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Raison présente

Devenir écrivain : une construction vocationnelle de l'identité


Nathalie Heinich

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Heinich Nathalie. Devenir écrivain : une construction vocationnelle de l'identité. In: Raison présente, n°134, 2e trimestre 2000.
Littératures en marge, littérature en marche. pp. 5-12;

doi : https://doi.org/10.3406/raipr.2000.3605

https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_2000_num_134_1_3605

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Devenir écrivain

CONSTRU

VOCA TIONNELIE DE L \ IDE

Nathalie Hein

Comment
tion récurrente,
devient-on
qui revient
écrivain?
dans
C'est
les là
biogr
une

d'écrivains
tente
programme,
dans
sociologie,
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interrogations
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répondre
par
comme
recouvre
ou
que
de « donner
la
devenir
faut-il
dans
théorie
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ceintérieures
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une
«le
»?
les
devenir
1 récit,
de
entretiens
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l'écriture.
par
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bien
écrivain
et
psychanalyse
même,
des
Mais
» : plutôt
dans
»?écrivai
Et
sans
plut
qu
cd

Écrivain (devenir)

Écrivain : le terme ne va pas de soi, tout d'abord

tions
qu'il est
fortes,
très en
« marqué
l'occurrence
», au sens
essentiellement
où il est investi
positives
de co
:
Raison Présente

réalité n'est effectivement accessible qu'à quelques-uns : ceux


qui réussissent à transformer l'acte (« j'écris ») en identité («
je
suis écrivain »>). Il faut pour cela accomplir ce qu'on pourrait
appeler une « intransitivation » de l'acte d'écrire, puisqu'il
s'agit de passer d'un « écrire » transitif (écrire quelque chose :
une lettre, une thèse, des poèmes, voire un roman) à un
« écrire >• intransitif : le « j'écris » tout court, sans complément
d'objet direct, qui renvoie moins à l'objet de l'écriture qu'à
son sujet, qualifié comme « quelqu'un qui écrit », grâce à ce
qui relève alors non plus tant d'une action, plus ou moins
conjoncturelle, que d'une disposition, quasi existentielle. « Et
vous, vous écrivez? ». Cette forme intransitive donnée à l'acte
d'écriture est l'une des voies organisant ce passage de l'«écri¬
vant » (au sens de qui accomplit l'acte d'écrire) à l'«écrivain »
(au sens de qui se reconnaît et est reconnu comme tel). Elle
pourra se moduler, selon, en un « j'écris pour moi », à quoi
s'oppose implicitement le « pour autrui » de celui qui par¬
vient, ou estime pouvoir parvenir, à la publication.
La publication c'est ce qui signe, véritablement, ce
passage de l'écrivant à l'écrivain, cet accès à l'identité d'écri¬
vain qui ouvre la possibilité de dire « je suis écrivain » sans
tropsoi.
sur risquer
Car le
c'est
désaveu
seulement
d'autrui
dansouce
—moment
pire — le
crucial
douteoù
del'on
soi

est publié que se rejoignent ces trois moments fondamentaux


de la construction identitaire que sont l'autoperception (se
percevoir comme écrivain), la représentation (se montrer, se
définir comme tel), et la désignation (être reconnu comme tel
par autrui) 2 . C'est donc par la médiation d'un objet — le livre
imprimé, sous le label d'un éditeur patenté — que l'acte
d'écrire échappe à son statut d'action pour devenir facteur
d'identité, instrument de définition et de qualification d'une
personne qui soit à la fois durable, communicable à autrui,
acceptable par l'intéressé et partageable par d'autres.
La publication est donc, parmi les processus com¬
plexes permettant de « devenir écrivain », un élément néces¬
saire : encore que certains se sentent « écrivain » sans jamais
avoir publié, peut-être sâns devoir jamais le faire, voire —
dans les cas graves — sans avoir écrit. Elle n'est toutefois pas
un élément suffisant : ainsi, à l'opposé, il arrive à d'autres de
pousser la modestie jusqu'à douter d'être écrivain après plu¬
sieurs publications. Pis encore, il arrive à certains de se voir
dénier par la critique le droit de se définir tel : « X. n'est pas

