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AINSI PENSAIT MICHEL

ONFRAY

par Michael Paraire

réflexions sur une imposture intellectuelle


INTRODUCTION

Docteur Jekyll et Mister Hyde

Il y a deux Michel Onfray, le rebelle et le consensuel, l’iconoclaste et le


dévot, le critique de Freud et l’apologiste de Nietzsche, le défenseur de Pierre
Bourdieu et l’admirateur de Jünger , l’homme qui ne pardonne rien à Jean-
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Paul Sartre mais passe tout à Albert Camus. Lire Michel Onfray, est-ce lire le
copain de Siné ou l’ami de Franz-Olivier Giesbert ? L’homme simple
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d’Argentan ou l’homme complexe qui a ses entrées dans le Tout-Paris


médiatique ? Le soutien des petits éditeurs ou l’enfant chéri des éditions
Grasset ? Qui faut-il croire de l’anticolonialiste convaincu ou du sioniste
déclaré ? Du pourfendeur de l’ultra-libéralisme ou du prophète d’un
improbable capitalisme libertaire ? Du héraut de l’amour libre et de
l’émancipation féminine ou du chroniqueur favorable au voile islamique ? 5

De l’anarchiste vitupérant contre l’ordre social ou du délateur hostile à


l’insurrection qui vient et au petit groupe de Tarnac ? Docteur Jekyll, donc,
ou Mr. Hyde ? C’est cette schizophrénie philosophique, cette dualité
politique que ce livre dénonce. Il n’est plus supportable de s’entendre donner
tant de leçons de la part d’un homme traversé par autant de contradictions.
Certes, nous sommes aujourd’hui dans une période où l’on aime faire l’éloge
de la folie et de la division d’avec soi-même.
C’est à celui qui sera le plus déconstruit, fragmenté, désorienté. A celui-là
d’ailleurs, on tressera des lauriers ou des couronnes de fleurs. Et malheur à
l’individu un tant soit peu cohérent, à l’intellectuel qui refuse de se
métamorphoser en girouette ou en caméléon politique, au militant qui
continue de tracer son sillon contre vents et marées. Michel Onfray réserve
d’ailleurs quelques amabilités à ce dernier. Il l’invite, sans rire, à déposer le
mégaphone et à ranger les drapeaux, à cesser de manifester et d’arpenter le
bitume pour réaliser la révolution libertaire ici et maintenant.
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Ici ? Mais où exactement ? Dans le salon médiatique où Michael Onfray a élu


domicile ? Dans l’une de ces jolies universités populaires qu’il a créées,
apparemment pour son plus grand plaisir, et pour celui de ses auditeurs,
gentils, cultivés et paisibles ? Croire que les gigantesques intérêts particuliers
des possédants de ce pays comme de ce monde se laisseront faire et passeront
gentiment la main, terrifiés par le surgissement d’une multitude de cénacles
hédonistes, relève de la naïveté. Le faire croire, c’est trahir consciemment les
chances des exploités de se débarrasser du système de domination. « La
révolution n’est pas un dîner de gala », Mao Zedong avait au moins raison sur
ce point, et aucun historien sérieux ne le contredira.
Onfray & co
Écrire contre le « philosophe » Onfray, chouchou des médias, prestidigitateur
politique qui met tout le monde dans sa poche, cela peut paraître bien sévère.
N’est-il pas brillant, de gauche, ne se dit-il pas « libertaire » ? N’y aurait-il
pas plus à dire sur la « galaxie » des philosophes contemporains que sur
l’aimable auteur des Formes du temps ? Dans un ouvrage intitulé La
Philosophie française en questions, Sébastien Charles avait eu l’idée, il y a
une quinzaine d’années, de brosser un tableau des penseurs qui constituent
l’essentiel du paysage philosophique français. D’André Comte-Sponville à
Clément Rosset en passant par Luc Ferry, Gilles Lipovetsky et Michel
Onfray, on faisait, en quelque sorte, le tour de l’agora philosophique.
Or, quinze ans après, le bilan est clair. André Comte-Sponville, l’ancien élève
d’Althusser, a découvert que le capitalisme n’était pas moral dans un
ouvrage qui enfonce à grands coups d’épaules des portes largement ouvertes.
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Luc Ferry, l’émule de Fichte, devenu nietzschéen-ministre, restera surtout


célèbre pour avoir cru mettre à jour les fondements nazis de l’écologie (au 8

pays de René Dumont et de l’écologie politique, il fallait oser le faire). Gilles


Lipovetsky, le sociologue qui célébrait les valeurs de l’individualisme
conquérant, continue de le faire en pleine crise du modèle néo-libéral. Quant
à Clément Rosset, ses pseudo-analyses sur le camembert , en écho aux
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réflexions de Descartes sur le morceau de cire dans les Méditations


métaphysiques, ne sont propres qu’à séduire de beaux esprits désorientés,
réincarnations vivantes des trissotins du temps de Molière. Seul reste en piste
Michel Onfray. De lui au moins on ne peut pas dire qu’il n’a pas conservé un
certain style rebelle, un goût pour les philosophes résistants et récalcitrants.
Par ailleurs, avec sa très documentée Contre-histoire de la philosophie, celui
qui continue de se dire anarchiste a complété une œuvre d’historien de la
philosophie « iconoclaste » qui fera sans doute date.
Mais, c’est justement ce qui rend sa position inacceptable ! Car, qu’attendait-
on, au fond, d’un Luc Ferry ou d’un André Comte-Sponville ? Rien.
Certainement pas, évidemment, qu’ils fassent l’apologie de la révolution, du
grand changement ou du grand soir, dans un pays, pourtant, où huit millions
de personnes sont sous le seuil de pauvreté , où la jeunesse est sacrifiée, où la
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vieillesse est maltraitée, mais où les aristocraties et les féodalités de tous


ordres se sont reconstituées et ne se sont même jamais autant gavées.
Mais de Michel Onfray, on attendait autre chose que la condamnation de la
Révolution française et de ses prétendues « figures noires », l’opprobre jetée
sur la lutte des nationalistes algériens du FLN pendant la guerre d’Algérie, la
dénonciation du mouvement libertaire et de ses « Églises », remplies
d’anarchistes dits de « ressentiment » et, de manière plus générale, la
condamnation de toute radicalité politique, de tout changement
révolutionnaire collectif. Comme si l’histoire n’avait pas montré que la
violence des dominants finit toujours par produire celle des dominés, comme
si celle de la révolution n’était pas proportionnelle à celle de la contre-
révolution. Avec Michel Onfray, donc, la déception est plus grande, plus
forte, le désamour plus intense et, par conséquent, la critique plus virulente.
Michel et Onfray
La méthode employée pour le comprendre et pour le réfuter n’a cependant
rien à voir avec la « psychanalyse existentielle » dont Onfray se réclame
comme de sa méthode spécifique en matière d’études d’histoire de la
philosophie. On ne recherchera aucun détail croustillant sur ses bacchanales
nocturnes, ni de scoop sur la manière dont il boit son café au lait le matin ou
sur sa façon d’enfiler ses chaussettes. Porte-t-il à droite ou bien à gauche ?
Jeans serrés ou pantalons larges ? Tongs ou espadrilles ? Autant de questions
sans intérêt, au niveau desquelles on se refusera de descendre par principe.
Ce portrait n’est pas un portrait à la Sainte-Beuve mais à la Proust. Non pas,
d’ailleurs, que les détails biographiques - dont l’homme n’est pas avare - ne
nous intéressent pas, mais nous nous contenterons des anecdotes et autres
morceaux de vie qu’il a bien voulu livrer dans ses ouvrages, ses films, ses
interviews.
En tout cas, rien de privé qui relève, dans ce manuel anti-Onfray, de la
méthode « flic ou curé » : pas d’enquête à la Philippe Marlowe au petit pied,
pas de question posée sur le mode inquisitorial, mais le recours à la lecture
des textes et des œuvres publiques. Les textes, rien que les textes, encore les
textes, toujours les textes, et les actes politiques concrets que ces écrits
parfois expliquent ou tentent de justifier : voilà notre seule boussole, notre
seul guide pour nous conduire dans les méandres de la pensée onfrayenne.
Pas d’attaque non plus contre l’individu et cela même si nous ne nous
interdisons pas d’utiliser une langue piquante ou des jugements politiques
sévères, conséquences logiques de positions théoriques et pratiques
invraisemblables ou intenables. D’abord, parce que, comme le signale Arthur
Schopenhauer dans son Art d’avoir toujours raison, l’argument ad
personam , contre la personne, est le stratagème le plus faible, celui que l’on
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ne doit utiliser qu’en dernier recours, lorsque l’on n’a plus rien à dire, parce
que l’on manque soi-même d’arguments.
Ensuite, et surtout, parce que nous n’avons pas de griefs personnels contre
l’individu, mais de lourds reproches contre ses idées. Pour le dire autrement,
ce n’est pas Michel qui nous intéresse, l’ancien boursier, le fils de pauvres, le
gamin victime de sévices à l’orphelinat de Giel, le gars qui aime ses parents
malgré tout, le prof qui prend le temps de répondre gentiment aux questions
qu’on lui pose, ou le mec sympa qui vous fait un grand sourire lorsque vous
partagez avec lui un verre de Sauternes par une belle soirée d’été.
Non, celui que nous prenons pour objet de cette étude, c’est Onfray,
l’intellectuel autoritaire, le personnage public cassant, l’auteur de la Contre-
histoire de la philosophie, l’historien qui révise l’histoire de la Révolution
française et de la guerre d’Algérie, le zélateur de cette canaille de Nietzsche,
l’anarchiste de salon qui se proclame avec son postanarchisme plus
anarchiste que les anarchistes eux-mêmes, l’idiot utile d’un système
médiatique en recherche de figures radicales, en un mot ce que Robespierre
qualifiant Danton dans un discours du 11 germinal an II, avait appelé une
« idole pourrie ».
Imposture et postmodernisme
Lorsqu’il y a quelques années était sorti un ouvrage intitulé Les Impostures
intellectuelles par Alan Sokal et Jean Bricmont, cela avait défrayé la
chronique dans le petit milieu des études philosophiques et même au-delà. En
étudiant la manière abracadabrantesque dont les philosophes postmodernes
usaient et abusaient de références scientifiques auxquelles ils ne
comprenaient rien, Sokal et Bricmont avaient posé le problème de la
légitimité d’un discours fondé sur le seul principe scolastique d’autorité. Les
œuvres des tenants des cultural studies et de la french theory (Jacques Lacan,
Jacques Derrida, Bruno Latour, Luce Irigaray, etc.) y apparaissaient pour ce
qu’elles sont vraiment : des impostures philosophiques. Bien sûr Onfray ne
tombe pas immédiatement sous le coup de la même critique, car il a
l’intelligence de ne pas se risquer sur un terrain qu’il ne connaît visiblement
pas, la science et la philosophie des sciences.
Pourtant, lui aussi se réclame du postmodernisme en se posant comme
l’héritier de la déconstruction derridéenne, de la fin des grands récits
lyotardiens, ou du nomadisme deleuzien. Lui aussi méprise la rigueur des
études épistémologiques, que ce soit celle de la logique, des mathématiques
ou de la physique. Ne déclare-t-il pas, dans l’introduction au Ventre des
philosophes, se souvenir « de l’ennui morne qui s’emparait de lui lors des
deux heures hebdomadaires d’épistémologie » ? Peut-être aurait-il mieux
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fait de s’y ennuyer un peu moins, car, nous l’avons montré dans Comprendre
les grands philosophes , toutes les grandes théories philosophiques sont le
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produit d’un débat à très haut niveau de connaissance avec l’état de la science
à une époque donnée, en plus de la confrontation avec les conditions
politiques et matérielles déterminées.
Si donc l’œuvre d’Onfray est une imposture philosophique, c’est parce
qu’elle se fonde sur une idéologie de la confusion, le postmodernisme, qui est
antinomique avec la volonté philosophique cartésienne d’exprimer des idées
claires et distinctes. Authentique stratégie de la destruction de la raison, elle
érige les principes d’incohérence et d’auto-contradiction en critère de la
vérité, réduisant la philosophie à n’être qu’une succession de paradoxes
intenables.
Le caractère postmoderne, déconstruit, défragmenté, farfelu de la réflexion
onfrayenne se remarque notamment au fait qu’il procède, avec les théories
philosophiques, à un réductionnisme biographique inspiré du journalisme et
de la critique littéraire de Sainte-Beuve ; qu’il nourrit en permanence sa
réflexion de la pensée antirationnelle, métaphorique et figurée de Nietzsche,
philosophe contradictoire et confus s’il en est ; qu’il fait de l’histoire en
prétendant « déconstruire les grands récits à la manière de Lyotard » pour14

conduire finalement son lecteur sur le chemin du révisionnisme


idéologique ; qu’enfin il utilise la pensée de la déconstruction postmoderne
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pour justifier ses prises de position politiques contradictoires et réviser le


corpus de la pensée anarchiste elle-même.
Rien qui appartienne dans tout cela à une critique d’ordre rationnel et
scientifique, mais des illuminations, des fulgurances stylistiques, des
jugements à l’emporte-pièce, des anathèmes et des condamnations
prononcées à la tête du client. Soit l’exact opposé d’une posture
philosophique sérieuse, rationnelle et critique authentique.
Postanarchisme et suranarchisme
Mais la critique d’Onfray ne saurait être uniquement négative, destructive,
réactive. Fidèles à la devise de Proudhon, « je détruirai et je construirai »,
nous proposons donc de poser les bases d’un nouveau cadre pour le
développement de la pensée et de l’action anarchistes. Non pas le
postanarchisme, individualiste, vitaliste, dionysiaque, éclectique, confus,
versatile, opportuniste, défragmenté, mais le suranarchisme, collectiviste,
matérialiste, synthétique, clair, structuré, appuyé sur les développements de la
méthodologie des sciences modernes.
A Derrida, Foucault, Lyotard ou Deleuze, suivis de la longue cohorte des
déconstructivistes, des scolastiques postmodernes, représentants de cette soi-
disant french theory qui fait recette de l’autre côté de l’Atlantique, nous
préférons Carnap, Russell, Bachelard, Sartre et Chomsky. Non pas le
replâtrage des théories fumeuses de l’anarchisme individualiste de Stirner, de
Nietzsche et d’Émile Armand, mais la vision réactualisée de Proudhon,
Bakounine et Kropotkine. Garcia Oliver et Durutti contre Brassens et
16 17

Lecoin, l’activisme révolutionnaire contre le pacifisme bêlant et


l’« éducationnisme libertaire », la Révolution espagnole de 1936 avec ses
fusils, son collectivisme militant et ses batailles, contre les stratégies
d’évitement, les discours creux et la philosophie de la fuite qui caractérisent
l’anarchisme français depuis trop longtemps. C’est d’une philosophie de
lutte, d’une stratégie collective de résistance dont l’anarchisme a besoin, et
non d’une politique de dispersion, d’une tactique de retrait et d’abstention
désordonnés.
S’il est vrai que le « bruit et la fureur » sont de retour, si nous sommes à
nouveau entrés dans l’ère des tempêtes, comme la crise en Europe, les
révolutions arabes et la montée des extrêmes-droites partout sur le continent
semblent l’indiquer, alors il faut se doter d’une théorie solide qui permette
d’opposer une résistance collective digne de ce nom et non une petite
eudémonique du confort individuel, une pseudo-théorie de la jouissance ou
une sotériologie libertaire. Ce sont désormais les mots de Durruti qui 17

résonnent à nos oreilles : « Nous sommes ici pour faire la guerre, pas pour
faire du sport et dans une lutte aux objectifs aussi sublimes que la nôtre, celui
qui quitte son poste trahit le devoir que nous imposent les circonstances. La
liberté est en danger, et c’est grâce à l’effort de tous, à chaque instant, que se
forgera l’avenir pour lequel nous luttons » . El Frente (Le Front) n° 4 29 août
18

1936.
PREMIÈRE PARTIE

Contre-Onfray

« Personne ne va s’écrier que le roi est nu. Notre but est justement de dire que
le roi est nu ». Alan Sokal, Jean Bricmont. Les Impostures intellectuelles.
MICHEL ONFRAY,
L’ANTIPHILOSOPHE

« Je ne suis pas philosophe, en effet, et je ne sais parler que de ce que j’ai


vécu ». Albert Camus, Actuels I.

Un philosophe éclectique
Si Onfray n’est pas un grand philosophe et encore moins un penseur original,
c’est parce qu’il n’a produit aucune théorie philosophique d’importance. Son
cynisme est emprunté à Diogène, son hédonisme à Aristippe, son athéisme à
d’Holbach, son matérialisme à La Mettrie, son anarchisme individualiste à
Émile Armand et il doit même son concept de « gastrosophie » à Fourier, le
1

philosophe au phalanstère. Onfray n’est philosophe qu’à la manière de Victor


Cousin – le pape de la philosophie éclectique du XIXe siècle –, la dimension
bureaucratique en moins.
Comme chez ce dernier, sa pensée est une mosaïque d’idées, un patchwork
conceptuel postmoderne, mais en aucun cas, comme il le prétend, un système.
Les références permanentes à la pensée par « figures » de Nietzsche, et non
par concepts, renforcent le caractère confus et non systématique de sa
réflexion : ce n’est pas sur l’imagination, ni sur de pseudo-illuminations
chamaniques, mais sur la raison que se fonde la capacité à construire une
représentation cohérente du monde. De la cinquantaine d’ouvrages
qu’Onfray a écrits, on ne pourra donc extraire aucun concept personnel
nouveau, aucune idée qui lui soit propre, aucune analyse qui lui appartienne
spécifiquement.
Certes, pour un répétiteur de philosophie, un ancien professeur du lycée privé
Sainte-Ursule, un compilateur inspiré par la méthode de Diogène Laërce, rien
de gênant. Mais pour un grand penseur, un rebelle, en un mot un original, une
singularité vivante, voilà qui est sans doute plus ennuyeux. Il faut sur ce point
être clair. Onfray, qui critique de manière démagogique l’enseignement
universitaire, est lui-même une émanation de ce qu’il y a de plus caricatural
dans le genre scolastique de la philosophie contemporaine. Spécialiste de la
torsion postmoderne des textes, il n’a créé ni élaboré aucun concept solide,
sur lequel puisse s’appuyer une réflexion critique authentique.
Quoi qu’on fasse, on a donc peine à trouver dans cette œuvre foisonnante,
voire logorrhéique, des idées, des concepts, des théories novatrices.
Penchons-nous sur le contenu de ces écrits : Le Désir d’être un volcan, Les
Vertus de la foudre, L’Archipel des comètes ou La Lueur des orages désirés ?
Une histoire personnelle transfigurée, de gros journaux intimes saupoudrés de
réflexions philosophiques ; L’innocence du devenir ? La vie de Nietzsche
racontée avec emphase ; Vie et mort d’un dandy ? La biographie des
errements décadents de Brummell, le favori déchu de Georges IV ; les
Féeries anatomiques ? Des variations autour de la narration douloureuse du
cancer de sa femme ; Esthétique du pôle Nord ? Le récit d’un voyage avec
son père au pays des Inuits ; Le Ventre des philosophes ? Une petite histoire
des excentricités alimentaires des philosophes.
Le Traité d’athéologie ? Une compilation des arguments classiques contre les
trois grands monothéismes ; Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation
freudienne ? Un pesant résumé de tous les arguments critiques opposés à
Freud depuis la naissance de la psychanalyse ; l’Apostille au Crépuscule ?
Des compléments documentaires jugés nécessaires après la polémique créée
par l’ouvrage précédent ; le Manifeste hédoniste ? une synthèse rapide des
thèses-récits exposés dans ses œuvres antérieures. On ne voit là que des
récits, des biographies, des petites et des grandes histoires, des anecdotes qui
se trouvent donc à foison dans l’œuvre d’Onfray. Elles y pullulent
littéralement. Mais un concept, une théorie originale ? Non.
Onfray est bien plutôt un conteur moderne, un storyteller en philosophie. Il
nous édifie en nous racontant des histoires, nous divertit en rapportant des
anecdotes biographiques. Voilà toute la clé de son succès. C’est aussi la
marque son appartenance à la pensée postmoderne, passée maîtresse dans
l’art de tout exprimer par la narration (note). Avec elle l’histoire de la
philosophie devient un roman d’aventure, quand ce n’est pas un roman
d’alcôve. Bien sûr, à tout seigneur tout honneur, Onfray se raconte à satiété.
Sujet inépuisable et riche de mille enseignements, il est intarissable sur lui-
même. La mère violente, le père ouvrier agricole bourru, l’orphelinat de Giel
et ses prêtres salésiens pédophiles (note), l’expérience dans l’usine à lait
d’Argentan, l’infarctus du myocarde, sont de véritables ponts aux ânes,
présents dans la plupart de ses ouvrages.
Références obligées à sa biographie intellectuelle, ce sont les marqueurs qui
nous permettent de mieux comprendre comment le « philosophe solaire » en 2

a déduit sa haine des curés, des grands monothéismes, des morales ascétiques
mais aussi de l’injustice en général. Peut-être, dira-t-on, est-ce un peu court
pour édifier un système de philosophie ? Pas pour celui qui pense que toute
œuvre est la confession d’un corps (note), la biographie d’un soma,
l’autobiographie d’un soi. Et gare à ceux qui n’aiment pas ce genre de
biographie existentielle à la sauce nietzschéenne : ils seront soupçonnés
d’idéalisme et d’inauthenticité. Nulle trace, à l’en croire, de
« narcissisme vulgaire » chez notre nouveau Diogène, mais un « narcissisme
3

flamboyant » , une méthode matérialiste et objective pure.


4

L’historien à contresens
D’ailleurs Onfray, en apparence, ne se raconte pas seulement lui-même. Il
nous raconte aussi les autres philosophes et surtout ceux qui ont été
injustement tenus sous le boisseau. C’est tout le projet de sa Contre-histoire
de la philosophie. Cette fameuse histoire des penseurs à contre-courant,
marginaux, censurés, calomniés par la tradition dominante, qu’il nomme la
« constellation idéaliste » et à laquelle il oppose sa « constellation
5

hédoniste » . Dans son panthéon philosophique à lui, pour le XVIIe siècle,


6

par exemple, il portraiture des « libertins baroques » : Charron, La Mothe le


7

Vayer, Saint-Évremond, Gassendi, Cyrano de Bergerac, Spinoza, plutôt que


Descartes, Leibniz, Pascal ou Malebranche.
Mais, pour ne prendre que lui, Spinoza est-il vraiment un « libertin
baroque » ? Notre « nietzschéen de gauche » nous dépeint, en effet, un
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Spinoza philosophe-de-la-Joie, menant une « vie d’agencement des plaisirs


selon une arithmétique destinée à générer le plus de Joie au moindre coût
existentiel » . Il interprète la pensée de l’auteur du Traité de la réforme de
9

l’entendement dans la perspective nietzschéenne du Gai Savoir en jouisseur


hédoniste, polissant ses lunettes dans un atelier-cave.
Spinoza : un épicurien, pauvre mais digne et fier. Puis, notre émule de
Nietzsche dévoile fièrement le sens du système de l’auteur de l’Éthique : «
on chercherait en vain un athéisme dans toute la pensée de Spinoza » , « le
10

monisme de Spinoza n’est pas un matérialisme » , il est encore entaché des


11

« traces de scolastique lourdes et encombrantes » , c’est un « matérialisme


12

sans matière, un hédonisme sans corps, un épicurisme sans atome, une


éthique sans morale, une religion sans dogme etc. » . Voilà de bien belles
13

contradictions, de jolis paradoxes, d’élégants oxymorons à la sauce de la


déconstruction postmoderne, enfilés comme des perles sur un collier pour
éclairer la pensée spinoziste, indices sans doute d’une grande qualité
démonstrative et conclusive. En plus du fait qu’on a l’impression qu’un
professeur note son élève. Cocasse !
Or, il y a un problème dans cette analyse solaire et nietzschéenne de la
pensée spinoziste, c’est qu’elle est radicalement fausse. Tout d’abord, au plan
de la philosophie théorique, l’Éthique de Spinoza ne souffre d’aucune
contradiction interne – du fait de son exposé mathématique, déductif,
géométrique – ce qui exclut la possibilité d’y lire de pseudo vérités
paradoxales. De plus, ce livre constitue bien – contrairement à ce qu’affirme
Onfray – un ouvrage matérialiste athée, mais crypté pour des raisons de
censure religieuse. Il opère la synthèse entre la pensée matérialiste de
Giordano Bruno et la physique mécaniste de Descartes . 14

La meilleure preuve en est que tous les concepts de Spinoza – nature naturée,
nature naturante, mode, substance – sont tirés du cinquième livre de
l’ouvrage de Giordano Bruno, De la Cause du principe et de l’unité. Derrière
le panthéisme de façade de Spinoza se cache en fait l’identité de Dieu et de la
nature, et donc de Dieu et de la matière. Puisque Dieu est tout dans le
système spinoziste, puisqu’il est l’unique substance et que tout est physique,
cela signifie que tout est matière et que le dieu transcendant des trois
monothéismes n’existe pas.
Il s’agit bien là d’un matérialisme athée, mais codé, dissimulé, car ce genre
d’idée avait déjà conduit Giordano Bruno au bûcher en 1600 et Galilée
devant les tribunaux de la sainte Inquisition en 1616 et 1633, ce que Spinoza
savait fort bien. Ce n’est pas un hasard non plus si l’Éthique n’a été publiée
qu’après la mort du philosophe. De cela l’explication d’Onfray ne rend pas
compte…
Ensuite, au plan de sa philosophie pratique, Spinoza, paria parmi les parias,
exclu de la communauté juive, vivant dans la misère, à l’écart de tout et de
tous, s’abîmant les poumons en polissant des verres de lunette, pouvait
difficilement – ses biographies le montrent – adopter une conception
épicurienne et hédoniste de la vie. Un épicurien ne peut pas être heureux dans
la misère, il lui faut un minimum de confort matériel.
Spinoza ne disposait pas de ce minimum de confort. Il a donc choisi le
stoïcisme comme philosophie éthique et non l’épicurisme. Pas d’hédonisme
donc chez Spinoza, pas de théorie du plaisir corporel, mais une mise à
distance du monde, des corps compris comme des objets physiques éternels.
C’est le sens de ce qu’il appelle voir les choses « sous l’espèce de
l’éternité » , ou « troisième genre de connaissance » . Ce qu’énonce, en ce
15 16

sens, l’Éthique, c’est qu’il n’y a pas à souffrir du caractère fini de notre
existence parce que, si on la regarde sous l’espèce de l’éternité, on comprend
que notre existence est éternelle, étant nous-mêmes composés d’une matière-
substance infinie et éternelle. L’éternité de la matière permet de relativiser le
moment de notre mort : elle n’est qu’un instant éternel dans un temps et un
espace infinis, un moment d’éternité.
En affirmant que tout est matière et que tout est éternel, Spinoza n’embrasse
pas le monde. Il ne saute pas de joie, ni n’édifie d’arithmétique des plaisirs au
sens épicurien. Il y renonce en le transformant en un objet physique abstrait.
Au sens strict il s’agit d’une véritable déréalisation du monde en vue de ne
plus souffrir de lui. On retrouve là l’idée stoïcienne selon laquelle ce ne sont
pas les choses mais les représentations des choses qui sont déterminantes :
« ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les événements, mais l’idée qu’ils
se font des événements » .
17

Spinoza, philosophe de la souffrance et du malheur, transfigurés par une


théorie mathématique et physique du monde compris comme infini, et
éternel : voilà une conception qui appartient à la constellation idéaliste et non
à la constellation hédoniste dans laquelle Onfray a bien imprudemment rangé
le philosophe de La Haye.
Aussi, la brillante méthode de la biographie existentielle, et de la pensée
comme « confession d’un corps » a-t-elle conduit Onfray à un contresens
18

complet sur l’auteur du Traité théologico-politique. Un matérialiste athée,


disciple de Giordano Bruno et de Descartes en physique mais stoïcien en
éthique est devenu, comme par magie, sous la baguette d’Onfray, un
épicurien hédoniste ascétique. Consolons-nous en songeant que nous avons
néanmoins eu le plaisir de voir notre grand « mystique » rayonner une fois
19

de plus en se racontant à travers l’histoire d’un autre.


Qui se cache, en effet, derrière le masque du Spinoza épicurien, pauvre mais
digne et fier ? Pour un lecteur attentif et assidu de l’œuvre onfrayenne cette
énigme est plus facile à résoudre que celle du sphinx dans l’histoire
d’Oedipe. La figure éthique du « Condottiere » , symbole de la construction
20

audacieuse de son existence, si chère à Onfray apparaît également sous son


vrai jour : celle d’un hussard, d’un Hulan, même, qui soumet audacieusement
les textes, pour le plaisir de sa seule jouissance esthétique et de ses lubies
personnelles. La Sculpture de soi, ou de sa statue, semble impliquer la
destruction des textes des autres ou au moins leur déconstruction.

Au commencement était Sainte-Beuve


Faire un contresens aussi important sur la pensée de Spinoza oblige à
s’interroger sur la validité de la méthode « solaire », « dionysienne » du
Condottiere. Est-elle aussi objective, scrupuleuse, en un mot rigoureuse que
le prétend son auteur ? À l’écouter, rien n’est plus sûr que son herméneutique
biographique. Elle fait mouche à tout coup. C’est là, dans la physiologie d’un
corps, les souffrances d’une chair et les vicissitudes d’une vie que se
cacherait la pierre philosophale de compréhension des auteurs et des textes,
cette clé secrète qui permettrait d’en saisir toute la plénitude et la richesse.
Hors de cette approche physiologique, corporelle, matérialiste, il n’y aurait
donc point de salut. Mais cette perspective d’étude n’est ni matérialiste ni
naturaliste. Elle ne se nourrit même pas exclusivement de la pensée de
Nietzsche, ni de la préface du Gai Savoir qu’Onfray cite pourtant à tout bout
de champ .
21

Car ce n’est pas tant à Nietzsche qu’à Sainte-Beuve, qu’Onfray emprunte sa


manière d’éclaircir le sens des œuvres. Et, s’il se réfère à Nietzsche comme à
son modèle, c’est uniquement pour asseoir sa lecture sur une figure tutélaire
qui fait autorité dans le champ philosophique postmoderne. Nietzsche joue,
en réalité, le rôle de cache-sexe philosophique d’un critique littéraire du XIXe
siècle, Sainte-Beuve, journaliste au Globe, au Moniteur, au Constitutionnel et
au Temps.
Qui, en effet, a proposé une série de portraits brillants, souvent faux, voire
calomniateurs, des œuvres des grands écrivains à partir d’une méthode
d’analyse biographique ? Ce n’est pas Nietzsche, mais bien Sainte-Beuve
dans ses Portraits littéraires, ses Causeries du lundi et ses Nouvelles
Causeries du lundi. La méthode biographique de Sainte-Beuve en littérature,
c’est la méthode d’Onfray en philosophie. Plus que d’une simple coïncidence
ou d’une proximité, il en va d’une véritable influence, de celle qui détermine
tout un style, un programme de recherche et d’écriture.
Or il s’agit d’un recul considérable car, culminant dans les années soixante en
France, un énorme effort en matière de commentaire littéraire avait été
accompli pour se débarrasser, notamment, de l’étude strictement
biographique des œuvres. Celle-ci avait en effet mené à des errements
invraisemblables, à une histoire littéraire construite sur la base d’impressions
personnelles et de lubies diverses, à une réduction extrême de l’angle de
lecture.
De plus, le pointillisme biographique d’un Sainte-Beuve conduisait
logiquement au commentaire d’alcôve. La fausse causalité homme → œuvre,
érigée en dogme religieux d’interprétation des textes, avait fait des ravages :
contresens, torsion des faits, inventions pures… Un authentique rideau de
fumée que la nouvelle critique avait dissipé, libérant les points de vue et
rénovant la vision partiale et partielle des manuels à la mode depuis des
décennies.
Pour battre en brèche l’histoire littéraire à l’ancienne, Bachelard avait
inauguré dès 1938 une manière originale d’aborder les textes . On en 22

finissait, enfin, avec les vieilles lectures à la Lanson. Puis la critique dite
« thématique » fit son apparition avec Jean-Pierre Richard au début des
23

années cinquante. Presque immédiatement après, une approche sociologique


avec Lucien Goldmann , et un angle d’attaque psychanalytique avec Charles
24

Mauron , vinrent renforcer la critique des manuels scolaires et du


25

conformisme universitaire. En même temps que la Nouvelle Vague au


cinéma, la nouvelle critique prit alors d’assaut l’université avec Roland
Barthes et son retentissant Sur Racine en 1963. Serge Doubrovsky a tenté
dans Pourquoi la Nouvelle critique ? Critique et objectivité (1966) 26

d’expliquer les raisons pour lesquelles les biographies truquées, les


présupposés réactionnaires, la fermeture méthodologique sur une histoire
littéraire polluée par le conservatisme ne pouvait éternellement imposer une
approche univoque du fait littéraire.
Or Onfray propose d’y revenir, alors qu’il connaît parfaitement ces auteurs, à
qui il emprunte de-ci de-là quelques idées, sans jamais les citer vraiment
d’ailleurs : recherche du « moment fondateur », mythes personnels, analyse
psychanalytique. Il n’est pas exclu de ce fait qu’il ait trouvé dans la partie
finale du livre de Doubrovsky une partie de sa méthode de « psychanalyse
existentielle » habilement dissimulée, dans le Manifeste hédoniste, derrière la
référence à Sartre : « la synthèse s’effectue sur le principe ébauché par
Sartre : la psychanalyse existentielle » . L’imposture méthodologique est
27

double Nietzsche masque Sainte-Beuve et la référence à Sartre dissimule


l’emprunt à Doubrovsky. Jeu de masques, systèmes de références à écrans
multiples : il y a quelque chose de carnavalesque dans cette œuvre à tiroirs,
véritable valise à double et triple fonds.
Onfray, en grand lecteur, affectionne l’éclectisme. Son antistructuralisme
l’empêche d’annexer la critique linguistique ? Qu’à cela ne tienne, il
récupérera l’essentiel de la vieille méthode de Sainte-Beuve en
l’accommodant aux petits oignons de la lecture qu’il fait de la nouvelle
critique, qui pourtant avait Sainte-Beuve dans le collimateur. Ou comment
avoir un air moderne alors qu’on fait du vieux, du très vieux… En
privilégiant exclusivement la méthode archaïque de Sainte-Beuve, il renvoie
à la préhistoire du commentaire de textes.
En faisant de toute œuvre un symptôme, il croit rajeunir un point de vue
notoirement étriqué, marqué par la vision bourgeoise de l’art au XIXe siècle.
Mais ce n’est pas de jouvence qu’il est question ici. Onfray impose le retour à
la vieille idée scolastique du texte univoque, pauvre d’un statut qui n’est autre
que celui du pâle reflet d’un vécu existentiel, d’une insipide réplique définie
par avance. Cette causalité déterministe stricte, du texte produit, objet et reflet
de la vie d’un auteur, est tout ce qu’on voudra sauf du commentaire créatif,
libre et profond. C’est une glose ampoulée, une érudition de bazar, une
méthode policière et inquisitoriale, habillée d’une rhétorique factice,
réductrice et surannée.
Pour s’en convaincre, il suffit de relire les Portraits littéraires de Sainte-
Beuve, publiés à partir de 1832 : « En fait de critique et d’histoire littéraire, il
n’est point, ce me semble, de lecture à la fois plus récréante, plus délectable
et plus féconde en enseignement de toute espèce, que les biographies bien
faites des grands hommes : non pas ces biographies minces et sèches, ces
notices exiguës et précieuses, où l’écrivain a la pensée de briller, et dont
chaque paragraphe est effilé en épigramme ; mais de larges, copieuses et
parfois même diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres : entrer en son
auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre, se
mouvoir et parler, comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses
mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés
à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les
grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur
lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever quelques temps et où ils
retombent sans cesse » . 28

Onfray ne dit pas autre chose, depuis le Désir d’être un volcan jusqu’au
Manifeste hédoniste comme en témoignent ces citations : « pas d’œuvre sans
confession autobiographique » , « Cessons donc de lire les philosophes
29

comme s’ils étaient sans biographie, producteurs de livres venus du seul ciel
des idées intelligibles » , ou bien encore : « Lire et comprendre un
30

philosophe, une philosophie, suppose une psychanalyse existentielle pour


mettre en relation la vie et l’œuvre, le corps qui pense et le produit de la
pensée, la biographie et l’écriture, la construction de soi et l’édification d’une
vision du monde » . « Comment lire donc ? En outrant Sainte-Beuve contre
31

Proust, […] en entassant des données et des détails, en collectionnant les


abords qui paraissent sans intérêt, en évoluant dans les marges qui restent les
lieux les plus proches du sens » . La filiation biographique renvoie bien
32

explicitement à Sainte-Beuve comme fondement originaire.


Fouiner dans la vie des auteurs à la manière d’un détective, comme si tous les
actes étaient terriblement signifiants, comme s’ils avaient tous de
l’importance, comme s’ils étaient tous lourds de conséquences, en guise de
preuves à charge, telle est la vision archaïque et policière de la relation au
texte qu’Onfray hérite de Sainte Beuve.
Nouvelle preuve dans les Causeries du lundi où Sainte-Beuve écrit, évoquant
Balzac : « La personne de l’écrivain, son organisation tout entière s’engage et
s’accuse elle-même jusque dans ses œuvres ; il ne les décrit pas seulement
avec sa pure pensée, mais avec son sang et ses muscles. La physiologie et
l’hygiène d’un écrivain sont devenues un des chapitres indispensables dans
l’analyse que l’on fait de son talent » . 33

Onfray affirme à sa suite : « les écrivains authentiques trempent leur plume


dans le sang, ils écrivent avec leur lymphe, et leur chair mélangée à leur âme
est l’athanor dans lequel se confectionnent les visions du monde, les
sensibilités ou les mots pour le dire » . Le copier-coller n’est pas loin : si le
34

vieux critique littéraire n’était pas mort, on crierait au plagiat. Et que dire du
célèbre questionnaire de Sainte-Beuve, parlant de Chateaubriand, dans son
« discours de la méthode » des Nouveaux Lundis : « Que pensait-il en
religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se
comportait-il sur l’article des femmes ? Sur l’article de l’argent ? Était-il
riche, était-il pauvre ? Quel était son régime, quelle sa manière journalière de
vivre ? etc., enfin, quel était son vice ou son faible ? Tout homme en a un.
Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur
d’un livre, et le livre lui-même, si le livre n’est pas un traité de géométrie
pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire […] » .35

N’est-ce pas à ces questions que s’attache à répondre minutieusement Onfray


lorsqu’il portraiture les philosophes dans sa Contre-histoire de la
philosophie ? On y apprend que Démocrite s’est crevé les yeux parce qu’il
aimait trop les jolies filles , que Diogène s’est masturbé avec un poisson ,
36 37

qu’Épicure avait la maladie de la pierre , que Simon le Magicien aimait les


38

partouzes , que le vice de Spinoza était de torturer les insectes , que


39 40

Schopenhauer avait des relations conflictuelles avec sa mère , que Bentham


41

désirait voir momifier son corps , que Nietzsche avait un eczéma génital
42

géant , que Bakounine était « pas bien propre, pour ne pas dire vraiment
43

sale » , etc. Ces portraits de philosophes sont des portraits à la Sainte-Beuve,


44

caustiques, égrillards, démagogiques.


