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TA VIE

PASSIONNHE
DE
BEETHOVDN

CARL VO]I PIDOLL


Beethoven
à l'ôge de seize ans'
ESQUISSE D'UNE DISCOCRÀPHIE
établie et commentée par Marcel Mârnat
Au lendemain de << l'année Beethoven »,
il peut semhler téméraire rl'entreprendre en si peu de pages
un trâvâil devant rentlre compte de plusieurs milliers d'enregiitrements.
En fair la situation cst rendue plus claire
l)âr lâ stâhilité même du stvle d'interprétation,
Irrlrr.l rr'a guère changé depuis avant.guerre.
Lilvolrrtion grinriral' aura été rlc supprimer
l,s,.rri. .r.rrtirrr,.rrtarrx,1,. la tra,lition romanliquê
lrorrr rlrlgagtr (lr's sl rrrrt ur(.s. cxJrr(.ssivcs I)ar elles-mêmes.
l,a rrrrrl,ir.{()rurx'ntatri(,r'rllli a taût sévi au cours de 1970
u'a (lonc qu(. 1x'u rù:rrrgtl l'inragc « rnoderne »
quc lcs rnusicicns nous l)rolloscnt de llcethoven,
peu soucieùse rlcs réftlrcx:t's hiographiques
rnâis avânt tout dr stvle et d'erpressivité.
On est airrsi ameûé à d6Ênir letit à petit
quelle scra l'optique de tel ou tel interprète,
ce qui permettrâ à l'amateur de mieux s'orienter
non seulement au sein des disques actuellemcnt sur le marché
nrâis encr,re farmi .êux à venir.
Dans ce but, et dans celui aussi tl'éviter autant que po66ible
les disques qui se recoupent, nous aYons étudié plutôt les « intégrales ))
îl I'relque exelusivement de.,li.ques homogènes.
quitte, ensuite, à citer les gravures isolées
qui peuvent s'imposer par quelque point.
Cette étudc tient compte de tous les enregistrements
régulièrement rlisponibles cn France au ler juin I9?1,

LES SYI{PHONIES
f)n en compte presque 200 cnregistrements disponibles.
Plutôt qu'envisager une illusoire << comparaison r>,
il semble préférable de dé6nir
Ie climat des interprètes les plus en vue.
L'actuelle suppression des enregistrements de Weingartnei (vers 1935)
prive d'ure référence stvlistique précieuse
à laquelle on opposerait les dernières conceptions d'un Furtwangler
(vers 1950, mono, séries économiques YSM),
plus lentco que celle- qu'il défendait nagulre et.
par là même. proches d" la rision monumentale d'un Klemperer
(stéréo 1957-60,7 d. détaillables VSM).
Dans ce même peloton des vétérans,
on ne saurait oublier le témoignage plue aaimé de Bruno Walter
(7 d. économiques stéréo 1959-60. CBS)
menant un orchestre de solistes enregistré avec beaucoup de clarté.
De ces conceptions de référence,
on rapprochera les disques plus réccnts d'Eugen Jochum
(stéréo 1969, 9 d avec Outertures diverses, PÀilips,
les no§ I-2, 3, 5, 6, 7 et 9 sont publiés séparément)
Johanu v.rn Beethovel,
père de Lùdkig.

ùIaria Magrtalela Keverictr.


épouec dc
Joharrn'un B.crl',,r.n.
n'àre (le L',dsix.
qui bénéÊcient du meilleur orchestre (Ameterdam)
et de la plus eomptueuse prise de son.
Àinsi l'emportent-ils de peu sur les 6 disques (seulement)
d'un Schmidt-Isserstedt (Decca, en colfret, orchestre de Yienne)
d'un très grand style également, peut-être plus Bévère,
Conceptions plus (< jeunes >», enÊn, par Karajan
(orchestre de Berlin, B d. DGG),
Paul Klecki (Philarmonique tchèque, B d. Valois)
et Léonard Bernstein (orchestre de New York.7 d. CBS).
S'il est le plus r"élèbre. le premier parait aussi
le plue souvent contestable (finale 7e),
le second séduit au contraire par son dynamisme sans forfenterie,
sa lucidité, l'animation des détails,..
Le dernier retient par le tempérament
et le même refus du pathos inutile.
(Euvre par ceuvre, la comparaison est plus délicate,
certaines de6 intégrales ci-ilessus n'étant pa6 encore détaillées.
ïe symphotuie .' Walter (avec 2 CBS) ou Barchat (avec 2 VSM).
2. symphonie ; Walter (avec I CBS) ou Barchai (avec I VSM1.
3e symphonie ; Klemperer (VSM). Jochum (Philips).
ce dernier mieux enregistré.
Pour mémoire : Furtwangler (mono VSM).
4e symphonie : Walter (avec 5, CBS).
5. symphonie .' Karl Bôhm (DGG) ou Jochum (Philips).
6e symphotuie ; Jochum (Philips) ou Wâlter
(CBS. enregistremenr plus ancien). En mono: Furtwangler.
7e symphonie .' Jochum (Philips) ou Klemperer (VSM), ptus ancien)
En mono, Furtwangler.
8e symphonie I Walter (avec 9, CBS)
9e symphonie i eû mono : Furtrÿangler (VSM), en édition plus récente :
Klemperer (VSM), ou Schmidt-Iseerstedt (Decca) ou Walter (CBS).

AUTRES (EUVRES POUR ORCHESTRE


Signalons en série super-économique
les Ruines d'Athènes (DGG) complétées par une sélection des
Créatutes de Prométhée, plus large chez Decca (direction Zubin Mehta).
Le frnale de la musique de sr'ène d'Egmonr e6t inj us ti6a blement
âmputé dans la version Karajan. par aiueurs excellente,
On trouvera les Ouuerturcs dans divers disques-concerts
(Karajan. Klemperer) ou le coflret Karajan-DGG
intitulé << Musique de scène » (3 d.).

LES CONCERTOS
De la série des 5 Concertos pour piano,
Philips propose une excellente édition par Claudio Arrau
(avec l'orchestre d'Amsterdam. direction Haitinkl
miee en cofrret avec une des meilleures intégrales dès Soaotes pour piano,
ûu prix $uns concurrence de 10 F le disque.
'l'ri.n lrlLllrrr.c uus6i, la version Barenboim-Klèmperer
r.rt plur rr.rnarquable par la luminosité du soliste
rlrrc 1,ar la lenteur pédantesque du r"hef (VSM).
(;r'ill,.lH-Szrll (5 d. \ SM) or Serkin-Ormandv (4 d. CBS.
(aÿec Fantqisie pour piano et chæurs)
tranchent par leur conception aù contraire athlétique et lumineuse,
qualitéb que l'on retrouve dans lee meilleurs- disques
de I'intégrale déjà ancienne de Kemptr (DCC).
Guvre par Guvre, on peut recommander i

1er Coûcerto : Serkin-Ormandy (CBS)


ou Panenka.Smetacek (Supraphon, série éoonomique).
2'Conerto ; Julius Katchen (arcc 4e p""""r-
ou Serkin (avec ltozart 27, CBS).
3eConeeto i cn mono : Fischer (avec 4" VSII).
En stéréo : la sensibilité de Haskil-Marleürch
(avec Fantaisie piano-câceurs, Philips)
ou la vigueur de Serkin-Bernstein (avec Fonioisie, CBS).
4e Conceûo i en mono : Fischer (avec a", VSM).
ou Katchen (avec 2", Decca). La réussite d'Arrau n'est pas publiée à part.
5c Conærto : en mono : Fischer-Furtwangler (VSM).
Stéréo : Stephen Bischop avec Colin Davis (Philips),
Gelber-Leitner (VSM), Kemptr-Leitner (DGGI
ou enfrn Serkin.Bernstein (CBS).
Rappelons ulr amusant Concerto Zéro, composé à quatorze ans,

(Eulre ravissante dont il existe ur enregistrement éclaboussant


. (Lvdia Crichtol. série éeonomique Philips).
ainsi que le 6e Cor.certq transcription pour piano de éelui pour violon,
arrangement de Beethoven lui-même comportint d'étonnantès << cadences >>
avec timbales (Félicia Blumental et orchestre rlirection Waldhans, Ironroc).
Le Concerto pour oiolon, rr.algré d'innombrables versions,
reste. en mono. préférable par Menuhin-Furtwangler (VSV)
et en s1éréo par Francesr"atli-Bruno Walter [CBS1
ou Grumiaux-Galliera (Philips), ce dernier. superbement enregistré,
ayant surclassé la version Oistrakh. moins heureuse, en outri,
côté chef et orchestre (VSM).

(EUVRES VOCÂLES
On peut oublier le Christ au moùt des Oliüiers
au pro6t de la Messe en Ut (Karl Richter,
actuellement en r-offret avec Missn Solpmnis, Karaian, DGG),
Les meilleures versions de l'arlmirable Fcnloisie pour piano et chceurs
Le jrune Beethoven.

Maison de Reethoven
eD 1802" sur la
Planplatz rl'Heiligerstadt.
Thérèse Malfati.

Bettina von Àrnim,


rée Brenrano.

À gauche :
Giulertâ Gùicciardi.
Thérèse ilr Brunswick.

\'/

Nanette Srreichcr.
née Stein-

Le prnrce lgnace
von Gleir.henstein,
frgurent
-.- en complémenl des enïegistrements Haskil et Serkin
du 3e Concerto pour piano.
Dietrich Fiseher-Dieskau a réalisé. pour DCC.
une intésralc (3 d.) de toutes le, Mêlodies.
De la grandiose Misslc Solemnis, la version Klemperer (Angel, 2 d.)
- est de loin la plus impressionnante
mai6 celle ale Karâjat (à part, 2 d. bGG, ou en coffrer avec Messe en U,. 3 d.)
offre uricharme vbcal qu'on peut Préférer
au ton âpre et religieux de sa r'oncurrente.
De Fid;lio. on peul oublier les versions
honorables et bien chantées-de Fricsay (DCG) et Maazel (Decca)
au Dro6t de cellee, plus intimement beethoviennes et thdâtrales.
'de Bôhm (3 d. DCG, avec la « Léonore >» la plus frappantel
ou surtout de Klemperer (3 d. VSM avec un Florestan génial; Jon Vickers,
la rlistribution la plus hàmogène et la meilleure direction d'orchestre)'
La vetôion toute récente de Ka--rajan (3 d. ÿSM, avec' de nouveau, Vicker6),
beaucoup moins dramatique, e6t mieux-chantée etcore
et I'enregistrement e6t de toute beauté.

LE PIANO
Mentionnons l'intégrale de tout le piano beethovenien
par l'eicellent Alfreil Brendel,
ensemble de 5 albums de 3 disques économiques (Vox)'
L'un d'eux resroupe notamment toutes les séries de l/ariarions.
La g."r,."i ..pp.ochant les trois ensembles de Bogarcllcs
a 7té oubliée à Dart sous étiquetle Turnabout-Iramac,
En éditiôn séparéË. les Variotions Diobplli sont préférable"
par StePhen BishoP (PhiliPs).
Un beau disque de Claudio Arrau (Philips également)
iéunit les l/oriations Erorco,
celles Oo. 34 et les 32 Variations 41 1ni4cur.
"n
Des J2 Sondlps'. nous poseédons cinq intégrales imporlantes.
depuis la disparition de celle, ter-hniquement dépassée
'irremplaqable. de SchnaÈel (mono 1932-37. VSM)'
mais expreÀsivement
telle de Daniel Barenboim (13 d' VS\'l) a un peu déqu.
Celle de Kempff (12 d. DCG) pâtit d'un son maigre et métâllique.
qui le piu d'ampleur de l'inlerprère
' """"sà enoore
dans les æuwes ultimes.
Si bien que le débat n"est à sa vraie hauteur qu'avec Claudio Arrau
(iB d. a"ec les Concertos, série super-économique Philips).
Wilhelm Backhaus (10 d. Decca) et Y\cÊ \at (12 d. mono. VSM).
Les deux premiers abordent Beethoven
avec leur noblessê et leur hauteur de vue habituelles.
Sonorités et phraeés sont d'rme ampleur splenilide,
les tempi volôntiers lents, 6ans effets d'emballement
mais avec une << assiette » impr€s8ionnante.
Techniquement les prises de son et les Pianos §e valent.
MaiB oû peut encore préférer la morro,
du point de vue Êônore aseez iiritante (piano tiès enflé),
du vieil enregistremenr d'Yve; Nat (VSM),
sanguin ct péremptoire. un peu lourd, parfois,
dans lee pages gardart quelque-fumel du ivure
mais insurpassé dans lee @uwes fiuales...
si ce n'est par la noblesse olympienne de Arrau ou Backhaus.
Lee versions isoléee, presque toutes décevantes,
ne rendent pasle cfoix plus facile :
citons le très beau disque de Valter Choilak
(8" « Pathétique ». lae « Clair de Lune »,
-26" « Les Àdieux », série économique Pbilips)
ou le trio traditionnel << Pathétique » - << Clair de'Lune »r .'u Âppa""ioo"ta ,
par Serl.in (CBS). ou Bârenbotm (VSM) trè6 retenu dans << Adp'assionata >»,
Le même couplage par Nat a été supprimé en .éditior'ieolée.
Mettons à parl le trè6 gtand intérêt musir"al
et l'extrême 8éduction sonore des diÊûues
réalieés sur dee pianos d'époque (1834) par Paul Éadura.Skoda
(<< Adieux >» - « Clair de Lune » el « ÂppasÊionata » - 32el
ou Jorg Demus (Sonatee 3ô'et 3l).
troie-dieques superbee parus sous éLiquette Harmonio Mundi.
*Lles trois dernièree Sonores. les disque-s de Nat (VSM) ou Schnabel (VSM)
restent les plue beaux.
Mais on peut leut piéférer, dane la 32ê,
les grâ!,ure6 récentee eoit de Badu_ra-Skoda (piano ancien)
soit de Julius Katchen (avec Bogatellu op. î26, Decca). '

MUSIQUE DE CHAIIIBRE
(Eursres dioerses. Un coffret DGG de 4 disûues
rassem-ble toute Ia musique que Beethoven c;mDoss
pour les iastruments à vents qu'il 'afeàtionnait particuliè;ement,
Les Quintettes et Serntors avec fiano
ont été rapprochés dans un album Vox. bon marché
(3 d. avec Brendel, Quatuor Endres, etc.).

Le ee Quintetæ à cordes op. 29 a été superbement enregistré


par le Quaruor Amadeus avec C. Arbnowitz tDCC)I
I* Septuor op, 20, enregietré chez Philips, rappe[e àpporîunément
que les pupitree âe l'orchestie de Leipzig soni pa.roi-lee mellieure du morde.
Sonates pour oiolon et piano,
L'intégrale Franceecarti.Casadàssue (4 d. CBS)
e8t expressive. nerveuse, éclatante.
Celle de Grumiaux-Haskil (4 d. Philips) perpétue
le eouveuir d'uue eritente miracutéuie :
on peut les préférer au {ameux duo Oi§uakh-Oborine
,.)

Beethovfl dirige
une de s€s symphonies.
Deux corrpositeurs
{tue Rceihoten véîé.ait :
Mozart (ci.dcssus)
et Hay{ln (à gâu(he).
(5 d. Chant du Monde) oir le pianiste semble trop eflacé,
Mais l'enregistrement Franco Gulli-Cavallo
(5 d. Angelicum) peut séduire pâr son 6tyle superbe
et une sonorité comparable à celle de Grumiaux,
Sonates pour aioloncelle et piano.
A la vieille version de Casals-Serkin.
incomparable du point de ane expression (avec Variations,3 d. CBS),
on peut aujourd'hui préférer les prises de son plus récentes
dc Richter-Rostropovitch (2 d. Philips), peut-être un peu doctoraux,
ou de Fournier-KempfI (avec Variations,3 d. DGG)
ici au meilleur d'eux-mêmes.
Trios ù cordes.
Cet ensemble est dominé par le splendide op. 9,
ce que Beethoven a écrit de plus dense dans sa pré-maturité,
Parmi quatre intégrales, il paraît difficile de départagor les 3 disques
(coflret DGG) du Trio Italiano d'Archi (avec Franco Gulli)
ct ceux du Trio Grumiaux (coffiet Pàilips, 3 d.
avec, en plus, la Sérénade avec flûte op. 25).
Trios atec piano-
(i:ttesérie, plus inégale, est dominée par le 5. Trio << Fantômes >>
et le fameux 7" << Archiduc »>.
tous aleux réunis en un disque magnifrque du Beaux-Arts Trio (Pàilips).
L'intégrale (5 d. VSM) de Ilarenbotm-Zuckermann-Du Pré
ne s'est pa8 nettement imposée devant celles du Trio tchèque
(5 d. Chant du Monde) ou du Trio Stern (4 d. CBS).
Il existe une vieille version, musicalement prodigieuse,
du Trio <r Fantômcs >» par Ca"als. Sandor Vegh et harl Engel
layec lr? Sonatp Violoncolle l,ar Casals et Kempff. Piilips).
On a enfin publié à pârt la version ample et limpide
de « l'Archiduc »> par Isaac Stern,
Léonard Rose et Eugène Istomin (CBS).
Les 17 Quatuors.
On trouve toujours, en série dconomique Yox,
une intégrale en quâtre alllums dus aux Quâtuors Endrès (1 à 6)
et Loewenguth (? à 17).
Une première gravure du Quatuor de Budapest
avait valu à cet ensemble une réputation enviable
que n'a pas confrrmé leur second enregistrement (12 d. CBS),
expressivement très inférieur
et instrumentâlement approximatif parfois,
C'est âu co[traire une trop grande distinctior
que l'on pourrait rcprocher aù Quatuor Amaileus
(10 d. en 3 colTrets DGG),
distitctiot qui les Jrorte à rapetisser Ia véhémence des mouvements vifs
et à trop contenir l'expressivité des méditations lentes.
Si bien que le débat se situe à sa l'raie hauteur
dans la confiontatiot ùtt Quartetto Itatiano (Philips\
el dù Quatuor lrongrois (nouvelle version 1965, VSM).
Les premiers n'ont encore enregistré que les cing derniers guatuors
mais lointégrale est prévue.
Leur extraordinaire succès, tant par la beauté sonore
que par la force symphonique des mouvements vifs
ourepathétique"',:m::ËTË.1.:l'i"'"à,1",ïgîi"','::"T;nactuerrement
et aussi les plus susceptibles de rendre abordables certaines pages
dont la difficulté ne saurait être minimisée (Cranile fugue) :
la beauté du son et du phrasé
confèrent en eflet un agrément inhabituel à ces (Euvres
où l'agressivité beethovenienne se traduisait sans scrupule.
Ceux qui veulent acquérir d'emblée une intégrale de haute qualité
peuvent cependant élire sans regrets
le splendide enregistrement du Quatuor hongrois
(10 d. en 3 coffrets)
où la virtuosité et la luminosité du son va de pair
avec un mordant et une f9r9: expressive
que n'annonçait guère leur précédente version.
Ceux qui souhaitent un Beethoven chaleureux
préfèreront les ltaliano,
,,*.ff Ï;,TiïH"'::iiJÏlJ:1Ïi;:1 jr*";*;î;:î;';,r,,,,,
Signalons enfin la parution, en cours, d'rine intégralË
de très haute qualité (verve rythmique, intensité lyrique)
par le Quatuor bulgare,laquelle est éditée par disques séparés
chez Harmonia Mundi
SELECTIONS DE BASE
Rappelons tlue CBS et Philips ont publié,
à l'occasion de lo << année Beethoven >>,
des coffrets où sont regroupées dans des conditions avantageuses
Ies æuvres les plus populaires du musicien
dans des interprétations de valeur
commentées d'ailleurs dans les rubriques ci-dessus.
Reste que de tels choix sont toujours discutables,
au même titre, bien sûr, que le choix de pages (( essentielles >>

que nous soumettrons, pour terminer, au lecteur :


cet ensemble tend à couvrir à la fois les æuvres les plus célèbres
et les plus significatives :
Concertos piano l, 4 et 5 - Concerto pour aiolon
Fantaisie pour piano et chæurs - Fidelio - Missa Solemnis
Quatuors 4,6,7, B, 9, llo 12 à 17
Sonates pour piano 4,7, B,14,17,21,23,29 à 32.
Sonates aiolon, et piano 5 et 9 - Sonate pour aioloncelle, no 4
Symphonies 3,, 4, 5, 6, 7, 9.
Trios à cordes op. 9 - Trios atsec piano 5 et 7
Variations pour piano : Diabelli, Eroïca, en ut mineur.
L'année où je suis nér les armées de Marie-Thérèse livraient
la troisième guerre de Silésie. Maintenant que i'ai soixante-
dix ans, et que la goutte et les rhumatismes ne me laissent
rien d'auüe à faire que d'affendre la mort, l'Europe jouit des
bonheurs et des ioies de ce que l'on veut appeler la Sainte-
Alliance. En d'autres mots, il s'est passé assez bien de choses
durant ma vie. Et comme toute mon existence s'est déroulée
à Vienne, où je fus d'abord élève au Theresianum, puis étu-
diant, et finalement attaché à la légation hongroise près la
cour impériale, je n'ai pas à me plaindre de mon sort. Parmi
tant de §ouvenirs riches et nombreux, ie ne chercherai cepen-
dant à en évoquer qu'un seul. C'est un souvenir qui m'appar-
tient en propre, et il serait assurément regrettable man-
querais peut-être même à mon devoir - iesecret,
si, le tenant
je l'emportais avec moi dans l'au-delà. -
On tiouvera au cours de ces pages peu de références à moi-
même, et seulement lorsque le récit l'exigera.

