Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Ainsi Pensait Michel Onfray - Réflexions Sur Une Imposture Intellectuelle (French Edition)
Ainsi Pensait Michel Onfray - Réflexions Sur Une Imposture Intellectuelle (French Edition)
ONFRAY
Paul Sartre mais passe tout à Albert Camus. Lire Michel Onfray, est-ce lire le
copain de Siné ou l’ami de Franz-Olivier Giesbert ? L’homme simple
3 4
ne doit utiliser qu’en dernier recours, lorsque l’on n’a plus rien à dire, parce
que l’on manque soi-même d’arguments.
Ensuite, et surtout, parce que nous n’avons pas de griefs personnels contre
l’individu, mais de lourds reproches contre ses idées. Pour le dire autrement,
ce n’est pas Michel qui nous intéresse, l’ancien boursier, le fils de pauvres, le
gamin victime de sévices à l’orphelinat de Giel, le gars qui aime ses parents
malgré tout, le prof qui prend le temps de répondre gentiment aux questions
qu’on lui pose, ou le mec sympa qui vous fait un grand sourire lorsque vous
partagez avec lui un verre de Sauternes par une belle soirée d’été.
Non, celui que nous prenons pour objet de cette étude, c’est Onfray,
l’intellectuel autoritaire, le personnage public cassant, l’auteur de la Contre-
histoire de la philosophie, l’historien qui révise l’histoire de la Révolution
française et de la guerre d’Algérie, le zélateur de cette canaille de Nietzsche,
l’anarchiste de salon qui se proclame avec son postanarchisme plus
anarchiste que les anarchistes eux-mêmes, l’idiot utile d’un système
médiatique en recherche de figures radicales, en un mot ce que Robespierre
qualifiant Danton dans un discours du 11 germinal an II, avait appelé une
« idole pourrie ».
Imposture et postmodernisme
Lorsqu’il y a quelques années était sorti un ouvrage intitulé Les Impostures
intellectuelles par Alan Sokal et Jean Bricmont, cela avait défrayé la
chronique dans le petit milieu des études philosophiques et même au-delà. En
étudiant la manière abracadabrantesque dont les philosophes postmodernes
usaient et abusaient de références scientifiques auxquelles ils ne
comprenaient rien, Sokal et Bricmont avaient posé le problème de la
légitimité d’un discours fondé sur le seul principe scolastique d’autorité. Les
œuvres des tenants des cultural studies et de la french theory (Jacques Lacan,
Jacques Derrida, Bruno Latour, Luce Irigaray, etc.) y apparaissaient pour ce
qu’elles sont vraiment : des impostures philosophiques. Bien sûr Onfray ne
tombe pas immédiatement sous le coup de la même critique, car il a
l’intelligence de ne pas se risquer sur un terrain qu’il ne connaît visiblement
pas, la science et la philosophie des sciences.
Pourtant, lui aussi se réclame du postmodernisme en se posant comme
l’héritier de la déconstruction derridéenne, de la fin des grands récits
lyotardiens, ou du nomadisme deleuzien. Lui aussi méprise la rigueur des
études épistémologiques, que ce soit celle de la logique, des mathématiques
ou de la physique. Ne déclare-t-il pas, dans l’introduction au Ventre des
philosophes, se souvenir « de l’ennui morne qui s’emparait de lui lors des
deux heures hebdomadaires d’épistémologie » ? Peut-être aurait-il mieux
12
fait de s’y ennuyer un peu moins, car, nous l’avons montré dans Comprendre
les grands philosophes , toutes les grandes théories philosophiques sont le
13
produit d’un débat à très haut niveau de connaissance avec l’état de la science
à une époque donnée, en plus de la confrontation avec les conditions
politiques et matérielles déterminées.
Si donc l’œuvre d’Onfray est une imposture philosophique, c’est parce
qu’elle se fonde sur une idéologie de la confusion, le postmodernisme, qui est
antinomique avec la volonté philosophique cartésienne d’exprimer des idées
claires et distinctes. Authentique stratégie de la destruction de la raison, elle
érige les principes d’incohérence et d’auto-contradiction en critère de la
vérité, réduisant la philosophie à n’être qu’une succession de paradoxes
intenables.
Le caractère postmoderne, déconstruit, défragmenté, farfelu de la réflexion
onfrayenne se remarque notamment au fait qu’il procède, avec les théories
philosophiques, à un réductionnisme biographique inspiré du journalisme et
de la critique littéraire de Sainte-Beuve ; qu’il nourrit en permanence sa
réflexion de la pensée antirationnelle, métaphorique et figurée de Nietzsche,
philosophe contradictoire et confus s’il en est ; qu’il fait de l’histoire en
prétendant « déconstruire les grands récits à la manière de Lyotard » pour14
résonnent à nos oreilles : « Nous sommes ici pour faire la guerre, pas pour
faire du sport et dans une lutte aux objectifs aussi sublimes que la nôtre, celui
qui quitte son poste trahit le devoir que nous imposent les circonstances. La
liberté est en danger, et c’est grâce à l’effort de tous, à chaque instant, que se
forgera l’avenir pour lequel nous luttons » . El Frente (Le Front) n° 4 29 août
18
1936.
PREMIÈRE PARTIE
Contre-Onfray
« Personne ne va s’écrier que le roi est nu. Notre but est justement de dire que
le roi est nu ». Alan Sokal, Jean Bricmont. Les Impostures intellectuelles.
MICHEL ONFRAY,
L’ANTIPHILOSOPHE
Un philosophe éclectique
Si Onfray n’est pas un grand philosophe et encore moins un penseur original,
c’est parce qu’il n’a produit aucune théorie philosophique d’importance. Son
cynisme est emprunté à Diogène, son hédonisme à Aristippe, son athéisme à
d’Holbach, son matérialisme à La Mettrie, son anarchisme individualiste à
Émile Armand et il doit même son concept de « gastrosophie » à Fourier, le
1
a déduit sa haine des curés, des grands monothéismes, des morales ascétiques
mais aussi de l’injustice en général. Peut-être, dira-t-on, est-ce un peu court
pour édifier un système de philosophie ? Pas pour celui qui pense que toute
œuvre est la confession d’un corps (note), la biographie d’un soma,
l’autobiographie d’un soi. Et gare à ceux qui n’aiment pas ce genre de
biographie existentielle à la sauce nietzschéenne : ils seront soupçonnés
d’idéalisme et d’inauthenticité. Nulle trace, à l’en croire, de
« narcissisme vulgaire » chez notre nouveau Diogène, mais un « narcissisme
3
L’historien à contresens
D’ailleurs Onfray, en apparence, ne se raconte pas seulement lui-même. Il
nous raconte aussi les autres philosophes et surtout ceux qui ont été
injustement tenus sous le boisseau. C’est tout le projet de sa Contre-histoire
de la philosophie. Cette fameuse histoire des penseurs à contre-courant,
marginaux, censurés, calomniés par la tradition dominante, qu’il nomme la
« constellation idéaliste » et à laquelle il oppose sa « constellation
5
La meilleure preuve en est que tous les concepts de Spinoza – nature naturée,
nature naturante, mode, substance – sont tirés du cinquième livre de
l’ouvrage de Giordano Bruno, De la Cause du principe et de l’unité. Derrière
le panthéisme de façade de Spinoza se cache en fait l’identité de Dieu et de la
nature, et donc de Dieu et de la matière. Puisque Dieu est tout dans le
système spinoziste, puisqu’il est l’unique substance et que tout est physique,
cela signifie que tout est matière et que le dieu transcendant des trois
monothéismes n’existe pas.
Il s’agit bien là d’un matérialisme athée, mais codé, dissimulé, car ce genre
d’idée avait déjà conduit Giordano Bruno au bûcher en 1600 et Galilée
devant les tribunaux de la sainte Inquisition en 1616 et 1633, ce que Spinoza
savait fort bien. Ce n’est pas un hasard non plus si l’Éthique n’a été publiée
qu’après la mort du philosophe. De cela l’explication d’Onfray ne rend pas
compte…
Ensuite, au plan de sa philosophie pratique, Spinoza, paria parmi les parias,
exclu de la communauté juive, vivant dans la misère, à l’écart de tout et de
tous, s’abîmant les poumons en polissant des verres de lunette, pouvait
difficilement – ses biographies le montrent – adopter une conception
épicurienne et hédoniste de la vie. Un épicurien ne peut pas être heureux dans
la misère, il lui faut un minimum de confort matériel.
Spinoza ne disposait pas de ce minimum de confort. Il a donc choisi le
stoïcisme comme philosophie éthique et non l’épicurisme. Pas d’hédonisme
donc chez Spinoza, pas de théorie du plaisir corporel, mais une mise à
distance du monde, des corps compris comme des objets physiques éternels.
C’est le sens de ce qu’il appelle voir les choses « sous l’espèce de
l’éternité » , ou « troisième genre de connaissance » . Ce qu’énonce, en ce
15 16
sens, l’Éthique, c’est qu’il n’y a pas à souffrir du caractère fini de notre
existence parce que, si on la regarde sous l’espèce de l’éternité, on comprend
que notre existence est éternelle, étant nous-mêmes composés d’une matière-
substance infinie et éternelle. L’éternité de la matière permet de relativiser le
moment de notre mort : elle n’est qu’un instant éternel dans un temps et un
espace infinis, un moment d’éternité.
En affirmant que tout est matière et que tout est éternel, Spinoza n’embrasse
pas le monde. Il ne saute pas de joie, ni n’édifie d’arithmétique des plaisirs au
sens épicurien. Il y renonce en le transformant en un objet physique abstrait.
Au sens strict il s’agit d’une véritable déréalisation du monde en vue de ne
plus souffrir de lui. On retrouve là l’idée stoïcienne selon laquelle ce ne sont
pas les choses mais les représentations des choses qui sont déterminantes :
« ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les événements, mais l’idée qu’ils
se font des événements » .
