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Samani, l’indien solitaire Samani, l’indien solitaire

Michel Piquemal Michel Piquemal

Samani est un jeune Indien Algonquin de la région des grands lacs Samani est un jeune Indien Algonquin de la région des grands lacs
d’Amérique du nord, les yeux noirs comme la nuit, la peau dorée et d’Amérique du nord, les yeux noirs comme la nuit, la peau dorée et
cuivrée, de taille haute et les muscles saillants… Il est déjà presque un cuivrée, de taille haute et les muscles saillants… Il est déjà presque un
homme. Son corps d’adolescent promet à la tribu un robuste guerrier. homme. Son corps d’adolescent promet à la tribu un robuste guerrier.
Pourtant ses yeux semblent toujours fixer le vide ! Il est habile à la Pourtant ses yeux semblent toujours fixer le vide ! Il est habile à la
chasse, où il sait être plus silencieux qu’un serpent et percevoir le chasse, où il sait être plus silencieux qu’un serpent et percevoir le
moindre signe du gibier. Ses mains expertes à lancer le harpon, et sa moindre signe du gibier. Ses mains expertes à lancer le harpon, et sa
flèche file droite et sûre vers le lièvre ou le daim ; mais cependant son flèche file droite et sûre vers le lièvre ou le daim ; mais cependant son
regard est plein de tristesse. regard est plein de tristesse.
Samani ne participe plus aux jeux et aux danses des siens. Il s’efforce Samani ne participe plus aux jeux et aux danses des siens. Il s’efforce
de vivre seul et sans ami, car il a décidé de quitter la tribu. C’est pour de vivre seul et sans ami, car il a décidé de quitter la tribu. C’est pour
cela qu’il endurcit son corps et s’exerce à traquer le gibier. Et pourtant, cela qu’il endurcit son corps et s’exerce à traquer le gibier. Et pourtant,
il y a quelques années encore, ce n’était qu’un enfant comme les autres il y a quelques années encore, ce n’était qu’un enfant comme les autres
qui aimait rire et jouer. S’il n’avait connu sa mère, morte en le mettant qui aimait rire et jouer. S’il n’avait connu sa mère, morte en le mettant
au monde, son père et ses tantes avaient fait en sorte d’atténuer son au monde, son père et ses tantes avaient fait en sorte d’atténuer son
chagrin par des soins attentifs. chagrin par des soins attentifs.
Il vivait alors heureux et avait de nombreux compagnons de jeu avec Il vivait alors heureux et avait de nombreux compagnons de jeu avec
lesquels il se mesurait à la course, la nage, la lutte ou rivalisait d’adresse lesquels il se mesurait à la course, la nage, la lutte ou rivalisait d’adresse
à la crosse et de perspicacité au mocassin. à la crosse et de perspicacité au mocassin.
Puis le drame est arrivé qui a modifié toute sa vie, qui a bousculé son Puis le drame est arrivé qui a modifié toute sa vie, qui a bousculé son
bonheur et changé ses pensées les plus intimes. bonheur et changé ses pensées les plus intimes.
Un soir que les Anciens étaient réunis autour du grand feu pour des Un soir que les Anciens étaient réunis autour du grand feu pour des
décisions importantes, l’enfant espiègle a voulu les imiter. Il a rassemblé décisions importantes, l’enfant espiègle a voulu les imiter. Il a rassemblé
ses camarades dans une tente puis il est allée voler quelques tisons au ses camarades dans une tente puis il est allée voler quelques tisons au
foyer central. Il a porté ensuite une brassée de bois sec et a fait pétiller le foyer central. Il a porté ensuite une brassée de bois sec et a fait pétiller le
feu autour des autres enfants émerveillés. les flammes sont montées, feu autour des autres enfants émerveillés. les flammes sont montées,
lumineuses comme un bouquet d’étoiles et chaudes au point de rougir lumineuses comme un bouquet d’étoiles et chaudes au point de rougir
les joues des petits guerriers. Le jeu fut alors de singer les adultes. les joues des petits guerriers. Le jeu fut alors de singer les adultes.
Samani fit semblant de bourrer d’écorce de saule rouge le long Samani fit semblant de bourrer d’écorce de saule rouge le long
morceau de bois qui faisait office de pipe, le présenta aux six directions morceau de bois qui faisait office de pipe, le présenta aux six directions
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de l’univers et aspira trois longues bouffées avant de l’offrir par sa de l’univers et aspira trois longues bouffées avant de l’offrir par sa
droite au cercle des enfants dont les yeux brillaient de contentement. Ce droite au cercle des enfants dont les yeux brillaient de contentement. Ce
cérémonial accompli - qui précédait rituellement toute décision cérémonial accompli - qui précédait rituellement toute décision
importante - la discussion s’engagea, entrecoupée de grimaces et de rires importante - la discussion s’engagea, entrecoupée de grimaces et de rires
sonores. sonores.
Mais soudain, alors que l’un d’entre eux contrefaisait la voix Mais soudain, alors que l’un d’entre eux contrefaisait la voix
chevrotante d’un vieux guerrier , une flamme a léché les grandes chevrotante d’un vieux guerrier , une flamme a léché les grandes
tentures de cuir du wigwam. En quelques minutes, celui-ci ne fut qu’un tentures de cuir du wigwam. En quelques minutes, celui-ci ne fut qu’un
gigantesque brasier. Samani et ses amis sortirent pour appeler de l’aide gigantesque brasier. Samani et ses amis sortirent pour appeler de l’aide
mais plusieurs petits restèrent prisonniers des flammes. Le vent chaud mais plusieurs petits restèrent prisonniers des flammes. Le vent chaud
de l’été soufflait ce soir-là sur le campement. Le feu se communiqua et de l’été soufflait ce soir-là sur le campement. Le feu se communiqua et
les tentes brûlèrent les unes après les autres. Les hommes tentèrent de les tentes brûlèrent les unes après les autres. Les hommes tentèrent de
lutter mais leur combat fut vain. lutter mais leur combat fut vain.
Le père de Samani, cherchant à sauver ce qu’il pouvait dans les Le père de Samani, cherchant à sauver ce qu’il pouvait dans les
wigwams en flammes, reçut une lourde perche de bois sur le sommet du wigwams en flammes, reçut une lourde perche de bois sur le sommet du
crâne et resta inanimé au milieu du brasier. Nul ne put l’en arracher. crâne et resta inanimé au milieu du brasier. Nul ne put l’en arracher.

