADAPISOḌASAKAT PAÑCABHYAḤ PAÑCA BHUTANI


18 Puruṣa semble expérimenter des manifestations de Prakṛti, sous forme de joie et de

souffrance.
19 Isolement – il s’agit de la dissociation d’avec la Prakṛti, qui englobe tous les

phénomènes physiques et mentaux. C’est la prise de conscience par Puruṣa, le


principe spirituel, qui n’est pas de nature à être affecté par les dualités. Cette prise de
conscience permet à Puruṣa d’être à l’abri de toutes sortes de souffrances (voir Kārikā
17).
Énumération des productions (réalités principielles) de Prakṛti – la Cause
Substantielle Primordiale – :
- de Prakṛti provient Mahat (le Grand Principe, notion de Je non
spécifié),
- de Mahat provient Ahaṃkāra (notion de Je dynamique et spécifié),
- d’Ahaṃkāra proviennent les seize20,
- parmi les seize, des cinq Tanmātras (éléments non spécifiés)
proviennent les cinq (éléments grossiers et spécifiés)21.

• KARIKA 23
ADHYAVASAYO BUDDHIDHARMO JÑANAṂ VIRAGA AISVARYYAM
SATTVIKAMETADRUPAṂ TAMASAMASMADVIPARYYASTAM
Description de Buddhi ou Mahat (voir Kārikā 35).
- Buddhi est la faculté qui certifie aussi bien les réalités empiriques -
une cruche, une fleur, etc… - que les réalités principielles (Puruṣa,
Prakṛti, Mahat...) ;
- vertu, sagesse, détachement, pouvoirs supra normaux sont les
quatre attributs constituant son caractère sattvique (révélateur).
Leurs contraires représentent le caractère tāmasique (obscur) de
Buddhi.

• KARIKA 24
ABHIMANOHAṄKARASTASMAT DVIVIDHAḤ PRAVARTATE SARGAḤ
EKADASAKASCA GAṆASTANMATRA PAÑCAKASCAIVA
Énumération des productions – réalités principielles – d’Ahaṃkāra (notion de
Je dynamique).
Ahaṃkāra est l’égotisme, la notion de « Je » dynamique dont découlent deux
sortes de productions :
- les onze (ensemble des Indriya),
- les cinq éléments non spécifiés (Tanmātra).


20 Les seize sont :

- les cinq Jñānendriyas, ou cinq sens,


- les cinq Karmendriyas, ou cinq moyens d’action,
- le Manas, ou mental,
- les cinq Tanmātra, ou cinq éléments non spécifiés. (Voir également le Kārikā 3).
21 La transformation des éléments subtils (Tanmātra) en éléments spécifiés (Bhūta) est

décrite par Adi Śaṃkarācārya dans le prakaranam intitulé Pañcikaranam dans lequel
il la nomme quintuplication (Note de Prakāsh).
• KARIKA 25
SATTVIKA EKADASAKAḤ PRAVARTATE VAIKṚTADAHAṄKARAT
BHUTADESTANMATRAḤ SAḤ TAMASASTAIJASADUBHAYAM
Les onze Indriya sont produits par le caractère sattvique d’Ahaṃkāra, appelé
Vaikṛta.
Les cinq Tanmātra (éléments non spécifiés) sont produits par le caractère
tāmasique d’Ahaṃkāra, appelé Bhūtadi.
Les uns et les autres (Indriya et Tanmātra) procèdent également du caractère
rājasique d’Ahaṃkāra, appelé Taijasa.

• KARIKA 26
BUDDHINDRIYAṆI CAKṢU SROTRAGHRAṆARASANATVAGAKHYANI
VAKPAṆIPADAPAYUPASHTANI KARMENDRIYAṆYAHUḤ
Les cinq Jñānendriyas (moyens de perception) sont : la vue, l’ouïe, l’odorat,
le goût, le toucher.
Les cinq Karmendryas (moyens d’action) sont : la parole, la préhension, la
locomotion, l’excrétion et la procréation.

• KARIKA 27
UBHAYATMAKAMATRA MANAḤ SAṂKALPAKAMINDRIYAṂ CA SADHARMYAT
GUṆAPARIṆAMAVISEṢANNANATVAṂ BAHYABHEDASCA
Manas, le mental, est à la fois :
- Saṃkalpaka (faculté qui spécifie les perceptions non spécifiées)22
- et Indriya, puisqu’il procède de la même cause substantielle
(Ahaṃkāra) que les autres Indriya.
La pluralité des Indriya résulte de la transformation des trois Guṇas et aussi
de la diversité du monde extérieur23.

• KARIKA 28
ŚABDADIṢU PANCANAMALOCANAMATRAMIṢYATE VṚTTIḤ
VACANADANAVIHARAṆOTSARGANANDASCA PAÑCANAM
Les cinq Jñānendriyas ont pour fonction de percevoir (Ālocana) les cinq
éléments grossiers :
son, etc... 24 comme éléments non précisés (voir nota Kārikā 27)

22 Nos sens reçoivent des impressions vagues venant d’une source extérieure (objet,

son...). Le mental y ajoute les éléments complémentaires : nom, attributs, espèce, etc.
qui précisent ces impressions.
23 Développement dans les commentaires de l’ouvrage.
24 Le visible, le son, l’odeur, la saveur, le tangible.
Les cinq Karmendriyas ont respectivement pour fonction : parler, prendre, se
déplacer, déféquer et jouir (sexuellement).

• KARIKA 29
SVALAKṢAṆYAṂ VṚTTISTRAYASYA SAIṢA BHAVATHYASAMANYA
SAMANYAKARAṆAVṚTTIḤ PRAṆADYA VAYAVAḤ PAÑCA
Les caractéristiques particulières à chacun des trois – Buddhi, Ahaṃkāra,
Manas –25 représentent les fonctions qui leur sont propres.
Leurs fonctions communes représentent les « cinq souffles vitaux » : Prāna,
etc.26.