17
finissait, enfin, avec les vieilles lectures à la Lanson. Puis la critique dite
« thématique » fit son apparition avec Jean-Pierre Richard au début des
23
Onfray ne dit pas autre chose, depuis le Désir d’être un volcan jusqu’au
Manifeste hédoniste comme en témoignent ces citations : « pas d’œuvre sans
confession autobiographique » , « Cessons donc de lire les philosophes
29
comme s’ils étaient sans biographie, producteurs de livres venus du seul ciel
des idées intelligibles » , ou bien encore : « Lire et comprendre un
30
vieux critique littéraire n’était pas mort, on crierait au plagiat. Et que dire du
célèbre questionnaire de Sainte-Beuve, parlant de Chateaubriand, dans son
« discours de la méthode » des Nouveaux Lundis : « Que pensait-il en
religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se
comportait-il sur l’article des femmes ? Sur l’article de l’argent ? Était-il
riche, était-il pauvre ? Quel était son régime, quelle sa manière journalière de
vivre ? etc., enfin, quel était son vice ou son faible ? Tout homme en a un.
Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur
d’un livre, et le livre lui-même, si le livre n’est pas un traité de géométrie
pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire […] » .35
désirait voir momifier son corps , que Nietzsche avait un eczéma génital
42
géant , que Bakounine était « pas bien propre, pour ne pas dire vraiment
43
merveille.
Philosopher par le trou de la serrure
L’étude de trois de ses travaux d’historien-journaliste de la philosophie suffit
à s’en convaincre. Dès son premier ouvrage Le Ventre des philosophes, il
place ses analyses sous l’autorité, bien qu’elle soit masquée par celle de
Nietzsche, du « régime » sainte-beuvien et de sa psychologie littéraire. La
pensée cynique de Diogène, l’homme qui demanda à Alexandre le Grand de
s’écarter de son soleil, est ainsi éclairée par son régime culinaire, fait
essentiellement à base de viande crue. Le cru contre le cuit, c’est la révolte de
Diogène contre la civilisation, son opposition à la coutume, aux habitudes et
à la tradition. De même le républicanisme de Rousseau transparaît dans son
goût pour les repas simples, la diététique spartiate et l’amour du lait. « Dis-
moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es » .
46
une seule fois » –, il prétend éclairer le sens d’un projet intellectuel à partir de
l’événement singulier qui bouleverse la vie d’un penseur, lui imposant de
réorienter complètement ses recherches. Ainsi un événement unique
présenterait, en une seule fois, la totalité de la cohérence et du sens d’une
vie ?… C’est un peu comme de l’auriculothérapie : tout est dans l’oreille…
Imagine-t-on vision plus dogmatique, plus simplifiée ? On nage dans la
« cause unique » à la manière thomiste ! C’est ainsi qu’Onfray nous convie à
lire le Discours de la méthode à partir de l’épisode des trois rêves de
Descartes dans la nuit du 10 novembre 1619 , le Discours sur les sciences et
51
envahi par le sublime kantien, devant les eaux bleu-nuit du lac de Sils-Maria,
« six mille pieds au-dessus de l’homme et du temps », en août 1881 . 54
civilisation d’avoir des esclaves , etc. Il est cocasse de voir notre philosophe
64
Il ne peut s’agir que d’âmes emplies de fiel, dévorées par la médiocrité, qui
ont forcé Zarathoustra à se réfugier dans sa grotte.
Sus au structuralisme
Force est de constater, cependant, que le nouveau Zoroastre n’a pas les
mêmes scrupules, ni les mêmes indulgences, lorsqu’il s’agit d’interroger
d’autres pensées que celles de Nietzsche. Il se montre, par exemple, très
hostile à la philosophie structuraliste, symbole à ses yeux d’une certaine
exigence rationnelle et scientifique au plan méthodologique. De son point de
vue, la philosophie c’est d’abord un individu, un style, de l’énergie, des
affects, de l’émotion, de la passion, autrement dit : la littérature et la
psychologie continuées par d’autres moyens. Il se refuse donc à toute
approche qui viendrait puiser ses modèles dans les sciences, logiques,
mathématiques ou physiques. Les lectures structurales des textes, celles de
Gilles Deleuze, par exemple, sont vouées aux gémonies. C’est ainsi qu’il faut
lire la profession de foi « radicalement anti-structuraliste » du Manifeste
hédoniste : « Voici donc ma méthodologie : les structuralistes communiaient
dans la religion du texte sans contexte [...] Je tiens pour une méthode de
lecture et d’investigation qui allie dans un même corpus l’œuvre complète
publiée du vivant de l’auteur, ses correspondances, ses biographies et tous les
témoignages concernant cette architecture singulière » . Sainte-Beuve et
72
Nietzsche contre Proust et Lévi-Strauss, tel est le choix qui nous est proposé.
Mais quelles raisons y a-t-il d’identifier le sens d’une œuvre à ses conditions
de production biographiques ? Pourquoi la signification profonde d’un texte
résiderait-elle dans les marges de l’existence de son auteur et non dans les
structures profondes du texte en tant que texte ? C’est un débat ancien, et
l’erreur à ne pas faire est sans doute de chercher à le poser de manière
exclusive : ou tout l’un, ou tout l’autre, rien de plus navrant pour l’esprit…
Malheureusement, ici comme ailleurs, nous devons plutôt donner raison aux
penseurs structuralistes qui refusent la surdétermination de l’explication
biographique, contre notre gastrosophe hédoniste. Car il y a dans la théorie
philosophique d’un auteur quelque chose qui appartient au domaine universel
de la raison et qui n’a rien à voir avec son idiosyncrasie personnelle, ni avec
les aspects singuliers de son existence. Cet aspect universel est assimilable à
ce que l’on appelle en mathématique une matrice, c'est-à-dire le cœur
rationnel, le système de valeurs et de principes à partir desquels une pensée
se structure, se distribue et s’organise. On pourrait rapprocher cette notion de
l’idée de paradigme développée par Kuhn dans La Structure des révolutions
73
tandis que c’est dans la structure profonde (SP) que se trouve le cœur
rationnel et donc la véritable matrice du sens de l’œuvre. Avec son
réductionnisme biographique, Onfray prend la structure profonde pour la
structure superficielle, et inversement. Mais comme ce n’est pas la biographie
qui est la cause profonde et unique, on s’explique mieux alors les contresens
qui parsèment chaque tome de sa Contre-histoire de la philosophie.
Seule cette inversion permet, en effet, de comprendre pourquoi Marx est
classé dans la constellation idéaliste alors qu’il devrait figurer dans la
77
projeter ses relations complexes avec ses filles dans l’analyse des trois filles
du Roi Lear . Dans les deux cas cela devient de l’analyse littéraire et
83
aveu « Nietzsche n’aime pas les concepts ni les définitions. Rien n’est plus
étranger à sa façon que de circonscrire une notion, d’en donner les
acceptations ou d’en donner le sens » .
86
Deux poids, deux mesures donc, d’un côté Freud, un méchant affabulateur
dogmatique, pervers, dissimulateur, ambitieux, construisant tout sur des
métaphores. Et de l’autre Nietzsche, un homme d’une grande santé de la
pensée liée à l’usage des métaphores, quand bien même cela peut conduire à
des interprétations contradictoires.
Onfray contre Freud, c’est, en réalité, l’Hôpital qui se moque de la Charité.
La chose est d’autant plus évidente que comme nous l’avons montré, le
penseur hédoniste dissimule lui aussi des éléments importants de sa propre
réflexion philosophique. Comme le psychanalyste viennois, il préfère
s’appuyer sur certaines références, Nietzsche notamment, plutôt que
d’expliquer en détails, en quoi sa méthodologie procède de l’analyse littéraire
de Sainte-Beuve et, paradoxalement de quelques-uns de ceux qui dans la
Nouvelle critique, contestaient l’hégémonie de la critique d’alcôve. Le
rapport de dissimulation de Freud à Breuer ou à Janet est similaire à celui
qu’Onfray entretient avec Sainte-Beuve : des emprunts conceptuels voilés.
La « psychologie littéraire » qu’il reproche à Freud est également
omniprésente dans sa propre compréhension de l’histoire des idées, au point
que l’on peut définir sa Contre-histoire comme une histoire littéraire et
psychologique de la philosophie. Comme Freud d’ailleurs, Onfray ne manque
pas d’un certain talent ni d’une certaine audace dans l’interprétation. Comme
lui il possède, à un degré élevé, cette capacité d’empathie qui permet souvent
aux grands psychologues de se projeter dans la configuration mentale de leurs
patients pour mieux l’analyser. Comme l’auteur de Psychopatologie de la vie
quotidienne, il interroge ses patients en les faisant s’allonger sur un divan, en
les faisant parler, en dévoilant ce que l’inconscient de leur biographie
raconte.
Cette proximité se remarque d’ailleurs au fait qu’à l’instar de la
psychanalyse, la psychologie littéraire d’Onfray est difficile à critiquer. Toute
résistance à Nietzsche, par exemple, est interprétée dans le sens d’une santé
intellectuelle défaillante, de la même manière que Freud interprétait la
résistance au complexe d’Œdipe comme le signe de la profondeur de
l’ancrage névrotique dans le psychisme de l’individu. Le chat retombe
toujours sur ses pattes, il trouve toujours le moyen de justifier ses
inexactitudes théoriques et pratiques par le recours aux figures de la grande
santé psychique, ses contradicteurs n’étant, forcément, mus que par un
ressentiment infini, celui des prêtres ascétiques qui haïssent la vie.
L’antipsychanalyse d’Onfray n’est donc, au fond, qu’une psychologie
dissidente de celle de Freud. Ses stratégies rhétoriques sont semblables, sa
méthode quasi homothétique. La violence même de son refus de principe du
freudisme n’a sûrement pour but que de dissimuler la filiation en la reniant,
afin de sembler plus original…
Un antiphilosophe
Car Onfray ne peut pas se regarder lui-même, tel qu’il est, à travers le prisme
de son maître Camus. Il ne peut admettre que son postmodernisme narratif,
ses petites biographies existentielles déconstruites, ne sont pas de la
philosophie, mais de l’antiphilosophie au sens où elles nous éloignent de la
réflexion rationnelle qu’implique toute pensée philosophique profonde. C’est
Camus qui a raison contre son bouillant disciple. Il y a quelque chose de plus
intéressant que le vécu dans une grande vision philosophique : une dimension
universelle, rationnelle, scientifique, qui échappe au domaine de la singularité
existentielle. Aussi Onfray tombe-t-il sous les coups de sa propre critique.