6
Devenir écr

un écrivain », concluait l'éditorialiste littéraire d'un grand


tidien — le « un tel » en question ayant publié plus
romans et essais largement remarqués.
Qu'elles soient modestes (« non, je ne suis pas
vain ! ») ou indignées (« non, il n'est pas écrivain! >•), de
dénégations attestent que même la publication ne gar
pas la légitimité de l'appellation « écrivain ». Mais c'est qu
reposent sur une conception particulière, et particulière
restrictive, qui assimile spontanément l'écrivain au « g
écrivain » : en vertu de quoi est digne de cette appell
non plus seulement celui qui écrit, ni même celui qui p
ce qu'il écrit, mais celui, et seulement celui, qui laisser
nom à la postérité. C'est le fameux « être Chateaubrian
rien ». L'identité dès lors n'est plus indexée à un acte (é
transformé en nom commun (être un écrivain), mais
nom propre (être Chateaubriand — ou rien?). Et de mê
signature, qui conjoint en ce nom propre l'identific
d'une œuvre et celle d'une personne 3, n'est plus seule
une marque d'identité mais un modèle, un point de re
une référence : référence à quoi va pouvoir s'adosser
les futurs aspirants à l'état d'écrivain la représentation
qu'«est
vain ». » — mais au sens prescriptif du doit être — « un

Le paradoxe alors est que ce « un », article indéfin


accompagne le nom commun d'«écrivain », doit bas
dans une autre acception : non plus le « un quelconqu
« un parmi d'autres » qui situe tout individu dans une ca
rie, mais le « un unique », le « un seul » qui est l'attrib
toute personne — au sens d'individu particulier — d
d'un nom propre, et d'un seul, non interchangeable.
dire que l'accès à cet état suprême de l'écrivain qu'e

« grand écrivain
désaveu du nom »,commun
reconnuetdans
de l'article
la postérité,
indéfini
passe
— c'p

dire l'identité commune d'écrivain — et l'investissemen


rélatif du nom propre, seul porteur d'une identité ins
tuable, irréductible à aucune autre. « Devenir écrivain
lors ne signifie plus devenir quelqu'un qui, « écriv
s'adonne à l'acte d'écrire-, ni devenir quelqu'un qui se r
Raison Présente

aujourd'hui ou dans les générations futures, rêveront d


« devenir écrivain ».
Voilà qui complexifie quelque peu le sens, apparem
ment simple, de ces deux mots ainsi accolés : nous venon
de voir en effet qu'ils recouvrent une triple significatio
laquelle se présente en outre sous la forme d'un process
hiérarchisé, donc potentiellement générateur de tensions
de conflits. Car celui qui est devenu un « grand écrivain
résumé par sa signature, est sans conteste supérieur à cel
qui est devenu « un écrivain » parmi d'autres, même si celui-
est, tout aussi assurément, supérieur à celui qui est deven
un simple « écrivant » — lui-même doté de quelque chose d
plus que celui qui n'écrit pas, ou pas encore.

rente du
Nous
« comment
voilà loin,
devient-on
apparemment,
écrivain?de
». Mais
la question
les difficult
récu
contenues dans ce terme — « écrivain » — contribuent
expliquer l'importance accordée dans les récits biographiqu
à la formation, voire à la jeunesse de l'écrivain, à cette situ
tion particulière de l'écrivain « en devenir ». Mais en deven
de quoi? Car il nous faut à présent nous pencher sur un
seconde catégorie de difficultés propres au « devenir écr
vain » : difficultés touchant ce qu'il en est non plus de l'«écr
vain », mais du « devenir ».

Devenir (écrivain)

« Devenir », est-ce devenir qui l'on est, ou devenir q


l'on n'était pas ? Et devenir écrivain, est-ce parvenir à êt
l'écrivain que l'on est, ou l'écrivain que l'on n'était pas?
Dans le premier cas — « devenir qui l'on est » —
s'agit d'un changement d'apparence, puisqu'on passe de
profondeur invisible de l'être à sa surface visible, de sa v
tualité à son actualisation, ou encore de son intériorité à s
extériorisation dans l'acte d'écrire. Dans le second cas
« devenir qui l'on n'était pas » — il s'agit d'un changement
nature : ne pas être, puis être, écrivain.
Dans le premier cas encore — lorsqu'on devient q
l'on est — se pose la question de ce que l'on était du tem
où l'on était qui l'on était sans l'être encore devenu : était-
bien alors celui ou celle que l'on était? Dans le second cas
lorsqu'on devient qui l'on n'était pas — se pose la questi
Devenir écrivain

qu'on a été : est-on bien aujourd'hui celui ou celle que l'on


est?
Devenir qui l'on est, devenir qui l'on n'était pas : l'une
et l'autre modalités peuvent se décliner selon deux grands
modèles de la compétence : professionnel et vocationnel 4.
En régime
l'on est, autrement
professionnel,
dit qu'on
c'est devient
par le travail
effectivement
qu'on devient
l'écrivain
qui