• KARIKA 30
YUGAPACCATUṢṬAYASYA TU VṚTTIḤ KRAMASASCA TASYA NIRDIṢṬA
DṚṢṬE TATHAPYADṚṢṬE TRAYASYA TATPURVIKA VṚTTIḤ
Les fonctions de l’ensemble des quatre instruments (trois internes + un
externe – qui est l’un des cinq sens) sont simultanées ou successives. Que
les objets soient perçus ou non perçus27, les fonctions des trois impliquent
cela (la fonction de l’un des cinq sens).

• KARIKA 31
SVAṂ SVAṂ PRATIPADYANTE PARASPARAKUTAHETUKAṂ VṚTTIM
PURUṢARTHA EVA HETURNA KENACITKARYATE KARAṆAM
Tous les instruments28 remplissent leur fonction respective en rapport avec
leurs besoins mutuels.
La cause véritable pour laquelle tous les instruments agissent collectivement

25 - Les trois réalités principielles, Buddhi, Ahaṃkāra et Manas sont considérées comme

les instruments internes (antaḥakaraṇa). Les instruments externes (bāhyakaraṇa) sont


les dix Indriya.
- Buddhī, Ahaṃkāra, Manas sont considérés comme les instruments internes pour les
raisons suivantes :
a) ils se trouvent entre :
- Puruṣa d’une part
- les dix Indriya d’autre part.
b) leurs objets (Viṣaya) sont intérieurs à savoir :
- nos sentiments (joie, tristesse...)
- les impressions apportées par les dix Indryias (instruments externes).
26 Les cinq souffles vitaux : Prāna, Apāna, Viyāna, Samāna, Udāna (voir développement).
27 Dans le cas d’inférence, l’objet bien qu’inaperçu nécessite au départ l’opération de l’un

des cinq sens.


28 Internes (Buddhi, Ahaṃkāra, Manas) et externes (les 10 Indriya).
n’est autre que Puruṣārtha – expériences de toutes sortes et libération –, ils
ne sont mûs par rien d’autre.

• KARIKA 32
KARAṆAṂ TRAYODASAVIDDHAṂ, TADAHARAṆADHARAṆA PRAKASAKARAM
KARYAṂ CA TASYA DASADHAHARYAṂ DHARYAṂ PRAKASYAṂ CA
Les instruments sont de treize sortes (voir Kārikā 29). Leurs fonctions sont
de recevoir, retenir, révéler.
Parmi ces treize, les dix Indriya (voir Kārikā 26) ont dix sortes d’objets qui
sont recevables, retenables et révélables.

• KARIKA 33
ANTAḤKARAṆAṂ TRIVIDHAṂ DASADHA BAHYAṂ TRAYASYA VIṢAYAKYAM
SAMPRATAKALAṂ BAHYAṂ TRIKALAMABHYANTARAṂ KARAṆAM
Les instruments internes sont de trois sortes (voir Kārikā 29).
Les instruments externes, objets de ceux-ci, sont de dix sortes (voir Kārikā
29).
Les instruments externes concernent les objets présents, tandis que les
internes concernent les objets dans les trois temps – passé, présent, futur.

• KARIKA 34
BUDDHINDRIYAṆI TEṢAṂ PAÑCA VISEṢAVISEṢAVIṢAYAṆI
VAGBHAVATI SABDAVIṢAYA SEṢAṆI TU PAÑCAVIṢAYAṆI
Parmi les dix (Indriya), les cinq moyens de perception (connaissance)
saisissent les cinq objets dans leurs aspects spécifiés et non spécifiés
(grossiers et subtils).
Parmi les cinq moyens d’action, la parole a pour seul objet le son (grossier),
tandis que chacun des quatre autres concernent les objets constitués par les
cinq éléments (viṣayāni).

• KARIKA 35
SANTAḤKARAṆA BUDDHIḤ SARVAṂ VIṢAYAMAVAGAHATE YASMAT
TASMAT TRIVIDHAṂ KARAṆAṂ DVARI, DVARAṆI SEṢANI
Puisque Buddhi avec les autres instruments internes (Ahaṃkāra et Manas)
appréhendent tous les objets dans les trois temps, ces trois instruments
internes sont les maîtres des portes tandis que le reste – les instruments
externes – sont les portes de la perception.
• KARIKA 36
ETE PRADIPAKALPAḤ PARASPARAVILAKṢAṆA GUṆAVISEṢAḤ
KṚTSNAṂ PURUṢASYARTHAṂ PRAKASYA BUDDHAU PRAYACCHANTI
Ces instruments – hormis Buddhi – qui sont :
- différents les uns des autres,
- des modifications particulières des trois Guṇas,
- comparable à une lampe à huile,
révèlent tous les objets d’expérience de Puruṣa et les présentent à Buddhi.

• KARIKA 37
SARVAṂ PRATYUPABHOGAṂ YASMATPURUṢASYA SADHAYATI BUDDHIḤ
SAIVA CA VISINAṢṬI PUNAḤ PRADHANAPURUṢANTARAṂ SUKṢAM
Puisque Buddhi réalise toutes les expériences de Puruṣa, c’est elle qui
discerne la différence subtile entre Pradhāna (Prakṛti)29 et Puruṣa.

• KARIKA 38
TANMATRAṆYAVISEṢASTEBHYO BHUTANI PAÑCA PAÑCABHYAḤ
ETE SMṚTA VISEṢAḤ, SANTA GHORASCA MUḌHASCA
Les cinq Tanmātra sont les éléments non spécifiés (éléments subtils)30. De
ceux-ci procèdent les cinq Bhūta. Ces derniers sont dits spécifiés (éléments
grossiers) et comportent le caractère de la joie, de la souffrance et de l’inertie.