En ce sens on peut dire que, sur le plan de la méthode, la philosophie
d’Onfray n’est qu’une série de notes de bas de pages aux ouvrages du grand
critique littéraire ou une version faussement philosophique pour magazines
people contemporains. On ne comprend pas d’ailleurs pourquoi Onfray a
refusé de tenir la chronique littéraire du journal Globe ; il y aurait fait
45

merveille.
Philosopher par le trou de la serrure
L’étude de trois de ses travaux d’historien-journaliste de la philosophie suffit
à s’en convaincre. Dès son premier ouvrage Le Ventre des philosophes, il
place ses analyses sous l’autorité, bien qu’elle soit masquée par celle de
Nietzsche, du « régime » sainte-beuvien et de sa psychologie littéraire. La
pensée cynique de Diogène, l’homme qui demanda à Alexandre le Grand de
s’écarter de son soleil, est ainsi éclairée par son régime culinaire, fait
essentiellement à base de viande crue. Le cru contre le cuit, c’est la révolte de
Diogène contre la civilisation, son opposition à la coutume, aux habitudes et
à la tradition. De même le républicanisme de Rousseau transparaît dans son
goût pour les repas simples, la diététique spartiate et l’amour du lait. « Dis-
moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es » .
46

Or, Rousseau n’aime pas les repas luxueux. Il se défie de la gastronomie,


symbole d’une société dispendieuse et inégalitaire. Rousseau donne dans
l’ascèse en matière nutritive. Il « vante les mérites des laitages, des fruits et
des légumes » contre le « dindon aux truffes de Ferney » de son vieil ennemi
47

Voltaire. Dès lors Rousseau est rebaptisé « gastrosophe socialiste » , c’est-à-


48

dire philosophe aux goûts alimentaires socialistes, vertueux parce que


simples et naturels. Suivent des analyses semblables et parfois savoureuses
sur l’ivresse de Kant, le petit pâté de Fourier ou les saucisses de L’Antéchrist
de Nietzsche : « il faut imaginer le philosophe rédigeant L’Antéchrist sous un
chapelet de saucisses... » . Derrière ces traits apparemment humoristiques, il
49

y a une méthode, qui se pare d’un vernis mi-philosophique mi-littéraire, et


qui se limite en réalité à un style de plus en plus journalistique, friand de faits
divers.
L’Art de jouir est l’occasion d’en rajouter une louche. Notre « philosophe »
inquisiteur y développe son goût pour l’enquête biographique et les
événements saillants de la vie d’un homme. Avec sa théorie de l’« hapax
existentiel » , – hapax, en grec ancien, veut dire « une seule fois » ou « en
50

une seule fois » –, il prétend éclairer le sens d’un projet intellectuel à partir de
l’événement singulier qui bouleverse la vie d’un penseur, lui imposant de
réorienter complètement ses recherches. Ainsi un événement unique
présenterait, en une seule fois, la totalité de la cohérence et du sens d’une
vie ?… C’est un peu comme de l’auriculothérapie : tout est dans l’oreille…
Imagine-t-on vision plus dogmatique, plus simplifiée ? On nage dans la
« cause unique » à la manière thomiste ! C’est ainsi qu’Onfray nous convie à
lire le Discours de la méthode à partir de l’épisode des trois rêves de
Descartes dans la nuit du 10 novembre 1619 , le Discours sur les sciences et
51

les arts en fonction de l’illumination qui frappa Rousseau alors qu’il se


rendait à la prison de Vincennes où se trouvait Diderot en octobre 1749 , ou 52

encore la théorie nietzschéenne de l’éternel retour au regard de la révélation


qui s’empara du philosophe aux moustaches conquérantes , pour une fois
53

envahi par le sublime kantien, devant les eaux bleu-nuit du lac de Sils-Maria,
« six mille pieds au-dessus de l’homme et du temps », en août 1881 . 54

Onfray n’a-t-il pas connu lui-même une de ces expériences existentielles


cruciales – qu’il raconte dès l’ouverture du livre – avec son infarctus du
myocarde à l’âge de vingt-sept ans ? L’ouvrage demeure cependant au
55

niveau singulier de la pensée de Sainte-Beuve. La théorie de l’hapax


existentiel – pour dire les choses plus simplement le tournant et la cause
unique d’une vie – s’inscrit dans la perspective d’une biographie de la
singularité. Elle manque d’extension, de champ, de largeur de vue. On est
encore dans la critique d’alcôve. Ce n’est donc véritablement qu’avec son
projet de contre-histoire de la philosophie qu’Onfray met en place ce que
Sainte-Beuve avait voulu développer comme analyse « naturaliste » des
talents littéraires.
Avec les volumes de sa Contre-histoire, en effet, notre nouveau mandarin des
lettres philosophiques dépasse le point de vue des petites anecdotes
singulières pour reconstituer la pensée d’un auteur à partir de la notion de
« groupe » chère à Sainte-Beuve. Le « groupe », pour le critique littéraire,
c’est bien sûr l’ascendance familiale de l’écrivain, ses relations avec ses
frères et sœurs, sa terre d’appartenance, mais aussi « l’association naturelle et
comme spontanée de jeunes esprits et de jeunes talents, non pas précisément
semblables et de la même famille, mais de la même volée et du même
printemps, éclos sous le même astre, et qui se sentent nés, avec des variétés
de goût et de vocation, pour une œuvre commune. Ainsi la petite société de
Boileau, Racine, La Fontaine et Molière vers 1664, à l’ouverture du grand
siècle : voilà le groupe par excellence, – tous génies ! » .
56

Onfray n’aura de cesse de décrire ces groupes, en reconstituant les petites


coteries, les liens interpersonnels qui unissent les uns aux autres, en suivant
également, lorsque cela est possible, le développement d’un talent dans sa
prime jeunesse car, dit encore Sainte-Beuve, « qui n’a connu un talent que
tard et ne l’a apprécié que dans son plein ou dans ses œuvres dernières ; qui
ne l’a vu jeune, à son premier moment d’éclat et d’essor, ne s’en fera jamais
une parfaite et naturelle idée, la seule vivante » .
57

Il n’est même jusqu’à l’idée de la contre-histoire de la philosophie qui ne soit


un commentaire de ce passage de Sainte-Beuve : « les académies, les chaires
oratoires sont plutôt destinées à montrer la société et la littérature par les
côtés spécieux et par l’endroit ; il n’est pas indispensable ni peut-être même
très utile que ceux qui ont pour fonction de déployer et de faire valoir
éloquemment les belles tentures et les tapisseries, les regardent et les
connaissent par le dessous et par l’envers : cela les gênerait » . Voilà la
58

pensée intempestive où le philosophe antiacadémique puise sa source. Sa


contre-histoire de la philosophie veut être l’envers des histoires classiques de
cette discipline, celles de Hegel, bien sûr, le « fourrier de ce monde-là » 59

symbole de « la philosophie confisquée depuis l’idéalisme allemand par


l’Université » .
60

La Contre-histoire et l’Anti-manuel de philosophie sont une invite à


découvrir le revers des manuels classiques de terminale, de cette philosophie
officielle qui ne ferait que montrer l’endroit des choses, les pensées propres et
lisses, les « belles tentures ». Reste à savoir si cette contre-histoire sainte-
beuvienne, journalistique, littéraire et psychologique tient la route. Les
enquêtes biographiques conduisent parfois à des contresens majeurs, nous
l’avons vu avec le cas du Spinoza « existentiellement psychanalysé » par
Onfray. Placer son travail sous les auspices d’un journaliste littéraire, Sainte-
Beuve, et de Nietzsche, n’est pas une garantie de cohérence, loin s’en faut.
Cela relève de l’aventure littéraire postmoderne en philosophie. Il convient
donc de s’interroger sur les conséquences de l’usage de tels penseurs.
Il faut sauver le soldat Nietzsche
Car si Onfray emprunte sa méthode journalistique à Sainte-Beuve, c’est bien
à Nietzsche qu’il doit l’essentiel du contenu de ses analyses. Signe de cette
obsession philosophique, chacun de ses ouvrages s’ouvre sur une citation du
« philosophe au marteau ». L’admiration tourne même au dithyrambe dans
La Sagesse tragique : « Rien avant lui ne s’apparente à une telle frénésie de
lucidité. […] Il y eut bien quelques brûlots athées, quelques propos
scientifiques déstabilisateurs, une ou deux figures de la subversion, mais rien
qui n’égale en intensité une opération aussi soucieuse de profondeur que
d’étendue » . Une telle affirmation – tout à fait digne de l’habituelle
61

forfanterie nietzschéenne – ne manque toutefois pas de surprendre. Guillaume


d’Ockham, Giordano Bruno, Galilée, Descartes, Spinoza, Feuerbach ou
Darwin, ne comptent-ils donc pour rien ? Si c’est l’avis d’Onfray, il semble
que ce ne fut pas, en son temps, celui de l’Église qui excommunia le premier,
brûla le second, fit se rétracter le troisième, etc.
Est-il nécessaire, du reste, de se pâmer d’admiration devant un philosophe
dont les prises de positions antirationalistes, antisémites, antihumanistes,
misogynes et racistes sont si controversées ? Faut-il rappeler que certaines
théories nietzschéennes – celle du surhomme et de la guerre des races – ont
fait l’objet d’une récupération par le régime nazi, et par Adolf Hitler en
personne qui tenait ses meetings avec la canne épée de Nietzsche dans la
main ? La lecture de La Destruction de la raison de Georges Lukacs ou de
Nietzsche, Philosophe réactionnaire une biographie politique de Domenico
Losurdo devrait tempérer les ardeurs hagiographiques et les envolées lyriques
onfrayennes.
A des faits avérés, comme l’engagement volontaire de Nietzsche dans
l’armée prussienne en 1871 contre les Communards, en tant que brancardier,
Onfray n’accorde aucun intérêt. Pas plus qu’il ne tient compte des textes
déclarant la classe ouvrière « impossible » , la question ouvrière source des
62

maux de la civilisation occidentale , la nécessité pour toute grande


63

civilisation d’avoir des esclaves , etc. Il est cocasse de voir notre philosophe
64

de l’« événement signifiant » se refuser à examiner plus à fond des actes65

historiquement vérifiés et des textes que tout le monde peut lire.


Pourquoi ? D’abord parce qu’Onfray est existentiellement attaché à la
philosophie nietzschéenne. Au sortir de son adolescence, elle lui fut, il le
rappelle dans L’Affabulation freudienne, d’un grand secours . Mais, et c’est
66

le plus important, le dualisme de Nietzsche, son opposition manichéenne


entre le Corps et la Raison, la Vie et la Mort, la Force et la Faiblesse, la Joie
et la Tristesse, Dionysos et le Crucifié, constitue la matrice de la pensée par
figures et par métaphores d’Onfray lui-même.
Dans la pensée onfrayenne, les classements, les catégorisations s’inscrivent
toujours sous le signe des grandes dichotomies nietzschéennes. On est soit du
côté de la volonté de puissance qui exprime l’abondance et la vitalité de
l’être, soit du côté du nihilisme, c’est-à-dire de la négation des valeurs de la
vie. Zarathoustra ou le Christ, il faut choisir. Onfray a choisi, il sera du côté
du « Grand Oui », de l’affirmation des valeurs de la « Vie ».
La généalogie proposée dans sa Contre-histoire de la philosophie consiste
uniquement, sous ce rapport, à valoriser les penseurs qu’il considère comme
dionysiaques au sens nietzschéen, c’est-à-dire qui disent « Oui » à la vie.
Leucippe, Aristippe, Diogène, Démocrite, Épicure, deviennent ainsi des
figures de la Vie, tandis que Parménide, Platon, Aristote et Zénon de Citium
apparaissent comme celles de la Mort : constellation hédoniste contre
constellation idéaliste. On retrouve les mêmes dichotomies simplificatrices
dans L’Ordre libertaire à travers les portraits de Camus et de Sartre. Camus
serait la figure méditerranéenne du « Grand Oui » à la vie, tandis que Sartre
ne ferait qu’exprimer la volonté du Néant, propre à certaines énergies
négatives du XXe siècle.
L’utilisation d’un tel dualisme mythologique, « Dionysos contre le
Crucifié » , qui relève de la fable, de l’imagination et de la psychologie
67

nietzschéo-onfrayenne, pose évidemment problème : c’est même inquiétant.


Car à le voir faire de ce dualisme un mode de raisonnement censé rendre
compte de la réalité, on incline à penser que toute l’interprétation historico-
philosophique d’Onfray relève d’un délire irrationnel, de ce que Spinoza
appelle dans l’Éthique le « premier genre de connaissance » , celui des
68

prophètes inspirés et autres hommes de religion affabulateurs.


En réalité, il s’agit d’un « gimmick » : jouons donc au « petit Onfray » et
ressortons notre bonne vieille mythologie. Pourquoi ne pas lui substituer
d’autres couples de divinités tout aussi farfelues ? Hestia, la déesse du foyer,
contre Hermès, le dieu du vent, ou Poséidon, le dieu de la mer, contre
Héphaïstos, celui des entrailles bouillantes de la terre. Nous pourrions en
déduire, dans le premier cas, une opposition entre les philosophes
conservateurs du foyer et ceux du voyage et de l’errance ou, dans la seconde
configuration mythologique, un combat à mort entre la philosophie liquide et
la philosophie solide…
Ce genre de pensée par images, prérationnelle, fait le miel de l’idéologie
postmoderniste, des cultural studies et autres réflexions sur la fin des grands
récits ou la déconstruction du monde. De préférence à des concepts et des
théories empiriquement testables et corroborables, le philosophe
postmoderne aime à puiser dans l’arsenal des images nietzschéennes et des
métaphores absconses. L’aspect flou, indéterminé, de cette méthode
permettant de se donner des allures de penseur profond à peu de frais. Mais
Onfray a une réponse toute faite, de type freudienne d’ailleurs, à ce genre
d’objection : celui qui n’accepte pas sa dichotomie est nécessairement gagné
par la pulsion de mort, la haine de soi, l’esprit de vengeance et autres figures
du ressentiment nietzschéen. Tout comme Freud, qu’il exècre, mais à sa suite,
Onfray vaccine sa théorie contre toute opposition, immédiatement déclarée
pathologique ! Tout est bon pour sauver le soldat Nietzsche, qui a fait l’objet
d’une « série impressionnante de lectures de mauvaise foi, agressives et mal
intentionnées » . Malheur à ceux qui, « chrétiens honteux, kantiens avérés,
69

spinozistes mélancoliques » , viendraient égratigner la statue du


70

Commandeur. « Tous ces anti-nietzschéens sont des amis du refoulement » . 71

Il ne peut s’agir que d’âmes emplies de fiel, dévorées par la médiocrité, qui
ont forcé Zarathoustra à se réfugier dans sa grotte.
Sus au structuralisme
Force est de constater, cependant, que le nouveau Zoroastre n’a pas les
mêmes scrupules, ni les mêmes indulgences, lorsqu’il s’agit d’interroger
d’autres pensées que celles de Nietzsche. Il se montre, par exemple, très
hostile à la philosophie structuraliste, symbole à ses yeux d’une certaine
exigence rationnelle et scientifique au plan méthodologique. De son point de
vue, la philosophie c’est d’abord un individu, un style, de l’énergie, des
affects, de l’émotion, de la passion, autrement dit : la littérature et la
psychologie continuées par d’autres moyens. Il se refuse donc à toute
approche qui viendrait puiser ses modèles dans les sciences, logiques,
mathématiques ou physiques. Les lectures structurales des textes, celles de
Gilles Deleuze, par exemple, sont vouées aux gémonies. C’est ainsi qu’il faut
lire la profession de foi « radicalement anti-structuraliste » du Manifeste
hédoniste : « Voici donc ma méthodologie : les structuralistes communiaient
dans la religion du texte sans contexte [...] Je tiens pour une méthode de
lecture et d’investigation qui allie dans un même corpus l’œuvre complète
publiée du vivant de l’auteur, ses correspondances, ses biographies et tous les
témoignages concernant cette architecture singulière » . Sainte-Beuve et
72

Nietzsche contre Proust et Lévi-Strauss, tel est le choix qui nous est proposé.
Mais quelles raisons y a-t-il d’identifier le sens d’une œuvre à ses conditions
de production biographiques ? Pourquoi la signification profonde d’un texte
résiderait-elle dans les marges de l’existence de son auteur et non dans les
structures profondes du texte en tant que texte ? C’est un débat ancien, et
l’erreur à ne pas faire est sans doute de chercher à le poser de manière
exclusive : ou tout l’un, ou tout l’autre, rien de plus navrant pour l’esprit…
Malheureusement, ici comme ailleurs, nous devons plutôt donner raison aux
penseurs structuralistes qui refusent la surdétermination de l’explication
biographique, contre notre gastrosophe hédoniste. Car il y a dans la théorie
philosophique d’un auteur quelque chose qui appartient au domaine universel
de la raison et qui n’a rien à voir avec son idiosyncrasie personnelle, ni avec
les aspects singuliers de son existence. Cet aspect universel est assimilable à
ce que l’on appelle en mathématique une matrice, c'est-à-dire le cœur
rationnel, le système de valeurs et de principes à partir desquels une pensée
se structure, se distribue et s’organise. On pourrait rapprocher cette notion de
l’idée de paradigme développée par Kuhn dans La Structure des révolutions
73

scientifiques ou de celle du « langage-théorie » distingué du « langage-objet »


dans une théorie scientifique axiomatisée, langages définis par Carnap dans
Les Fondements philosophiques de la physique . 74

Si on ne possède pas la connaissance de cette dimension rationnelle de


l’œuvre, on prend le risque du contresens systématique. La théorie
nietzschéenne de la biographie, l’idée que toute philosophie est la confession
d’un corps, achoppe sur le contenu le plus universel de la pensée
philosophique où le raisonnement l’emporte sur la subjectivité. La vision
d’Onfray, à la suite de celle de Nietzsche se contente de voir les choses par le
petit bout de la lorgnette, elle reste engluée dans le singulier et le particulier,
mais elle manque l’universel, c’est-à-dire ce qu’il y a de proprement
philosophique dans une œuvre de philosophie. Au fond, on ressent bien la
frustration qui est celle d’Onfray : ne pas avoir pu, physiquement, mettre
Descartes ou Platon sur le divan et avoir été contraint de faire parler
l’immense corpus de la glose, la montagne de biographies souvent
contradictoires qui depuis l’Antiquité troublent toute enquête. Juge
d’instruction partial, Onfray condamne son lecteur à une vision partielle des
auteurs dont il prétend nous dévoiler la vérité profonde
Nous l’avons montré dans Comprendre les grands philosophes , mais 75

quelques exemples vont nous permettre de le rappeler. Pour comprendre le


sens des textes de Platon, il faut connaître sa théorie logique de la dialectique,
pour Aristote sa conception du syllogisme catégorique, pour les stoïciens
celle du syllogisme hypothétique, pour les sceptiques celle du « pas plus
que », pour Thomas d’Aquin celle de la distinction réelle, pour Occam celle
du nominalisme, pour Giordano Bruno celle de l’héliocentrisme, pour
Descartes sa géométrie analytique, pour Leibniz sa conception du calcul
infinitésimal, pour Kant la physique de Newton et la géométrie d’Euclide,
pour Hegel sa logique dialectique ternaire, pour Proudhon son rapport avec le
positivisme, pour Marx son rapport avec le matérialisme scientifique, pour
Russell avec la physique d’Einstein et la logique des prédicats modernes,
pour Bachelard avec la physique des quanta et la théorie de la
complémentarité onde-corpuscule, etc.
Si le sens biographique n’est pas à négliger, il ne peut être premier. Dans
l’analyse d’un texte, il appartient même, si l’on opère une analogie avec la
linguistique post-structurale de Chomsky à sa structure superficielle (SS)
76

tandis que c’est dans la structure profonde (SP) que se trouve le cœur
rationnel et donc la véritable matrice du sens de l’œuvre. Avec son
réductionnisme biographique, Onfray prend la structure profonde pour la
structure superficielle, et inversement. Mais comme ce n’est pas la biographie
qui est la cause profonde et unique, on s’explique mieux alors les contresens
qui parsèment chaque tome de sa Contre-histoire de la philosophie.
Seule cette inversion permet, en effet, de comprendre pourquoi Marx est
classé dans la constellation idéaliste alors qu’il devrait figurer dans la
77

constellation matérialiste-hédoniste. Onfray sait parfaitement que Marx est


l’auteur d’une thèse sur La Différence de la philosophie de la nature chez
Démocrite et Épicure et qu’il a construit avec Engels la théorie du
matérialisme dialectique. S’il suivait la logique des textes et des idées, il
devrait donc le ranger dans la constellation matérialiste-hédoniste, puisqu’il
est clair qu’il y a chez Marx – qu’on y soit favorable ou non – un
eudémonisme politique, une théorie du bonheur dans la société communiste à
venir. Mais comme Onfray juge que Marx – sa biographie et sa psychanalyse
existentielle le montrent, selon lui –, est un individu sévère et un théoricien
politique autoritaire, il le change de camp et le fait passer manu militari du
côté de la constellation que lui appelle idéaliste. Il brouille ainsi
complètement le sens de l’œuvre et de l’apport de Marx à l’histoire de la
pensée. Même Bakounine, qui n’a jamais ménagé ses critiques contre
l’autoritarisme de Marx n’aurait pas osé procéder à une pareille déformation,
à un tel travestissement idéologique.
Autrement dit, le classement contre-historique se fait à la tête du client : soit
le philosophe solaire apprécie l’engagement politique et la biographie de son
auteur et alors il le range dans le courant hédoniste, soit il ne les apprécie pas
et il les classe alors dans la galerie des prêtres de l’idéal ascétique, négateurs
de la vie, mus par le ressentiment et l’instinct de vengeance... Le même
problème se pose avec le classement de Voltaire, dont les travaux d’histoire
ou l’intérêt pour l’empirisme de Locke et la physique de Newton
n’empêchent pas qu’il soit qualifié d’idéaliste . Évidemment Nietzsche, qui
78

pense par figures et qui est donc typiquement un idéaliste – et même un


nihiliste ascétique au sens du nietzschéisme de gauche onfrayen – est rangé
dans la belle constellation hédoniste , hagiographie oblige.
79

Renverser l’idole Freud


Pourtant, c’est certainement avec Freud qu’Onfray parvient à la plénitude de
la partialité philosophique. Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation
freudienne est, en quelque sorte son Himalaya à lui. Tous les défauts de son
réductionnisme biographique, psychologique et existentiel, s’y trouvent
concentrés. Compilation, intrusion dans la vie intime, anathème politique,
excommunication philosophique font le fond d’un ouvrage qui illustre à sa
manière la phrase attribuée au Christ (Luc, 6,41) : « on voit la paille dans
l’oeil de son voisin et non la poutre qui est dans le sien ». Que reproche-t-il,
en effet, à Freud, qui ne puisse lui être reproché à lui-même ou à son maître
Nietzsche ?
Dans ce qui apparaît comme une grande enquête policière à charge sur le cas
Freud, Onfray attaque notamment ce dernier pour avoir osé élever au rang du
discours scientifique ce qui n’était qu’une idiosyncrasie personnelle, des
névroses obsessionnelles en un mot une psychopathologie intime : « la
psychanalyse est une discipline qui relève de la psychologie littéraire, elle
procède de l’autobiographie de son auteur et fonctionne à ravir pour le
comprendre, lui et lui seul » . Freud se serait contenté de projeter sur des cas
80

cliniques le désir obsessionnel qu’il avait de posséder sa mère et la volonté de


tuer son père, éléments déterminants dans la constitution du fameux
complexe d’Œdipe.
Mais n’est-ce pas, selon Onfray, ce que font tous les grands auteurs ?
Pourquoi ce qui est grand, héroïque, magnifique, chez Nietzsche par
exemple, devient misérable, mensonger et odieux chez Freud, ce « Rastignac
viennois » ? Comment peut-on dire d’un côté que les transfigurations
81

existentielles de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra sont


merveilleuses, tandis qu’elles ne seraient que d’abominables affabulations
dans les œuvres de Freud ? Si l’on s’esbaudit, à la manière onfrayenne,
devant le fait que Nietzsche transfigure son amour impossible pour Cosima
Wagner dans la figure d’Ariane , on peut difficilement reprocher à Freud de
82

projeter ses relations complexes avec ses filles dans l’analyse des trois filles
du Roi Lear . Dans les deux cas cela devient de l’analyse littéraire et
83

psychologique de haute volée. De deux choses l’une : soit Freud est un


affabulateur et, dans ces conditions, Nietzsche l’est aussi, soit Nietzsche est
un génie et Freud, alors, ne l’est pas moins.
Dans la même perspective, on comprend mal pourquoi Freud se voit
reprocher ses multiples contradictions, ses doutes, ses hésitations. La
philosophie de Nietzsche-Zarathoustra, celle du « Grand midi », n’est-elle pas
l’exemple même d’une pensée auto-contradictoire, qui prétend élever l’art du
paradoxe au rang de système ? Pourquoi célébrer dans la figure – purement
rhétorique d’ailleurs – de l’oxymore, le signe d’une grande santé de la
réflexion nietzschéenne, tandis que les contradictions freudiennes sont
vilipendées ?
À la fois esclavagiste et antiesclavagiste, nationaliste et antinationaliste,
wagnérien et antiwagnérien, antisémite et antiantisémite, moraliste et
antimoraliste, religieux et antireligieux, le philosophe à la grande moustache
n’est pas moins incohérent que Freud, ce dernier ayant au moins le mérite de
reconnaître les impasses, les limites et les apories de ses propres recherches,
ce que ne fait jamais Nietzsche. Pour des raisons identiques, on ne saurait
sérieusement reprocher à Freud son usage immodéré des métaphores et autres
figures dans l’analyse de la vie psychique de ses patients, si l’on porte aux
nues l’usage métaphorique de la pensée nietzschéenne.
Des phrases comme « dans le divers de ce capharnaüm théorique [la pensée
de Freud] l’unité de l’ensemble réside dans la nature métaphorique du
discours freudien. En l’occurrence des métaphores spatiales pour signifier le
fonctionnement de la vie psychique. Or, il ne s’agit pas de prendre des
métaphores pour la réalité » en côtoient d’autres : « du pur point de vue de
84

l’histoire des idées avouons que ce moment [la théorie nietzschéenne du


Surhomme et de l’éternel retour] relève plus de la vision et de l’inspiration,
du sentiment et de l’impression que de la vérité physique » , ou encore cet
85

aveu « Nietzsche n’aime pas les concepts ni les définitions. Rien n’est plus
étranger à sa façon que de circonscrire une notion, d’en donner les
acceptations ou d’en donner le sens » .
86

Deux poids, deux mesures donc, d’un côté Freud, un méchant affabulateur
dogmatique, pervers, dissimulateur, ambitieux, construisant tout sur des
métaphores. Et de l’autre Nietzsche, un homme d’une grande santé de la
pensée liée à l’usage des métaphores, quand bien même cela peut conduire à
des interprétations contradictoires.
Onfray contre Freud, c’est, en réalité, l’Hôpital qui se moque de la Charité.
La chose est d’autant plus évidente que comme nous l’avons montré, le
penseur hédoniste dissimule lui aussi des éléments importants de sa propre
réflexion philosophique. Comme le psychanalyste viennois, il préfère
s’appuyer sur certaines références, Nietzsche notamment, plutôt que
d’expliquer en détails, en quoi sa méthodologie procède de l’analyse littéraire
de Sainte-Beuve et, paradoxalement de quelques-uns de ceux qui dans la
Nouvelle critique, contestaient l’hégémonie de la critique d’alcôve. Le
rapport de dissimulation de Freud à Breuer ou à Janet est similaire à celui
qu’Onfray entretient avec Sainte-Beuve : des emprunts conceptuels voilés.
La « psychologie littéraire » qu’il reproche à Freud est également
omniprésente dans sa propre compréhension de l’histoire des idées, au point
que l’on peut définir sa Contre-histoire comme une histoire littéraire et
psychologique de la philosophie. Comme Freud d’ailleurs, Onfray ne manque
pas d’un certain talent ni d’une certaine audace dans l’interprétation. Comme
lui il possède, à un degré élevé, cette capacité d’empathie qui permet souvent
aux grands psychologues de se projeter dans la configuration mentale de leurs
patients pour mieux l’analyser. Comme l’auteur de Psychopatologie de la vie
quotidienne, il interroge ses patients en les faisant s’allonger sur un divan, en
les faisant parler, en dévoilant ce que l’inconscient de leur biographie
raconte.
Cette proximité se remarque d’ailleurs au fait qu’à l’instar de la
psychanalyse, la psychologie littéraire d’Onfray est difficile à critiquer. Toute
résistance à Nietzsche, par exemple, est interprétée dans le sens d’une santé
intellectuelle défaillante, de la même manière que Freud interprétait la
résistance au complexe d’Œdipe comme le signe de la profondeur de
l’ancrage névrotique dans le psychisme de l’individu. Le chat retombe
toujours sur ses pattes, il trouve toujours le moyen de justifier ses
inexactitudes théoriques et pratiques par le recours aux figures de la grande
santé psychique, ses contradicteurs n’étant, forcément, mus que par un
ressentiment infini, celui des prêtres ascétiques qui haïssent la vie.
L’antipsychanalyse d’Onfray n’est donc, au fond, qu’une psychologie
dissidente de celle de Freud. Ses stratégies rhétoriques sont semblables, sa
méthode quasi homothétique. La violence même de son refus de principe du
freudisme n’a sûrement pour but que de dissimuler la filiation en la reniant,
afin de sembler plus original…

Un antiphilosophe

Onfray n’est pas un philosophe, c’est même un antiphilosophe. Si l’on suit


Camus qui déclarait : « je ne suis pas philosophe, je ne sais raconter que ce
que j’ai vécu », la chose est évidente. Comme nous l’avons vu, Onfray ne
cesse de se raconter lui-même à longueur de pages. Or il n’y a rien de
philosophique dans le fait de se raconter soi-même. Tout au plus s’agit-il
d’une base pour l’écriture d’un roman autobiographique ou d’une autofiction,
de la mise en scène narcissique de sa propre existence. Commentant la phrase
de l’auteur des Justes dans L’Ordre libertaire, on ne s’étonnera pas
qu’Onfray déclare : « Camus n’est peut-être pas philosophe ; mais, dans le
lignage de l’interrogation existentielle, de la vérité idiosyncrasique, de la
pensée praticable, de la sotériologie démocratisée, il brille comme l’un des
plus grands dans son siècle » .
87

Car Onfray ne peut pas se regarder lui-même, tel qu’il est, à travers le prisme
de son maître Camus. Il ne peut admettre que son postmodernisme narratif,
ses petites biographies existentielles déconstruites, ne sont pas de la
philosophie, mais de l’antiphilosophie au sens où elles nous éloignent de la
réflexion rationnelle qu’implique toute pensée philosophique profonde. C’est
Camus qui a raison contre son bouillant disciple. Il y a quelque chose de plus
intéressant que le vécu dans une grande vision philosophique : une dimension
universelle, rationnelle, scientifique, qui échappe au domaine de la singularité
existentielle. Aussi Onfray tombe-t-il sous les coups de sa propre critique.
Lui qui dénonce les antiphilosophes – figures renouvelées des prêtres
ascétiques mus par l’esprit de vengeance – n’est qu’un antiphilosophe
postmoderne comme les autres.
Onfray est un adversaire de Freud qui pratique l’autoanalyse en utilisant la
technique thérapeutique de l’écriture sur soi. Qu’il pare tout cela de
références philosophiques multipliées et savantes n’y change rien : ce
philosophe autoproclamé ne produit aucun système. Il n’est que l’énième
patient d’une théorie qu’il prétend réfuter. Ce malaise, il tient à tout prix à le
masquer. C’est pourquoi chez lui, la philosophie, au lieu de tenir sa fonction
d’analyse rationnelle et de dévoilement critique du réel, joue à son corps
défendant le rôle d’un écran de fumée.
MICHEL ONFRAY, L’ANTI-
HISTORIEN

« Oui, la constellation entre l’histoire et la vie a bien été modifiée : par la


science, par la volonté de faire de l’histoire une science. » Nietzsche,
Considérations inactuelles II, 4.

Réviser l’histoire
Bien qu’il se définisse lui-même comme un contre-historien, un historien
alternatif, Onfray est plus précisément ce qu’il convient d’appeler un anti-
historien, un historien révisionniste. Ce terme n’est pas à entendre au sens
actuel du révisionnisme d’extrême droite, antichambre de la négation des
camps de la mort, mais en son sens ancien, attesté par les dictionnaires depuis
le milieu du XIXe siècle .
1

L’auteur du Ventre des philosophes n’est ni antisémite ni fasciste,


contrairement à ce qu’ont pu prétendre ses détracteurs lors de la polémique
qui a suivi la publication de son livre sur Freud. Non, le révisionnisme
d’Onfray doit s’entendre au sens d’une révision nietzschéenne, postmoderne
et contre-révolutionnaire de l’histoire.
On se souvient des critiques que Nietzsche adresse dans ses Considérations
inactuelles à l’histoire comme science. À cette discipline empirique, fondée
sur l’analyse des faits et des documents, il entend substituer une histoire
vitaliste, dionysiaque, analysée par « figures ». C’est ce qui lui fait
réinterpréter, par exemple, la Révolution française sous le signe de la
Judée (on sait combien le maître d’Onfray Nietzsche aime l’antique patrie des
Hébreux) : « La Judée remporta une nouvelle victoire sur l’idéal classique,
avec la Révolution française : c’est alors que la dernière noblesse politique en
Europe, celle des XVIIe et XVIIIe siècles français, s’effondra sous le coup
des instincts populaires du ressentiment » . La Révolution française, juive
2

donc…
On sait aussi la place centrale que tient la pensée de Nietzsche dans la
construction des lectures contre ou antirévolutionnaires de l’histoire, par où
nous désignons plus particulièrement ce qu’il convient d’appeler le
révisionnisme idéologique appliqué à l’histoire ou révisionnisme historique . 3

Cette relecture « antirévolutionnaire » s’inscrit dans un mouvement général


de dépréciation et de « liquidation des grands épisodes révolutionnaires
modernes » . Il a été inauguré en France par les travaux de François Furet sur
4

la Révolution de 1789. Avec des ouvrages comme Penser la Révolution ou


Les Résistances à la Révolution, l’historien a déployé une stratégie consistant
à la fois à accabler les hommes de la Grande Révolution, figures de l’homo
ideologicus , mais aussi à minimiser le caractère profondément progressiste et
5

novateur des événements qui se sont succédé de 1789 à 1794. Furet s’est
appuyé, pour cela, sur les travaux de Tocqueville qui, dans L’Ancien Régime
et la Révolution, caractérisait l’État révolutionnaire comme la simple
continuation de l’État monarchiste ancien.
Il a également récupéré les analyses d’Hannah Arendt dans son Essai sur la
Révolution pour conclure, avec la philosophe, à la tendance naturellement
terroriste des revendications égalitaires des révolutionnaires français, tandis
que les révolutionnaires américains auraient, quant à eux, accompli une
révolution porteuse d’une liberté infinie.
Recyclant les vieilles analyses de Burke, le très contre-révolutionnaire auteur
des Réflexions sur la Révolution de France, François Furet a ainsi posé les
jalons de cette représentation négative, dépréciative et profondément hostile à
la Révolution qui fait aujourd’hui autorité dans l’ensemble du discours
académique. On le trouve cité en référence jusque dans les manuels
d’histoire, ce qui ne peut que troubler l’appréciation des événements de la
période dans la conscience collective du peuple français. La « révision » a
ainsi été opérée…
Or, notre nouveau mythologue participe de cette entreprise de révision
lorsqu’il dénonce avec sa théorie postmoderne par images : « l’idéologie de
la Révolution française, constellée de figures noires : Saint-Just et la Terreur,
Marat et la Guillotine, Robespierre et son Être suprême garantissant la vertu
par l’échafaud » . Ces simplifications inexplicables – Saint-Just ne pouvant
6

être à lui seul identifié à la Terreur ni Marat à la Guillotine – traduisent, là


encore, les défauts de cette pensée mythologique par « figures » qui
caractérise la réflexion nietzschéenne, dont l’amalgame et l’imprécision dans
la désignation de l’objet sont les principaux caractères distinctifs.
Mais Onfray ne s’arrête pas en si bon chemin et, tout désireux qu’il est de
faire justice aux mauvaises histoires de la Révolution, il s’empresse de
dénoncer l’un de ses « sympathisants » de l’époque, le philosophe Kant,
comme l’une des sources possibles du national-socialisme, ce qui lui permet
également de blanchir son héros, Nietzsche. Puis, s’attaquant à la guerre
d’Algérie, et sous prétexte de défendre Camus, il accable Sartre, dont
l’appartement fut plastiqué par l’OAS, et Henri Alleg, torturé par les paras !
7

Cerise sur le gâteau, le révisionnisme dionysiaque s’accomplit dans la


négation de la dimension historique du mode de production capitaliste : on a
alors l’impression de lire les pages, réactualisées, de L’Anti-Dühring
d’Engels. Onfray – qui a déclaré dans son entretien avec Sébastien Charles :
« J’ai très précisément écrit que je n’adhérais absolument pas au projet
révolutionnaire » –, tombe alors le masque, pour révéler le sens profond de
8

toute sa critique. La Politique du rebelle accouche d’une souris sociale-


démocrate. La radicalité autoproclamée du style de la philosophie au
marteau, confondue par la pauvreté politique du sens, n’est là que pour
brouiller la lisibilité d’un contenu théorique et pratique conservateur.

Le Végétarien Saint-Just contre le bon roi Louis


Onfray a un compte à régler avec la Révolution française. Comme son maître
Nietzsche, qui décelait dans la Grande Révolution la manifestation de la force
des faibles et du ressentiment , Onfray développe la thèse des « figures
9

noires » de la Révolution. Dans cette pensée par « figures » on reconnaîtra


d’ailleurs le propre de sa psychanalyse littéraire postmoderne, de son
nietzschéisme historique et donc de toutes ses erreurs. Car, en Saint-Just,
Robespierre, Marat, notre donneur de leçons révisionnistes ne veut voir qu’un
trio infernal, expression de la pulsion de mort et des tendances meurtrières
qui habitent l’humanité.
Cette antienne contre les révolutionnaires français remonte d’ailleurs à ses
premiers ouvrages. Déjà, dans Le Ventre des philosophes, il rapprochait
Saint-Just d’Hitler, au prétexte que, comme Rousseau, ils avaient adopté un
régime végétarien . Confondre Saint-Just et Hitler ? Un stratagème destiné à
10

salir les hommes de la Révolution en pratiquant des amalgames fautifs.


Découvrir dans le végétarisme une antichambre du nazisme ? Un pur et
simple délire d’amateur de viande rouge.
Il serait tout aussi possible, du reste – bien qu’également ridicule – de déceler
dans les adorateurs de boudin et de viandes carnées une fascination pour le
sang. Danton, amoureux de côtelettes et de steaks bien saignants, et donc
Danton buveur de sang : ce serait plus logique dans cette perspective de
« diététique philosophique ». À l’inverse, Onfray sait-il que Shelley, le grand
poète romantique anglais dont l’humanisme n’est plus à démontrer, était
végétarien, de même que Gandhi ? La soi-disant « galerie des végétariens
illustres », « amateurs de sang et de chair fraîche » , peut tout aussi bien être
10

remplacée par une autre, antithétique, composée à partir de figures non moins
illustres du pacifisme et d’apôtres végétariens de la non-violence. Mais, peu
importe, ce qui compte pour notre gastrosophe, c’est d’avoir décelé dans la
diététique de Saint-Just l’une des causes de la Terreur.
Onfray poursuit d’ailleurs Saint-Just de sa vindicte dans ses œuvres les plus
récentes. Ainsi dans L’Ordre libertaire, il dénonce, à la suite de Camus, les
prises de position du révolutionnaire contre le « bon roi » . On se souvient
11

que dans un discours demeuré célèbre, Saint-Just avait porté des coups
déterminants contre Louis XVI. Il fut, avec Robespierre et Couthon, l’un des
principaux acteurs de la mise en accusation du roi par l’Assemblée
conventionnelle et de sa condamnation à mort. Or, que dit Saint-Just dans son
premier discours à la Convention le 13 Novembre 1792 ? Que Louis XVI ne
peut ni être considéré comme une « personne inviolable », statut que la
constitution de 1791 lui accordait, ni comme un « simple citoyen », statut que
les Girondins voulaient lui octroyer. Pour Saint-Just, Louis Capet doit être
jugé non pas selon le « droit civil », mais selon le « droit des gens », parce
qu’il est entré en guerre contre le peuple français.
Il s’agit d’un argument de droit ; on peut le contester, mais l’argumentation
de Saint-Just ne sort pas de ce domaine. Pour lui, dans la guerre, ce ne sont
donc pas les règles habituelles du droit civil qui s’appliquent, mais celles du
droit de la guerre, l’opposition de puissance à puissance : le peuple contre le
roi, et l’Assemblée comme tribunal d’exception, voilà ce que demande Saint-
Just. Aucune trace dans toute cette argumentation d’un quelconque goût du
sang, ni du moindre abandon du droit, mais la demande d’application d’un
droit spécifique à une situation spécifique, en l’occurrence : le droit de la
guerre. Tel est le sens des propos de Saint-Just : « Citoyens, le tribunal qui
doit juger Louis n’est point un tribunal judiciaire, c’est le peuple, c’est vous ;
et les lois que nous avons à suivre sont celles du droit des gens », ou encore :
« Je le répète, on ne peut juger un roi selon les lois du pays, ou plutôt les lois
de cité. […] Il n’y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin ; rien
dans les lois d’Angleterre pour juger Charles Ier : on les jugea selon le droit
des gens ; on repoussa la force par la force » .
12

Cette opposition de puissance à puissance devrait plaire à Onfray. N’y a-t-il


pas quelque chose de nietzschéen dans l’argumentation de Saint-Just, dans
cette claire conscience qu’a le révolutionnaire de la lutte à mort entre la force
du roi et la force du peuple ? Ne sommes-nous pas là en présence de l’une ces
situations de conflit où s’exprime l’essence du monde compris comme
« volonté de puissance » ? Oui, mais voilà, Camus a dit que c’était un
« répugnant scandale » que d’avoir présenté comme « un grand moment de
notre histoire l’assassinat d’un homme faible et bon » . Faible et bon ! Sans
13

doute pour ceux qui n’ont fait l’objet d’aucune des exécutions capitales
hebdomadaires, publiques, de milliers de personnes et sujettes à des
spectacles « ni répugnants ni scandaleux » : supplice de la roue, pendaison,
mutilation, bûcher, et ce durant tout le règne du « bon roi » Louis XVI .14

Mais, puisque Camus l’a dit, Onfray lui emboite le pas en expliquant que
l’argumentation de Saint-Just est criminelle parce qu’elle consiste à exclure
Louis XVI du droit, à ne même plus le reconnaître comme une personne,
pour pouvoir mieux l’exécuter : « pour Saint-Just il suffit donc de
transformer le roi en une personne sans existence juridique afin de justifier sa
décapitation » . Malheureusement, aucun des discours de Saint-Just ne
15

permet de justifier cette lecture. Au contraire, comme nous l’avons montré,


Saint-Just propose de reconnaître Louis XVI comme une personne au sens
juridique du terme, mais comme une personne en guerre contre un peuple et
de la traiter comme telle en lui appliquant le « droit des gens ». Saint-Just ne
sort pas du cadre du droit naturel, il ne déshumanise pas Louis Capet.
Ce n’est d’ailleurs pas sur la question de ses discours contre le roi que Saint-
Just est critiquable. S’il peut être sévèrement jugé, c’est parce qu’il fut le
rapporteur de tous les discours contre les « factions » révolutionnaires
républicaines, contre les Girondins , les Hébertistes et les Indulgents . S’il a
16 17 18

commis une terrible faute, ce n’est pas d’avoir fait condamner le roi, mais
plutôt Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Madame Roland, Hébert,
Vincent, Ronsin, Danton, Desmoulins et tant d’autres. Le « glaive de la
Révolution », comme le surnommait Michelet, s’est trop systématiquement
abattu sur le camp républicain au point de l’affaiblir et de le conduire
finalement à sa perte . Encore une fois, Onfray se trompe de cible et de
19

moment, trop pressé qu’il est de dénoncer des « figures noires », alors qu’il
faut opérer des distinctions dans les actions des révolutionnaires, dans leurs
prises de positions, si l’on veut tirer de leur étude des leçons pour l’histoire
ou simplement produire des analyses équitables.
La « sublime » Charlotte contre Marat « le tyran»
Marat est une autre figure de la Révolution que le gastrosophe n’arrive pas à
avaler. Il le soumet donc au tamis de son art de biographe nietzschéen.
Polémiste violent, le rédacteur de L’Ami du peuple fut assassiné dans sa
baignoire, le 13 juillet 1793, par Charlotte Corday. Est-ce parce qu’elle était
native de Caen et qu’elle habita quelque temps à Argentan que le mandarin
« antirévolutionnaire » fait son éloge dans La Religion du poignard ? Bien
qu’il semble qu’Onfray n’aime guère Paris et qu’il porte toujours un regard
attendri et bienveillant sur la province, on peut penser néanmoins – en tout
cas on l’espère – que ce sont des raisons plus nobles qui l’ont amené à
célébrer la jeune terroriste.
Il faut dire que pendant longtemps l’historiographie, principalement
communiste, a voulu portraiturer Charlotte Corday sous les traits d’une jeune
royaliste, contre-révolutionnaire déclarée, confite en dévotion et autres
bigoteries. En elle, on ne voulait voir qu’une meurtrière manipulée par les
religieux, les monarchistes ou les Girondins, les trois groupes étant souvent
amalgamés, par des historiens favorables aux Montagnards. La lecture des
actes de son procès devant le Tribunal révolutionnaire nous révèle cependant
une toute autre personne : calme, ayant les idées claires, autonome dans son
jugement, parfaitement consciente au plan politique de ses actes, cette jeune
fille n’apparaît pas comme un esprit faible qui aurait été l’instrument d’un
quelconque pygmalion contre-révolutionnaire.
Pas de mentor royaliste, donc, derrière Charlotte Corday, ce que prouvent
d’ailleurs les Mémoires de Pétion, Girondin réfugié à Caen qui rencontra
Charlotte Corday, mais certifie n’avoir jamais eu aucun échange politique
avec cette dernière, ni conçu aucun projet d’assassinat. Lorsque l’on connaît
la probité et l’honnêteté de Pétion, personnage central de la Révolution, –
que, de manière surprenante, Onfray ne cite pas – on ne peut avoir aucun
doute sur le fait que l’acte de Charlotte Corday est le fruit d’une méditation
personnelle et d’une décision politique propre. Charlotte Corday est une
jeune fille extérieure à tout projet de complot, tout agissement dans l’ombre.
Onfray n’a que des qualificatifs élogieux, des épithètes dithyrambiques pour
parler de la jeune femme. Républicaine, rebaptisée « libertaire » , douée
20

d’une vertu qui confine au « sublime » , Charlotte Corday devient sous la


21

plume du gastrosophe une « Vierge romaine » , « héritière des héros de son


22

ancêtre Corneille, arrière-petite-fille de Plutarque, protagoniste féminine des


Vies parallèles » .
23

La transmutation s’opère et les textes de la jeune femme deviennent


« intempestifs » au sens nietzschéen du terme. Elle n’a plus dès lors qu’à
24

mourir en Romaine, montant « fièrement les marches de l’échafaud, épousant


la mort comme une veuve de naissance qu’elle savait devoir être. Elle avait
épousé le sublime dans l’Histoire » . Aucun doute, Onfray en pince pour la
25

jeune fille, mais beaucoup moins pour l’infâme Marat, on s’en serait douté.
Qu’on en juge plutôt : « homme du ressentiment », mû par l’« instinct de
vengeance » – catégories qui doivent s’entendre, évidemment, au sens
26

nietzschéen – le « fils de curé, diplômé fraudeur, médecin charlatan,


scientifique de caniveau, vivisecteur d’arrière-boutique » , se serait accouplé,
27

comme d’autres amoureux de la guillotine, avec Thanatos . Une sainte, donc,


28

d’un côté, et de l’autre, un monstre. Finalement on ne sort pas de la


dichotomie que Michelet et Soboul, passant en revue les grands personnages
de la Révolution française avaient voulu dépasser . On y retourne même avec
29

force.
Onfray, c’est la Révolution française racontée et décrite avec les épithètes de
la droite monarchiste du XIXe siècle, c’est de l’histoire polémique d’avant les
grands historiens de la Révolution, ceux qui ont essayé modestement,
patiemment de faire la part des choses, d’analyser, de distinguer. « Ne pas
rire, ne pas pleurer, mais comprendre » , disait Spinoza. Telle est la maxime
30

qui doit guider toute recherche historiographique sérieuse, non caricaturale,


sur la Révolution française.
C’est bien là, du reste, que le bât blesse, car Onfray n’aime pas opérer de
distinctions. Il ne cherche pas à comprendre. Il préfère user de la pensée
manichéenne et de ses facilités de jugement pour mieux mettre au pilori les
personnes qui passent devant le tribunal de son imagination. L’auteur de La
Religion du poignard conspue l’ami du peuple dans un style qui n’est pas
sans rappeler celui de Marat lui-même. Aucune mesure dans ce portrait à
charge, aucun discernement.
À aucun moment, par exemple, Onfray n’explique que Marat n’était qu’un
franc-tireur, isolé, et non le membre d’une quelconque direction collégiale de
la Montagne à laquelle il n’appartenait pas véritablement . Danton comme
31

Robespierre se méfiaient de ce journaliste qu’ils jugeaient, à juste titre,


incontrôlable. Comment expliquer sinon que Marat, député de la Convention,
ait pu être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, sous la pression des
Girondins qui ne supportaient plus ses calomnies ? Le triumvirat « Danton,
Robespierre, Marat » n’a jamais existé ailleurs que dans les imprécations
girondines et dans le roman de Victor Hugo, Quatre-vingt-treize. Qualifier
par conséquent Marat de « tyran » n’a aucun sens, pas plus que de le
32

comparer à César, ni Charlotte Corday à Brutus.