***
Je suis né en Hongrie, dans le domaine que mon père,
peiit gentilhomme campagnard, dirigeait de façon parfaite,

avec équité et efficacité. Lorsque f impératrice, qui était aussi
notre reine, fonda le Theresianum, institution qui allait bientôt
devenir fameuse et ouvrir ses portes à tous les jeunes aristo-
crates du royaume, je fus l'un des premiers à être admis dans
l'imposante maison du §7ieden. Je dus cet honneur à l'inter-
vention du comte Karl Palffy qui m'aida, toute sa vie, de sa
bienveillante protection. J'étais depuis longtemps parvenu à
l'âge d'homme lorsque m'est apparue la raison qui l'incitait à
s'occuper ainsi de moi, inlassablement. Palffy avait été amou-
reux de ma mère avant qu'elle devînt la femme de mon père;
Iui-même n'avait pu l'épouser, parce qu'elle était d'un rang
social inférieur au sien.
Toutefois, l'impératrice avait exprimé le souhait et ce fut
bientôt une tradition bien établie qu'en plus des-élèves qui
par droit de naissance avaient une-place réservée au Theresia-
num, l'école accueillît également les garçons dont les aptitudes
à l'étude compensaient les origines plus modestes. « En sorte,
disait-elle, gue les fils de grandes familles comprennent de
bonne heure qu'il y a au monde autre chose que le privilège de
la naissance... »
Selon le væu de la fondatrice, nous menions au Theresia-
num un genre de vie aristocratique. Bien qu'à peine âgés de
dix ans lorsque nous y entrions, les professeurs comme les
domestiques s'adressaient à nous en nous appelant par nos
titres, et deux élèves seulement habitaient un même apparte-
ment, composé d'une chambre à coucher et d'un cabinet de
travail. Le bâtiment principal, majestueux, se dressait au
milieu d'un immense parc; nous avions une écurie et un
terrain d'équitation couvert; quant à la nourriture
dis à regret - ie Sile
c'était la même que celle de nos maîtres.
- été habitué, dès l'enfance, à ces repas sura-
je n'avais pas
bondants, irrationnels, je ne serais pas affiigé auiourd'hui de
la goutte. Mais je pense à présent que l'impératrice ordonnait
-,)
un tel luxe de table afin que les grands seigneurs de son empire
pussent accepter facilement de confier leurs fils à un éta-
blissement de la capitale, et renoncer à suivre la mode de
l'époque qui était de faire instruire les enfants à la maison.
Je venais d'avoir quinze ans, et j'étais donc désormais
parmi « les grands », lorsqu'un nouveau me fut donné comme
compagnon, pour, selon l'usage, partager ma vie de pension-
naire. C'était à mon tour de le prendre sous mon aile, de
même qu'un condisciple plus âgé m'avait naguère pris sous
la sienne. Ce garçon était Ernst Ferdinand §Taldstein, de
Dux en Bohême, et, au début, nos rapports furent assez
difficiles. I1 était indiscipliné, prompt à la colère, et l'adapter
peu à peu aux règlements de l'établissement se révéla malaisé.
Il dut me détester cordialement en ces premiers mois, car
f e lui tirai les
oreilles plus d'une fois !
Sur un sujet, pourtant, nous nous entendions à merveille.
Je jouais du violoncelle et lui, de son côté, fit au piano des
progrès si rapides qu'à l'occasion de certaines fêtes, on nous
permettait de nous produire ensemble devant f impératrice
elle-même. Cette illustre grande dame portait un vif intérêt
à l'école qu'elle avait fondée, et le cas n'était pas rare oir
un souffi.et, ma foi assez vigoureux, aidait à perpétuer f impres-
sion qu'elle faisait sur nous, élèves des premières années
de f institution.
Je quittai le Theresianum pour aller étudier le droit à
l'Université, et je vis plus rarement §Taldstein. Je le ren-
contrais par hasard, à des réunions musicales, ou chez des
amrs communs, mais il ne semblait pas rechercher ma société
et, pour ma part, je n'avais, à vrai dire, aucune raison spéciale
de désirer la sienne. D'ailleurs, il quitta Vienne avant d'avoir
complètement terminé ses études au Theresianum, et ie
restai alors plusieurs années sans avoir aucune nouvelle de
lui. Jusqu'à ce qu'un beau iour le bruit courut à Vienne que
23
§ÿaldstein avait décidé d'enrrer dans l'Ordre Teutonique.
Comme on savait que pareille décision impliquait le væu de
célibat, les gens, d'abord, n'y comprireni rién. Ils s'expli-
quèrent mieux la chose en apprenant que le père de §Taldsiein
voulait lui faire épouser une personne immensément riche,
mais qui était plus âgée que lui, er sans aucun charme. En
choisissant le bonheur solitaire que lui offrait l'ordre Teu-
t_olique, le jeune §ÿaldstein avait trouvé une façon élégante
d'échapper à une union dont la perspecrive lui-était insup-
portable. Bientôt également, on crut savoir que l'idée ne
venait pas d9 \Waldstein lui-même, mais lui avaii été suggérée
par le_gran-d maître de l'Ordre, qui n'était autre que I archi-
duc Max, fils cadet de Marie-Thérèse, ami de §7âldstein. Il
était las de la vie qu'il menait à Bonn, sur le Rhin, où il
avait récemment été élevé à la dignité d'archevêque-électeur.
L'archiduc Max aimait la bonne chère er les jolies femmes;
jeune, il prenait déià alors de l'embonpoint, et il est compré-
hensible qu'il ait saisi la première oècasion de faire entrer
dans son exil rhénan, en la personne de sÿaldstein, un peu
de cette atmosphère de Vienne qui lui manquait rant. En
tout cas, Vienne apprit que l'archiduc Max avait reçu à
bras ouverts celui qui fuyait le mariage, er avait immédia-
tement fait du jeune homme son confident. On dit même
qu'à l'occasion de l'investiture de son ami il offrit de somp-
t-uegT banquets. C.r petits événemenrs ne manquèrent pàs
de faire sourire à Vienne, car on les considérait peu en rap-
port avec les circonstances.
.- A.l'ép9que oir ces nouvelles faisaient le tour de Ia capitale,
fétais loin de me douter que le départ de §Taldsteir:- pour
Bonn aurait pour conséquence une amitié dont l'histoire
fera le sujet de ce livre.
_ IJn igrrr - ce devait être peu après la mort de l'empereur
Léopold, car la cour porrait encoré le demi-deuil môn ami
-
24
Karl Lichnowski reçut une letue de §ÿaldstein lui annonçant
l'arrivée, de Bonn, d'un ieune musicien qu'il recommandait
au prince, et pour qui il lui demandait sa protection. Il
s'agissait, écrivait-il, d'un talent tout à fait exceptionnel et
lui, §flalstein, avait engagé l'électeur à accorder au jeune
homme, qui jusqu'alors faisait partie de l'orchestre de la cour
de Bonn où il tenait l'alto, un long séjour à Vienne afin qu'il
pût se perfectionner, comme compositeur et pianiste. Haydn,
à qui on avait présenté le ieune homme lorsque le maître,
en route pour Londres, s'était arrêté à Bonn, n'avait eu que
des éloges pour lui, et, à son retour, il avait décidé de le
prendre comme élève. L'archiduc désirait par-dessus tout
faire de sa résidence un centre d'art, et l'apparition parmi
ses musiciens d'un tempérament qui pouvait se révéler un
génie authentique lui était une raison bien suffisante pour
tenter de donner à ce génie toutes ses chances; la cour de
Bonn elle-même en profiterait. En outre, ajoutait §Taldstein,
le ieune homme était défà un pianiste accompli, et si Lich-
nowski voulait bien s'occuper de lui et le recevoir dans
son salon, non seulement il l'aiderait matériellement
fortune de ce garçon étant fort modeste - la
mais le prince
lui-même gagnerait au marché, car le pianiste- ferait certai-
nement sensatron.
Lichnowski ne prit pas la lettre trop au sérieux.
l'impression, me dit-il, que l'archiduc tient
- J'aià plutôt
surtout complaire à son ami §flaldstein. S'il s'intéressait à
ce ieune homme, autant que §flaldstein voudrait le faire
croire, il lui assurerait, n'est-il pas vrai, de quoi subvenir
aux dépenses de son voyage et de son séiour ici. Dans un
trou comme Bonn, il n'est pas difficile de passer pour un
génie, et §ÿaldstein a touiours été enthousiaste dans ses
découvertes... Mais enfin, pourquoi pas ? Je lui ai répondu
que i'attendais ce garçon, qu'il vienne me voir dès son arrivée.
25
Nous saurons donc bientôt à quoi nous en tenir. Je me
demande si le jeune musicien dont il parle n'est pas celui
qui, il y a quelques années, est venu ici rendre visite à Mozart
pour disparaître presque aussitôt. Je me souviens que Mozart
m'avait parlé d'un garçon à l'air triste qui était venu de son
pays rhénan pour jouer devant lui. Mozart n'avait pas pu
faire grand-chose pour lui. C'était, semble-t-il, un drôle
d'animal, brûlant d'ambition, mais assez sauvage, mal dégrossi,
sans la moindre élégance naturelle... Il m'est impossible
de me rappeler son nom... Peut-être Frau Mozart le sait-
elle encore : vous pourriez le lui demander lorsque vous la
Yeîrez.
A vrai dire, je ne pensai plus du tout à la chose, et le
temps passa... Quelques mois plus tard, Lichnowski me dit
soudain, au milieu d'une conversation :
A propos, il est arrivé de Bonn. Vous savez, le prodige
- m'avait
que annoncé §ÿaldstein...
Ah ? Et que pensez-vous de lui ? De quoi â-t-il l'air ?
- IJn garçon étonnant. Petit, très mince, marqué de la
-
petite vérole; le visage rond, le nez épaté, les yeux assez
enfoncés dans l'orbite, le regard perçant; des cheveux noirs,
tout plats. Il est pauvrement vêtu et il n'a ni manières ni
conversation. On dirait même qu'il se fait un point d'honneur
à n'en pas avoir. Une sorte de jacobin, si vous voulez. Entre
parenthèses, il voulait se mettre tout de suite au piano et
me jouer quelque chose, mais je lui ai dit de revenir demain
après-midi quand nous serons quelques connaisseurs pour
l'entendre. Vous serez des nôtres, naturellement ?
Avec le plus grand plaisir. Est-ce bien le jeune homme
qui- était venu voir Mozart ?
Je ne sais pas, me répondit Lichnowski. Je ne le lui
ai -pas demandé. Il se peut, cependant, que ce soit lui, à
en juger par le portrait que Mozart m'en avait fait.
z6
Le lendemain, ayant été retenu par mon travail, i'arrivai
assez tard au palais des Lichnowski. Je présentai mes excuses
à la princessé, car il était évident que j'avais fait attendre
tout le monde. Puis, après que i'eus brièvement salué cha-
je les connaissais tous et certains étaient de mes amis
on me présenta Ie ieune homme dont nous allions iuggl
-le talent. Jtus l'impression qu'il ne me voyait pas plus qu'il
ne voyait les autres personnes autour de lui; à tout ce qui
l'entourait, en vérité, il ne semblait pas attacher la moindre
attention. A peine m'eut-il donné la main qu'il retourna au
piano, devani lequel il se tenait au moment oîr j'étais entré,
l'air taciturne, distant, presque hostile.
La princesse, alors, lui dit :
que tous mes invités sont arrivés, maintenant,
- Je crois
monsieur van Beethoven... Si vous voulez cornmencer...
Sans un mot, sans même s'incliner pour remercier la
princesse, il s'installa au clavier, leva les . yeux au plafond
pour un dernier et court recueillement, puis ses doigts écra-
ièrent littéralement les touches. Les cordes vibrèrent, leurs
sons nous parurent discordants
- l'instrument tout entier
semblait gémir. Nous nous regardions, consternés, et Lich-
nowski eut un brusque mouvement, voulant protester contre
un traitement aussi barbare infligé à son piano. Mais la
princesse
- l'arrêta à temps en lui posant la main sur le bras.
Quarante années, presque, se sont écoulées depuis. cet
après-midi, et de tous ceux qui étaient réunis chez le prince,
jé suis le seul survivant. Pourtant, ie me souviens, comme si
c'était hier, des sentiments que i'éprouvai.
D'abord, i'étais mi-indigné, mi-amusé. « Vandale ! m'écriai-
je à part moi, quel rustre est-ce là, qui connaît ni style
-ne
ni mèsure! » Ensuite, ie me dis qu'il ne fallait peut-être pas
conclure trop rapidement. Bien malgré moi, ie commençais
à me sentir §ous-le charme, et ie me le reprochais. Je luttais,
27
décidé à ne pas me laisser aller à ces fallacieuses émotions.
Je trouvais humiliant que ce garçon pût me jouer pareil tour !
Mais, peu à peu, je n'essayai plus de résister et, ne pensant
plus à moi ni à ceux qui m'entouraient, appuyant mes coudes
sur mes genoux et la tête dans les mains, j'oubliai tout pour
m'abandonner complètement à l'enchantement où me plon-
geait le jeu du pianiste, et sentant d'instant en instant grandir
la puissance de cet enchantement.
J'ignore combien de temps il joua. Le soir tombait lors-
qu'il termina.
La tête inclinée et les mains jointes entre les genoux, il
resta assis au piano, regardant dans le vide. Des mèches
emmêlées de ses cheveux noirs lui cachaient une partie du
visage.
Personne ne bougeait ni ne parlait.
Enfin, en soupirant profondément, la princesse se leva
et alla au piano.
puis dire à quel point vous nous avez émus.
- Je ne vous vous
Vraiment, avez f inspiration divine...
Le ieune musicien se leva à son tour, mal assuré, de sa
main gauche s'appuyant même sur le bord du piano, et
s'inclina profondément devant la princesse.
Lichnowski s'était approché, lui aussi.
Mon cher Beethoven, dit-il en prenant la main droite
de-l'artiste dans les siennes, je n'ai jamais rien entendu de
semblable, tout élève de Mozart que je sois... Nous vous
remercions de tout cæur. Cette maison est la vôtre, et vous
êtes notre ami.
fit Beethoven, vous êtes très aimable... Et main-
- Oui...
tenant, permettez-moi de m'en aller. Je suis incapable de
parler en ce moment. Veuillez m'excuser, je vous prie...
Sans attendre que le prince lui répondît et, à nouveau,
sans accorder la moindre attention aux autres personnes
28
présentes, il se dirigea vers la porte. La princesse fit signe
à un laquais qui apportait les chandeliers de le reconduire.
Juste Ciel ! Quel rustre ! s'exclama un invité que ie
ne-tiens pas à nommer.
rustre, peut-être, répliqua la princesse, mais un
- ![Jn
génie Il remédierait bientôt à son manque de manières, si
seulement il s'en souciait un peu. Je crains fort que ce ne
soient pas les bonnes manières qui lui fassent le plus défaut.
Mais il est grand temps, je crois, que les autres songent à
mettre dans sa vie un peu d'affection, un peu de chaleur
humaine... Cela fend le cæur de sentir les difficultés et la
solitude dans lesquelles il vit.. .
Combien de fois, depuis, me suis-je souvenu des paroles
de la princesse !
***
Il est inutile de raconter ici Ia discussion qui suivit. Comme
toute discussion de ce genre, elle fut très longue, animée et,
en définitive, vaine. Toutefois, ceux mêmes qui n'approu-
vaient pas la technique de Beethoven n'hésitaient pas à
reconnaître que son travail était remarquable. Quant à moi,
je me gardai de prendre part à ce débat, ne voulant pas me
prononcer sur des choses au suiet desquelles i'étais encore
fort perplexe.
Sous prétexte que i'avais à travailler ce soir-là, je pris
bientôt congé de la princesse et de Lichnowski, et je me
dirigeai vers les Remparts; !'avais besoin de l'air vif et de la
marche pour voir plus clair dans mes impressions.

***
A présent, j'ai derrière moi ce que i'appellerai mon expé-
rience complète de l'æuvre de Beethoven et de l'évolution
29
de cette æuvre elle-même. Il n'est donc pas étonnant que ces
premières impressions que nous avait -laissées son iempé-
rament musical, lors de l'audition chez Lichnowski, n,aiènt
plus_ aucun. mystère pour moi. Pour retrouver la surprise, le
trouble qui m'avaient rempli alors, il me faut non sans
quelque effort retourner en pensée au temps - où j'étais
-
jeune et me remémorer ce qu'étaient mes vues sur la musique
en ces jours lointains.
Oh ! certes, la musique m'avait souvent ému âvant que
ie ne rencontre Beethoven. Est-il besoin de le dire ? Mais
l'émotion était différente indirecte
furtive. On prend plaisir -à la musique, - onet admire
en quelque sorte
sôn équi-
libre, sa beauté, grave ou aimable; on suit le style du com-
positeur avec une parfaite joie intérieure ou un émerveille-
ment que l'on ne peut pas cacher; parfois, enfin, tout à fait
à l'improviste, on se sent profondément remué. Seulement,
ceci, il n'est pas de bon ton de l'avouer; on en a presque
hontel et lorsque, comme c'était mon cas, on sutcombe
fréquemment à ce charme qui vous captive l'âme, on est
tenté de voir là une forme de sensibilité exacerbée. Er comme,
à cette époque, l'attitude que l'on devait adopter à l'égard
de .la musique consistait en un grand calme, èn une pàssi-
vité- olympienne, une telle hypersensibilité était dangeieuse,
et l'on mettait un soin scrupuleux à s'en défendre.-
Depuis que Beethoven nous a appris à saisir la beauté
artistique et la signification d'une ceuvre musicale tandis que
l'émotion nous tient, je trouve évidemment ridicule d'av-oir
pu être déconcerté à cette première audition. Mais, à l'époque,
cela était normal. Les rapports de Beethoven avec se§ aüdi-
teurs devaient nécessairement être difficiles, au début. Pour
nous, son jeu révélait un mépris total de certaines règles,
un acte, pourrait-on dire, de folie révolutionnaire, une chose
qui dépassait toute limite établie, comme le « Râuber » de
3o
Schiller ou les « Confessions » de Rousseau. Aujourd'hui, peut-
être, je devrais être moins surpris par la façon dont Beetho-
ven nous laissa interdits et perplexes lors de ce fameux après-
midi chez Lichnowski, que par son adresse à nous imposer
malgré tout son talent.
Je sais maintenant que, si nous nous laissâmes prendre
par son art, c'est que nous étions mûrs pour l'ère nouvelle
qu'il personnifiait. Je sais maintenant que Mozart et Haydn,
au nom desquels beaucoup voulurent d'abord condamner
Beethoven, ont été les maîtres qui nous amenèrent jusqu'à
Beethoven et qui nous aidèrent directement à le comprendre.
Mais je sais aussi qu'en ce temps-là je n'aurais pas pu le
comprendre.
Je me souviens de certaines questions que je me posai
à moi-même, ce soir-là, tandis que je me promenais le long
des Remparts : « Qui donc lui a donné le droit d'émouvoir,
d'aller au plus profond des cæurs, sans même en demander
la permission?... A-t-on le droit de se mettre ainsi à nu?
N'est-ce pas courir tout droit au chaos et à l'anéantissement
de tout genre artistique que de iouer comme ce garçon Ie
fait ? Cela ne mène-t-il pas au relâchement des contraintes,
au mépris des principes ? »
Autant de questions auxquelles mon cæur seul pouvait
suggérer Ia réponse que le jeune homme qui nous
venait de Bonn était- àunsavoir
génie extraordinaire, qu'il valait
beaucoup mieux pour moi que je lui donne ma confiance et
que j'écoute attentivement ce qu'il avait à nous apprendre
au lieu de me perdre en sottes et vaines critiques. En vérité,
Beethoven y avait déjà réussi, que je le voulusse ou non.
Je ne dois pas omettre de rappeler ici un autre fait. Au
moment où Beethoven faisait sa première apparition chez
Lichnowski, on recevait de Paris de très mauvaises nouvelles.
La monarchie était renversée et le roi était prisonnier au
3r
Temple. Le sort de la reine, fille de Marie-Thérèse, donnait
des inquiétudes. Le bruit courait que leur vie à tous deux
était en danger, et que la Révolution pourrait bien traiter le
couple royal comme deux criminels, et les envoyer à l'écha-
faud. Aussi, tous ceux qui comprenaient que le jeune musi-
cien recommandé par §Taldstein personnifiait précisément les
idées qui, au sentiment général, avaient engendré les terribles
événements survenus en France, ceux-là devaient tout de
même avoir un certain courage pour accueillir ce musicien.
Je me souviens que Lichnowski lui-même s'exposa à de vio-
lentes critiques : on lui reprocha d'aider et de protéger un
« Jacobin », et cela, surtout après que l'exécution de Louis XVI
et de Marie-Antoinette fut devenue une douloureuse réalité.
Quant à moi, je suis sûr d'une chose : le ieu de Beethoven ne
contribua pas peu, pendant ma promenade sur les Rem-
parts, à confirmer une opinion qui, depuis longtemps déjà,
prenait forme en moi au sujet des idées nouvelles, aussi sub-
versives qu'elles pussent être, et qui tendait à repousser à l'ar-
rière-plan les idéals auxquels m'avait habitué mon éducation.
Fort vaguement et de façon encore subconsciente, i'avais
compris que cet homme n'était pas seulement un génie de
la musique, mais aussi un être tout à fait exceptionnel
homme dont l'amitié serait précieuse.