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Les mois ont passé et trois années se sont écoulées depuis le drame. Les mois ont passé et trois années se sont écoulées depuis le drame.
Samani a grandi. Il se sent aujourd’hui un vrai guerrier et son premier Samani a grandi. Il se sent aujourd’hui un vrai guerrier et son premier
sourire se dessine sur ses lèvres. Sa résolution est prise : il sera un sourire se dessine sur ses lèvres. Sa résolution est prise : il sera un
Indien solitaire. Il ira vivre au milieu des forêts où il chassera et pêchera Indien solitaire. Il ira vivre au milieu des forêts où il chassera et pêchera
lui-même sa nourriture. Il ne devra rien à aucun homme et seuls les lui-même sa nourriture. Il ne devra rien à aucun homme et seuls les
oiseaux seront ses amis. Il y a bien longtemps qu’il a appris à leur oiseaux seront ses amis. Il y a bien longtemps qu’il a appris à leur
confier jusqu’au fond de son âme. confier jusqu’au fond de son âme.
Aussi, de très bon matin, alors que le soleil c’était pas encore levé Aussi, de très bon matin, alors que le soleil c’était pas encore levé
dans le ciel, Samani prit son arc et ses flèches, attacha solidement sur dans le ciel, Samani prit son arc et ses flèches, attacha solidement sur
son dos les quelques couvertures de peaux qu’il possédait et quitta le son dos les quelques couvertures de peaux qu’il possédait et quitta le
camp. En chemin, il rencontra Nenotka, l’un des Anciens les plus camp. En chemin, il rencontra Nenotka, l’un des Anciens les plus
respectés. Celui-ci ne fut pas surpris de son départ car il avait depuis respectés. Celui-ci ne fut pas surpris de son départ car il avait depuis
longtemps deviner la résolution du jeune homme. Il le serra un instant longtemps deviner la résolution du jeune homme. Il le serra un instant
contre sa poitrine, lui offrit le meilleur de ses poignards et l’accompagna contre sa poitrine, lui offrit le meilleur de ses poignards et l’accompagna
jusqu’aux limites du camp. jusqu’aux limites du camp.
- Je sais pourquoi tu nous quittes, mais notre cercle te reste ouvert. Ta - Je sais pourquoi tu nous quittes, mais notre cercle te reste ouvert. Ta
place sera à nouveau parmi nous lorsque tu le désireras. Va et que le place sera à nouveau parmi nous lorsque tu le désireras. Va et que le
Grand Esprit t’accompagne! Grand Esprit t’accompagne!
Samani s’enfonça dans les sous-bois. Il marcha durant plusieurs jours Samani s’enfonça dans les sous-bois. Il marcha durant plusieurs jours
car il voulait s’éloigner des territoires de chasse de sa tribu. Il traversa car il voulait s’éloigner des territoires de chasse de sa tribu. Il traversa
des forêts et des marécages, il suivit des cours d’eau et contourna des des forêts et des marécages, il suivit des cours d’eau et contourna des
grands lacs... mais en évitant toujours avec précaution les signes de grands lacs... mais en évitant toujours avec précaution les signes de
fumées qui désignent la présence des hommes. fumées qui désignent la présence des hommes.
Pour se nourrir durant sa marche, il cueillait les baies des arbustes et Pour se nourrir durant sa marche, il cueillait les baies des arbustes et
transperçait de ses flèches le gibier qui s’offrait. Pour boire, il transperçait de ses flèches le gibier qui s’offrait. Pour boire, il
s’accroupissait au bord des ruisseaux ou lapait les gouttes de rosée que s’accroupissait au bord des ruisseaux ou lapait les gouttes de rosée que
le matin abandonne sur les feuilles. le matin abandonne sur les feuilles.
Enfin lorsqu’il pensa s’être suffisamment éloigné du territoire des Enfin lorsqu’il pensa s’être suffisamment éloigné du territoire des
siens, il choisit une clairière à proximité d’une rivière et établit son siens, il choisit une clairière à proximité d’une rivière et établit son
campement pour passer l’hiver. S’il lui restait encore de nombreuses campement pour passer l’hiver. S’il lui restait encore de nombreuses
belles journées avant la mauvaise saison, il ne voulait pas être pris de belles journées avant la mauvaise saison, il ne voulait pas être pris de
court. Il construisit son wigwam en croisant de longues perches qu’il court. Il construisit son wigwam en croisant de longues perches qu’il
recouvrit de plaques d’écorces d’orme. Il le consolida de son mieux, le recouvrit de plaques d’écorces d’orme. Il le consolida de son mieux, le
rendant imperméable au vent et au froid à l’aides de nattes faites de rendant imperméable au vent et au froid à l’aides de nattes faites de
joncs tressés. Ce travail achevé, il put se consacrer à la chasse. joncs tressés. Ce travail achevé, il put se consacrer à la chasse.
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Il releva des empreintes d’un daim qu’il décida de suivre. Il le pista et Il releva des empreintes d’un daim qu’il décida de suivre. Il le pista et
finit par le traquer au bord d’un cours d’eau. Samani ayant pris garde de finit par le traquer au bord d’un cours d’eau. Samani ayant pris garde de
se placer à contre-vent, l’animal ne flaira pas sa présence. Avant se placer à contre-vent, l’animal ne flaira pas sa présence. Avant
d’ajuster sa flèche, le jeune homme pria le daim de lui pardonner et lui d’ajuster sa flèche, le jeune homme pria le daim de lui pardonner et lui
expliqua qu’il ne chassait que pour vivre. Ce respect de la coutume lui expliqua qu’il ne chassait que pour vivre. Ce respect de la coutume lui
porta chance et le daim s’affaissa sans un bruit, blessé à mort. porta chance et le daim s’affaissa sans un bruit, blessé à mort.
Il ramena la dépouille au campement où il prit bien soin de n’en rien Il ramena la dépouille au campement où il prit bien soin de n’en rien
laisser perdre, afin de ne pas l’offenser. Il se nourrit de sa chair qu’il fit laisser perdre, afin de ne pas l’offenser. Il se nourrit de sa chair qu’il fit
rôtir et mit à sécher les reste de viande sur des claies faites de fines rôtir et mit à sécher les reste de viande sur des claies faites de fines
branches entrelacées. branches entrelacées.