De même, si Onfray a raison de dire que Marat réclamait l’exécution de
milliers de personnes dans L’Ami du peuple et qu’il trempa dans l’affaire des
Massacres de septembre, il commet l’erreur de ne pas se souvenir qu’il fut
aussi l’une des vigies de la République, que ses attaques contre différentes
figures du gouvernement le condamnèrent à l’exil, que Mirabeau, La Fayette
et Dumouriez, qu’il dénonça comme des traîtres, le furent en effet.
Que dire de généraux qui passent dans le camp adverse, parfois en pleine
bataille ? Fallait-il ne pas les dénoncer ? Marat était un homme d’excès,
calomniateur et délateur, mais aussi un homme qui savait percer à jour les
complots de ses adversaires. Le peuple le révérait pour cela, et ses ennemis le
craignaient pour la même raison. Dans ses Mémoires, Barras, nous en a laissé
un portrait que nous avons analysé dans Au Cœur de la Révolution française 33

et qui nous semble plus juste que celui du procureur-Onfray.


Robespierre l’opportuniste
On retrouve enfin le même dégoût viscéral de l’hédoniste au marteau pour
une autre grande figure de la Révolution « puritaine », Robespierre.
L’Incorruptible, bien entendu, ne trouve aucune grâce à ses yeux. Dans le
quatrième volume de sa Contre-histoire de la philosophie, il le qualifie de
« plus cynique démagogue opportuniste et populiste qui fut jamais » . Or, le
34

qualificatif d’opportuniste ne convient pas du tout à la description de


l’attitude politique de Robespierre, que ce soit sous la Constituante ou la
Convention. Était-il opportuniste et démagogique de demander comme le fit
le député d’Arras l’abolition de la peine de mort, la reconnaissance des Juifs
comme citoyens français à part entière et l’abolition du Marc d’Argent ? 35

Onfray sait-il qu’au contraire de l’opportuniste qu’il décrit, Robespierre était


considéré comme un homme d’une droiture et d’une rectitude remarquables,
au point que Mirabeau – qui lui était un véritable opportuniste – déclara : « il
ira loin, il croit à tout ce qu’il dit » ? Doit-on considérer comme opportuniste
36

le décret qu’il proposa, qu’aucun membre de l’Assemblée constituante ne


puisse se présenter sous la Législative, ce qui, de facto, l’exclut de la
représentation nationale ? Était-il opportuniste également de s’opposer à la
déclaration de guerre contre l’Autriche, dont Robespierre sentait bien qu’elle
était voulue par la cour et par le roi, au point de se trouver en minorité au
Club des Jacobins et de rompre avec l’un de ses proches compagnons,
Brissot, et ce alors même que ce dernier prenait à l’intérieur du champ
politique un poids de plus en plus grand ?
37

Quelle définition Onfray possède-t-il exactement du concept d’opportunisme


en politique, lui dont on parvient difficilement à faire la liste complète des
personnages politiques très variés qu’il a soutenus au gré des modes ou de ses
propres errements ?
Encore une fois la critique révisionniste, déconstructive, d’Onfray se trompe
d’angle d’attaque, choisit la mauvaise perspective. Tout le monde a le droit
de ne pas apprécier tel ou tel personnage historique. Mais personne ne peut
aller à l’encontre des faits avérés pour soulager sa colère en affirmant avec
aplomb des choses qui n’ont pas eu lieu ! Tout comme en philosophie, faire
de l’histoire « au marteau », c’est une méthode qui relève en même temps de
la mauvaise foi et du dilettantisme.
Ce n’est pas parce qu’il était opportuniste, mais parce qu’il était, à bien des
égards, dogmatique et inflexible que Robespierre est critiquable. Ce n’est pas
son opportunisme qui l’a conduit à se débarrasser des factions girondines,
hébertistes ou indulgentes, mais son dogmatisme politique qui lui faisait
considérer toute critique comme une injure, toute question comme une
attaque, toute opposition comme une déclaration de guerre. Son attitude à
l’égard de Camille Desmoulins, dans la fameuse querelle des Indulgents
suffit à le prouver, puisqu’il sacrifia son ami à ce qu’il estimait être le Salut
public et la Volonté générale. De la même manière, si Robespierre a établi le
culte de l’Être suprême en opposition au mouvement de déchristianisation,
c’est en référence à Rousseau dont il était un lecteur assidu et un disciple
quasi-fanatique et non pour des raisons opportunistes. En réalité, cette
procession du culte de l’Être suprême, où il fut raillé ne lui a rien apporté, au
contraire !
38

L’Incorruptible, qui avait rendu visite à Rousseau dans sa retraite


d’Ermenonville, vouait un véritable culte à l’auteur du Contrat social dont il
a voulu appliquer toutes les grandes idées. En termes de « psychanalyse
existentielle » on peut même dire que Robespierre a voulu venger Rousseau,
qui, en son temps, avait été exclu du petit cénacle de l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert. Son acharnement contre Condorcet, représentant
officiel de l’héritage encyclopédiste, ne s’explique pas autrement. Au
contraire de ce que croit Onfray, la Révolution ne s’est pas faite contre
l’esprit des philosophes : elle a rejoué leurs querelles. Les Girondins contre
39

les Montagnards, c’est Montesquieu contre Rousseau, Robespierre contre


Condorcet, c’est Rousseau contre Diderot. Nulle trace là-dedans d’un
Robespierre « libéral » et « mortifère », « qui met la Terreur au service de
cette idéologie, le libéralisme » .
40

Cette erreur d’analyse sur le personnage de Robespierre permet d’ailleurs


d’éclairer le contre-sens postmoderne général que fait Onfray sur la
Révolution française. Ses raccourcis et ses simplifications sont liées à son
ignorance des causes profondes qui régissent les événements. Ce que notre
historien-procureur ne comprend pas, parce qu’il connaît mal les
protagonistes de cette histoire, c’est que l’opposition entre les hommes de la
Révolution, au moins dans la phase de la Convention, consiste, pour une part,
en une terrible et tragique dispute entre amis, une lutte fratricide, et non en
une opposition entre tendances biophiles et tendances thanatophiles à la sauce
nietzschéenne. Brissot et Robespierre étaient les témoins de mariage de
Camille Desmoulins. Et pourtant Camille Desmoulins précipita la chute de
Brissot, qui fut exécuté sur la base d’un pamphlet de Desmoulins et 41

Robespierre envoya à la guillotine Desmoulins et son épouse, Lucile.


Pris dans des luttes pour le pouvoir, immergés dans une histoire qui, pour une
part, les dépassait, ils ont perdu toute forme de discernement au profit d’une
entité à leurs yeux supérieure, leur idée de la République, et ont oublié tous
les liens d’amitiés qui les unissaient. Ils se sont entre-accusés pour finir par
s’entretuer et faire perdre leur camp. C’est ce que dit Billaud-Varenne, par
exemple, lorsqu’il tire un bilan de l’échec de la Révolution , présentant de
42

ces événements une version plus lucide que celle d’un commentateur
antirévolutionnaire et révisionniste. C’est cela, la dimension tragique de la
Révolution, et non la présence de « figures noires » obsédés par la guillotine.
Plutôt que de réviser l’histoire, notre penseur ferait mieux de réviser ses
leçons d’histoire.
Kant, ancêtre du nazisme
Mais Onfray ne se contente pas de dénoncer les acteurs de la Révolution
française. Dans sa perspective révisionniste, il tient aussi à calomnier ceux
qui ont voulu, à un moment ou à un autre, la justifier au plan du droit. C’est
particulièrement le cas de Kant qui, de philosophe rationaliste, humaniste,
pacifiste et cosmopolite – auteur entre autres du Projet de paix perpétuelle –
se trouve repeint aux couleurs de la plus noire des idéologies, le nazisme.
Cette tactique rhétorique est déjà présente lors du rapprochement Saint-
Just/Hitler, puis continuée lorsqu’Onfray place Charlotte Corday du côté de «
Brutus et de tous les Résistants au despotisme, à la tyrannie et à l’oppression,
qui furent les héros de la Résistance à l’occupant nazi » : Marat pré-nazi,
donc…
Cette manière de philosopher au marteau s’accomplit définitivement dans un
autre amalgame : Kant/Eichmann. On sait qu’Eichmann lors de son procès fit
référence à l’impératif catégorique kantien pour justifier ses agissements
criminels. S’appuyant sur les arguments développés par Hannah Arendt dans
son Eichmann à Jérusalem mais pour en prendre le contre-pied, Onfray
conclut qu’Eichmann, l’un des fonctionnaires organisateurs de la solution
finale, était en réalité un bon lecteur de Kant et même un lecteur fidèle à la
lettre du texte kantien. Kant pré-nazi, donc… la boucle est bouclée. Il faut
décidément se sentir un puissant et intouchable mandarin de la philosophie
médiatique contemporaine, pour oser proférer de telles analyses. Mais
l’attaque contre Kant n’a pas lieu au hasard.
Tout d’abord, en salissant la figure de Kant, Onfray se montre fidèle à la
pensée de Nietzsche qui s’est plu à décrire, dans La Généalogie de la morale,
le philosophe de Königsberg comme un ignoble idéaliste-nihiliste, un de ces
affreux prêtres-ascétiques-négateurs-des-valeurs-de-la-vie .
43

Ensuite, parce que soutenir le paradoxe d’un Kant fournissant des arguments
aux nazis permet précisément de gommer la responsabilité de la pensée
nietzschéenne qui a très officiellement accompagné la construction théorique
du corpus national-socialiste. À cet égard Le Songe d’Eichmann s’ouvre sur
des phrases qui ne laissent aucun doute : « Habituellement, quand elle entend
« nazisme », la vulgate sort son Nietzsche » . […] Quel ne fut donc pas mon
44

étonnement quand, lisant Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt, j’ai


découvert que le criminel de guerre se réclamait pendant son interrogatoire et
son procès en Israël (…) d’un kantisme (...). Eichmann kantien !
Stupéfaction, saisissement, surprise ! (…) voilà qui mérite examen » . 45

Enfin parce que Kant fut l’un des rares philosophes allemands qui entreprit
de légitimer au plan juridique la Révolution française, justification dont
Onfray ne veut rien entendre si elle conduit à approuver les agissements des
Jacobins, ces monstres épris de pulsions mortifères et accouplés, souvenons-
nous, avec Thanatos. Tous nécrophiles, en somme…
Comment Onfray s’y prend-il, cependant, pour faire porter un pareil chapeau
à l’auteur de la Critique de la raison pratique ? En procédant à de subtils
découpages dans l’œuvre de Kant pour mieux le relire de manière
postmoderne comme un philosophe de l’ordre établi, facilement récupérable
par les fonctionnaires et autres dignitaires de l’État nazi. En lui il voit « le
théoricien de l’interdiction de toute révolte pour le peuple, le penseur de
l’obéissance due aveuglément à l’autorité qui limite la rébellion au seul for
intérieur et autres assertions peu susceptibles de fâcher un national-
socialiste » .
46

En effet, « Dans la Doctrine du droit Kant écrit : « Obéissez à l’autorité qui a


puissance sur vous » [et condamne le droit de résistance du peuple avec ces
mots] : « le principe du devoir du peuple de supporter un abus, même donné
comme insupportable, du pouvoir suprême consiste en ce que sa résistance
contre la législation suprême ne puisse jamais être considérée que comme
illégale et même comme anéantissant toute la constitution légale » . 47

« Imaginons Eichmann lisant ces phrases » , nous dit alors Onfray : c’est la
48

justification de la soumission à la politique du Führer, l’obéissance au Parti, à


l’État nazi et à son guide suprême, Adolf Hitler, incarnation vivante de la Loi
et donc de l’universalisme kantien. « Extrapolons, mais à peine » , ajoute
49

notre iconoclaste de bazar. Sans doute, extrapolons, mais en mathématiques,


on extrapole à partir de données vérifiées. En géométrie, on ne rêve pas les
courbes extrapolées. On les calcule. En réalité, notre « historien » prend
l’extrapolation pour un synonyme d’ « imagination ». C’est ce qui lui permet
de « réviser » les faits comme s’ils avaient la souplesse de ses fantasmes.
Car, outre le fait que l’on peut opposer sans difficulté à cette lecture une autre
lecture de Kant, celle d’Hannah Arendt qui condamne sans appel le nazisme
au nom de l’impératif catégorique kantien – l’universalité de l’impératif
rendant caducs tous les décrets particuliers, discriminatoires et assassins de la
législation nazie – il faut rappeler que, loin de l’image qu’en donne Onfray,
Kant eut à subir les contraintes de la censure et qu’il justifia la remise en
cause de l’ordre féodal établi à travers sa légitimation de la Révolution
française. Comme d’habitude, notre anti-historien parle dans le silence ou
l’omission volontaire des textes qui le dérangent.
Ainsi, il ne dit pas que Kant fut condamné par la censure à ne plus aborder le
sujet de la religion du fait que son ouvrage La Religion dans les limites de la
simple raison entrait en contradiction avec les lois impériales de 1788. Il ne
se souvient pas que dans Théorie et Pratique, Kant prend la défense des
« métaphysiciens » des droits de l’homme, c’est-à-dire des révolutionnaires
français, et de leur « espérance impétueuse d’améliorer le monde » . Il omet
50

volontairement de citer les paragraphes de La Doctrine du droit où Kant


justifie aussi bien l’acte fondateur de la Révolution française par lequel
l’Assemblée se proclame autonome (17 juin) , que la condamnation du roi
51

par l’Assemblée, érigée en tribunal d’exception en janvier 1793 .52

Il feint également d’oublier – ou alors il ne sait pas – que Kant considère dans
son Projet de paix perpétuelle la Révolution comme un phénomène naturel
qui s’inscrit dans le développement de l’histoire tendant vers l’amélioration
des conditions juridiques susceptibles de favoriser la paix en Europe . Kant
53

n’est pas un antirévolutionnaire à la manière de Burke et de ses Réflexions


sur la Révolution de France. C’est simplement un homme prudent qui ruse
avec la censure. Voilà pourquoi il donne, en apparence, des gages dans le
corps de la Doctrine du droit en se proclamant un doctrinaire de l’obéissance
absolue au gouvernement, tandis que dans les notes de ce même texte il
légitime la remise en question du despotisme. Interpréter quelques-uns des
premiers passages dans le sens d’une justification de l’obéissance à l’État
nazi procède donc d’une illusion rétrospective malveillante, qui ne peut
s’expliquer que par la volonté farouche de dédouaner Nietzsche.
Cet objectif, révisionniste en soi, est littéralement obsédant chez Onfray. Les
traces en sont nombreuses dans La Sagesse tragique et La Construction du
Surhomme, mais aussi dans L’Ordre libertaire . Pourtant, rien ne pourra
54

jamais faire disparaître les textes où Nietzsche développe sa fausse


généalogie de la morale comme fondée sur une guerre entre les races, plus
précisément entre la force réactive des faibles, celles des hommes à la peau
foncée et des Juifs, et la force active des forts, les aryens et les premiers
romains : « Le latin malus [mauvais] pourrait avoir désigné l’homme du
commun d’après sa couleur foncée (hic niger est), l’autochtone préaryen du
sol italique se distinguant plus clairement par sa couleur sombre de la race
dominante, de la race des conquérants aryens aux cheveux blonds » et plus
loin « Au fond de toutes les races aristocratiques il est impossible de ne pas
reconnaître le fauve, la superbe brute blonde, rôdant en quête de proie et de
carnage ; ce fond de bestialité cachée a besoin, de temps en temps, d’un
exutoire, il faut que la brute se montre de nouveau (…) aristocratie romaine,
arabe, germanique ou japonaise, héros homériques, vikings scandinaves, –
tous se valent pour ce qui est de ce besoin » . Voilà des assertions « peu
55

susceptibles de fâcher un national-socialiste », et non celles de Kant.


Sartre, l’homme « qui s’est toujours trompé »
Sartre, le dernier des grands philosophes à avoir intégré l’événement de la
Révolution française dans une ample analyse conceptuelle – à travers sa
théorie du groupe en fusion, développée dans La Critique de la Raison
dialectique, est la figure la plus insultée du bestiaire onfrayen et ce de
manière régulière. Après Le Ventre des philosophes, qui dénonce la saleté
repoussante de Sartre sur la fin de sa vie, et La Pensée de Midi qui fustige un
penseur existentialiste qui s’est toujours trompé, Onfray parvient à l’acmé de
sa critique révisionniste, antirévolutionnaire, dans L’Ordre libertaire.
Était-il nécessaire, pour réhabiliter Camus, de salir Sartre ? Pour célébrer le
courage du journaliste de Combat, de dévaloriser l’aventure du groupe de
résistance Socialisme et liberté ? Pour valoriser la lucidité de l’auteur du
Mythe de Sisyphe sur le goulag, de fustiger un soi-disant « pro-communisme
dur » sartrien quand on sait le traitement très particulier que les journaux
communistes français réservaient à Sartre, avant même sa rupture définitive
avec le Parti communiste en 1956 ? Pour célébrer l’humanisme pacifiste et
non-violent de l’écrivain de La Peste, de lui opposer la mystique de la
violence de l’auteur des Mains sales ? Pour se défaire des clichés sur
l’attitude de Camus pendant la guerre d’Algérie – trop vite désigné penseur
des colons et des petits-Blancs racistes –, de reconstituer le masque d’un
Sartre buveur de sang, pro-terroriste et égorgeur en puissance ?
Il y a un manichéisme, un simplisme, à présenter d’un côté l’image d’un
Camus qui aurait toujours eu raison et de l’autre celle d’un Sartre qui se serait
toujours trompé. Un historien sérieux doit faire la part des choses et opérer
des distinctions conceptuelles fines pour expliquer les raisons des prises de
position des uns et des autres. Mais un historien dionysiaque, un philosophe
nietzschéen va bien plutôt penser par figures que par concepts. C’est aller
droit au contre sens historique.
Il y a encore du Sainte-Beuve dans cette manière de portraiturer. Sainte-
Beuve qui énonce dans ce que l’on peut appeler son discours de la méthode,
la nécessité de peindre à la fois le groupe et l’anti-groupe : « S’il est juste de
juger un talent par ses amis et ses clients naturels , il n’est pas moins légitime
de le juger et contre-juger (car c’est bien une contre-épreuve, en effet) par les
ennemis qu’il soulève et qu’il s’attire sans le vouloir, par ses contraires et ses
antipathiques, par ceux qui ne le peuvent instinctivement souffrir. Rien ne
sert mieux à marquer les limites d’un talent, à circonscrire sa sphère et son
domaine, que de savoir les points justes où la révolte contre lui commence » . 56

Voilà pourquoi dans L’Ordre libertaire le groupe de Sartre, Jeanson-


Beauvoir-l’équipe-des-Temps modernes est omniprésent, au point que
certains lecteurs ont eu le sentiment de lire un livre sur Sartre et non sur
Camus. C’est qu’il faut à la thèse, son antithèse, au groupe, son anti-groupe.
Dans la perspective de la biographie existentielle totale, c’est une nécessité
absolue.
On ne s’inquiètera pas de savoir, du reste, si le groupe de Sartre est bien
l’anti-groupe de Camus, si ce n’est pas plutôt l’extrême-droite littéraire et
politique qui est leur anti-groupe à tous. Quant à l’émouvante oraison funèbre
prononcée au moment de la mort de Camus, elle procède selon Onfray de
« larmes de crocodile » et d’une simple « prise en otage du cadavre de
Camus » d’un Sartre désireux de « sculpter sa statue » . Autant d’assertions
57

relevant d’une psychologie littéraire invérifiable typique de l’art sainte-


beuvien de la calomnie.
La méthode historico-nietzschéenne d’Onfray suppose ce jeu d’ombre et de
lumière, cette antithèse de la nuit et du jour, du Bien et du Mal. Pour que
Charlotte Corday soit une sainte, il faut que Marat devienne un monstre, pour
que Nietzsche soit sauvé, Kant doit être dénoncé, et si l’on veut que les
Girondins soient réhabilités, les Montagnards doivent n’apparaître que
comme des figures noires. « Toute détermination est négation » dit Spinoza.
58

Définir les contours de ce que l’on pose implique de tracer également les
limites de ce qui s’oppose à nous. Mais, tandis que chez Spinoza cette
maxime logique est comprise dans le sens rationnel d’une pensée
différenciée, chez Onfray, elle devient l’occasion de prononcer des jugements
sans appel, de jeter des oukases et d’enfiler les anathèmes. Sartre la Bête
contre l’Ange Camus, le fils de bourgeois contre le fils de pauvres,
l’universitaire contre l’autodidacte, Paris contre la province, la philosophie
allemande contre la philosophie méditerranéenne, pulsion de mort contre
désir de vie, tout est dit.
Tout croit être dit, alors que cette thèse, assénée à tue-tête dans tous les
médias et à longueur de livres, n’est que le discours de la naïveté politique. Et
tant pis si cela donne l’occasion de déformations radicales des faits. Tant pis,
par exemple, si l’expérience résistante de Sartre a avorté parce que la
Résistance communiste se méfiait de lui et ne voulait pas l’intégrer dans ses
rangs . Tant pis si Sartre eut, via Les Temps modernes, des débats et des
59

polémiques nombreuses avec les communistes staliniens. Tant pis s’il fut
avec Simone de Beauvoir brocardé par L’Humanité. On le dira « pro-
communiste dur » . Tant pis s’il fit la préface de La Question, l’ouvrage
60

d’Henri Alleg qui dénonce l’usage de la torture en Algérie, on le qualifiera


d’obsédé par l’égorgement et l’on renverra dos à dos « les attentats du FLN et
la « Question » de l’armée française qui constituent l’avers et le revers d’une
même médaille nihiliste » . Ce n’est pas grave, parce qu’Onfray, l’anti-
61

historien, nous propose une relecture déconstruite, « gorgée » de vie, de


puissance dionysiaque, de sève vitale nietzschéenne.
Un nouveau Dühring pour l’anarchisme
Pourtant, c’est avec la thèse d’un capitalisme éternel que le révisionnisme
dionysiaque atteint son apothéose. Le capitalisme existerait, en effet, selon
Onfray, depuis que le monde est monde. Il serait pour les hommes la manière
naturelle de produire, une forme antédiluvienne de l’organisation économique
qui se retrouverait jusque dans la période néolithique, dès l’époque de la
préhistoire. Le Manifeste hédoniste nous enseigne que « le capitalisme est
aussi vieux que le monde et durera autant que lui. (…) du coquillage sans
double qui fait la fortune de son propriétaire à la monnaie virtuelle de l’agent
de change de la place boursière new-yorkaise, la rareté fait la loi. Le
capitalisme est donc une machinerie indépassable » . 62

Après quelques temps d’hésitation où l’on se demande pourquoi et comment


Onfray peut confondre l’argent comme système universel d’échange (les
coquillages et la monnaie numérique dans son exemple) avec le capital
comme mode de production et de distribution des marchandises, les choses
s’éclairent. Onfray n’est pas dupe ! Il « ne se croit pas obligé de souscrire à la
seule définition marxiste qui confine le mot et la chose dans une fourchette
historique » . Contre Marx, donc. D’accord, mais est-ce vraiment utile, si
63

c’est pour confondre monnaie et capital, ou production de richesse et capital ?


Faut-il, sous prétexte de se distinguer du barbu de Londres, sombrer dans une
confusion qui fait perdre le B-A BA de la science économique ? Notre
invraisemblable donneur de leçons balance à tout va des simplifications qui
demeurent incontestées parce que fondées sur le principe d’autorité
médiatique. Personne n’ose contredire le maître quand il mélange ses
pinceaux.
Pourtant, la question se pose de savoir sur quelles références une hypothèse
aussi audacieuse que la déhistoricisation du capitalisme, c’est-à-dire la
négation de son caractère de phénomène historiquement déterminé, peut
reposer. Il semble que ce soit du côté de Georges Bataille, dont Onfray a
préfacé la publication des œuvres complètes64, que se trouve une première
réponse à cette interrogation. Partant d’une théorie d’inspiration
nietzschéenne, celle de la surabondance de l’être, l’auteur de La Part maudite
développe des considérations sur la guerre ou sur l’art comme mode de
dépense de la part de richesse ou d’énergie que la société produit en excédent
mais qu’elle ne peut consommer normalement.
D’où la caractérisation des différentes civilisations en fonction de leur façon
de dépenser ce surplus, cette part maudite, en pure perte : le don comme
échange univoque chez les Indiens du Nord-Ouest américain, les sacrifices
humains chez les Aztèques, les guerres dans les sociétés industrielles
incapables d’inventer d’autres formes festives de dépense de cette énergie.
Dans un esprit proche de Bataille, Onfray, après avoir décrété le capitalisme
transhistorique, s’empresse de distinguer différentes formes de distribution
des richesses de l’énergie économique vitale : capitalisme néolithique,
capitalisme antique, capitalisme médiéval, capitalisme industriel, capitalisme
libéral, et pour finir, du moins l’espère-t-il, capitalisme libertaire65. Figures du
capitalisme donc, mais figures appliquées à la production de richesses : on
nage en pleine économie politique dionysiaque.
Mais l’influence de Bataille en cache une autre, plus intéressante et plus
profonde : celle d’Eugène Dühring, un penseur social-démocrate hostile à
Marx, qu’Engels dénonce dans son Anti-Dühring comme un socialiste
pompeux, sentencieux, et verbeux, soutenant en matière d’économie politique
des thèses métaphysiques farfelues. N’est-ce pas Dühring, en effet, qui définit
le capital comme « toute somme de moyens de production qui constitue des
participations au fruit de la force de travail générale, donc, qui procure du
surtravail sous n’importe quelle forme » ? Et Engels de continuer : «
66

D’après Monsieur Dühring donc, non seulement la richesse mobilière et


immobilière de Corinthe et d’Athènes, qui exploitaient leurs biens avec des
esclaves, mais encore celle des grands propriétaires fonciers de l’Empire et
tout autant celle des barons féodaux du Moyen-Âge dans la mesure où elle
servait de quelque manière à la production, tout cela serait, sans distinction,
du capital » . Tout est capital depuis la nuit des temps selon Dühring, qui
67

croit avoir dépassé Marx.


Mais Engels démontre sans peine que Dühring confond les concepts de
richesse et de capital. Si toute société produit des richesses, toute société
n’exploite pas le travail humain à la manière capitaliste. C’est dans sa
capacité à exploiter un travailleur « libre » que se trouve le mystère de la
constitution des formidables taux de productivité engrangés par le capital.
C’est dans la transformation de la richesse en un moyen de production d’un
type nouveau, le capital, que se trouve le fondement du capitalisme. Un
salarié sera toujours plus productif qu’un serf ou qu’un esclave, et c’est en
cela que réside la spécificité de l’exploitation capitaliste. C’est pourquoi elle
se différence historiquement des modes antérieurs d’exploitation de l’homme
par l’homme, de l’économie de l’esclavage ou de celle du servage.
Notons, au passage, que le rapprochement Onfray/Dühring est loin d’être
fortuit. Il est clair, en effet, que sa distinction entre production capitaliste et
mode de répartition néolithique, médiéval, libéral ou libertaire est tirée de la
lecture du livre d’Engels . Onfray est totalement en phase avec le professeur
68

Dühring, auquel il doit tout, sur le plan de l’analyse économique.


Le révisionnisme dionysiaque d’Onfray s’abreuve donc à la même source
erronée que celui de Dühring qui croyait pouvoir réviser toute l’économie
politique, celle de Marx comprise. Bien sûr cette influence est inavouable –
compte tenu de la raclée théorique administrée par Engels à Dühring – mais
elle est fortement signifiante.
Comment, en effet, Onfray pourrait-il reconnaître qu’il puise le meilleur de
ses analyses aux sources de la pensée sociale-démocrate la plus plate ?
Reconnaître l’influence de Dühring, c’est reconnaître – au mieux – le sens
réformiste de l’ensemble de sa démarche. Pour l’auteur de Politique du
rebelle la chose est impossible, tout comme il était devenu impossible à
Freud de reconnaître l’influence de Breuer, Fliess ou Janet sur sa pensée.
Comme dans le cas de Sainte-Beuve, la censure fonctionne à plein pour
masquer la réalité des emprunts mais le résultat est indéniable : le discours
névrotique d’Onfray sur la réalité transhistorique du capital apparaît comme
le retour du refoulé d’une référence sociale-démocrate indicible, comme trop
longtemps contenue. Onfray est bien un nouveau Dühring, celui de
l’anarchisme.
L’anti-historien
Il y avait encore, il y a peu, des révolutionnaires de salon qui pontifiaient,
distribuant les bons points et les taloches. Il y a désormais Onfray,
révolutionnaire de plateau de télé, star des panels, qui vient faire sourire de
tout et de tous, avec un rictus intelligent, si aimé, si aimable et surtout si utile
à l’ordre social actuel. Notre centriste extrême, iconoclaste par le style,
conservateur quant au fond, a même inventé un vaccin contre l’action
politique : à quoi bon agir, s’unir, se révolter, descendre dans la rue ? Il y a
toujours des figures noires et des buveurs de sang prêts à s’accoupler avec
Thanatos et qui veulent récupérer les luttes collectives. En faisant œuvre
d’anti-historien des révolutions, en calomniant les révolutionnaires et
jusqu’aux militants de base qu’il méprise, Onfray cherche à empêcher le
peuple de tenter une nouvelle expérience politique radicale. En cela il se
place, de fait, dans le camp de la contre-révolution. Onfray est un anti-
historien au sens du désir nietzschéen de faire advenir une autre histoire, anti-
conceptuelle, vitale, dionysiaque. Mais il n’est pas historien au sens
spinoziste d’une histoire conceptuelle critique déterminée, au point de vue
méthodologique, par la maxime « ne pas rire, ne pas pleurer, mais
comprendre ».
Il y a trop d’amalgames et trop de confusionnisme manichéen dans cette
pensée contre-historique pour qu’elle puisse revendiquer le statut d’une
pensée concrète. Trop de Sainte-Beuve et de Nietzsche, pas assez de Kant ni
de Spinoza, pas assez de Mathiez, de Kropotkine, pas assez de raisonnement,
mais trop de sentiment, de colère, parfois de haine. Voilà le problème de la
pensée gastrosophique. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’elle finisse par
apporter de l’eau au moulin du révisionnisme historique et de toutes les
conceptions contre-révolutionnaires de l’histoire.
À force de se croire intempestive, irrévérencieuse et inactuelle, la contre-
histoire d’Onfray finit par ne plus ressembler qu’à des poncifs sociaux-
démocrates vieux de plus de cent trente ans. Peut-être notre philosophe finira-
t-il un jour par le comprendre. Il réalisera ainsi qu’avec sa méthode
nietzschéenne de pensée par figures il est plus proche de Bernard-Henri Lévy
et du Glücksmann des Maîtres penseurs – qui rapprochait Fichte de Staline 69

– qu’il n’est prêt à le croire. Ses explications par les figures ressemblent aux
« grosses dents creuses » que dénonçait en son temps Gilles Deleuze
70

lorsqu’il parlait des pseudo-concepts des Nouveaux philosophes.


MICHEL ONFRAY L’ANTI-
ANARCHISTE

« La novlangue postmoderne dissout tout ce qui pourrait, à partir de l’analyse


des conditions existantes, inciter à la révolte ». Jordi Vidal, Servitude et
Simulacre.