***
Soudain, je me trouvai devant lui. J'étais arrivé sur le
Mrilker Bastei, là où un banc est placé entre deux hauts
tilleuls. Je le distinguai dans l'obscurité; nu-tête, les mains
jointes derrière le dos, il regardait les collines et les montagnes
du Wienerntald, au-delà de la vaste plaine.
Ainsi, vous prenez l'air, vous aussi, avant que la nuit
ne-soit complètement tombée ? lui dis-je.
32
Il ne répondit pas tout de suite, et conrinua à contempler
le paysage.
pays ! fit-il enfin.
-Et, Beau
pour la première fois, je fus frappé par son fort accent
rhénan.
Beau, et fertile ! répliquai-je. Nous avons ici un excel-
- vin.
lent
Ah, oui ? s'écria-t-il en se tournant vers moi. Même
au-goût
soût de quelqu'un qui vient de Rhénanie ?
J'acceptai le défi. Il n'y a pas un seul Viennois
Vie qur ne
soit fier de ses vrns.
Je serais heureux de vous le prouver, à l'instant même...
si -vous voulez me faire le plaisir de dîner avec moi.
Non, je vous remercie, répondit-il sur un ton brusque
qui- frisait l'impolitesse. Je puis très bien m'offrir à souper
moi-même.
« Ah ! C'est ainsi ! » pensai-je. Puis ie lui répondis, un peu
du même ton :

- Je m'en
à l'heure
doute pas. Mais lorsque vous avez joué tout
chez le prince, je ne vous ai pas dit que je pouvais
très bien me donner des récitals à moi-même !
C'est vrai ? Vous jouez ?
- Pas vous, naturellement! Mais enfin...
- Oui ?comme
Quel instrument ?
- Du violoncelle. Et je compose des quatuors.
-Il me semblait que j'aurais eu tort de ne pas jouer cartes
sur table. Et le ton de ma réponse me parut être le bon. Le
jeune homme me lança un regard pénétrant où entrait de la
curiosité, et demanda d'une voix plus affable :
Vraiment ? Comment vous appelez-vous
-Je lui dis mon nom et lui expliquai qui j'étais.
?

Cela aussi parut le rassurer.


De sorte que f e n'ai pas à vous craindre ? demanda-t-il
-
33
encore, bien que l'on sentît toujours en lui de la dé-
fiance.
- A Vienne,
musique,
vous rt'avez à craindre aucun amateur de
répondis-je. En tout cas, rien ne sera plus impor-
tant pour vous que de vous consacrer à la musique.
- Q.re voulez-vous dire?... « Rien de plus important? »...
Existe-t-il autre chose que la musique ?
Pour ceux d'entre nous qui ne sont pas doués comme
- llêtes, oui, malheureusement, il y a beaucoup d'autres
vous
choses...
merci, vous avez dit « malheureusement » ! gro-
- Dieu
gna-t-il tout bas. Sinon, vos quatuors n'auraient pas grande
valeur. Ni vos interprétations au violoncelle.
I1 eut alors un regard bizarre, comme si quelque chose
l'amusait.
vous poser une question ?
- Puis-je
Naturellement.
- Dites-moi, après mon départ de chez le prince Lich-
-
nowski, n'y a-t-il pâs eu quelque malin pour déclarer que
j'avais joué un morceau bien étudié, bien préparé, et que
l'on saurait ce dont ie suis réellement capable le jour otr
i'aurais à improviser sur un sujet imposé?
Je ne pus m'empêcher de rire.
Oh, oui! fis-fe, certains l'ont déclaré, en effet...
- Et étiez de ceux-Ià, sans doute ? s'écria-t-il.
- Vousvousvous trompez. Je ne suis pas de ces gens qui crai-
- sans cesse que quelqu'un abuse de leur confiance.
gnent
I1 me regarda encore, visiblement étonné, puis il revint
à son idée.
- Ladit-il,
prince,
prochaine fois que nous nous réunirons chez le
proposez donc que I'on me donne un ou deux
thèmes afin que l'on soit sûr que je ne suis pas un imposteur.
Je leur montrerai alors ce que c'est qu'improviser !
34
Mais ne nous I'avez-vous pas montré
- Certainement.
auiourd'hui ? demandai-je, un peu surpris.
Pas précisément, avoua-t-il sans le moindre embarras.
-
Beaucoup de choses entraient en jeu, aujourd'hui. J'ai des
recettes éprouvées pour de telles occasions
ment, elles ne donnent pas toujours le même - mais, évidem-
résultat. En
outre, à la fin, j'étais complètement « délivré » et i'avais
retrouvé tout mon sang-froid... Quelle sorte d'homme est-ce,
le prince ? fit-il de but en blanc.
Question à laquelle
- tout cas, extrêmement il
n'est pas facile de répondre !
En bienveillant, dis-je. Aucune
méfiance, aucune susceptibilité mal placée... Et quand il
s'enthousiasme pour une chose ou l'aufre, il ne connaît
plus de bornes. Seulement, il est assez obstiné. Cela, ie
vous conseille de ne pas l'oublier.
Beethoven resta silencieux, méditant ce que ie venais de
luidire.
que je puisse revenir chez le prince ?
- Quand pensez-vous
demanda-t-i1. Bientôt ? Ou vaut-il mieux attendre ?
Rendez-Iui visite le plus vite possible,lui dis-ie. Demain.
- Vous viendrez aussi ?
- Certainement, si vous y allez. Je ne voudrais pas
-
manquer une seule note que vous joueriez !

Une fois de plus, ie vis ce regard de côté, ce regard péné-


trant, qui semblait demander : « Puis-je vraiment vous
croire... ? »
Puis, soudain, Beethoven fit quelques pâs, les mains
serrées derrière le dos, comme s'il trouvait tout naturel que
ie I'accompagne dans sa promenade.
monsieur le violoncelle, reprit-il alors, ie
- Voyez-vous,
voudrais faire de grandes choses ! Je voudrais vous faire
dresser les oreilles à tous ! J'ai des choses à dire que personne
n'a dites avant moi non, ni Haydn ni Mozart! Et je voudrais
-
35
les dire d'une façon neuve, comme on ne l'a jamais fait
auparavant. Cela doit aller de mon cæur à vos cceurs, direc-
tement, sans rien entre eux ! Aucune de ces stupidités que
l'on nomme la forme, la symétrie, l'élégance, la contrainte !
Quand la tempête mugit en secouant la cime des arbres ou
quand la foudre fend sur toute sa longueur le tronc d'un
chêne, la tempête et la foudre ne demandent pas auparavant
si cela nous convient, ni si cela ne dérange pas Frau Baronin !
Non ! Lorsque je m'assieds au piano, c'est le moment oir
je dois remuer les cæurs, pâS celui où ie pose des questions !
Je ioue, et !e vous subiugue tous, tous autant que vous êtes !
Personne ne peut m'échapper ! Et plus longtemps, plus
souvent vous m'écouterez, moins il vous sera possible de
m'échapper! Parce que j'aurai toujours quelque chose de
différent à dire quelque chose de neuf, chaque fois ! Et
parce que vous -apprendrez de plus en plus, de mieux en
mieux, à me comprendre !
Je.le crois, dis-fe. E, i. suis.certain que-la plupry1 6.
- qui
ceux vous ont entendu cet après-midi ont Ie même sen-
timent. La princesse était profondément émue...
- Ah! oui,
avidement
émue, profondément émue...? fit-il, buvant
mes paroles. Qu'a-t-elle dit?
Je réfléchis un instant.
Je vous l'apprendrai une autre fois, répondis-je. Quand
- nous
nous connaîtrons mieux.
Il s'emporta.
êtes tous les mêmes ! D'abord, vous me dites
- Vousvous
combien avez été pris par ma manière de jouer, et
puis à nouveau cette éternelle prudence, cette éternelle
méfiance... Il me serait sans doute impossible de vous parler
avec plus de sincérité que je n'en mets dans la musique
pour m'adresser à vous, et, si vous comprenez cela, qu'atten-
dez-vous d'autre de moi en montrant cette prudence, cette
36
méfiance, je le répète... cer air de « on-ne-sait-jamais »?
Oh ! cela me conduirait au désespoir ! Vous venez de m'écourer
pendant une heure et demie, et l'idée ne vous est même pas
vous, un véritable amateur de musique, un vlo-
venue
- à un
loncelliste, compositeur de quatuors qu'un musicien
mérite d'inspirer la confiance, et non des- soüpçons !
Son irritation était à son comble. Elle me paraissair exa-
gérée et injustifiable.
je ne vous ai pas rapporré la remarque que la prin-
- Si
cesse a faite à votre sujet, dis-je avec un calme voulu, ce
n'est pas parce que je n'ai pas confiance en vous, mais parce
que j'ignore si elle m'y autoriserait.
Il resta interdit.
Vous avez raison, fit-il, redevenu plus calme. Vous
- parfaitement
avez raison.
Puis, il ajouta tout à coup :
Ecoutez, monsieur le violoncelle, j'ai de la sympathie
- vous.
pour Si vous m'invitez vraiment à souper, j'accepte de
tout cæur.
J'emmenai le jeune musicien dans une auberge du §ÿieden
otr j'allais souvent à cette époque. Mets et vins y étaient bons,
et y fréquentaient surtout les commerçants et les ârtisans
du voisinage.
La musique me donne toujours faim, me dit Beethoven.
-Et, à mon grand plaisir, il mangea de très bon appétit. Il
loua même le vin. Il me laissa l'initier aux secrets du Heuriger
qui en réalité n'était pas du tout un Heuriger, mais unVorjâh-
riger, et il parut tout aise d'apprendre les diverses qualités
des vins dont Dieu a doté notre campagne environnante.
Il n'aborda plus aucun sujet sérieux, ce soir-là, et montra
une gaieté enfantine, se plaisant à faire participer à notre
conversation tous ceux qui se trouvaient là, et à prouver qu'il
n'était pas homme à s'effrayer d'une plaisanterie un peu oiée.

37
Vers dix heures, il déclara brusquement qu'il devait
rentrer, ayant beaucoup à faire le lendemain matin. I1 insista
pour m'accompagner iusque chez moi
- « m'avoir
en appelle une autre », me dit-il î et, après
une amabilité
donné
une èhaleureuse poignée de main, il me laissa seul avec mes
impressions.

***
Le lendemain, nous avions une séance de quatuor chez
Lichnowski, et nous étions en train de iouer un adagio de
Mozart quand Beethoven entra. Faisant signe de ne pas nous
interrompre, il alla s'asseoir au fond du salon pour écouter,
exactement comme l'aurait fait un vieil ami intime de la
maison.
Lorsque nous eûmes terminé, il s'approcha et dit, sans
nous saluer au préalable : « Très, très beau morceau ! et
très bien exécuté, aussi ! » Cependant, il se mit à nous donner
quelques conseils pour jouer mieux tel ou tel passage, et
prenant l'alto des mains de celui qui le tenait, il reprit une
èertaine phrase dont l'exécution n'avait pas été à son goût.
Et it rne traita tout particulièrement, comme si nous étions
des amis de longue date. Ce que Lichnowski remarqua avec
étonnement et sans doute avec un peu d'envie. Lichnowski
avait été un ami de Mozart et, grand amateur de musique,
il attachait beaucoup d'importance au fait de fouir de la
considération et de l'estime des musiciens.
Ensuite, Beethoven au piano, nous iouâmes un trio de
Haydn. A notre grande surprise, et si l'on songeait à sa
manière de iouer telle qu'il nous l'avait révélée la veille,
Beethoven respecta entièrement la grâce très délicate de sa
partie.
- Entre-temps, de nombreux invités étaient encore arrivés.
38
La princesse elle-même se trouvait là à présent, et Beethoven
s'efforça de la saluer avec une parfaite courtoisie.
Bientôt, il me toucha discrètement le coude, comme cela
se fait entre deux écoliers qui se sont entendus pour faire
quelque bonne plaisanterie. De toute évidence, il était d'excel-
lente humeur.
De sorte que je me tournai vers la princesse et lui demandai
si elle permettait que M. van Beethoven nous fouât quelque
chose. « Cette fois, ajoutai-ie, je voudrais lui rendre la tâche
plus difficile et lui demander d'improviser sur un ou deux
thèmes que nous lui dicterons. » Chacun applaudit à cette
proposition, et Beethoven rne tendit un cahier et un crayon,
demandant que l'on y inscrivît trois thèmes.
I1 resta un instant à examiner les trois motifs. Puis, levant
les yeux, il demanda :
Puis-je en aiouter un ?
-Nous fûmes d'accord, et lorsqu'il eut noté un court motif
qui lui servirait de quatrième sujet, il passa la feuille au prince
et s'installa au piano. Son exécution surpassa de loin celle
de la veille, et, depuis, je I'ai rarement entendu s'élever si
haut. Ce que ses doigts faisaient surgir du piano était une
sorte de feu d'artifice où se mêlaient l'enthousiasme, f intel-
ligence, la sensibilité un véritable triomphe de l'art. Ce
fut avec une étonnante- série de variations qu'il interpréta les
thèmes que nous lui avions imposés; iI jonglait avec eux
comme avec des boules multicolores; il les prenait et les
reprenait en leur donnant les expressions les plus étonnantesl
et finalement il improvisa avec une parfaite maîtrise une
fugue libre qu'il couronna en y introduisant son propre sujet,
triomphal et radieux.
Alors même qu'il jouait encore, son auditoire n'avait pu
s'empêcher de s'exclamer d'admiration. Et lorsqu'il eut ter-
miné, tout le monde, transporté de joie, entoura le piano
39
pour féliciter l'artistel personne ne savait comment le remer-
cier ou l'applaudir assez après le rare plaisir qu'il venait
de nous procurer.
L'heure était déià avancée quand enfin on se sépara. Et,
de ce jour, Vienne sut qu'une autre étoile d'un éclat extra-
ordinaire s'était levée au ciel de sa musique.
Lichnowski exultait. Il était allé de l'un à l'autre, répétant
SANS CCSSC :
Cet homme va prendre la place de Mozart ! Il vient
- nous
pour consoler de la mort prématurée de Mozart ! C'est
un nouveau Mozart!
En parlant ainsi, il oubliait bel et bien que, dans le réel
et profond chagrin qu'il avait éprouvé à la mort de son pro-
fesseur et génial ami, il avait, durant toute une année, déclaré
à qui voulait l'entendre que, aussi longtemps que l'on ferait
de la musique en ce monde, il n'y aurait iamais, iamais,
un autre Mozart.
Pour ma plus grande joie, Beethoven, durant les semaines
et les mois qui suivirent, continua à me traiter sur ce même
ton de bonne camaraderie, naturelle professionnelle,
pourrait-on dire que tous deux nous avions pris le premier
four. Bien que -
sachant parfaitement que ie n'avais nul droit
à pareil titre, il me donna celui de « comte musicisn », €t
il s'amusa à m'appeler ainsi jusqu'à Ia fin de ses jours.
Et ie m'apercêvais de plus en plus que la grande confiance
en soi dont faisait preuve ce ieune homme était contreba-
lancée par une discipline intérieure d'une qualité peu ordi-
naire. Beaucoup de gens, tout en reconnaissant son talent
exceptionnel, critiquaient cette assurance; pourtant ie ne
tardai pas à découvrir que, si sincère et extrême tout à la
fois qurelle pût paraître à certains moments, Beethoven n'y
mettait rien- qui ressemblât à de la vanité ou à une forme
ou l'autre de narcissisme. C'était chez lui comme une force
40
naturelle c'était une force naturelle, une manifestation ni
bonne ni -mauvaise de sa personnalité, quelque chose dont
Dieu l'avait doté. La discipline à laquelle il s'astreignait
volontairement, sa maîtrise de lui-même étaient deux forces
morales gagnées au prix de beaucoup d'efforts et qui méri-
taient une admiration sans réserve.
Combien d'artistes comblés pas ces succès toujours plus
enthousiastes, touiours plus délirants, se seraient tenus pour
satisfaits et n'auraient plus rien fait, qu'attendre que ces
succès suivent leur cours normal ! Mais une telle pensée
ne vint iamais à l'esprit de Beethoven. Bien au contraire, il
s'inquiétait de ce qui lui manquait, et, avec une modestie
qui n'était pas moins grande que la haute estime qu'il avait
de lui-même, voulut étendre ses connaissances et perfec-
donner sa technique.
Je dois appiendre tout ce qu'il est possible d'apprendre,
me- dit-il plus d'une fois. Je dois faire ce que les autres,
avant moir-ont été capables de faire, et le faire au moins aussi
bien qu'eux. Sinon, comment pourrais-je créer du
neuf?
Au cours des années suivantes, Beethoven travailla avec
Haydn, ensuite avec Albreschtsberger qui fut aussi mon
professeur et iI se soumit entièrement- aux enseigne.ments
- C'était se soumettre aussi, et délibérément,
âe ces maîtres.
à des disciplines totalement étrangères à son tempérament
intraitable.
Étudier, disait-il souvent, ne signifie pas faire ce que
- sait
l'on déià, ou ce que l'on fait facilement. Cela signifie faire
ce que l'on ne sait pas, ou ce que l'on trouve difficile.
iertes, de telles-déclarations sont évidentes en soi, irré-
futables, peut-être ressemblent-elles même à des lieux
communs, mars bien rares sont ceux qui demeurent fidèles
à de semblables axiomes, surtout si, comme Beethoven durant

4r
les premières-années de son séjour à Vienne, ils ont remporté
des succès éblouissants !
Fréquemment, ilse metrait en colère contre Haydn et
Albreschtsberger et, même en ma présence, les injuiiait. Il
appelait Haydn « une vieille pédante » et disait à Albrechts-
berger qu'il n'érait qu'un « insupportable conducteur d,escla-
ves », pour ne citer ici que les moins blessantes de ses invec-
tives. Cent fois, il s'écria que tout cela le rendait malade
à en mourir, qu'il ne faisait rien d'autre que de se soumettre
à des besognes fastidieuses, vaines, ridicules. Mais une fois
qu'il s'était ainsi soulagé le cæur, il grinçait des dents et
faisait scrupuleusement ce qu'on exigeait de lui. Schenk
également fut _ son professeur, et plus tard Salieri, qu'il
trouvait fort dé_sagréable. « Seulement, il a beaucoup- de
talent, disait-iI. Il accomplit des choses qui pour moi restent
difficiles. »
Bref, outre que, comme tout le monde à Vienne, i'admi-
rais le génie du ieune artiste, i'appris aussi à connaître et à
respecter en Beethoven un homme possédant le sens du
devoir et des obligations morales, un homme que la plupart
des gens ne voyaient pas ou surtout voulaient ignorer-- soit
à cause précisément des louanges superficielles dont ils se
plaisaient à l'entourer, soit à cause des mouvements d'humeur
brusques et capricieux que lui-même leur montrait. Plus le
temps passait, plus i'étais surpris de voir la façon dont il
acceptait comme son dû, mais en même temps avec un
souverain mépris, les flots d'enthousiasme qui montaient vers
lui de toutes parts.
Réunion d'oies blanches er d'ânes ! me dit-il un jour
- que
alors nous quittions un salon rempli de ses adorateurs.
Chacun d'eux veut être Ie premier à me feliciter, à me crier
so! admiration, mais aucun n'a la moindre idée de ce que
j'ai encore à apprendre et à tirer de moi-même!...
42
***
Aussi amicales et familières que fussent mes relations avec
Beethoven, et bien qu'il fût prêt à accepter de bonne _grâcg
tour serviée, petit où grand, gue i'aurais pu lui rendre, _il
restait très réservé dès qu'il s'agissait de sa vie_ privée. Il
redevenait timide et défiànt si i'essayais de le faire parler
de son passé. Je renonçai vite à le questionner, décidé à
satisfaire ma curiosité d'une autre manière. Depuis quelques
années déià, nous avions cessé de correspgn-dre, §ÿaldstein
et moi, mâis ie me souvenais de notre amitié datanlde -l'épo-
qr. oü nous étions tous deux au Theresianum. D'ailleurs,
lès quelques questions.qu.e je désirais.lui poser concernaient
une personne à laquelle lui-même s'intéressait fort et pour
laquélIe il avait une grande _e-stime.
ie savais que
^
l'arcltiduc Max avait dû fuir Bonn devant
l,aiance des armées révolutionnaires, et qu'il se trouvait
alors à Münster, son second diocèse; et ie supposais que
§ÿaldstein l'y avait suivi. J. l"i écrivis donc, lui racontant les
premrers succes de son protégé à Vienne, lui disant lTmpres-
iion qu,il m'avair faite- persônnellement
-lui. et la chaude syp-
pathie que j,avais pour Je lui demandais de me faire
j s'il avait te loisir
àonnaîtrè de m'écrire
- ce qu'avait
été l'existence du ieune homme avant son arrivée cltez nous.
Je ne m'étais pas trompé; notre amitié ancienne me valut
sans tarder une réponse de §ÿaldstein.
Il commençait par me raconter les divers événements qui
avaient abouti à ia fuite à Münster, laissant entendre que
son amitié avec l'archiduc ne durerait plus très longtemps.
11 me remerciait de mon intérêt pour !e ieune Beethoven,
dont on lui avait parlé. Il terminâit en me faisant un récit
assez compliqué q^ui pourtant me mlt déià au fait de pas
mal de chôses concernant la famille Beethoven.
43
Un bon mot que prononça récemment l'archiduc m,amène
au sujet mên1e qui vous.intéresse, écrivait §Taldstein. Il y a
quelques_
Uis, a!9rs qu'il parcourait les nouztelles qu,on- lui
e_nv9ie- de Bonn, il.me regayda tout à coup et, le souriil gauche
lezté de cette manière qui lui est familièrb, it dit : o I]a mxe
sy1les^b9issons,moncherami,aientdesubirunelourdeperte
Herr Johann ztan Beethoz)en est mort... » Ce Johann,uan ileetho-
ven n'était autre que le père de notre proté§é...