Lui qui dénonce les antiphilosophes – figures renouvelées des prêtres
ascétiques mus par l’esprit de vengeance – n’est qu’un antiphilosophe
postmoderne comme les autres.
Onfray est un adversaire de Freud qui pratique l’autoanalyse en utilisant la
technique thérapeutique de l’écriture sur soi. Qu’il pare tout cela de
références philosophiques multipliées et savantes n’y change rien : ce
philosophe autoproclamé ne produit aucun système. Il n’est que l’énième
patient d’une théorie qu’il prétend réfuter. Ce malaise, il tient à tout prix à le
masquer. C’est pourquoi chez lui, la philosophie, au lieu de tenir sa fonction
d’analyse rationnelle et de dévoilement critique du réel, joue à son corps
défendant le rôle d’un écran de fumée.
MICHEL ONFRAY, L’ANTI-
HISTORIEN
Réviser l’histoire
Bien qu’il se définisse lui-même comme un contre-historien, un historien
alternatif, Onfray est plus précisément ce qu’il convient d’appeler un anti-
historien, un historien révisionniste. Ce terme n’est pas à entendre au sens
actuel du révisionnisme d’extrême droite, antichambre de la négation des
camps de la mort, mais en son sens ancien, attesté par les dictionnaires depuis
le milieu du XIXe siècle .
1
donc…
On sait aussi la place centrale que tient la pensée de Nietzsche dans la
construction des lectures contre ou antirévolutionnaires de l’histoire, par où
nous désignons plus particulièrement ce qu’il convient d’appeler le
révisionnisme idéologique appliqué à l’histoire ou révisionnisme historique . 3
novateur des événements qui se sont succédé de 1789 à 1794. Furet s’est
appuyé, pour cela, sur les travaux de Tocqueville qui, dans L’Ancien Régime
et la Révolution, caractérisait l’État révolutionnaire comme la simple
continuation de l’État monarchiste ancien.
Il a également récupéré les analyses d’Hannah Arendt dans son Essai sur la
Révolution pour conclure, avec la philosophe, à la tendance naturellement
terroriste des revendications égalitaires des révolutionnaires français, tandis
que les révolutionnaires américains auraient, quant à eux, accompli une
révolution porteuse d’une liberté infinie.
Recyclant les vieilles analyses de Burke, le très contre-révolutionnaire auteur
des Réflexions sur la Révolution de France, François Furet a ainsi posé les
jalons de cette représentation négative, dépréciative et profondément hostile à
la Révolution qui fait aujourd’hui autorité dans l’ensemble du discours
académique. On le trouve cité en référence jusque dans les manuels
d’histoire, ce qui ne peut que troubler l’appréciation des événements de la
période dans la conscience collective du peuple français. La « révision » a
ainsi été opérée…
Or, notre nouveau mythologue participe de cette entreprise de révision
lorsqu’il dénonce avec sa théorie postmoderne par images : « l’idéologie de
la Révolution française, constellée de figures noires : Saint-Just et la Terreur,
Marat et la Guillotine, Robespierre et son Être suprême garantissant la vertu
par l’échafaud » . Ces simplifications inexplicables – Saint-Just ne pouvant
6
remplacée par une autre, antithétique, composée à partir de figures non moins
illustres du pacifisme et d’apôtres végétariens de la non-violence. Mais, peu
importe, ce qui compte pour notre gastrosophe, c’est d’avoir décelé dans la
diététique de Saint-Just l’une des causes de la Terreur.
Onfray poursuit d’ailleurs Saint-Just de sa vindicte dans ses œuvres les plus
récentes. Ainsi dans L’Ordre libertaire, il dénonce, à la suite de Camus, les
prises de position du révolutionnaire contre le « bon roi » . On se souvient
11
que dans un discours demeuré célèbre, Saint-Just avait porté des coups
déterminants contre Louis XVI. Il fut, avec Robespierre et Couthon, l’un des
principaux acteurs de la mise en accusation du roi par l’Assemblée
conventionnelle et de sa condamnation à mort. Or, que dit Saint-Just dans son
premier discours à la Convention le 13 Novembre 1792 ? Que Louis XVI ne
peut ni être considéré comme une « personne inviolable », statut que la
constitution de 1791 lui accordait, ni comme un « simple citoyen », statut que
les Girondins voulaient lui octroyer. Pour Saint-Just, Louis Capet doit être
jugé non pas selon le « droit civil », mais selon le « droit des gens », parce
qu’il est entré en guerre contre le peuple français.
Il s’agit d’un argument de droit ; on peut le contester, mais l’argumentation
de Saint-Just ne sort pas de ce domaine. Pour lui, dans la guerre, ce ne sont
donc pas les règles habituelles du droit civil qui s’appliquent, mais celles du
droit de la guerre, l’opposition de puissance à puissance : le peuple contre le
roi, et l’Assemblée comme tribunal d’exception, voilà ce que demande Saint-
Just. Aucune trace dans toute cette argumentation d’un quelconque goût du
sang, ni du moindre abandon du droit, mais la demande d’application d’un
droit spécifique à une situation spécifique, en l’occurrence : le droit de la
guerre. Tel est le sens des propos de Saint-Just : « Citoyens, le tribunal qui
doit juger Louis n’est point un tribunal judiciaire, c’est le peuple, c’est vous ;
et les lois que nous avons à suivre sont celles du droit des gens », ou encore :
« Je le répète, on ne peut juger un roi selon les lois du pays, ou plutôt les lois
de cité. […] Il n’y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin ; rien
dans les lois d’Angleterre pour juger Charles Ier : on les jugea selon le droit
des gens ; on repoussa la force par la force » .
12
doute pour ceux qui n’ont fait l’objet d’aucune des exécutions capitales
hebdomadaires, publiques, de milliers de personnes et sujettes à des
spectacles « ni répugnants ni scandaleux » : supplice de la roue, pendaison,
mutilation, bûcher, et ce durant tout le règne du « bon roi » Louis XVI .14
Mais, puisque Camus l’a dit, Onfray lui emboite le pas en expliquant que
l’argumentation de Saint-Just est criminelle parce qu’elle consiste à exclure
Louis XVI du droit, à ne même plus le reconnaître comme une personne,
pour pouvoir mieux l’exécuter : « pour Saint-Just il suffit donc de
transformer le roi en une personne sans existence juridique afin de justifier sa
décapitation » . Malheureusement, aucun des discours de Saint-Just ne
15
commis une terrible faute, ce n’est pas d’avoir fait condamner le roi, mais
plutôt Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Madame Roland, Hébert,
Vincent, Ronsin, Danton, Desmoulins et tant d’autres. Le « glaive de la
Révolution », comme le surnommait Michelet, s’est trop systématiquement
abattu sur le camp républicain au point de l’affaiblir et de le conduire
finalement à sa perte . Encore une fois, Onfray se trompe de cible et de
19
moment, trop pressé qu’il est de dénoncer des « figures noires », alors qu’il
faut opérer des distinctions dans les actions des révolutionnaires, dans leurs
prises de positions, si l’on veut tirer de leur étude des leçons pour l’histoire
ou simplement produire des analyses équitables.
La « sublime » Charlotte contre Marat « le tyran»
Marat est une autre figure de la Révolution que le gastrosophe n’arrive pas à
avaler. Il le soumet donc au tamis de son art de biographe nietzschéen.
Polémiste violent, le rédacteur de L’Ami du peuple fut assassiné dans sa
baignoire, le 13 juillet 1793, par Charlotte Corday. Est-ce parce qu’elle était
native de Caen et qu’elle habita quelque temps à Argentan que le mandarin
« antirévolutionnaire » fait son éloge dans La Religion du poignard ? Bien
qu’il semble qu’Onfray n’aime guère Paris et qu’il porte toujours un regard
attendri et bienveillant sur la province, on peut penser néanmoins – en tout
cas on l’espère – que ce sont des raisons plus nobles qui l’ont amené à
célébrer la jeune terroriste.
Il faut dire que pendant longtemps l’historiographie, principalement
communiste, a voulu portraiturer Charlotte Corday sous les traits d’une jeune
royaliste, contre-révolutionnaire déclarée, confite en dévotion et autres
bigoteries. En elle, on ne voulait voir qu’une meurtrière manipulée par les
religieux, les monarchistes ou les Girondins, les trois groupes étant souvent
amalgamés, par des historiens favorables aux Montagnards. La lecture des
actes de son procès devant le Tribunal révolutionnaire nous révèle cependant
une toute autre personne : calme, ayant les idées claires, autonome dans son
jugement, parfaitement consciente au plan politique de ses actes, cette jeune
fille n’apparaît pas comme un esprit faible qui aurait été l’instrument d’un
quelconque pygmalion contre-révolutionnaire.
Pas de mentor royaliste, donc, derrière Charlotte Corday, ce que prouvent
d’ailleurs les Mémoires de Pétion, Girondin réfugié à Caen qui rencontra
Charlotte Corday, mais certifie n’avoir jamais eu aucun échange politique
avec cette dernière, ni conçu aucun projet d’assassinat. Lorsque l’on connaît
la probité et l’honnêteté de Pétion, personnage central de la Révolution, –
que, de manière surprenante, Onfray ne cite pas – on ne peut avoir aucun
doute sur le fait que l’acte de Charlotte Corday est le fruit d’une méditation
personnelle et d’une décision politique propre. Charlotte Corday est une
jeune fille extérieure à tout projet de complot, tout agissement dans l’ombre.
Onfray n’a que des qualificatifs élogieux, des épithètes dithyrambiques pour
parler de la jeune femme. Républicaine, rebaptisée « libertaire » , douée
20
jeune fille, mais beaucoup moins pour l’infâme Marat, on s’en serait douté.
Qu’on en juge plutôt : « homme du ressentiment », mû par l’« instinct de
vengeance » – catégories qui doivent s’entendre, évidemment, au sens
26
force.
Onfray, c’est la Révolution française racontée et décrite avec les épithètes de
la droite monarchiste du XIXe siècle, c’est de l’histoire polémique d’avant les
grands historiens de la Révolution, ceux qui ont essayé modestement,
patiemment de faire la part des choses, d’analyser, de distinguer. « Ne pas
rire, ne pas pleurer, mais comprendre » , disait Spinoza. Telle est la maxime
30
ces événements une version plus lucide que celle d’un commentateur
antirévolutionnaire et révisionniste. C’est cela, la dimension tragique de la
Révolution, et non la présence de « figures noires » obsédés par la guillotine.