Les contradictions d’un anarchiste


Un anarchiste ne doit pas se contredire. Il ne doit pas affirmer, en même
temps, une chose et son contraire. Il ne peut pas se déclarer, par exemple,
favorable et hostile au sabotage, sioniste et pro-palestinien, capitaliste et
antilibéral. S’il agit de la sorte, c’est qu’il n’est qu’un anti-anarchiste semant
le doute et la confusion partout où il passe. Or Onfray est ce genre
d’intellectuel déconstructeur, un anarchiste impossible, un sophiste de
l’anarchisme postmoderne.
Dans ses Réfutations sophistiques, Aristote pose les bases de la cohérence de
la pensée et de l’action qui en découle, en affirmant qu’on ne peut pas
attribuer deux qualificatifs contradictoires à un même sujet. Ainsi on ne dira
pas d’une rose qu’elle est à la fois rouge et non-rouge, dans le même temps et
sous le même rapport. C’est ce que l’on appelle le principe de non-
contradiction .
1

Il est fondateur pour toute la tradition de pensée occidentale et peut être, avec
les mathématiques d’Euclide, et les physiciens matérialistes, considéré
comme l’un des piliers de l’extraordinaire développement de l’aventure
scientifique en Europe même si ses développements ultérieurs thomistes ont
été annexés par l’Église catholique. Ce n’est pas par hasard, du reste,
qu’Euclide appartenait à la fameuse école fondée par Aristote, le Lycée. Bien
2

sûr, Onfray se moque d’Aristote et des exigences de cohérence théorique et


pratique qu’implique la philosophie. Pour lui, la logique classique n’est que
l’avatar d’un rationalisme étriqué, fruit d’une raison qui au fond déraisonne.
Ainsi, l’auteur du Crépuscule d’une idole, qui autoproclame en permanence
sa volonté de parler de choses vraies, d’hommes qui ont existé, balaie d’un
revers de main les conditions de possibilité d’un discours cohérent sur un
objet défini : tout échappe alors, tout glisse, tout devient dicible, et tant pis si
l’on n’y comprend plus rien ! C’est tellement plus intéressant, l’incohérence
parée des couleurs chatoyantes de l’intelligence.
C’est donc au nom du principe aristotélicien de non-contradiction, de la
cohérence entre la théorie et la pratique, que nous caractérisons son
anarchisme comme une simple posture, une figure esthétique, une imposture
philosophique, et en aucun cas comme un anarchisme authentique. Un
anarchiste, en effet, n’aurait jamais dénoncé comme il l’a fait dans le numéro
11 de Siné Hebdo , au moment de l’affaire de Tarnac , « la poignée de crétins
3

qui, semble-t-il, jouissait d’immobiliser les TGV », « une bande de rigolos


qui croit contribuer à l’avènement du grand soir en stoppant cent soixante
TGV », des « demeurés qui se réclament de l’anarchisme et de l’anarcho-
syndicalisme ».
Sans doute est-il inacceptable pour le technophile Onfray d’immobiliser des
TGV, mais pour la tradition anarchiste, cela ne l’est pas. Il y a, en effet, dans
l’anarchisme une tradition ancienne du sabotage qui justifie ce type d’actions
à condition qu’elles ne mettent pas en danger la vie des gens. Cette théorie est
développée entre autres par Pouget dans sa célèbre brochure intitulée Le
Sabotage . On reste d’ailleurs sans voix de constater que c’est au nom même
4

de Pouget que le procureur Onfray prononce dans le même article son verdict
sans appel, en opérant une distinction confuse entre sabotage positif et
sabotage négatif. En somme il y aurait un sabotage solaire et un sabotage
crépusculaire. Il s’agit là de pures figures de la scolastique nietzschéenne à la
sauce dionysiaque, un délire de métaphores vaseuses en politique.
Mais Onfray ne se contente pas de ce genre d’envolées lyriques contre des
jeunes gens qui, nous le savons maintenant – et nous nous en doutions depuis
le début – sont innocents des lourdes charges qui pèsent contre eux. De ce
5

point de vue, avoir emboité le pas sans réfléchir au mouvement général de


réprobation qui a permis la très longue incarcération, sans preuve matérielle,
de plusieurs personnes, relève de la plus pure irresponsabilité.
Ce genre de déclaration pacifiste à tout crin, qui se prétend absolue, serait
donc valable en tous lieux et en tous temps, donc aussi pour l’année 1943 ;
les résistants français auraient-ils dû, par souci de non-violence, regarder
passer les trains militaires allemands sans tenter quoi que ce soit ? Faut-il que
les écologistes cessent de se coucher sur les rails des trains de transport de
déchets radioactifs ou de faire des barricades sur les voies ? On voit bien où
tout ça mène : à l’arrêt des luttes, à l’étouffement des colères sociales.
Il y a plus encore, Onfray se déclare à la fois sioniste et anarchiste, foulant
ainsi aux pieds les valeurs fondamentales de l’anarchisme. Dans une
chronique mensuelle de janvier 2012, publiée sur son site officiel, il se dit «
sioniste pro palestinien » . Cet oxymore tout à fait typique de la pensée
6

nietzschéenne est totalement inacceptable pour un anarchiste authentique,


c’est-à-dire pour un militant qui se réclame d’une pensée libertaire cohérente.
Un libertaire ne pourra jamais soutenir la violence ultranationaliste de l’État
d’Israël, ni son militarisme. En ce sens il ne se dira pas sioniste, mais
antisioniste. Cet antisionisme ne se confond d’ailleurs en rien avec un
quelconque antisémitisme. Un anarchiste ne confond pas un État et un
peuple, ni une armée – en l’occurrence Tsahal – avec la population qu’elle
prétend protéger et au nom de laquelle elle commet de très nombreux crimes
de guerre .
7

S’il condamne donc la politique sioniste de colonisation et de violence de


l’État israélien à l’égard du peuple palestinien, il ne porte en revanche aucun
jugement sur le peuple juif ni sur les Juifs en général. Il ne pense pas, comme
Nietzsche, que « c’est avec les Juifs que commence le soulèvement des
esclaves dans la morale » , ni que les Juifs sont « un peuplé né pour
8

l’esclavage » ni que « dans cent ans ils auront un aspect assez noble pour ne
9

pas provoquer la honte, en tant que maîtres, chez ceux qui leur seront
soumis » . Au sens strict, l’universalisme anarchiste hérité de Kropotkine
10

considère qu’il n’y a pas de question juive au sens où Marx a pu poser ce


problème, liant de manière erronée la question du judaïsme à celle du
capitalisme . 11

C’est dans l’idée proudhonienne de Justice ainsi que dans la notion


12

kropotkinienne d’entraide que l’anarchisme puise son antisionisme, et dans


13

rien d’autre. Et si Onfray a peur de se dire solidaire du peuple palestinien –


parce que notre belle âme craint qu’on ne l’assimile à un terroriste du Hamas
– qu’il se dise au moins solidaire des anarchistes israéliens à qui précisément
les sionistes israéliens, sur place, mènent la vie dure.
Plutôt donc que de faire des figures de style en se déclarant « sioniste pro
palestinien » – ce qui n’est au plan politique qu’une affabulation, une
contradiction dans les termes –, Onfray ferait mieux, par solidarité, de
soutenir les « anarchistes contre le mur ». Car si l’on veut bien admettre que,
dans l’analyse des rapports entre Israéliens et Palestiniens, ce n’est pas aux
intellectuels – en prenant des poses et à huit mille kilomètres de distance – de
décider à la place des peuples des moyens qu’ils jugent bons pour sortir de
leurs conflits, l’attitude minimum que l’on peut attendre d’un penseur qui se
prétend anarchiste est qu’il dise son soutien aux anarchistes en lutte, sur
place, contre la police d’État et l’armée sioniste. C’est l’attitude adoptée par
les anarchistes français , mais Onfray n’en a cure, puisqu’il prétend être un
14

anarchiste à part, en rupture de ban avec une soi-disant Église anarchiste


française, qui n’existe tout simplement pas .
15

Mais l’adoption du sionisme politique ne suffisant pas à secouer les « vieilles


Églises de l’anarchisme » , notre nouveau Dühring ajoute à ses médailles
16

celle de grand expert en sciences économiques et politiques revues et


corrigées et tente un nouvel oxymore, celui de « capitalisme libertaire ». En
proclamant le capitalisme éternel, non seulement il renvoie ses lecteurs à la
préhistoire de l’analyse économique, mais il obstrue, de surcroit, toute
possibilité d’en sortir. Car ce n’est pas avec son improbable « capitalisme
libertaire » , qui chez lui n’est qu’un mot, qu’il va nous permettre de penser
17

une sortie possible du capitalisme. Pour des millions de gens à travers le


monde, l’alternative au capitalisme est à l’ordre du jour. Ce n’est pas un
besoin, c’est une nécessité car nous nous apercevons tous les jours un peu
plus des extraordinaires ravages que ce système produit à travers le monde.
Des incantations comme celle-ci ne valent donc rien et sont en parfaite
contradiction avec le mouvement et la pensée anarchiste telle qu’elle s’est
historiquement constituée et continue de subsister aujourd’hui : « il pourrait
exister un capitalisme libertaire comme il y eut un capitalisme soviétique ou
un capitalisme écologique ce vers quoi nous semblons nous diriger » . 18

Onfray appellerait donc de ses vœux l’avènement d’un capitalisme solaire,


fait d’ivresse et de joie, libérant les énergies corporelles trop longtemps
refoulées, contre des capitalismes ascétiques, crépusculaires. Encore et
toujours Nietzsche en arrière-fond de ces élucubrations économiques. Nous
sommes à mille lieues des analyses anticapitalistes du mutualisme
révolutionnaire de Proudhon, du collectivisme de Bakounine ou de l’anarcho-
communisme de Kropotkine, analysés par nos soins dans La Révolution
libertaire. On retrouve une fois encore cette obsession de tout revisiter,
d’imposer sans cesse de nouvelles relecture des faits et des textes, mais cette
fois-ci, il s’agit d’un révisionnisme appliqué à la pensée et au mouvement
libertaires. Tel Zarathoustra, Onfray – qui dénonce sans cesse « la caducité
de la pensée anarchiste » – se rêve en refondateur de l’anarchisme, alors
19

qu’il n’en est que le fossoyeur.

Le dandysme postanarchiste

Dans la pensée mythologique d’Onfray, il n’est pas dérangeant, nous l’avons


vu, de se dire en même temps anarchiste, sioniste, capitaliste et hostile au «
sabotage négatif ». Reste à comprendre comment une pensée politique aussi
confuse peut se justifier à ses propres yeux. Il ne suffit pas, en effet, de
convoquer systématiquement les mânes de Nietzsche pour se sauver à tout
coup des reproches d’incohérence et de trahison de la pensée anarchiste. Un
intellectuel, même dans la posture où se trouve Onfray, a besoin de
s’apparaître à lui-même comme un individu cohérent. N’est-ce pas d’ailleurs
la ritournelle qu’il nous serine constamment en demandant une cohérence
entre la théorie d’un philosophe et son mode d’existence ?
On ne se débarrasse pas aussi facilement de la raison, de la logique et du
principe de non-contradiction que le croit notre « mystique de gauche » . 20

Pour ce faire, pour se justifier à ses propres yeux aux plans théorique et
pratique, l’anti-révolutionnaire élabore donc deux stratagèmes rhétoriques :
d’abord il imagine la figure du dandy libertaire dont il se réclame dans
Politique du rebelle, puis il fait appel à l’école de pensée postmoderne, dans
Le Post-anarchisme expliqué à ma grand-mère, théorie qui permet de dire
tout et son contraire, sans que cela pose le moindre problème, en se payant
même le luxe d’apparaître comme un penseur original et contestataire.
La figure du dandy est très utile car elle permet d’aborder les attitudes les
plus contradictoires en toute bonne conscience. Ainsi, on ne se sentira pas en
contradiction d’être, par exemple, à la fois libertaire et riche, de « rouler
comme Roger Vailland en Jaguar MKII et de pratiquer l’héroïne » , car « la
21

culpabilité n’est pas une obligation » . Pour qu’un communiste stalinien


22

comme Roger Vailland ait trouvé grâce aux yeux d’Onfray, il faut vraiment
qu’il y ait le feu à la maison libertaire ! On admire, en homme de l’art, le
numéro d’équilibriste, car rien n’est impossible à notre « danseur de corde »
nietzschéen. Il franchira tous les précipices. Et la justification théorique arrive
: l’« option libertaire » n’œuvrant pas « du côté de la compassion sur le mode
chrétien » , il ne paraît pas « légitime, pour être crédible, d’être pauvre ou
23

soi-même démuni » . 24

Or, si l’on veut bien admettre qu’on puisse être libertaire sans être dans la
misère, il faut tout de même reconnaitre que si l’on s’y trouve, cela donne
une légitimité supplémentaire à exiger la répartition des richesses. Si la
pauvreté n’est pas un passeport pour l’anarchisme, la disqualifier par avance
comme démagogique n’a aucun sens. Orwell, crevant de faim à Paris, pouvait
se dire socialiste libertaire sans trop de problème. Pour un écrivain comme
Onfray, touchant un revenu confortable de la vente de livres sur la jouissance
hédoniste de soi et la sculpture intérieure de sa propre statue, c’est peut-être
plus difficile. On comprend mieux, dans ces conditions, l’opposition du
dandy à l’« homme des foules » . Pas de lutte collective, pas d’engagement
25

dans un front révolutionnaire, mais une permanente mise en scène de soi, une
théâtralisation infinie de sa propre personne, la mise en abîme de
l’autosatisfaction narcissique. Le dandysme libertaire se dressera donc contre
« l’égalitarisme, cette religion nocive de l’égalité » – on croirait lire du
26

Nietzsche dans le texte, ou un décalage chic des théoriciens du MEDEF et


des droites internationales – pour finir par se réclamer d’une subjectivité
radicale.
Autrement dit, Onfray fait ce qu’il veut et envoie paître tous les socialistes,
communistes et anarchistes de ressentiment, les mauvais, les jaloux qui
envient sa splendide réussite. Le dandysme décomplexé d’Onfray, c’est la
droite décomplexée de Nicolas Sarkozy, dix ans avant l’arrivée de ce dernier
au pouvoir, mais c’est aussi la gauche sociale-libérale d’aujourd’hui. Et notre
penseur répand surtout le poison du « il n’y a plus rien à faire qu’à bouffer »
des désespérés de la lutte politique, du « peuple de veaux » cher à de Gaulle
et qu’Onfray appelle « peuple prostitué » , du « chacun pour soi » de la
27

société hyperconcurrentielle.
Le postanarchiste Onfray appelle, avec toute la virulence d’un militant
désorienté et déçu, à l’inaction et, après tout tant pis, à la préservation du
statu-quo. À moins, bien sûr, qu’il n’ait raison et que sa pratique de
l’hédonisme ne révolutionne les rapports sociaux, dans notre pays, et
pourquoi pas dans le monde ? En fait, cet anarchisme, c’est celui des
bourgeois gavés de La Grande bouffe de Fellini. On s’éclate la panse à
l’université du goût d’Argentan, on farcit sa tête d’anecdotes existentielles
sur les philosophes à Caen, et alors ?
Toute cette kermesse hédoniste du dandy libertaire fait songer aux paroles de
Marcuse dans Vers la libération : « la société d’abondance est obscène dans
les discours, dans les sourires, de ses politiciens et de ses orateurs ; dans ses
prières, dans son ignorance, dans la fausse sagesse des intellectuels qu’elle
entretient » . Oui, au fond, le dandysme libertaire est obscène, de cette
28

obscénité si caractéristique du capitalisme financier, de la rente et du luxe, de


la jouissance à tout crin, pendant qu’une partie du peuple et l’autre moitié du
monde se noient dans un océan de misère matérielle et morale. Le
postanarchisme du dandy a beau s’autoproclamer « nouveau », il n’est rien
d’autre que la théorisation d’un égoïsme social très banal et très ancien.
Ces énoncés anti-égalitaristes, quel tenant de la droite décomplexée ou quel
socialiste gavé de richesses, vendu au libéralisme et à la logique des marchés,
pourrait-il ne pas les faire sien ? En quoi la théorie du dandy pourrait-elle
déplaire à cette gauche caviar, que par ailleurs Onfray se paye le luxe de
dénoncer, mais bien entendu, de l’intérieur ? Cette vision du monde est
d’autant plus récupérable qu’elle théorise le refus du recours à l’action
populaire.
Dans Politique du rebelle, on trouve d’ailleurs toute l’attitude d’Onfray, la
matrice de tous les renoncements, comme de la dénonciation esthétique,
dionysiaque et irrationnelle des organisations politiques qui se réclament du
peuple : « La souveraineté directe du peuple, la religion du référendum ou les
appels au bon sens populaire ouvrent les pièges sous toutes les énergies
rebelles et intelligentes » car « ne pas tenir compte des leçons pessimistes
29

donné par le peuple prostitué en ce siècle serait coupable. Offert aux tyrans
impérieux dans leur vouloir, il a montré sa nature veule et son tropisme trivial
» . Encore l’antidémocratisme nietzschéen…
30

Il ne faut pas chercher très loin les accusations délirantes de « populisme » -


émanant de la gauche libérale – contre la gauche populaire et résistante. Elles
sont toutes déjà chez Onfray. Et puis, il n’y a qu’un seul homme qui puisse
vraiment servir le peuple sans le trahir et sans être démagogue, c’est celui qui
a fondé deux belles universités populaires, l’une à Caen, et l’autre à
Argentan…
C’est évidemment de là, n’est-ce pas, que le changement social viendra, des
cénacles hédonistes, dits universités populaires, où l’on se farcit la tête à la
connaissance gastrosophique, à la biographie existentielle. Pour endormir
l’immense masse des opprimés, il y avait dans le passé l’Église, remplacée
aujourd’hui par la gigantesque machine médiatique conçue par le système de
domination.
Désormais, pour anesthésier avec l’hédonisme et paralyser avec des
relectures partiales de la philosophie, de l’histoire et de l’économie les
militants qui remuent encore, il y a Onfray, nouveau pape d’une petite
religion gastrosophique de confort qui ne propose la libération qu’aux
« happy few » nietzschéens qui la méritent. Tant pis pour nous, alors. Ou tant
mieux !

Le postmodernisme libertaire
Autre stratagème utilisé comme référence ad hoc, pour réviser la pensée
libertaire et expliquer ses propres contradictions politiques, économiques et
sociales, le recours à la pensée de la déconstruction postmoderne. Onfray,
bien sûr, révère le postmodernisme par antisartrisme et par nietzschéisme. Il
le rappelle dans L’Ordre libertaire : « la French theory se constitue d’un
antisartrisme plus ou moins avoué » . Contre l’intellectuel total et la théorie
31

sartrienne de l’engagement , les penseurs de la french theory « boivent à la


32

source de Nietzsche dont ils font une lecture roborative et vivifiante » . Ce


33

choix correspond aussi à un besoin pressant de justifications face aux


critiques qui lui sont adressées par le mouvement libertaire.
Dès le début de son ouvrage Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère,
le gastrosophe nous annonce qu’il a d’ailleurs résilié son abonnement au
Monde libertaire, organe officiel de la Fédération anarchiste, fatigué qu’il
était de s’y voir régulièrement dénoncé : « J’ai lu Le Monde libertaire
pendant des années. J’ai résilié mon abonnement quand je m’y suis fait
régulièrement démonter le portrait- pas assez homme de ressentiment, trop
philosophe solaire aux yeux des défenseurs du dogme » . Qui a osé
34

égratigner la statue du Commandeur ? Quel ingrat a cru pouvoir contester le


grand manitou de l’anarchisme médiatique ? Qui sont les anarchistes
malveillants, forcément crépusculaires qui ont prétendu brocarder un
anarchiste sioniste, capitaliste et antirévolutionnaire ? Quelle coupable
injustice ! Quel est cet acharnement misérable à vouloir dévoiler l’erreur d’un
chat qui se proclamerait chien ! Il y a là quelque abus contre la sainte
personne de notre nouveau mandarin.
On imagine l’ire du titan libertaire devant cet outrage ! Un petit journal, dont
le tirage avoisine les mille cinq cents exemplaires, le critique. La chose est
inacceptable, la faute impardonnable. Notre nouvel Atlas se met donc en
marche pour dire leurs quatre vérités aux « anarchistes institutionnels, qui
aiment la routine, récitent le catéchisme, pratiquent la génuflexion devant leur
bibliothèque » . Il ne donne pas, quant à lui, dans ces deux impasses que sont
35

« l’anarchie de ressentiment, si bien analysée par Nietzsche ou l’anarchie


d’utopie qui veut réaliser le paradis sur terre » . Et puis, « l’anarchie est
36

moins une idéologie à vociférer qu’une pratique à incarner » . Cessons de


37

donner des leçons à un homme qui « à plusieurs reprises, entre 2000 et 2010
a refusé de devenir chroniqueur dans des émissions télévisées ou à la radio
[avec] Franz-Olivier Giesbert, Laurent Ruquier, ou [sur] France Culture » , 38

ou encore « qui a su résister à la tentation d’un poste d’enseignement aux


États-Unis à l’université Emory (Atlanta, Georgie), là où professa Jean-
François Lyotard » . Quel courage ! Quelle ténacité ! N’en jetez plus, et
39

malheur aux ignobles contradicteurs mus par l’esprit de vengeance.


La figure de Lyotard, incarnation de la postmodernité, est d’ailleurs l’un des
piliers dont se réclame notre mandarin libertaire : « le postanarchisme est
conservation et dépassement de la doctrine anarchiste classique au profit d’un
néo-anarchisme constitué à partir de glanes effectuées dans le champ
philosophique de la French theory – Foucault, Deleuze et Guattari, Lyotard,
Derrida » , etc. On entre là au cœur de ce qui fait le projet de l’ouvrage sur le
40

postanarchisme : appliquer la logique de la déconstruction et de la


fragmentation théorique et pratique du postmodernisme au corpus anarchiste.
En d’autres termes, semer la confusion idéologique dans l’anarchisme en le
faisant exploser, en le dynamitant de l’intérieur même de sa théorie. Dans le
passé, c’était un travail de police. Désormais, c’est un intellectuel qui fait le
boulot. L’État fait des économies de personnel. Se réclamer du
postmodernisme n’est pas, en effet, une attitude innocente.
Pour un mandarin médiatisé du genre d’Onfray cela permet de donner des
gages aux deux composantes actives de l’idéologie dominante, celle des
médias (culture de masse), mais aussi celle de l’université (culture savante).
Car le postmodernisme déconstructeur n’est pas une philosophie comme les
autres, elle est la philosophie officielle de notre temps. Elle accompagne, par
sa théorie de la fragmentation et de l’hétérogénéité du savoir, la
désespérance, la perte de sens, et la précarisation croissante à laquelle se
trouvent soumis les individus qui composent le corps social. Pour reprendre
un mot de Jordi Vidal dans Servitude et Simulacre en temps réel et flux
constant, réfutation des thèses réactionnaires et révisionnistes du
postmodernisme, elle constitue la « novlangue du chaos » , le discours
41

dominant qui légitime et justifie la destruction néolibérale du monde, sous


nos yeux, en temps réel.
Fondée sur la remise en cause de la raison occidentale, de la méthodologie de
la science, de l’esprit des Lumières, et des révolutions du XIXe et du XXe
siècle, elle constitue une forme de nébuleuse intellectuelle, les cultural
studies, qui prétend réviser l’histoire pour faire perdre aux individus tout
compréhension cohérente du monde dans lequel ils vivent, toute chance de
pouvoir y résister et donc de le révolutionner. Il y a à peine cent ans encore,
ce travail était opéré en Occident avec une grande efficacité par l’arsenal
idéologique de l’Église. Les déconstructeurs postmodernes sont désormais
beaucoup plus qu’une chapelle. Quel que soit leur niveau, du petit curé
inconnu au prélat renommé, ils sont la nouvelle secte obscurantiste dont le
système de domination se sert pour brouiller les cartes, désorienter les
esprits et désespérer les cœurs. Ils sont le bras armé de l’idéologie dominante
contemporaine. Ils participent consciemment ou naïvement, selon les cas, à
une entreprise de destruction destinée à annihiler la capacité critique des
intellectuels en priorité, des gens en général, et d’empêcher la jonction des
deux.
Michel Foucault, Jacques Derrida et Jean-François Lyotard, constituent – à
son corps défendant, pour le premier d’entre eux – les trois piliers à partir
desquels le projet d’une destruction du rationalisme critique a été opéré
depuis environ trente ans dans le monde intellectuel.
Armés de la théorie foucaldienne des épistémés hétérogènes entre elles, de la
42

conception déconstructiviste de Derrida et de la pseudo-critique des grands


43

récits élaborée par Lyotard, les nouveaux mandarins de la culture, dont


44

Onfray n’est que l’un des rejetons, se sont dotés d’une idéologie rendant
impossible tout diagnostic critique à grande échelle sur le monde. Toute
action portant sur ce dernier allant dans le sens d’un devenir révolutionnaire
collectif, d’une remise en cause en profondeur de l’ordre établi a ainsi été
inhibée. Alors que les élites économiques et politiques dirigeantes se sont
mondialisées et que les pouvoirs politiques et économiques n’ont jamais été,
du fait des révolutions technologiques, aussi concentrés ni ne se sont jamais
autant concertés, la philosophie de la déconstruction postmoderne a produit,
en plus d’une vision incohérente du monde, une théorie des luttes
fragmentées, des combats isolés, des résistances à petite échelle, qui rend
caduque par avance toute action de masse orientée dans le sens de la lutte de
classe aux niveaux national et international. Le petit confort des intellectuels
dionysiaques faisant leur révolution dans l’Orne – c’est-à-dire ne faisant
aucune révolution – se trouve ainsi justifié comme par magie au niveau de la
théorie.
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si depuis Politique du rebelle, traité de
résistance et d’insoumission, jusqu’à Le Postanarchisme expliqué à ma
grand-mère, Onfray célèbre le « devenir révolutionnaire individuel », par
opposition à la « logique révolutionnaire holiste et grégaire » , explique qu’il
45

n’y a plus de centre du pouvoir mais un pouvoir diffus, distribué en forme de


rhizome. Il ressasse ad nauseam l’idée que seules des micro-résistances
peuvent être mises en place face au développement toujours croissant du
système capitaliste et de ses crises multiples. Son « principe de Gulliver », en
référence à Swift et à l’histoire du géant Gulliver, battu par les Lilliputiens,
n’est pas autre chose qu’une application au réel des théories individualistes
postmodernes de la défragmentation et de la déconstruction. Il est d’ailleurs
amusant de constater qu’Onfray, qui fustige tout au long de son œuvre
l’université et ses savoirs, en est le pur produit du formatage à tout-va. Sa
réflexion individualiste postmoderne procède directement des pensées
déridéenne et lyotardienne.
Elle clôt logiquement l’ouvrage : « l’addition de petites forces constitue
finalement une formidable puissance. Si révolution il y a, elle ne se fera plus
par le haut, dans la violence, avec le sang et la terreur (…) mais par le bas, de
façon immanente, contractuelle, capillaire, rhizomique, exemplaire » . C’est
46

un véritable concentré de tous les thèmes onfrayens qui nous est donné là : la
référence à la terreur honnie et au « sang », l’idée que tout part des individus
juxtaposés, le refus de toute violence, même réactive. Dans ce schéma, pas
d’idée d’action collective autre qu’une somme d’action individuelles
désordonnées, pas d’organisation politique déterminée à prendre le pouvoir
puisqu’il n’y a pas de lieu du pouvoir et donc, en fait, rien du tout, pas de
changement. Circulez, il n’y a rien à voir, ou plutôt, si, allez voir Onfray à
Caen, la révolution vient de commencer…
Une nouvelle trinité libertaire
Pour opérer une pareille déformation des idées anarchistes et ne plus les
cantonner qu’au niveau de l’action des Lilliputiens, il faut cependant opérer
un travail de torsion des textes qui demande maintenant à être étudié avec
plus d’attention. Le révisionnisme, comme l’hydre dans la mythologie
antique, a plusieurs visages, plusieurs stratégies, et dans le cas du corpus
anarchiste, il lui faut procéder à une opération de grand nettoyage dont nous
allons voir qu’elle constitue le fond de trois ouvrages d’Onfray, La Pensée de
midi, L’Ordre libertaire et Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère.
Le Postanarchisme ne fait d’ailleurs que constituer la synthèse d’un travail de
longue haleine imaginé par Onfray depuis plusieurs années : substituer à la
triade Proudhon, Bakounine, Kropotkine, comme fondement de la pensée
anarchiste rationnelle, collective, révolutionnaire, le tripode Stirner,
Nietzsche, Émile Armand ou, plus récemment, cet autre : Palante, Grenier,
Camus, qui incarne dans l’esprit d’Onfray une dimension affective,
individualiste et pacifiste de loin préférable, selon lui, à celle des trois barbus
du XIXe siècle qui ont à eux trois fait dix-sept ans de prison, ce qui peut
rafraîchir les ardeurs du révolutionnaire d’Argentan... Si des ouvrages comme
Politique du rebelle sont plutôt marqués pas la sainte trinité de l’anarchisme
individualiste façon Stirner, Nietzsche, Armand – à travers la théorie du
devenir individuel révolutionnaire –, le projet de constitution de nouvelles
icônes moins marquées politiquement par les errements et les déviations
politiques apparaît dans La Pensée de midi.
À ce titre, ce livre mérite qu’on s’y arrête. Évidemment, il est placé sous le
haut patronage de Nietzsche, fait référence à la pensée de midi d’Ainsi parlait
Zarathoustra … C’est l’heure critique, l’heure de la transmutation des
47

valeurs, ou de leur déformation, c’est selon. Mais dans le corps de l’ouvrage,


un point de vue rénové, par rapports aux habituels verbiages nietzschéens, s’y
développe. Il s’agit de refonder la gauche sur de nouvelles références, en
l’occurrence Palante, Grenier et Camus. Car « entre Kropotkine et Foucault,
on trouve l’auteur de L’Homme révolté et deux autres personnages oubliés,
Georges Palante et Jean Grenier » . 48

L’ouvrage est d’ailleurs sous-titré « archéologie d’une gauche libertaire ».


Cette nouvelle trinité de la pensée libertaire est d’autant plus facile à
constituer que Palante a été le professeur de Grenier qui, à son tour, a été
celui de Camus. Il y a donc, pour une fois, un fondement historique sur lequel
notre historien en chambre peut s’appuyer. Il ne s’agira pas de reconstruire
purement et simplement, à partir d’un délire mythologique, de nouvelles
figures. La Trinité commence par le Père, Palante. Marqué par des
difformités physiques graves, il a écrit Pessimisme et Individualisme, Combat
pour l’individu et La Sensibilité individualiste. À l’origine du nietzschéisme
de gauche, Onfray le révère : « j’ai tout lu de ses livres, et de ses articles et
tout aimé » . Puis vient le Fils, Jean Grenier, l’auteur de l’Essai sur l’esprit
49

d’orthodoxie. Il est, nous apprend Onfray, l’un des « deux maîtres ouvrages
pour une gauche antitotalitaire, donc pour une gauche libertaire » avec 50

L’Homme révolté, bien sûr. Enfin, il y a le Saint-Esprit, Camus, sur lequel


Onfray ne tarit pas d’éloges au point de déclarer qu’il ne s’est jamais trompé 51

(comme si la chose était possible). Camus doit dans cette optique être
réhabilité contre Sartre, ce philosophe manichéen « idéal pour les adolescents
» réponse subtile, sans doute, à l’accusation, par ailleurs injuste, portée
52

contre Camus d’être un philosophe pour classe terminale. L’Ordre libertaire


lui rend un vibrant hommage, mais quelque peu manichéen, lui aussi…
Reste à poser la question qui fâche. En quoi les pensées, mêmes additionnées,
de Palante, Grenier et Camus ont-elles produit un changement politique
majeur ? Onfray le dit lui-même : la construction de la pensée individualiste
de Palante pose des problèmes « méthodologiques » . Autrement dit, c’est
53

fouillis et sans cohérence. Grenier, quant à lui, est décrit comme un «


traducteur de Sextus Empiricus, un maître du doute antique, un être inquiet,
incertain » . C’est-à-dire que Grenier, le mentor de Camus, est un sceptique,
54

nous dit Onfray dans L’Ordre libertaire. Il oublie également de rappeler que
c’est un penseur catholique.
Alors, dans quelle mesure et pourquoi est-il nécessaire de substituer ces
auteurs confus, dont la pensée n’a rien donné de politiquement constructif à
des auteurs comme Proudhon, Bakounine et Kropotkine ? Si l’on prend le
temps d’étudier terme à terme la pensée de ces six auteurs-là, on s’aperçoit
immédiatement qu’il y a d’un côté des moralistes, et de l’autre des politiques.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Camus a préfacé une édition des Maximes
de Chamfort. Camus se sentait plus moraliste que philosophe. Contrairement
à Onfray, il savait, lui, qu’il n’était pas, stricto sensu, un philosophe.
Dès lors il nous semble que tout le projet de substitution d’Onfray est
infondé. Sa trinité Palante, Grenier, Camus est une trinité morale, qui ne
saurait servir de support à l’action politique. Ce n’est donc pas parce qu’on
appartiendrait à une « Église anarchiste », qu’il faut se réclamer de Proudhon,
Bakounine et Kropotkine, mais parce que cela constitue la seule voie
théorique possible pour penser ce qu’Onfray, l’anarchiste postmoderne,
déconstructeur, se refuse à penser un « devenir collectif révolutionnaire ».
Rappelons de ce point de vue que la synthèse de la pensée révolutionnaire de
ces trois auteurs libertaires du XIXe et du début du XXe siècle a permis la
réalisation de ce genre de révolution en Espagne, en 1936. Il a fallu une
armée putschiste plus deux armées étrangères, allemande et italienne, pour
venir à bout du peuple espagnol en armes, sans compter la trahison réelle,
mais jamais avouée de l’URSS de Staline et du gouvernement français dit de
« Front populaire »… La Révolution espagnole, parcourue de haut en bas par
les conceptions anarchistes, aurait bien pu l’emporter si le pays n’était pas
devenu un champ de bataille international et un terrain de jeux pour grandes
puissances hostiles ou faussement amicales.
La Révolution espagnole, une révolution oubliée
L’absence de tout récit politique relatif à la Révolution espagnole de 1936-
1939 est le signe patent, la preuve indiscutable, de ce que la pensée du dandy
anarchiste ne constitue qu’une pose doublée d’une imposture pseudo-
libertaire. Les anarchistes espagnols, à travers la CNT et le million et demi
d’hommes qui la composaient, y ont joué un rôle déterminant, dès le début de
la tentative de coup d’État survenue en juillet 1936, et jusqu’aux derniers
mois de la république espagnole. Pourtant dans l’œuvre de notre auteur par
ailleurs si prolixe, on ne compte sur ce sujet que quelques pages, jetées ça et
là, comme un passage obligé. En citant Espagne libertaire 36-39 de Gaston
Leval et en donnant ce récit pour modèle de l’ordre libertaire55, Onfray insiste
surtout sur l’aventure économique et sociale de la Révolution espagnole, celle
des collectivités autogérées de Catalogne, d’Aragon et du Levant.
Mais à aucun moment il ne parle véritablement de l’histoire politique et
militaire de la Révolution, de cette histoire écrite en lettres de feu et de sang.
En tout cas, pas de trace, dans son œuvre, de biographie existentielle des
grands acteurs de cette révolution libertaire héroïque, pas de récit, même
minime, du moindre petit événement, pas de tableau de groupe à la Sainte-
Beuve des anarcho-syndicalistes de la Confédération Nationale du Travail.
Rien, le grand silence.
C’est un silence qui parle. Quand on a comme Onfray la manie postmoderne
de la narration, de la réécriture, quand on sait, comme lui, faire revivre une
époque, on ne devrait pas se priver du plaisir de produire le récit des hauts
faits libertaires de la Révolution espagnole. Durruti, Ascaso, Oliver, le
groupe Los Solidarios et le groupe Nosotros, les insurrections ratées de
janvier 1932 et de janvier 1933, la répression dans les Asturies en octobre
1934, les anarchistes qui se lancent à l’attaque des casernes militaires au
lendemain du pronunciamiento militaire de juillet 1936, les colonnes qui se
créent pour aller au front, la participation anarchiste au gouvernement de
front républicain en novembre 1936, la guerre fratricide entre communistes
autoritaires et communistes libertaires, le bombardement de Guernica par
l’aviation allemande en avril 1937, la non-présence des libertaires dans le
premier gouvernement Negrin et leur retour dans ce même gouvernement en
1938, la prise de Teruel par les troupes républicaines, la chute de Barcelone
en janvier et de Madrid en mars 1939…
N’y a-t-il pas là des événements et des personnages qui méritent que l’on s’y
arrête ? Des ouvrages politiques exceptionnels ont été écrits sur cette période
pour la comprendre, de manière critique et non hagiographique. Les
Anarchistes espagnols et le pouvoir 1869-1969 de César M. Lorenzo, Le Bref
Été de l’anarchie de Hans Magnus Enzensberger, La Colonne de fer d’Abel
Paz, ou Ceux de Barcelone de H.E. Kaminsky comptent certainement parmi
les textes plus pénétrants sur ce qui constitue une véritable épopée anarchiste,
avec ses victoires, ses défaites et ses combats tragiques.
Mais dans l’œuvre d’Onfray, composée – il aime tellement le répéter – de
plus de cinquante ouvrages, que trouve-t-on à ce sujet ? L’équivalent de huit
pages56 dans L’Ordre libertaire, une misère, dans un livre qui en compte plus
de cinq cent cinquante. Et encore, le gastrosophe y consent uniquement parce
que Camus fut un soutien sans faille des révolutionnaires espagnols en exil.
Le mandarin de la déconstruction pousse même l’audace jusqu’à considérer
que ce soutien de Camus aux exilés n’est pas une preuve suffisante de son
appartenance anarchiste : « Quelques brochures anarchistes militantes font
57

de Camus un compagnon de route des libertaires mais l’argument reste en


surface (…) Il a soutenu sans coup férir la CNT, le syndicat espagnol et il a
manifesté publiquement des dizaines de fois sa solidarité avec les
républicains espagnols » . En effet, on l’aura compris – c’est toute la thèse de
58

L’Ordre libertaire –, si Camus est anarchiste, c’est parce qu’il est un


nietzschéen de gauche !…
Ce silence sur l’histoire politique et militaire ne doit cependant pas
surprendre. Il s’inscrit logiquement dans la cohérence d’une conception
postanarchiste, révisionniste, individualiste, non-violente, confuse et
antirévolutionnaire. Comme nous l’avons montré dans La Révolution
libertaire, la Révolution espagnole s’est faite sur la base de la synthèse entre
le mutualisme de Proudhon, le collectivisme de Bakounine et l’anarcho-
communisme de Kropotkine. Or, tout le travail du révisionnisme
postanarchiste consiste à effacer la dimension de cohérence théorique et
pratique de ces trois auteurs, pour les remplacer par de pseudo-généalogies
anarcho-individualistes et pacifistes.
Il est normal, dans ces conditions, de se contenter d’un service minimum sur
la seule expérience historique qui permette de juger de la validité et de la
faisabilité des conceptions proudhoniennes, bakouniniennes et
kropotkiniennes. Faire le contraire en parlant de la guerre civile espagnole, du
point de vue de son histoire politique, nierait la pertinence des fausses
généalogies individualistes présentées dans La Pensée de midi, et obligerait à
réintroduire la référence à la violence politique qui parcourt toute l’œuvre de
Bakounine et de Kropotkine. Or Onfray considère cette violence comme
inacceptable. Il la condamne sans appel dans L’Ordre libertaire comme
produit d’un nihilisme venu de la pensée dialectique, donc négative, de Hegel
jusqu’à l’ « ogre russe ». Hegel, père des théories justificatrices de la violence
dans l’histoire – à travers la dialectique du maître et de l’esclave –, c’est
59

l’une des thèses exposées dans L’Ordre libertaire.


Mais il y a plus. Le silence d’Onfray sur la violence de la guerre civile
espagnole n’est pas seulement le fait d’une volonté de faire silence au nom de
la morale. C’est aussi l’indice d’une hésitation, peut-être d’un remords, en
tout cas d’un malaise très profond. On se souvient que les grandes maximes
morales et politiques de Camus constituent un héritage de son père, Lucien
Camus, que le spectacle d’une exécution capitale avait bouleversé : « un
homme ça s’empêche » , et aussi « mort à toute peine de mort » . Or nous
60 61

savons à quel point le mandarin médiatique est camusien.


Notre hypothèse est donc que dans le cas de la guerre d’Espagne, Onfray
s’empêche. Il s’empêche de déverser toute la bile qu’il devrait naturellement
rejeter sur des hommes et des femmes qui se sont courageusement battus
contre le fascisme et qui pour cela ont dû se salir les mains. Car, dans sa
perspective postmoderne, il ne pourrait que les condamner comme des
buveurs de sang. En effet, ni Ascaso, ni Durruti, ni Garcia Oliver n’étaient
des enfants de chœur, des non-violents.
De ces hommes on ne peut dire qu’ils étaient purs, sans défaut, sans tache,
qu’ils n’ont tué personne. Qu’est-ce qu’un penseur antirévolutionnaire qui
réécrit l’histoire en présentant de façon manichéenne Saint-Just, Marat et
Robespierre pourrait donc bien dire d’Ascaso, de Durruti et d’Oliver si ce
n’est d’affirmer qu’il s’agit, là encore de figures noires de la Révolution ?
L’histoire du groupe Los Solidarios ou de la Colonne Durruti est écrite en
lettres de sang. C’est un fait historique indéniable.
Onfray le sait. Comme il sait que, s’il parlait de ces hommes et de toutes
celles et ceux qui ont combattu à leur côté, il devrait les décrire – c’est la
logique de sa pensée révisionniste – comme des anarchistes crépusculaires,
habités par la pulsion de mort, inversion qui serait d’autant plus scandaleuse
que le slogan « Viva la muerte ! » était crié par les fascistes.
Alors, comme il sait aussi, au fond de lui, que ce ne serait qu’un ignoble
mensonge et qu’au contraire ces hommes, loin d’être des buveurs de sang,
étaient des humanistes – mais des humanistes armés, pour faire face aux
fusils des fascistes – Onfray se tait. Il se tait, et, en même temps, il avoue. Il
avoue que son mode de pensée postmoderne est vide de sens, en complète
contradiction avec les faits historiques qu’il prétend décrire. Il avoue que sa
bipartition entre les bons révolutionnaires et les mauvais, ceux qui aiment la
vie et ceux qui la haïssent, les non-violents et les violents, n’est qu’une vue
de l’esprit, qu’elle n’a jamais permis d’opérer des distinctions adéquates pour
évaluer les intentions et les motivations des uns ou des autres. « Dionysos et
le Crucifié », on ne fait pas mieux pour détruire toute compréhension de
l’histoire ! Il avoue aussi que son anarchisme n’est que de façade, que le
postanarchisme expliqué à sa grand-mère n’est propre à effrayer que des
bourgeois transis de peur à la vue de quelques mots jetés hâtivement sur une
feuille de papier.
Il avoue également que, si demain il y avait un problème politique grave en
France et que l’on voyait renaître, comme de ses cendres, l’hydre du fascisme
armé, on ne pourrait pas compter sur lui. Il hurlerait contre les hommes
capables de prendre les armes pour résister, parce qu’« un homme ça
s’empêche ».
Il les vilipenderait comme des adorateurs de la pulsion de mort. Il les
maudirait comme l’expression des nouveaux prêtres ascétiques. Son terrible
silence sur la violence de l’anarcho-syndicalisme espagnol hurle la faillite de
toute sa pensée, l’échec total de son imposture postanarchiste. Lui qui
voudrait tant être solaire, lumineux, est hanté par les ombres silencieuses de
ces combattants antifascistes qui s’étaient, eux, engagés dans une vraie
résistance, mais qui furent, surtout, tellement plus lumineux que sa petite
personne.
Camus annexé post mortem
Si le post-anarchiste est peu disert sur la question de la violence de la
Révolution espagnole, il est en revanche logorrhéique sur l’une des figures
intellectuelles les plus importantes de l’immédiat après-guerre et des années
cinquante, Albert Camus. Son ouvrage L’Ordre libertaire confine même à
une sorte d’assomption christique. Camus y apparaît baigné de lumière
dionysiaque, le front ceint des épines de la souffrance humaine, portant sur
ses épaules la croix des douleurs politiques de son siècle : celle des camps de
la mort nazis, du goulag et de la guerre d’Algérie.
L’ouvrage n’est d’ailleurs pas totalement inintéressant car il rétablit un
certain nombre de vérités que des commentaires peu engagés tendaient à faire
oublier. Il fait réapparaître au premier plan la pensée et l’engagement
libertaires de Camus, généralement masqués par le soutien à la politique de
Mendès-France ou par quelques articles favorables au réformisme social-
démocrate. Il rappelle le courage de l’auteur de La Peste pendant la Seconde
Guerre mondiale, son activité de résistant à Combat. Enfin, il rétablit la vérité
sur la position politique de Camus pendant la guerre d’Algérie, qui n’est pas
– contrairement à ce qu’on a voulu faire croire pour le salir – celle d’un petit
pied-noir raciste pro-colonialiste, aveuglé par l’amour pour sa terre
algérienne et sa mère.
Sa position est bien plutôt celle d’un humaniste qui cherche un point de
conciliation entre deux camps en guerre, celui de l’indépendantisme algérien
et celui de l’Algérie française. Peut-être, du reste, cette position politique
n’était-elle pas tenable dans cette période, car trop confuse, insuffisamment
tranchée. Néanmoins, il ne faut pas la ramener à celle d’une pensée coloniale,
de même qu’il ne faut pas qualifier Camus de « philosophe pour classe
terminale », comme a cru bon de le faire, en son temps, Jean-Jacques
Brochier.
Mais, à côté de ce bel effort pour rétablir la vérité, tout est gâché par
l’affirmation obsédante et récurrente dans ce livre selon laquelle Camus était
porteur d’une vision dionysiaque au sens nietzschéen. Camus, sous la plume
d’Onfray, devient un « philosophe hédoniste » , un « plotinien de
62

l’immanence, nietzschéen doué pour le sacré païen, hédoniste de la mer et du


soleil, jouisseur de la vie » , porteur d’un « socialisme dionysien,
63

méditerranéen, solaire, empirique » . Camus-Dionysos, Camus solaire. Cette


64

thèse, toutes ses biographie le montrent, est totalement fausse.