Jg -. souviens d'avoir été choqué de m'apercevoir, comme


je lisais cette lettre de §(laldstein, que Beethoven ne m'avait
jamais dit un seul mot de la mort de son père, survenue peu
de temps après son départ de Bonn.

Et l'électeur n'exagérait pas, continuait mon correspondant.


Le aieux Beethoaen aaait l'habitude de boire commô six. Ce
penchant malheureu)c pour la bouteille entraîna sa mort
pas aaant toutefois qu'il eût conduit sa famille au bord de la
ruine. Je aais aous conter toute l'histoire et, comme j,ai été
témoin de ces tristes choses, aous ne pourriez les tenir de meilleure
source.
.Lorsque.je fis la connaissance de Beethoaen, il y a un peu
plus _de cinq
-ans, sa mère aiaait encore. C'était- une femme
simple, rnais fort aimable, usée par le traaail et par les-soucis,
car sa aie n'aaait été faite que d'efforts sans fin pour soustrqire
s.a famille il y avait trois enfants outre ionà protégé, plus
jeunes que -lu!, et dont un encoie bébé aux tristet à6r a,
-
l'-ivrognerie de s9n mari. Le père de Beethooen faisaii- partie
du chæur de l'électeur, et celui-ci eût-il été moiis indut§ent à
la faiblelse .huma'ine, notre hommc aurait probablement" perdu
son.emploi il y a des années. sa aoix avail faibli et il passait
déjà pour incapable parmi ses confrères. Bràf, je jugeai- que le
jeune Beethoaen, alors garçon de- quinze oi sàize âns, viaait

44
dans un milieu impossible, nuisible sans aucun doute à son talent,
et je profitai
-pour de la faaeur que l'archiduc aoulait bien me témoi-
gner
'à lui parler du jeune homme. Je n'etts pas_grand'pein9
pernruder ltélecteur de lui permettre de faire -le _voyage de
Vienne pour rendre aisite à Mozart et, pour cela, de lui accorder
un pécule.
Cela deaait se passer en 87. Beethozten qttitta Bonn aussitôt,
et j'espérais qien agissant ainsi j'avais d'un seul c.oup tranché.
le-næud gordien de son malheureu)c sort. Hélas! il était parti
depuis qielques mois lorsque l'état de sa mère, -qtd était phti'
sique, àmpira. Le .'ieune Beethoaen dut être doulomeusenrcnt
fiappé à-l'annonce de cette noltaelle car, sans une hésitation,
-il
iàaint à Bonn. Je pense qu'il y avait une autre raison à ce
déparr précipité : il n'avait pas éaeillé un réel intérêt chez
liorari nir-à arai dire, clrcz personne à Vienne et il s'était
ptutôt senti désemparé dans cette grande aille. Je pris la pltmte
immédiatement, et le nrypliai de ne pas risquer, en prenant trop
au sérieux la maladie de sa mère, d'anéantir tout ce qiil aaait
déjà acquis, et l'aoenir qui s'ouarait dettant lui. S'il aoulait
piolongàr son séjour à Vienne et ne pas abandonner ses projets.,
je
-en lui
promettais de faire tout ce qui m'était possible -pollr aenir
aide à sa mère et zteiller à ce qu'elle ne manquât de rien.
Mais Beethoven ne reçttt jamais tna lettre. Et même si elle
lui était paraenue aoant son départ, il est très probable qtlelle
n'aurait iien changé à sa décision. Il arrizta à Bonn juste à temps
pour rsoir sa mèrà mourir et pour l'enterrer. Il fut très affecté,
car il aimait sa mère.
Le pire cependant ne deaait arrioer que quelques mois plus
tard, lorsqu'il deeint éztident que le père, Johann, cédait, plus
que jamaîs, à sa passion. Son prétendu chagrin à l'occasion de
la mort de sa femme ltti était une bonne excuse pour boire presque
du matin au soir. Tout son modeste reaenu Passant ainsi au
cabaret, la famille se trolrua bientôt dans une aéritable misère.
45
Informé, je aoulus sans tarder aaoir un entretien aaec le
jeune Beethoven et lui faire comprendre qae cette situation ne
p_ouaait pas se prolonger. « le me refuse, lui dis-je, à voir des
dons comme les aôtres gaspillés, et gctspillés parce que aone père
n'a pas la aolonté de renoncer à boire. »
Il me demanda quelle était mon intention en parlant ainsi.
C'était bien simple. J'allais demander à l'éleiteur de faire
a_erser une pension à son père et de le placer dans une famille
digne de confiance. Quant à ses frères et sæLtrs, ils pourraient,
ansec l'autorisation de l'électeur, être confiés aux ioins d'ins-
titutions publiques. Pour Beethoven lui-rnême enfin, la personne
Çui, de toute la famille, méritait la plus séiieuse àuention,
j'obtiendrais de l'électeur qu'il pût irumédiatement retourner à
Vienne.
De toute ma aie, je pense, je ne connus pas de plus grand
étonnement qu'à cet instant. C'est à peine si BeethoTssn, pris
de colère, put se retenir de me sauter au aisage. Les laimes
plein les yeux, il criait d'indignation, me demandant si j'ignorais
quea depu!.s cinquante ans et plus, sa famille avait toujours joui
à_ Bonn d'une réputation très honorable ! Est-ce que j'imaginais,
dans mon indifférence sans cæur et hautaine, que je pourrais
effacer ces cinquctnte a.nnées d'un seul coup di balai, faisant
bon marché de l'honneur des siens et les exposqnt à la honte
publique ? Est-ce que je pensais que sa mère avait accepté ses
aingt ans de martyre uniquement pour que, avant même" que la
terre recluarant sa tombe fîtt séchée, tout ce qu'elle aztait fait
à l'égard de ses enfants fût détruit de cette façon inqualifiable ?
Ce fut une scène bien pénible ! C'est en ztain que jè m'àfforçai
de le conaaincre de mon désir sincère de l'aider à cubiaer ion
talent. Il ne cessait au contraire de me reprocher mon manque
de cæur et de compréhension. Il me dit sans ambages que, dàns
la siruation où il se trouaait, il se souciait bien peu de son talent !
Ce qui comptait, c'était son honneur, I'honneur de totfie la
46
famille, l'honneur de son grand-père et celui dc ses ancêtres,
'des
hommes qui aaaient tratsaillé toute_ leur aie et que l'on avait
I
toujours resfeUés l'honneur de ses frères et de.,ses sæursr. qui
aiiraient librrt et dignement, non pas en pupilles nécessiteux
d'un orphelinat quelionque... Ecumant encore de rage, il me
- ceIlquinearrizta
quitta. me restait qu'à attendre.
Et fut émourtant, Propre à-me surprendre encore.
Quelquei jours plis tard, on trouaa sur le bureau de l'électeur
în, trtnà du ieune Bee:thooen, demandal! qur- 19 Oenÿgn de
son père lui fit payée, à lui, le .fi|s, car.il aoulait e-n faire un
empioi judiiieux, Z'est-à-dire s'en seruir. Po?r subaenir a'ux
beioins dt to famille et aeiller à l'instruction de ses frères et de
ses sæurs.
L'électeur, enchanté des intentions du jeune hornmer.fit !q_
sourde oreilie lorsque j'essayai de lui représenter la fol'ie qu'il
y-^itiru
aurait à laissei cei extraordinaire talent s! perdre dans un
aussi défaaorable. « Il est beaucoltP Plys imp_ortant) me
dit-it, de donnàr à ce garçon une chance de se former le caractère
qu, d, choyer son taleTt !'L'homme et ses droits aiennent d'abord,
i'ortiste ! It a assez de fierté Pour ztouloir à tout prix
einsuite
sa.uver l'honneur de sa famille, et je suis le derniey gui .l'en
empêcherait ! Il a une aôlonté peu cornmune ; il arrhtera à ses

finst Et si, ma son talent-périt dans l'aaenture, c'est qu'il


foi,
ne aalait pas grand'chose. ,>

A mon grind regret, poursuivait §ÿaldstein, les choses en


restèrem là. Ce qule Beeihoaen demandait lui fut accordé, et
il passa cinq longies années à diriger son Père, ses frères et ses
sæurs or4 omoîité, et à augrnenter le maigre re7)enu de son
père de ses propres économiàs. En résumé, il se préoccupait.
'exclusiaemtni ai garder au norn dc Beethonen son honorabilité
et son indépendance. Il traztaillait iusqu'à l'épuisement, rem'
plaçant ,onl, ,rtt, tel ou tel organiste, tenant l'alto gu le- piano
'dais un artisie ou l'autre manquait, donnant
des concerts où
47
altssi beaucot_tp de leçons; et lorsqu'îtne graae maladie l'obligea
à garder le lit assez longtetnps, il deaini fou de colère. Maîs il
atteignit son _bttt. Il mena à bien la tâche qiil s'était imposée,
et ce fut setilement quand il ait que je ne porrrrois que m;incli-
ner dezsant une abnégation si aàmiiabte qùil reaiit me aoir,
nous permettant ainsi de renouer îxotre amitié.
vous saaez à-présent tout ce que l'on sait à son xtjet. Il a
une aolonté de
!!r et un orgueil indomptable. si l'on peut dire
d'un homme qtil se brise màis ne plie pas, c'est bien de'lui.
- .ce.-que je pomt'ais aiouter est de màindre importance. Toute-
fois i! peut être de quelque intérêt pour aous'de saaoir que le
grand--père- du .ieune Beethoaen, qii de simple choriste àeaint
chef d'orchestre de la cour, semble bien aôoir été doté d'une
même aolonté de fer. Je me suis laissé dire qu il aenait des
Flandres ou de Malines. Il arriôa rcut jeune à
Bonn ?t -y d'Anoers
ryglia. Sa femme, dit-on, buaait, et son fils tntrait
t'.

donc hérité d'elle son intempérance; elle serait *irt, égale-


ment de l'excès de boisson. Le grand-père aaait du talentr"mais
rien de plus.
, Notre- protégé, que je vous dise encore ceci, comptait à Bonn
de nombreux arnis, et, parmi eux, des gens de'qualité. (Jne
z)euue, entre autres, Mme Von Breuning, a
fait beaucottp pour
lui, et ses fils étaient aaec lui en excellents-termes. Un'ceitain
lT/egeler, garçon doué qui érudie la médecine, a également eu
sur lui une lteureuse influence. Mais, d'atttre partr- re Théâtre
de l'Electorat n'était pas fait pour rendre sàs ianières phts
délicates, plus polies; il n'a pas-manqué d'adopter tout de iuite
le ton de conaersation trop libre de càs cabotiis...
Je serais heure,x de aous aider encore en aous communi-
quant d'autres détails si aous en aaiez besoin, mais je pense
que vous êtes rnaintenant ant courant de l'essentiel, en n'ou-
Qliayt pas que les deux zsisites de Haydn eurent comme résultat
le départ définitif de Bonn.

48
Quant aux deux frères, ils grandissent et on s'occttpe d'eux,
à totts égards. L'un est en apprentissage chez tm apothicaire,
l'autre aoudrait deaenir musicien, mais il n'a rien des dons de
son frère aîné.
Voilà tout pour le moment... et j'espère que mes renseigne-
ments 'uous seront de quelque utilité...

Cette lettre et la remarque, gue j'ai citée plus haut, de la


princesse Lichnowski, fortifièrent encore mon amitié pour
Beethoven. Déià alors i'avais vu autour de moi assez de vanité,
de flatteries, d'hypocrisie pour être à même d'apprécier la
rare valeur d'un homme véritable.

Il serait absurde de prétendre que le jeune Beethoven, tel


que ie le connus à l'âge de vingt-deux ou vingt-trois ans,
ne savait pas qu'il avait une mission à remplir. Réciproque-
ment, ceux qui déclareraient qu'il connaissait exactement la
nature et la portée de cette mission se tromperaient tout
autant.
Auiourd'hui Beethoven nous a quittés depuis trois ans,
et nous avons son æuvre complète; d'une importance et
d'une étendue qui peuvent assurément donner à penser que
l'homme qui a accompli cela n'a iamais douté un seul instant
qu'il fût né pour la musique, et uniquement pour la musique.
Avant lui, n'y a-t-il pas eu.l'exemple de Mozart et de Haydn
qui tous deux, dès leur enfance, n'eurent d'autre ambition
que de se distinguer comme compositeurs ? Pour Beethoven,
les choses sont différentes. Bien qu'il ait également composé
pendant ses années de jeunesse, il ne pensait nullement alors

49
que ses dons les plus grands se manifesteraient dans l'æuvre
créatrice. Au contraire, à l'époque où nous fîmes connaissance,
et durant encore quelques années ensuite, il ne voulait devenir
qu'un virtuose du piano. Et c'était parfaitement compréhen-
sible. Sa technique du clavier était si magistrale, son talent
extraordinaire d'improvisateur si convaincant, si convain-
cante aussi son aptitude à inventer sans cesse de nouvelles
expressions, de nouvelles interprétations, que ses disposi-
tions pour le travail de composition, telles qu'elles étaient
alors, ne pouvaient pas supporter, ni même rechercher la
comparaison. Son génie indiscutable, indiscuté, s'exprimait
si exclusivement par son art de pianiste que c'eût été folie
de sa part de ne pas vouloir le reconnaître.
Combien de fois ne lui ai-je pas demandé, alors que son
ie., nous avait transportés jusqu'à l'extase, combien de
fois ne lui ai-je pas demandé pourquoi il n'écrivait pas pour
la postérité ce qu'il venait de créer en une libre improvisa-
tion ? Et lorsqu'il ne refusait pas carrément de répondre à
ma question, il m'expliquait : « Eh! bien, j'ai souvent essayé.
Mais ie n'y parviens pas..Au qgmelt où ie p.1e.1ds la plume,
je me sens comme paralysé. Je n'ai pas d'idées vraiment
originales, et ce que ie couche sur le papier me paraît vide
de toute signification et ne pouvant communiquer la moindre
émotion. Je suis bien incapable de vous en donner la raison
-
mais c'est ainsi. Au contraire, quand vous êtes tous assis autour
de moi, quand je sens que vous attendez d'être émus, quand
je sens en vous cette attente, cette tension... alors, dirait-on,
cela s'impose à moi, cela s'empare de moi, et les choses que
f 'ai à dire éclatent et iaillissent. Oui, seulement alors,
je me
trouve moi-même pour m'oublier à nouveau aussitôt, comme
si un autre que moi se trouvait au piano et jouait, comme
si l'art d'un autre prenait vie à travers moi, indépendamment
de mes propres sentiments... »
5o
De fait, Beethoven était depuis longtemps célèbre à Vienne,
et personne ne songeait encore qu'il pfit être autre chose
qu'un pianiste brillant, virtuose et improvisateur exception-
même qu'un bon professeur ! Personne à cette
nel
époque- ou
n'aurait pu deviner en lui Ie compositeur puisque,
s'il lui arrivait de composer, il n'en disait rien à personne,
encore moins pensait-il à publier. Il faut ajouter ici que ses
maîtres Haydn et tout particulièrement Albrechtsberger
- pas une haute opinion de ses dons de compo-
n'avaient
-siteur et, à l'occasion, en parlaient de façon très peu élo-
gieuse. Ils le jugeaient malhabile, manquant de souplesse,
de grâce et de délicatesse « comme celui qui prendrait un
pilon pour casser une noisette ».
Aussi bien, trois années s'écoulèrent avant qu'il ne livrât
au monde son Opus I. Ces trios étaient ravissants et furent
chaleureusement accueillis, mais personne ne sut qu'ils
annonçaient autre chose.
Les choses en restèrent 1à pendant quelques années. Même
quand une ceuvre de Beethoven remporta un très vif succès
et l'adhésion d'un large public je pense ici au Septuor dont
- rSoo
la première audition se place vers même alors, tous
-
les connaisseurs se plurent à considérer cette æuvre comme la
renaissance d'un genre disparu lors de la mort prématurée de
Mozart, plutôt que comme la manifestation d'un génie
profondément original.
Ceci, beaucoup de personnes l'oublient aujourd'hui. Pour
elles, Beethoven savait depuis toujours qu'il écrirait la Troi-
sième et la Cinquième Symphonie, « Fidelio » et la « Missa
Solemnis ». Je n'attire pas l'attention sur l'erreur manifeste
de cette croyance, afin de paraître en savoir plus long que les
autres, ni même par amour de la vérité historique; ie le fais
parce que, supposer cela, c'est méconnaître le sentier long et
ardu que Beethoven l'artiste aussi bien que l'homme
- -
5r
dut suivre avant de composer ces æuvres remarquables, et
parce que ce lent développement intérieur, chez lui, est vrai-
ment l'essentiel de sa vie.

Durant les premières années de son séjour à Vienne, il


affirmait souvent, et il continua toujours à l'affirmer malgré
mes objections, qu'en y réfléchissant bien, il n'y a pas d'autre
forme « honnête » de l'activité artistique que celle qui oblige le
musicien à se trouver face à face avec ion àuditoire êt le montre
tel qu'il est
musicien parmi - undeshomme parmi d'autres hommes, et non un
amateurs de musique.
« La musique n'est pas qu'une suite de sons agréables à
l'oreille ! s'écriait-il en s'emportant. La musique est le langage
du cæur s'adressant à d'autres cæurs... Quand je désire laisser
parler mon cæur, quand il est plein au point de déborder,
quand les digues vont se rompre, il m'est impossible de
m'asseoir devant du papier de musique et de jongler avec un
encrier et une plume d'oie ! Car alors, il faut que je sente la
présence d'êtres humains dont je puisse pénétrer et conquérir
les cæurs, gue mes mains fassent résonner le piano de tous
les sentiments, de toutes 1es émotions qui se pressent en
moi!... I1 m'est arrivé d'envier les chanteurs, les comédiens,
il leur est toujours permis, à eux, de communiquer directement
aux autres ce qu'ils ressentent; mais je me dis alors que je
peux accomplir des choses plus admirables encore ! Ce que f e
joue, ce n'est pas l'ceuvre qu'un autre homme a créée et arran-
gée afin que ie l'interprète ensuite; non, je joue ce que mes
émotions du moment m'inspirent, et chaque fois i'y mets des
nuances différentes. Ne voyez-vous pas qu'il ne peut exister
art plus élevé ni plus vrai que celui-là ? »
Et lorsque je voulais discuter à nouveau, il reprenait son
argument : les réactions et l'enthousiasme du public, soute-
52
nait-il, aidaient mieux que toute autre chose à bien juger de
l'æuvre artistique. « Voyez donc si, en jouant toute une sonate
de Mozart, vous arriverez à faire vibrer le cceur des gens aussi
profondément que si j'improvise devant eux pendant un seul
quart d'heure ! »
Cette idée semblait ne jamais le quitter, et il déclarait sans
cesse.qrr'il prouverait au monde.qu.'il.avait raison. « Que ne
puis-je vivre assez longtemps, disait-il encore, pour voir le
lour où les véritables connaisseurs ne voudront plus rien
d'autre que f improvisation, une fois qu'ils auront compris
que c'est la seule forme musicale qui ne ment pas ! Dans
l'improvisation, la tricherie est impossible. Vous êtes obligé de
jouer cartes sur table, et ce que vous ne possédez pas, eh
bien! vous ne pouvez pas le montrer! S'il n'y a rien en vous,
vous vous rendez ridicule, et chacun se moque de vous !
N'est-ce pas une sorte de lâcheté de s'abriter derrière des
cahiers et des contrepoints, d'agir comme si l'important était
d'éviter d'écrire des quintes iustes et de s'en tenir exclusive-
ment aux règles ? N'est-ce pas une sorte de cruauté d'enserrer
le cæur dans une gaine si étroite qu'elle l'empêche de respirer ?
- !
Allons, allons répliquais-je. Vous-même vous nous
avez joué assez souvent) en improvisant, des fugues et des
doubles fugues, et la règle du contrepoint semblait vous
gêner moins que personne !
C'est précisément ce que je veux dire ! Je ne suis pas
- par les règles de fugue parce que ie laisse parler mon
gêné
cæur, même si je me conforme à ces règles ! Mon interpréta-
tion I'emporte sur elles et mes auditeurs les oublient...
Plus tard, lorsqu'il consacrait moins de temps à f improvisa-
tion, et plus à la composition, nous étions nombreux à le
taquiner en lui rappelant ses opinions arrêtées d'autrefois,
et en l'accusant de manquer de principes.
De tels reproches l'irritaient fort, et à juste titre. Si son

53
opinion changeait peu à peu, ce n'était pas pour le simple
plaisir de changer, ni par opportunisme : l'expérience lui avait
appris à aller au fond des choses.