Plutôt que de réviser l’histoire, notre penseur ferait mieux de réviser ses
leçons d’histoire.
Kant, ancêtre du nazisme
Mais Onfray ne se contente pas de dénoncer les acteurs de la Révolution
française. Dans sa perspective révisionniste, il tient aussi à calomnier ceux
qui ont voulu, à un moment ou à un autre, la justifier au plan du droit. C’est
particulièrement le cas de Kant qui, de philosophe rationaliste, humaniste,
pacifiste et cosmopolite – auteur entre autres du Projet de paix perpétuelle –
se trouve repeint aux couleurs de la plus noire des idéologies, le nazisme.
Cette tactique rhétorique est déjà présente lors du rapprochement Saint-
Just/Hitler, puis continuée lorsqu’Onfray place Charlotte Corday du côté de «
Brutus et de tous les Résistants au despotisme, à la tyrannie et à l’oppression,
qui furent les héros de la Résistance à l’occupant nazi » : Marat pré-nazi,
donc…
Cette manière de philosopher au marteau s’accomplit définitivement dans un
autre amalgame : Kant/Eichmann. On sait qu’Eichmann lors de son procès fit
référence à l’impératif catégorique kantien pour justifier ses agissements
criminels. S’appuyant sur les arguments développés par Hannah Arendt dans
son Eichmann à Jérusalem mais pour en prendre le contre-pied, Onfray
conclut qu’Eichmann, l’un des fonctionnaires organisateurs de la solution
finale, était en réalité un bon lecteur de Kant et même un lecteur fidèle à la
lettre du texte kantien. Kant pré-nazi, donc… la boucle est bouclée. Il faut
décidément se sentir un puissant et intouchable mandarin de la philosophie
médiatique contemporaine, pour oser proférer de telles analyses. Mais
l’attaque contre Kant n’a pas lieu au hasard.
Tout d’abord, en salissant la figure de Kant, Onfray se montre fidèle à la
pensée de Nietzsche qui s’est plu à décrire, dans La Généalogie de la morale,
le philosophe de Königsberg comme un ignoble idéaliste-nihiliste, un de ces
affreux prêtres-ascétiques-négateurs-des-valeurs-de-la-vie .
43
Ensuite, parce que soutenir le paradoxe d’un Kant fournissant des arguments
aux nazis permet précisément de gommer la responsabilité de la pensée
nietzschéenne qui a très officiellement accompagné la construction théorique
du corpus national-socialiste. À cet égard Le Songe d’Eichmann s’ouvre sur
des phrases qui ne laissent aucun doute : « Habituellement, quand elle entend
« nazisme », la vulgate sort son Nietzsche » . […] Quel ne fut donc pas mon
44
Enfin parce que Kant fut l’un des rares philosophes allemands qui entreprit
de légitimer au plan juridique la Révolution française, justification dont
Onfray ne veut rien entendre si elle conduit à approuver les agissements des
Jacobins, ces monstres épris de pulsions mortifères et accouplés, souvenons-
nous, avec Thanatos. Tous nécrophiles, en somme…
Comment Onfray s’y prend-il, cependant, pour faire porter un pareil chapeau
à l’auteur de la Critique de la raison pratique ? En procédant à de subtils
découpages dans l’œuvre de Kant pour mieux le relire de manière
postmoderne comme un philosophe de l’ordre établi, facilement récupérable
par les fonctionnaires et autres dignitaires de l’État nazi. En lui il voit « le
théoricien de l’interdiction de toute révolte pour le peuple, le penseur de
l’obéissance due aveuglément à l’autorité qui limite la rébellion au seul for
intérieur et autres assertions peu susceptibles de fâcher un national-
socialiste » .
46
« Imaginons Eichmann lisant ces phrases » , nous dit alors Onfray : c’est la
48
Il feint également d’oublier – ou alors il ne sait pas – que Kant considère dans
son Projet de paix perpétuelle la Révolution comme un phénomène naturel
qui s’inscrit dans le développement de l’histoire tendant vers l’amélioration
des conditions juridiques susceptibles de favoriser la paix en Europe . Kant
53
Définir les contours de ce que l’on pose implique de tracer également les
limites de ce qui s’oppose à nous. Mais, tandis que chez Spinoza cette
maxime logique est comprise dans le sens rationnel d’une pensée
différenciée, chez Onfray, elle devient l’occasion de prononcer des jugements
sans appel, de jeter des oukases et d’enfiler les anathèmes. Sartre la Bête
contre l’Ange Camus, le fils de bourgeois contre le fils de pauvres,
l’universitaire contre l’autodidacte, Paris contre la province, la philosophie
allemande contre la philosophie méditerranéenne, pulsion de mort contre
désir de vie, tout est dit.
Tout croit être dit, alors que cette thèse, assénée à tue-tête dans tous les
médias et à longueur de livres, n’est que le discours de la naïveté politique. Et
tant pis si cela donne l’occasion de déformations radicales des faits. Tant pis,
par exemple, si l’expérience résistante de Sartre a avorté parce que la
Résistance communiste se méfiait de lui et ne voulait pas l’intégrer dans ses
rangs . Tant pis si Sartre eut, via Les Temps modernes, des débats et des
59
polémiques nombreuses avec les communistes staliniens. Tant pis s’il fut
avec Simone de Beauvoir brocardé par L’Humanité. On le dira « pro-
communiste dur » . Tant pis s’il fit la préface de La Question, l’ouvrage
60
– qu’il n’est prêt à le croire. Ses explications par les figures ressemblent aux
« grosses dents creuses » que dénonçait en son temps Gilles Deleuze
70
Il est fondateur pour toute la tradition de pensée occidentale et peut être, avec
les mathématiques d’Euclide, et les physiciens matérialistes, considéré
comme l’un des piliers de l’extraordinaire développement de l’aventure
scientifique en Europe même si ses développements ultérieurs thomistes ont
été annexés par l’Église catholique. Ce n’est pas par hasard, du reste,
qu’Euclide appartenait à la fameuse école fondée par Aristote, le Lycée. Bien
2
de Pouget que le procureur Onfray prononce dans le même article son verdict
sans appel, en opérant une distinction confuse entre sabotage positif et
sabotage négatif. En somme il y aurait un sabotage solaire et un sabotage
crépusculaire. Il s’agit là de pures figures de la scolastique nietzschéenne à la
sauce dionysiaque, un délire de métaphores vaseuses en politique.
Mais Onfray ne se contente pas de ce genre d’envolées lyriques contre des
jeunes gens qui, nous le savons maintenant – et nous nous en doutions depuis
le début – sont innocents des lourdes charges qui pèsent contre eux. De ce
5
l’esclavage » ni que « dans cent ans ils auront un aspect assez noble pour ne
9
pas provoquer la honte, en tant que maîtres, chez ceux qui leur seront
soumis » . Au sens strict, l’universalisme anarchiste hérité de Kropotkine
10
Le dandysme postanarchiste
Pour ce faire, pour se justifier à ses propres yeux aux plans théorique et
pratique, l’anti-révolutionnaire élabore donc deux stratagèmes rhétoriques :
d’abord il imagine la figure du dandy libertaire dont il se réclame dans
Politique du rebelle, puis il fait appel à l’école de pensée postmoderne, dans
Le Post-anarchisme expliqué à ma grand-mère, théorie qui permet de dire
tout et son contraire, sans que cela pose le moindre problème, en se payant
même le luxe d’apparaître comme un penseur original et contestataire.
La figure du dandy est très utile car elle permet d’aborder les attitudes les
plus contradictoires en toute bonne conscience. Ainsi, on ne se sentira pas en
contradiction d’être, par exemple, à la fois libertaire et riche, de « rouler
comme Roger Vailland en Jaguar MKII et de pratiquer l’héroïne » , car « la
21
comme Roger Vailland ait trouvé grâce aux yeux d’Onfray, il faut vraiment
qu’il y ait le feu à la maison libertaire ! On admire, en homme de l’art, le
numéro d’équilibriste, car rien n’est impossible à notre « danseur de corde »
nietzschéen. Il franchira tous les précipices. Et la justification théorique arrive
: l’« option libertaire » n’œuvrant pas « du côté de la compassion sur le mode
chrétien » , il ne paraît pas « légitime, pour être crédible, d’être pauvre ou
23
soi-même démuni » . 24
Or, si l’on veut bien admettre qu’on puisse être libertaire sans être dans la
misère, il faut tout de même reconnaitre que si l’on s’y trouve, cela donne
une légitimité supplémentaire à exiger la répartition des richesses. Si la
pauvreté n’est pas un passeport pour l’anarchisme, la disqualifier par avance
comme démagogique n’a aucun sens. Orwell, crevant de faim à Paris, pouvait
se dire socialiste libertaire sans trop de problème. Pour un écrivain comme
Onfray, touchant un revenu confortable de la vente de livres sur la jouissance
hédoniste de soi et la sculpture intérieure de sa propre statue, c’est peut-être
plus difficile. On comprend mieux, dans ces conditions, l’opposition du
dandy à l’« homme des foules » . Pas de lutte collective, pas d’engagement
25
dans un front révolutionnaire, mais une permanente mise en scène de soi, une
théâtralisation infinie de sa propre personne, la mise en abîme de
l’autosatisfaction narcissique. Le dandysme libertaire se dressera donc contre
« l’égalitarisme, cette religion nocive de l’égalité » – on croirait lire du
26
société hyperconcurrentielle.
Le postanarchiste Onfray appelle, avec toute la virulence d’un militant
désorienté et déçu, à l’inaction et, après tout tant pis, à la préservation du
statu-quo. À moins, bien sûr, qu’il n’ait raison et que sa pratique de
l’hédonisme ne révolutionne les rapports sociaux, dans notre pays, et
pourquoi pas dans le monde ? En fait, cet anarchisme, c’est celui des
bourgeois gavés de La Grande bouffe de Fellini. On s’éclate la panse à
l’université du goût d’Argentan, on farcit sa tête d’anecdotes existentielles
sur les philosophes à Caen, et alors ?