65

Il s’agit encore une fois d’un essai de mythologie postmoderne


déconstructiviste, de délire de la pensée par figures. La philosophie de
Camus, a toujours été : « Les hommes meurent et ils sont malheureux »
C‘est une phrase que Camus met dans la bouche de son personnage, Caligula,
et qu’il présente comme le thème principal de sa pièce dans l'édition
américaine du Théâtre en 1957 : « Caligula, prince relativement aimable
jusque-là, s'aperçoit à la mort de Drusilla, sa sœur et sa maîtresse, que « les
hommes meurent et [...] ne sont pas heureux ». Dès lors, faire de Camus un
hédoniste est un pur et simple contresens.
Car si Camus est un soleil, c’est au sens du « soleil noir de la mélancolie » de
Gérard de Nerval, mais en aucun cas au sens du beau et chaud soleil de la
Méditerranée, de la terre lumineuse de l’Algérie de son enfance. Camus, tout
au long de son existence, est marqué par la solitude, la souffrance, une
tristesse insondables. La lecture de ses Carnets suffit à le prouver. Onfray est
d’ailleurs obligé, de temps en temps, de le rappeler : « l’année 1936, Camus
parle de désespoir, de fatigue, de lassitude, de tristesse, de lutte contre son
corps, de maladie, de souffrance, de solitude, d’envie de larmes. En
1937 : « L’enfer, c’est la vie avec ce corps » , plus loin Onfray ajoute :
66

« [dans les Carnets] les notes abondent sur la maladie, la souffrance, la


solitude, le désespoir, la fatigue, la tristesse, l’envie de suicide » .
67

Solitude et mélancolie d’un fils dont le père est mort à la guerre de 14,
solitude d’un enfant demeuré auprès d’une mère mutique, solitude d’un jeune
lycéen pauvre chez les bourgeois, solitude d’un malade profondément
diminué par la tuberculose, solitude d’un réformé pour cause de maladie
grave, solitude d’un militant contraint de quitter le Parti communiste algérien,
solitude d’un résistant dans une France où la Résistance n’est pas un
phénomène de masse, solitude d’un opposant aux camps de concentration
soviétiques quand d’autres intellectuels préfèrent fermer les yeux, solitude
encore après la rupture avec son ami Sartre, solitude aussi dans sa position de
conciliation pendant la guerre de libération de l’Algérie, solitude toujours
dans son admiration pour Nietzsche, le philosophe solitaire.
C’est pour cela d’ailleurs que Camus aimait l’ambiance collective des troupes
de théâtre. Cela lui permettait de rompre avec ce sentiment intérieur de
solitude qui le dévorait. Ce n’est pas parce que le théâtre est d’essence solaire
ou dionysienne que Camus l’aimait, c’est parce qu’il est un art collectif, un
art du groupe.
Il n’y a qu’Onfray pour considérer que des œuvres comme L’Etranger, La
Peste ou La Chute sont solaires, dionysiennes, faites d’ivresse et de joie. Il
est bien le seul à affirmer que Le Mythe de Sisyphe est l’œuvre d’un
philosophe hédoniste mu par la volonté de jouissance, accomplissement
d’une hypothétique volonté de puissance nietzschéenne. Personne n’a jamais
vu dans L’Homme révolté un hymne à la vie ni au soleil de la Méditerranée.
Seuls Onfray et les théoriciens postmodernes de la déconstruction, désireux
de se faire mousser en enchaînant les paradoxes, se risquent à énoncer de
telles contre-vérités. Il s’agit encore d’un de ces renversements nietzschéens
de perspective qui conduisent à dire que le vrai est faux et inversement.
On retrouve, à ce niveau d’analyse, le même talent pour le contresens que
celui que nous avions déjà pu observer dans l’interprétation de Spinoza. Sauf
que cette fois la révision a un objet plus politique.
Il s’agit d’utiliser à fond l’art du contraste et du clair-obscur en vue de relire
toute l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle. C’est dans ce but
qu’Onfray oppose « socialisme apollinien et socialisme dionysien, socialisme
européen et socialisme méditerranéen, socialisme de Paris et socialisme de
Tipasa, socialisme de l’idéal ascétique et socialisme hédoniste, socialisme
césarien et socialisme libertaire, socialisme nocturne et socialisme solaire
(…) socialisme de Sartre et socialisme de Camus » . Pour que Sartre soit
68

crépusculaire, il faut que Camus soit solaire, pour que l’un incarne Thanatos,
il faut que l’autre incarne Eros, pour que le premier soit synonyme de mort, il
faut que l’autre symbolise la vie.
Dès lors, dans l’esprit d’Onfray, Camus ne peut pas être un homme dépressif,
hanté par l’idée de la mort, la solitude, le désespoir – ce qu’il était vraiment et
dont toute son œuvre témoigne – car sinon, on l’a compris, toute la
perspective serait inversée. C’est Sartre qui deviendrait un gauchiste
lumineux, un marxiste-existentialiste, hétérodoxe et solaire, un théoricien de
la spontanéité révolutionnaire etc… Souvenons-nous de Sainte-Beuve : le
groupe a toujours son anti-groupe. Bien sûr, tout cela est totalement fumeux.
Sartre n’est pas plus crépusculaire que Camus n’est solaire ou inversement.
Camus est simplement annexé par le nietzschéen de gauche, le dandy
postanarchiste, le théoricien mythologique d’une nouvelle gauche libertaire
qui veut à tout prix réécrire une histoire manichéenne du socialisme pour
fonder son utopie libertaire-dionysiaque.
Un intellectuel anti-anarchiste
Onfray n’est pas un anarchiste, mais un anti-anarchiste. Ses relectures
fautives, qui ne sont motivées que par la volonté de faire sensation, font
songer aux vers de Brassens : « Faux Aubusson, fausses armures, faux
tableaux de maîtres aux murs » . En se positionnant dans le camp de la
69

pensée postmoderne, en proposant de détruire la pensée anarchiste de


l’intérieur, en substituant à une théorie anarchiste constituée – et encore
capable de s’affiner – une série de trinités libertaires inconsistantes, en se
réclamant de positions politiques impossibles, contradictoires, comme le
capitalisme libertaire, le sionisme pro-palestinien ou en condamnant dans
l’absolu le sabotage, il participe d’une entreprise de confusionnisme
idéologique généralisé qui brouille toutes les cartes.
Si les anarchistes devenaient capitalistes, militaristes, nationalistes et
antirationalistes, alors l’anarchisme n’existerait plus. Il deviendrait une
simple figure auto-contradictoire de la pensée, une théorie à laquelle on
pourrait tout faire dire et avaler. Il ne manquerait plus d’ailleurs que le
postanarchiste nous dise son accord avec telle ou telle intervention militaire
française en opération extérieure – ce qu’il n’a pas encore osé faire, à notre
connaissance – pour que la boucle soit bouclée. Alors l’anarchisme serait
vraiment totalement déconstruit, décrédibilisé, atomisé.
DEUXIÈME PARTIE

Vers le Suranarchisme

« La nouvelle sensibilité et la nouvelle conscience, à qui il revient de


concevoir et de guider cette reconstruction, ont besoin d’un nouveau langage
pour pouvoir définir et communiquer les nouvelles « valeurs » ». Herbert
Marcuse, Vers la libération
CONSTRUIRE LE
SURANARCHISME
THÉORIQUE

« Quelle idée nouvelle peut-on mettre au compte de la pensée anarchiste


depuis un siècle ? Les gardiens du temple libertaire seraient bien en peine de
répondre à cette question ». Michel Onfray, L’Ordre libertaire.

Un quintuple remède théorique


Il y a dans la philosophie matérialiste d’Épicure une notion philosophique
originale : le tetrapharmakon, ou quadruple remède. Celui-ci consiste en
quatre maximes que le philosophe enseigne pour se soigner des différents
maux susceptibles d’affliger l’existence : « premièrement : les dieux ne sont
pas à redouter ; deuxièmement : la mort n’est pas à craindre ; troisièmement :
la souffrance est supportable ; quatrièmement : le bonheur est possible » . 1

Dans la même perspective, mais, cette fois-ci pour nous guérir de la pensée
postanarchiste d’Onfray, ce gros rhume de la déconstruction postmoderne,
nous proposons également un quadruple remède, augmenté d’un cinquième.
L’ensemble est concocté, comme tous les bons médicaments, à partir des
meilleurs ingrédients de la philosophie anarchiste : le naturalisme matérialiste
de Kropotkine, la théorie du surrationalisme de Bachelard , la théorie des
2

groupes d’événements de Russell, la théorie contemporaine de l’auto-


organisation et la métaphysique réaliste de Proudhon. Le premier nous
enseigne à ne pas redouter la science, le deuxième nous apprend que le
rationalisme est plus complexe que les déconstructeurs postmodernes ne le
croient, le troisième nous explique que les substances simples n’existent pas,
le quatrième nous convie à avoir confiance dans les principes d’auto-
organisation matérielle – l’auto-organisation s’observant aussi bien dans le
domaine des sciences naturelles que dans celui des sciences sociales – et le
cinquième conclut que la réalité est toujours collective.
L’ensemble constitue les bases du suranarchisme théorique compris comme
réponse constructive au postanarchisme destructeur d’Onfray, mais aussi
comme une tentative de relever le défi qu’il lance lorsqu’il affirme que,
depuis un siècle, la pensée anarchiste n’a plus rien produit. Le suranarchisme
se présente comme l’exact contre-pied de la théorie non-scientifique,
éclectique, individualiste, et anticollective de notre gastrosophe repu
d’honneurs et de considération. Bien sûr l’application d’un tel remède
demande un effort théorique. Il est moins facile d’emprunter un chemin
philosophique fondé sur une discussion avec les sciences que d’enfiler des
détails biographiques salaces. Quand on voit le travail de démolition de la
philosophie de l’anarchisme révolutionnaire qu’a entamé Onfray depuis des
années, on se dit qu’il faut réagir, ou au moins proposer une autre voie que le
n’importe quoi nietzschéen. La tâche est ardue. Elle requiert de revenir aux
sources théoriques et aux écrits des grands révolutionnaires anarchistes. Elle
impose aussi des innovations et des apports extérieurs. Mais la sagesse
populaire ne dit-elle pas : aux grands maux, les grands remèdes ?
L’héritage de Kropotkine
« Ne pas craindre la science. » Le premier remède repose sur la pensée de
Kropotkine, l’un des grands absents des conceptions pseudo-libertaires
d’Onfray. La philosophie de Kropotkine présente, en effet, le double
avantage de s’inscrire dans le cadre de la philosophie rationnelle et
scientifique héritée des Lumières, mais aussi dans la perspective de la
synthèse « communiste libertaire » ou « anarcho-communiste » si 3

déterminante pour les révolutionnaires espagnols de 1936. Cette synthèse a


été exprimée avec la plus grande précision dans un ouvrage insuffisamment
lu de ce grand auteur, La Science moderne et l’anarchie. Kropotkine y
réintroduit la théorie anarchiste dans le cadre, notamment, des grandes
révolutions scientifiques opérées tout au long du XIXe siècle. Si l’on veut
renouveler le corpus théorique anarchiste afin de constituer une nouvelle
« philosophie synthétique » , il faut s’inscrire dans cette démarche de
4

réflexion sur les révolutions qui ont continué de s’opérer dans les sciences au
XXe siècle. Ce n’est pas dans la littérature, dans la méthodologie
biographique de Sainte-Beuve ni dans les pseudo-critiques déconstructivistes
de la raison, dans la lignée de Derrida, que se trouve le levier théorique pour
un véritable renouveau conceptuel, mais dans les progrès immenses opérés
par les sciences, notamment les sciences de la nature, auxquelles Kropotkine
était si attaché.
C’est là, au cœur de l’analyse de la matière, que les grandes avancées de la
connaissance s’opèrent. L’anarchisme contemporain doit être capable de les
intégrer, ou, tout au moins, d’en intégrer la dynamique rationnelle, la
nouvelle discursivité. Ce à quoi il nous faut revenir donc, comme à la
véritable pierre de touche à partir de laquelle une nouvelle philosophie de
l’anarchisme est possible, c’est à la dure école du rationalisme, à son
exigence de pensée rigoureuse comme promesse de clarification des
problèmes nouveaux et complexes qui caractérisent le monde contemporain.
Le remède suranarchiste s’inscrit donc dans la perspective du programme de
Kropotkine exposé dans La Science moderne et l’anarchie : « L’anarchie est
une conception de l’univers, basée sur une interprétation mécanique des
phénomènes, qui embrasse toute la nature, y compris la vie des sociétés. Sa
méthode est celle des sciences naturelles, et par cette méthode toute
conclusion scientifique doit être vérifiée. Sa tendance est de fonder une
philosophie synthétique » . Ce programme mérite d’être commenté pour être
5

bien compris. Par « conception de l’univers » et « philosophie synthétique »,


Kropotkine insiste sur l’idée que la pensée anarchiste est une vision
d’ensemble du monde, une pensée globale, qui cherche à prendre en
considération tous les éléments du réel.
Elle ne marche pas que sur une seule jambe. Elle tente d’allier les
connaissances et les progrès opérés dans les sciences de la nature avec ceux
qui appartiennent aux domaines politiques et sociaux. En ce sens la
philosophie anarchiste est une grande représentation, au sens rationnel et
antipostmoderne du terme. Elle tend à donner une compréhension globale,
générale, cohérente du monde pour que l’individu sache où se trouve
exactement sa place et quelle est sa marge d’action possible s’il veut le
transformer. La référence à l’interprétation scientifique des phénomènes
naturels dans leur ensemble – les sociétés humaines étant un des éléments de
cette réalité matérielle – est significative d’une intégration de la pensée
anarchiste dans le cadre d’une explication matérialiste.
Ce matérialisme est celui des sciences, et non un illusoire « matérialisme
dionysiaque » à la Onfray, qui relève purement et simplement de la fable.
6

Une fable dangereuse pour l’action, parce qu’elle brouille, à la manière des
vieilles mythologies et des religions, la vision que l’on peut raisonnablement
se faire du monde. Qu’Onfray, qui se croit si anticlérical, soit en dernière
analyse le fourrier d’une approche crypto-religieuse n’est pas le fait le moins
cocasse dans la construction de cette inutile vulgate postmoderne dont il se
veut le nouveau prophète. Car ce qu’il s’agit de découvrir, ce sur quoi il faut
s’appuyer, c’est sur l’analyse des structures du monde matériel entendu en
son sens physique et social et non sur des « figures » mythologiques.
Enfin, Kropotkine emploie les termes de « conclusions vérifiées », c’est-à-
dire qu’il insiste sur la nécessité pour la pensée anarchiste de procéder à des
vérifications empiriques pour tester la validité de ses concepts. Un peu
comme le feront plus tard Carnap et les théoriciens du Cercle de Vienne,
7

Kropotkine introduit ainsi une exigence de rigueur méthodologique dans le


discours, afin d’éviter les délires métaphysiques et autres fulgurances
chamaniques dont sont si friands nos intellectuels postmodernes. En
s’inscrivant dans la perspective du programme de Kropotkine, le
suranarchisme entend donc définir un cadre de pensée matérialiste, rationnel,
corroborable, qui puisse être utile à l’action militante. Il ne veut en aucun cas
être un système idéaliste de plus, une de ces affabulations confuses dont
l’idéologie dominante se nourrit pour inhiber toute forme d’action radicale.
La référence à Kropotkine ne nous enferme cependant pas dans un
positivisme étroit ni dans un scientisme de mauvais aloi. Il ne s’agit pas de
diviniser la science, mais d’avoir avec elle un rapport critique de type
constructif. Cela a d’ailleurs toujours été l’attitude de Kropotkine lui-même,
qui a construit sa théorie de l’entraide à l’intérieur d’une même espèce
comme contre-pied aux interprétations darwiniennes de la vie biologique et
sociale, présentée comme un mode exclusivement concurrentiel à très peu de
choses près.
Alors que des philosophes comme Herbert Spencer, par exemple,
considéraient – dans le cadre de leur évolutionnisme réactionnaire et victorien
– que la lutte pour l’existence était un phénomène universel qui justifiait le
colonialisme et l’élimination des plus pauvres, Kropotkine, dans L’Entraide,
un facteur de l’évolution (1902) a démontré que les exemples d’aide mutuelle
et de coopération étaient si nombreux qu’ils supposaient une tendance
générale à la survie des espèces les plus solidaires, battant ainsi en brèche les
analyses des darwiniens sociaux. Les remarques épistémologiques de
Kropotkine sur la science frappent d’ailleurs par leur grande modernité, et
leur ouverture d’esprit. Kropotkine sait que la science progresse par une série
« d’approximations successives » toujours plus précises, ou encore qu’une
8

loi n’est valide que dans des conditions empiriques données – la modification
9

significative des conditions pouvant impliquer l’invalidité de la loi, etc.


Il n’y a pas là la moindre trace de déification de la science. Le suranarchisme
doit se nourrir de cet héritage kropotkinien d’une pensée scientifique anti-
autoritaire. La science, pour un libertaire, n’est ni une nouvelle religion, ni un
nouveau dogme, ni un absolu. Elle fournit des contenus de pensée sur
lesquels il convient de s’appuyer, de réfléchir pour faire progresser la théorie
libertaire, et ce dans tous les domaines. La vieille injonction de Platon, qui
surplombait l’entrée de son école : « que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre »,
ne sera donc pas remplacé par « que nul n’entre ici, s’il n’est physicien »,
mais par cet autre, d’inspiration épicurienne : « que tous entrent ici », et
« qu’ils profitent tous des formidables progrès opérés par les sciences dans la
connaissance de la nature et des sociétés ».
L’héritage de Bachelard
« Ne pas redouter la raison. » Le deuxième remède proposé comme pilier du
pentapharmakon suranarchiste, c’est Bachelard, théoricien d’un matérialisme
rationnel et d’une conception originale de la dialectique à l’œuvre dans les
sciences. Bachelard pose les bases du suranarchisme théorique dans la
mesure où il fournit à la fois un médicament contre deux écueils opposés : la
théorie d’une raison pure, absolument identique à elle-même à travers les
âges, et la destruction postmoderne de la raison.
Avec son surrationalisme il nous permet d’intégrer l’évolution des sciences
physiques sans faire exploser le cadre du rationalisme. Il dessine les contours
d’une raison complémentaire, intégrative, ouverte, et non d’une raison
divisée, éclatée, en proie aux tourments du non-sens. L’apparition de la
dualité onde-corpuscule pour la description des microparticules, la naissance
des géométries non-euclidiennes et des physiques post-newtoniennes ont
apporté la preuve que le savoir, le processus même de la connaissance était
traversé par un mouvement continu de négation de ses propres postulats par
une successions de conjectures et réfutations radicales. La vieille idée de
l’architectonique kantienne de la raison pure a vécu .10
La philosophie surrationaliste repose donc sur une raison ouverte, toujours en
mouvement et toujours susceptible de se nier pour progresser. Le
suranarchisme doit être capable d’intégrer cette conception ouverte et critique
de la rationalité. Il doit toujours lui aussi être en mouvement du point de vue
rationnel et ne pas demeurer dans des conceptions figées. Cependant, la
dialectisation de la connaissance ne signifie aucunement au sens de la
déconstruction postmoderne que tout est dans tout, que tout est conciliable
avec tout, ou que tout est paradoxal : « la philosophie du non qui ne vise qu’à
des systèmes juxtaposés, qu’à des systèmes qui se mettent sur un point précis
en rapport de complémentarité, a soin d’abord de ne jamais nier deux choses
à la fois. Elle n’a nulle confiance en la cohérence de deux négations. La
philosophie du non ne souscrirait donc pas à l’opinion, en somme naïve, de
Novalis [selon laquelle] « Qui peut créer une science, doit pouvoir créer une
non-science. Qui peut rendre une chose compréhensible doit aussi pouvoir la
rendre incompréhensible. Le maître doit pouvoir produire de la science et de
l’ignorance » .
11

C’est dans une recherche de points de complémentarité précis et


rationnellement justifiés que repose une authentique théorie surrationaliste au
sens de Bachelard et suranarchiste, et non sur un fourre-tout, un bric-à-brac
de notions contradictoires, d’oxymores et autres fulgurances paradoxales à la
manière nietzschéenne. Si le suranarchisme est un surrationalisme, c’est
donc au sens de la visée synthétique mais non confuse de Bachelard et de
Kropotkine. Il ne cherchera ni à concilier les inconciliables, ni à unifier des
éléments totalement disparates à la manière du postanarchisme. Le
suranarchisme ne pratique pas l’amalgame, ni ne se drape dans la
contradiction. Son objectif est plutôt de rechercher les points de jonction
rationnels qui peuvent faire progresser la théorie sur une base claire. Il
suppose donc une théorie de la différenciation.
Mais le surrationalisme de Bachelard n’est pas uniquement un rationalisme
synthétique susceptible de nourrir la philosophie synthétique nouvelle que
nous cherchons. Il est aussi un matérialisme rationnel, c’est-à-dire un
matérialisme capable d’intégrer la complexité de la description mathématique
de la matière. Le matérialisme mécaniste ou cinétique de Kropotkine ne
pouvant être conservé tel quel, il doit être complété par l’intégration du très
haut niveau de complexité induit par l’outil mathématique dans la physique
théorique contemporaine. Car les méthodes scientifiques ont beaucoup évolué
dans les sciences naturelles.
Alors qu’à l’époque de Kropotkine on pouvait encore considérer que l’on
partait de l’étude empirique de la nature (mouvement inductif) pour parvenir
à une hypothèse et faire retour vers l’expérimentation concrète (mouvement
déductif), on est aujourd’hui dans une situation où des myriades de modèles
mathématiques abstraits sont préalablement conçus à l’expérience
(mouvement hypothético-déductif), puis confrontés à l’expérience pour voir
si le modèle correspond au réel (opération de vérification) .
12

En physique théorique, le schéma s’est complètement inversé par rapport à


l’ancienne méthodologie décrite par les empiristes anglais (Bacon, Locke,
Mill, Whewell). La créativité mathématique prime sur l’habileté technique de
l’observation, même si cette dernière demeure incontournable. Un modèle
mathématique de description d’un champ, d’une particule élémentaire, est
élaboré, puis testé dans des accélérateurs de particules extrêmement puissants
pour vérifier si cette description correspond à un état de fait. L’objet
physique, l’atome, a ainsi été désubstantialisé, du fait du très haut degré
d’abstraction mathématique nécessaire pour le représenter.
Il n’y a plus de substances simples, mais des réalités complexes des
ensembles matière-énergie, des dualités ondes-corpuscules. Les corps simples
de Descartes ont disparu pour laisser place à ce que Bachelard appelle des
surobjets : « Par ses dialectiques et ses critiques, le surrationalisme détermine
en quelque manière un surobjet. Le surobjet est le résultat d’une objectivation
critique, d’une objectivité qui ne retient de l’objet que ce qu’elle a critiqué
(…). Tel qu’il apparaît dans la microphysique contemporaine, l’atome est le
type même du surobjet » . L’atome, en effet, n’est plus cette particule
13

indivisible à laquelle songeaient Démocrite et Épicure, c’est un élément


mathématico-physique complexe multimodélisable. Si le suranarchisme est
un remède matérialiste aux délires idéalistes et aux affabulations
spiritualistes, il le sera donc au sens du matérialisme de la complexité de
Bachelard et non, bien entendu, au sens du pseudo-matérialisme
mythologique, dionysien, d’un Nietzsche.
L’héritage de Russell
« Ne pas redouter la complexité de la matière. » Bertrand Russell, avec sa
théorie des groupes d’événements, est le troisième remède de la pensée
suranarchiste. L’approche russellienne, dite atomiste logique permet, en effet,
de compléter le matérialisme rationnel de Bachelard et le naturalisme
matérialiste de Kropotkine en mettant en évidence la structure multiple,
plurielle, collective, de la réalité physique. Elle s’intègre d’autant mieux au
nouveau paradigme de la pensée anarchiste que Russell s’est concrètement
engagé au côté des libertaires au début du XXe siècle. Opposant déterminé à
la première guerre mondiale, il a payé son engagement pacifiste de quatre
mois de prison en 1918. Cet engagement l’avait amené à s’intéresser aux
théories fédéralistes, anarcho-syndicalistes et anarchistes, qu’il présente de
manière très pédagogiques dans un ouvrage écrit juste avant son entrée en
prison, Le Monde qui pourrait être.
Il y était logiquement conduit par les conclusions épistémologiques qu’il
tirait de son analyse des progrès de la science physique. Il y a en effet un lien
entre la théorie des groupes d’événements en physique et l’intérêt pour les
théories pluralistes de l’anarchisme : le rejet de la métaphysique des
substances simples au sens aristotélicien ou cartésien et – en conséquence –
le rejet des conceptions de la concentration du pouvoir dans des lieux,
personnes ou substance uniques.
Comme le signale Russell dans L’ABC de la relativité ou L’Analyse de la
matière, on est passé, avec la physique d’Einstein, d’une physique de l’objet
à une physique de l’événement . Les objets étudiés par les sciences de la
14

nature, notamment la physique, ne sont plus des substances simples, au sens


de la substance aristotélicienne, mais des groupes d’événements complexes,
dont, par commodité – ou pour des raisons pédagogiques –, le physicien
donne une image chosiste simple. C’est ainsi que la physique moderne donne
de l’atome une image planétaire avec un noyau composé de protons et de
neutrons et des électrons qui gravitent autour (modèle de Bohr - Rutherford).
Mais cette description n’est pas la seule possible. Il est par exemple tout aussi
légitime de le décrire comme un paquet d’ondes, à la manière de Heisenberg.
La matière, de la plus petite particule aux plus grands amas d’étoiles, est bien
plutôt une collection d’événements complexes, une synthèse de prédicats,
qu’un agrégat d’éléments simples, de substances indivisibles. Le travail du
physicien, à l’aide d’un outillage mathématique de plus en plus complexe,
consiste à procéder à des reconfigurations permanentes de ce donné multiple
qu’est la matière. C’est pourquoi dans le domaine de la recherche des
particules élémentaires, nous voyons les particules se multiplier, sans pour
autant parvenir à une unité véritablement fondamentale.
Dans la perspective russellienne, cela ne pose aucun problème, et semble
plutôt indiquer que l’objet que nous étudions est infiniment plus difficile à
cerner que la science classique n’était prête à le croire, avec ses hypothèses
déterministes simplistes. La métaphysique substantialiste d’Aristote est
aujourd’hui invalidée . Le suranarchisme s’inspire de cette leçon pour se
15

guérir de la maladie nominaliste qui voit partout des substances simples,


individuelles, irréductibles alors que la réalité est de part en part collective. Il
en déduit également, comme Russell, l’idée d’un rejet de toute métaphysique
de la substance unique qui – dans la perspective de Hegel –, permet de
16

justifier l’idée d’un État fort compris comme universel concret, concentration
du pouvoir en une entité unique. Le suranarchisme ne peut s’accorder
qu’avec une conception démocratique, pluraliste, où le pouvoir, enfin rendu
au peuple dont il émane, se trouve partagé à égalité entre tous les membres du
corps social.
Pour approfondir encore l’aspect multiple de la matière fondamentale, la
philosophie du langage de Russell est éclairante.
Dans un article célèbre de 1905, Sur la Signification, le philosophe distingue
les « noms propres » qui renvoient à des subtances déterminées, comme par
exemple « Walter Scott » dans la proposition « Walter Scott est l’auteur de
Waverley » des « descriptions définies », c’est-à-dire des énoncés qui
renvoient à un état de fait complexe, différent des substances simples – « être
l’auteur du roman Waverley », dans notre exemple. Le fait que ces
composants linguistiques n’ont pas le même sens se remarque au fait, comme
le dit Russell avec humour, que « Walter Scott est Walter Scott » est une
tautologie, alors que « Walter Scott est l’auteur du roman Waverley » n’en est
pas une .
17

Si les noms propres renvoient à des substances simples immédiatement


observables et les descriptions définies ou symboles incomplets à des
événements complexes, la question peut être posée en ces termes : existe-t-il
des « noms propres » en physique ? Autrement dit, y a-t-il des éléments
singuliers irréductibles qui composent la matière ? Si l’on y réfléchit
attentivement, il semble que ce ne soit pas le cas. Les quarks, les leptons, les
bosons, les hadrons, sont des descriptions définies, soumises à un devenir
perpétuel plutôt que des substances stables, des noms propres – ce qui ne
signifie pas pour autant que les substances n’ont pas une certaine stabilité , 18

une durabilité relative. Leur multiplicité, aggravée par le fait qu’elles sont en
perpétuelle évolution, les éloigne de l’ancienne conception des substances
simples.
Aussi on peut dire que la physique est une théorie qui use de descriptions
définies et non de noms propres. En elle on ne trouve pas d’individus mais
des réalités mathématiques complexes et mouvantes. En physique théorique,
les objets sont des fictions logiques, des constructions logico-mathématiques
au sens russellien, et non des perceptions immédiates.
La matière n’est cependant pas déréalisée. Elle est simplement beaucoup plus
complexe qu’on ne l’avait cru. La physique moderne a désubstantialisé la
métaphysique des substances simples pour nous faire pénétrer dans l’univers
des états de faits complexes et des éléments composés. C’est en ce sens qu’il
faut comprendre la phrase de Russell : « Il n’est pas nécessaire de supposer
que les électrons, les protons, les neutrons, les mésons, les photons, et le
reste, possèdent cette réalité simple qui appartient aux objets immédiats de
l’expérience. Ils ont au mieux cette sorte de réalité qui appartient à « Londres
». « Londres » est un mot commode, mais on pourrait, sans l’employer, plus
lourdement toutefois, représenter tous les faits que désigne ce mot » .
19

Russell nous apprend que notre connaissance porte sur des collections
d’événements complexes, non sur des agrégats d’entités simples.
L’individualisme et le nominalisme dans les sciences sont des hypothèses
dépassées qui correspondent à une conception floue, simpliste et
insuffisamment dialectisée du réel. Seule une conception plurielle des
groupes d’événements peut permettre d’appréhender adéquatement la
structure du réel, que ce réel soit celui des sciences de la nature ou des
sciences économiques et sociales.
L’auto-organisation, ou le principe de complexité, héritage des grands
matérialistes
Le quatrième remède suranarchiste nous apprend à « ne pas craindre l’auto-
organisation de la matière ». Il y a bien longtemps, en effet, que la
philosophie de la physique, le naturalisme matérialiste, ne se confond plus
avec la représentation cartésienne de l’espace partes extra partes ou de la
simple mécanique des chocs. Elle a dépassé le point de vue statique de ce que
Hegel appelait l’ « entendement mort » pour intégrer l’idée de la complexité
rationnelle du devenir de la matière. De grands noms du matérialisme avaient
déjà entrevu cette complexité en intégrant dans la compréhension du réel,
l’idée de hasard chez Épicure , l’idée de vicissitude chez Giordano Bruno ,
20 21

l’idée de Nature naturante chez Spinoza , l’idée de dialectique dans la nature


22

chez Engels .
23

À chaque fois, il s’agissait, pour ces philosophes matérialistes, d’intégrer les


éléments d’une représentation des processus de dynamique interne et de
création de la nouveauté au cœur de la matière. La conception de la nature
inerte, à la manière d’un bloc de marbre, a vécu. Mais c’est véritablement
avec les différentes révolutions opérées par les sciences dans la seconde
moitié du XXe siècle que cette idée a pris un nouvel essor.
Une nouvelle théorie, celle de l’auto-organisation de la matière – ou théorie
de la complexité –, a vu le jour sous l’effet des recherches opérées dans le
domaine de la cybernétique avec les notions de feed-back et de
rétrocontrôle , d’auto-consistance en physique théorique, ou celle
24 25

d’émergence dans les sciences physiques, aussi bien qu’en mathématique et


26

en biologie. Une théorie suranarchiste se doit de tenter d’intégrer dans son


modèle de compréhension de l’univers cette nouvelle complexité. Elle ne
peut pas se contenter du matérialisme du charbonnier d’Onfray parce qu’elle
a, nous l’avons vu avec Kropotkine, Bachelard et Russell, le devoir d’intégrer
les progrès opérés dans le domaine de la connaissance.
En effet, de nos jours, cette théorie de la complexité et de l’auto-organisation
l’a emporté. Les mathématiques ont survécu à l’arrivée des fractales, la
physique explique désormais la formation apparemment hasardeuse des
cristaux de neige, les entomologistes comprennent pourquoi des fourmis qui
ne pensent pas individuellement peuvent construire une fourmilière, gérer des
stocks, les transporter, les répartir. La médecine saisit mieux le
fonctionnement relatif d’un neurone unique au regard de l’immense réseau
qui compose un cerveau. Les astronomes pénètrent au fond du secret des
étoiles…
La théorie de la complexité est passée par là. Toutes les sciences « dures »
sont désormais réunies autour de ce concept d’auto–organisation qui 27

permet de rendre compte de l’émergence de formes nouvelles d’organisation


de la matière et du vivant par un processus relativement simple à comprendre,
mais parfois difficile à admettre. Dans un ensemble en déséquilibre (et tout ce
qui évolue, dans la nature, est en « déséquilibre »), quel qu’il soit,
l’évolution, le développement se font sur le principe de rétroactions entre les
éléments internes à l’ensemble, d’une part, et, d’autre part, d’interactions de
l’ensemble avec son environnement extérieur. L’évolution paraît se faire au
hasard, elle se fait kat’auto (« en elle-même, par elle-même »), disait Épicure,
traduit par Lucrèce en sua sponte… Spontanément, c’est-à-dire du seul fait de
ses propres tensions internes et avec l’extérieur. L’ensemble des éléments
séparés et inconscients, non intentionnels, produit plus que la somme d’actes
qu’ils commettent et crée un tout plus complexe et plus ordonné. Un tout,
aurait-on dit encore il y a peu, « supérieur à l’ensemble de ses parties ».
Ces évidences du matérialisme ancien sont désormais corrigées, complétées,
démontrées, et rendues plus complexes par la théorie de l’auto-organisation.
Grâce à la compréhension de ce processus inscrit dans tous les phénomènes
de la nature, on sait maintenant que l’organisation interne de tout ensemble
en évolution, loin de se diriger vers sa destruction finale parce qu’elle serait
sans « direction », sans « chef », augmente sans cesse par elle-même en
créant de la complexité qui fait apparaître des propriétés nouvelles
n’appartenant pas à l’ensemble initial, ni aux éléments discrets du réseau qui
le composait à l’origine.
Ces conceptions, nées dans les sciences de l’inerte et de l’abstraction, ont
fleuri aussi dans celles de la vie. Des physiciens de renom ont tenté de les
populariser (Ilya Prigonine, Stuart Kauffman, Robert B. Laughlin) avec un
28

succès planétaire. En biologie, en génétique, Henri Atlan a fait de même, au


29

point que la philosophie de la complexité (ou de l’auto-organisation), sans


supplanter tous les acquis des approches précédentes, s’impose désormais à
toute réflexion scientifique. Selon le mot de Prigonine, ces concepts « sont
aujourd’hui des lieux communs qui sont appliqués dans des domaines
nombreux, non seulement de la physique, mais de la sociologie, de
l’économie, et jusqu’à l’anthropologie et la linguistique. »
Se débarrasser de la domination sans partage du problématique concept
d’« entropie » (la tendance au désordre maximum) qui avait, à partir de la
thermodynamique, comme « figé » la réflexion sur l’évolution des ensembles
physiques (ou autres) ne fut pas chose facile.
Si la notion d’entropie explique bien des choses, elle ne rend pas compte des
innombrables phénomènes d’auto-organisation dans le monde naturel,
biologique, ainsi que dans celui des sociétés humaines. Que la nature, selon la
science d’aujourd’hui, ait une capacité sua sponte à produire des schémas
d’autorégulation et d’auto-organisation qui aboutissent à construire de l’ordre
là où l’apparence initiale était fouillis, c’est désormais observé, mesuré,
démontré. Le cristal de roche, le nuage de gaz, la fourmilière, l’action du
réseau des neurones répondent à des procédures d’agrégation et de séparation
provoquant sans modèle préétabli ni intentionnel des effets qui font passer
l’ensemble à un mode supérieur. Et cela se fait avec des éléments qui ne sont
doués ni d’intelligence, ni de conscience.
Curieusement, Onfray est peu loquace sur ces questions si « ennuyeuses »,
selon son propre terme, des rapports entre la philosophie et la science. Il
n’aime pas l’épistémologie, trop rationnelle, trop crépusculaire, sans doute,
finalement trop peu nietzschéenne. Notre chaman nietzschéen n’aime pas
cette prétention « apollinienne » de la science à décrire le monde avec des
raisonnements et des vérifications, des modèles et des extrapolations passées
au crible de l’expérience. Parler dans le silence de la science, comme le fait
Bergson, relève de la mystification . Onfray fait autre chose : il fait silence
30

sur la science ; cela relève de l’imposture.


Comme toujours, il manque quelque chose de très important. La question de
l’auto-organisation de la matière est, en effet, centrale pour la théorie
suranarchiste en matière d’analyse sociale. La légalité du monde matériel
s’accompagne d’une régularité : le principe de l’auto-organisation qui est à
l’œuvre dans tous les procès matériels couvre le champ naturel global, y
compris les sociétés humaines. Il y a à chercher et à apprendre de ce côté-là.
La forme politique de l’auto-organisation existe bel et bien dans les sociétés
humaines, comme principe directeur des actes individuels et des résultantes
sociales. Toutes les interactions des hommes entre eux sont régies en premier
lieu par les formes « faibles » de la complexité et de l’auto-organisation,
31

puisque toute société cherche à s’auto-réguler et tente même a minima de


créer de la nouveauté.
Mais il y a aussi une forme « forte » de l’auto-organisation dans l’histoire
32

des sociétés, comme une élévation au carré de tous les éléments du processus.
On l’observe particulièrement dans les bouleversements révolutionnaires où
le « groupe en fusion » pour reprendre le mot de Sartre, crée un nouvel ordre
social, propose de sortir de l’état sériel antécédent et donne naissance à une
nouvelle forme d’auto-organisation politique, économique, culturelle.
Ce fut particulièrement le cas avec le processus ouvert par le cycle
révolutionnaire inauguré par la Révolution française jusqu’à Mai 68. Cette
forme d’auto-organisation « forte », de capacité de création d’un ordre
politique vraiment nouveau s’explique dans la mesure où l’homme peut, lui,
être conscient de ses actes, en projeter les conséquences, choisir des voies en
les préférant à d’autres, tout en étant le jouet des forces de rétro-actions aussi
bien que des tensions subies de l’extérieur par l’ensemble social dans lequel
il se trouve. Par mépris des sciences et par ignorance, Onfray n’a pas suivi
cette piste. Elle est pourtant au cœur de toute la philosophie et de la pratique
anarchistes.
Le principe d’auto-organisation « forte » est depuis les origines dans la
pensée anarchiste : c’est le spontanéisme. Depuis Proudhon et Bakounine, et
même chez des marxistes critiques comme Rosa Luxemburg, il était présent
de manière explicite. Il n’est pas jusqu’à Trotsky qui n’y ait parfois adhéré33.
Cette dimension politique et sociale de ce principe d’auto-organisation
« forte » dont on vient de voir qu’il est à l’œuvre dans la physique comme
dans la biologie, fera l’objet d’une analyse plus poussée dans l’exposé du
quintuple remède suranarchiste dans le domaine de la pratique sociale.