Il procéda au séchage et au tannage de la peau, comme il l’avait vu Il procéda au séchage et au tannage de la peau, comme il l’avait vu
faire par les femmes de sa tribu. Il se servit des bois pour fabriquer de faire par les femmes de sa tribu. Il se servit des bois pour fabriquer de
nouvelles pointes de flèches, et des tendons pour confectionner de nouvelles pointes de flèches, et des tendons pour confectionner de
précieux collets à lièvres. Il occupa le restant de l’automne à augmenter précieux collets à lièvres. Il occupa le restant de l’automne à augmenter
sa provision de fourrures. Les loutres et les castors pullulaient dans un sa provision de fourrures. Les loutres et les castors pullulaient dans un
bras du cours d’eau, à moins d’une demi-journée de marche, et Samani bras du cours d’eau, à moins d’une demi-journée de marche, et Samani
devint un trappeur habile. devint un trappeur habile.
Il glissa des pièges sous l’eau, en utilisant pour appâts des branchettes Il glissa des pièges sous l’eau, en utilisant pour appâts des branchettes
de tremble et de bouleau qui sont les friandises du castor. Tôt le matin, il de tremble et de bouleau qui sont les friandises du castor. Tôt le matin, il
les relevait après avoir cassé la mince couche de glace qui annonçait la les relevait après avoir cassé la mince couche de glace qui annonçait la
venue des grands froids. venue des grands froids.
Les dents tranchantes du castor lui permirent la fabrication de Les dents tranchantes du castor lui permirent la fabrication de
harpons pour la pêche et il put ainsi disposer de poissons à volonté. harpons pour la pêche et il put ainsi disposer de poissons à volonté.
Quand au riz sauvage que l’on trouvait sur les bords des lacs en Quand au riz sauvage que l’on trouvait sur les bords des lacs en
abondance, il varia agréablement ses repas. abondance, il varia agréablement ses repas.

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L’hiver venu, il se confectionna des raquettes avec un cadre de bois L’hiver venu, il se confectionna des raquettes avec un cadre de bois
sur lequel il tendis un lacis de lanières en peau d’élan. Et il continua sa sur lequel il tendis un lacis de lanières en peau d’élan. Et il continua sa
chasse, suivant sans fatigue les fines empreintes que laissent les chasse, suivant sans fatigue les fines empreintes que laissent les
animaux dans la neige. animaux dans la neige.
Les jours passèrent et le jeune homme s’accoutuma à cette vie Les jours passèrent et le jeune homme s’accoutuma à cette vie
solitaire. Lorsque les tempêtes de neige l’obligèrent à garder son solitaire. Lorsque les tempêtes de neige l’obligèrent à garder son
wigwam, il occupa ses doigts à fabriquer des sacs, des récipients et des wigwam, il occupa ses doigts à fabriquer des sacs, des récipients et des
outils à l’aide de peaux, de cornes et d’os. outils à l’aide de peaux, de cornes et d’os.
Comme tous les indiens, il réserva aussi une large part de son temps à Comme tous les indiens, il réserva aussi une large part de son temps à
la prière et à la rêverie. la prière et à la rêverie.
Mais dès les premiers jours du printemps, il reprit ses courses en forêt Mais dès les premiers jours du printemps, il reprit ses courses en forêt
et ses activités de trappeur, de chasseur et de pêcheur. Il se sentait libre et ses activités de trappeur, de chasseur et de pêcheur. Il se sentait libre
et l’inquiétude avait quitté son cœur. Le matin, fidèle aux coutumes des et l’inquiétude avait quitté son cœur. Le matin, fidèle aux coutumes des
siens, il commençait la journée par un bain rituel dans la rivière. siens, il commençait la journée par un bain rituel dans la rivière.
Ensuite, debout face au levant, il remerciait Guitche Manitou. Il Ensuite, debout face au levant, il remerciait Guitche Manitou. Il
s’asseyait alors au bord de l’eau et conversait un moment avec le s’asseyait alors au bord de l’eau et conversait un moment avec le
murmure du courant qui caresse les galets. murmure du courant qui caresse les galets.
Souvent, il parlait même au ciel, à son père et à sa mère, et leur faisait Souvent, il parlait même au ciel, à son père et à sa mère, et leur faisait
part de ses projets de chasse ou de pêche, avant de se mettre en route. part de ses projets de chasse ou de pêche, avant de se mettre en route.
Une année passa, puis une autre, faisant tourner la roue des belles et Une année passa, puis une autre, faisant tourner la roue des belles et
des mauvaises journées, de la pluie et du soleil, des petites joies et des mauvaises journées, de la pluie et du soleil, des petites joies et
peines de la vie d’un homme seul. peines de la vie d’un homme seul.

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Un jour, il décida d’affronter un ours noir dont il avait repéré à Un jour, il décida d’affronter un ours noir dont il avait repéré à
diverses reprises les énormes empreintes. C’était là une décision diverses reprises les énormes empreintes. C’était là une décision
importante. Aussi, avant de se mettre en chasse, il jeûna jusqu’au importante. Aussi, avant de se mettre en chasse, il jeûna jusqu’au
lendemain afin de se purifier. lendemain afin de se purifier.
Après une semaine passée à suivre ses traces, il découvrit sa tanière Après une semaine passée à suivre ses traces, il découvrit sa tanière
et resta toute une nuit à proximité, lui parlant avec respect dans son et resta toute une nuit à proximité, lui parlant avec respect dans son
esprit et lui demandant humblement l’autorisation de le tuer. esprit et lui demandant humblement l’autorisation de le tuer.
Au matin, il l’appela à voix forte, lui demandant de sortir car il avait Au matin, il l’appela à voix forte, lui demandant de sortir car il avait
très faim. L’animal quittant son antre, il tenta de l’assommer d’un coup très faim. L’animal quittant son antre, il tenta de l’assommer d’un coup
de hache ; mais l’ours, furieux d’être réveillé, eut le temps de le blesser de hache ; mais l’ours, furieux d’être réveillé, eut le temps de le blesser
à la cuisse avant de recevoir le coup mortel. Pour la première fois, la vie à la cuisse avant de recevoir le coup mortel. Pour la première fois, la vie
du jeune homme fut en danger ; mais il ressentit ensuite une grande joie du jeune homme fut en danger ; mais il ressentit ensuite une grande joie
d’être venu à bout du Maître de la forêt. d’être venu à bout du Maître de la forêt.