Toute cette kermesse hédoniste du dandy libertaire fait songer aux paroles de
Marcuse dans Vers la libération : « la société d’abondance est obscène dans
les discours, dans les sourires, de ses politiciens et de ses orateurs ; dans ses
prières, dans son ignorance, dans la fausse sagesse des intellectuels qu’elle
entretient » . Oui, au fond, le dandysme libertaire est obscène, de cette
28
donné par le peuple prostitué en ce siècle serait coupable. Offert aux tyrans
impérieux dans leur vouloir, il a montré sa nature veule et son tropisme trivial
» . Encore l’antidémocratisme nietzschéen…
30
Le postmodernisme libertaire
Autre stratagème utilisé comme référence ad hoc, pour réviser la pensée
libertaire et expliquer ses propres contradictions politiques, économiques et
sociales, le recours à la pensée de la déconstruction postmoderne. Onfray,
bien sûr, révère le postmodernisme par antisartrisme et par nietzschéisme. Il
le rappelle dans L’Ordre libertaire : « la French theory se constitue d’un
antisartrisme plus ou moins avoué » . Contre l’intellectuel total et la théorie
31
donner des leçons à un homme qui « à plusieurs reprises, entre 2000 et 2010
a refusé de devenir chroniqueur dans des émissions télévisées ou à la radio
[avec] Franz-Olivier Giesbert, Laurent Ruquier, ou [sur] France Culture » , 38
Onfray n’est que l’un des rejetons, se sont dotés d’une idéologie rendant
impossible tout diagnostic critique à grande échelle sur le monde. Toute
action portant sur ce dernier allant dans le sens d’un devenir révolutionnaire
collectif, d’une remise en cause en profondeur de l’ordre établi a ainsi été
inhibée. Alors que les élites économiques et politiques dirigeantes se sont
mondialisées et que les pouvoirs politiques et économiques n’ont jamais été,
du fait des révolutions technologiques, aussi concentrés ni ne se sont jamais
autant concertés, la philosophie de la déconstruction postmoderne a produit,
en plus d’une vision incohérente du monde, une théorie des luttes
fragmentées, des combats isolés, des résistances à petite échelle, qui rend
caduque par avance toute action de masse orientée dans le sens de la lutte de
classe aux niveaux national et international. Le petit confort des intellectuels
dionysiaques faisant leur révolution dans l’Orne – c’est-à-dire ne faisant
aucune révolution – se trouve ainsi justifié comme par magie au niveau de la
théorie.
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si depuis Politique du rebelle, traité de
résistance et d’insoumission, jusqu’à Le Postanarchisme expliqué à ma
grand-mère, Onfray célèbre le « devenir révolutionnaire individuel », par
opposition à la « logique révolutionnaire holiste et grégaire » , explique qu’il
45
un véritable concentré de tous les thèmes onfrayens qui nous est donné là : la
référence à la terreur honnie et au « sang », l’idée que tout part des individus
juxtaposés, le refus de toute violence, même réactive. Dans ce schéma, pas
d’idée d’action collective autre qu’une somme d’action individuelles
désordonnées, pas d’organisation politique déterminée à prendre le pouvoir
puisqu’il n’y a pas de lieu du pouvoir et donc, en fait, rien du tout, pas de
changement. Circulez, il n’y a rien à voir, ou plutôt, si, allez voir Onfray à
Caen, la révolution vient de commencer…
Une nouvelle trinité libertaire
Pour opérer une pareille déformation des idées anarchistes et ne plus les
cantonner qu’au niveau de l’action des Lilliputiens, il faut cependant opérer
un travail de torsion des textes qui demande maintenant à être étudié avec
plus d’attention. Le révisionnisme, comme l’hydre dans la mythologie
antique, a plusieurs visages, plusieurs stratégies, et dans le cas du corpus
anarchiste, il lui faut procéder à une opération de grand nettoyage dont nous
allons voir qu’elle constitue le fond de trois ouvrages d’Onfray, La Pensée de
midi, L’Ordre libertaire et Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère.
Le Postanarchisme ne fait d’ailleurs que constituer la synthèse d’un travail de
longue haleine imaginé par Onfray depuis plusieurs années : substituer à la
triade Proudhon, Bakounine, Kropotkine, comme fondement de la pensée
anarchiste rationnelle, collective, révolutionnaire, le tripode Stirner,
Nietzsche, Émile Armand ou, plus récemment, cet autre : Palante, Grenier,
Camus, qui incarne dans l’esprit d’Onfray une dimension affective,
individualiste et pacifiste de loin préférable, selon lui, à celle des trois barbus
du XIXe siècle qui ont à eux trois fait dix-sept ans de prison, ce qui peut
rafraîchir les ardeurs du révolutionnaire d’Argentan... Si des ouvrages comme
Politique du rebelle sont plutôt marqués pas la sainte trinité de l’anarchisme
individualiste façon Stirner, Nietzsche, Armand – à travers la théorie du
devenir individuel révolutionnaire –, le projet de constitution de nouvelles
icônes moins marquées politiquement par les errements et les déviations
politiques apparaît dans La Pensée de midi.
À ce titre, ce livre mérite qu’on s’y arrête. Évidemment, il est placé sous le
haut patronage de Nietzsche, fait référence à la pensée de midi d’Ainsi parlait
Zarathoustra … C’est l’heure critique, l’heure de la transmutation des
47
d’orthodoxie. Il est, nous apprend Onfray, l’un des « deux maîtres ouvrages
pour une gauche antitotalitaire, donc pour une gauche libertaire » avec 50
(comme si la chose était possible). Camus doit dans cette optique être
réhabilité contre Sartre, ce philosophe manichéen « idéal pour les adolescents
» réponse subtile, sans doute, à l’accusation, par ailleurs injuste, portée
52
nous dit Onfray dans L’Ordre libertaire. Il oublie également de rappeler que
c’est un penseur catholique.
Alors, dans quelle mesure et pourquoi est-il nécessaire de substituer ces
auteurs confus, dont la pensée n’a rien donné de politiquement constructif à
des auteurs comme Proudhon, Bakounine et Kropotkine ? Si l’on prend le
temps d’étudier terme à terme la pensée de ces six auteurs-là, on s’aperçoit
immédiatement qu’il y a d’un côté des moralistes, et de l’autre des politiques.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Camus a préfacé une édition des Maximes
de Chamfort. Camus se sentait plus moraliste que philosophe. Contrairement
à Onfray, il savait, lui, qu’il n’était pas, stricto sensu, un philosophe.
Dès lors il nous semble que tout le projet de substitution d’Onfray est
infondé. Sa trinité Palante, Grenier, Camus est une trinité morale, qui ne
saurait servir de support à l’action politique. Ce n’est donc pas parce qu’on
appartiendrait à une « Église anarchiste », qu’il faut se réclamer de Proudhon,
Bakounine et Kropotkine, mais parce que cela constitue la seule voie
théorique possible pour penser ce qu’Onfray, l’anarchiste postmoderne,
déconstructeur, se refuse à penser un « devenir collectif révolutionnaire ».
Rappelons de ce point de vue que la synthèse de la pensée révolutionnaire de
ces trois auteurs libertaires du XIXe et du début du XXe siècle a permis la
réalisation de ce genre de révolution en Espagne, en 1936. Il a fallu une
armée putschiste plus deux armées étrangères, allemande et italienne, pour
venir à bout du peuple espagnol en armes, sans compter la trahison réelle,
mais jamais avouée de l’URSS de Staline et du gouvernement français dit de
« Front populaire »… La Révolution espagnole, parcourue de haut en bas par
les conceptions anarchistes, aurait bien pu l’emporter si le pays n’était pas
devenu un champ de bataille international et un terrain de jeux pour grandes
puissances hostiles ou faussement amicales.
La Révolution espagnole, une révolution oubliée
L’absence de tout récit politique relatif à la Révolution espagnole de 1936-
1939 est le signe patent, la preuve indiscutable, de ce que la pensée du dandy
anarchiste ne constitue qu’une pose doublée d’une imposture pseudo-
libertaire. Les anarchistes espagnols, à travers la CNT et le million et demi
d’hommes qui la composaient, y ont joué un rôle déterminant, dès le début de
la tentative de coup d’État survenue en juillet 1936, et jusqu’aux derniers
mois de la république espagnole. Pourtant dans l’œuvre de notre auteur par
ailleurs si prolixe, on ne compte sur ce sujet que quelques pages, jetées ça et
là, comme un passage obligé. En citant Espagne libertaire 36-39 de Gaston
Leval et en donnant ce récit pour modèle de l’ordre libertaire55, Onfray insiste
surtout sur l’aventure économique et sociale de la Révolution espagnole, celle
des collectivités autogérées de Catalogne, d’Aragon et du Levant.
Mais à aucun moment il ne parle véritablement de l’histoire politique et
militaire de la Révolution, de cette histoire écrite en lettres de feu et de sang.
En tout cas, pas de trace, dans son œuvre, de biographie existentielle des
grands acteurs de cette révolution libertaire héroïque, pas de récit, même
minime, du moindre petit événement, pas de tableau de groupe à la Sainte-
Beuve des anarcho-syndicalistes de la Confédération Nationale du Travail.
Rien, le grand silence.
C’est un silence qui parle. Quand on a comme Onfray la manie postmoderne
de la narration, de la réécriture, quand on sait, comme lui, faire revivre une
époque, on ne devrait pas se priver du plaisir de produire le récit des hauts
faits libertaires de la Révolution espagnole. Durruti, Ascaso, Oliver, le
groupe Los Solidarios et le groupe Nosotros, les insurrections ratées de
janvier 1932 et de janvier 1933, la répression dans les Asturies en octobre
1934, les anarchistes qui se lancent à l’attaque des casernes militaires au
lendemain du pronunciamiento militaire de juillet 1936, les colonnes qui se
créent pour aller au front, la participation anarchiste au gouvernement de
front républicain en novembre 1936, la guerre fratricide entre communistes
autoritaires et communistes libertaires, le bombardement de Guernica par
l’aviation allemande en avril 1937, la non-présence des libertaires dans le
premier gouvernement Negrin et leur retour dans ce même gouvernement en
1938, la prise de Teruel par les troupes républicaines, la chute de Barcelone
en janvier et de Madrid en mars 1939…
N’y a-t-il pas là des événements et des personnages qui méritent que l’on s’y
arrête ? Des ouvrages politiques exceptionnels ont été écrits sur cette période
pour la comprendre, de manière critique et non hagiographique. Les
Anarchistes espagnols et le pouvoir 1869-1969 de César M. Lorenzo, Le Bref
Été de l’anarchie de Hans Magnus Enzensberger, La Colonne de fer d’Abel
Paz, ou Ceux de Barcelone de H.E. Kaminsky comptent certainement parmi
les textes plus pénétrants sur ce qui constitue une véritable épopée anarchiste,
avec ses victoires, ses défaites et ses combats tragiques.