L’héritage de Proudhon

« Tout est groupe en mouvement. » Enfin, Le cinquième remède


suranarchiste est le réalisme ontologique et dynamique de Proudhon. Il
représente, au plan de la théorie générale de l’être, de l’ontologie, une
synthèse possible de toutes les idées précédemment énoncées. Comme s’il
avait devancé ce que Bachelard et Russell ont découvert en s’appuyant sur le
développement des sciences physiques modernes mais aussi ce que les
théoriciens contemporains de la complexité ont mis en avant, Proudhon, le
père de l’anarchisme, affirme en 1853 dans Philosophie du progrès : « Tout
ce que sait et qu’affirme la raison, c’est que l’être, ainsi que l’idée, est un
GROUPE. De même que dans la logique l’idée de mouvement ou de progrès
se traduit par cette autre, la série ; de même, dans l’ontologie, elle a pour
synonyme le groupe.
Tout ce qui existe est groupé ; tout ce qui forme groupe est un, par
conséquent est perceptible, par conséquent est. Plus les éléments et les
rapports qui concourent à la formation du groupe sont nombreux et variés,
plus il s’y trouve de puissance centralisatrice ; plus aussi l’être obtient de
réalité. Hors du groupe il n’y a que des abstractions et des fantômes.
L’homme vivant est un groupe, comme la plante et le cristal, mais à un plus
haut degré que ces derniers » . Et Proudhon d’ajouter en note : « La science
34

moderne confirme cette définition moderne de l’être. Plus la physique et la


chimie avancent, plus elles se dématérialisent et tendent à se constituer sur
des notions purement mathématiques » . 35

Si l’on remplace la notion de dématérialisation par celle, plus précise, de


désubstantialisation, on retrouve exactement les idées bachelardiennes ou
russelliennes d’abandon de l’antique métaphysique aristotélicienne. C’est
d’ailleurs la conclusion à laquelle Proudhon était parvenu par ses propres
moyens : « Je ne m’occupe pas de ce caput mortuum des êtres, solide,
liquide, gaz ou fluide, que les docteurs nomment emphatiquement
SUBSTANCE ; je ne sais, même si je suis enclin à le supposer, s’il est
quelque chose qui réponde à ce mot de substance. (…) Je ne considère en
chaque être que sa composition, son unité, ses propriétés, ses facultés, que je
ramène toutes à une raison unique, variable, susceptible d’élévation à l’infini,
le groupe » . Le groupe chez Proudhon est, de plus, une notion dynamique,
36

non un concept statique, immobile, figé, inerte. Le groupe est toujours en


mouvement, en devenir, sujet à des formes de réorganisations, de
recompositions permanentes, de totalisation et de détotalisation incessants
dira, plus tard, Sartre.
En ce sens le progrès dont parle Proudhon dans son ouvrage est synonyme de
processus et non d’évolution vers un but déterminé a priori de l’extérieur qui
figerait le mouvement : « le progrès, encore une fois, c’est l’affirmation du
mouvement universel, par conséquent la négation de toute forme et formule
immuable, de toute doctrine d’éternité, d’inamovibilité, d’impeccabilité etc.,
appliquée à quelque être que ce soit » Tout est groupe parce que tout est
37

mouvement, voilà l’axiome fondamental de l’ontologie collective et libertaire


de Proudhon. Sa théorie du groupe est parfaitement compatible avec les
conceptions modernes de la complexité matérielle dont les sciences
contemporaines sont porteuses.
Ainsi, plus de cinquante ans avant les monumentales révolutions physiques
opérées au XXe siècle, Proudhon – alors qu’il est en prison – comprend dans
38

quel sens la révolution va s’opérer du point de vue de la connaissance de


l’objet matériel et il est capable d’en déduire une théorie ontologique pour
l’anarchisme. Si le mot de fulgurance devait donc être attribué à un
théoricien, ce n’est pas à Nietzsche, dont on a pu mesurer toute la vacuité en
termes de philosophie rationnelle, mais à Proudhon, dont la capacité de
connaissance projective est sans commune mesure avec le philosophe au
marteau.
Car Proudhon, en construisant une ontologie du groupe, place d’emblée la
philosophie anarchiste dans le sens d’un réalisme collectif qui l’éloigne de
toutes les conceptions nominalistes de l’être et de l’action. En ce sens rien
n’est plus éloigné de la théorie proudhonienne que la conception nominaliste
nietzschéenne développée par exemple dans Vérité et mensonge au sens
extra-moral. Nietzsche y affirme que le langage ne peut saisir les choses que
de manière métaphorique, que le concept de vérité comme adéquation de
l’idée et de la chose est inefficient, car la singularité des objets est
inaccessible à la rationalité et à la généralité conceptuelle .
39
Autant de thèses qui, soit-dit en passant, font le miel de la confusion
postmoderniste : absence de critère de vérité, valorisation du caractère
métaphorique du langage, éparpillement du réel dans des singularités
déclarées non conceptualisables, etc. Héritage de la vieille dispute
scolastique, la question est toujours posée de savoir si l’être est composé de
substances singulières et si les concepts généraux ne sont que des
conventions abstraites (hypothèse nominaliste) ou si l’être est doté de
propriétés générales, collectives, auxquels les concepts abstraits peuvent
répondre adéquatement (hypothèse réaliste). Proudhon prend très clairement
position en faveur du réalisme. Il ne le fait cependant pas sur une base de
réflexion « métaphysique » arbitraire. L’option réaliste au plan ontologique
est une inférence opérée à partir de l’analyse des progrès de la connaissance.
Inutile de dire l’importance d’une telle conclusion pour la perspective
suranarchiste. Elle est absolument déterminante. Elle se fonde sur le seul
chemin possible pour tenir un discours sur l’être en général : le mouvement
qui va des sciences de la nature jusqu’à l’extrapolation sur la structure
générale du monde. En ce sens même, Proudhon réalise une véritable
révolution conceptuelle par rapport au réalisme tel qu’il avait été constitué
par Aristote et Duns Scot. Pour ces philosophes, c’est à partir de la logique et
de considérations purement a priori, indépendantes de l’expérience, que le
réalisme métaphysique était déduit.
Pour Proudhon à l’inverse, c’est à partir de l’analyse sur les tendances à la
mathématisation dans les sciences expérimentales, donc à partir de
considérations concrètes, que le réalisme est inféré comme propriété générale
de l’être. Son « tout est groupe » ne procède pas d’une réflexion spéculative
ni tautologique, mais d’une réflexion empirique et rationnelle sur l’état de la
description de la matière. En opposition également à Aristote, Proudhon
conçoit le groupe comme une réalité dynamique, synthétique, en mouvement,
et non comme un concept figé dans une substance simple. Là aussi l’aspect
novateur de Proudhon est grand, car le réalisme scolastique aristotélicien est
une théorie de l’être figé, immobilisé dans des catégories éternelles.
En tout cas, la réponse au nominalisme ontologique d’Onfray – fondement
métaphysique de sa théorie des micro-pouvoirs, des micro-résistances et des
micro-fascismes – trouve sa réponse dans le réalisme collectif du groupe de
Proudhon. Le principe de Proudhon « tout est groupe », est le remède
théorique et pratique au principe de Gulliver d’Onfray, cette théorie
anarchiste individualiste pour Lilliputiens qui n’a rien produit d’autres que
des microactions, si infimes qu’on n’en voit pas la moindre trace effective au
plan politique. Qu’Onfray cesse donc de valoriser les solutions individuelles,
ou pire encore, de fermer les yeux sur l’échec répété, systématique, des
micro-tentatives, des micro-utopies, du here and now, de ces « zones
libérées » qui ne le sont que par métaphore.
Le peuple est las, il ne croit plus à la solution des petites chapelles. Les plus
récentes et spectaculaires expériences sociales de fuite hédoniste de masse,
celles des hippies et du mouvement des squatters ont échoué. Elles avaient au
moins cette qualité qui manque aux propositions d’Onfray : le courage,
l’innovation, l’acceptation du risque. Mais que reste-t-il de ces « micro-
sociétés » libérées ? Trop petites, trop en avance, trop en marge, elles sont
mortes de leur faible extension, de leur éparpillement et de leur manque de
clarté politique. Dans le même temps, le capitalisme, lui, s’est coordonné,
regroupé, cartellisé.
Il est devenu omnipotent parce que face à lui trop de grandes énergies pleines
d’une détermination immense et sincère se sont dissoutes dans des projets de
vie individualistes, des « sauve-qui-peut » sans lendemain que les salonards
postmodernes, à l’abri derrière le mur d’argent des droits d’auteurs, semblent
conseiller à nouveau. Tout en vomissant leurs injures sur ceux qui malgré une
conjoncture défavorable, continuent de militer pour regrouper les forces
nécessaires à un renversement salutaire du système de domination. C’est
donc bien cette notion de groupe qui distingue Proudhon, fondateur de la
pensée libertaire et inventeur du mot même d’anarchie au sens moderne , des22

élucubrations évaporées du faux cénacle anarchiste d’Onfray. Proudhon était


un homme pourchassé. Onfray est adulé. Tout est dit…
Car si la structure de la nature, de la matière, de l’être, est collective, cela
implique que l’analyse produite par la philosophie anarchiste doit porter sur
cet ensemble. Son action doit également s’inscrire à une échelle globale, celle
du groupe, du regroupement, du combat collectif et coordonné. Le
suranarchisme est un réalisme ontologique parce qu’il suppose une action et
une analyse directement globales de la situation. En ce sens également, le
suranarchisme doit être une grande vision du monde, n’en déplaise à tous les
penseurs « déconstruits », à leurs petits récits et leurs petites ontologies
nominalistes sans envergure. Retrouver la logique et l’ontologie du groupe de
Proudhon, c’est retrouver le sens de l’action collective, renouer le lien perdu
avec l’idée du « devenir collectif révolutionnaire » qui a tant marqué
l’histoire de l’anarchisme depuis la Commune de Paris jusqu’à la Révolution
espagnole et même, sous certains aspects, jusqu’à Mai 68 et aux années de
l’immédiat après-Mai.
Conclusion
Au plan théorique le suranarchisme peut donc être défini comme une
philosophie synthétique et révolutionnaire du groupe en évolution, de l’être
collectif en mouvement, fondée sur une conception scientifique et dialectisée
de la matière (les sociétés humaines faisant partie de cette « matière »), à la
fois rationaliste au sens du surrationalisme et matérialiste au sens du
matérialisme rationnel de Bachelard. Si le suranarchisme est un
pentapharmakon, un quintuple remède, au plan théorique, contre l’inaction
politique et le postmodernisme révisionniste d’Onfray, c’est bien sûr pour
faire pièce à l’irrationalisme, à l’individualisme extrême, au confusionnisme
et à la pensée contre-révolutionnaires que ce dernier diffuse.
Car où sont donc ces individus absolus, coupés du reste de la réalité
matérielle et sociale comme des éléments que l’on dirait « discrets » en
géométrie, comme des espaces segmentés ? Onfray nous en parle sans cesse.
Ils sont l’alpha et l’oméga de son anarchisme de secte.
N’est-il pas nécessaire de revenir à la raison, à une raison qui raisonne sur des
réalités et non sur des fantasmes ? Combien de temps encore discutera-t-on
du centaure, ce légendaire et magnifique homme-cheval, de son mode de vie,
de reproduction, de ses pensées, de ses amours même, sans en avoir jamais
rencontré un seul dans le monde réel ? C’est pourtant bien ce qu’à perte de
vue, livre après livre, Onfray nous impose : un discours savant sur un rêve
qu’il fait sur la réalité, avec une arrogance simplificatrice à peine moins
démonstrative que celle de son maître Nietzsche.
C’est pourquoi le suranarchisme enseigne qu’il ne faut pas craindre la
science, mais la cultiver de manière critique, que le rationalisme n’a rien de
simple, parce qu’il intègre la complexité du réel et de la connaissance ; que
les substances simples en physique n’existent pas, parce qu’il n’y a que des
groupes d’événements infinis ; que l’être n’est jamais irréductiblement
singulier, parce que tout être est groupe, tout est collectif, que le groupe porte
en lui la capacité de trouver les formes de son évolution.
Pourtant cette définition du suranarchisme, à elle seule, ne suffit pas. Elle ne
permet de résister au pouvoir dissolvant du postmodernisme destructeur que
sur une base purement théorique. Il reste encore à penser une philosophie
pratique pour le suranarchisme, ou du moins à tenter d’en poser les
fondements.
CONSTRUIRE LE
SURANARCHISME
PRATIQUE

« Qui s’est réclamé de l’anarchisme au XXe siècle en ayant ajouté au corpus


des valeurs nouvelles ? », Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma
grand-mère.

Un quintuple remède pratique


À côté du pentapharmakon théorique, il convient de penser un quintuple
remède pratique qui offre un cadre de pensée cohérent pour l’action politique.
Les seules considérations abstraites – aussi inspirées de réflexion scientifique
ou ontologique qu’elles soient – ne permettent pas de se déterminer
systématiquement par rapport aux problèmes liés à la praxis politique, c’est-
à-dire l’action politique concrète. Là encore le suranarchisme ne propose pas
un plan tout tracé ni un modèle idéal de cité à venir. Il se contente plus
modestement, mais peut-être aussi plus efficacement – par rapport à un
anarchisme utopiste et phalanstérien à la Fourier – de présenter des maximes
cohérentes dont l’ensemble peut constituer un cadre de pensée politique
efficace pour tout anarchiste contemporain politiquement conscient.
Cette présentation offre, de plus, l’avantage d’obliger à faire un tri dans la
pensée anarchiste, sans se laisser aller aux genres de leçons foisonnantes et
désordonnées administrées par le professeur Onfray. Celui-ci est porté à la
composition d’inventaires à la Prévert. Alors que les références théoriques du
suranarchisme sont unies par les liens de l’histoire du matérialisme, dans son
rapport avec l’évolution des sciences de la nature et de la société, dans Le
Postmodernisme expliqué à ma grand-mère, on compte plus de dix-sept
leçons éclectiques du gastrosophe exerçant, comme il le dit, son droit
d’inventaire : leçon de Godwin, désirer une communauté jubilatoire, leçon de
Proudhon, se soucier d’un pragmatisme libertaire, leçon de Stirner,
construire une force par l’association d’égoïstes, leçon de Louise Michel,
expérimenter la justice comme une viscéralité motrice de la pensée et de
l’action, leçon de Fourier, construire des micro-communautés libertaires,
leçon de Bakounine, se méfier comme de la peste du pouvoir, etc. Dix-sept
leçons, ça sent le programme ! Attention à l’accusation de plate-formisme ou
d’anarcho-bolchévisme…
Mais pas de risque avec Onfray : tout finit par se diluer dans la multiplicité
éclatée et l’on sort de ces dix-sept leçons simplement avec le tournis
postmoderne (ce dernier consistant à tourner dans le sens inverse des aiguilles
d’une montre). Comme quintuple remède pratique nous proposons donc plus
simplement et plus clairement une série de préceptes qui sont simplement des
guides pour l’action que chacun appliquera en fonction des situations qu’il a
à analyser et à transformer : « ne pas craindre l’action de masse », « ne pas
craindre le pouvoir en soi », « ne pas condamner toute violence a priori »,
« trouver et appliquer, à partir de la capacité spontanée des masses, de leur
capacité à s’auto-organiser, les formes d’organisation nécessaires pour mener
le combat », et enfin « chercher à créer des liens d’amitiés politiques avec
d’autres que soi ». Les deux derniers préceptes sont la forme politique de la
coopération décrite en biologie par Kropotkine et en physique par la théorie
de l’auto-organisation de la matière. Bien sûr ce remède est radicalement
anti-onfrayen, mais peut-être ne lui serait-il pas si mauvais de s’en
administrer une grande quantité.
L’horizon de l’action collective
« Ne pas redouter l’action de masse ». Le premier remède du suranarchisme
pratique consiste à rompre définitivement avec les théoriciens individualistes.
Ces penseurs nuisent au développement de l’anarchisme français comme
mouvement politique depuis le début du XXe siècle. Onfray, qui en fait
l’apologie, peut d’ailleurs être considéré comme l’un de leurs épigones
postmodernes. Les conceptions de l’anarchiste en-dehors de Zo d’Axa , du 1
marginal façon Libertad ou de l’anarchisme individualiste d’Émile Armand
2 3

constituent un frein déterminant pour la construction objective d’un


mouvement libertaire puissant en France. Une phrase de César M. Lorenzo,
dans Les Anarchistes espagnols et le pouvoir 1869-1969, nous met sur la voie
en comparant l’anarchisme espagnol à l’anarchisme français : « L’anarchisme
individualiste n’eut aucun succès en Espagne. Les conceptions de Max
Stirner, de Benjamin Tucker ou d’Émile Armand, convainquirent fort peu de
militants, contrairement à ce qui arriva dans d’autres pays, la France en
particulier, où le mouvement libertaire fut rongé par les activités
fractionnelles et dissolvantes des individualistes » .
4

Plus de quarante ans après l’écriture de ces lignes, l’anarchisme français est
toujours dans la même impasse et n’arrive pas à en sortir. Pourquoi ? Dans
son ouvrage, Lorenzo considère que c’est l’origine prolétarienne de
l’anarchisme espagnol, son « manque de respect pour la propriété », qui
explique que l’anarcho-syndicalisme ibérique n’ait pas cédé aux sirènes
dissolvantes de l’individualisme. Mais cette explication n’est guère
satisfaisante, car les personnes qui composent les rangs de l’anarchisme en
France ne sont pas des bourgeois. Ils sont eux aussi issus des rangs des
couches populaires en grand nombre, comme Onfray d’ailleurs, dont les
origines sociales, sont – il le répète assez – très modestes.
La philosophie anarcho-individualiste n’est pas une philosophie de petits-
bourgeois (c’est l’accusation « cliché », un grand classique du florilège
marxiste-léniniste) attachés à de petites maisons qu’ils ne possèdent même
pas, ou rarement. Non, l’individualisme anarchiste est une philosophie de
vaincus, ce qui n’a, à proprement parler, rien à voir. Il ne faut jamais perdre
de vue les conditions historico-politiques dans lesquelles les théories des en-
dehors ou celle d’Émile Armand sont nées. Elles succèdent au terrible échec
de la Commune, échec qui provoqua dans les rangs du peuple parisien et des
anarchistes une véritable saignée. On estime à vingt mille ou trente mille
morts le nombre de personnes tuées pendant la reprise de la ville par les
armées versaillaises de Thiers.
Quand on y songe, pour une théorie politique constituée, c’est une véritable
hécatombe. Ce sont les hommes et les femmes qui incarnent une vision du
monde et sont capables, ou pas, de la réaliser. Si on les massacre, on diminue
d’autant les chances de voir advenir leur idéal. Staline n’est pas le premier à
avoir compris que pour tuer une idée, il suffisait de tuer les hommes qui la
portent. Thiers en était déjà tout à fait conscient. Après la Commune de Paris,
ce ne sont pas des marxistes, quasiment absents encore à l’époque en France,
mais des anarchistes qui ont été exécutés, emprisonnés ou déportés.
Les expériences ratées des attentats anarchistes et de « reprise individuelle » 5

de la fin du XIXe siècle et du début XXe peuvent d’ailleurs être interprétées


dans le même sens. Émile Henry, Auguste Vaillant, Ravachol, ou la Bande à
Bonnot, sont autant de symboles d’un mouvement épuisé, laminé, exsangue,
radicalement coupé des gens, qui ne se survit plus à lui-même qu’à travers
des coûts d’éclats d’individus isolés. La solitude, l’éclatement,
l’éparpillement sont la marque de l’anarchisme français du XXe siècle auquel
Onfray, malgré ses rodomontades, ses effets de manche et ses nombreuses
leçons anarchistes, appartient viscéralement. Est-ce un hasard s’il a choisi la
figure d’un philosophe solitaire, d’un réprouvé, d’un maudit, Nietzsche,
comme source, modèle, origine de sa pensée ? Il n’y a pas là qu’une question
de tempérament, de caractère.
C’est aussi la conséquence d’une situation politique, celle de l’effondrement
d’un mouvement tout entier. Vaincus, il ne restait plus aux anarchistes
français qu’à produire des théories auto-justificatrices de l’échec plutôt que
de tenter de reprendre les choses à la base. C’est plus facile, cela oblige à
moins de remises en questions et cela permet de tout expliquer. Une
philosophie de vaincus, voilà ce que l’anarchisme français post-communard a
légué à ses héritiers. N’est-ce pas d’ailleurs le titre d’un très beau roman,
plutôt désespérant, de Michel Ragon – souvent offert d’ailleurs aux jeunes
militants libertaires comme une introduction à la pensée anarchiste elle-même
–, La Mémoire des vaincus ? 6

Pas étonnant dans ces conditions que l’anarchisme ne parvienne pas à sortir
de l’ornière. Il porte un poids trop lourd sur ses épaules, celui de la défaite.
Mais cela n’enlève rien au fait que l’analyse individualiste n’est pas juste. Il
faut briser le cercle, sortir du ghetto de la solitude pour aller convaincre
d’autres personnes de la justesse des idées anarchistes. Non pas attendre
qu’elles viennent à soi, dans des universités populaires qui sont plus un alibi
culturel qu’autre chose, mais aller vers elles en leur faisant découvrir l’aspect
social constructif et collectivement émancipateur de l’anarchisme collectif.
La perspective suranarchiste exige donc d’abandonner la figure de
l’anarchiste solitaire. Il faut se détourner de ce que Bertrand Russell dans son
Autobiographie appelle cette « affreuse solitude qui amène notre conscience à
se pencher en frissonnant sur l’abîme insondable et glacé du non-être » . Il 7

faut en finir avec le mythe rousseauiste du philosophe haï et détesté des


autres hommes, avec l’image du poète dandy si chère à Baudelaire, ou avec
celle du poète maudit si lumineusement incarnée par Rimbaud. Il faut cesser
de se réfugier dans l’excuse de l’incompréhension. Il n’y a pas d’anarchiste
incompris, il n’y a que des anarchistes qui s’expliquent mal. À nous donc de
reprendre l’explication jusqu’à ce qu’elle passe. Il faut quitter l’état sériel de
solitude obligée dans laquelle nous enferme un système marchand
hyperconcurrentiel pour aller vers les autres et trouver notre place dans la
lutte sociale. Aujourd’hui, un anarchiste, où qu’il se trouve dans la machine
sociale doit se faire connaître et imposer ses idées.
Si on lui refuse cette place, il doit continuer jusqu’à ce qu’il sorte victorieux
de son combat, que ce combat soit syndical, politique, idéologique, social,
économique, ou autre. Il faut arrêter de pratiquer la politique de la chaise
vide, de trouver des excuses à l’impuissance en se drapant dans le manteau de
l’individualisme postmoderne ou de présenter des bilans globalement positifs
parce qu’on a créé deux universités populaires en province et vendu des
centaines de milliers d’exemplaires sur la jouissance hédoniste de soi. Il faut
quitter les squats pour revenir à l’existence sociale, la seule qui compte
vraiment. Il faut aussi abandonner les marges dans ce qu’elles ont de
faussement chatoyant. En vivant à la marge, on côtoie plus souvent la misère
qu’autre chose. L’anarchisme n’est pas une théorie de la solitude, c’est une
théorie de l’action collective. Proudhon, Bakounine et Kropotkine l’on écrit,
les anarchistes espagnols l’ont vécu ; à nous, en ce début de XXIe siècle,
d’avoir l’intelligence de le comprendre à nouveau et de l’appliquer.
Pour ce faire, l’anarchiste moderne – et non pas déconstruit ou postmoderne –
travaillera à connaître la pensée d’auteurs qui lui permettent d’avoir une vue
d’ensemble de la situation politique, économique et sociale. Plutôt que de lire
Onfray et l’insipide Sculpture de soi, il vaut mieux lire Chomsky : De la
Propagande, Le Profit avant l’homme, Dominer le Monde ou sauver la
planète ?, La Doctrine des bonnes intentions. Chomsky est bien plus
authentiquement libertaire dans sa démarche politique qu’Onfray. Il a plus
apporté du point de vue des valeurs, en terme d’altruisme et de radicalité
politique, que l’égoïsme narcissique et nombriliste du gastrosophe. Ses
nombreuses oppositions au mouvement de pensée postmoderne, son
antisionisme assumé, son anticapitalisme déclaré, son antimilitarisme
déterminé, en font assurément un penseur et un acteur de la pensée libertaire
autrement plus profond que notre mandarin de la pensée culinaire.
Le silence organisé autour de Chomsky dans le petit milieu des scolarques de
la philosophie postmoderne officielle en dit d’ailleurs assez long sur la
dangerosité qui lui est attribuée. Cherchez un article sur la philosophie de
Chomsky dans les magazines de philosophie, vous n’en trouverez aucun. Les
médias, irrigués en cela par le déconstructivisme postmoderne, ne redoutent
rien tant qu’une théorie critique radicale et solidement construite. Alors
qu’on peut découvrir des tonnes d’articles sur les délires de Nietzsche,
présenté comme le grand penseur de notre temps , ou sur les affabulations de
8

l’auteur de L’Ordre libertaire et du Crépuscule d’une idole, on ne lit rien sur


le plus grand linguiste contemporain ni sur ses théories politiques critiques, à
quelques exceptions près9. Le rationalisme critique n’a pas le vent en poupe
en ce moment en France, c’est le moins qu’on puisse dire. Car sans aucun
doute, si on suit Proudhon, « détruire, puis construire », c’est se laisser une
chance de réussir. Mais si on « déconstruit » pendant des années, à la manière
des prêtres du postmodernisme derridéen, alors on ne pourra pas reconstruire
ensuite. Parce qu’on aura même oublié ce qu’est l’acte de construire… et sa
nécessité.

La difficile question du pouvoir

« Ne pas craindre le pouvoir en soi. » Le deuxième remède suranarchiste est


un antidépresseur contre une névrose propre à la pensée libertaire : la phobie
du pouvoir. Il y a en effet dans l’anarchisme un défaut théorique qui consiste
à absolutiser le pouvoir pour en faire une sorte de substance maléfique, un
mal radical, une idole diabolique. On connaît la célèbre phrase apocryphe
attribuée à Louise Michel : « le pouvoir est maudit » . Bien sûr, Onfray se
10

trouve exactement sur cette ligne d’analyse. Dans La Sculpture de soi, faisant
l’éloge de cette canaille de Jünger , il critique les « anarchistes qui eux aussi
11

veulent le pouvoir. Les adeptes de Proudhon et Bakounine sont trop obsédés


par la domination et croient, en optimistes qu’ils sont, à la possibilité de
produire un réel nouveau, de qualité » . 12

Citant Varlet dans Politique du rebelle, il affirme : « Gouvernement et


révolution sont incompatibles » , et ajoute : « en refusant les pouvoirs pour
13

autre chose que leur désamorçage, le libertaire se fait compagnon de ceux qui
en sont privés » . Mais, précisément, c’est là que le bât blesse.
14

En se déclarant ennemi de tous les pouvoirs le libertaire, tendance


individualiste postmoderne, ne fait-il pas autre chose que de les pérenniser ?
Ne s’agit-il pas, là encore, d’une de ces postures anti-tout, qui ne sont en fait
que des impostures ? Car si le pouvoir a été volé au peuple, il faut bien le lui
rendre. Si les structures politiques et économiques se sont autonomisées par
rapport aux règles de contrôle démocratique dans les sociétés avancées, alors
il faut penser des structures nouvelles de rétrocontrôle pour mettre fin à leur
autonomisation. L’autonomie des marchés, l’indépendance des capitaux, leur
capacité à lever d’immenses fonds de manière incontrôlée, au plan
démocratique, constitue bien un problème de pouvoir qu’il ne suffit pas de
déclarer maudit si l’on veut se donner les moyens de résoudre la difficulté.
On ne saurait se contenter, dans ce domaine comme ailleurs, d’incantations
libertaires anti-pouvoir.
L’idée que le pouvoir est maudit procède d’ailleurs d’une confusion.
L’hyper-concentration du pouvoir entre quelques mains pose un très grave
problème, mais les relations de pouvoir entre les individus et les groupes sont
parfaitement naturelles. Là où il y a des hommes, il y a du pouvoir, des jeux
d’influence réciproque, que ce soit par le truchement d’actions économiques,
politiques, idéologiques, et même psychologiques. L’analyse suranarchiste
ne consiste donc pas à nier l’évidence : l’existence du pouvoir. Elle vise sa
réorganisation complète, sa reformulation globale, et pour cela elle suppose
qu’on le prenne ce pouvoir, mais qu’on le prenne pour le rendre.
Les tendances apolitiques de l’anarchisme individualiste, tout préoccupé qu’il
est d’être en dehors, à la marge, et de sculpter sa statue intérieure, ne peuvent
donc pas être retenues. Elles constituent une pure et simple trahison des
intérêts du peuple dans la mesure où elles marquent une volonté
d’indifférence. En gros ce que nous dit le postanarchiste, c’est :
« Débrouillez-vous, moi de toute façon je n’aime pas le pouvoir. » Et alors ?
Que fait-on contre ceux qui l’aiment et qui ne jouissent que de sa possession
au détriment des autres ? Ne faut-il pas agir de manière à se le
réapproprier collectivement tout en se débarrassant de ceux qui l’utilisent
pour eux seuls et contre l’intérêt commun, qu’il soit économique, politique,
culturel, idéologique ?
L’exemple que donne Onfray lorsqu’il tire la leçon de Bakounine, « se méfier
comme de la peste du pouvoir » , est en ce sens complètement fautif. Car
15

Bakounine ne critique pas l’idée de la prise du pouvoir. Il se définit même


comme un spécialiste du renversement des gouvernements et de leur tentative
de remplacement. Ce que Bakounine condamne, c’est le commandement
arbitraire, et non le pouvoir en soi dont il sait très bien qu’il faut l’organiser,
le dominer pour le redistribuer, le diviser, le parcelliser, le rendre à ceux dont
il émane en fait. C’est pourquoi il avertit dans Fédéralisme, socialisme et
antithéologisme que « Rien n’est plus dangereux pour la morale privée de
l’homme que l’habitude de commandement » . L’habitude de 16

commandement implique, en effet, très rapidement le mépris de ceux que


l’on commande, donc, comme le dit Bakounine, le « mépris des masses et
l’exagération de son propre mérite ».
Mais cela ne signifie pas que tout pouvoir ni toute autorité soient en eux-
mêmes condamnés, ni condamnables par avance. Il s’agit seulement de créer
les structures antihiérarchiques qui permettent une distribution égalitaire et
réciproque du pouvoir en vue de le contrôler. Dans les structures électorales,
le mandat impératif, révocable à tout instant, constitue l’une des formes qui
peut garantir contre l’institution de commandements arbitraires, c’est-à-dire
autonomisés, détachés des préoccupations et des intérêts du peuple.
Il en va de même dans les structures syndicales ou dans les structures
militaires. L’objectif de l’anarchisme ne peut donc pas être de détruire les
structures existantes dans l’absolu, ou de faire disparaître le pouvoir – autant
essayer d’annuler la force d’attraction gravitationnelle –, mais de les
bouleverser au point que leur sens hiérarchique soit inversé : le capital au
service du travail plutôt que l’inverse, l’État au service du peuple plutôt que
son maître, l’idéologie comme produit de la volonté populaire plutôt que
comme tentative de la modeler, de la fabriquer ou de la conditionner. La
question du pouvoir est un défi pour la pensée suranarchiste, non pas un
tabou. Elle doit être l’occasion de faire preuve d’imagination et non de
bigoterie sectaire.
Qui, à part le patron, contestera l’autorité d’une assemblée des personnels qui
vient de voter la grève ? Qui osera s’élever contre le pouvoir des membres du
comité de grève élus par cette assemblée ou des commissions désignées par
cette même assemblée pour établir des rapports et prendre des décisions
soumises au vote des grévistes ? Nietszche, certainement, qui s’engagea dans
l’armée prussienne pour combattre la Commune de Paris, et Onfray, sans
aucun doute, qui conseille à tous d’aller ranger « les banderoles [qui
n’appartiennent qu’au] « folklore politique » .17

Cette distinction entre pouvoir et commandement est plus profonde qu’elle ne


le semble au premier abord. Elle dessine un chemin pour l’action politique
comme pour l’éthique anarchiste. Un anarchiste n’aimera pas
particulièrement commander, mais il ne refusera pas d’assumer une part de
pouvoir partagé. Il ne se rêvera pas en caudillo ni en grand leader de masses,
mais il acceptera de prendre sa place dans la foule anonyme pour y faire
progresser les intérêts du peuple lui-même. Dans ses rapports avec les autres
il ne cherchera pas non plus de position spécifique de domination et ne
demandera pas à être mis sur un piédestal. Mais il ne voudra pas non plus
qu’on l’humilie, qu’on le rabaisse, que l’on se moque de lui, et pour cela il
rééquilibrera tout type de relation fondé sur une dissymétrie de pouvoir.
En ce sens l’éthique comme la politique anarchiste constituent non pas une
philosophie du désordre, du déséquilibre, de la déconstruction, mais de la
symétrie, de l’équilibre et de la construction. Ce que vise le suranarchisme
dans la perspective pratique, c’est donc moins la destruction de toute forme
d’équilibre – ce qui peut néanmoins arriver dans le cadre d’un grand
bouleversement révolutionnaire – que l’élaboration de nouvelles situations
d’équilibre au sens de « juste répartition » sociale, économique, politique, etc.
C’est en ce sens aussi qu’il faut comprendre le mutualisme et le fédéralisme
révolutionnaires de Proudhon.
Ce sont des modèles possibles pour une réorganisation positive des pouvoirs
économiques et politiques. Ils ont pour but de mettre fin à une situation
générale d’iniquité, de déséquilibre avancé qui repose sur de trop grandes
disparités de pouvoir. L’objectif du mutualisme de Proudhon, comme du
collectivisme de Bakounine ou de l’anarcho-communisme de Kropotkine, est
de resocialiser le pouvoir en le rendant à ceux qui l’ont perdu, et non de le
faire disparaître comme par enchantement.
Contrairement à ce que raconte Onfray, l’anarchisme peut également se
prévaloir d’expériences de participation à des gouvernements
révolutionnaires : la Commune de 1871 fut la première, et la Révolution
espagnole de 1936-1939 la dernière. Lorsque l’on étudie attentivement ces
événements on s’aperçoit que ce sont des erreurs dans les stratégies de
gestion des pouvoirs économiques et politiques qui ont conduit à leurs
échecs. La Commune de Paris est morte de n’avoir même pas essayé de
s’emparer du pouvoir économique et financier en s’appropriant le stock d’or
de la Banque de France .18

Quant à la CNT espagnole, elle a péri de n’avoir pas pris le pouvoir dès le
début de la Révolution, d’avoir envoyé des ministres au gouvernement bien
trop tardivement, et finalement de s’en être retiré pour laisser la place à des
alliés hostiles, les communistes staliniens, qui ont travaillé à la détruire. Les
anarchistes espagnols l’ont finalement compris lorsqu’ils sont revenus au
gouvernement, fin 1938, mais il était déjà trop tard. Franco avait gagné trop
de batailles et le tombeau s’ouvrait devant les pas de la plus grande
expérience libertaire jamais réalisée sur le continent européen. Ce n’est pas le
pouvoir qui est maudit, c’est le fait de tergiverser quand on peut le prendre
qui conduit à la catastrophe.
La question de la violence révolutionnaire
« Ne pas condamner la violence a priori. » Le troisième remède du
suranarchisme pratique consiste à refuser d’avoir sur la question spécifique
de la violence politique un point de vue a priori. Par a priori il faut entendre,
au sens kantien, indépendant de l’expérience et valant de manière universelle
et nécessaire. Or, c’est bien ainsi qu’en juge Onfray lorsqu’il condamne, avec
son habituelle pensée par figures, par « grosses dents creuses », la violence.
Dans La Sculpture de soi, déjà, il affirme, sur la base de l’habituel dualisme
mythologique nietzschéen, pouvoir distinguer la bonne force de la mauvaise
violence : « La force est le contraire de la violence. En effet, la violence est le
débordement d’une force qui se résout dans la destruction et le négatif. Elle
veut le désordre et le retour à l’informe. Elle agit sous l’impulsion puis le
commandement débauché de Thanatos. Sa logique est la néantisation. En
revanche, la force vise l’ordre, la vie et la positivité » .
19

Puis, dans L’Ordre libertaire, il produit une théorie de la destructivité


germanique par opposition à la positivité méditerranéenne, dionysienne et
solaire, fondée sur le couple violence/non-violence. C’est, pour lui,
l’occasion de condamner le méchant Sartre et le bon Camus, l’un faisant
l’apologie de la violence et l’autre de la non-violence. Cette dénonciation de
la violence s’inscrit toujours – remarquons-le – dans la perspective de
Dühring, qui lui aussi dénonçait la théorie de la violence définie par Marx
comme « accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans
ses flancs » . Elle est typique d’un certain socialisme réformiste puisqu’elle
20

permet de condamner par avance, au nom de principes moraux, la violence


révolutionnaire.
Mais si pour Onfray comme pour Dühring, « la violence est le mal absolu » , 21

les cibles de la critique ne sont pas les mêmes : Dühring dénonçait Marx,
Onfray récuse Bakounine. Cela lui donne, en effet, les moyens – croit-il – de
dévaloriser l’anarchisme de Bakounine issu de la tradition philosophique
hégélienne, germanique, donc violente, au profit de la tradition de
l’anarchisme français inscrit, selon notre grand pacifiste, dans une
perspective positive de non-violence, de dialogue et de respect mutuel.
Sébastien Faure et Anselme Bellegarrigue contre Stirner et Bakounine : « il
existe une autre pensée anarchiste. Elle n’est plus hégélienne, nocturne,
sanglante, allemande, germanique, prussienne, slave, mais française, latine,
solaire » .
22

On n’est pas loin ici du niveau des commentaires chauvins d’un supporter
chauffé à blanc lors d’un match France-Allemagne… De manière plus
savante, mais finalement analogue. Heureusement, il ne s’agit que de
promouvoir une « révolution non-violente spirituelle » à la façon de Camus
23

et non une révolution violente telle qu’elle a pu être pensée par Sartre dans la
Critique de la raison dialectique…
Mais ces analyses ne résistent pas à une étude attentive de l’histoire. S’il n’y
a pas de raison de déifier la violence en soi, de lui vouer un culte, on ne
saurait pour autant la rejeter nécessairement et pour toujours. Les grands
théoriciens de l’anarchisme ont, sur cette question, tenté de faire la part des
choses. Proudhon, par exemple, lorsqu’il aborde le problème du tyrannicide
explique dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, que la
violence n’est pas systématiquement justifiée. Il établit même une casuistique
de la violence, une théorie de l’évaluation de l’acte terroriste au cas par cas,
en fonction du lieu, du temps et de la cible.
Toute action violente n’est pas légitime en soi, mais pas non plus
condamnable a priori : « J’ai voulu dire que sur cette question [du
tyrannicide] il était impossible de formuler une règle générale, soit
affirmative, soit négative, et que tout ce que la théorie des moeurs pouvait
faire ici, c’est de la nécessité pour chaque cas, de rendre un jugement spécial,
motivé d’après les circonstances » . Si l’on voulait utiliser un concept
24

sartrien, on dirait de la violence qu’elle s’évalue et se juge « en situation »,


non sur la base d’analyses abstraites et mythologiques.
Il en va de même lorsque l’on étudie le phénomène de la violence collective
en histoire. Elle ne peut être condamnée de manière purement idéaliste. Elle
se trouve même parfois justifiée. Peut-on condamner sérieusement la violence
du 14 juillet 1789, du 10 août 1792, de Valmy et de Jemmapes ? S’il n’y a
aucune raison de trouver des excuses à la violence des Massacres de
septembre ou de la Terreur lorsqu’elle se tourne contre les révolutionnaires
pour les faire défiler sous la lame de la guillotine, on voit mal comment il est
possible de condamner toute violence en soi et pour soi. Sinon, comment
encore appeler à la rébellion, comment justifier les révoltes populaires contre
les dictatures politiques, les manifestations de colère contre la pauvreté ? On
ne le pourrait plus au nom du pacifisme d’un gastrosophe ? Là encore, il faut
suivre, d’un point de vue suranarchiste, la perspective de porter un jugement
en fonction de la situation.
Il n’y a pas de règle générale. C’est au cas par cas, après avoir étudié les faits
et opéré des distinctions nécessaires que l’on doit essayer de porter un
jugement critique équitable. Un suranarchiste devra faire des efforts pour
savoir distinguer une contradiction irréductible, qui oppose le peuple à ses
oppresseurs, et une contradiction à l’intérieur du camp des opprimés en lutte,
par exemple, qui doit trouver une solution par le débat. Car une critique de la
violence révolutionnaire dans l’absolu ne correspond à rien historiquement.
Elle relève de la métaphysique et nuit à une compréhension claire de
l’histoire, procédant par amalgame et confusion. Pour cette raison la pensée
suranarchiste, au plan pratique, ne pourra pas l’intégrer.
Pour les mêmes raisons, le suranarchisme refusera de faire sienne la
dichotomie onfrayenne entre le bon anarchisme, cultivé sur les terres latines,
gorgé de soleil et de lumière dionysienne, et le mauvais anarchisme, nourri au
terreau de la pensée allemande, gavé à la violence de la dialectique
hégélienne.
Il est, premièrement, complètement faux et dénué de sens d’assimiler la
dialectique de Hegel avec le nihilisme sous prétexte que la pensée de Hegel
est capable de penser le rôle de la négation. Onfray ferait bien de relire
Raison et Révolution d’Herbert Marcuse. La catégorie du négatif chez Hegel
est une catégorie logique qui permet d’intégrer les processus contradictoires
au sein du réel. Ce n’est pas une catégorie existentielle qui laisserait advenir
la volonté du néant ou la négation de la vie. Seule une lecture nietzschéenne
de l’œuvre de Hegel peut conduire à un pareil contresens. Ensuite, la
dichotomie Sébastien Faure/Bakounine ou Anselme Bellegarigue/Stirner
proposée dans L’Ordre libertaire ne tient pas. La lecture des textes montre
que, contrairement à ce que prétend Onfray, on trouve des justifications de
l’action violente au plan politique chez quelqu’un comme Sébastien Faure.
Dans La Revue anarchiste, Faure a publié un article sur la violence dans 25

lequel il prend, certes, ses distances avec le culte de la violence que l’on peut
trouver chez Georges Sorel par exemple mais où, d’un autre côté, il insiste
sur la nécessité de s’y préparer en prévision de la violence qui va s’abattre sur
le mouvement anarchiste lui-même.
Citant Malatesta il dit : « Nous sommes contre le fascisme et nous voudrions
qu’on le vainquît en opposant à ses violences de plus grandes violences. (…)
Toute la violence nécessaire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis ».
Inversement, Bakounine a rompu avec Netchaïev précisément sur cette
question du culte de la violence que l’on pouvait trouver dans Le Catéchisme
d’un révolutionnaire . Sébastien Faure et Malatesta ne sont pas plus solaires
26

ni moins violents que Bakounine, qui n’est lui-même pas plus crépusculaire
qu’eux.
Le problème ne peut être posé ni résolu en ces termes. Ces hommes de
théorie et d’action essayent, comme Proudhon, de juger de la violence non
pas a priori mais en situation, refusant de la caractériser de manière confuse
avec des réflexions sur l’ordre solaire et l’ordre crépusculaire. Le
suranarchisme étant de plus une conception universelle et rationnelle, il ne
saurait adopter des dichotomies factices fondées sur la terre et le territoire.
Nous l’avons assez dit, il faut en finir avec les explications à la Taine du
genre « tel arbre, tel fruit » ou à la Sainte-Beuve dans la perspective de la
psychanalyse existentielle et régionale. Un peu d’universalité ne nuit pas pour
sortir par le haut de toutes ces conceptions purement subjectives et
postmodernes.
Le suranarchisme et le nouveau spontanéisme
« Ne pas craindre de se mettre au service des luttes du peuple. » Depuis
Sartre et Beauvoir distribuant en 1970 dans les rues de Paris un journal
27