• KARIKA 39
SUKṢMA MATAPITṚJAḤ SAHA PRABHUTAISTRIDHA VISEṢAḤ SYUḤ
SUKṢMASTESAṂ NIYATA, MATAPITṚJA NIVARTANTE


29 Pradhāna : synonyme de Prakṛti qui signifie « le Principal », dont découlent les autres

réalités principielles (Tattva).


30 Le terme subtil est employé principalement pour désigner les Tanmātra – éléments non

spécifiés.
Cependant il est utilisé par ailleurs (Kārikā 39) pour désigner un état affiné des
éléments grossiers – spécifiés.
Cet état affiné n’est pas perceptible dans notre fonctionnement sensoriel ordinaire. Au
moment de la mort, l’être abandonne son corps grossier mais conserve l’état affiné des
éléments grossiers. Cet état affiné constitue son « corps véhicule » (Ativāhika Śarīra).
Ce « corps véhicule » ne nous est pas perceptible en raison de la capacité habituelle
de nos sens. Il peut cependant être perçu dans des circonstances fortuites (apparitions
de défunts). L’exemple en est fourni lors de certains événements dans le monde, au
cours desquels des gens ordinaires ont vu apparaître des défunts.
Mais les yogis, qui ont su développer leurs facultés sensorielles – latentes en chacun
de nous – peuvent naturellement voir les « corps véhicules » des défunts.
Les spécifiés sont de trois sortes :
1/les corps subtils (corps véhicules ; voir Kārikā 38)
2/les corps engendrés par les parents
3/les éléments grossiers.
Parmi eux les – corps – subtils sont permanents (jusqu’à la libération –
moksa) tandis que les corps nés des parents sont périssables.

• KARIKA 40
PURVOTPANNAMASAKTAṂ NIYATAṂ MAHADADISUKṢMAPARYANTAM
SAṂSARATI NIRUPABHOGAṂ BHAVAIRADHIVASITAṂ LIṄGAM
Le Liṅga (corps subtil)31 est formé antérieurement32, détaché33, durable –
jusqu’à la Libération –, composé des réalités principielles allant de Mahat
jusqu’aux éléments subtils (dix-huit Tattva).
(Le Liṅga) transmigre – prend successivement plusieurs corps : céleste,
humain ou animal –, est inapte à l’expérience (s’il est dépourvu de corps
grossier ou de corps véhicule).
Le Liṅga est imprégné de diverses potentialités34.

• KARIKA 41
CITRAṂ YATHASRAYAMṚTE STHAṆVADIBHYO VINA YATHA CHAYA
TADVADVINAVISEṢAIRNA TIṢṬHATI NIRASRAYAṂ LIṄGAM
De même qu’un tableau ne peut exister sans support – la toile –, ni l’ombre
sans le pilier, etc., de même le corps subtil (Liṅga Sarīra) ne peut exister
sans le support des non spécifiés (les cinq "éléments subtils" ou Tanmātra).

• KARIKA 42
PURUSARTHAHETUKAMIDAṂ NIMITTANAIMITTIKA PRASAṄGENA
PRAKṚTERVIBHUTVA YOGANNATAVAD VYAVATIṢṬHATE LIṄGAM

31 Corps subtil : dans ce Kārikā il s’agit du corps composé par les Tanmātra. Le corps

formé par les Tanmātra n’est pas assujetti aux expériences sensorielles, agréables ou
désagréables, en raison même de leur caractère propre qui est non spécifié.
Mais ce corps subtil, Liṅga Sarīra, est indépendant de tous les autres corps : corps-
véhicule, corps grossier, qui forment des enveloppes autour du Liṅga Sarīra. A l’état
de veille, les expériences se font simultanément sur ces trois niveaux.
32 Le Liṅga existe avant la première incarnation de l’être, et par conséquent précède la

naissance du corps grossier quelle qu’en soit l’espèce.


33 Le Liṅga n’est pas lié à un corps particulier et demeure libre de prendre n’importe lequel.
34 Le corps subtil englobe toutes les dispositions bonnes ou mauvaises telles que :

sagesse détachement, ignorance, attachement etc. ainsi que la possibilité de s’incarner


dans différents corps de n’importe quelle espèce.
Pour réaliser l’objectif de Puruṣa (la Conscience Pure), le corps subtil, en
conformité avec la loi de cause à effet, et en raison même de l’aspect multiple
de Prakṛti, se comporte comme un danseur (voir développement).

• KARIKA 43
SAṂSIDDHIKASCA BHAVAḤ PRAKṚTIKA VAIKṚTIKASCA DHARMADYAḤ
DṚṢṬAḤ KARAṆASRAYINAḤ KARYASRAYIṆASCA KALALADYAḤ
Les dispositions35 sont naturelles, innées36 ou acquises (par l’éducation). Les
supports de ces dispositions sont les instruments (nota 28 Kārikā 31).
Les états : ovule, fœtus, enfance, adulte, etc. ont pour support l’effet, c’est à
dire le corps grossier.

• KARIKA 44
DHARMEṆA GAMANAMURDHVAM GAMANAMADHASTAD BHAVATYADHARMEṆA
JÑANENA CAPAVARGO VIPARYAYADIṢYATE BANDHAḤ
La vertu conduit vers le haut37, le vice conduit vers le bas37. La sagesse
conduit vers la libération du corps subtil. Son contraire crée le lien.

• KARIKA 45
VAIRAGYAT PRAKṚTILAYAḤ SAṂSARO BHAVATI RAJASADRAGAT
AISVARYADAVIGHATO VIPARYAYAT TADVIPARYASAḤ
Du détachement provient la dissolution dans Prakṛti, de l’attachement
rājasique – où prédominent les désirs – provient la transmigration (dans les
états célestes, humains...), des pouvoirs supranormaux38 provient l’absence
d’obstacle.
De leurs contraires, l’inverse – les obstacles.