Mais dans l’œuvre d’Onfray, composée – il aime tellement le répéter – de
plus de cinquante ouvrages, que trouve-t-on à ce sujet ? L’équivalent de huit
pages56 dans L’Ordre libertaire, une misère, dans un livre qui en compte plus
de cinq cent cinquante. Et encore, le gastrosophe y consent uniquement parce
que Camus fut un soutien sans faille des révolutionnaires espagnols en exil.
Le mandarin de la déconstruction pousse même l’audace jusqu’à considérer
que ce soutien de Camus aux exilés n’est pas une preuve suffisante de son
appartenance anarchiste : « Quelques brochures anarchistes militantes font
57
Solitude et mélancolie d’un fils dont le père est mort à la guerre de 14,
solitude d’un enfant demeuré auprès d’une mère mutique, solitude d’un jeune
lycéen pauvre chez les bourgeois, solitude d’un malade profondément
diminué par la tuberculose, solitude d’un réformé pour cause de maladie
grave, solitude d’un militant contraint de quitter le Parti communiste algérien,
solitude d’un résistant dans une France où la Résistance n’est pas un
phénomène de masse, solitude d’un opposant aux camps de concentration
soviétiques quand d’autres intellectuels préfèrent fermer les yeux, solitude
encore après la rupture avec son ami Sartre, solitude aussi dans sa position de
conciliation pendant la guerre de libération de l’Algérie, solitude toujours
dans son admiration pour Nietzsche, le philosophe solitaire.
C’est pour cela d’ailleurs que Camus aimait l’ambiance collective des troupes
de théâtre. Cela lui permettait de rompre avec ce sentiment intérieur de
solitude qui le dévorait. Ce n’est pas parce que le théâtre est d’essence solaire
ou dionysienne que Camus l’aimait, c’est parce qu’il est un art collectif, un
art du groupe.
Il n’y a qu’Onfray pour considérer que des œuvres comme L’Etranger, La
Peste ou La Chute sont solaires, dionysiennes, faites d’ivresse et de joie. Il
est bien le seul à affirmer que Le Mythe de Sisyphe est l’œuvre d’un
philosophe hédoniste mu par la volonté de jouissance, accomplissement
d’une hypothétique volonté de puissance nietzschéenne. Personne n’a jamais
vu dans L’Homme révolté un hymne à la vie ni au soleil de la Méditerranée.
Seuls Onfray et les théoriciens postmodernes de la déconstruction, désireux
de se faire mousser en enchaînant les paradoxes, se risquent à énoncer de
telles contre-vérités. Il s’agit encore d’un de ces renversements nietzschéens
de perspective qui conduisent à dire que le vrai est faux et inversement.
On retrouve, à ce niveau d’analyse, le même talent pour le contresens que
celui que nous avions déjà pu observer dans l’interprétation de Spinoza. Sauf
que cette fois la révision a un objet plus politique.
Il s’agit d’utiliser à fond l’art du contraste et du clair-obscur en vue de relire
toute l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle. C’est dans ce but
qu’Onfray oppose « socialisme apollinien et socialisme dionysien, socialisme
européen et socialisme méditerranéen, socialisme de Paris et socialisme de
Tipasa, socialisme de l’idéal ascétique et socialisme hédoniste, socialisme
césarien et socialisme libertaire, socialisme nocturne et socialisme solaire
(…) socialisme de Sartre et socialisme de Camus » . Pour que Sartre soit
68
crépusculaire, il faut que Camus soit solaire, pour que l’un incarne Thanatos,
il faut que l’autre incarne Eros, pour que le premier soit synonyme de mort, il
faut que l’autre symbolise la vie.
Dès lors, dans l’esprit d’Onfray, Camus ne peut pas être un homme dépressif,
hanté par l’idée de la mort, la solitude, le désespoir – ce qu’il était vraiment et
dont toute son œuvre témoigne – car sinon, on l’a compris, toute la
perspective serait inversée. C’est Sartre qui deviendrait un gauchiste
lumineux, un marxiste-existentialiste, hétérodoxe et solaire, un théoricien de
la spontanéité révolutionnaire etc… Souvenons-nous de Sainte-Beuve : le
groupe a toujours son anti-groupe. Bien sûr, tout cela est totalement fumeux.
Sartre n’est pas plus crépusculaire que Camus n’est solaire ou inversement.
Camus est simplement annexé par le nietzschéen de gauche, le dandy
postanarchiste, le théoricien mythologique d’une nouvelle gauche libertaire
qui veut à tout prix réécrire une histoire manichéenne du socialisme pour
fonder son utopie libertaire-dionysiaque.
Un intellectuel anti-anarchiste
Onfray n’est pas un anarchiste, mais un anti-anarchiste. Ses relectures
fautives, qui ne sont motivées que par la volonté de faire sensation, font
songer aux vers de Brassens : « Faux Aubusson, fausses armures, faux
tableaux de maîtres aux murs » . En se positionnant dans le camp de la
69
Vers le Suranarchisme
Dans la même perspective, mais, cette fois-ci pour nous guérir de la pensée
postanarchiste d’Onfray, ce gros rhume de la déconstruction postmoderne,
nous proposons également un quadruple remède, augmenté d’un cinquième.
L’ensemble est concocté, comme tous les bons médicaments, à partir des
meilleurs ingrédients de la philosophie anarchiste : le naturalisme matérialiste
de Kropotkine, la théorie du surrationalisme de Bachelard , la théorie des
2
réflexion sur les révolutions qui ont continué de s’opérer dans les sciences au
XXe siècle. Ce n’est pas dans la littérature, dans la méthodologie
biographique de Sainte-Beuve ni dans les pseudo-critiques déconstructivistes
de la raison, dans la lignée de Derrida, que se trouve le levier théorique pour
un véritable renouveau conceptuel, mais dans les progrès immenses opérés
par les sciences, notamment les sciences de la nature, auxquelles Kropotkine
était si attaché.
C’est là, au cœur de l’analyse de la matière, que les grandes avancées de la
connaissance s’opèrent. L’anarchisme contemporain doit être capable de les
intégrer, ou, tout au moins, d’en intégrer la dynamique rationnelle, la
nouvelle discursivité. Ce à quoi il nous faut revenir donc, comme à la
véritable pierre de touche à partir de laquelle une nouvelle philosophie de
l’anarchisme est possible, c’est à la dure école du rationalisme, à son
exigence de pensée rigoureuse comme promesse de clarification des
problèmes nouveaux et complexes qui caractérisent le monde contemporain.
Le remède suranarchiste s’inscrit donc dans la perspective du programme de
Kropotkine exposé dans La Science moderne et l’anarchie : « L’anarchie est
une conception de l’univers, basée sur une interprétation mécanique des
phénomènes, qui embrasse toute la nature, y compris la vie des sociétés. Sa
méthode est celle des sciences naturelles, et par cette méthode toute
conclusion scientifique doit être vérifiée. Sa tendance est de fonder une
philosophie synthétique » . Ce programme mérite d’être commenté pour être
5
Une fable dangereuse pour l’action, parce qu’elle brouille, à la manière des
vieilles mythologies et des religions, la vision que l’on peut raisonnablement
se faire du monde. Qu’Onfray, qui se croit si anticlérical, soit en dernière
analyse le fourrier d’une approche crypto-religieuse n’est pas le fait le moins
cocasse dans la construction de cette inutile vulgate postmoderne dont il se
veut le nouveau prophète. Car ce qu’il s’agit de découvrir, ce sur quoi il faut
s’appuyer, c’est sur l’analyse des structures du monde matériel entendu en
son sens physique et social et non sur des « figures » mythologiques.
Enfin, Kropotkine emploie les termes de « conclusions vérifiées », c’est-à-
dire qu’il insiste sur la nécessité pour la pensée anarchiste de procéder à des
vérifications empiriques pour tester la validité de ses concepts. Un peu
comme le feront plus tard Carnap et les théoriciens du Cercle de Vienne,
7
loi n’est valide que dans des conditions empiriques données – la modification
9
justifier l’idée d’un État fort compris comme universel concret, concentration
du pouvoir en une entité unique. Le suranarchisme ne peut s’accorder
qu’avec une conception démocratique, pluraliste, où le pouvoir, enfin rendu
au peuple dont il émane, se trouve partagé à égalité entre tous les membres du
corps social.
Pour approfondir encore l’aspect multiple de la matière fondamentale, la
philosophie du langage de Russell est éclairante.
Dans un article célèbre de 1905, Sur la Signification, le philosophe distingue
les « noms propres » qui renvoient à des subtances déterminées, comme par
exemple « Walter Scott » dans la proposition « Walter Scott est l’auteur de
Waverley » des « descriptions définies », c’est-à-dire des énoncés qui
renvoient à un état de fait complexe, différent des substances simples – « être
l’auteur du roman Waverley », dans notre exemple. Le fait que ces
composants linguistiques n’ont pas le même sens se remarque au fait, comme
le dit Russell avec humour, que « Walter Scott est Walter Scott » est une
tautologie, alors que « Walter Scott est l’auteur du roman Waverley » n’en est
pas une .
17
une durabilité relative. Leur multiplicité, aggravée par le fait qu’elles sont en
perpétuelle évolution, les éloigne de l’ancienne conception des substances
simples.
Aussi on peut dire que la physique est une théorie qui use de descriptions
définies et non de noms propres. En elle on ne trouve pas d’individus mais
des réalités mathématiques complexes et mouvantes. En physique théorique,
les objets sont des fictions logiques, des constructions logico-mathématiques
au sens russellien, et non des perceptions immédiates.