***
Et l'expérience fut parfois très amère. Beethoven ne ren-
contra pas partout l'amitié et l'affection qu'il avait trouvées
chez le prince Lichnowki. Il ne comprenait pas qu'il mettait
parfois f indulgence et la patience de ses admirateurs à rude
épreuve, et inévitablement cela amenait de temps à autre des
éclats. Chaque fois, Beethoven en était terriblement peiné.
Pourquoi les gens lui en voulaient-ils ? n'était-il pas toujours
sincère et franc dans ses rapports avec eux ? Il né put iamais
admettre que la franchise offense souvent les bonnes manières
et irrite les gens. I1 se fit touiours beaucoup d'ennemis, par sa
trop grande honnêteté, presque enfantine et incorrigible.
Incorrigible, car il commettait sans cesse l'erreur d'attendre,
chez les autres, cette générosité de cæurr gui était le trait prin-
cipal de son caractère. Cette confiance naturelle le mettait évi-
demment à la merci du premier adversaire qui usait à son
endroit d'un peu d'habileté et de ruse et, durant toute son
existence, il demeura I'homme [e plus facile à duper. La souf-
france et la déception de se sentir incompris et de ne pas trou-
ver chez les autres la même sincérité contribuèrent beaucoup
à entretenir chez lui cette défiance gênante et même parfois
blessante qui, à mesure que le temps passait, caractérisait
de plus en plus son attitude pour finalement, dans ses dernières
années, faire de lui un être tout à fait insociable.

Vers 1795 ou 1796, Beethoven, pour la première fois, fit un


court séjour chez le prince Esterhazy à Eisenstadt. Cette
54
invitation était probablement due à f intervention de Haydn;
ou peut-être à celle du jeune prince Lobkowitz chez qui, au
grand déplaisir de Lichnowski, Beethoven était devenu un
hôte familier et très choyé. Esterhazy était un mécène qui
s'intéressait grandement à la bonne musique, et son désir
de recevoir un prodige aussi célèbre que Beethoven était bien
naturel. Mais, l'étiquette la plus stricte régnait à sa Cour, et
quelqu'un lui avait sans doute donné des inquiétudes au
sujet de l'humeur capricieuse et du peu^d'entregent du jeune
musicien, car avant que ce dernier ne reçût l'invitation officielle
du grand chambellan d'Esterhazy, j'eus un iour la visite, à
la légation, d'un certain Gelinek, depuis peu chapelain à la
cour d'Eisenstadt. Cet homme n'était pas un inconnu pour
moi. Il était Tchèque d'origine, et comme il était très bon
pianiste et extrêmernent cultivé, on le rencontrait souvent
dans la société viennoise. La visite du prêtre m'étonna, car
nos relations n'avaient jamais été particulièrement amicales et
nous étions tous deux parfaitement conscients de ce manque
de sympathie.
Gelinek se garda de faire aucune allusion aufait que nous
nous connaissions déià, et il en vint directement au sujet
même qui l'amenait. I1 venait me demander, de la part du
prince, d'accompagner à Eisenstadt ce musicien, M. van
Beethoven, afi,n que je joue très discrètement le rôle de mentor
durant son séjour à la cour du prince Esterhazy. Le prince
avait appris que M. van Beethoven jouissait de mon amitié, et
comme on disait que M. van Beethoven était assez ignorant
de l'étiquette et risquait donc de commettre oh ! bien
involontairement certaines maladresses, le -prince dési-
rait lui rendre moins difficile la situation où il se trouverait
et ceci, évidemment, à I'insu de M. van Beethoven. É,tait-il -
nécessaire d'ajouter que le prince comptait sur mon entière
discrétion ?

55
Cette démarche de Gelinek me déplut, câr je le soup-
çonnais, lui et personne d'autre, d'avoir mis le prince en garde
contre Beethoven. La bonne solution eût été de faire respec-
tueusement comprendre à Son Altesse Sérénissime eue,
dans de telles conditions, il était préférable de se passer tout
à fait de la société de Beethoven. Cependant, deux considé-
rations me retinrent de donner à l'émissaire d'Esterhazy une
réponse négative. La première concernait Beethoven lui-
même. Je n'avais pas Ie droit de le priver de cette visite
à la cour d'Eisenstadt, pour son renom et sa carrière. Si
ce premier séjour à Eisenstadt devait m'être personnellement
désagréable, mon devoir d'ami me dictait de ne pas l'empê-
cher. Ensuite, le comte Palffy, mon bienfaiteur, était un
ami intime du prince Esterhazy : il m'était donc réellement
impossible de ne pas accéder à la requête de ce dernier. Et
j'acceptai, demandant à Gelinek de transmettre^au princ.e
mes remerciements les plus humbles pour la confiance qu'il
voulait bien me témoigner.
Quelques semaines plus tard, je me trouvais assis à côté
de Beethoven dans une voiture de la maison des Esterhazy et,
si plaisant qu'ait pu être le voyage d'Eisenstadt, il devint
évident dès notre arrivée que le séjour ne serait pas parti-
culièrement agréable.
Nous fûmes reçus par un laquais d'un certain âge chargé
de nous conduire à nos appartements. Nous le suivîmes
jusqu'au premier étage de l'aile sud, et là, ouvrant une porte,
il se tourna vers moi et me dit :
L'.ppartement de Votre Seigneurie.
- Et oir est celui de M. van Beethoven ?
-L'homme eut l'air embarrassé, et me demanda cette fois
en hongrois :

Puis-je poser une question à Votre Seigneurie... de la


- de
part Son Excellence le grand chambellan de la Cour?...
56
Parlez allemand ! lui criai-ie, M. van Beethoven n'entend
- le hongrois.
pas
Il récita docilement sa leçon :

Excellence ignore si M. van Beethoven est de


- Son noble
naissance ou non. Dans le premier cas, j'ai ordre
d'introduire M. van Beethoven dans l'appartement voisin;
sinon, ie dois demander à M. van Beethoven de bien vouloir
me suivre au troisième étage.
Voyant le rouge de la colère monter aux ioues de Beethoven,
je ne lui laissai pas le temps de répondre.
Ouvrez cette porte immédiatement ! criai-ie à nouveau
au-domestique. Vous dîrez à Son Excellence que c'est moi
qui
- vous ai donné cet ordre.
Visiblement soulagé, le vieux domestique fit ce que ie
lui ordonnais, puis s'éloigna en silence.
J'entrai avec Beethoven dans son appartement, voulant
m'assurer qu'il était aussi bien aménagé que le mien. Beetho-
ven promena son regard tout autour de lui, attendit que le
jeunè laquais qui montait nos bagages fût sorti, et déclara
avec un calme que je trouvai beaucoup plus inquiétant que
l'écla.t auquel je m'étais attendu :
Je désire rentrer immédiatement chez moi !
-Je ne répondis pas tout de suite, curieux de voir ce qui
allait suivre. Mais mon ami n'en dit pas davantage, et posa
sur moi un regard de défi comme si, à son tour, il attendait
ma réponse.
Je vous comprends parfaitement, fis-ie. Mais, ie vous
en-prie, réfléchissez encore avant de prendre pareille décision.
? demanda-t-il.
- Pourquoi
Parce eue, par ce brusque départ, vous offenseriez
-
gravement le prince. Il n'avait, personnellement, aucune
intenrion de vous blesser.
Un artiste comme moi vaut cent de leurs nobles !
-
57
Ce n'est pas à moi qu'il faut rappeler cela, répliquai-je.
Ft-c'est probablement I'avis du prince égalemenr. Cè pedt
incident est dû en somme à une simple quesrion de rouiine.
Le chambellan doit respecrer ce qui esr d'usage à la Cour.
Croyez-moi, oubliez tout de suite ce malentendu.
I1 ne répondit pas, se dirigea vers la fenêtre et, les mains
derrière le dos, regarda la cour du château. Je sentais pré-
férable de me taire pendant qu'il prenait sa décision. Enfin,
il se tourna vers moi :
-Et ilPeut-être avez-vous raison, dit-il.
revint au milieu de la chambre défaire sa valise. Mais
il avait perdu sa bonne humeur.
Il ne devait pas la retrouver à Eisenstadt. Au vrai l'atmos-
phère qui régnait à la cour du prince Esterhazy était peu
faite pour encourager ou reposer un homme de l'espèce de
Beethoven. A cette époque, le cérémonial d'Eisenstadt était
plus rigide que celui de la cour impériale de Vienne lui-même.
Pendant les trois iours que nous passâmes là-bas, Beethoven
se montra des plus réservés, taciturne, et même parfois presque
impoli. I1 joua à plusieurs reprises, ni particulièrement bièn,
ni particulièrement mal. Le cæur n'y était pâs, voilà
tout.
. Le prince fut sans aucun doute dé_çu, mais il n'en montra
rien; au contraire, il témoigna à Beethoven une considération
toute spéciale. Une dame de la Cour eut, un soir, le malheur
de demander au musicien s'il connaissait les opéras de Mozart.
Il prit un air bourru et répondit le plus naturellemenr du
monde :
non... et je n'ai nul désir de les connaître. Cela
- Oh,me
pourrait faire perdre mon originalité...
Lorsque nous fûmes sur le chemin du retour, ayânt laissé
Eisenstadt déjà loin derrière nous, une sorre de profond
soupir s'échappa de la poirrine de Beethoven.
58
pas à comprendre comment Haydn a pu
- Je n'arrive
supporter cela aussi longtemps...

Mais
ne I'a plus supporté, à la fin, répondis-ie en souriant.
- ttvous ne devez pas oublier que ce n'était pas le prince
actuel que Haydn aimait tant. C'était son père.
qu'il ne lui ressemblait pas ?
- Est-ce
Qrre non ! C'était davantage quelqu'un dans le genre
de-Maiie-Thérèse, i'imagine. Les temps et les gens étaient
alors bien différents de ce qu'ils sont auiourd'hui. On aimait
réellement la vie, on était plus naturel, plus simple même,
en dépit des contraintes et du cérémonial.
L'empereur Joseph ! s'exclama Beethoven, après qyq
je -me fussè tu pendant un moment. L'empereur Joseph!
Quel homme il a été pour moi !
l'avez donc connu?
- Vous
Je lui fus présenté. Il se montra très aimable à mon
-
égard... Aussi mê souviendrai-je touiours dg lui... Mais ce
nîest pas à cela que je pensais. Je pensais à l'homme même,
qui éfait remarquable. I1 était d'une générosité sans bornes.
Chez tout individu, il voyait d'abord la valeur. Et il détestait
les intrigues de prêtres.
Brusquement, il ricana :
Gefinek! fit-il. Je lui ai donné une bonne leçon!
- CêGelinek? demandai-je, surpris. Mais ie pensais vous
- vus plusieurs fois en conversation amicale ?
avoir
eÎ[et, dans le grand salon, où nous parlions musique.
- Endimanche,
Mais, ur peu avant le déieuner, il est monté
dans ma chambre...
? Et que voulait-il?
- Ah
I1 m'a demandé, me répondit Beethoven l'air encore
- amusé, pourquoi ie n'étais pas allé à la messe.
fort
Et que lui avez-vous réPondu ?
- Qu'il ferait mieux de se mêler de ses affaires. Que,
-
59
pour autant que i'en sache, je ne faisais pas partie de son
troupeâu.
Grand Dieu !
- Attendez, vous n'avez pas encore entendu le plus
- dit Beethoven.
beau, Cela ne lui suffisait pasl il s'est mis à
faire appel à ma conscience.
Et alors ?
- C'est alors que je l'ai eu. Je lui ai dit que je comprenais
-
beaucoup mieux Dieu que lui, malgré roure sa théologie.
Que je n'avais pas besoin de son aide ni de l'aide de ses sem-
blables pour être en excellents termes avec Dieu. « Dieu,
lui ai-je dit, ne se laisse pas prendre aux ostensoirs d'or ni
ne descend en nous à l'appel des cloches, quand elles sonnent
le dimanche matin, entre neuf et dix heures ! » Il me regardait
avec ses gros yeux pareils à des yeux de vache, puis il leva
les bras au ciel en s'écriant : « Vous êtes un piotestant ! ,)
Je m'écriai à mon tour qu'il était un imbécilè, et que je
n'étais pas plus p.rorestant .qu'il ne l'était lui-même. Mais
moi, au moins, ajoutai-je, je suis un homme, un homme
libre, non un flatteur de Cour. Seul titre qu'il pouvait
revendiquer...
Et comment a-t-il pris la chose ?
-Beeüoven se mit de nouveau à ricaner :

- Ilsorti.
il est
en avait assez ! Il a dit qu'il prierait pour moi, puis

Je restai silencieux un moment. Enfin, je demandai, avec


calme et précauticn.
saviez, n'est-ce pas, où il allait ?
- Vous
Comment ? Qu'importe où il allait ? répliqua Beetho-
- fort étonné.
ven,
- IlChezallait chez le prince, évidemmenr, expliquai-je.
le prince ? Pourquoi ? En quoi tout cela concer-
-
nerait-il le prince ?
6o
Mais, mon cher Beethoven! m'écriai-je, ne connaîtrez-
- donc
vous jamais le monde ? Ne voyez-vous pas que Gelinek
est jaloux de vous ? Souvenez-vous qu'il joue du piano, lui
aussi, et qu'il a une haute opinion de son talent. D'autre
part, ne savez-vous pas que le prince est très catholique ?
et que Gelinek n'aurait qu'à faire devant lui la moindre
allusion à votre sortie de dimanche matin pour qu'il ne vous
invite plus jamais à la Cour ?
pensais que le prince m'avait invité parce qu'il
- Jeentendre
désirait de la musique, et non parce qu'il voulait
m'envoyer à la messe. Pour ne pas aller à l'église, est-ce
que je ioue plus mal ?
non, répondis-je non sans impatience.
- Naturellcment
Mais voilà le malheur : vous jouez beaucoup trop bien pour
qu'un envieux ne veuille vous nuire à la première occasion.
Quelle honte ! Et c'est un prêtre, par-dessus le marché !
- Puisque vous ne supportez pas les prêtres, pourquoi
- étonnez-vous que Gelinek, prêtre, se comporte comme
vous
il le fait?
Ilparut un peu interdit en entendant ma réplique, et
il serra les lèvres selon son habitude quand une chose ou
l'autre le contrariait, et il ne dit rien pendant un long moment.
Plus haut vous monterez, mon cher Beethoven, repris-
je -en posant ma main sur la sienne, plus haut vous monterez,
plus célèbre vous deviendrez, plus clairement les gens com-
prendront ce que Dieu a voulu faire de vous et mieux
vous apprendrez à vous défier de chacun iusqu'à- ce qu'il ait
prouvé que sont honnêtes ses intentions envers vous.
Alors, il s'abandonna à sa colère, et il me donna l'impres-
sion de se libérer enfin de toute la rancæur, de toute l'amer-
tume qui s'étaient accumulées dans son cceur durant les trois
jours passés à Eisenstadt.
N'est-ce pas affreux ! s'écria-t-il. Se défier de chacun
-
6r
jusqu'à ce qu'il prouve, en somme, qu'il ne mérite pas cela ?
C'est absolument inhumain! C'est nier la bonté, la moralité,
le respect que l'on doit à tous ! Comment pouvez-vous me
demander une telle chose ? Si ce que vous dites est vrai,
j'aime mieux ne pas vivre un jour de plus ! Faire de la musique
n'aurait plus aucun sens ! Comment un homme pourrait-il
jouer pour des gens qui lui veulent du mal ? Non, la musique
ne signifierait plus rien : ce ne serait plus qu'un mensonge,
un blasphème ! Non, non ! Je ne vous suivrai jamais sur cette
route. Je sais, mon ami, gue si vous m'avez parlé ainsi, c'est
pour mon bien... Mais cela, iamais, iamais, aussi longtemps
que je vivrai! Et si vous tenez à m'ôter ma foi en l'humanité
et me faire croire que les hommes sont mesquins et vils,
incapables de pensées élevées, si vous persistez à dire que
I'être humain n'est pas bon, alors il nous faut aller chacun
de notre côté: je ne crois plus en votre amitié... ie n'ai plus
besoin de votre amitié !
I1 avait retiré sa main, et, me tournant le dos, il se mit
à frapper des deux poings contre la portière de la voiture.
A nouveau, il s'écria :
Jamais!... Dites qu'on arrête! Je veux
- Non...JeNon...
descendre! veux être seul!
soyez raisonnable, Beethoven ! fis-f e d'un ton
- Allons,
assez sec. Cessez de vous conduire en enfant. Je n'ai iamais
dit chose semblable ! Est-ce une raison de devenir misan-
thrope uniquement parce que l'on rencontre certains indi-
vidus qui ne vous comprennent pas ne veulent
- o-u gui
pas, ou qui ne peuvent pas vous comprendre ? Je voulais
seulement vous inviter à plus de prudence. Et si - j'agis ainsi,
c'est parce que je suis navré de voir que les autres abusent
toujours de votre confiance et de votre trop grande bonté.
Loin de moi l'idée que vous devriez changer ! Mais vous ne
devriez plus prodiguer ainsi à tous, sans aucune discrimi-
6z
nation, votre confiance et votre générosité. Que vous donniez
aux gens votre musique, cela est déià bien assez! Apprenez
à être un peu plus économe des autres choses. C'est simple-
ment le conseil que je voulais vous donner, un conseil d'ami
sincère. Et maintenant, calmez-vous, je vous en prie...
La tourmente en son cæur sembla en effet se calmer peu
à peu. Bien qu'il me tournât encore le dos et continuât à
regarder par_la vitre sans rien répondre, ie sentais qu'il se
ressaisissait. Je suppose que nous avions parcouru un nouveau
mille quand enfin il se tourna à nouveau vers moi.
Vous voulez dire que je devrais uniquement... faire
de-la musique ? Exprimer ce que vous appelez ma généro-
sité et ma confiance seulement à travers ma musique ? C'est
cela, n'est-ce pas ?
Il avait parlé très doucement, à la manière d'un homme
qui s'adresse à lui-même.
maintenânt, vous allez à l'autre extrême, répon-
- Voilà,
dis-je. Disons, si vous voulez, qu'il vaudrait beaucoup mieux
que des gens comme Gelinek ne comprennent votre caractère
bon et confiant que par ce que votre musique veut bien en
révéler...
Il réfléchit encore un long moment avant de répondre.
Lorsqu'il le frt, il était évident qu'il désirait mettre fin à ce
sujet d'entretien.
- n
Mais
se peut que vous ayez raison, dit-il. J'y penserai...
après tout, que m'importe la mesquinerie des autres ?