qu'on est potentiellement. En régime vocationnel, c'est par le


don qu'on devient qui l'on est, autrement dit qu'on se trouve
doté des dispositions à être écrivain. À la différence du travail
professionnel, qui dépend du mérite de la personne et exige
du temps, le don vocationnel est détaché de tout mérite, et
prend le minimum de temps puisqu'il est octroyé, en princi¬
pe, dès la naissance.
Quant à la seconde modalité — « devenir qui l'on
n'était pas » — sa forme professionnelle est l'apprentissage,
alors que sa forme vocationnelle est la conversion, pour le
saint, ou la révélation, pour le héros. Là encore — comme
pour l'opposition entre le travail et le don dans la modalité
du « devenir qui l'on est » — le temps et le mérite personnel
sont des ressources discriminantes, qui font la différence
entre le modèle professionnel, où l'apprentissage est d'autant
plus efficace qu'il est long et sérieusement pratiqué, et le
modèle vocationnel, où la conversion est, par définition, sou¬
daine, et indépendante de tout effort. Comme le don, qui
permet de devenir qui l'on est, la conversion, qui permet de
devenir qui l'on n'était pas, ressortit à l'ordre mystique de la
grâce — qui est le régime propre au modèle vocationnel ;
tandis que l'apprentissage, qui permet de devenir qui l'on
n'était pas, tout comme le travail, qui permet de devenir qui
l'on est, ressortit à l'ordre éthique du mérite — lequel est au
fondement du modèle professionnel.
L'apprentissage, qui permet de devenir professionnel¬
lement qui l'on n'était pas, est d'ailleurs non exclusif du tra¬
vail, qui permet de devenir professionnellement qui l'on était
— et même du don, qui permet de le devenir vocationnelle-
ment. Car apprendre, c'est s'incorporer des ressources, des
compétences que l'on ne possédait pas et qui, comme le tra¬
vail, peuvent fort bien s'ajouter au don, avec lequel on est
né : on voit que les deux modèles professionnel et vocation¬
nel, bien qu'opposés sur le plan de la logique, sont parfaite¬
ment combinables sur le plan des représentations effectives.
Raison Présente

Il en va d'ailleurs de même pour les deux modalités, « deven


qui l'on est » et « devenir qui l'on n'était pas » : elles ne son
que les deux pôles extrêmes d'un axe identitaire autorisan
toutes sortes de déplacements, de positions intermédiaire
dans les différentes façons de construire une cohérence entr
ce qu'on accomplit et ce dont on est capable, entre ses réal
sations et ses compétences, entre ses actes et sa puissanc
d'agir.
Revenons à l'écriture : sur cet axe identitaire organ
sant les façons de garantir une compétence, elle relève d
« devenir qui l'on est » plutôt que du « devenir qui l'on n'éta
pas ». En effet, elle supporte bien le modèle professionnel d
travail (investi plutôt par les écrivains eux-mêmes), tou
comme le modèle vocationnel du don (investi plutôt pa
leurs admirateurs). Par contre, conversion et apprentissag
sont rares dans les représentations du « devenir écrivain »
c'est que, à la différence dç la peinture ou de la musiqu
l'écriture est faiblement investie comme une technique spé
cialisée susceptible d'un véritable apprentissage (même
certains écrivains se comparent volontiers à des artisans) ;
elle repose sur une compétence incorporée dès l'enfanc
peu compatible avec le mode soudain et relativement tard

de la conversion
décrit sa venue à(encore
l'écriture
que dans
j'aie rencontré
les termesunexacts
écrivain
d'un
qu

conversion : telle nuit, à telle heure... Est-ce un hasard s'il v


comme un moine?).
« Devenir écrivain » est donc une expérience identita
re qui incarne typiquement ce que peut être l'actualisatio
d'une nature déjà présente mais invisible : nature représent
sous la forme du don, actualisation accomplie sous la form
du travail. C'est pourquoi, parmi les grandes figures de la sin
gularité, cette expérience du « devenir écrivain » s'apparen
moins à celles du saint ou du héros (qui accèdent à ce qu'i
n'étaient pas par la conversion ou la révélation) qu'à celle d
génie (artiste ou savant) : le génie en effet incarne celui q
est parvenu par ses œuvres à donner le maximum d'actualisa
tion à la puissance qu'il portait en lui 5.
« Devenir écrivain » peut alors se vivre soit comm
accès à la vérité de ce qu'on était sans le savoir, soit comm
accès à la vérité de ce qu'on savait qu'on était. Dans l'u
comme dans l'autre cas, la dimension identitaire du travail d
Devenir éc