interdit, La Cause du Peuple, dont les deux responsables étaient emprisonnés,


depuis cette photographie célèbre mondialement de Michel Foucault
regardant pensivement vers l’extérieur à travers les grilles d’un panier à
salade, les intellectuels sont décidément devenus trop raffinés, trop précieux,
pour risquer de devenir à leur tour ces « figures noires » qui peuplent la
géhenne politique et philosophique d’Onfray. De nos jours les penseurs
renommés sont bien insérés, chacun à leur place, dans la grande machine à
fabriquer de l’idéologie dominante. Ils sont, quelles que soient leurs opinions,
des frères en pensées. Ils dînent au banquet des concepts de droite, de
gauche ; d’ailleurs qu’importe ? Ils tiennent leur place dans les palais du
système de domination. Et Onfray occupe bien la sienne, au milieu de la
horde aboyante des « éditocrates » .
28
Désormais conseillers officiels des caciques contemporains, ils ont restreint
leur engagement de manière très efficace et tactique à l’accompagnement
intelligent des décisions initiées par la logique de l’ordre établi. Très
concrètement, ils sont à son côté. Clairement, ils collaborent. Ils se vautrent,
repus, comme des chiens de luxe sur les coussins des antichambres. En
dehors de la Cité interdite, il n’y a plus rien qui vaille pour eux… De là où ils
sont, ils figent l’évolution sociale par leur abstention politique volontaire,
dont ils ont fait une profession de foi. En sortant volontairement du processus
dynamique d’auto-organisation sociale, en refusant de tenir leur rôle
progressiste, ils donnent du temps à la dictature des possédants et des
hommes de pouvoir. Il suffit de se souvenir, par exemple, du rôle absolument
déterminant de Montesquieu, Voltaire et Rousseau – sans citer tous les autres
– dans l’élaboration collective par le peuple français d’une réflexion critique
et d’un appel à la lutte contre l’Ancien Régime, pour se convaincre du rôle
joué par les intellectuels combattants dans tout processus de changement
radical.
Au contraire de ces modèles anciens, le vrai engagement des faux
intellectuels d’aujourd’hui, c’est l’assistance, le service après-vente de la
société de domination qu’ils accepteront même, parfois, de critiquer en
paroles en veillant bien à ce que personne ne s’avise de vraiment chercher à
la détruire. L’engagement des intellectuels ne consiste plus à dénoncer les
abus ni à soutenir, par leur présence effective sur les lieux de la lutte, les
revendications populaires, pas plus que de descendre dans la rue pour défiler
avec des travailleurs licenciés. Finies, ces valises bourrées de tracts et de
journaux qui auraient pu coûter la vie à Camus ; honnies, les interventions
devant la régie Renault pour appeler à la jonction étudiants-travailleurs
comme le fit Sartre.
Désormais c’est le retour des clercs : chaperons des grands de ce monde, ils
se sont engagés à leur côté pour les aider à prendre de « bonnes décisions »
pour bloquer l’évolution politique, a fortiori la révolution sociale. C’est le
vieux rêve des « rois philosophes » ou des « philosophes-rois » de Platon,
fuyant nuitamment son ancien protecteur, le tyran Denys de Syracuse, ou
d’Aristote, précepteur d’Alexandre le Grand qui devint un ivrogne hors pair
et un conquérant sanguinaire ! Quant à ceux qui, drapés dans un
anticonformisme de bazar, se disent libres, libertaires même, ils diffusent à
tout-va le poison du scepticisme et distillent le vaccin de l’inaction, parce que
ce qui importe, c’est le bonheur individuel… Ils ont même théorisé leur refus
de participation à toute forme de lutte en se couvrant le visage du masque de
l’intellectuel solitaire, à part, irrécupérable. Onfray, dans cette perspective,
aime à citer en permanence la phrase de Nietzsche : « il m’est odieux de
suivre autant que de guider ». Cela lui permet de mieux justifier son
abstentionnisme dans la lutte sociale.
En effet, quelle trivialité, quelle vulgarité que de penser qu’un intellectuel
pourrait porter des banderoles, comme un militant de base. Il est tellement
plus intéressant de disserter urbi et orbi, soit sur le perron de l’Élysée, pour
conseiller l’intervention en Lybie comme le fit Bernard-Henri Lévy, soit sur
une scène de théâtre à la manière d’Onfray, pontifiant sur le rire de
Démocrite, soit encore à la télévision, comme tous le font, véritables relais de
la propagande des gouvernements, toujours avides de traducteurs savants et
de cautions morales !
Toujours preneur d’une belle déclaration sur le mode de la pensée hédoniste,
de la philosophie du care ou du « droit-de-l’hommisme », le système de
domination – comme l’appelle Herbert Marcuse – récompense sa meute en
lui donnant l’exclusivité du commentaire médiatique. Si bien qu’on ne voit
plus que des intellectuels pantins, autoproclamés experts, qui montent en
chaire pour distribuer le nouvel opium de l’abstention politique
révolutionnaire. Au lieu de catalyser, avec leurs analyses déconstruites, ils
paralysent.
C’est pourquoi dans le domaine de la lutte sociale et politique aussi le
suranarchisme doit s’appuyer sur les acquis de la science contemporaine pour
tenter de définir un autre statut pour l’intellectuel, en ces temps où la masse
des opprimés grandit sans cesse et s’enfonce dans la précarité et l’angoisse, à
une époque où la résistance, lentement, prend corps. Au lieu de pérorer sur
les figures noires et de conseiller aux clients de Leader Price de soigner leur
exclusion sociale par un hédonisme salutaire en prenant un bon repas
gastronomique et gastrosophique, notre nouveau mandarin ferait bien d’aller
faire un tour sur un piquet de grève. Pas pour donner une leçon au prolétariat,
mais pour apprendre et pour échanger. Pour tenir sa place dans le mouvement
social d’auto-organisation.
Comme on l’a vu plus haut, ce concept est tout à fait opératoire dans le
domaine de la réflexion sociale. L’auto-organisation fonctionne depuis la nuit
des temps : les hommes tentent constamment des regroupements. Ces
regroupements forment des sociétés. D’autres regroupements les détruisent et
les remplacent. Certains fonctionnent, d’autres pas du tout, d’autres un peu
seulement… Cette « auto-organisation forte » dont nous parlent les
scientifiques contemporains apparaît lorsque des formes nouvelles de
regroupement surgissent non du néant, mais de la dynamique même du
regroupement. Il s’agit en fait d’un processus matériel en marche,
homologue, analogue à celui décrit dans les domaines déjà évoqués des
sciences « dures ». Il est à l’œuvre aussi dans les sociétés humaines. Dans ce
cadre encore plus complexe, l’intentionnalité des éléments humains doués de
conscience joue un rôle dans le passage au nouvel agrégat. C’est pourquoi la
présence de philosophes, c’est-à-dire de gens dont le métier est de réfléchir
sur la réalité à côté de ceux qui sont dans la réalité, ne peut qu’être salutaire
au devenir du regroupement. Non pour les diriger, mais plutôt pour les
accompagner en apportant la tension supplémentaire qui permettra le saut
vers une structure plus élaborée, plus efficace.
En fait, si le système de domination produit tous ces efforts pour séparer
l’intellectuel des luttes du peuple, c’est pour organiser une perte de temps,
pour ralentir la formation de nouveaux agrégats sociaux. Dans le domaine
politique et social, le système dominant, en extrayant les catalyseurs,
empêche la réaction chimique d’aller jusqu’au moment suivant de son
évolution. C’est d’ailleurs ce qui se passe avec les universités populaires
d’Onfray qui ne catalysent rien du tout, aucune lutte. Ce sont des formes
d’auto-organisations « triviales », « faibles » qui ne dérangent en rien le
système parce qu’elles sont totalement prédictibles. On est certain qu’aucun
changement radical au plan social, aucune structure politique nouvelle ne
sortira d’un cours de l’université populaire de Caen. Elles font songer au
regroupement de deux molécules d’hydrogène avec une molécule
d’oxygène : à tout coup il en sortira une molécule d’eau, mais comme le
rappelle Henri Atlan, ce n’est qu’une forme d’auto-organisation de basse
intensité. Le système de domination peut donc tranquillement laisser perdurer
ce genre d’expression sociale, faussement rebelle et illusoirement alternative.
Pourtant, depuis Bakounine ou Rosa Luxemburg – qu’Onfray condamne
comme trop violents –, on sait que l’auto-organisation « forte », celle des
luttes populaires, est le ressort même des changements radicaux. L’évidence
s’impose : lorsque des intellectuels révolutionnaires prennent le risque de
mesurer la représentation qu’ils ont du monde à la réalité, lorsqu’ils se
mettent à l’écoute de cette réalité même, les mécanismes de « l’auto-
organisation forte » fonctionnent ; les exemples fourmillent. L’Internationale
a eu Marx, Engels, Eugène Varlin et Bakounine. La social-démocratie
allemande a eu Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. La social-démocratie
russe a eu Lénine, Trotsky, Boukharine. Les Cubains ont eu Castro et
Guevara, les Vietnamiens Hô Chi Minh et Giap.
On peut d’ailleurs – et on doit – porter un jugement critique sur les sociétés
qui en ont découlé, pour faire progresser la représentation possible d’un
avenir meilleur à construire ensemble. Mais il ne saurait être question de
porter des anathèmes dionysiaques à la manière d’Onfray sur les
accouplements des révolutionnaires avec Thanatos. Les échecs historiques ne
peuvent pas justifier l’abstention gastrosophique.
Le suranarchisme propose donc aux intellectuels de se mettre au service des
luttes du peuple. Cette idée recouvre des réalités toujours nouvelles, car la
réalité est toujours en mouvement. Les situations sociales n’ayant cessé de
s’aggraver depuis quarante ans, les besoins des gens simples – en termes de
prise de conscience de leur situation réelle et d’invention d’une nouvelle
société – n’ont cessé de s’accroître. Les travailleurs licenciés des usines
délocalisées ont besoin de figures pensantes, non pour apprendre à penser,
mais pour réfléchir ensemble à l’interaction possible des intelligences, pour
les organiser, les structurer et vaincre. Comme dans le monde des particules
ou de la biologie, le regroupement s’auto-organise sur la base de la tension
interne créée par l’arrivée d’un autre élément, qui renforce la tendance
ordonnatrice et produit une nouvelle structure. Les schémas de la complexité
propres à la société humaine s’enclenchent alors. L’intention, la conscience,
la volonté de tous et de chacun y jouent un rôle.
Il faut, dans cette perspective, être capable de proposer un spontanéisme
politique nouveau, repensé en terme d’auto-organisation dans le cadre de la
théorie de la complexité. L’anarchisme moderne et non postmoderne doit
pouvoir constituer une base de sa philosophie de l’action politique en évitant
le faux débat entre « organisation » et « non-organisation ». Bakounine,
souvent présenté comme l’un des premiers théoriciens du spontanéisme, a
passé sa vie à créer des groupes, des organisations ! Rosa Luxemburg, qui
refusait à Lénine le droit de diriger les masses en révolte, a écrit des centaines
de lignes sur la nécessité d’une organisation révolutionnaire pour mener les
combats tout en évitant la dictature d’un parti révolutionnaire hégémonique . 31

Le débat que le nouveau spontanéisme pose est le suivant : l’intellectuel a-t-il


ou non le devoir de participer au processus matériel d’auto-organisation qui
fait que s’il est avec un piquet de grève devant une usine occupée, derrière
des pneus en feu, il se passe quelque chose de plus que s’il n’est pas là ?
Le suranarchisme propose de considérer que le rôle de l’intellectuel dans le
processus d’auto-organisation complexe des luttes est de faire gagner du
temps, d’aider à aller plus vite. Sans enseigner, sans pérorer, sans même
diriger, il tient son rôle : « avec » et pas « en dehors », « pour » et non pas «
contre », « au même niveau » et pas « au-dessus ». « Dedans », tout
simplement.
L’honneur de l’intellectuel, sa principale utilité sociale, du fait de son statut
particulier dans la construction de la conscience collective du groupe, s’est de
se mettre au service du peuple, et non à celui de l’ordre établi.
On attend de voir Onfray descendre de sa petite tour médiatique pour prendre
le risque de se rendre derrière ces banderoles qu’il méprise, ces cégétistes
qu’il abhorre, ces travailleurs en grève qui casse-croûtent, accoudés sur un
bidon de fuel en parlant des matchs de foot de la veille. Même s’ils lui font
peur avec leur capacité de réfléchir sans lui, de se réunir sans le prévenir, de
se mettre en grève sans lui en demander la permission, de se rassembler sans
lui donner la présidence, de manifester le jour de leur choix… Et s’ils
gagnent, Onfray, pour une fois, serait vraiment joyeux, parce qu’il aurait
gagné avec un groupe et non comme un individu absolu, dévoré par
l’inquiétude inhérente à sa singularité radicale.
Qu’il abandonne le masque de l’intellectuel maudit, du grand solitaire, façon
Zarathoustra, pour se joindre aux vraies luttes du peuple et à celles et ceux
qui tentent de les accompagner. La figure du philosophe solitaire n’est que
trop profitable au système de domination. Elle sent trop son Platon, son
moine copiste, son clerc. Elle permet trop de fuites, de démissions, et de refus
de participer aux mouvements de luttes concrètes. Le devoir d’un penseur
authentique est aujourd’hui de se débarrasser de ce masque pour retrouver le
sens de ce que Kropotkine appelait l’entraide et qui – a minima – doit être
celui de la sociabilité. La sociopathie est la grande maladie de l’intellectuel
moderne, c’est aussi la névrose psychique dont le suranarchisme pratique
entend être le remède.
Mais pour cela il lui faudra laisser là la méfiance qui définit son mode
d’existence ancien. Il devra oser aller vers les autres, voir en eux l’universel
et non, sans cesse, des différences infinies et insurmontables, des « figures
noires », « crépusculaires », des « prêtres habités par le ressentiment et
l’esprit de vengeance », là où il n’y a que des gens qui veulent lier
raisonnement et action pour faire changer les choses dans un sens qui
représente mieux l’intérêt général de l’espèce humaine.
Viser la constitution de liens d’amitiés
« Ne pas craindre d’avoir des amis ou des compagnons différents de soi. » Le
cinquième remède suranarchiste est à la frontière de l’éthique et de la
politique. Il propose, pour sortir de la solitude individualiste, de constituer
des amitiés, y compris à l’extérieur de l’entre-soi et des petits cercles
concentriques dans lesquels l’individualiste postmoderne aime à s’enfermer.
Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote insiste sur l’idée que le sage ne vit
pas d’une pure autarcie de la pensée, car « pour quiconque vit en solitaire
l’existence est pénible » . Il n’est pas seul au monde, enfermé dans sa sphère
32

conceptuelle, prisonnier de la muraille d’idées qu’il a construite autour de lui.


Au contraire, Aristote, partant du constat de la dimension naturellement
sociale de l’homme – comme le feront après lui Proudhon, Bakounine et
Kropotkine – considère que l’amitié, vertu privée, est un pont vers un autre
type de relation constructive, la concorde au plan de la vie politique : « la
concorde paraît donc être une amitié politique »33. En passant de l’amitié
comme eros ou philia, à l’amitié comme concorde, omonoia, le Stagirite
tente de dépasser la conception beaucoup plus individualiste de son maître
Platon. L’amitié est certes une vertu élective, parce que l’on choisit ses amis,
mais ce n’est pas une vertu sélective, aristocratique : le sage ne choisit pas ses
amis parmi la communauté des géomètres ni des penseurs d’exception. Aussi
ne peut-on s’accorder avec la théorie onfrayenne de l’amitié comme vertu
« aristocratique et asociale » .
34

Il y a d’ailleurs dans cette conception de l’amitié aristocratique beaucoup plus


de platonisme qu’Onfray, l’antiplatonicien, ne le pense. Dans ses cercles
hédonistes, il n’y a de place que pour les jouisseurs de l’existence, les
« Condottiere » en puissance, virtuoses du style, et autres êtres
d’« Exception ». « Le Condottiere dans sa dimension éthique est une énergie
en quête d’emploi, la réalisation d’un équilibre entre Dionysos, l’Exubérance,
et Apollon, la Forme. Le tout au profit d’une Belle Individualité, une
Exception » . Pour être l’ami du gastrosophe, il faut être le torero de sa
35

propre vie, le champion des transmutations et des métamorphoses en tout


genre. Il faut se montrer capable de transfigurer sa vie en une espèce d’œuvre
d’art protéiforme et romanesque : « le matador se fera démiurge, géniteur des
pointes et densités esthétiques » .36

Il s’agit là encore d’une conception élitiste erronée : les hommes ne sont pas
des êtres d’exception et il n’est pas juste de leur demander de le devenir. Une
déformation anarchiste individualiste mâtinée de nietzschéisme aristocratique
de plus. En réalité, l’amitié est une vertu sociale, c’est une des formes de la
solidarité nécessaire à la construction d’un nouveau type d’association
humaine. Elle nous ouvre aux autres sur un plan d’égalité. Elle fait disparaître
en nous le sentiment de l’amour propre, l’idée fausse que l’on est un être
d’exception, une singularité, une originalité à nulle autre pareille.
Bien loin de faire reculer en nous le sentiment d’appartenance à l’espèce
humaine, de nous enfermer dans le cercle étroit de petites communautés
d’esprit sclérosées, elle l’élargit au niveau d’une conception générale du
devenir-monde de l’humanité. « L’amitié danse autour du monde » , voilà la
37

vérité de l’hédonisme épicurien, et en aucun cas l’interprétation utilitariste


qu’en propose Onfray . Elle s’accomplit dans un universalisme à visée
38

cosmopolitique, et non dans une volonté de puissance transformée en volonté


de jouissance stirnero-nietzschéenne.
C’est cette conception universaliste de la philia qu’il faut viser, et non
l’amitié « dionysiaque » des individualistes jouisseurs d’eux-mêmes et autres
« narcissiques flamboyants ». Mais si l’on quitte l’idée fausse de Brassens
selon qui : « sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons/bande à
part sacrebleu c’est ma règle et j’y tiens » , il reste encore à savoir comment
39

construire cette philia politique qu’est l’omonoia, la concorde


aristotélicienne, pour parvenir ensuite jusqu’à l’universalisme épicurien de
l’amitié-monde. Autrement dit, comment s’allier, et avec qui travailler
lorsqu’on se réclame de l’anarchisme aujourd’hui ? Le parcours erratique
onfrayen, au plan politique, montre assez la difficulté de ce problème.
Comment éviter certaines formes de déceptions, de malentendus politiques ?
D’abord, peut-être convient-il d’agir sans légèreté ni dogmatisme. Lorsque
l’on travaille avec d’autres groupes que le sien, il convient de savoir faire
preuve de tolérance et de souplesse d’esprit. En matière de philia politique,
de concorde aristotélicienne, il nous semble que l’on prend ses amis comme
ils viennent. On ne leur fait pas grief d’être sur tel ou tel point en désaccord
avec nos convictions intimes. Car à ce petit jeu, les convictions intimes étant
souvent fort différentes, parfois contradictoires, on s’expose à se fâcher
souvent pour finalement ne rien faire d’efficace ni de réellement constructif
du point de vue de l’intérêt général.
S’il existe donc des divergences entre combattants sincères – que ce soit à
l’intérieur d’une organisation ou de l’une à l’autre –, autant chercher à les
régler par la discussion plutôt que par l’anathème asséné jusqu’à l’écrasement
de l’adversaire. Car l’unanimité est un rêve dangereux qui suppose que tous
doivent être convaincus. Elle est obtenue par la pression, le plus souvent.
Inutile et suspecte, elle n’est pas souhaitable. Chacun doit pouvoir garder le
droit de dire qu’il n’est pas d’accord, sans pour autant être voué au fer rouge
et à l’huile bouillante des nouveaux Torquemada du concept qui manient
l’invective et l’exclusion en réservant le plus souvent à leur propre camp
leurs traits les plus acérés. Comme le disait le mot d’ordre des Tupamaros en
lutte, « les mots nous séparent, l’action nous unit » .
40

Dans la perspective suranarchiste, on travaillera à multiplier les liens d’amitié


politique avec tous ceux qui se réclament d’un devenir révolutionnaire
collectif. On ne portera pas sur eux de jugement moral dirimant, on ne jouera
pas au petit Fouquier-Tinville de service, au flic de la pensée parce qu’une
phrase, ici ou là, ne nous plaît pas. Un suranarchiste peut être ami, au plan
individuel et au plan collectif, dans la lutte, avec un communiste ou un
socialiste, sans que cela pose problème et sans qu’il perde son identité.
L’objectif, c’est l’unité, non la division à l’infini en autant de chapelles qu’il
y a d’egos… Il ne faut pas continuer à vivre dans les mêmes vieilles haines
recuites depuis plus de soixante ans. S’il ne faut pas oublier – parce que la
réflexion critique sur les grandes expériences historiques constitue une source
inépuisable d’enrichissement théorique et pratique – il faut savoir tourner la
page. La dissolution autoritaire de l’Internationale par Marx est loin, tout
comme le soutien de Kropotkine au camp franco-anglais en 1914. Quant à la
guerre d’Espagne, elle est terminée. Les conditions qui ont amené la dispute
fratricide entre communistes libertaires et communistes autoritaires, ou entre
socialistes et anarchistes, ne sont plus d’actualité alors que celles qui ont
justifié l’existence d’un front républicain en Espagne – essentiellement la
progression des mouvements fascistes – sont en train de revenir au premier
plan.
Il faut donc savoir dépasser ses propres certitudes, ses convictions intimes,
pour aller vers les autres. Il faut retrouver le sens de l’omonoia
aristotélicienne, de la concorde, et de la philia épicurienne, de la fraternité.
C’est à cette seule condition que l’anarchisme pourra briser le cercle qui a été
tracé autour de lui. Un suranarchiste s’associera donc avec toutes celles et
ceux qui organisent une politique de résistance active au système de
domination. Il prendra sa place au milieu des autres individus en lutte, sans
chercher particulièrement à théâtraliser son intimité, ni à paraître comme le
Condottiere de sa vie, le matador de son existence. Rechercher l’unité,
construire des solidarités, rester ferme sur les principes et les objectifs, mais
préserver le débat, régler la contradiction à l’intérieur du groupe pour
permettre à celui-ci de croître, de se structurer, d’agir collectivement et de
vaincre ensemble. Telles sont les tâches dont les livres d’Onfray cherchent à
nous détourner, page après page, depuis des années. Cette imposture n’a que
trop duré. Et puisqu’il n’aime pas les idoles, puisqu’il appelle à les briser
toutes, qu’il accepte de voir la sienne voler en éclats.
NOTES

Introduction

1. Célébration du génie colérique tombeau de Pierre Bourdieu, Galilée,


2002, est un hommage rendu à Pierre Bourdieu après sa mort. Michel Onfray
répond directement, dans cet ouvrage, aux qualificatifs peu élogieux des
éditorialistes qui avaient suivi la mort du sociologue.
2. Voir La Sculpture de soi, la morale esthétique, Le Livre de Poche, 1993,
pp. 54-55. Michel Onfray fait l’apologie du concept de l’anarque développé
par Jünger. « L’anarque durcit le rebelle, il l’achève ». Ainsi la figure de
l’anarque est présentée, à côté de celle de l’unique de Stirner et du samouraï
comme un modèle éthique susceptible de nourrir la pensée anarchiste et
rebelle…
3. Michel Onfray a collaboré au journal satirique Siné Hebdo, dirigé par le
dessinateur Siné, du 10 septembre 2008 au 28 avril 2010.
4. Dans un article publié dans Le Figaro, « FOG et Michel Onfray : et dieu
dans tout ça ? », disponible sur internet, Michel Onfray se présente
clairement comme l’ami de Franz-Olivier Gisbert et dialogue
complaisamment avec lui. http://www.lefigaro.fr/livres/2012/01/11/03005-
20120111ARTFIG00717-fog-et-michel-onfray-et-dieu-dans-tout-ca.php
5. Voir La Philosophie féroce, Galilée, 2004, où Michel Onfray déclare « Je
tiendrais plutôt pour le port du voile et contre l’islam ». Il s’agit d’un genre
de proposition auto-contradictoire, typiquement nietzschéenne, dont Onfray
se régale et nous régale, par la même occasion, en permanence…
6. Dans Le Post-anarchisme expliqué à ma grand-mère, Galilée, 2012, p. 91
Onfray dénonce les anarchistes et « leurs actions confinées à la distribution
de tracts, à la confection d’un journal confidentiel – ou d’un site aujourd’hui
–, aux bombages, aux confections de banderoles, à la fabrication de slogans,
à la participation aux défilés dans lesquels on brise le monde, certes, avec des
mots, bien sûr, sur le mode négatif et négateur, évidemment, mais dans
lesquels le ressentiment prend une part majeure, les passions tristes menant le
bal libertaire ».
7. André Comte-Sponville, Le Capitalisme est-il être moral ?, Albin Michel,
2009.
8. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, le Livre de Poche, 1992.
9. Clément Rosset, L’Objet singulier, éditions de minuit, 1979, « Considérons
par exemple un camembert posé sur mon assiette. Son aspect, sa couleur, sa
pâte sont caractéristiques ; son parfum et sa saveur, lorsque j’y goûte,
confirment aussitôt la nature de son identité. Je puis donc déclarer, sans
aucun risque d’erreur : voilà du camembert ». Quelle puissante vérité !
Source, à n'en pas douter d'un renouveau de l'ontologie de Parménide... Voilà
la philosophie devant laquelle de jeunes intelltectuels postmodernes
s'esbaudissent.
10. Le seuil de pauvreté est de 964 euros mensuels.
http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF04405
le nombre de personnes vivant sous ce seuil est de 8617000, soit 14,1 % de la
population http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF04406
11. Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, rédigé en 1830-31,
publié en 1864, traduction Dominique Miermont, éditions de minuit, 1998, p.
60 « ultime stratagème. Si l’on s’aperçoit que l’adversaire est supérieur et que
l’on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et
grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle
(puisqu’on a perdu la partie) pour passer à l’adversaire, et à l’attaquer d’une
manière ou d’une autre dans ce qu’il est : on pourrait appeler cela
argumentum ad personam pour faire la différence avec l’argumentum ad
hominem ». Schopenhauer considère que l’argument ad hominem vise encore
le contenu du discours ou de la thèse de l’adversaire, tandis que l’argument
ad personam s’en prend directement à l’individu.
12. Michel Onfray, Le Ventre des philosophes, Critique de la raison
diététique, Le Livre de Poche, 1989, préface, p. 12.
13. Michael Paraire, Comprendre les grands philosophes, éditions de
l’Épervier, 2012.
14. Le Post-anarchisme expliqué à ma grand-mère, Galilée, 2012, p. 77
15. Par révisionnisme nous entendons au sens du Petit Robert, édition de
1986, p. 1709, la « position idéologique préconisant la révision d’une
doctrine politique dogmatiquement fixée ». À l’époque de Lénine et Rosa
Luxemburg, c’est Bernstein qui proposait de réviser le contenu
révolutionnaire de la pensée de Marx, pour le dissoudre dans une position
réformiste, opportuniste, anti-révolutionnaire. C’est pourquoi le
révisionnisme est défini également par le Petit Robert comme « position
idéologique de socialistes qui préconisent de réviser, en fonction de
l’évolution politique, économique et sociale ultérieure, les thèses
révolutionnaires de Marx et de Lénine ». Dans le cas d’Onfray il s’agit de
réviser la doctrine de pensée anarchiste. Mais le projet d’Onfray est plus
vaste. Il propose également de réviser le contenu de l’histoire de la
philosophie ainsi que de l’histoire du XXe siècle, en se fondant sur une
relecture nietzschéenne, déconstruite et postmoderne des faits et des textes.
Cependant, le révisionnisme d’Onfray n’est aucunement à entendre au sens
contemporain d’une théorie de la relecture de l’histoire concluant à la
négation des camps de la mort. Comme nous le précisons en introduction à
notre deuxième partie, Onfray n’est ni antisémite, ni révisionniste en ce sens-
là, pas plus qu’il n’est négationniste. Il n’en demeure pas moins que sa
compréhension des faits et des textes est totalement erronée, déformée par
l’utilisation de sa méthodologie sainte-beuvienne et nietzschéenne, de sa
pensée anti-conceptuelle, par figures.
16. Garcia Oliver (1901-1980) : Membre de la CNT, militant anarchiste très
actif, il fut, avec Durruti, l’un des créateurs du groupe Los Solidarios et
participa à de nombreuses actions contre les « pistoleros », qui assassinaient
les syndicalistes et les ouvriers pour le compte du patronat. Planificateur de
plusieurs projets d’attentats contre Mussolini, Alphonse XIII etc., il fut
condamné à dix ans de prison en 1928, mais obtint sa libération après la
proclamation de la République en 1931. Favorable à une prise de pouvoir
directe par les militants anarchistes lors du processus révolutionnaire, et à
l’instauration d’institutions et de lois permettant d’établir le communisme
libertaire, son point de vue demeura malheureusement minoritaire au sein du
mouvement libertaire. Responsable de la formation des cadres militaires,
organisateur de la colonne Los Aguiluchos de la FAI, il joua un rôle
déterminant dans l’écrasement du soulèvement militaire à Barcelone en 1936.
Nommé ministre de la justice en novembre 1936, il s’exila au Mexique en
1941 où il continua d’organiser la lutte armée contre le franquisme. Garcia
Oliver est l’auteur de Le Fascisme international et la guerre anti-fasciste
espagnole (Barcelone, 1937), et d’une autobiographie passionnante L’Echo
des pas (Barcelone, 1978).
17. Buenaventura Durruti (1896-1936) : Membre de la CNT, ami de Ascaso
et de Garcia Oliver, il fonda avec eux en 1922, le groupe Los Solidarios dont
le but était d’abattre les tueurs à gage du patronat et de l’État, de maintenir les
structures syndicales de la CNT en proie à une très violente répression et de
constituer une Fédération anarchiste solide, la future FAI. Impliqué dans
l’exécution du cardinal Soldevilla qui finançait les « pistoleros » et avait fait
assassiner le militant anarchiste Salvador Segui, il fut contraint, en 1924, de
quitter l’Espagne pour l’Argentine, où il organisa un certain nombre de
braquages de banque afin de financer le mouvement libertaire. Emprisonné
en France pour avoir tenté d’assassiner le roi Alphonse XIII, il fut finalement
libéré, grâce aux nombreuses interventions de Louis Lecoin en sa faveur. À
son retour en Espagne en 1931, il fut à nouveau emprisonné, avec Ascaso,
sous l’accusation de tentative d’assassinat contre la personne d’Alphonse
XIII, puis relâché suite à une grève générale massive. Plusieurs fois
emprisonné dans la période 1931-1936, il devint avec les événements de
juillet 1936, l’une des grandes figures de la Révolution. Avec sa colonne, la
fameuse Colonne Durruti, il participa à de nombreux combats contre les
militaires fascistes, mais ne parvint pas à reprendre Saragosse. Il mourut
pendant la défense de Madrid en novembre 1936, dans des conditions
demeurées obscures.
18. Durruti dans le labyrinthe, Miguel Amoros, traduction Jaime Semprun,
Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2007.

Chapitre 1 : Michel Onfray l'Anti-philosophe


1. Michel Onfray, Le Ventre des philosophes, op.cit., p. 83
2. Les références à tout ou partie des événements de sa vie sont présents en
introduction ou en préface de la plupart des ouvrages de Michel Onfray. On
les retrouve également dans les reportages qui lui sont consacrés : Michel
Onfray, la vie philosophique de Viginie Verrier, Frémaux et associés, 2011 ;
Michel Onfray, philosophe ici et maintenant, de Elisabeth Kapnist, Arte
france, 2008.
3. Michel Onfray, La Sculpture de soi, la morale esthétique, op.cit., p.58
4. Michel Onfray, La Sculpture de soi, la morale esthétique, op.cit., p.59
5. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome III, Les Libertins
baroques, Grasset, 2007, pp. 297-300
6. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome III, op.cit., pp.
297-300
7. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome III, op.cit., pp. 13-
36
8. Michel Onfray, La Pensée de midi, archéologie d'une gauche libertaire,
Galilée, 2007, p. 19
9. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome III, op.cit., p. 244
10. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome III, op.cit., p.267
11. Idem
12. Idem
13. Ibidem, p.269
14. Michael Paraire, Comprendre les grands philosophes, Editions de
L’Epervier, 2012, pp. 69-88
15. Spinoza, Ethique, traduction Rolland Caillois, Gallimard, 1954, partie IV,
introduction.
16. Spinoza, Ethique, op.cit., partie V, propositions 25,32,42.
17. Epictète, Manuel, proposition 5, traduction R. Létoquart et Claude
Chrétien, Hatier, 1988
18. Cité par Sébastien Charles, dans La Philosophie française en question, Le
Livre de poche, 1999, p.232
19. Michel Onfray, Politique du rebelle, traité de résistance et
d’insoumission, Le Livre de Poche, 2001, pp.69-88
20. Michel Onfray, La Sculpture de soi, la morale esthétique, op.cit., pp.25-
63
21. Sur la référence à la préface de Nietzsche au Gai savoir - comme symbole
d'une révolution en philosophie et comme source exclusive de la méthode
onfrayenne - voir Michel Onfray, La Raison gourmande, philosophie du goît,
Livre de poche, 1995, p.241 ; Physiologie de Georges Palante, pour un
nietzschéisme de gauche, Le livre de poche, 2002, p.13 ; Contre-histoire de
la philosophie tome I, Les Sagesse antiques, le Le Livre de poche, 2006, p.25
; Contre-histoire de la philosophie tome VII, La Construction du surhomme,
le Livre de poche 2011, p.190 ; Dans L'Ordre libertaire, la vie philosophique
d'Albert Camus, Flammarion, 2012, p. 98, Michel Onfray signale que la
préface au Gai savoir de Nietzsche est nourrie de la lecture de Sainte-Beuve
mais ne dit pas en quoi, pas plus qu'il ne signle en quoi sa propre méthode de
lecture est strictement sainte-beuvienne.
22. Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu 1938 voir aussi L’Eau et les
rêves, 1942, L'Air et les songes (1943), La Terre et les rêveries du repos
(1948).
23. Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, 1954 et aussi Poésie et
profondeur, 1955
24. Lucien Goldmann, Le Dieu caché 1955 et Pour une sociologie du roman
1964
25. Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, 1963 et
L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine 1957
26. Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique ? Critique et
objectivité, 1966. Le thème du « moment fondateur » chez Doubrovsky
renvoie directement à la théorie de l’ « hapax existentiel » chez Onfray.
Doubrovsky propose d’étudier l’œuvre comme « objet esthétique », de la
comprendre dans « sa réalité (...) documentaire » et d’y rechercher «
l'expression (...) d'une expérience métaphysique ». Onfray s’inscrit totalement
dans cette perspective méthodologique, pourtant il ne cite jamais cet auteur...
27. Michel Onfray connait parfaitement ces auteurs, à qui il emprunte de-ci
de-là quelques idées, sans jamais les citer vraiment d'ailleurs : recherche du
moment fondateur, mythe personnel, analyse psychanalytique. Il n'est pas
exclu de ce fait qu'il ait trouvé dans la partie finale du livre de Doubrovsky
quelques uns des éléments de psychanalyse existentielle, bien que dans le
Manifeste hédoniste, il ne fasse référence qu'à Sartre : " La synthèse
s'effectue sur le prinicpe ébauché par Sartre : la psychanalyse existentielle."
éditions Autrement, 2011, p. 12. L'imposture méthodologique est donc
double : Nietzsche masque Sainte-Beuve et la référence à Sartre voile
l'emprunt à Doubrovsky.
28. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, « Pierre Corneille, 1828 ». Œuvres
choisies de Sainte-Beuve, notice biographique et littéraire par Maurice
Hervier, Delagrave, 1926, p.74
29. Michel Onfray, Le Désir d’être un volcan, journal hédoniste, Le Livre de
Poche, 1996, p. 340
30. Michel Onfray, Le Désir d’être un volcan, op. cit., p. 340
31. Michel Onfray, Manifeste Hédoniste, op. cit., p. 11
32. Michel Onfray, Le Désir d’être un volcan, op. cit., p. 344
33. Sainte-Beuve, Lundis, «M. de Balzac, 2 septembre 1850 ». op. cit, p.216
34. Cité par Sébastien Charles, dans La Philosophie française en question,
op. cit, p.232
35. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, « Chateaubriand jugé par un ami intime
en 1803, 21-28 juillet 1862 ». op. cit, p.351
36. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome I, Les Sagesses
antiques, le Livre de poche, 2006, p.62
37. Ibidem, p.140-142
38. Ibidem, p.204
39. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome II, Le
Christianisme hédoniste, le Livre de poche, 2006, p.53-56.
40. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome III, op.cit., p.246
41. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome VI, les
Radicalités existentielles, Le Livre de Poche, 2009, pp. 191-194.
42. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome V,
L’Eudémonisme social, Le Livre de Poche, 2008, p.85.
43. Ibidem, p.198.
44. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome VII, La
Construction du surhomme, Le Livre de Poche, 2011, p. 277
45. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op.cit.,
p.49
46. Michel Onfray, Le Ventre des philosophes, critique de la raison
diététique, op.cit., p. 29, citation de Brillat-Savarin extraite de sa Physiologie
du goût.
47. Ibidem, p. 51.
48. Ibidem, p. 47.
49. Ibidem, p. 107.
50. Michel Onfray, L’Art de jouir, pour un matérialisme hédoniste, Le Livre
de Poche, 1991, p 27.
51. Ibidem, p. 40.
52. Ibidem, pp. 59-61.
53. Nietzsche, Lettre à Peter Gast, 3, IX, 1883, Christian Bourgois,
traduction L. Servicien.
54. Michel Onfray, L’Art de jouir, pour un matérialisme hédoniste, op.cit. , p
66.
55. Ibidem, pp. 13-20. Voir aussi, Le Ventre des philosophes, op.cit., pp. 17-
18.
56. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, « Chateaubriand jugé par un ami intime
en 1803, 21-28 juillet 1862 ». op. cit., p.347
57. Ibidem, p.349
58. Idem, p.349
59. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome I, op.cit., p.62
60. Ibidem, p.62
61. Michel Onfray, La Sagesse tragique, du bon usage de Nietzsche, Le Livre
de Poche, 2006, p. 46
62. Frédéric Nietzsche, Aurore, Aphorisme 206, "L’ état Impossible",
traduction Henri Albert, Mercure de France, 1901.
63. Frédéric Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, flanneries inactuelles,
Aphorisme 40, La Question ouvrière, traduction Henri Albert, Mercure de
France, 1901.
64. Frédéric Nietzsche, Aurore, Aphorisme 163, "Contre
Rousseau", traduction Henri Albert, Mercure de France, 1901.
65.Domenico Losurdo, Nietzsche philosophe réactionnaire, Delga, 2007
p.39-48.
66. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne,
Grasset, 2010, pp.16-17.
67. Frédéric Nietzsche, Ecce homo, "Pourquoi je suis un destin", § 9,
traduction Henri Albert, Mille et une nuits,1996.
68. Spinoza, L’Ethique, partie 2, proposition 40, scolie 2 et proposition 41,
traduction Roland Caillois, Gallimard,1954, idées NRF.
69. Michel Onfray, La Sagesse tragique, du bon usage de Nietzsche, op.cit.,
p. 31
70. Michel Onfray, La Sagesse tragique, du bon usage de Nietzsche, op.cit.,
p. 16
71. Michel Onfray, La Sagesse tragique, du bon usage de Nietzsche, op.cit.,
p. 39
72. Michel Onfray, Manifeste hédoniste, op.cit., pp. 11-12
73. Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1983,
Flammarion, Champs sciences, p.30
74. Rudolf Carnap, Les Fondements philosophiques de la physique, Armand
Colin, 1973. La notion de "langage théorique" est très proche de ce que nous
appelons le "coeur rationnel" d'une théorie.
75. Michael Paraire, Comprendre les grands philosophes, éditions de
L’Épervier, 2012.
76. Dans la linguistique de Chomsky, la distinction entre structure
superficielle et structure profonde sert de base à l’analyse de la constitution
du sens des propositions, et à la compréhension du fonctionnement du
langage lui-même. Elle est développée notamment dans Le Langage et la
pensée, 1968. Nous l’utilisons ici dans un sens différent, de manière
analogique.
77. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome V, op.cit., p.334-
336.
78. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome IV, Les Ultras
des Lumières, Le Livre de Poche, 2007, pp 327-330.
79. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome VII, op.cit., pp.
361-364.
80. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne,
op.cit., p.38
81. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne,
op.cit., p.307.
82. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome VII, op.cit., p.
232.
83. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne,
op.cit., p.237-241
84. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne,
op.cit., p. 235
85. Michel Onfray, La Sagesse tragique, du bon usage de Nietzsche, op.cit.,
p. 124
86. Michel Onfray, La Sagesse tragique, du bon usage de Nietzsche, op.cit.,
p. 128
87. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, la vie philosophique d’Albert Camus,
Flammarion, 2012, p.207.