35 Dispositions : vertus ou mauvais penchants.
36 Dans notre mental demeurent toutes les dispositions à l’état potentiel. Chez certains

êtres, les bonnes dispositions – c’est à dire la sagesse, le détachement, la maîtrise de


soi – sont naturelles. Par conséquent elles se manifestent à la naissance.
Dans cette Kārikā, les deux termes : naturelles et innées ont un sens identique.
Nos impulsions, bonnes ou mauvaises, appartiennent au mental. Ce sont des états du
mental et non de la conscience. Elles se manifestent à travers un support : le corps
grossier.
37 Vers le haut : c’est à dire les plans supérieurs dans l’évolution.

Vers le bas : dégradation dans l’existence présente et même pour les incarnations
suivantes.
38 Pouvoirs supranormaux : développement et maîtrise de toutes les facultés. Le yogi

ayant atteint cette maîtrise, et qui manifeste la volonté d’accomplir une mission noble,
ne rencontrera aucun obstacle dans la réalisation de son souhait.
• KARIKA 4639
ESA PRATYAYA SARGO VIPARYAYASAKTI TUṢṬI SIDDHYAKHYAḤ
GUṆAVAIṢAMYAVIMARDATTASYA CA BHEDASTU PAÑCASAT
La manifestation de Buddhi comprend : la connaissance erronée, les
incapacités, les satisfactions et les réussites.
Cinquante variétés de cette quadruple manifestation sont produites par la
prédominance d’un des Guṇas, résultant de leur déséquilibre.

• KARIKA 47
PAÑCAVIPARYAYA BHEDA BHAVANTYASAKTISCA KARAṆAVAIKALYAT
AṢTAVIṂSATIBHEDA TUṢṬIRNAVADHA AṢTADHA SIDDHIḤ
Il y a cinq variétés de connaissances erronées, vingt-huit sortes d’incapacités
dues aux défauts des instruments (voir Kārikā 31), neuf sortes de
satisfactions et huit sortes de réussites.

• KARIKA 48
BHEDASTAMASOṢṬAVIDHO MOHASYA CA DASAVIDHO MAHAMOHḤ
TAMISROṢṬADASADHA TATHA BHAVATYANDHA TAMISRAḤ
Il y a huit sortes d’ignorances ainsi que d’illusions, dix de grandes illusions,
dix-huit de ténèbres ainsi que de ténèbres aveuglantes.

• KARIKA 49
EKADASENDRIYAVADHAḤ SAHA BUDDHIVADHAIRASAKTI RUDDIṢṬA
SAPTADASA VADHA BUDDHERVIPARYAYAT TUṢṬI SIDDHINAM
Les incapacités sont les infirmités des onze instruments40 ainsi que les
infirmités de Buddhi. Les dix-sept sortes d’infirmité de Buddhi résultent de la
satisfaction et du manque de réussite.

• KARIKA 50
ĀDHYATMIKYASCATASRAḤ PRAKṚTYUPADANAKALA BHAGYAKHYAḤ
BAHYAVIṢAYOPARAMAT PAÑCA NAVA TUṢṬAYOBHIMATAḤ
Des neuf sortes de satisfactions :
- quatre concernent la satisfaction du milieu mental (esprit). Ce sont
celles de Prakṛti, des objets de culte, du temps, du destin.
- cinq concernent les satisfactions provenant du renoncement aux


39 Dans ce Kārikā, le mot sanscrit Pratyaya est employé comme synonyme de Buddhi.
40 Les infirmités des onze instruments : c’est à dire des sens, des organes d’action et de

Manas.
objets extérieurs (relatifs aux expériences sensorielles).

• KARIKA 51
ŪHAḤ SABDODHYAYANAṂ DUḤKAVIGHATASTRAYAḤ SUHṚTPRAPTIḤ
DANAÑCA SIDDHAYOṢṬAU SIDDHEḤ PURVOṄKUSAS TRIVIDHAḤ
Les réussites sont au nombre de huit : la réflexion, l’enseignement oral,
l’étude (des écritures), la destruction des trois souffrances41, l’obtention des
amis42, la concentration purificatrice. Les trois manifestations de Buddhi,
mentionnées avant la réussite, sont les entraves à celle-ci (Kārikā 46 :
connaissance erronée, incapacité, satisfaction).

• KARIKA 52
NA VINABHAVAIRLIṄGAM NA VINA LIṄGENA BHAVANIVṚTTIḤ
LIṄGAKHYO BHAVAKHYASTASMADDVIVIDHAḤ PRAVARTATE SARGAḤ
Sans les dispositions (attributs du Liṅga), le Liṅga ne peut pas exister et,
sans le Liṅga, les dispositions ne peuvent pas se manifester. C’est pourquoi
il y a deux sortes de manifestations : celles des dispositions et celles du Liṅga
– toutes au service de Puruṣa.

• KARIKA 53
AṢṬAVIKALPO DAIVASTAIRYAGYONASCA PAÑCADHA BHAVATI
MANUṢASCAIKAVIDHAḤ SAMASATO BHAUTIKAḤ SARGAḤ
Les espèces célestes sont de huit sortes, les espèces animales de cinq
sortes et il n’y a qu’une seule espèce humaine.
Telles sont, en bref, les manifestations des cinq éléments43.

• KARIKA 54
URDHVAM SATTVAVISALASTAMOVISALASCA MULATAH SARGAH
MADHYE RAJOVISALO BRAHMADISTAMBA PARYANTAH
Dans la manifestation supérieure, celle des Deva, prédomine Sattva.
Dans la manifestation inférieure, celle des animaux, prédomine Tamas.
Dans la manifestation intermédiaire, celle de l’homme, prédomine Rajas.

41 Les trois souffrances :

a. physique et mentale
b. provenant d’un élément extérieur
c. provenant d’une conjoncture planétaire.
42 Qui aident à comprendre l’enseignement spirituel.