La matière n’est cependant pas déréalisée. Elle est simplement beaucoup plus
complexe qu’on ne l’avait cru. La physique moderne a désubstantialisé la
métaphysique des substances simples pour nous faire pénétrer dans l’univers
des états de faits complexes et des éléments composés. C’est en ce sens qu’il
faut comprendre la phrase de Russell : « Il n’est pas nécessaire de supposer
que les électrons, les protons, les neutrons, les mésons, les photons, et le
reste, possèdent cette réalité simple qui appartient aux objets immédiats de
l’expérience. Ils ont au mieux cette sorte de réalité qui appartient à « Londres
». « Londres » est un mot commode, mais on pourrait, sans l’employer, plus
lourdement toutefois, représenter tous les faits que désigne ce mot » .
19
Russell nous apprend que notre connaissance porte sur des collections
d’événements complexes, non sur des agrégats d’entités simples.
L’individualisme et le nominalisme dans les sciences sont des hypothèses
dépassées qui correspondent à une conception floue, simpliste et
insuffisamment dialectisée du réel. Seule une conception plurielle des
groupes d’événements peut permettre d’appréhender adéquatement la
structure du réel, que ce réel soit celui des sciences de la nature ou des
sciences économiques et sociales.
L’auto-organisation, ou le principe de complexité, héritage des grands
matérialistes
Le quatrième remède suranarchiste nous apprend à « ne pas craindre l’auto-
organisation de la matière ». Il y a bien longtemps, en effet, que la
philosophie de la physique, le naturalisme matérialiste, ne se confond plus
avec la représentation cartésienne de l’espace partes extra partes ou de la
simple mécanique des chocs. Elle a dépassé le point de vue statique de ce que
Hegel appelait l’ « entendement mort » pour intégrer l’idée de la complexité
rationnelle du devenir de la matière. De grands noms du matérialisme avaient
déjà entrevu cette complexité en intégrant dans la compréhension du réel,
l’idée de hasard chez Épicure , l’idée de vicissitude chez Giordano Bruno ,
20 21
chez Engels .
23
des sociétés, comme une élévation au carré de tous les éléments du processus.
On l’observe particulièrement dans les bouleversements révolutionnaires où
le « groupe en fusion » pour reprendre le mot de Sartre, crée un nouvel ordre
social, propose de sortir de l’état sériel antécédent et donne naissance à une
nouvelle forme d’auto-organisation politique, économique, culturelle.
Ce fut particulièrement le cas avec le processus ouvert par le cycle
révolutionnaire inauguré par la Révolution française jusqu’à Mai 68. Cette
forme d’auto-organisation « forte », de capacité de création d’un ordre
politique vraiment nouveau s’explique dans la mesure où l’homme peut, lui,
être conscient de ses actes, en projeter les conséquences, choisir des voies en
les préférant à d’autres, tout en étant le jouet des forces de rétro-actions aussi
bien que des tensions subies de l’extérieur par l’ensemble social dans lequel
il se trouve. Par mépris des sciences et par ignorance, Onfray n’a pas suivi
cette piste. Elle est pourtant au cœur de toute la philosophie et de la pratique
anarchistes.
Le principe d’auto-organisation « forte » est depuis les origines dans la
pensée anarchiste : c’est le spontanéisme. Depuis Proudhon et Bakounine, et
même chez des marxistes critiques comme Rosa Luxemburg, il était présent
de manière explicite. Il n’est pas jusqu’à Trotsky qui n’y ait parfois adhéré33.
Cette dimension politique et sociale de ce principe d’auto-organisation
« forte » dont on vient de voir qu’il est à l’œuvre dans la physique comme
dans la biologie, fera l’objet d’une analyse plus poussée dans l’exposé du
quintuple remède suranarchiste dans le domaine de la pratique sociale.
L’héritage de Proudhon
Plus de quarante ans après l’écriture de ces lignes, l’anarchisme français est
toujours dans la même impasse et n’arrive pas à en sortir. Pourquoi ? Dans
son ouvrage, Lorenzo considère que c’est l’origine prolétarienne de
l’anarchisme espagnol, son « manque de respect pour la propriété », qui
explique que l’anarcho-syndicalisme ibérique n’ait pas cédé aux sirènes
dissolvantes de l’individualisme. Mais cette explication n’est guère
satisfaisante, car les personnes qui composent les rangs de l’anarchisme en
France ne sont pas des bourgeois. Ils sont eux aussi issus des rangs des
couches populaires en grand nombre, comme Onfray d’ailleurs, dont les
origines sociales, sont – il le répète assez – très modestes.
La philosophie anarcho-individualiste n’est pas une philosophie de petits-
bourgeois (c’est l’accusation « cliché », un grand classique du florilège
marxiste-léniniste) attachés à de petites maisons qu’ils ne possèdent même
pas, ou rarement. Non, l’individualisme anarchiste est une philosophie de
vaincus, ce qui n’a, à proprement parler, rien à voir. Il ne faut jamais perdre
de vue les conditions historico-politiques dans lesquelles les théories des en-
dehors ou celle d’Émile Armand sont nées. Elles succèdent au terrible échec
de la Commune, échec qui provoqua dans les rangs du peuple parisien et des
anarchistes une véritable saignée. On estime à vingt mille ou trente mille
morts le nombre de personnes tuées pendant la reprise de la ville par les
armées versaillaises de Thiers.
Quand on y songe, pour une théorie politique constituée, c’est une véritable
hécatombe. Ce sont les hommes et les femmes qui incarnent une vision du
monde et sont capables, ou pas, de la réaliser. Si on les massacre, on diminue
d’autant les chances de voir advenir leur idéal. Staline n’est pas le premier à
avoir compris que pour tuer une idée, il suffisait de tuer les hommes qui la
portent. Thiers en était déjà tout à fait conscient. Après la Commune de Paris,
ce ne sont pas des marxistes, quasiment absents encore à l’époque en France,
mais des anarchistes qui ont été exécutés, emprisonnés ou déportés.
Les expériences ratées des attentats anarchistes et de « reprise individuelle » 5
Pas étonnant dans ces conditions que l’anarchisme ne parvienne pas à sortir
de l’ornière. Il porte un poids trop lourd sur ses épaules, celui de la défaite.
Mais cela n’enlève rien au fait que l’analyse individualiste n’est pas juste. Il
faut briser le cercle, sortir du ghetto de la solitude pour aller convaincre
d’autres personnes de la justesse des idées anarchistes. Non pas attendre
qu’elles viennent à soi, dans des universités populaires qui sont plus un alibi
culturel qu’autre chose, mais aller vers elles en leur faisant découvrir l’aspect
social constructif et collectivement émancipateur de l’anarchisme collectif.
La perspective suranarchiste exige donc d’abandonner la figure de
l’anarchiste solitaire. Il faut se détourner de ce que Bertrand Russell dans son
Autobiographie appelle cette « affreuse solitude qui amène notre conscience à
se pencher en frissonnant sur l’abîme insondable et glacé du non-être » . Il 7
trouve exactement sur cette ligne d’analyse. Dans La Sculpture de soi, faisant
l’éloge de cette canaille de Jünger , il critique les « anarchistes qui eux aussi
11
autre chose que leur désamorçage, le libertaire se fait compagnon de ceux qui
en sont privés » . Mais, précisément, c’est là que le bât blesse.
14
Quant à la CNT espagnole, elle a péri de n’avoir pas pris le pouvoir dès le
début de la Révolution, d’avoir envoyé des ministres au gouvernement bien
trop tardivement, et finalement de s’en être retiré pour laisser la place à des
alliés hostiles, les communistes staliniens, qui ont travaillé à la détruire. Les
anarchistes espagnols l’ont finalement compris lorsqu’ils sont revenus au
gouvernement, fin 1938, mais il était déjà trop tard. Franco avait gagné trop
de batailles et le tombeau s’ouvrait devant les pas de la plus grande
expérience libertaire jamais réalisée sur le continent européen. Ce n’est pas le
pouvoir qui est maudit, c’est le fait de tergiverser quand on peut le prendre
qui conduit à la catastrophe.
La question de la violence révolutionnaire
« Ne pas condamner la violence a priori. » Le troisième remède du
suranarchisme pratique consiste à refuser d’avoir sur la question spécifique
de la violence politique un point de vue a priori. Par a priori il faut entendre,
au sens kantien, indépendant de l’expérience et valant de manière universelle
et nécessaire. Or, c’est bien ainsi qu’en juge Onfray lorsqu’il condamne, avec
son habituelle pensée par figures, par « grosses dents creuses », la violence.
Dans La Sculpture de soi, déjà, il affirme, sur la base de l’habituel dualisme
mythologique nietzschéen, pouvoir distinguer la bonne force de la mauvaise
violence : « La force est le contraire de la violence. En effet, la violence est le
débordement d’une force qui se résout dans la destruction et le négatif. Elle
veut le désordre et le retour à l’informe. Elle agit sous l’impulsion puis le
commandement débauché de Thanatos. Sa logique est la néantisation. En
revanche, la force vise l’ordre, la vie et la positivité » .
19
les cibles de la critique ne sont pas les mêmes : Dühring dénonçait Marx,
Onfray récuse Bakounine. Cela lui donne, en effet, les moyens – croit-il – de
dévaloriser l’anarchisme de Bakounine issu de la tradition philosophique
hégélienne, germanique, donc violente, au profit de la tradition de
l’anarchisme français inscrit, selon notre grand pacifiste, dans une
perspective positive de non-violence, de dialogue et de respect mutuel.
Sébastien Faure et Anselme Bellegarrigue contre Stirner et Bakounine : « il
existe une autre pensée anarchiste. Elle n’est plus hégélienne, nocturne,
sanglante, allemande, germanique, prussienne, slave, mais française, latine,
solaire » .
22
On n’est pas loin ici du niveau des commentaires chauvins d’un supporter
chauffé à blanc lors d’un match France-Allemagne… De manière plus
savante, mais finalement analogue. Heureusement, il ne s’agit que de
promouvoir une « révolution non-violente spirituelle » à la façon de Camus
23
et non une révolution violente telle qu’elle a pu être pensée par Sartre dans la
Critique de la raison dialectique…
Mais ces analyses ne résistent pas à une étude attentive de l’histoire. S’il n’y
a pas de raison de déifier la violence en soi, de lui vouer un culte, on ne
saurait pour autant la rejeter nécessairement et pour toujours. Les grands
théoriciens de l’anarchisme ont, sur cette question, tenté de faire la part des
choses. Proudhon, par exemple, lorsqu’il aborde le problème du tyrannicide
explique dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, que la
violence n’est pas systématiquement justifiée. Il établit même une casuistique
de la violence, une théorie de l’évaluation de l’acte terroriste au cas par cas,
en fonction du lieu, du temps et de la cible.