Souvent il regardait avec fierté cette blessure qui parvenait Souvent il regardait avec fierté cette blessure qui parvenait
difficilement à cicatriser et qui se rouvrait lors de violents efforts. difficilement à cicatriser et qui se rouvrait lors de violents efforts.
La viande séchée de l’ours lui procura des provisions pour de longues La viande séchée de l’ours lui procura des provisions pour de longues
semaines et sa graisse rendit ses cheveux d’un beau noir brillant. Avec semaines et sa graisse rendit ses cheveux d’un beau noir brillant. Avec
la peau, il se fit un magnifique matelas tandis que les griffes lui offraient la peau, il se fit un magnifique matelas tandis que les griffes lui offraient
un prestigieux collier pour parure. un prestigieux collier pour parure.
Pourtant, malgré la joie qu’il venait d’éprouver, l’hiver qui succéda Pourtant, malgré la joie qu’il venait d’éprouver, l’hiver qui succéda
lui apporta de nouvelles inquiétudes. Il eut du mal à trouver le repos, lui apporta de nouvelles inquiétudes. Il eut du mal à trouver le repos,
hanté par des rêves obsédants qui le voyaient marcher en forêt vers un hanté par des rêves obsédants qui le voyaient marcher en forêt vers un
but inaccessible qu’il ne pouvait se représenter. but inaccessible qu’il ne pouvait se représenter.
Aussi, au retour du printemps, il décida d’abandonner son Aussi, au retour du printemps, il décida d’abandonner son
campement pour partir vers le Nord voir de nouveaux paysages, de campement pour partir vers le Nord voir de nouveaux paysages, de
nouveaux lacs et de nouvelles forêts. Il refit son paquetage de peaux, nouveaux lacs et de nouvelles forêts. Il refit son paquetage de peaux,
emporta les menus objets qu’il avait fabriqués durant l’hiver et repris sa emporta les menus objets qu’il avait fabriqués durant l’hiver et repris sa
route. route.
Une force inconnue le poussait à aller de l’avant, à voyager. Il Une force inconnue le poussait à aller de l’avant, à voyager. Il
marcha donc durant plusieurs jours en suivant la rivière, l’interrogeant à marcha donc durant plusieurs jours en suivant la rivière, l’interrogeant à
diverses reprises pour connaître la signification de ses rêves. diverses reprises pour connaître la signification de ses rêves.
Le soir du cinquième jour, une pluie torrentielle le trempa jusqu’aux Le soir du cinquième jour, une pluie torrentielle le trempa jusqu’aux
os, l’obligeant à s’éloigner des berges pour se mettre à couvert. Il os, l’obligeant à s’éloigner des berges pour se mettre à couvert. Il

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pressait le pas sans parvenir à trouver un abri lorsqu’il remarqua une pressait le pas sans parvenir à trouver un abri lorsqu’il remarqua une
clairière et d’énormes rochers. Il pensa à se glisser au bas de l’un d’entre clairière et d’énormes rochers. Il pensa à se glisser au bas de l’un d’entre
eux pour tenter d’allumer un feu et se réchauffer. Mais la chance était eux pour tenter d’allumer un feu et se réchauffer. Mais la chance était
avec lui car il découvrit ainsi l’entrée d’une grotte. avec lui car il découvrit ainsi l’entrée d’une grotte.
Il se faufila, défit son paquetage et s’enveloppa dans une couverture Il se faufila, défit son paquetage et s’enveloppa dans une couverture
que la pluie n’avait pas mouillée. Il s’aperçut alors que la vigueur de sa que la pluie n’avait pas mouillée. Il s’aperçut alors que la vigueur de sa
course avait rouvert la vieille blessure. Il appliqua du mieux qu’il put course avait rouvert la vieille blessure. Il appliqua du mieux qu’il put
quelques feuilles vertes sur la plaie, puis il alluma du feu en faisant quelques feuilles vertes sur la plaie, puis il alluma du feu en faisant
tourner une baguette de bois dur sur une planchette de bois plus tendre. tourner une baguette de bois dur sur une planchette de bois plus tendre.
Il se préparait à se réchauffer à la chaleur du brasier lorsqu’une voix vint Il se préparait à se réchauffer à la chaleur du brasier lorsqu’une voix vint
briser son silence de près de quatre années : briser son silence de près de quatre années :
- Sois le bienvenu ! - Sois le bienvenu !

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Il sursauta et aperçut dans la pénombre un vieil homme allongé. Pour Il sursauta et aperçut dans la pénombre un vieil homme allongé. Pour
la première fois, Samani se retrouvait face à l’un des siens et aucun mot la première fois, Samani se retrouvait face à l’un des siens et aucun mot
ne put quitter sa gorge. L’homme se leva et s’approcha avec peine. A la ne put quitter sa gorge. L’homme se leva et s’approcha avec peine. A la
lueur du foyer, Samani distingua ses traits creusés et ridés, surmontés de lueur du foyer, Samani distingua ses traits creusés et ridés, surmontés de
quelques touffes de cheveux blancs. De grande taille, l’homme avait dû quelques touffes de cheveux blancs. De grande taille, l’homme avait dû
être autrefois un robuste guerrier, mais il n’était plus aujourd’hui qu’un être autrefois un robuste guerrier, mais il n’était plus aujourd’hui qu’un
vieillard sans force. vieillard sans force.
- On m’appelle Chicoutani et je suis comme toi un Indien Chippewa. Je - On m’appelle Chicoutani et je suis comme toi un Indien Chippewa. Je
suis très vieux et je viens de laisser ma tribu pour ne plus être une suis très vieux et je viens de laisser ma tribu pour ne plus être une
charge. Lorsque tu es entré, je m’apprêtais à mourir. charge. Lorsque tu es entré, je m’apprêtais à mourir.
- Je demande pardon au vieux guerrier d’avoir troublé son repos. - Je demande pardon au vieux guerrier d’avoir troublé son repos.