***
Peu après la visite à Eisenstadt, le bruit courut que Beetho-
ven songeait à quitter Vienne. Des personnes d'autres villes
ou d'autres pays qui l'avaient rencontré dans les salons de
la capitale avaient, rentrées chez elles, parlé avec enthou-
63
siasme de son géniel aussi n'était'il pas surprenant que des
invitations lui soient venues d'un peu partout, et même de
l'extérieur.
Je me souviens d'une discussion, fort animée par moments,
qu'eurent à ce sujet quelques-uns des plus grands protec-
teurs de Beethoven. Ils m'avaient demandé d'être des leurs
à cette réunion, car ils espéraient m'amener à dissuader
Beethoven de son proiet. Lichnowski, tout parriculièrement,
s'oppoqait au départ du musicien, et l'on ne peut nier qu'il
avait pour cela de bonnes raisons.
A cette époque, l'archevêché de Cologne avait virtuelle-
ment disparu de la carte d'Europe. L'archiduc Max avait
perdu son trône et les chances étaient minimes qu'il pût y
remonter dans un avenir plus ou poins proche. Depuis déjà
longtemps, Beethoven ne recevait plus aucun subside de Bonn.
a une immense dette envers nous, déclara
- Beethoven
Lichnowski, car c'est grâce à nous qu'il est parvenu à s'impo-
ser à Vienne. Grâce à nous, il a mené un genre de vie incom-
parablement plus agréable. et plus.enc_ourageant que. ce qu'il
avait famais pu connaître jusque-là. Nous avons toujours été
extrêmement généreux en ce qui concernait ses rétributions,
et pour élèves il n'a que des feunes gens de notre monde.
Bref, où en serait-il sans nous ? Je trouve qu'il n'agirait pas
bien, en vérité, s'il nous tournait le dos à présent pour aller
chercher fortune ailleurs...
- Mon
nons
cher Karl, interrompit Lobkowitz, nous compre-
tous votre sentiment, et nous savons aussi que votre
femme et vous avez incontestablement droit à sa reconnais-
sance... Mais est-il si certain que vous le dites que Beetho-
ven veuille nous tourner le dos définitivement ? A moi, en
tout cas, il n'a.parlé que d'un voyage... J'ai eu l'impression
que son intention est de revenir...
Oh ! oui, c'est ce qu'il dit ! répliqua Lichnowski. Mais
-
64
fe sais que certaines démarches sont en voie d'aboutir, afin
qu'il puisse s'établir définitivement à Berlin.
Pensez-vous qu'il sentirait plus heureux à Berlin
- ? Une Cour où lessemaîtresses
qu'ici ont tout à dire, oir ce
ne sont qu'intrigues er liaisons cachées ? demanda Lobko-
witz qui suivait son idée. Croyez-moi, laissez-le partir : il
reviendra certainement. Et s'il remporte là-bas de grands
succès, eh bien ! tout l'honneur en sera pour nous, finaleÀent...
N'est-ce pas votre avis, Zmeskall ?
Il me semble aussi que nous ne devons pas essayer
de- le retenir, dis-je. Ne serait-ce que parce quc son esprit
de contradiction et sa méfiance naturelle se manifesteraient
violemment si nous lui faisions cerraines objections si bien-
veillantes fussent-elles; il ne s'obstinerait que davantage...
-des
Ses projets, du reste, ne reposent pas seulement sur
considérations d'ordre matériel j'entends par là des
considérations que nous-mêmes, de l'extérieur, ne pouvons
apprécier ou juger. Non; je suis convaincur pour ma part,
qu'il traverse en ce moment une sorte de crisè intime, qu'il
se passe en lui des choses que lui-même ne comprend pas
clairement, et qui l'inquiètent et le tourmentent. S'il faut dire
toute ma pensée, sa décision résulte, au moins en partie,
du désir peut-être tout à fait inconscient de chèrcher
-
une diversion à ses problèmes confus. -
De quoi parlez-vous donc ? demanda Lichnowski. Que
voulez-vous que soient cette crise intérieure, ces problèmes,
comme vous les appelez ? Je n'aimerais pas vous blesser,
mon cher ami, mais vous savez, n'est-ce pas, que je n'ai
pas trop d'indulgence pour ce genre de choses. Les artistes
sont d'humeur changeante : personne ne sait cela mieux
que moi. De votre côté, vous savez tous que je pardonnerais
beaucoup de caprices à un grand artiste, et à Beethoven plus
qu'à quiconque. Mais qu'on ne vienne pas justifier par-des
65
arguments obscurs cette sorte de négligence intellectuelle,
d'indécision constante qui semble devoir être une des
marques du génie. Peut-être n'ai-je été que trop indulgent
jusqu'ici...
Jè mentirais si je disais que Lichnowski me surprit beau-
coup en refusant de partager mon sentiment, et fe ne fis
plus
- aucune tentative pour l'en persuader.
- Je ne pense pas que Zmeskall soit tellement dans
l'erreur, reprit Lobkowitz lorsqu'il vit que ie ne répondais
rien. Je me suis souvent demandé si nous ne prenions pas
certaines choses un peu trop à la légère. Mais laissons cela :
cela pourrait nous mener uop loin... En tout cas, i'en- suis
parfaitement d'accord, une opposition de notre part ne ferait
Qu'aggraver la situation. Beethoven penserait que nous vou-
lôns ltmpêcher de remporter de nouveaux succès qui ser_aient
autant dè profits pour lui, à tous les points de vue. Selon
moi, il faut lui laisser faire ce voyage; il reviendra bientôt.
I[ s'est senti très satisfait de notre accueil, puis de notre
amitié... n les appréciera mieux encore quand il sera
parti...
- Cependant Lichnowski ne se laissait pas convaincre. 11
avait encore beaucoup à dire, et la discussion risquait d'être
longue. Toutefois, quand, avec une insistance de plus en
plui grande, il me pressa de « ramener Beethoven à la raison »
èt de lui représenier f ingratitude de sa conduite, ie n'eus
pas d'autre choix que d'opposer un brusque refus.
Et pourquoi refusez-vous ? me demanda Lichnowski,
assez irrité.
que ie suis bien résolu à garder l'amitié de Beetho-
- siParce
ven, cela est possible, répondis-ie. Parce que ie ne veux
rien faire qui puisse le blesser.
lorsqu'il ne se soucie nullement, lui, de se
- Même
conduire si iniustement envers nous ?
66
je pense pas qu'il mérite ce reproche. Sa morale
- pasne
n'est la vôtre. Et je respecte sa moralè...
Plus que la nôtre, n'est-ce pas ?
- Je n'ai pas dit cela, répliquai-je avec calme. Je vou-
- simplement
drais vous faire entendre ceci : puisque nous
jugeons son art excellent, nous devrions essayer de rendre
justice à l'homme qui est capable de cet arr.
Lichnowski me regarda, exaspéré; puis, haussant les
épaules, il se détourna.
Et Beethoven partir, l'esprit plein de projets ambitieux.
Combien de temps pensez-vous demeurer loin de nous ?
lui- demandai-je lorsqu'il vint me faire ses adieux.
Quelle question!
- me plaira!... fit-il en rianr. Aussi longtemps que
cela

***
Les nouvelles que nous reçûmes furent des plus contra-
dictoires. D'une part, naturellement, ce n'étaient qu'éloges
enthousiastes sur ses talents éblouissants, sur son véritable
don musical; mais d'autre part, on ne manquait pas de nous
apprendre que, malheureusement, il ne se souciàit guère de
se rendre agréable en société. Plus d'une fois, à Prague,
puis à Berlin, il avait fait tant et si bien qu'il avait blèssé
certains personnages influents sans la bienvéillance de qui il
lui serait impossible désormais de nouer des relations durables.
Il nous semblait bien güê, au sentiment général, il était
trop intraitable, faisait preuve de trop d'obstination et de
manque de savoir-vivre pour que l'on pût prendre plaisir
à se trouver avec lui.
Nous ne fûmes pas étonnés de le voir de retour à Vienne
avant six mois, et tous ses bienfaiteurs
Lobkowitz parmi les premiers - Lichnowski
ne montrèrent
et
pas peu
-
67
de fierté en déclarant que Vienne était la seule ville du monde
qui fût digne d'un génie aussi extraordinaire.
Quant à moi, ie préférai croire qu'au cours de son voyage
à Prague et à Berlin, et peut-être grâce à ce voyage, le ieune
musicien avait senti mûrir en lui des idées qui depuis quel-
que temps déià prenaient forme. Il n'est pas larg qu'un
Changemênt d'horizon provoque ou précipite l'évolution d'un
homme.
Ce qui est certain, c'est que le Beethoven qui nous reve-
nait étàit un autre homme. Il avait perdu un peu de sa nature
trop généreusement communicative, et on eût dit qu'il avait
enfin âppris à mieux se contenir et à moins permettre à ceux
qui l'entouraient de lire en son cceur comme en un livre
ouvert.
Le fait le plus frappant et, à mon avis, le plus significatif
de ce changèment, c'est que, dès lors, il eut une attitude
absolument nouvelle à l'égard de son activité professionnelie
elle-même presque comme s'il avait trouvé un nouveau
genre. Alors- qu'auparavant
-mondaine il était touiours prêt à iouer. dr..rl
une réunion et préférait passer pour un invité
comme les autres dans les salons d'amateurs de musique
où il fréquentait, on sentait parfaitement à présent qu'il ne
désirait plus se confondre avec ceux qui l'entouraient, mais
qu'il voulait au contraire se tenir à l'écart être vraiment
Itartiste qui fait à ses auditeurs le don de son - art, et qui leur
fait ce dôn uniquement quand cela lui plaît. Il cessa de se
Contenter de iouer chez ses protecteurs; il songea sérieuse-
ment à se faire entendre du grand public et à rechercher la
foule anonyme des salles de concert. C'est à cette époque
qu'il entra de plus en plus en relations avec d'autres artistes
et souvent sans se soucier le moins du monde de ce qu'en -
penseraient ces aristocrates qui s'étaient plu iusque-là leà
èonsidérer un peu comme leur propriété exclusive.
68
A son retour à Vienne, et durant quelques semaines, il
mit dans nos entretiens une sorte de }éseive prudente, et
ce fut seulement lorsqu'il comprit que je n'àvais paj la
moindre intention de critiquer sa nouvèlle artirude, et hoins
encore de m'immiscer dans ses préoccupations personnelles,
lorsqu'il vit que je le laissais absolument libre de faire ou
de ne pas faire telle ou telle chose, de penser ou de sentir
comme il le jugeait bon ce fut seulement alors qu'il recom-
mença à me traiter avec-la même familiarité, la même aisance
libre et sincère qu'auparavant.
Pendant quelques moisr_ il rechercha même ma société plus
que j_amais. Combien de fois ne me pressa-r-il pas de palser
avec lui de très longues soirées au restaurant ou au cabaret
-
à seule fin de se soulager le cæur et de pouvoir parler de tout
ce qui lui passait par l'esprit ? Le rôle qu'il m'imposait dans
ces occasions n'était pas roujours facile à remplii. Car très
souvent ces soirées se révélaient vaines, sans que iien d'intéres-
sant à un sujet ou l'autre ne fût dit; elles s'écoulaient en
conversations à bâtons rompus où se mêlaient des propos
plus ou moins extravagants, des plaisanteries assez gro§sièies,
et tout cela mettait ma parience à rude épreuve. Mais je
comprenais que Beethoven avait besoin de moi, et je n'aurais
pas voulu lui manquer. Il buvait au cours de ces soirées, et,
à vrai dire, il dépendait d'un verre de vin en rrop pour qu'il
se lançât dans les discussions les plus sérieuses ôu se perdît
dans des propos de la plus insigne banalité.

***
Il me serait évidemmenr impossible aujourd'hui de citer
exactement telle ou telle soirée où sa conversation fut d'un
intérêt particulier. Mais, du moins, en rapprochant certaines
bribes de ces divers enrretiens, puis-je èspérer rapporter
6g
l'essentiel de ce qu'il avait à dire de ce qu'il disait.
D'abord, il comprenait de mieux en mieux que I'impro-
visation seule ne pouvait plus lui suffire, il sentait en lui le
besoin de faire æuvre créatrice autrement que par ses inter-
prétations au piano. Il savait maintenanl gu_'gn continuant
âans cette voie, il se méprenait sur sa véritable mission, et
risquait donc de ne pas la remplir. I1 lui apparaissait comme
éviàent que si, iusqu'alors, il avait négligé le but même de sa
vie, c'esi qu'il n'avait eu d'auditeurs que dans la haute
société et dans certaines cours princières. Il maudissait les
salons otr l'on se prévalait avec orgueil de la distinction des
classes et d'une culture supérieure. I1 ne décolérail pas conlle
tous ces gens qui ne se souciarent pas tant de saisir la réelle
valeur de son art que de profiter de son art pour flatter leur
propre vanité; et surtout il en voulait à ces femmes de tout
âge- qui l'encensaient à longueur de soirées et pour ,qui s-on
tàleni ne constituait qu'un prétexte aux avances les plus
audacieuses. Il lançait des invectives particulièrement vio-
lentes à propos de la corruption des mæur! régnant à la cour
de Berlin, à propos
-ses de la faiblesse du roi de Prusse et des
intrigues de favorites gui, derrière le trône, tenaient
vraiment les rênes du pouvoir.
Où donc en suis-ie, s'écria-t-il un soir en frappant
- poings
des sur la table, si c'est du _caprice. d'une maîtresse
de rôi que dépend l'opinion d'une Cour, d'une ville entière,
sur ma musique, sur mon art ?
C'est alors qu'il se mit à réfléchir sur la possibilité de
jouer devant le- peuple, de iouer pour ces foules d'hommes
êt de femmes simples, honnêtes, chez qui rien n'était
perverti.
Si même, disait-il, ie donne des récitals dans les salles
de concert, quels auditeurs y trouverai-ie ? Ces mêmes ado-
rateurs stupides qui m'entourent dans les salons ! Et avânt
7o
que lç n'en arrive là, il me faudra aller de porre en porre
mendier des souscriptions ! oh ! c'est navrant, absolument
navrant. §i i. m'écoutais, j'irais installer mon piano au milieu
de la-stephanplatz un beau dimanche après-miài, et fe fouerais
en plein air. Alors, peut-être, ma müsique irait toucher res
cæurs qui sont faits pour la comprendre, les cæurs de vrais
hommes et de vraies femmes, et ne s'adresserait plus en vain
à des poupées élégamment habillées et à des beaux messieurs
nonchalants...
Une fois qu'il s'exaltait ainsi, il eût été bien inutile de lui
faire remarquer même en y metrant la plus grande déti-
catesse - montrait
qu'il se injuste en parlant de la sorte, et
que, en-généralisant comme il le faisait, il oubliait la réelle
sincérité de plus d'un de ses admirateurs. Non; il était en
colère, et il devait donner libre cours à sa colère.
Mais ce n'était 1à qu'un seul aspecr de la lutte qui se
livrait en lui. Il commençait à avoir des doutes sur sa carrière
à venir, et ceci exclusivement en ce qui concernait son æuvre
personnelle, _indépendamment du public, quel qu,il fût. « Je
ne suis pas le -q-g tous les iorrt, m'expliquait-il, ni dans
ce que je sens ni dans ma manière d'exprimer mes senti-
ments. Il peut arriver que, pour une raison ou I'autre, ie
sois incapable de donner le- meilleur de moi, et le ioü,
justement, où i'aurais à jouer devant l'auditoire le plus'exi-
geant. Les gens retourneraient chez eux complètement
déçus... »
En outre, l'idée lui venait qu'une grande partie des choses
qu'il avait à révéler p.ouvait n9 pas encore être intelligible
à ses contemporains. Alors, qu'adviendrait-il de sa muiique
quand elle se serair rue, 9r rue à f amais ? Mais pourqùoi
devrait-elle, un iour, se taire à iamais ?
Et si, au contraire, il se décidait à mettre sur le papier tout
ce que ses doigts exprimaient passagèrement lorsqu,il impro-

7T.
? Certes, il voyait tous les dangers
visait au gré de l'inspiration
que cela comportait : perte de fraîcheur et d'originalité,
efforts laborieux au lieu du ieu spontané. Cependant, ses
moyens d'expression seraient considérablement élargis il
composerait de la musique vocale, de la musique de chambre
-
et dès ceuvres orchestrales. Mais alors, c'était confier l'exé-
cution de ses propres æuvres à d'autres musiciens, qui
pouvaient ne pas saisir réellement ce que lui-même avait
senti au moment où il les avait écrites.
Vous êtes assurément assez bon musicien, me disait-il
en- s'emportant encore quelque peu, pour comprendre que
notre méthode d'écrire la musique est défectueuse ? Qu'en la
suivant, il n'est pas possible de rendre les sentiments profonds
et complexes que l'on voudrait faire partager au monde
entier ? Oh ! Cela mènerait un homme au désespoir ! Avoir
l'esprit plein d'idées et de visions, le cæur débordant d'inspi-
ration et d'émoi, et devoir s'asseoir devant ces cinq lignes,
cette grille de cinq lignes éternellement parallèles, pour les
remplir de notes, c'est-à-dire, de têtes, de queues et de
pennons !

n Les règles me rendront fou ! Toutes ces discussions au


sujet du contrepoint et de la o bonne manière , de composer !
Si tous les experts du contrepoint n'ont rien inventé de mieux,
pour me permettre d'exprimer la beauté et la grande vérité
de mes sentiments, qu'une camisole de force faite de règles
disant ce qu'on « peut » faire et ce qu'on ns « peut » pâs faire,
alors ce ne sont que des savetiers qui n'ont pas plus d'idées
sur ce que i'appelle la musique qu'un taureau n'en a sur la
manière dont on danse un menuet! »
***
Je n'ignore nullement que ie fais preuve d'audace et que
beaucoup me la reprocheront, cette audace, si j'entreprends

72
maintenant de résumer et d'expliquer ce qui se passait en
Beethoven à cette époque lointaine, mais je n'ai pas vécu jusqu'à
l'âge de soixante-dix ans pour craindre de dire mon opinion.
Beethoven savait depuis longtemps tout au fond de lui-
-
même et devant le tribunal de sa conscience d'artiste qu'il
-
faisait fausse route en se consacrant seulement à l'improvi-
sation et que ce n'était pas là sa vraie et entière mission. Il
savait que sa vocation était de composer, d'écrire des æuvres
qui demeureraient certes les créations de son génie, mais qui
auraient en outre leur existence propre. Il savait cela mais
- pas
il en était effrayé. Il avait peur de faiblir, peur de n'être
maître de la profusion de beauté et de grandeur de ses visions
au moment où il devrait leur donner une forme musicale.
C'est cette peur qui explique l'état d'esprit tourmenté dans
lequel iI se trouvait alors.
Oui, des gens me diront, je n'en doute pas, qu'il est ridicule
de supposer que l'homme qui écrivit ces symphonies, ces
quatuors, ces sonates et ces ouvertures, ait pu craindre de ne
pas accomplir cela, qu'en fait il a accompli... Mais je prétends
qu'étant donné, précisément, la nouveauté authentique, la
profondeur et la puissance de ses dernières ceuvres, il a dû
souvent trembler avant d'atteindre la maîtrise qui finalement
le rendit capable de telles créations. Pendant les années
auxquelles mon souvenir me reporte ici, Beethoven devenait
de plus en plus conscient de ce qui luttait en lui et voulait
triompher; son cerveau et son cæur éclataient véritablement
de sons et d'accords que lui seul entendait, mais, à ce moment,
il était incapable de leur donner la seule forme qu'il sentait
digne de sa puissante inspiration, parce que les moyens
techniques lui manquaient encore. La tâche qu'il lui faudrait
accomplir pour acquérir ces moyens était encore à venir, et,
pour ma part, je ne m'étonne pas qu'il ait éprouvé une sorte
d'effroi devant une telle perspective.
73
Qui, se trouvant dans sa position, n'aurait pas éprouvé la
même crainte, qui n'aurait reculé devant la tâche ? Il eût été
bien compréhensible qu'il ne persévérât pas ! Les succès
personnels et artistiques Ie comblaient. Pianiste et improvi-
sateur, il n'avait à redouter aucune compétition; dans ce
domaine, il était roi. Pourtant, tel Hercule à la croisée des
chemins, il choisit le sacrifice et l'effort le plus dur.
Au cours de ces longues soirées, fatigantes et souvent
pénibles, passées dans l'une ou l'autre taverne viennoise,
parfois en compagnie de cochers et d'ouvriers ivres, i'en vins
à comprendre une chose qui, aujourd'hui, est claire pour
chacun : Beethoven était pleinement au fait du grave devoir
moral qui s'imposait à son génie.

***
Mais, là encore, ce qui arrivait à Beethoven serait arrivé à
tout homme parfaitement lucide devant un destin semblable.
Il voyait qu'il ne servait de rien de tenir des conversations et
des conversations sans fin, que la seule façon de résoudre les
problèmes qui se posaient à lui et de les surmonter était de
travailler, de travailler avec acharnement.
Au terme de ses doutes, comme fruit de son travail, il arriva
à la conquête de son propre style, à l'éveil de cette püssance
créatrice qui porte à famais le sceau beethovénien.
Tous ceux qui connaissent bien son Guvre savent que cet
accent du véritable, de l'authentique Beethoven, on le trouve
dans la Troisième Symphonie, l' « Héroïque ». L' « Héroïque »
marque la fin de tout ce qui avait été fusque-là la manière du
musicien; pour la première fois, Beethoven apparaît en pleine
possession de sa maîtrise géniale, inimitable.
Ses compositions antérieures n'étaient que des ialons sur
la longue route laborieuse qui le conduisit à l'art consommé
74
de l' « Héroïque ». Et si certains de mes lecteurs ne reconnais-
saient pas la vérité de ce que ie dis ici, qu'ils me permettent
d'ajouter que je tiens cette affirmation de la bouche de
Beethoven lui-même.

***
De nombreuses autres choses importantes, pourtant,
contribuèrent aussi à la genèse de la « Symphonie Héroïque »;
mais avant d'en parler, je voudrais résumer quelques aspects
techniques des æuvres précédentes.
Je ne crois pas que personne, étudiant la continuité intime
de la vie artistique de Beethoven, puisse négliger un fait
uès remarquable de la période qui précéda la composition
de l' « Héroïque », à savoir que, durant ces années de prépa-
ration et de lutte opiniâtre, deux lignes distinctes se déroulent
parallèlement. Dans son travail créateur, Beethoven veut,
d'une part, atteindre à un idéal de beauté musicale et, d'autre
part, à la puissance de l'expression. La première de ces
recherches trouve son couronnement dans les six Quatuors à
cordes, opus 18, et le Septuor opus zo; la seconde, dans la
Sonate.pour piano e.n ut dièze mineur, opus 27, et la Sonate
pour
- Le plano en re mlneur, opus 3I.
trait le plus frappant du style personnel et inimitable
que Beethoven atteignit pour la première fois en écrivant
l' « Héroïque » se trouve, à mon avis, dans l'équilibre iusque-
là inèonnu, entre [a beauté musicale et l'expression de la
vérité et de la dignité humaine; dans le fait aussi qu'une décla-
ration d'un profond intérêt humain fut traduite à la perfection
par l'art incomparable du maîue. Pour celui qui saisit bien
ceci, il est assurément édifiant de voir comméntr ê[ ces
années d'avant 1' « Héroïque », l'artiste encore tâtonnant pour-
suivait son idéal en suivant des chemins différents et en
75
acquérant au fur et à mesure une technique admirable et
une puissance d'expression qu'il devait réunir finalement
dans un seul et même chef-d'æuvre, l' « Héroique ».

J'arrive à présent à ces aurres éléments qui, à côté de l'évo-


-lution artistique qui mena à la composition de l' « Héroique »,
exercèrent aussi sur Beethoven unè influence décisive.