Toute action violente n’est pas légitime en soi, mais pas non plus
condamnable a priori : « J’ai voulu dire que sur cette question [du
tyrannicide] il était impossible de formuler une règle générale, soit
affirmative, soit négative, et que tout ce que la théorie des moeurs pouvait
faire ici, c’est de la nécessité pour chaque cas, de rendre un jugement spécial,
motivé d’après les circonstances » . Si l’on voulait utiliser un concept
24
lequel il prend, certes, ses distances avec le culte de la violence que l’on peut
trouver chez Georges Sorel par exemple mais où, d’un autre côté, il insiste
sur la nécessité de s’y préparer en prévision de la violence qui va s’abattre sur
le mouvement anarchiste lui-même.
Citant Malatesta il dit : « Nous sommes contre le fascisme et nous voudrions
qu’on le vainquît en opposant à ses violences de plus grandes violences. (…)
Toute la violence nécessaire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis ».
Inversement, Bakounine a rompu avec Netchaïev précisément sur cette
question du culte de la violence que l’on pouvait trouver dans Le Catéchisme
d’un révolutionnaire . Sébastien Faure et Malatesta ne sont pas plus solaires
26
ni moins violents que Bakounine, qui n’est lui-même pas plus crépusculaire
qu’eux.
Le problème ne peut être posé ni résolu en ces termes. Ces hommes de
théorie et d’action essayent, comme Proudhon, de juger de la violence non
pas a priori mais en situation, refusant de la caractériser de manière confuse
avec des réflexions sur l’ordre solaire et l’ordre crépusculaire. Le
suranarchisme étant de plus une conception universelle et rationnelle, il ne
saurait adopter des dichotomies factices fondées sur la terre et le territoire.
Nous l’avons assez dit, il faut en finir avec les explications à la Taine du
genre « tel arbre, tel fruit » ou à la Sainte-Beuve dans la perspective de la
psychanalyse existentielle et régionale. Un peu d’universalité ne nuit pas pour
sortir par le haut de toutes ces conceptions purement subjectives et
postmodernes.
Le suranarchisme et le nouveau spontanéisme
« Ne pas craindre de se mettre au service des luttes du peuple. » Depuis
Sartre et Beauvoir distribuant en 1970 dans les rues de Paris un journal
27
Il s’agit là encore d’une conception élitiste erronée : les hommes ne sont pas
des êtres d’exception et il n’est pas juste de leur demander de le devenir. Une
déformation anarchiste individualiste mâtinée de nietzschéisme aristocratique
de plus. En réalité, l’amitié est une vertu sociale, c’est une des formes de la
solidarité nécessaire à la construction d’un nouveau type d’association
humaine. Elle nous ouvre aux autres sur un plan d’égalité. Elle fait disparaître
en nous le sentiment de l’amour propre, l’idée fausse que l’on est un être
d’exception, une singularité, une originalité à nulle autre pareille.
Bien loin de faire reculer en nous le sentiment d’appartenance à l’espèce
humaine, de nous enfermer dans le cercle étroit de petites communautés
d’esprit sclérosées, elle l’élargit au niveau d’une conception générale du
devenir-monde de l’humanité. « L’amitié danse autour du monde » , voilà la
37
Introduction
années"
19. Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, op.cit, p.25
20. Sur la question de l’indétermination dans la philosophie d’Épicure voir
Philippe Paraire, Thèse de Doctorat, soutenue sous la direction de Pierre
Aubenque, « L’Héritage démocritéen et aristotélicien dans le traitement
épicurien des questions de causalité, de potentialité et d’indétermination »,
partie III, Paris Sorbonne, 1985.
21. Giordano Bruno, Le Banquet des cendres, Cinquième dialogue, traduction
Yves Hersant, éditions de l’éclat, 1988.
22. Spinoza, Éthique, op. cit., I-29, scolie.
23. Engels, La Dialectique de la nature, traduction Émile Bottigelli, éditions
sociales, 1968.
24. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit., p. 24.
25. Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op.cit., chap. 4, « le
principe de bootstrap ou auto-consistance ».
26. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit. L’interprétation du
concept d’émergence dans cet ouvrage est clairement matérialiste, moniste au
sens spinoziste et réductionniste au sens physique. C’est à elle que nous nous
référons et non à l’interprétation spiritualiste de la notion d’émergence que
l’on trouve chez certains épistémologues contemporains qui prétendent qu’il
existe des ordres dans la nature incommensurables les uns aux autres.
27. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit. p. 30 : « Il en résulte que
le concept d’auto-organisation se rencontre aujourd’hui dans pratiquement
chaque domaine de la recherche ».
28. Ilya Prigogine, La Nouvelle alliance - avec Isabelle Stengers, Gallimard,
1986 ; A la rencontre du complexe - avec Grégoire Nicolis, Presses
Universitaires de France, 1992 ; Le Monde s'est-il créé tout seul ?, avec Henri
Atlan, Joël De Rosnay, Albert Jacquard, Jean-Marie Pelt et Trinh Xuan
Thuan, Albin Michel, 2008
29. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique. op.cit. pp. 39-67 L’ouvrage
propose une réflexion approfondie sur la possibilité d’apporter, avec la
théorie de l’auto-organisation un complément à la notion de programme
génétique compris comme simple code déterminé de manière univoque.
30. Henri Bergson, théoricien mystique d’une hétérogénéité radicale de
l’ordre vital ou de l’ordre psychique par rapport à l’ordre physique, s’est
rendu célèbre en introduisant des concepts métaphysiques à l’endroit où les
explications scientifiques n’étaient pas suffisamment développées. C’est ainsi
par exemple qu’il a élaboré la notion d’ « élan vital irréductible à la
matière », pour expliquer le phénomène de la vie. Or, toutes les thèses
métaphysiques développées dans L’Évolution créatrice ont été rendues
caduques par les progrès de la biologie moléculaire, de même que les
conceptions spiritualistes de L’Essai sur les données immédiates de la
conscience l’ont été par ceux de la neurobiologie. Les penseurs postmodernes
refusent bien sûr de reconnaître ce fait patent et préfèrent continuer à célébrer
un penseur complètement réfuté… Abyssus abyssum invoquat, l’Abyme
appelle l’abyme.
31. Henri Atlan Le Vivant post-génomique. op.cit. p.23 et p. 32. La notion
d’auto-organisation faible ou triviale est donnée par Atlan en référence à
Heinz von Foerster. Elle désigne une forme prédictible d’émergence du
phénomène à partir de ses éléments constitutifs. Ainsi l’émergence d’une
molécule d’eau à partir de l’assemblage de deux molécule d’hydrogène et
d’une molécule d’oxygène est triviale ou faible au sens de Atlan, car
totalement prédictible. Elle ne perturbe pas l’ordre dans laquelle elle s’inscrit.
De la même manière il nous semble que dans l’ordre social on observe des
manifestations nombreuses d’auto-organisation faibles. Par exemple la
création d’une entreprise où l’ouverture d’un petit commerce, dans le cadre
du système capitaliste est généralement une forme d’auto-organisation faible.
Elle produit de la nouveauté mais ne vient pas perturber l’ordre économique
en place : elle s’y ajoute simplement.
32. Ibidem, La notion d’auto-organisation forte s’applique aux phénomènes
naturels qui aboutissent à l’émergence d’une forme nouvelle d’organisation,
que le simple assemblage de ses éléments constitutifs ne permettait pas de
prévoir. Le fonctionnement d’une fourmilière, d’une ruche ou de certains
programmes informatiques appartiennent à ce type d’auto-organisation. Pour
notre part, il nous semble que l’apparition au sein d’une société d’une
nouvelle légalité, d’un nouvel ordre social, économique, politique et culturel
constitue une forme d’auto-organisation forte. L’émergence de ce nouvel
ordre social et politique, passe, l’histoire nous l’apprend, par la médiation du
moment révolutionnaire, que Sartre nomme "groupe en fusion". C’est
pourquoi nous considérons les sociétés nées de la Révolution française, de la
Révolution espagnole de 1936 ou des expériences de lutte sociale (les LIP,
par exemple) nées de Mai 68 comme des formes d’auto-organisation fortes.
Rien dans les nouvelles formes sociales apparues dans ces époques n’était a
priori prédictible, mais elles étaient viables. Pour un approfondissement du
caractère d enouvreauté radicale liée à l'apparition des collectivités
révolutionnaires en Espagne, on lira avec profit L'Oeuvre constructive de la
Révolution espagnole d'Augustin Souchy et L'Autogestion dans l'Espagne
révolutionnaire de Frank Mintz.
33. Léon Trotsky, Où va la France, textes sur la situation française de 1934 à
1938, réédition, Les Bons caractères, 2007
34. P.-J. Proudhon, Philosophie du progrès, première lettre, chap. 4, 1851,
édition Marcel Rivière, p.61
35. Ibidem, note, p. 65.
36. Ibidem, p. 64-65.
37. Ibidem, chap. 1, p. 49
38. Philosophie du progrès a été composé par Proudhon alors qu’il était en
prison à Sainte-Pélagie en 1851 mais édité pour la première fois en 1853.
39. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Aubier-Flammarion,
1969. Dans cet ouvrage qui oppose l’« homme instinctif » à l’« homme
rationnel », Nietzsche affirme, par exemple, que la vérité est « une multitude
mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une
somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement
faussées, transposées, ornées, etc. ». Il énonce également, dans une
perspective de métaphysique nominaliste, que le concept dans sa généralité
ne parvient jamais à exprimer la singularité des choses. Les qualités des
feuilles, des arbres, des couleurs sont censées, du fait de leur individualité, de
leur singularité, ne jamais pouvoir être rendues par les concepts, ni par la
raison. La base métaphysique du nominalisme d’Onfray réside dans ce texte.
NOTES