Lorsque la pluie cessera, je m’en irai. Lorsque la pluie cessera, je m’en irai.
Chicoutani approcha ses vieilles mains du foyer : Chicoutani approcha ses vieilles mains du foyer :
- Tu n’as rien à te faire pardonner ; ce sont les Esprits qui ont décidé de - Tu n’as rien à te faire pardonner ; ce sont les Esprits qui ont décidé de
ta venue. Peut-être vivrai-je encore quelques journées... ta venue. Peut-être vivrai-je encore quelques journées...
Samani chercha dans son paquetage les lanières de viande qu’il avait Samani chercha dans son paquetage les lanières de viande qu’il avait
enveloppées dans de larges feuilles d’érable... et il partagea son repas enveloppées dans de larges feuilles d’érable... et il partagea son repas
avec le vieil homme. Puis il réunit ses mains en conque et recueillit avec le vieil homme. Puis il réunit ses mains en conque et recueillit
l’eau qui suintait d’une fissure. Il but puis porta ses mains aux lèvres du l’eau qui suintait d’une fissure. Il but puis porta ses mains aux lèvres du
vieillard qui se désaltéra. vieillard qui se désaltéra.
Dehors, la nuit tombait et la pluie continuait à battre les arbres et les Dehors, la nuit tombait et la pluie continuait à battre les arbres et les
taillis de ses grandes rafales. Samani décida de ne partir qu’au petit taillis de ses grandes rafales. Samani décida de ne partir qu’au petit
matin. matin.
Tout près du feu, ils s’enroulèrent dans leurs couvertures de peaux et Tout près du feu, ils s’enroulèrent dans leurs couvertures de peaux et
s’apprêtèrent à dormir. De temps en temps les flammes éclairaient le s’apprêtèrent à dormir. De temps en temps les flammes éclairaient le
visage du vieil homme ; Samani se rendit compte que celui-ci le visage du vieil homme ; Samani se rendit compte que celui-ci le
regardait et semblait attendre quelque chose de lui. Alors, les yeux fixés regardait et semblait attendre quelque chose de lui. Alors, les yeux fixés
sur la braise rougeoyante, le jeune homme se mit à parler, comme il sur la braise rougeoyante, le jeune homme se mit à parler, comme il
n’avait jamais parlé à l’un des siens. n’avait jamais parlé à l’un des siens.
Les mots s’échappaient de sa bouche sans qu’il puisse les arrêter et il Les mots s’échappaient de sa bouche sans qu’il puisse les arrêter et il
en ressentait au plus profond de son être un grand soulagement. Il parla en ressentait au plus profond de son être un grand soulagement. Il parla
de ses jeux d’enfants, de sa mère qu’il n’avait pas connue, de son père de ses jeux d’enfants, de sa mère qu’il n’avait pas connue, de son père
qui l’emmenait tirer ses premières flèches sur des cibles improvisées. Il qui l’emmenait tirer ses premières flèches sur des cibles improvisées. Il

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parla de son départ et des quatre années qu’il avait passé en solitaire parla de son départ et des quatre années qu’il avait passé en solitaire
dans les forêts. dans les forêts.

Jamais la voix de Chicoutani ne vint l’interrompre. Lorsqu’il eut Jamais la voix de Chicoutani ne vint l’interrompre. Lorsqu’il eut
terminé, il se tourna et ferma les yeux. terminé, il se tourna et ferma les yeux.

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Au matin, il se réveilla plus tard que d’ordinaire ; le vieil homme Au matin, il se réveilla plus tard que d’ordinaire ; le vieil homme
s’était déjà levé et revenait de la forêt, les bras chargés de plantes et de s’était déjà levé et revenait de la forêt, les bras chargés de plantes et de
feuilles. feuilles.
La pluie s’étant arrêtée, Samani s’apprêtait à faire ses adieux mais La pluie s’étant arrêtée, Samani s’apprêtait à faire ses adieux mais
Chicoutani le devança : Chicoutani le devança :
- Tu ne peux pas partir ainsi. La plaie de ta cuisse est une vilaine - Tu ne peux pas partir ainsi. La plaie de ta cuisse est une vilaine
blessure. Si je ne la soigne pas, elle ne guérira jamais. J’ai pris dans la blessure. Si je ne la soigne pas, elle ne guérira jamais. J’ai pris dans la
forêt les plantes et les herbes qu’il faut. Dans ma tribu, je n’étais pas un forêt les plantes et les herbes qu’il faut. Dans ma tribu, je n’étais pas un
guerrier mais un homme-médecine. guerrier mais un homme-médecine.
Il s’approcha du jeune homme, le fit s’étendre et nettoya au plus Il s’approcha du jeune homme, le fit s’étendre et nettoya au plus
profond l’entaille causée par les coups de griffe. La douleur fut vive profond l’entaille causée par les coups de griffe. La douleur fut vive
mais n’arracha pas un cri au jeune Indien. mais n’arracha pas un cri au jeune Indien.
Comme tous les siens, il méprisait la souffrance. Puis Chicoutani Comme tous les siens, il méprisait la souffrance. Puis Chicoutani
écrasa plusieurs baies d’un noir d’encre et confectionna une compresse à écrasa plusieurs baies d’un noir d’encre et confectionna une compresse à
l’aide de feuilles dont Samani ne put reconnaître la nature. Il lia ensuite l’aide de feuilles dont Samani ne put reconnaître la nature. Il lia ensuite
la compresse et la fixa solidement à la cuisse. la compresse et la fixa solidement à la cuisse.
- Durant plusieurs jours, évite à ta jambe des efforts trop violents. La - Durant plusieurs jours, évite à ta jambe des efforts trop violents. La
plaie se fermera et ta peau sera à nouveau lisse comme un galet. plaie se fermera et ta peau sera à nouveau lisse comme un galet.