Chapitre 2 : Michel Onfray l'Anti-historien


1. Par "révisionnisme idéologique" nous entendons toute opération visant à
relire dans un sens contre-révolutionnaire, réformiste ou opportuniste une
théorie politique révolutionnaire constituée. La relecture de l’œuvre de Marx
par Bernstein est, en ce sens, révisionniste, comme l’atteste la définition du
Dictionnaire Petit Robert. Le révisionnisme d’Onfray porte sur les domaines
de l’histoire, de la philosophie et de la politique. Clairement hostile à la
révolution, il s’appuie sur la pensée par figures de Nietzsche, mais aussi sur
le sens profondément contre-révolutionnaire de l’œuvre de cet auteur, ainsi
que sur la méthodologie falsifiée de relecture postmoderne des faits et des
œuvres.
2. Frédéric Nietzsche, La Généalogie de la morale, traduction Henri Albert,
Mercure de France, 1900, I-16. Les commentateurs nietzschéophiles
devraient ouvrir les yeux sur le fait que la généalogie de la morale est une
théorie raciste et pseudo-scientifique, qui prétend que la morale est née d’une
guerre des races entres les faibles et les forts : les Juifs et les chrétiens contre
les Aryens et les Romains : « Rome sentait dans le Juif quelque chose comme
une nature opposée à la sienne, un monstre placé à son antipode ; à Rome on
considérait le Juif comme « un être convaincu de haine contre le genre
humain » et aussi « on devrait sans aucun doute considérer comme les
véritables instruments de la culture tous ces instincts de réaction et de
ressentiment par quoi les races aristocratiques, tout comme leur idéal, ont été,
en fin de compte , humiliées et domptées » GM, I-11.
La thèse de Nietzsche dans La Généalogie de la morale ou Le Gai savoir est
que la race des faibles aurait gagné – le tournant s’opérant lorsque l’empire
romain est devenu chrétien – ce qui expliquerait la décadence de la
civilisation occidentale… On voit bien que dans ces livres Nietzsche a tenté –
l’omniprésence, dans ces textes, du champ sémantique de la race, du sang et
de la biologie le prouve – d’appliquer à la morale et à l’histoire des sociétés
une forme de darwinisme social obscur et métaphorique. Ce faisant il a
ouvert la voie à une possible récupération de sa pensée par les fascistes et les
nazis. Le fait de déclarer que la Révolution française est juive nourrira la
réflexion propre aux auteurs d’extrême droite des XIXe et XXe siècles. De
même que sa dénonciation permanente des socialistes assimilés à des
tarentules dans Ainsi Parlait Zarathoustra, partie 2, "Des Tarentules"...
3. Domenico Losurdo, Le Révisionnisme en histoire, Albin Michel, 2006.
Dans cet ouvrage, Domenico Losurdo explique comment le révisionnisme
historique, fondé sur les analyses de François Furet et de Hannah Arendt,
procède à la destruction de la tradition révolutionnaire, notamment française
pp. 19-25 et pp. 43-59. Il montre aussi comment la pensée de Nietzsche a été
utilisée par les penseurs contre-révolutionnaires, y compris par Hitler qui a
cherché à reproduire le mouvement de pensée de Nietzsche : « L’Antéchrist
répond au Manifeste du parti communiste, tout comme Mein Kampf relève le
défi de L’État et la révolution [de Lénine] » p. 226
4. Domenico Losurdo, Le Révisionnisme en histoire, op.cit. p. 26
5. Ibidem, p. 90
6. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit. p.360
7. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit. p. 440.
8. Cité par Sébastien Charles, dans La Philosophie française en question,
op.cit. p.260.
9. La haine de Nietzsche à l’égard de la Révolution française et son amour
pour Napoléon sont une constante de son œuvre. On les retrouve dans La
Généalogie de la morale I-16, mais aussi dans Le Gai savoir livre 5,
aphorisme 362, « C’est à Napoléon que nous devons de pouvoir pressentir
aujourd’hui une succession de siècles guerriers qui seront sans égaux dans
l’histoire ; c’est à lui que nous devons d’être entrés dans l’âge classique de la
guerre, la guerre scientifique en même temps que nationale, la guerre en
grand (par les moyens, les talents et la discipline), que les siècles des siècles à
venir nous envieront avec respect comme un échantillon du parfait […] ».
10. Michel Onfray, Le Ventre des philosophes, op. cit., p. 59.
11. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit. p.364
12. Saint-Just, Discours du 13 novembre 1792.
13. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit. p.364
14. Saint-Just, Discours du 26 février 1794, cité dans Au Cœur de la
Révolution française, éditions de l’Epervier, 2012 p. 216. « En 1778, Louis
XVI fit immoler huit mille personnes de tout âge, de tout sexe, dans Paris,
dans la rue Mêlée et sur le Pont-Neuf ».
15. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit. p.364
16. Saint-Just, Discours du 8 juillet 1793. À la fin de ce discours Saint-Just,
se faisant le rapporteur du Comité de salut public, propose de déclarer, par
décret, traîtres à la patrie Buzot, Barbaroux, Gorsas, Lanjuinais, Salle,
Louvet, Bergoing, Biroteau, Pétion (article premier) et de décréter
d’accusation Gensonné, Guadet, Vergniaud, Mollevault, Gardien (article II).
17. Saint-Just, Discours du 13 mars 1794. Dans la nuit qui suivit ce discours
contre les « factions de l’étranger », les principaux chefs hébertistes, dits
ultra-révolutionnaires, furent arrêtés et envoyés à la Conciergerie. Il en fut
ainsi de Ronsin, Vincent, Hébert, Momoro, Ducroquet et du général Laumur.
18. Saint-Just, Discours du 31 mars 1794. Le décret d’accusation qui suivit ce
discours contre les dantonistes ou indulgents déclarait suspects d’avoir ourdi
une « conspiration tendant à rétablir la monarchie » : Camille Desmoulins,
Hérault, Danton, Philippeaux, Lacroix et Fabre d’Églantine.
19. Sur la trop grande sévérité de Saint-Just et de Robespierre, voir les
analyses dans Au Cœur de la Révolution française, Philippe et Michael
Paraire, op.cit. pp. 215-225 et pp. 257-268.
20. Michel Onfray, La Religion du poignard, éloge de Charlotte Corday,
Galilée, 2009, p. 43.
21. Ibidem, p. 63
22. Ibidem, p. 52
23. Ibidem, p. 58
24. Ibidem, p. 50.
25. Ibidem, p. 52.
26. Ibidem, p. 32.
27. Ibidem, p. 24.
28. Ibidem, p. 61-62. “Or la suite le prouva, Jean-Paul Marat n’était pas le
seul à jouir de ses accouplements avec Thanatos”.
29. Albert Soboul, Portraits de révolutionnaires, Messidor, 1986.
30. Spinoza, Lettre XXX à Oldenburg, traduction de Robert Misrahi,
Gallimard, La Pléiade, 1954. Le texte dit exactement : « Pour ma part, ces
troubles ne m’incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m’engagent
plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’est la nature humaine ». La
maxime est généralement rendue comme nous le faisons.
31. Gérard Walter, Marat, Albin Michel, 1933, p. 340-341 : « L’avant-garde
révolutionnaire lui devenait de plus en plus étrangère. On le tient 31. Gérard
Walter, Marat, Albin Michel, 1933, p. 340-341 : « L’avant-garde
révolutionnaire lui devenait de plus en plus étrangère. On le tient à l’écart de
toutes les entreprises, de tous les « coups de main » qui se préparent. (…)
L’incident qui eut lieu quelques jours après à la convention nous permet de
constater combien étrange et paradoxale apparaissait alors la situation de
Marat ».
32. Michel Onfray, La Religion du poignard, op.cit., p. 57.
33. Philippe et Michael Paraire, Au Cœur de la Révolution française, op.cit.,
pp. 163-166
34. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome IV, Les Ultras
des Lumières, op.cit., p.303
35. Robespierre, Discours contre le décret dit du Marc d’argent, avril 1791,
où l’on voit qu’il est opposé au suffrage censitaire : « Sur la nécessité de
révoquer les décrets qui attachent l’exercice des droits du citoyen à la
contribution du marc d’argent ou d’un nombre déterminé de journées
d’ouvrier ».
36. Louis Barthou, Mirabeau, Hachette, 1918.
37. Brissot (1754-1793) : Homme politique influent, chef du groupe des
Girondins, il se disputa avec Robespierre et les autres Montagnards sur la
question de la guerre. Il fut exécuté en octobre 1793.
38. Philippe et Michael Paraire, Au Coeur de la Révolution française, 38
Philippe et Michael Paraire, Au Cœur de la Révolution française, op.cit., pp.
240-250.
39. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome IV, op.cit., p.
302. Onfray ouvre sa synthèse sur la Révolution française par le titre « À
mort les philosophes ! » : on ne peut faire plus gros contresens sur l’analyse
de la période, car le souvenir des philosophes était omniprésent dans la tête
de chacun des acteurs de la Révolution.
40. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome IV, op.cit., p.
303.
41. Camille Desmoulins, Jean-Pierre Brissot démasqué et Histoire secrète de
la Révolution.
42. Philippe et Michael Paraire, Au Cœur de la Révolution française, op.cit.,
pp. 269-272.
43. Frédéric Nietzsche, La Généalogie de la morale, op.cit., III-12, p. 178 et
III-25 p. 235-236.
44. Michel Onfray, Le Songe d’Eichmann, précédé de un kantien chez les
nazis, Galilée, 2008, p. 15
45. Ibidem, p.17
46. Ibidem, p.27
47. Ibidem, pp. 32-33
48. Ibidem, p. 34
49. Ibidem, p. 29
50. Cité par Domenico Losurdo, Le Révisionnisme en histoire, op. cit., p. 49.
Pour une analyse très sérieuse des positions politiques de Kant, on lira du
même Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée
politique de Kant, Presses universitaires de Lille, 1993.
51. Alain Renaut, Kant aujourd’hui, chap. IX-1, « Kant et la Révolution »,
Flammarion, pp. 444-446.
52. Ibidem, pp. 447-453.
53. Ibidem, p. 441.
54. Au fond, d’ailleurs, il n’y a pas véritablement d’évolution dans la pensée
d’Onfray entre ces trois ouvrages, mais de simples variations sur le thème du
génie injustement traité. La Sagesse tragique insiste sur l’idée que les
lectures hostiles à Nietzsche sont fondées sur une « évidente mauvaise foi »
et sur des « amalgames, citations isolées de leur contexte, oublis intéressés,
volonté de mésinterpréter certains concepts majeurs » Il est cocasse de voir la
stratégie de l’amalgame pour une fois dénoncée par notre auteur, alors qu’il
ne cesse dans toute son œuvre de la pratiquer.
La Construction du surhomme tente, pour sa part, de faire porter le chapeau
de l’antisémitisme et du caractère réactionnaire de la pensée de Nietzsche à sa
sœur Elisabeth Förster qui fut, en effet, une nazie convaincue. Pour cela
Onfray insiste beaucoup sur l’idée que La Volonté de puissance n’est pas un
texte de Nietzsche, ce qui n’est qu’à moitié vrai, puisqu’il s’agit d’un livre
composé à partir des textes de Nietzsche, mais, surtout, il semble ne pas se
rendre compte que La Généalogie de la morale et Le Gai savoir – dont on ne
saurait nier la paternité nietzschéenne – posent, comme nous l’avons montré,
de très graves problèmes politiques (généalogie raciste de la morale, haine du
peuple Juif et des révolutionnaires français, apologie de Napoléon, etc.).
Enfin dans L’Ordre libertaire, Onfray continue de défendre son grand
homme op.cit. p. 76 : « les nazis s’en sont réclamé, bien sûr rien ne permet
dans le texte une pareille récupération ». C’est faux ! La généalogie raciste et
antisémite de la morale pouvait facilement être récupérée par les nazis et l’a
été dans les faits.
55. Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, op.cit., I-5, p.34 et I-11, pp.
51-52.
56. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, « Chateaubriand jugé par un ami intime
en 1803, 21-28 juillet 1862 ». op. cit., p.347
57. Ces propos sont extraits d’une interview de Michel Onfray, sur Radio
RCJ.info, Ils sont accessibles à l’adresse suivante
radiorcj.info/personnalite/michel-onfray/
58. Spinoza, Lettre à J. Jelles, traduction d eRobert Misrahi, op.cit.
59. Sur la situation de Sartre sous l'Occupation ou sur les rapports de Sartre
avec les communistes on lira Paul Desalmand, Sartre s’est-il toujours trompé
?, La PAsse du vent, 2005, pp.25-49. Il s'agit d'un ouvrage équitable à l'égard
de Sartre, situé aux antipodes des déclarations haineuses d'Onfray.
60.Michel Onfray, La Pensée de Midi, archéologie d'une gauche libertaire,
Galilée, 2007, p.31
61. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p.441
62. Michel Onfray, Manifeste Hédoniste, op.cit., p. 51
63. Ididem, p. 51
64. La relation de Michel Onfray à Georges Bataille est ambiguë. En effet,
Onfray emprunte à cet auteur se sprojets d eréflexion sur Nietzsche,
l'érotisme et l'athéologie mais il les considère come trop crépusculaires. Dans
Le Désir d'être un volcan, op.cit. pp. 170-174, il règle son compte à Bataille
dont le libertinage bourgeois et la sexualité "nocture", triste, lui répugnent
fondamentalement.
65. Michel Onfray, Manifeste Hédoniste, op.cit., p. 52 « Un capitalisme
libertaire est donc possible ».
66. Frédéric Engels, Anti-Dûhring, M.E. Dühring bouleverse la science,
éditions Science Marxiste, traduction Arrigo Cervetto, p. 260
67. Frédéric Engels, Ibidem, p. 260
68. Frédéric Engels, Ibidem, pp. 351-383.
69. André Glücksmann, Les Maîtres penseurs, Grasset, 1977, p.133. Fichte
est arbitrairement rapproché de Staline car tous deux partageraient le rêve
d’avoir constitué une doctrine de la science politique, fondée sur l’idée
d’accomplir dans la pratique la révolution copernicienne théorique annoncée
par Kant dans La Critique de la raison pure. C’est à peine tiré par les
cheveux, juste un poil…
70. Gilles Deleuze, supplément au n° 24 de la revue bimestrielle Minuit, mai
1977

Chapitre 3 : Michel Onfray l'Anti-anarchiste


1. Aristote, Les Réfutations sophistiques, Vrin, traduction, J. Tricot, Vrin,
1977
2. Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, Vol. 1, Introduction générale Maurice
Caveing, traduction 3 Bernard Vitrac, PUF, 1990. On a longtemps cru
qu’Euclide appartenait à l’Académie de Platon, mais des travaux récents
montrent que sa théorie de la démonstration appartient, au contraire, au
modèle de la démonstration aristotélicienne enseignée au Lycée d’Aristote.
Pour approfondir cette réflexion on lira Jean-Louis Léonhardt, Le
Rationalisme est-il rationnel, l’homme de science et sa raison, éditions
Parangon, 2008.
3. Siné Hebdo, N°11 du Mercredi 19 novembre 2008, p. 5.
4. Emile Pouget, Le Sabotage, éditions Mille et une nuits, 2004.
5. Nous avons demandé la libération des personnes injustement inculpées
dans cette affaire dès le numéro 1550 du 2 au 8 avril 2009 du Monde
libertaire. À notre connaissance, Onfray ne l’a pas fait.
6. Michel Onfray, « Chronique mensuelle n° 80 ». janvier 2012, disponible
sur mo.michelonfray.fr, site officiel de Michel Onfray.
7. Sur les résolutions de l’ONU non respectées par Israël voir Le Monde
diplomatique, article « Résolutions de l’ONU non respectées par Israël »,
février 2009. Sur quelques exemples de crimes de guerre perpétrés par
Tsahal, voir également Le Monde diplomatique, article « Des crimes de
guerre impliquant une responsabilité pénale individuelle », août 2006 ou le
Monde.fr, article « Selon l’ONU, Israël a commis des crimes de guerre à
Gaza », septembre 2009.
8. Nietzsche, La Généalogie de la morale, op.cit., I-7
9. Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal, Aphorisme 195, "Les Juifs",
traduction Henri Albert, Mercure de France, 1913.
10. Nietzsche, Aurore, Aphorisme 205, Du Peuple d’Israël. Dans ce texte
que certains commentateurs utilisent pour parler des dons de prophétie de
Nietzsche, l’auteur de Zarathoustra continue de dire que la question juive est
au centre du débat européen et le sera au siècle suivant. On voit quels dangers
idéologiques il pouvait y avoir à affirmer cela. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu
et il n’aurait jamais dû y avoir de « question juive ». Ici l’affirmation de
Nietzsche ne vaut pas plus que celle de Marx, qui a, lui aussi, parlé à tort de
la question juive, mêlant des analyses pseudo-économiques aux analyses
religieuses.
11. Sur l’antisémitisme de Marx dans La Question juive, voir Robert Misrahi,
Marx et la question juive, Gallimard, 1972.
12. Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858, « La
Justice (…) est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti,
de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance
qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa
défense ». cité et analysé dans La Révolution libertaire, op. cit. p. 225
13. Kropotkine, L’Entraide un facteur de l’évolution, Tops/Trinquier, chap.
VII. « La tendance à l’entraide chez l’homme a une origine si lointaine et elle
est si profondément mêlée à l’évolution de la race humaine qu’elle a été
conservée par l’humanité jusqu’à l’époque actuelle, à travers toutes les
vicissitudes de l’histoire. Elle se développa surtout durant les périodes de
paix et de prospérité ; (...) la même tendance continua d’exister dans les
villages et parmi les classes les plus pauvres des villes ; elle continua à unir
les hommes entre eux ». Au passage on notera que pour Kropotkine,
contrairement à Nietzsche, il n’y a qu’une seule race, c’est-à-dire une seule
espèce humaine, ce que la biologie contemporaine a totalement confirmé.
14. Le Monde Libertaire, n° 1342 (15-21 janvier 2004) et n° 1469 (15-21
mars 2007).
15. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op.cit., p.
66. Dans ce texte Onfray parle d’Église anarchiste, mais cela ne correspond à
rien… le mouvement, en France, se compose de différents courants qui
survivent difficilement et qui ne sont une Égliseque dans les fantasmes
d'Onfray.
16. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op.cit.,
p.525
17. Michel Onfray, Le Manifeste hédoniste, op.cit., p.52
18. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op.cit., p.
62
19. Michel Onfray, Politique du rebelle, op.cit., p. 204
20. Ibidem, pp. 133-165
21. Ibidem., p. 224
22. Ibidem., p. 224
23. Ibidem., p. 224
24. Ibidem., pp. 224-225
25. Ibidem., p. 226
26. Ibidem., p. 225
27. Ibidem., p. 227
28. Herbert Marcuse, Vers la libération, au-delà de l’homme
unidimensionnel, éditons de minuit, 1969, p.18
29. Michel Onfray, Politique du rebelle, op.cit., p. 228
30. Michel Onfray, Politique du rebelle, op.cit., p. 227. Toute
l’argumentation d’Onfray contre le populisme renvoie aux analyses de
l’ouvrage de Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895). Il n’y a donc
pas à s’étonner que la dénonciation onfrayenne de « l’homme des foules » au
nom du « dandysme libertaire » soit profondément anti-populaire, contre-
révolutionnaire. Le Bon est très loin d’expliquer, contrairement à ce que
prétend Onfray, « les errements, les mouvements de cet animal décérébré »
qu’est le peuple (Politique du rebelle, op. cit., p. 226).
Son ouvrage ne démontre rien, mais constitue une charge en règle contre les
« anarchistes », les « syndicats », les « mouvements socialistes » de son
époque et « les foules révolutionnaires ». Le Bon vise plus particulièrement
celles des Révolutions françaises de 1789, de 1848 et de 1871, dont il
dénonce tout au long de son texte les « tendances criminelles ». Ces analyses
idéologiques n’ont rien de scientifique. Elles ne sont qu’une vulgate
ultraréactionnaire qui a historiquement nourri la pensée d’Hitler et de
Mussolini, à qui,– dans le cas de Mussolini – Le Bon était favorable. Il n’y a
donc là rien qui soit utile à une analyse critique constructive des phénomènes
de masse au plan politique. Qu’Onfray s’en réclame démontre, une fois de
plus, les contradictions de son prétendu anarchisme. Il est impossible de se
dire anarchiste et de trouver des vertus explicatives à la pensée de Le Bon.
31. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p. 537
32. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., pp. 538-539
33. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p. 540
34. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op.cit., p.
45
35. Ibidem., pp. 45-46
36. Ibidem, p. 47
37. Ibidem, p. 49
38. Ibidem, p. 50
39. Idem
40. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p. 527
41. Jordi Vida, Servitude et Simulacre en temps réel et flux constant,
réfutation des thèses réactionnaires et révisionnistes du postmodernisme,
Allia, 2007, pp. 19-29
42. La théorie des épistémés hétérogènes et incommensurables entre elles,
c’est-à-dire de la fragmentation de la connaissance a été thématisée par
Foucault dans deux ouvrages Les Mots et les choses, 1966, et L’Archéologie
du savoir, 1969.
43. La théorie de la déconstruction chère à Derrida est une application de la
théorie des épistémés foucaldiennes.
44. Les théories pseudo-critiques du grand-récit sont exposées par Lyotard
dans Le Postmodernisme expliqué aux enfants, Galilée, 1988.
45. Michel Onfray, Politique du rebelle, op.cit., p. 205
46. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op.cit., p.
98
47. Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit. partie IV, "Midi".
48. Michel Onfray, La Pensée de midi, archéologie d’une gauche libertaire,
Galilée, 2007, p. 15
49. Ibidem, p. 56
50. Ibidem, p. 20
51. Marianne n° 767. À la question de savoir comment Camus a pu, en trente
année de vie publique ne faire aucun faux pas, Onfray répond que c’est parce
que Camus est resté fidèle à ses origines, contrairement à Sartre qui aurait
toujours voulu faire carrière...
52. Michel Onfray, La Pensée de midi, op.cit., p. 41
53. Michel Onfray, La Pensée de midi, op.cit., p. 17
54. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p. 120
55. Ibidem, p. 510
56. Ibidem, pp. 504-512.
57. Sur cette question, comme contre-pied à la thèse d’Onfray, on lira Albert
Camus et les libertaires, textes choisis d’Albert Camus, Lou Marin,
Egrégores, 2008.
58. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p. 380
59. Ibidem, pp. 348-352
60. Ibidem, p. 47-48
61. Ibidem, p. 34-39
62. Ibidem, p. 26
63. Ibidem, p. 173
64. Ibidem, p. 155
65. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, chap.1, Gallimard, 1942.
66. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p. 185
67. Ibidem, pp. 208-209
68. Ibidem, p. 155
69. Guy Debord, Commentaires sur « La Société du spectacle », éditions Guy
Lebovici, 1984, chap. 17.

Chapitre 4 : Construire le suranarchisme théorique


1. Sur le tetrapharmakon voir Michel Onfray, Contre-histoire de la
philosophie, tome 1, les Sagesses antiques, op.cit., pp.193-195. Voir aussi
Contre-histoire de la philosophie, tome 7, La Construction du surhomme,
op.cit., p.277. Dans le volume sur Nietzsche, Onfray utilise le
tetrapharmakon pour construire l’image d’un Nietzsche épicurien, alors que
Nietzsche, comme nous l’avons vu, n’est pas matérialiste, ni sensualiste mais
dualiste… Il s'agit là d'un contresens volontaire.
2. Il y a dans l’anarchisme, depuis Proudhon, une tradition de réflexion
importante dans le domaine des sciences de la nature, au point qu’il nous
semble qu’on peut parler d’un anarchisme épistémologique ou d’une
philosophie anarchiste des sciences.
3. La théorie anarcho-communiste a été construite par Kropotkine et exposée,
notamment dans La Conquête du pain. Elle propose de faire la synthèse entre
l’idée communiste d’une économie collective construite sur des principes
égalitaires, et la pensée anarchiste, anti-autoritaire. Pour un
approfondissement de cette théorie voir La Révolution libertaire, op.cit, pp.
185-216.
4. Pierre Kropotkine, La Science moderne et l’anarchie, Phénix éditions, p.
21 et p. 34
5. Ibidem, p. 46
6. Michel Onfray parle du « matérialisme dionysiaque » de Nietzsche dans
une interview consacrée à « Frédéric Nietzsche autobiographie et écriture »,
disponible sur internet.
7. Rudolf Carnap, La Métaphysique devant l’analyse logique du langage,
Herman, 1934. Dans cet ouvrage Carnap, analysant les concepts et les
formulations fumeuses de Heidegger montre que celles-ci sont des
propositions qui, lorsqu’elles sont formulées dans une syntaxe logique
adéquate, sont des propositions vides de sens, sans référent concret,
empirique, testable, corroborable. Les énoncés de la métaphysique sont
composés de « babus ». « Imaginons, à titre d’exemple, qu’on forme le mot
nouveau « babu » et qu’on vienne affirmer qu’il y a des choses babues et
d’autres qui ne le sont pas. Réclamons le critère : comment, dans un cas
concret, établir qu’une chose est ou n’est pas babue ? Peut-être, nous
répondra-t-on qu’il n’existe pas de critère expérimental. Dans ce cas, nous
refuserons d’admettre un mot pareil ».
8. Pierre Kropotkine, La Science moderne et l’anarchie, op.cit., préface, pp.
VII-IX.
9. Ibidem, p.115
10. La théorie de l’architectonique de la raison pure est exposée par Kant
dans la Critique de la raison pure, théorie transcendantale de la méthode,
chap. III. Elle formule le projet d’une constitution possible d'un système
unifié de la connaissance fondé sur l'idée d'une rationalité univoque. Ce
projet a volé en éclats avec l’apparition des géométries non-euclidiennes ou
des physiques non-newtoniennes. Reste, selon nous, le projet bachelardien de
constitution d’un rationalisme synthétique, ouvert, fondé sur l'idée d'une
raison complémentaire.
11. Gaston Bachelard, La Philosophie du non, Presses universitaires de
France, 1940, p. 137
12. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique ou qu’est-ce que l’auto-
organisation ?, Odile Jacob, 2011, p. 179. Dans ce passage H. Atlan explique
bien que l’ancienne méthode « inductive » dite « bottom-up », du bas vers le
haut, n’a pas disparu de l’exercice du travail scientifique, mais qu’elle est
aujourd’hui complétée par la méthode « top-down », du haut vers le bas, qui
part de l’élaboration du modèle mathématique pour chercher ensuite sa
corrélation physique possible dans l’expérience.
13. Gaston Bachelard, La Philosophie du non, op.cit., p. 139
14. On insiste trop peu dans les études sur Bertrand Russell sur l’importance
de son apport à l’épistémologie de la physique. La notion d’événement ou de
groupe d’événement nous paraît centrale pour avoir une bonne
compréhension de la vision globale du monde de Russell. Sur ce sujet on lira
L’ABC de la relativité, L’Analyse de la matière, La Connaissance humaine,
son étendue et ses limites. La notion d’événement chez Russell est très proche
de l’idée de surobjet chez Bachelard, mais Russell y parvient par la logique
analytique, tandis que, chez Bachelard, c’est un produit de la réflexion
dialectique, synthétique.
15. Sur les rapports entre logique et métaphysique dans la définition de la
substance voir Aristote, Métaphysique, Δ, 8 et Z,1.
16. Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, Gallimard, 1961,
chapitre V, « Révolte contre l’idéalisme et pluralisme ».
17. Ibidem, p. 106
18. Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, EME, 2012, chap. 2
p.50. Les particules atomique sont une très gran de durée de vie. Par exemple
: "les expériences nous indiquent que le proton doit vivre au moins 10 32

années"
19. Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, op.cit, p.25
20. Sur la question de l’indétermination dans la philosophie d’Épicure voir
Philippe Paraire, Thèse de Doctorat, soutenue sous la direction de Pierre
Aubenque, « L’Héritage démocritéen et aristotélicien dans le traitement
épicurien des questions de causalité, de potentialité et d’indétermination »,
partie III, Paris Sorbonne, 1985.
21. Giordano Bruno, Le Banquet des cendres, Cinquième dialogue, traduction
Yves Hersant, éditions de l’éclat, 1988.
22. Spinoza, Éthique, op. cit., I-29, scolie.
23. Engels, La Dialectique de la nature, traduction Émile Bottigelli, éditions
sociales, 1968.
24. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit., p. 24.
25. Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op.cit., chap. 4, « le
principe de bootstrap ou auto-consistance ».
26. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit. L’interprétation du
concept d’émergence dans cet ouvrage est clairement matérialiste, moniste au
sens spinoziste et réductionniste au sens physique. C’est à elle que nous nous
référons et non à l’interprétation spiritualiste de la notion d’émergence que
l’on trouve chez certains épistémologues contemporains qui prétendent qu’il
existe des ordres dans la nature incommensurables les uns aux autres.
27. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit. p. 30 : « Il en résulte que
le concept d’auto-organisation se rencontre aujourd’hui dans pratiquement
chaque domaine de la recherche ».
28. Ilya Prigogine, La Nouvelle alliance - avec Isabelle Stengers, Gallimard,
1986 ; A la rencontre du complexe - avec Grégoire Nicolis, Presses
Universitaires de France, 1992 ; Le Monde s'est-il créé tout seul ?, avec Henri
Atlan, Joël De Rosnay, Albert Jacquard, Jean-Marie Pelt et Trinh Xuan
Thuan, Albin Michel, 2008
29. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit. pp. 39-67 L’ouvrage
propose une réflexion approfondie sur la possibilité d’apporter, avec la
théorie de l’auto-organisation un complément à la notion de programme
génétique compris comme simple code déterminé de manière univoque.
30. Henri Bergson, théoricien mystique d’une hétérogénéité radicale de
l’ordre vital ou de l’ordre psychique par rapport à l’ordre physique, s’est
rendu célèbre en introduisant des concepts métaphysiques à l’endroit où les
explications scientifiques n’étaient pas suffisamment développées. C’est ainsi
par exemple qu’il a élaboré la notion d’ « élan vital irréductible à la
matière », pour expliquer le phénomène de la vie. Or, toutes les thèses
métaphysiques développées dans L’Évolution créatrice ont été rendues
caduques par les progrès de la biologie moléculaire, de même que les
conceptions spiritualistes de L’Essai sur les données immédiates de la
conscience l’ont été par ceux de la neurobiologie. Les penseurs postmodernes
refusent bien sûr de reconnaître ce fait patent et préfèrent continuer à célébrer
un penseur complètement réfuté… Abyssus abyssum invoquat, l’Abyme
appelle l’abyme.
31. Henri Atlan Le Vivant post-génomique. op.cit. p.23 et p. 32. La notion
d’auto-organisation faible ou triviale est donnée par Atlan en référence à
Heinz von Foerster. Elle désigne une forme prédictible d’émergence du
phénomène à partir de ses éléments constitutifs. Ainsi l’émergence d’une
molécule d’eau à partir de l’assemblage de deux molécule d’hydrogène et
d’une molécule d’oxygène est triviale ou faible au sens de Atlan, car
totalement prédictible. Elle ne perturbe pas l’ordre dans laquelle elle s’inscrit.
De la même manière il nous semble que dans l’ordre social on observe des
manifestations nombreuses d’auto-organisation faibles. Par exemple la
création d’une entreprise où l’ouverture d’un petit commerce, dans le cadre
du système capitaliste est généralement une forme d’auto-organisation faible.
Elle produit de la nouveauté mais ne vient pas perturber l’ordre économique
en place : elle s’y ajoute simplement.
32. Ibidem, La notion d’auto-organisation forte s’applique aux phénomènes
naturels qui aboutissent à l’émergence d’une forme nouvelle d’organisation,
que le simple assemblage de ses éléments constitutifs ne permettait pas de
prévoir. Le fonctionnement d’une fourmilière, d’une ruche ou de certains
programmes informatiques appartiennent à ce type d’auto-organisation. Pour
notre part, il nous semble que l’apparition au sein d’une société d’une
nouvelle légalité, d’un nouvel ordre social, économique, politique et culturel
constitue une forme d’auto-organisation forte. L’émergence de ce nouvel
ordre social et politique, passe, l’histoire nous l’apprend, par la médiation du
moment révolutionnaire, que Sartre nomme "groupe en fusion". C’est
pourquoi nous considérons les sociétés nées de la Révolution française, de la
Révolution espagnole de 1936 ou des expériences de lutte sociale (les LIP,
par exemple) nées de Mai 68 comme des formes d’auto-organisation fortes.
Rien dans les nouvelles formes sociales apparues dans ces époques n’était a
priori prédictible, mais elles étaient viables. Pour un approfondissement du
caractère d enouvreauté radicale liée à l'apparition des collectivités
révolutionnaires en Espagne, on lira avec profit L'Oeuvre constructive de la
Révolution espagnole d'Augustin Souchy et L'Autogestion dans l'Espagne
révolutionnaire de Frank Mintz.
33. Léon Trotsky, Où va la France, textes sur la situation française de 1934 à
1938, réédition, Les Bons caractères, 2007
34. P.-J. Proudhon, Philosophie du progrès, première lettre, chap. 4, 1851,
édition Marcel Rivière, p.61
35. Ibidem, note, p. 65.
36. Ibidem, p. 64-65.
37. Ibidem, chap. 1, p. 49
38. Philosophie du progrès a été composé par Proudhon alors qu’il était en
prison à Sainte-Pélagie en 1851 mais édité pour la première fois en 1853.
39. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Aubier-Flammarion,
1969. Dans cet ouvrage qui oppose l’« homme instinctif » à l’« homme
rationnel », Nietzsche affirme, par exemple, que la vérité est « une multitude
mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une
somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement
faussées, transposées, ornées, etc. ». Il énonce également, dans une
perspective de métaphysique nominaliste, que le concept dans sa généralité
ne parvient jamais à exprimer la singularité des choses. Les qualités des
feuilles, des arbres, des couleurs sont censées, du fait de leur individualité, de
leur singularité, ne jamais pouvoir être rendues par les concepts, ni par la
raison. La base métaphysique du nominalisme d’Onfray réside dans ce texte.

Chapitre 5 : Construire le suranarchisme pratique


1. Alphonse Gallaud de la Pérouse, dit Zo d’Axa (1864-1930) : Fondateur du
journal L’En-dehors, antimilitariste convaincu, il fit de nombreux séjours en
prison à la Belle époque. Spécialiste des coups d’éclat – il soutint les familles
des anarchistes condamnés pour terrorisme et présenta un âne aux élections –,
il finit par se lasser lui-même du caractère improductif de sa lutte en France et
préféra voyager à travers le monde à partir de 1900.
2. Joseph Albert, dit Libertad (1875-1908) : Anarchiste individualiste, figure
exaltée du mouvement des « en-dehors »; on ne peut lui attribuer aucun
travail politique constructif. Il déclarait, par exemple : « Soyons désireux de
connaître toutes les jouissances, tous les bonheurs, toutes les sensations. Ne
soyons résignés à aucune diminution de notre « moi ». Soyons les affamés de
la vie que les désirs font sortir de la turpitude, de la veulerie, et assimilons la
terre à à notre idéal de beauté ». De l’hédonisme libertaire à la Onfray, avant
la lettre...
3. Émile Armand (1872-1963) : Directeur de L’En-dehors, de 1922 à 1939, il
est l’auteur d’un Petit Manuel anarchiste individualiste (1911) qui a inspiré
toute l’oeuvre d’Onfray (on y trouve, par exemple développés les concepts de
« sculpture de sa statue intérieure », de « fait individuel » comme base de
toutes « ses conceptions de vie », mais aussi le rejet de l’anarcho-
communisme, de la révolution violente, etc.). É. Armand est le théoricien le
plus important de l’anarchisme individualiste en France : son bilan politique,
comparé, par exemple, à celui de Louise Michel ou de Sébastien Faure, est
nul.
4. César M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir 1869-1969,
Seuil, 1969, chapitre 1, note 55, p. 52.
5. Pour une analyse détaillée de l’état des forces et du mouvement libertaire à
la Belle époque, on lira avec profit Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la
République, Presses universitaires de Rennes, 2008.
6. Dans La Mémoire des vaincus, Michel Ragon retrace avec brio toute
l’histoire de l’anarchisme du XXe siècle et fait défiler devant nous un certain
nombre de grandes figures de l’anarchisme, mais il ne sort aucune
perspective vraiment constructive de ce beau roman.
7. Bertand Russell, Autobiographie 1872-1867, Les Belles lettres, tome 1,
prologue, p. 9
8. Le Point, n° 2028, (28-07-2011), « Nietzsche, le plus moderne des
philosophes ». Sur le site internet du Point, on compte plus de 45 articles
évoquant Nietzsche, dont le drolatique « Faire la révolution avec Nietzsche »
(12-04-2012), par Michel Onfray.
9. Une émission de Frédéric Taddéi a été consacrée à la télévision française
en juin 2010 à Noam Chomsky.
10. Voir catalogue CIRA, placard de la Fédération anarchiste, groupe de
Montreuil, 1965. www.cira.ch
11. Ernst Jünger (1895-1998) a participé aux deux guerres mondiales dans les
troupes de choc au cours de la première et sous l'uniforme de la Wehrmacht
comme officier de l'administration militaire d'occupation à Paris à partir de
1941. Devenu célèbre après la publication dans Orages d'acier (1920) de ses
souvenirs de la Première Guerre mondiale, il a été une figure intellectuelle
majeure de la révolution conservatrice à l'époque de Weimar, mais s'est tenu
éloigné de la vie politique à partir de l'accession des nazis au pouvoir. Jusqu'à
la fin de sa vie à plus de cent ans, il a publié des récits et de nombreux essais
ainsi qu'un journal des années 1939-1948 puis 1965-1996.
12. Michel Onfray, La Sculpture de soi, op.cit., p. 56.
13. Michel Onfray, Politique du rebelle, op.cit., p. 207.
14. Ibidem, p. 210
15. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op.cit.,
p.71
16. Cité dans La Révolution libertaire, textes choisis de Proudhon, Bakounine
et Kropotkine, p.229
17. Michel Onfray, Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, op. cit., p.
91
18. Albert Ollivier, La Commune, Gallimard, 1939, pp. 294-296.
19. Michel Onfray, La Sculpture de soi, op. cit., pp. 34-35.
20. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 232
21. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 231
22. Michel Onfray, L’Ordre libertaire, op.cit., p. 372.
23. Ibidem, p. 367
24. Cité et analysé dans La Révolution libertaire, op.cit., p. 178.
25. Sébastien Faure, La Violence anarchiste, article de la Revue anarchiste,
publié dans Louise Michel Sébastien Faure, discours et articles, éditions de
l’Épervier, 2010.
26. Sur la Rupture Bakounine/Netchaïev à propos de la question de la
violence voir La Révolution libertaire, op.cit., p. 182
27. A l’occasion du procès d’Alain Gesmar, dirigeant de la Gauche
prolétarienne, et du procès de Le Dantec et Le Bris, rédacteurs en chef de La
Cause du peuple, hebdomadaire maoïste, Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir avaient organisé des distributions gratuites de ce journal -
régulièrement saisi par la police - dans les rues de Paris.
28. Mona Chollet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle, Mathias Reymond,
Les Éditocrates, La Découverte, 2009.
29. Frédéric Nietzsche, Gai Savoir, préface, § 33, trad. P. Klossowski, Club
français du livre, coll. 10/18, 1957, p. 57.
30. Henri Atlan Le Vivant post-génomique. op.cit. p.23
31. Rosa Luxemburg, Questions d’organisation de la social-démocratie
russe, 1904, « ce n'est pas en partant de la discipline imposée par l'État
bourgeois au prolétariat (après avoir simplement substitué à l'autorité de la
bourgeoisie celle d'un comité central socialiste), ce n'est qu'en extirpant
jusqu'à la dernière racine ces habitudes d'obéissance et de servilité que la
classe ouvrière pourra acquérir le sens d'une discipline nouvelle, de
l'autodiscipline librement consentie de la social-démocratie » (p.125).
32. Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction J. Voilquin, Garnier
Flammarion, 1965, IX-9, §5
33. Ibidem, IX-6, §2
34. Michel Onfray, La Sculpture de soi, op.cit., p. 177
35. Ibidem, p.30
36. Ibidem, p.43
37. Epicure, Sentences Vaticanes n°52, traduction Philippe Paraire, Thèse de
Doctorat, op.cit., 1985.
38. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome I, op.cit., p.203,
« la pensée du Jardin propose un utilitarisme hédoniste ». Notons, à propos de
la tendance d’Onfray à qualifier d’utilitaristes les philosophies antiques qui
lui plaisent qu’elle relève d’une « illusion a posteriori », d’un pur
anachronisme. En effet, le terme d’utilitarisme n’appartient pas du tout au
corpus de la pensée antique. La théorie utilitariste est une conception
philosophique qui appartient à la tradition du libéralisme économique et
politique anglais. Elle a été constituée, notamment, par John Stuart Mill. Elle
fait du calcul d’intérêt la base de toute forme de compréhension de l’action
humaine. Cela n’a rien à voir avec Epicure, mais tout à voir avec Michel
Onfray. Un contresens de plus.
39. Georges Brassens, Le Pluriel, 1966.
40. Nous, les Tupamaros, Cahiers libres 226-227, éditions François Maspéro,
1972.
SOMMAIRE

INTRODUCTION : POURQUOI MICHEL ONFRAY ?

PREMIÈRE PARTIE : CONTRE-ONFRAY


CHAPITRE 1 : MICHEL ONFRAY L’ANTI-PHILOSOPHE
Un philosophe éclectique ; Un historien à contresens ; Au commencement
était Sainte-Beuve ; Philosopher par le trou de la serrure ; Il faut sauver le
soldat Nietzsche ;
Sus au structuralisme ; Renverser l’idole Freud ; L’anti-philosophe
CHAPITRE 2 : MICHEL ONFRAY L’ANTI-HISTORIEN
Réviser l’histoire ; Le végétarien Saint-Just ;
La « sublime » Charlotte Corday ; Robespierre l’opportuniste ; Kant, ancêtre
du nazisme ; Sartre, l’homme qui s’est toujours trompé ; Un nouveau
Dühring pour l’anarchisme ; L’anti-historien
CHAPITRE 3 : MICHEL ONFRAY L’ANTI-ANARCHISTE
Les contradictions d’un anarchiste ; Le dandysme postanarchiste ; Le
postmodernisme libertaire ; Une nouvelle trinité libertaire ; La Révolution
oubliée ; Camus annexé post mortem ; L’anti-anarchiste

DEUXIÈME PARTIE : VERS LE SURANARCHISME


CHAPITRE 4 : CONSTRUIRE LE SURANARCHISME THÉORIQUE
Un quintuple remède théorique ; L’héritage de Kropotkine : « ne pas craindre
la science »; L’héritage de Bachelard : « ne pas redouter la raison » ;
L’héritage de Russell : « ne pas redouter la complexité de la matière » ;
L’héritage des grands matérialistes : l’auto-organisation, ou le principe de
complexité ; L’héritage de Proudhon : « tout est groupe en mouvement » ; Le
suranarchisme, la raison et la science
CHAPITRE 5 : CONSTRUIRE LE SURANARCHISME PRATIQUE
Un quintuple remède pratique ; L’horizon de l’action collective : « ne pas
redouter l’action de masse » ; La difficile question du pouvoir : « ne pas
craindre le pouvoir en soi » ; La question de la violence révolutionnaire : « ne
pas condamner la violence a priori » ; Le suranarchisme et le nouveau
spontanéisme : « ne pas craindre de se mettre au service des luttes du peuple
»; Viser la constitution de liens d’amitiés politiques : « ne pas craindre
d’avoir des amis ou des compagnons différents de soi » ; Le suranarchisme et
l’action.

NOTES

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