L’absence des huit réussites fait partie des infirmités de Buddhi.


43 Sous forme de corps : corps céleste, corps animal, corps humain.
Telles sont les manifestations depuis Brahmā (le Créateur) jusqu’aux plantes
(Stamba).

• KARIKA 55
TATRA JARAMARAṆAKṚTAṂ DUḤKHAṂ PRAPNOTI CETANAḤ PURUṢAḤ
LIṄGASYA VINIVṚTTESTASMADDUḤKHAṂ SVABHAVENA
A travers ses manifestations, la conscience individualisée fait l’expérience de
la souffrance issue de la vieillesse44 et de la mort – à cause de son manque
de discrimination – tant que le Liṅga (corps subtil) n’est pas dissout. La
souffrance arrive d’une manière naturelle (pour l’être ignorant par voie de
conséquence).

• KARIKA 56
ITYEṢAPRAKṚTIKṚTO MAHADADIVISEṢABHUTA PARYANTAḤ
PRATIPURUṢAVIMOKṢARTHAṂ SVARTHA IVA PARARTHA ARAMBHAḤ
La manifestation depuis Mahat – Buddhi, Moi pur – jusqu’aux cinq éléments
spécifiés est faite par la Prakṛti en vue de libérer chaque Puruṣa (Conscience
Individualisée). Prakṛti se manifeste au service d’une autre – la conscience
pure – bien qu’apparemment elle agisse pour elle-même.

• KĀRIKĀ 57
VATSAVIVṚDDHINIMITTAṂ KSIRASYA YATHA PRAVṚTTIRAJÑASYA
PURUṢAVIMOKṢANIMITTAṂ TATHA PRAVṚTTIḤ PRADHANASYA
De même que le lait, non conscient, apparaît pour nourrir le jeune veau, de
même la Prakṛti, non consciente se manifeste pour la libération de Puruṣa.

• KĀRIKĀ 58
AUTSUKYANIVṚTTYARTHAṂ YATHA KRIYASU PRAVARTATE LOKAḤ
PURUṢASYA VIMOKṢARTHAṂ PRAVARTATE TADVADAVYAKTAM
De même que les gens agissent pour satisfaire des désirs, de même le non-
manifesté – Prakṛti – agit pour la libération des Puruṣa.

• KĀRIKĀ 59
RAṄGASYADARSAYITVA NIVARTATE YATHA NARTAKI NṚTYAT
PURUṢASYA TATHATMANAṂ PRAKASYA VINIVARTATE PRAKṚTIḤ
De même qu’une danseuse cesse de danser après avoir joué pour les
spectateurs, de même la Prakṛti, après s’être montré au Puruṣa, s’efface –


44 La vieillesse comprend également les maladies.
résorbe en elle-même ses manifestations.

• KĀRIKĀ 60
NANAVIDHAIRUPAYAIRUPAKARIṆYANUPAKARIṆAḤ PUṂSAḤ
GUṆAVATYAGUṆASYA SATASTASYARTHAMAPARTHAKAÑCARATI
La généreuse et bienfaitrice Prakṛti, formée des Guṇas, agit par des moyens
très divers pour les besoins – les expériences de toutes sortes et la Libération
– des Puruṣa qui sont dépourvus de Guṇa et ne lui donnent rien en retour.

• KĀRIKĀ 61
PRAKṚTEḤ SUKUMARATARAṂ NA KIÑCIDASTITI ME MATIRBHAVATI
YA DṚṢṬASMITI PUNARNA DARSANAMUPAITI PURUṢASYA
Il n’y a pas plus pudique que Prakṛti, telle est ma conviction. S’apercevant
qu’elle est vue (par Puruṣa), elle ne se montre plus à Puruṣa.

• KĀRIKĀ 62
TASMANNAVADHYATEDDHA NA MUCYATE NAPI SAṂSARATI KASCIT
SAṂSARATI VADHYATE MUCYATE CA NANASRAYA PRAKṚTIḤ
C’est pourquoi, en réalité, nul – aucun Puruṣa – n’est lié, ni émancipé, ni ne
transmigre. C’est la Prakṛti qui, au moyen de plusieurs supports – plusieurs
corps –, transmigre, se lie et se libère.

• KĀRIKĀ 63
RUPAIḤ SAPTABHIREVA TU BADHNATYATMANAMATMANA PRAKṚTIḤ
SAIVA CA PURUṢARTHAṂ PRATI VIMOCAYATYEKA RUPEṆA
La Prakṛti se lie elle-même au moyen de sept formes – sept dispositions, à
l’exception de la connaissance – pour les expériences de Puruṣa. C’est elle
qui, au moyen d’une seule forme – la connaissance juste –, se libère de cet
enchaînement des transformations.

• KĀRIKĀ 64
EVAṂ TATTVABHYASANNASMI NA ME NAHAMITYAPARISEṢAM
AVIPARYAYADVISUDDHAṂ KEVALAMUTPADYATE JÑANAM
Ainsi, en appliquant la discrimination – concernant les réalités principielles –
et du fait de l’absence de l’erreur et du doute, la connaissance véritable
apparaît sous les formes suivantes :
1. je ne suis pas (la Prakṛti et ses phénomènes)
2. ne m’appartiennent pas (la Prakṛti et ses phénomènes)
3. je ne suis pas (l’auteur des phénomènes de la Prakṛti).
• KĀRIKĀ 65
TENA NIVṚTTAPRASAVAMARTHAVASAT SPTARUPAVINIVṚTTAM
PRAKṚTIṂ PASYATI PURUṢAḤ PREKṢAKAVADAVASTHITAḤ SVASTHAḤ
De ce fait – suite à la connaissance des réalités principielles – Puruṣa, établi
dans sa propre nature, tel un spectateur, regarde la Prakṛti qui, dépourvue
des sept formes – dispositions –, a cessé de produire (les phénomènes) faute
de nécessité.