de soi-même — nouvelle ou ancienne — avec la perc


d'autrui : perception informée par la représentation qu'i
nera de lui-même par le biais de l'écriture, et communiq
lui-même par la désignation qu'autrui lui renverra e
qu'il est, ou qu'il n'est pas, reconnu comme écrivain.
Et cette reconnaissance de la qualité d'écrivai
autrui va s'appuyer, justement, sur une représentation
qui garantit, de ce qui origine le talent : moins la conve
pour les raisons
conversion est une
que nous
modalité
venons
d'accès
de voir,
à sa
que
véritable
le don. O
n

réservée aux adultes, puisqu'impliquant un précéden


contre la figure du don est d'autant plus authentifiée q
est plus ancienne, plus profondément incorporée, don
inscrite dans l'enfance : incarnée, typiquement, par l'
prodige.
Nous comprenons mieux ainsi l'importance
reconstruction a posteriori , par soi-même et par autru
mène à tous les récits d'enfance d'écrivain. C'est que l
cocité apparaît comme la quintessence de la vocation
don, permettant d'inscrire l'identité dans une nature, e
seulement dans une culture : on reconnaît là le princ
grandeur par la naissance propre à l'aristocratie — mai
vidualisée dans le cas de l'artiste, hors de toute lign
toute filiation. Ce pour quoi le don enfantin, comme le
lège du noble, est à la fois fascinant et repoussant,
d'admiration et de déni : s'y manifeste exemplaire
l'ambivalence du singulier, à la fois objet d'amour lo
incarne la-valorisation de ce qui est hors du commun, et
de haine lorsqu'il attente à la valeur commune de l'é
autrement dit à la justice 6.
Support privilégié du modèle vocationnel, la fig
l'enfant prodige permet d'attester l'authenticité du
d'écrivain, garantie par la nature, et sa singularité, mani
par l'exceptionnalité. Aussi traverse-t-elle comme un fil
toutes les époques, de l'Antiquité à nos jours, et to
domaines d'activité, avec une remarquable propensio
transformation — tel un Protée se prêtant à toutes les p
tions, un modèle aux multiples usages capable de cris
les valeurs de telle ou telle culture. Ainsi chaque épo
ses enfants prodiges, qu'elle tend à se représenter conf
Raison Présente

xix° siècle, enfants travailleurs sous la mc République, s


doués au XXe siècle... 7 .
Autant dire que, de même que les enfants en géné
selon la théorie d'Alice Miller, servent d'écrans de project
aux fantasmes et aux désirs des parents 8, de même
enfants prodiges servent d'écrans de projection aux f
tasmes collectifs qu'alimentent chez les adultes les figures
la singularité et de la vocation : au premier rang desquels
écrivains en devenir, dont le passé reconstitué ne sert s
doute, comme toute enfance, qu'à régler la difficile quest
de ce qu'on est au présent, et de ce qu'on va devenir.

Notes
1. Ce texte s'inspire en partie d'une étude sociologique réa
pour le Centre National des Lettres en 1990 : « Etre Écrivain ». Il a été
senté lors du colloque « Devenir écrivain », tenu en 1993 à la Biblioth
Nationale.
2. Cf. N. Heinich, « Façons d'être écrivain : l'identité profession
le en régime de singularité », Revue française de Sociologie, juillet-
tembre 1995, 36, n° 3.
3-Sur ce point, cf. Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteu
Bulletin de la Société française de Philosophie , 1969, 63, n° 3, et Béat
Fraenkel, La Signature. Genèse d'un signe, Paris, Gallimard, 1992.
4. Cette opposition a été développée à partir du statut des art
plasticiens in N. Heinich, Du Peintre à l'artiste. Artisans et académicie
l'âge classique, Paris, Minuit, 1993. Cf. aussi Être artiste. Les transformat
du statut des peintres et des sculpteurs, Paris, Klincksieck, 1996.
5. Pour une comparaison de ces trois pôles de construction
« grands singuliers » — saint, génie, héros — , cf. Nathalie Heinich, La G
re de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration, Paris, Minuit, 1
6. Cette notion d'ambivalence du singulier a été développé
N. Heinich, La Gloire de Van Gogh, op. cit.
1. Cf. Le Printemps des génies. Les Enfants prodiges, sous la d
tion de Michèle Saquin, Paris, Bibliothèque nationale/Robert Laffont, 1
8. Cf. Alice Miller, Le Drame de l'enfant doué. À la recherch
vrai soi, 1979, et Paris, PUF, 1983.

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