Samani hésita puis s’enhardit à questionner l’homme-médecine sur la Samani hésita puis s’enhardit à questionner l’homme-médecine sur la
provenance des plantes qu’il venait d’utiliser. Il pensait en lui-même provenance des plantes qu’il venait d’utiliser. Il pensait en lui-même
qu’il y aurait d’autres blessures dans sa vie. Il serait bon pour un indien qu’il y aurait d’autres blessures dans sa vie. Il serait bon pour un indien
solitaire de savoir se guérir. Le vieillard le fixa avec gravité, semblant le solitaire de savoir se guérir. Le vieillard le fixa avec gravité, semblant le
sonder jusqu’au plus profond de l’âme : sonder jusqu’au plus profond de l’âme :
- La science de l’homme-médecine ne se transmet que sur la volonté du - La science de l’homme-médecine ne se transmet que sur la volonté du
Grand Esprit. Retire-toi et j’interrogerai les braises du foyer. Grand Esprit. Retire-toi et j’interrogerai les braises du foyer.
Samani retourna quelques instants dans la forêt. Lorsqu’il revint, Samani retourna quelques instants dans la forêt. Lorsqu’il revint,
Chicoutani dispersait du plat de la main les cendres encore fumantes. Chicoutani dispersait du plat de la main les cendres encore fumantes.
Puis il s’adressa au jeune homme d’une voix solennelle : Puis il s’adressa au jeune homme d’une voix solennelle :
- Les signes sont favorables : ce sont les Esprits qui t’ont guidé jusqu’à - Les signes sont favorables : ce sont les Esprits qui t’ont guidé jusqu’à
moi et retardé ma dernière heure. Ce que l’on sait doit être transmis ! Si moi et retardé ma dernière heure. Ce que l’on sait doit être transmis ! Si
tu le veux, tu resteras auprès de moi et je t’enseignerai mes pouvoirs... tu le veux, tu resteras auprès de moi et je t’enseignerai mes pouvoirs...
Samani réfléchit longuement. Il pensa aux rêves qu’il avait si souvent Samani réfléchit longuement. Il pensa aux rêves qu’il avait si souvent
faits durant les nuits d’hiver et qui l’avaient poussé à voyager. Il pensa à faits durant les nuits d’hiver et qui l’avaient poussé à voyager. Il pensa à
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la pluie qui l’avait mené vers la grotte et il comprit qu’il venait de faire la pluie qui l’avait mené vers la grotte et il comprit qu’il venait de faire
ses premiers pas sur un nouveau chemin. Il accepta l’offre de ses premiers pas sur un nouveau chemin. Il accepta l’offre de
Chicoutani. Chicoutani.
Les jours qui suivirent furent des jours d’enseignement. Le vieil Les jours qui suivirent furent des jours d’enseignement. Le vieil
Indien lui parla des maladies qui rongent le corps et l’esprit des hommes Indien lui parla des maladies qui rongent le corps et l’esprit des hommes
et lui montra les plantes qui les guérissent. Il lui apprit à nettoyer et et lui montra les plantes qui les guérissent. Il lui apprit à nettoyer et
soigner des blessures, à arrêter le sang qui jaillit des artères, à fabriquer soigner des blessures, à arrêter le sang qui jaillit des artères, à fabriquer
des attelles lorsque les os sont brisés et doivent être immobilisés pour se des attelles lorsque les os sont brisés et doivent être immobilisés pour se
ressouder. ressouder.
Il lui révéla les paroles magiques et les incantations qui Il lui révéla les paroles magiques et les incantations qui
accompagnent le convalescent vers la guérison, les gestes et les danses accompagnent le convalescent vers la guérison, les gestes et les danses
qui permettent de chasser les mauvais esprits. Et pour que ses qui permettent de chasser les mauvais esprits. Et pour que ses
enseignements se gravent dans la mémoire du jeune homme, il lui enseignements se gravent dans la mémoire du jeune homme, il lui
raconta de longues histoires, des légendes et des mythes de son peuple. raconta de longues histoires, des légendes et des mythes de son peuple.
Lorsqu’il avait terminé l’un de ses récits, il ajoutait : Lorsqu’il avait terminé l’un de ses récits, il ajoutait :
- Souviens-toi de Raman qui avait eu la jambe brisée par un arbre - Souviens-toi de Raman qui avait eu la jambe brisée par un arbre
abattu... Souviens-toi de Dioula dont les yeux ne voyaient plus ! abattu... Souviens-toi de Dioula dont les yeux ne voyaient plus !
Il fut étonné de la grande mémoire de Samani qui répondait le soir à Il fut étonné de la grande mémoire de Samani qui répondait le soir à
ses questions et pouvait désormais dire sans erreur quelle plante redonne ses questions et pouvait désormais dire sans erreur quelle plante redonne
la force et quelle autre endort la douleur, quel geste remet les muscles en la force et quelle autre endort la douleur, quel geste remet les muscles en
place et quel autre calme la fièvre. Samani apprenait vite et serait bientôt place et quel autre calme la fièvre. Samani apprenait vite et serait bientôt
un vrai homme-médecine. Le vieil homme s’en réjouissait car il sentait un vrai homme-médecine. Le vieil homme s’en réjouissait car il sentait
au fil des jours ses forces l’abandonner et avait craint un moment de ne au fil des jours ses forces l’abandonner et avait craint un moment de ne
pouvoir transmettre ce qu’il savait. pouvoir transmettre ce qu’il savait.

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Au bout d’une dizaine de jours, les sorties en forêt lui furent Au bout d’une dizaine de jours, les sorties en forêt lui furent
impossibles ; mais il poursuivit son enseignement, allongé auprès du feu impossibles ; mais il poursuivit son enseignement, allongé auprès du feu
dans une peau d’ours. Il lui apprit alors comment interpréter les rêves dans une peau d’ours. Il lui apprit alors comment interpréter les rêves
pour connaître la volonté des dieux. Il l’initia enfin au langage secret qui pour connaître la volonté des dieux. Il l’initia enfin au langage secret qui
permet à l’homme-médecine de s’entretenir avec le Grand-Esprit. permet à l’homme-médecine de s’entretenir avec le Grand-Esprit.
Puis les paroles eurent du mal à quitter sa gorge et il comprit que Puis les paroles eurent du mal à quitter sa gorge et il comprit que
c’était un signe d’impatience de Guitche-Manitou. Il fit approcher c’était un signe d’impatience de Guitche-Manitou. Il fit approcher
Samani et lui signifia qu’ils allaient devoir se séparer. Celui-ci en fut Samani et lui signifia qu’ils allaient devoir se séparer. Celui-ci en fut
bouleversé et décontenancé : bouleversé et décontenancé :
- Pourquoi, toi Chicoutani, un grand homme-médecine, refuses-tu de - Pourquoi, toi Chicoutani, un grand homme-médecine, refuses-tu de
prendre les herbes qui soignent ? Il ne faut pas que tu partes. Aide-moi à prendre les herbes qui soignent ? Il ne faut pas que tu partes. Aide-moi à
te guérir ! te guérir !