• KĀRIKĀ 66
DṚṢṬA MAYETYUPEKṢAKA EKO DṚṢṬAHAMITYUPARAMATYANYA
SATISAṂYOGEPI TAYOḤ PRAYOJANAṂ NASTI SARGASYA
L’un (Puruṣa) pense : la Prakṛti est vue par moi. L’autre (Prakṛti) pense : je
suis vue – par Puruṣa. Elle cesse d’agir. Bien que le lien existe, la nécessité
de produire n’existe plus.

• KĀRIKĀ 67
SAMYAK JÑANADHIGAMAT DHARMADINAMAKARAṆAPRAPTAU
TIṢṬ̣ HATI SAṂSKARAVASAT CAKRABHRAMI VADDHṚTA SARIRAḤ
La Connaissance Suprême étant parachevée, la cause – l’ignorance – qui
engendrait vertus45, vices, etc... étant annihilée, le sage en raison des
Saṃskāra, accumulés (Prārabdha), vit encore quelques temps, à l’instar de
la roue de potier qui continue un moment sur sa lancée.

• KĀRIKĀ 68
PRAPTE SARIRABHEDE CARITARTHATVAT PRADHANA VINIVṚTTAU
AIKANTIKAMATYANTIKAMUBHAYAṂ KAIVALYAMAPNOTI
Par la conviction absolue que la conscience est différente du corps ou bien
par le fait (grâce à la Connaissance Fondamentale) que le corps se
désagrège en ses cinq éléments, le but de Puruṣa est atteint, la manifestation
de la Prakṛti touche à son terme et le sage demeure dans son isolement (voir
Kārikā 21) de manière sûre et définitive.

45 Vertus : qualité morale (honnêteté, charité..) qui facilitent l’évolution vers la vérité

fondamentale. Mais, autant que les vices, les vertus sont des fluctuations mentales.
Les fluctuations mentales, bonnes ou mauvaises, proviennent de l’identification de
Puruṣa avec Prakṛti, et à ce titre représente une ignorance qui doit être éliminée.
La sagesse suprême détruit cette identification (Puruṣa / Prakṛti) et par conséquent
toutes les fluctuations mentales (y compris les vertus) qui en résultent.
Néanmoins l’être humain doit développer les vertus car ce développement est un
préalable à la compréhension et à l’approche de la vérité.
• KĀRIKĀ 69
PURUṢARTHAJÑANAMIDAṂ GUHYAṂ PARAMARṢIṆA SAMAKHYATAM
STHITYUTPATTIPRALAYASCINTYANTE YATRA BHUTANAM
Cette connaissance abstruse, dans l’intérêt de Puruṣa, a été révélée par le
grand sage Kapila. Dans le but d’acquérir cette connaissance, les processus
de la naissance, de l’existence et de la dissolution des êtres ont été
approfondis et décrits.

• KĀRIKĀ 70
ETAT PAVITRAMAGRYAṂ MUNIRASURAYENUKAMPAYA PRADADAU
ĀSURIRAPI PAÑCASIKHAYA TENA CA BAHUDHA KṚTAṂ TANTRAM
Cette suprême science sacrée, le sage très compatissant l’a donnée à Āsuri,
Āsuri à Pañcaśikha qui en a développé la doctrine.

• KĀRIKĀ 71
ŚIṢYAPARAMPARAYAGATAMISVARA KṚṢṆENA CAITADARYABHIḤ
SAṄKṢIPTAMARYAMATINA SAMYAGVIJÑAYA SIDDHANTAM
Transmis à travers la lignée ininterrompue des disciples, cet enseignement
– conclusion de la doctrine du Sāṃkhya – fut ensuite exposé succinctement
sous forme de kārikā (stances Āryā) par Īśvarakṛṣṇa qui en avait la
connaissance parfaite.

• KĀRIKĀ 72
SAPTATYAṂ KILA YERTHASTERTHAḤ KṚTSNASAYA ṢAṢṬITANTRASAYA
ĀKHYAYIKA VIRAHITAḤ PARAVADA VIVARJITASCAPI
L’enseignement contenu dans ces soixante-dix kārikā représente la totalité
de l’ouvrage appelé Ṣaṣṭi Tantra46 de Pañcaśikha – à l’exclusion toutefois
des anecdotes et des réfutations des écoles adverses.

• KĀRIKĀ 73
TASMAT SAMASDṚṢṬAṂ SASTRAMIDAṂ NARTHATASCA PARIHINAM
TANTRASYA BṚHANMURTERDARPAṆA SAṂKRANTAMIVA BIMBAM
De même qu’une très grande statue peut se refléter dans un petit miroir, la
très vaste étude que représente le Ṣaṣṭi Tantra est révélée dans ce modeste
ouvrage qu’est le Sāṃkhya Kārikā.


46 Ṣaṣṭi Tantra : avant le présent ouvrage, la doctrine du Sāṃkhya avait été exposée en

soixante aphorismes par le sage Pañcaśikha.