. On sait que la « Symphor,.


intitulée ainsi et que jusqu'à"-,r"reue
» ne s'esr pas toujours
l'été-r8o4, plus précisément
iusqu'au jour où l'on apprit à Vienne que-Napôléon venait
{. -1. proclamer. Empereur des Français, la première page
de l'æuvre portait le nom : « Bonaparte ». Au vrai, il eiisie
un lien- des plus importants entre Ia vive impression que le
Corse faisait à cette époque sur l'esprit de Beethover et la
s_ÿmphonie qui nous occupe; pour bien éclairer ce fait, il me
faut revenir un peu en arrière dans mon récit.
J'ai déjà dit que la plupart de ceux qui rencontraient Beetho-
ven le considéraient comme un « révolutionnaire », un adepte
de ces_ idées qui trouvèrent leur première applicarion pratique
dans le grand mouvement populaire qui èut lieu en France
gl tZ8g. Mais j'ai donné à enrendre, également, que ses
idéaux politiques et sociaux avaienr dû -bientôt renier les
formes que prit ensuite la Révolution française; car il est
certain-qq]r, homme admirant comme Beethoven la person-
nalité. de l'empereur Joseph ne pouvait approuver ni iégicide
nr executlons en masse.
J'ai rencontré dans ma vie des révolutionnaires de toutes
nuances, et j'ai toujours remarqué que leur idéologie à chacun
ou leur ligne de conduite provenaient d'une- expérience
76
exclusivement personnelle. Quand, par exemple, l'un d'entre
eux avait souffert du despotisme d'un tyran quelconque, il
ne manquait pas, le plus souvent, de réclamer la guillotine
pour toutes les têtes couronnées, sans distinction. Si un
àutre avait perdu un procès important, il voulait faire rema-
nier complètement la législation et la Justice. Et ainsi de
suite... Tout cela est d'ailleurs parfaitement naturel, parfaite-
ment humain. Autrement, les définitions utopiques du prin-
cipe révolutionnaire auraient bien peu de chances d'amener
le-chien à quitter son coussin confortable au coin du feu.
Les humiliations personnelles dont le ieune Beethoven
aurait pu souhaiter voir supprimer les causes par les soulève-
ments populaires du siècle finissant, n'étaient en vérité pas
bien amères. On pourrait plutôt dire qu'elles avaient leur
origine dans sa seule susceptibilité : il était extrêmement fier
et avait une foi inébranlable en la dignité et l'importance de
l'homme qui lutte à des fins hautement morales et spirituelles.
Il était né et il avait grandi au milieu de circonstances
plutôt favorables. En réa[Ié, les conditions sociales de l'Élec-
torat de Cologne étaient alors relativement bonnes.
Ce petit coin de l'Empire ne connaissait ni conflit militaire
ni conflit politiquel le commerce et l'artisanat avaient bénéfi-
cié depuis des lustres d'une paix ininterrompue; dans l'en-
sembler le peuple vivait dans l'aisance et aucun obstacle sérieux
ne l'empêèhait de fouir de la vie. Quant à l'archiduc Max
lui-même, il était doué de nombreuses qualités qui ne
pouvaient qu'inspirer au ieune Beethoven une chaude
iympathie : il partageait entièrement les vues de l'empereur
Joseph II de Habsbourg-Lorraine, et, à Bonn, il créa non
seulement l'université, mais aussi un théâtre national alle-
mand soucieux d'un art véritable. Outre cela, les rapports
personnels qu'eut Beethoven avec l'archiduc convainquirent
[e musicien de la compréhension et des intentions bienveil-
77
lantes du prince. Toutes ces choses réunies étaient-elles
propres à pousser, chez Beethoven, les idées révolutionnaires
iusqu'au terrorisme ou seulement au radicalisme? Non, les
choses qui l'irritaient et qui, à son sentiment, réclamaient
sans aucun doute une réforme, c'étaient toutes choses que
I'on pouvait supprimer ou transformer sans avoir recours- ni
à la guillotine ni à des révoltes sanglantes.
Il trouvait intolérable, par exemple, le cérémonial suranné
qu'il voyait partout et que, en jeune citoyen de l'archevêché
de Cologne, il aurait voulu abolir. Il sentait blessés et son
orgueil et son sens de la dignité humaine chaque fois qu'il
devait, soit au cours de conversations avec I'archiduc ou âvec
l'un ou l'autre de ses représentarlts, soit dans les lettres qu'il
leur-adressait, s'exprimer dans une forme humble et presque
servile. La colère emplissait secrètement son cæur l-orsqù'il
lui fallait prendre une atrirude de profond respecr, qui ressêm-
blait plus à de la vaine flatterie qu'à auue ôhoser-devant les
membres de la Cour ou de l'aristocratie; et cela plus encore
lorsqy'il eu.t ,assgz d'expérience pour s'apercevbir que la
position privilégiée de tels personnages n'était que ffop
souvent en contraste flagrant avec leur réelle valeur humainé.
Il était donc inévitable qu'il se préoccupât très sérieusement
de f importante question d'établir dans les relations sociales
des règles basées davantage sur la raison.
Beethoven soutenait aussi qu'il fallait arriver à conquérir
l'absolue liberté individuelle dans le domaine intellectuel et,
surtout, religieux. C'est pourquoi il approuvait tant l'anticlé-
ricalisme de l'empereur Joseph. Encoiè que ie n'aie pas vécu
à Bonn au temps où Beethoven y passait sa jeunesie, il ne
m'est nullement difficile d'imaginer- l'armosphère d'inuigues
de prêues qui devait y régner. Pourquoi -les bons prélats
eussent-ils été moins obèses, moins égoïstes, moins adonnés
aux flatteries, aux desseins sournois, au libertinage, à Bonn
78
que dans les autres prilcipautés ecclésiastiques ? En qe qgi
.ïncerrre Beethoven, il faui se rappeler en outre que, depuis
sa plus tendre enfance, il était profondément religieux, bien
qrrtt comprît de plus en plus.à-mesure 9.P9 le temps.passait
qr. son sêns de 6 religion était incompatible avec la doctrine
catholique.
Brefr^ les idées et les aspirations « révolutionnaires » de
Beethoven provenaient entièrement de Sa -croyance . en la
_

valeur intrinsèque de l'homme, et de son désir sincère de


voir le monde oiganisé de telle manière que plus rien n'empê-
cherait le libre développement de cette valeur.
sa déception fut giande lorsqu'il vit le chaos..dans lequel
la Révolution française était tombée à cause de l'influence de
plus en plus puissante des foules. populaires. IJn mouvement
qui, au àébu-t, avait semblé avoir éié inspiré- par les idéaux
làs plus élevéi, menaçait de dégénérer dans le sang et dans
l'hoireur! Aussi comprend-on aisément l'enthousiasme avec
lequel il accueillit l'àvènement de ce ieune géneral gui, à
point nommé, allait en quelque sorte empoigner la Révolution
èt la sauver de l'abîme âe la terreur, rendre au pays du droit
et de I'ordre ses valeurs spirituelles ! Pour Beethoven, Nlpo-
léon devint la personnifiéation de ses idéaux humanitaires,
le champion de la liberté, l'envgfé de Dieu qui allait créer
une civiÎisation grâce à laquelle l'Europe pourrait enfin vivre
et respirer. Tanî d'événements étaient survenus pendant les
dernières trente-cinq années, qu'il est peut-être opportun.de
faire remarquer ici ôombien lés opinions du.leune musicien
sur la hauté mission de Bonapartè s'accordaient avec celles
de la ieunesse européenne en général. On oublie facilement
aujouid,hui que peisonne à ceite époque ne pouvait deviner
ce que le Corie perpétrerait un foui au nom de la Révolution
française.
Lé uaité de Campo-Formio, en r7g7, outrre qu'il imposait
79
ces modifications territoriales si draconiennes pour la monar-
chie autrichienne, stipulait que des relationj diplomatiques
normales « devaient » être maintenues entre la ^Républrque
française. et notre empereur. Je dis « devaient », car, pour tous
ceux qui respectaient la Maison des Habsbourg, ^c'était là
une des conséquences les plus amères de la aéfaite. cela
signifiait qu'il fallait tendre- la main au représenranr off,ciel
d'un gouvernement responsable de la morf de Marie-Antoi-
nette... L'empereur lui-même réagit d'une telle manière
devant cet affront qu'une nouvelle crise s'ensuivit bientôt :
{1,1?", plusieurs mois, et chaque fois en alléguant une excuse
diffërente, il refusa de recevoirl'envoyé de Nfroléon qui venait
présenter ses lettres de créance. La èonséquence, ce iut, pour
le premier représenranr de France à viénne, un isolêment
gompljt pendant de nombreuses semaines après son arrivée.
En effet, l'étiquette de la cour impériale ïe permettait à
aucun de ses membres d'entrer en relations avec lui avant
qu'iI eût été reçu par l'empereur, et il n,est pas nécessaire,
je pense, d'ajouter
-que toui_ ceux qui appartenaient de prèi
ou de loin au monde de la cour prènaieït un malin plaiôir à
respecter cette sorte. de
n'avaient garde de rien faire^quarantaine imposée à l'envoyé, et
pour atténuer les désagréménts
de cette situation.
L'envoyé auquel on réservait semblable accueil était le
général Bernadotte, plus tard maréchal de France, duc de
Pontecorvo, et _enfin, exactement vingt ans aprèi, roi de
suède. Homme d'esprit et fort intelligeÀt, il fit frànt â l'ostr"-
cisme de la société viennoise. Il créà, enrre les quatre murs
de son hôtel, un centre très animé d'activités ôciales. De
nombreux artistes et savants français l'avaient accompagné à
vienne, qui ne tardèrenr pas à fréquenter nos artisteô .i ,rot
savanrs. Il en résulta que vienne -vit bientôt la plupart de
ses intellectuels appartenant à la bourgeoisie savants,
8o
poètes, écrivains, musiciens, peintres et sculpteurs attendre
-
avidement les invitations de Bernadotte et les accepter de
tout cæur, d'autant plus qu'ils s'aperçurent bientôt que
Bernadotte lui-même était extrêmement cultivé, que l'on
pouvait aborder avec lui n'importe quel suiet sérieux et en
parler librement.
Beethoven fut un des premiers à fréquenter le cercle de
Bernadotte. On pourrait même dire qu'il tomba dans les
bras du Français. Son désir de pénétrer dans l'univers de
son idole se réalisait enfin; enfin il lui était donné d'entrer
personnellement en contact avec un homme représentant les
idées libérales et humanitaires qui lui tenaient tant au cæur !
Qu'il blâmât ouvertement et l'empereur d'Autriche et sa
politique réactionnaire, cela contribua sans doute aussi à lui
attirer l'amitié de Bernadotte. Il est en tout cas certain, si
l'on considère l'autre point de vue, que sa conduite fut sévè-
rement jugée à la Cour et que l'empereur ne la lui pardonna
)amars.
Beethoven devint un invité des plus assidus de l'attaché
français, et il se sentait là chez lui. Bernadotte, qui appré-
ciait trop bien tout à la fois la musique et la nature humaine
pour se méprendre un seul instant sur la valeur de Beethoven,
fit de son mieux pour exercer une grande influence sur l'artiste I
il lui témoigna les plus grands égards et, naturellement, donna,
à ce sujet, des instructions aux personnes de son entourage.
Parmi les musiciens venus de France avec lui, on distinguait
Rodolphe l(reutzer qui devait devenir ce violoniste célèbre
à qui Beethoven dédia Ia belle et très difficile sonate pour
violon.
A mon avis, il n'y a aucun doute que Beethoven non
seulement joua chez Bernadotte, mais aussi se plut à y parler
politique le plus souvent possible. Le fait est que pendant
les premiers mois du séjour de Bernadotte à Vienne, il cessa
8t
plus ou moins délibérément de rechercher la société de ceux
d'entre nous qui, à cause de leurs convictions ou de leur
situation officielle, évitaient de rencontrer Bernadotte. Il
nous tint ainsi à l'écart un certain temps, et après le départ
de Bernadotte, ie fus frappé de constater combien Beethoven
était imprégné de l'idéologie napoléonienne sur la culture et
l'Etat. J'avoue qu'à l'époque j'enviais ces relations qui lui
permettaient de connaître de première source un monde
intellectuel qui, nécessairement, impressionnait au plus haut
point tout homme jeune, prêt à écouter les idées avancées.
Certes, Beethoven lui-même me l'a confirmé plus tard,
Bernadotte l'engagea à donner une expression artistique à
sa conception du génie napoléonien en composant une sym-
phonie dans laquelle serait interprété et glorifié l'idéal révo-
lutionnaire que Napoléon personnifiait. On peur croire aussi
que Beethoven accueillit avec enthousiasme cette suggestion
suggestion qui témoigne du grand esprit politique de
Bernadotte se mit immédiatement à essayer de résoudre
- et difficultés
les nombreuses musicales qu'une telle entreprise
impliquait.
Cependant, quelques mois plus tard, survinrent ces inci-
dents pénibles qui allaient aboutir au rappel de Bernadotte.
L'empereur ayant été finalement obligé de recevoir l'envoyé
de la République française, et ce dernier installé donc enfin
au rang social qui lui revenait, on comprit tous les jours un
peu davantage que l'animosité et la divergence de vues exis-
tant entre Bernadotte et les adversaires de tout ce güe,
précisément, il défendait, étaient trop profondes pour qu'elles
pussent iamais disparaître. De part et d'autre, les vexations
délibérées se répétaient de plus en plus, et de façon inquié-
tante; bientôt, à l'occasion d'un voyage en France, Berna-
dotte fit hisser le drapeau tricolore sur sa résidence et,
en cela, il était officiellement dans son droit. Mais les -Vien-
8z
nois, hostiles, virent là une provocation insupportable.
Sans que la police intervînt, il y eut des émeutes populaires
devant I'ambassade de France, on chanta des hymnes patrio-
tiques, et les pierres se mirent à pleuvoir dans les vitres.
C'est seulement lorsqu'il devint évident que l'hôtel risquait
bel et bien d'êue déuuit que la police se décida à agir. A
grand-peine, elle s'efforça d'empêcher le pire iusqu'à ce qu'un
détachement de troupes arrivât pour rétablir l'ordre. Est-il
besoin de préciser les incidents diplomatiques qui en résul-
tèrent ? Je dirai simplement que la présence de Bernadotte
devint intolérable aux Viennois et que le Directoire fut
forcé de le rappeler officiellement alors qu'en fait il avait
déjà quitté Vienne, le gouvernement impérial ayant refusé
de répondre plus longtemps de sa sécurité personnelle.
Après ces journées troublées, i'attendis non sans une cer-
taine curiosité l'occasion de revoir Beethoven. Quels pou-
vaient être ses sentiments ? Nous nous rencontrâmes tout à
fait par hasard dans un restaurant, et il me sembla bien qu'il
désapprouvait le geste de Bernadotte.
lui servira de leçon! me déclara-t-il confidentiel-
- Cela
lement. De quel droit faisait-il pendre son torchon tricolore
à notre nez?
Je ne répondis rien, et il dut voir à mon air que, loin d'êue
étonné, f'étais plutôt amusé de cette volte-face inattendue.
s'écria-t-il, ne souriez pas de cette façon
- Morbleu!
idiote! Le drapeau tricolore, c'est la France... ce n'est pas
une chose dont on doit se servir pour nous provoquer, nous,
Allemands ! Et vous voyez que son propre gouvernement le
désapprouve ! Vous pouvez en répondre sur votre tête, que
Bonaparte aura un mot ou deux à lui dire quand il renuera
là-bas ! Bonaparte est un trop grand homme pour pardonner
des imbécillités semblables ! Bonaparte nous respecte ffop,
nous, Allemands, pour vouloir faire de nous des Français !
83
Ne savez-vous pas que le « §ÿerther » de Gæthe est son livre
favori? Eh bien, alors!...
Se calmant un peu, il ajouta avec un grand sérieux :
Bonaparte sait ce que c'est, la liberté. Il sait que la
liberté signifie d'abord que chacun demeure ce que Diêu l'a
fait. Il sait que le drapeau tricolore esr pour Paris, non pour
Vienne. Allez ! Personne d'entre vous ne le comprend. Et
pour la simple raison .que vous ne voulez pas croire... Mais
)e vous montrerai un jour ce qu'est Bonaparte et de quoi il
est le symbole...
Et c'est alors qu'il commença à me parler de son magni-
fique profet de symphonie qui nous ferait senrir à tous inti-
mement l'entière vérité sur Bonaparte.
Il est surprenant de constater avec quelle insouciance de
la réalité la légende s'empare de la vie des hommes célèbres.
Alors que Beethoven vivait encore, j'ai maintes fois entendu
dire que Bernadotte l'avait pressé d'écrire une æuvre sym-
phonique immortalisant la câmpagne d'Égypre de Napoiéon
que c'était là le véritable sujet de l'« Héroique ». Et
:I'onetprécisait que le premier mouvemenr décrivail la tra-
versée de la Méditerranée par les forces expéditionnaires
françaises, et que le deuxième, la fameuse marche funèbre,
était le chant de deuil à I'occasion de la défaite navale d'Abou-
\ir. Or, de toute évidence, il est absurde de supposer que
Bernadotte ait pu demander cela à Beethoven. Bernadolte
avait quitté Vr,enne depuis longtemps lorsque Napoléon fit
route pour l'Egypte et que nous reçûmes les premières
nouvelles de l'expédition. En ourre, il esr complètement
faux de vouloir voir, dans les différents mouvements de
l'« Héroïque », de la musique descriptive. L'« Héroïque »
n'est pas le récit musical d'événements d'ordre matériel. Mais
avant que je n'expose mes vues là-dessus, il me faut parler
d'autres expériences par lesquelles l'homme, plutôt quê l'ar-
84
tiste, passa, et qui jouent un rôle fort important dans
l'histoire de la « Symphonie Héroïque ».
Les légendes nombreuses et souvent dépourvues de toute
vraisemblance que j'ai découvertes sur la vie et sur la car-
rière artistique de Beethoven ne sont pas étrangères à ma
décision de faire connaître ce que je sais et ce que je pense
du grand musicien. Car si de telles erreurs peuvent, sous
l'apparence de la vérité, se répandre dans le monde seulement
trois ans après sa mort, qu'en sera-t-il plus tard, alors qu'il
n'y aura plus aucun de ses contemporains pour réfuter ces
assertions mensongères?