Le vieillard lui prit la main et murmura : Le vieillard lui prit la main et murmura :
- Il n’y a plus de remède lorsque le moment est venu. Plus tard, lorsque - Il n’y a plus de remède lorsque le moment est venu. Plus tard, lorsque
tu seras appelé, tu devras toi aussi accepter comme j’accepte tu seras appelé, tu devras toi aussi accepter comme j’accepte
aujourd’hui. aujourd’hui.
Samani coucha sa tête sur le torse de celui qui était devenu comme Samani coucha sa tête sur le torse de celui qui était devenu comme
son deuxième père. Au milieu des sanglots, il entendit le battement son deuxième père. Au milieu des sanglots, il entendit le battement
faible, presque imperceptible du cœur du vieil homme. Lorsque celui-ci faible, presque imperceptible du cœur du vieil homme. Lorsque celui-ci
sentit la mort venir, il s’adressa à lui une dernière fois : sentit la mort venir, il s’adressa à lui une dernière fois :
- Mon cœur vole comme le faucon. Je pars sans amertume car je sais - Mon cœur vole comme le faucon. Je pars sans amertume car je sais
que tu continueras le chemin qui a été le mien. Je suis fier de toi : je sais que tu continueras le chemin qui a été le mien. Je suis fier de toi : je sais
que tu seras un grand homme-médecine. Mais ceux qui souffrent que tu seras un grand homme-médecine. Mais ceux qui souffrent
t’attendent déjà ; tu ne peux garder pour toi seul ton savoir et ton t’attendent déjà ; tu ne peux garder pour toi seul ton savoir et ton
pouvoir... Promets-moi de retourner dans ta tribu ! pouvoir... Promets-moi de retourner dans ta tribu !
Samani comprit alors quels bouleversements dans sa vie cette Samani comprit alors quels bouleversements dans sa vie cette
rencontre au fond d’une grotte allait entraîner. Jamais auparavant il rencontre au fond d’une grotte allait entraîner. Jamais auparavant il
n’avait réfléchi aux obligations de son savoir. n’avait réfléchi aux obligations de son savoir.
Au cœur de la nuit, dans la grotte, à peine éclairée par un feu qui se Au cœur de la nuit, dans la grotte, à peine éclairée par un feu qui se
mourrait, il fit la promesse. Le vieillard le serra une dernière fois contre mourrait, il fit la promesse. Le vieillard le serra une dernière fois contre
lui. Puis, comme le veulent les croyances indiennes, son âme se délivra lui. Puis, comme le veulent les croyances indiennes, son âme se délivra
de son enveloppe charnelle et quitta la terre afin d’entreprendre son de son enveloppe charnelle et quitta la terre afin d’entreprendre son
voyage de quatre jours vers les territoires du Grand-Esprit. voyage de quatre jours vers les territoires du Grand-Esprit.

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Samani se souvint alors du cérémonial qui doit accompagner la mort Samani se souvint alors du cérémonial qui doit accompagner la mort
des siens. Il peigna et tressa soigneusement les cheveux du défunt ; puis des siens. Il peigna et tressa soigneusement les cheveux du défunt ; puis
il enveloppa le corps dans de l’écorce de bouleau et l’ensevelit près de la il enveloppa le corps dans de l’écorce de bouleau et l’ensevelit près de la
grotte avec la nourriture et le tabac qui seraient indispensables à l’âme grotte avec la nourriture et le tabac qui seraient indispensables à l’âme
dans son voyage. dans son voyage.
Terrassé par la douleur, il resta plusieurs jours sans pouvoir Terrassé par la douleur, il resta plusieurs jours sans pouvoir
s’éloigner du lieu de la sépulture. Les quatre premiers soirs, il ne se leva s’éloigner du lieu de la sépulture. Les quatre premiers soirs, il ne se leva
que pour faire le feu qui devait symboliser celui allumé par l’âme lors de que pour faire le feu qui devait symboliser celui allumé par l’âme lors de
sa halte de nuit. En signe de deuil et de chagrin, il coupa ses propres sa halte de nuit. En signe de deuil et de chagrin, il coupa ses propres
cheveux à l’aide de son poignard et se noircit le visage de cendres et de cheveux à l’aide de son poignard et se noircit le visage de cendres et de
charbon de bois. charbon de bois.
Puis il se rappela que la place d’un homme-médecine est près de ceux Puis il se rappela que la place d’un homme-médecine est près de ceux
qui souffrent... Il se souvint de sa promesse et se mit en route. qui souffrent... Il se souvint de sa promesse et se mit en route.

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Depuis le jour où il avait quitté le campement Chippewa, il s’était Depuis le jour où il avait quitté le campement Chippewa, il s’était
considérablement éloigné des lieux d’hivernage de sa tribu, mais il avait considérablement éloigné des lieux d’hivernage de sa tribu, mais il avait
gardé en tête avec netteté chaque étape de son trajet. Il se rappelait sans gardé en tête avec netteté chaque étape de son trajet. Il se rappelait sans
peine jusqu’où il fallait descendre le fleuve, à quel moment il devait peine jusqu’où il fallait descendre le fleuve, à quel moment il devait
l’abandonner et suivre l’un des affluents pour finalement pénétrer dans l’abandonner et suivre l’un des affluents pour finalement pénétrer dans
la forêt et garder la direction du sud. la forêt et garder la direction du sud.
Les jours passèrent et Samani découvrit au fond de lui un désir Les jours passèrent et Samani découvrit au fond de lui un désir
nouveau : celui de retrouver les siens. De nombreux visages lui nouveau : celui de retrouver les siens. De nombreux visages lui
revinrent en mémoire : celui du vieux Nenotka, mais aussi des guerriers revinrent en mémoire : celui du vieux Nenotka, mais aussi des guerriers
et d’enfants de son âge qu’il avait quitté voilà plus de quatre ans. Il et d’enfants de son âge qu’il avait quitté voilà plus de quatre ans. Il
pressa le pas. pressa le pas.