Kārikā 3
Prakṛti est pradhāna (principal ou préétabli) ce qui contient tout, engendre tout, ce qui est
la cause matérielle d’autres principes. Elle représente les Guṇas à l’état d’équilibre Elle-
même, elle n’a pas de racine, tout en étant racine de tout, ce qui veut dire qu’elle n’est
dérivée de nul autre.
Il s’agit ici de la discrimination (entre Puruṣa et Prakṛti), à partir de la connaissance du
manifesté, on doit remonter jusqu’au non-manifesté qui en est la cause ; Et la
connaissance de ces deux mène à la découverte du Moi ou Puruṣa, “l’homme, l’Être
spirituel suprême, éternel subtil et omniprésent, contrepartie du Brahman du Vedānta, qui
est l’entité spirituelle coéternelle avec la Nature” ou Prakṛti, “qui s’oppose à elle et à ses
dérivés”, le premier des vingt-cinq principes, les autres étant :
• 1 : La Nature fondamentale (Mulāprakṛti) ou simplement Prakṛti ou encore
pradhāna (le préétabli), existant de toute éternité.
• 2 à 8 : les sept dérivés (vikrti) de la Nature qui sont : la conscience (buddhi
encore appelée le Grand (Mahat) ; le moi (Ahaṃkāra) : les cinq essences pures,
Tanmātras, “ce qui est seulement ce qu’il est‘’ des éléments matériels.
• 9 à 24 : les seize modifications (vikāra) qui sont :
o les cinq facultés de cognition ou conscience (buddhīndriya), c’est à dire, les
cinq sens
o les cinq facultés d’action (karmendriya)
o l’esprit (manas), “organe centralisateur des, données sensorielles et
cinesthésiques et élaborateur des idées”
• les cinq grands éléments (mahābhūta)

Kārikā 12
Le Sattva tout en se fondant sur l’activité (raja) et la contrainte (tamas), sert à illuminer
rajas et tamas ; le rajas tout en se fondant sur l’illumination et la contrainte, sert à activer
sattva et tamas ; le tamas, tout en se fondant sur l’illumination et l’activité, sert à retenir
sattva et rajas.

Kārikā 14
1) Tout ce qui est doué de plaisir, de souffrance et d’inertie est dépourvu de discrimination,
etc. (par exemple les objets des sens).
2) Prakṛti, Mahat, etc. sont doués de plaisir, de souffrance et d’inertie.
3) Ils sont, par conséquent, dépourvus de discrimination.

Kārikā 19
La Prakṛti s‘exhibe devant le Puruṣa qui est intelligent et subjectif... Le plaisir et la
souffrance sont des propriétés des Guṇas le Puruṣa étant au-delà du Guṇa, il est
absolument libre de tout plaisir, toute souffrance et toute inertie. Mais, détourné de l’action
comment fait-il pour la détermination ?

Kārikā 21
D’après Gaudapāda, le boiteux c’est l’âme (qui a la vision, la clairvoyance, la perspicacité)
portée par l’aveugle qui est la Nature. Arrive un moment où la séparation s’impose,
chacune ayant satisfait sa propre mission. Là s’arrête le périple et la collaboration est
dissoute.

Kārikā 23
Le dharma est ce qui cause en nous la joie et la libération, y compris les fruits de sacrifices
et l’exercice de Yoga tel que Patañjali l’enseigne. La connaissance est la manifestation
entre le Puruṣa et la Prakṛti. Le détachement (virāga) est l’absence de passions. Les
passions etc. (telles matières colorantes de différentes nuances) résident dans le citta
(faculté de retenir,). C’est par elles que les Indriya (facultés de connaissance et d’action)
se fixent chacun sur ses objectifs respectifs.

Kārikā 24
Ahaṃkāra signifie la faculté d’orienter tout ce que l’on considère (ālocita) et raisonne
(mata) vers “moi” : “Je” suis compétent en ceci, tous ces objets des sens “me” sont
destinés ; ceci “me” regarde donc “Je” suis... Cette conscience égocentrique par son
opération singulière n’est qu’ahaṃkāra sur lequel la buddhi réagit afin de déterminer ce
qui doit être effectué par “Moi “.

Kārikā 27
Manas (esprit) est indispensable tant pour la cognition que pour l’action “celui dont l’esprit
est appliqué de façon intense à la contemplation de quelques objets, ne prend aucune
considération des impressions causées par des corps sonores sur l’ouïe : donc il est
évident que la perception est seulement lorsque l’esprit reçoit l’impression" à en croire
Locke. Pareillement, sans la participation de manas, il ne peut y avoir aucun mouvement
de mains, etc.
Saṃkalpa (‘imagination, décision, délibération,) est un don singulier de manas. Il crée des
perceptions à partir des données sensorielles. Celle-ci modifiées en ahaṃkāra (qui décide
si cela le regarde ou non), colorées par l’équation personnelle, sont prises en main par
buddhi qui détermine, selon leur nature, la conduite de chacune. Telle est la méthode de
cognition sensorielle dans le Sāṃkhya.
Malgré sa définition unique, manas n’a cependant pas d’existence en dehors des
catégories de facultés, contrairement à buddhi ou ahamkāra. C’est ce dernier qui, modifié
par une prédominance de sattva l’engendre tout comme il fait pour les autres facultés
(indriya). Les Guṇas se modifient spontanément en ces onze facultés pour le profit du
Puruṣa, de même qu’ils produisent les objets extérieurs.

Kārikā 29
Les souffles vitaux sont issus des dérivés psychologiques (buddhi, ahamkāra et manas)
et non des cinq éléments’ immatériels (pañca-bhūta), c’est à dire, l’espace, le vent, le feu,
l’eau et la terre.

Kārikā 35 à 37
Dans ces trois aphorismes, on accorde à la buddhi la place du suprême parmi les facultés
(Indriya). Elle est l’instrument principal à accomplir les desseins apparemment
contradictoires du Puruṣa, notamment ceux de l’expérience et de la libération. Car la
buddhi, par sa proximité avec le Puruṣa, tout en recevant l’ombre de ce dernier et
s’identifiant avec sa forme, accomplit du Puruṣa l’expérience de tous les objets ;
l’expérience consiste en l’appréhension de plaisirs et de souffrances, ce qui existe en
buddhi, et celle-ci est véritablement la forme du Puruṣa et, par suite, cause au Puruṣa
des expériences. Et tout en étant la cause d’expériences la buddhi est en, même temps
la cause de la libération puisque c’est elle qui cause la discrimination entre le Puruṣa et
la Prakṛti.

Kārikā 39
Il s’agit de la matérialisation progressive du préétabli (pradhāna) depuis les plus hauts
degrés de subtilité aux plus basses des formes grossières. Malgré l’existence des
tanmātras et des cinq bhūta sur un même plan, nous avons constaté entre eux une
différence très prononcée : les premiers sont indiscernables, les seconds discernables.
Distingué veut dire, dans le texte, ce qui peut être qualifié les Tanmātras dépassent toute
qualification, tandis que les cinq éléments matériels génèrent plaisir, souffrance ou inertie.

Kārikā 41
Vijnāna-bhikshu souligne, à cette occasion, l’existence d’un troisième corps (autre que le
corps physique et le corps subtil) : il s’agit du corps causal (adhishthana), formé par les
essences pure des éléments matériels, qui soutient le corps subtil, qui reste éveillé lors
d’un sommeil du corps physique.

Kārikā 44
(1) Vers le haut : c’est à dire les plans supérieurs dans l’évolution.
Vers le bas : dégradation dans l’existence présente et même pour les incarnations
suivantes.
Le haut signifie les sept mondes supérieurs de Brahmā ; le bas comprend la descente
dans les corps d’animaux, d’oiseaux, de reptiles, d’arbres, etc., par libération on entend
la fin du corps subtil, où le Puruṣa devient l’âme suprême (parama ātmā) ; la
connaissance veut dire la discrimination entre le Puruṣa et la Prakṛti.
L’esclavage peut être :
1) naturel (lorsque l’erreur consiste à considérer comme le Puruṣa les huit Prakṛti soit le
Préétabli, le "grand", le moi, et les cinq essences pures, et à se concentrer sur l’un de ces
huit aspects au lieu du Puruṣa : après la mort, on est absorbé par les Prakṛti)
2) dérivé (contempler les modifications, notamment, des éléments, des facultés, de
l’intelligence du moi individuel et de les prendre pour le Puruṣa, atteignant ainsi, après la
mort, les archétypes de ces modifications)
3) charitable (ignorant des Principes et du Puruṣa, lorsqu’ ‘on cherche le bonheur céleste
en s’adonnant aux actes de charité et de l’utilité publique).

Kārikā 53
Les huit espèces de la voie divine peuvent être de provenance de Brahmā, de Prajāpati
ou Maître des créatures, d’Indra ou Seigneur des dieux, de gandharva ou des artistes
célestes, des asuras ou les entités anti-divines, des yakśa ou gardiens de trésor céleste,
des rākśasa ou titans, des piśāca ou vampires. Les cinq espèces de la voie des brutes
peuvent être celles des quadrupèdes, des aériens, des rampants, de ceux qui sont
horizontaux et des immobiles.

Kārikā 56
La création de la Prakṛti est individualiste : ce n’est pas le Suprême (le Puruṣa initial,
Īśvara) qui la seconde guide et contrôle ; ceci serait, d’ailleurs, impossible car il ne lui est
guère possible d’agir. Étant donné qu’il est le pouvoir ou l’énergie de la conscience,
incapable de subir une modification, le Brahman ne peut être, non plus, la cause
matérielle de la création. Quant à la libération de chaque Puruṣa individuel, nous devons
examiner comment la libération d’un Puruṣa ne suffit pas à les libérer tous, et pourquoi
l’activité de la Prakṛti (qui est censée insuffler de l’énergie) peut cesser à l’égard d’un
Puruṣa particulier, et comment la création n’est pas à jamais continue, rendant impossible
toute libération.

Kārikā 67
Les vertus, etc., peuvent être réduites à un état où elles perdent leur pouvoir de résulter
en effets. Les dharma (et leurs contraires, les adharma) sont des impressions ou les effets
de l’impulsion précédemment reçue. Cet aphorisme veut dire que la délivrance dans cette
vie (jīvanmukti) consiste à libérer un Puruṣa incarné avant même de se séparer de son
corps. Se libérer de l’esclavage et continuer à vivre dans le corps deviennent compatibles,
puisqu’ils dépendent de causes en elles même indépendantes. C’est un fait universel que
la délivrance a lieu dès la simple manifestation de la connaissance qui discerne la Prakṛti
du Puruṣa, ce qui veut dire qu’il n ‘est pas nécessaire d’avoir une condition nouvelle ou
un autre état, mais de soulever, pour ainsi dire, un voile ou une ombre, tandis que le corps
est le résultat positif de causes positives et dépend de ces mêmes causes tant pour son
existence que pour son inexistence. Ces causes sont dharma et adharma (mérites et
démérites), que l’on groupe sous le nom de karma. Il y a trois catégories de karma :
a) prārabdha ou opératifs (en vigueur),
b) Samcita ou potentiels (emmagasinés),
c) āgāmī ou ceux à venir (futurs)
Tout en acquérant la connaissance discriminative, ou rend stériles les grains de samcita
karma, qui ne germent plus, ceci écarte, du même coup, toute possibilité de karma futurs
(āgāmī).
Il reste à régler, alors les karmas en vigueur (prārabdha) qui sont issus des actes commis
dans des vies antérieures et qui portent fruit (agréables ou déplaisants.) dans la vie
courante (actuelle), c’est à dire, c’est la cause de conjonctions avec le corps actuel et de
toutes les expériences de la présente existence incarnée. La connaissance discriminative
ne les affecte pas et ils (les prārabdhas karmas) continuent à alimenter le corps jusqu’ ‘à
leur épuisement ou leur fructification complète, dans un cours normal lors que le corps
qu‘ils soutenaient s’en détache et tombe. Ainsi, le développement parfait de la
connaissance discriminative (entre la Prakṛti et le Puruṣa.) avant l’épuisement du karma
en vigueur, finit par libérer le Puruṣa incarné, mais continue, pendant un certain temps à
souffrir l’encombrement du corps. Telle est le jīvanmukti.

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