Quelques jours plus tard, il retrouva la trace de ses frères ; ils avaient Quelques jours plus tard, il retrouva la trace de ses frères ; ils avaient
abandonné un campement peu de temps auparavant. Dès lors, son désir abandonné un campement peu de temps auparavant. Dès lors, son désir
se mêla d’inquiétude. Quelque chose lui disait qu’il fallait faire vite. Un se mêla d’inquiétude. Quelque chose lui disait qu’il fallait faire vite. Un
mauvais pressentiment le poussa à ne pas prendre de repos. Mais il lui mauvais pressentiment le poussa à ne pas prendre de repos. Mais il lui
fallu encore trois longues journées avant de se trouver enfin devant les fallu encore trois longues journées avant de se trouver enfin devant les
tentes de sa tribu. Il sentit dans son cœur une immense chaleur et tentes de sa tribu. Il sentit dans son cœur une immense chaleur et
s’engagea dans le cercle des wigwams. Une atmosphère inaccoutumée y s’engagea dans le cercle des wigwams. Une atmosphère inaccoutumée y
régnait. Pas un seul cri d’enfant, pas un rire de jeune fille. Mais dans la régnait. Pas un seul cri d’enfant, pas un rire de jeune fille. Mais dans la
plupart des tentes des mélopées funèbres et des incantations. Samani plupart des tentes des mélopées funèbres et des incantations. Samani
pensa que le vieux Nenotka venait de mourir ; aussi se dirigea-t-il vers pensa que le vieux Nenotka venait de mourir ; aussi se dirigea-t-il vers
sa tente, mais rien n’indiquait les signes de deuil. Il entra et le trouva en sa tente, mais rien n’indiquait les signes de deuil. Il entra et le trouva en
compagnie de nombreux guerriers. compagnie de nombreux guerriers.
- Tu reviens vers nous en un bien triste moment. Nous ne pouvons - Tu reviens vers nous en un bien triste moment. Nous ne pouvons
t’accueillir avec joie. La maladie s’est abattue sur nos enfants et je dois t’accueillir avec joie. La maladie s’est abattue sur nos enfants et je dois
envoyer les guerriers chercher un homme-médecine dans un autre envoyer les guerriers chercher un homme-médecine dans un autre
campement. Veux-tu te joindre à eux ? campement. Veux-tu te joindre à eux ?
Samani comprit alors ce que signifiait son pressentiment. Il parla à Samani comprit alors ce que signifiait son pressentiment. Il parla à
l’Ancien puis demanda à voir les enfants. Tous les visages, amaigris par l’Ancien puis demanda à voir les enfants. Tous les visages, amaigris par
le jeûne rituel de quatre jours et de quatre nuits observé lors des le jeûne rituel de quatre jours et de quatre nuits observé lors des
épidémies, le fixèrent avec bienveillance. épidémies, le fixèrent avec bienveillance.
En toute hâte, on le mena au chevet de plusieurs mourants. Au fond En toute hâte, on le mena au chevet de plusieurs mourants. Au fond
de sa tête, il entendit alors la voix du vieux Chicoutani. Elle le guida et de sa tête, il entendit alors la voix du vieux Chicoutani. Elle le guida et
lui indiqua quelles plantes cueillir dans la forêt pour en faire un lui indiqua quelles plantes cueillir dans la forêt pour en faire un
breuvage qui stoppe la progression de la maladie, quelles compresses breuvage qui stoppe la progression de la maladie, quelles compresses
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appliquer sur le front pour faire cesser la fièvre qui faisait délirer les appliquer sur le front pour faire cesser la fièvre qui faisait délirer les
enfants. enfants.
Le combat de l’homme-médecine fit reculer la maladie dans le corps Le combat de l’homme-médecine fit reculer la maladie dans le corps
des mourants et sauva leur vie de manière inespérée. Dès qu’ils furent des mourants et sauva leur vie de manière inespérée. Dès qu’ils furent
hors de danger, il s’occupa des autres enfants moins gravement atteints. hors de danger, il s’occupa des autres enfants moins gravement atteints.
Pendant des journées et des nuits entières, il alla de l’un à l’autre sans Pendant des journées et des nuits entières, il alla de l’un à l’autre sans
prendre de repos. Il en oublia de manger, mais son visage creusé ne prendre de repos. Il en oublia de manger, mais son visage creusé ne
l’empêchait pas de sourire avec douceur. La puissance de ses pouvoirs l’empêchait pas de sourire avec douceur. La puissance de ses pouvoirs
souleva l’estime de tous. souleva l’estime de tous.
Lorsque l’épidémie fut définitivement enrayée, les Anciens Lorsque l’épidémie fut définitivement enrayée, les Anciens
organisèrent de grands festins avec beaucoup de gibier pour remercier organisèrent de grands festins avec beaucoup de gibier pour remercier
les Esprits. Ce fut l’occasion d’une fête au cours de laquelle Samani fut les Esprits. Ce fut l’occasion d’une fête au cours de laquelle Samani fut
consacré homme-médecine de la tribu, ce qui était un immense honneur consacré homme-médecine de la tribu, ce qui était un immense honneur
mais aussi une grande responsabilité. Lui qui avait vécu dans le silence mais aussi une grande responsabilité. Lui qui avait vécu dans le silence
et la solitude durant tant de mois, il reçut la visite des principaux chefs et la solitude durant tant de mois, il reçut la visite des principaux chefs
de famille venus lui faire de petits présents en signe de reconnaissance. de famille venus lui faire de petits présents en signe de reconnaissance.
Samani l’Indien solitaire n’était plus qu’un souvenir, une poignée de Samani l’Indien solitaire n’était plus qu’un souvenir, une poignée de
cendres emportée par le vent. Grâce à Chicoutani, il avait désormais cendres emportée par le vent. Grâce à Chicoutani, il avait désormais
trouvé sa place dans sa tribu. Il était devenu « Celui qui soigne, celui qui trouvé sa place dans sa tribu. Il était devenu « Celui qui soigne, celui qui
guérit » : Samani, l’homme-médecine. guérit » : Samani, l’homme-médecine.

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