***
J'arrive maintenant à un point de mon récit sur lequel je
n'ai pas réfléchi sans une appréhension toujours croissante.
C'est une question, en effet, oir la réserve et l'indiscrétion
risquent tant de se confondre que même un homme avancé
en âge comme je le suis sent combien il est difficile de discer-
ner la juste limite.
Je pourrais, il est vrai, me contenter de dire tout simple-
ment qu'à cette époque peu importe la date exacte
-
Beethoven songeait sérieusement -
à se marier. J'expliquerais
que la dame de son choix était une cantatrice très connue
jeune, belle et dont le grand succès répondait bien à son
-talent, à ses dons et que l'amour profond qu'éprouvait
pour elle le jeune -musicien était parfaitement compréhen-
sible. Toutefois, il serait de mon pénible devoir d'ajouter
que cette dame rejeta la demande en mariage et la reieta
avec une franchise impitoyable à laquelle on ne pourrait
tout au plus trouver d'excuse que dans le fait que cette
jeune personne et Beethoven s'étaient connus au temps où
tous deux appartenaient au Théâtre National de Bonn,
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d'heureuse mémoire. Elle lui déclara sans détour que, d'abord,
il était uop laid et, qu'ensuite, il était trop fou.
Si j'avais conté l'histoire de cette façon, il m'eût été facile
en.plus de- montrer le contraste frappant entre le prestige
artistique de Beethoven, plus tard, dans le monde entier, ét
l'attitude déplaisante dont avait fait preuve la jeune femme
en lui témoignant ce sor et froid dédain. Er, vue de l'ex-
térieur, cette version aurait pleinement concordé avec les
faits; car ils s'étaient bel et bien passés ainsi, et la déceprion de
Beethoven fut sans aucun doute uès douloureuse; èlle mit
longtemps à s'effacer.
Pourtantr rnÊ serais-je borné à cette explication, j'aurais
négligé le cæur du problème, certe vérité intérieure impor-
tante pour moi et, i'ose l'espérer, pour mes lecteurs.
Il serait fort infuste et uop vite fait de reprocher main-
tenant à la ieune femme de n'avoir pas su reconnaître la
valeur de son prétendant valeur d'homme et de musi-
cien ou plutôt de n'avoir - sapas
- et humaine qui plus tardsu
artistique
comprendre la valeur
serait la sienne. Il arrive
fréquemment, après tout, gue, dans l'épanouissement de
la jeunesse et entourées d'admirateurs, les artistes ainsi
comblées aient à l'égard de leurs prétendants bien d'autres
exigences que celles auxquelles Beethoven eût été en mesure
de répondre. Elles veulent un mari qui puisse leur assurer
un genre de vie digne de leur propre célébrité, et leur offrir,
outre ses attraits personnels, la position sociale et la situa-
tion matérielle que, par goût, par amour-propre, et par
soif d'une certaine forme de bonheur, elle§ dêsirent pàr-
dessus tout. Bref, la cour que faisait Beethoven à la jéune
femme n'aurait pas pu avoir moins de chances d'aboutir
heureusement. Le musicien eût-il un peu mieux connu les
usages du monde, eût-il été un peu moins naïf et surtout
moins absorbé par ses préoccupations, il aurait senti com-
86
bien était vain son espoir, et cela longtemps avant de se
résoudre à faire le pas décisif qui allait lui valoir une rebuË
fade si cruelle. Aux yeux d'une charmante ieune femme qui
pouvait assurément se considérer comme l'enfant chérie de
Ia Fortune, aurait-il pu apparaîue sous d'autres traits que
ceux sous lesquels elle l'avait si impertinemment dépeint ?
Le fait est me rapproche encore de la vérité que
- etencecilumière
je tiens à metue le fait est que pas un seul
instant Beethoven ne lui en -voulut de I'avoir repoussé ou
d'avoir si ouvertement iustifié son refus. Ce n'était pas, de
la part du ieune homme, manque de pénétration ou manque
de-sincérité dans ses sentiments. Malgré toute sa fierté et
sa haute estime de lui-même, il n'y avait en lui aucune vanité,
il possédait le sens infaillible des réalités. Il savait qu'il était
laid; il savait qu'à plus d'un égard son comportement pou-
vait souvent paraître bizarre; et il ne lui vint jamais à l'esprit
qu'il y eût de la malveillance dans les paroles sensées qu'on
lui avait lancées. Après tout, il lui arrivait souvent, à lui aussi,
de dire aux autres ce qu'il pensait d'eux.
S'il s'aperçut, ensuite, que sa blessure d'amour-propre ne
venait ni du dépit ni d'aucun autre ressentiment contre la
ieune femme, mais seulement de la méprise où l'avaient
induit ses propres sentiments et sa trop grande crédulité,
cela n'apporta aucun baume à son humiliation. Bien au
contraire, elle n'en fut qu'aggravée.
Qu'on lui eût dit, avec raison, qu'il était laid, ce reproche
ne pouvait pas blesser très sérieusement Beethoven. Depuis
longtemps, il avait appris à ne pas attacher trop d'impor-
tanèe au désavantage de la laideur. Sa personnalité, son
intelligence, sa grandeur d'âme se manifestaient plus que
suffisamment à travers sa laideur pour que la plupart des
gens ne la vissent même plus. La plupart des fgmmeq, aussi.
Cette laideur, bien des fois, ne l'avait pas empêché de rece-
87
voir les marques d'admiration les plus tendres, et souvent il
n'avait dépendu que de lui de mener plus ou moins loin ces
relations pour-lesque.lles imporrenr peù les traits d'un visage.
Toutefois il réagit aurrement lôrsqu'il apprit qu,on "le
traitait de s-ot, et que, non seulement l'amour, ààis le mariage,
lui était refusé parce qu'il était trop « détraqu{ » pour qr,rîé
personne charmanre et désirable pût songer à s'unif a tui
dans les liens conjugaux. c'est là qu'il faui chercher la vraie
blessure dont souffrit Beethoven. Ctétait un fait devant lequel
il lui était rppossible de reculer, une évidence à laque[è il
devait faire face courageusement et sans en craindre lei consé-
quences. Son 1 détraquement »r il le savait, n,était qu,un des
aspects négatifs de son tempérament d'artiste ei l,un des
plyr superficiels, des plus négligeables. Mais- enfin, il lui
fallait comprendre que ce côté àe1a personnalité si r.rp.r-
ficiel et si négligeable .q"lil fût impressionnait - beauioup
de personnes, et parmi elles celle dont il aurait désiré fairè
sa femme, à tel point que cela devenait un obstacle insur-
montable .à
-ce
projet, et contribuait à le priver de la grande
affection à laquelle il aspirait de toute sôn âme.
Il est inutile de préciser ici la haute idée que Beethoven
se faisait du mariage er la noble er profondè signification
qu'il lui donnait. Le compositeur de o Fidelio » a tralté Ie sujet
mieux, .et^ plus complètement, que personne ne porr..âit
espérer le faire en ayanr recours à faide insuffisante dès mors.
Lorsque Beethoven fit sa demande en mariage, il entrevoyait
qne union spirituelle avec la femme qu'i1 aimait, union
dans laquelle ce qu'il y avait d'essentiel èn lui sâ sensi-
bilité, sa compérence de musicien et d'artiste - aurait été,
certainement, parfaitement compris. Il sentait -qu'il y aurait
trouvé une atmosphère sentimenmle propre à le mettrè à l'abri
de tout malentendu, de tout froissemént infligé à sa suceptibi-
lité, à ses faiblesses, à l'incohérence de son- caractère. ^c'est
88
à ceci que je faisais allusion quand fe parlais de la « vérité
intérieure » impliquée dans la grave déception qu'éprouva
alors Beethoven. Il se trouvait, pour la première fois de sa
vie, devant cette évidence : le prix dont il aurait à payer son
génie serait terrible, car il le payerait de sa solitude sentimentale.
Or, la perspective d'une destinée semblable n'a pu atteindre
personne plus douloureusement que lui. Au cours des
semaines et des mois qui suivirent, i'eus beaucoup de soucis
à propos de Beethoven, sans pourtant avoir l'occasion de le
lui laisser deviner tant, à cette période, il tenait à distance
ses amis les plus intimes.
Peu de temps après, la jeune cantatrice, oubliant I'immense
chagrin qu'elle avait causé à Beethoven, fit un mariage qui
lui apporta tout ce qu'elle avait espéré. Mais son bonheur
ne dura pas longtemps. Elle mourut en mettant au monde
son premier enfant, trois ans à peine après qu'elle eut reieté
la demande en mariage du musicien.
Je mentionne ceci parce que sa mort est liée à un incident
que je n'oublierai iamais.
Beethoven était venu chez moi avec une nouvelle sonate
pour violoncelle et nous avions répété cette æuvre que nous
devions donner en première audition le lendemain après-
midi chez Lobkowitz Ayant terminé, et tous deux encore
entièrement sous le charme de la musique, nous nous tenions
dans la demi-obscurité de mon cabinet de travail, près de
la fenêtre, regardant dans la cour les marronniers en fleur,
quand Beethoven rompit brusquement le long silence :
L'avez-vous appris?... Mme G... est morte!
-Je demeurai interdit, ne trouvant aucun mot qui répondît
à ce que j'éprouvais. Jamais, il n'avait prononcé devant moi
le nom de la jeune femme et, durant tout l'après-midi, rien
dans son attitude n'eût pu donner à penser qu'il savait déjà
la triste nouvelle.
8s
Je l'aimais ! aiouta-t-il plus bas.
-
- Je me tournai enfin vers lui, et nos regards se rencontrèrent.
Eclatant en sanglots, il ieta ses deux bras autour de mon cou,
et appuya fortement sa tête conue ma poitrine. Mais, aussi
rapidement que son émotion avait eu raison de lui, il s'écarta
d'un mouvement brusque qui me repoussait presque; puis,
en hâte, il sortit de la chambre, y laissant son chapeau, sa
canne et son manuscrit.

***
Que tout Vienne, à l'époque, ait été au courant des raisons
pour lesquelles la jeune cantatrice avait repoussé Beethoven,
et que celui-ci ait été aussitôt tourné en ridicule, surtout
de la part des envieux
crétion de la dame, mais- laauchose n'était pas due à une indis-
soin que Beethoven lui-même
prenait de répandre la pénible histoire. Il la contait iusque
dans les moindres détails à tout qui était assez indélicat
pour aborder le sujet et, évidemment, il ne lui vint iamais à
I'esprit qu'il n'aurait pas pu agir plus inconsidérément. Et
ce n'était pas la première fois, en vérité, qu'il s'exposait
ainsi au ridicule, après avoir subi quelque déception ou
quelque abus de confiance aussi naïvement qu'un enfant
qui ne comprend pas ce qui - lui est arrivé.
Je me souviens, entre autres, d'un exemple frappant, peu
après son retour de Berlin. Pendant son séjour là-bas, il s'était
querellé avec Himmel, le pianiste de la Cour, et après une
réconciliation bâclée en hâte, il eut assez de candeur pour
croire que Himmel était aussi sincère que lui-même. Revenu
à Vienne, il entreprit une correspondance suivie avec Him-
mel, lequel, ancien théologien très érudit, en lui répondant,
se frt un jeu de voir jusqu'à quel point il pourrait narguer
la parfaite crédulité de l'autre. Il s'amusait à raconter à
9o
Beethoven des tas de choses invraisemblables que ce dernier
donnait à ses amis et connaissances corune les toutes der-
nouvelles--âe Berlin. Un iour, dans f intention évi-
"ier*
dente de mettre fin à un échange'de letues qui était devenu
que quel-
,."r i"terêt pour lui, Himmet alia iusqu'à annoncer
qui permettait
ilü;t B..lio, "*âii d'inventer prit cette histoire po*r
uneianterne
il;;;;gË. i. voir. Beethoven la
arqent comptant, et, dans un enthôusiasme sans bornesr-
il".*;"i;;ivi;;";i *". fûmes alors quelques-uns
nous le
à décider
lui dîmes
à". J." était assez; noüe aml, comme
;;;;;.ü-aàu.it'dorénavant voir clair et secesser moquer. de
de lui-
;;* t;;itüpiaiiê;q* lui é_crivait Himmel,-et
il se fâcha. Des imbé-
même cerre .orrËrporiaance. Là-dessus,
lït.*, a.* o ,.trrà.mires » cornme nous, nous déclara-t-il,
;;;ilr pas tr-*oirdr. idée de 9e qui se passait dans le
;;"4;; J" a.U** de Vienne, et lors{ue noüs parvenait la
nouvelle d,une invention remarquable, nous n'avions même
1ê mérite de ceux à^qui t'91
;; i;d""ciÀte aè ià.o"naître
II ècrivit aussitôt à Himmel afrn de lui
devait la découv.i...
dire que personne à vienne ne voulait croire à l',excellente
donner
;;;"}1q êr il le friait, non se-ulement de bien vouloir
;;;;Éreux iei.iË i". Ia fameuse lanterne, mais aussi, si
;il-;.;iilossiUfe et n'occasionnait pasqu,: troP de_dépenses,
àe lui .nuoy., une de ces lanternes pour lui' Bgethgv.el'
oirr convertir tous-les saint Thomas àe Ia tietle ville impériale
Ce gui devait arriver arriva. Beethoven
il;r;;;;.l. oà""ue.dans ne meftait aucun
;.d; une .éponse Himmel
cette perfrdie piqYa
frein à ses moquerres meprrsantes.
'àquelte
la lettre de
Beethoven au .., ii.., de tenir secrète
"ii-frf.ii
rfiÀÀ.r et de ;;;d;pour soi seul la très désagréable plai
ffig;;, ii ." fiarla pâ1o,r,t, dans les cafés et les tavernes,
en ne r. ptru"i, fât, àe. l-or.s, dq crier bien haut c€.qu'il
;;üi à.i r.i.
* .ïi." qui lui avait ioué ce tour pendable »'
9I
Et il ne remarquait p.as le plaisir malicieux, pourrant bien visible,
que les gens prenaient à écouter son hisïoire exacrement
comme, quelque -
.rerpr plus tard, il ne saisit nullemenr que
l'on se moquait de I'insuccès de sa demande en mariage. Il
T :g*prenait pas - et, de roure sa vie, il ne le coirprit
pour faire délibérément du mal à'ses semblables. Et s,il
est vrai. que la généreuse confiance qu'il plaçait en ses amis
dép.assait.souvenr la limite du bon serrs, il^est urai egaieil;;
qu'il souffrait affreusement des humiliâtions qu,on îui infli-
geait en retour de cette confiance, et que ce iut là une des
principales de l'insociabilité qüi, à mesure que les
:aus.es
années passaient, devait devenir si grande chez lui.

***
. La « Symphonie HéroTque » était achevée, et attendait sur
la table de travail de Beethoven au moment où t,o" ,fprii
à vienne que Napoléon s'était proclamé Empereur des Érïrr-
çais. Je tiens de source certàine que Beèthoven, à cerre
nouvelle, renüa en toute hâte chez lui et arracha de son chef-
d'æuvre la première page sur laquelle était glorieusemenr
écrit le nom de Bonapârie. certef, ce gesre symboliq". Èüii
d.l plus.impressionnants. Il reflêtait"admirâbl.*.rt t,agi-
tation politique de cetre période, et il contribua considéia-
blement à la popularité dè Beethoven. Je n'ai jamais douté
un lnstant gu.9 celui-ci n'eût agi en pleine connaissance de
c?use quand il fit ce geste : il-désirâit sincèrement donner
ainsi .{a.pre_uve_ irréfuiable qu'il désapprouvait le vanireux
orgueil de Napoléon, er fe le sàvais ca_r, àêpuis longtemps déjà,
,e remarquais un chang-ement significatif dans lès idêes qué
professait Beethoven à-l'éga$ dü corse. Le fait que Napo-
léon venait de se proclamèr Empereur fut, pour lui, la reve-
92
lation et la confirmation définitives de ce qu'il craignait
depuis des mois l'idole, le champion d9 l'humanité,
l'envoyé de Dieu pensant uniquement au bien du peuple que,
lui, Bèethoven, avait vu autrefois en Bonaparte, était devenu
un tyran ambitieux, égoïste, assoiffé de pouvoir, la chose la
plus-odieuse sur terre... Un oppresseur des valeurs morales
èt spirituelles dont jouissaient les hommes libres, seuls res-
poniables de leur conscience. Que le jugement qu'il porta
àlors sur Napoléon fût aussi erroné que celui qu'il portait
auparavant sur Bonaparte, que sa haine ftrt aussi exagérée
què son enthousiasme des premiers iours, leethoven ne s'en
rèndit compte que bien plus tard, après que Napoléon fut mort
à Sainte-Hélène et que l'époque de Metternich nous eut-ap-
- la valeur indiscutable des idées de Napoléon sur l'Etat.
pris
Beethoven était assurément sincère en faisant ce geste
symbolique; et pourtant) ie suis certain que ce nom « Bona-
-depuis
parte », longtemps, n'avait plus aucune raison de
hgurer en tête de l'o Héroïque ,r, QUe le conten., d. I'æuvre
niavait plus rien de commun avec la personnalité de Bona-
parte, et que ce nom était resté attaché à la symphonie sim-
plement par la force de I'habitude et en souvenir des ori-
gines de l'æuvre. En arrachant cette première P19., Beetho-
ven faisait moins Ie geste de reieter Napoléon, l'usurpateur
d'un domaine spirituel où il n',v avait pas place pour lui, que
de reprendre sa propre æuvre à lui, Beethoven, d'une région
où elÎe s'était égarée. Au moment de son achèvement, après
cinq années de travail et de recherches ininterrompues,
I « Héroique , n'avait plus aucun rapport avec Bonaparte.
Par ailleuis, elle était étroitement liée à l'homme dont l'æuvre,
à mon sentiment, a apporté au monde infiniment plus que
I'æuvre de Bonaparte, ie veux dire Beethoven.

***
93
Et il ne faut pas s'étonner que les choses se soient passées
ainsi. Quand un homme d'une réelle valeur se met à exalter
les idées d'une autre personnalité authentique vivant à la
même époque, son admiration provient uès souvent d'une
erreur, d'une confusion la confusion que fait cet homme
de ses propres idéals avec - les idéals de l'autre. La possibi-
lité d'une telle confusion est bien évidente, les deux hommes
étant préoccupés au départ des mêmes problèmes. A mon
avis, lorsque Beethoven éprouvait cette immense sympathie
pour le jeune Bonaparte et qu'il acceptait avec tant d'enthou-
siasme la suggestion de Bernadotte, sans le savoir lui-même il
songeait davantage à ses idées personnelles qu'à celles de
Bonaparte, et ce sont ses idées personnelles qu'il projeta
dans la brillante personnalité de Bonaparte. Les années
passant, il s'aperçut de son erreur et vit que Bonaparte
représentait de moins en moins la notion que lui-même
avait de l'humanité. Non pas seulement parce que Bonaparte
suivait le chemin qui [e mènerait à la couronne impériale,
mais pour la raison bien plus pertinente que Beethoven ne
pouvait plus désormais méconnaître sa propre idéologie,
constante et suffi.sante en soi, ni les devoirs qui, pour lui,
en résultaient. Il devenait à ce point conscient de tout ce qui
se formait en lui et créait sa personnalité propre, qu'il y
uouvait à présent le seul thème dont son art avait besoin
pour s'exprimer.
]e me suis souvent demandé ce qui détermine, chez cer-
tains, [a valeur exceptionnelle. Si je n'ai jamais prétendu,
évidemment, être moi-même d'une rare intelligence, le
plaisir que i'ai pris à rencontrer des esprits supérieurs et
ma certitude au sujet de l'importance de leur rôle envers
l'humanité auront été les deux expériences les plus riches
de ma vie. Mais je sais aujourd'hui que ma question restera
sans réponse. Les personnalités authentiques participent
94
d,un phénomène qui lui-même provient d'une création mys-
térieuse. Elles ont leur origine dans ces régions gPe nous r1e
;;;;;;t que révérer vagüement sans être iam3is . capables
-retô"die -Toutefois, crois avoir découvert
àà leur secret. ie
;;. ;é;irê générale sur la manière dont se forment les grands
."ia.ta.et [o,r. chacun de ces êtres .: après des années de
it il;*.rits, de recherches et d'existence plus ou destin, moins
;i"., ii;rriu. un moment oîr le destin, c'est l'inexorable
à ce moment
les met face à face avec l'adversité. Et
orr.-i,on voit si un homme, qui S'eSt touiours Senti une voca-
ii;; Ë1i.,rlièr., peut réeliement entrer dans leimportantes
royaume de
i;.*irâôràinaire,-dins le royaume des choses à
...ô*ptii, o.. ri le destin vai'écraser. Dans la vie des hommes
.*..ftiot nellement doués, l'apparitio? {* destin . marque
iÇ#.* Iieiir otr la p.rsorouliié se cristallise, ou bien celui
oir
- elle éommence à se désagréger.
f" aestinée de Beethoven fut âes plus cruelles. Peut-on,
.rr-.ff.t, imaginer rien de plus terrible pour un homme gle
à;etr. piiue à,, ..r* qui lui est indispeniable pgur accomp\ir
r*-Àirii* spirituett.i Ut. semblablè intervention du destin
riÀ"in. irt seulement un lourd fardeau supplémentaire
".
A;'il
"f.;4..'potto- i":gy]à 1.,
!" de ses l9*t, u1 m.4 qui à
iàrrt irrst"nt iappelté f iàee de la mort; elle signifre llmpos-
,iUiiiie-i-Àèaiât. et complète de poursuivre la réalisation
de
-_ l'idéal.
U; musicien sourd est chose aussi inconcevable - q*'un
p.i"i..--.uà"g1., ,r1 orateur muet, un cavalier cul-de-iatte
ôo un poète sans âme.
--Aî;'q,r.
t,or, comprenne^parfaitement ce que fut la des-
tirre. a.^ Beeürovett, il ttte faut avoir recours ici à quelques
lieux communs : Beethoven fût-il né doué du -grand génie
;;iliqü en fait fut le sien, mais eût-ilété sourd de naissance,
Ëô- ârt"ieftàment, il t e serait devenu musicien. J'irai
95
pê*g plus loin : si la surdité l,avait frappé d,un seul coup,
le privant complètemenr de l'ouTe de laïanière instantanèé
et affreuse dont un aufte est parfois privé de la urr., i.ni
aucun doute à partir de ce mornenr, ii eût été incaprbl. d.
continuer son æuvre et de remplir sa mission.
si Beethoven ne se laissa pas- vaincre par le destin qui lui
imposait cette existence de musicien sourï, mais au contraire
lutta et put devenir le Beethoven que nous connaissons,
c'est parcg que sa destinée se présenta à rui d'une fuço' q"i
lui laissa le temps de comprendre ce qu'il y avait là'd,irié-
parable, le temps de se munir d'armes qui, aü moment voulu,
lui permertraient_ de triompher de l,impossible. - ---r
La longue période qui s'écoula avant qu'il efit tout à fait
perdu l'ouïe, la lenteur que mit le mal'terrible à s'établir
donnèrent à Beethoven lés moyens essentiels de r.-poit..
sa victoire. L'honneur de cettè victoire -moral
honneur
des plus hauts -
revient entièrement, en ceci, à l'homme
même plutôt qu'à - l'artiste.
Je n'ai jamais aimé la grandiloquence; je l,aime aujourd,hui
moins que jamais, et j'èspère qüe l,on-ne m,accusera ni de
sentimentalité ni d'emphase si fe dis que duranr une longue
existence qui m'a appoité des relations sociales très nombËu-
ses.et.9'ipporrance- diverse, exisrence durant laquelle j'ai
vu le déclin du dix-huitième siècre, r'époque napolèonienne,
et le début de l'Furope ^*'a
.actuelle, rien rre pàr., si digné
d'admiration, si imprèssionnant, si poigna.rt qr. ce dr#ne
humain d'un musicien frappé de surd-ité et qui triomphe
de..son mal. .Je dirai encorê que d'avoir assisté^à ce draine,
voilà ce- qgi *'a empêché àe désespérer de l'humanité.
Toutes les lâchetés et les bassesses, lei médiocrités de tout
genre) 1es compromis flatteurs pour ceux qui les acceptent,
la méchanceré, le cynisme et I égoisme qrri orrt pusé ro.ri
mes yeux et ne m'onr pas laissé une trè§ haute ôpinion de
g6
mes semblables
- tout
contrepoids et s'est
cela, pour moi, a trouvé comme un
effacé de mon esprit grâce à la grandeur
d'âme, au courage et âux vertus profondes d'un seul homme,
Beethoven. Ce qu'il a accompli, un autre homme doit pou-
voir l'accomplir, peu importe si ce n'est pas avant mille
ans. Il
est impossible que l'humanité soit foncièrement et
désespérément mauvaise si l'un de ses fils a pu atteindre à
une telle perfection morale et reieter pareilles entraves.

***
L'« Héroïeue », pour reprendre enfin notre suiet, ne pouvait
pas devenir véritablement ce qu'elle est avant que Beetho-
ven lui-même, sortant victorieux de sa lutte avec le destin,
ne fût devenu le véritable Beethoven cette personnalité
accomplie, définitivement accomplie qui- illustre bien ce que
je soutiendrai toujours : le seul esprit qui anime l'« Héroïque »,
c'est « Beethovefl » ce n'est ni Bonaparte ni aucune autre
chose. -
***
Et maintenant, j'ajouterai à ce qui précède, à ces lignes
oir, à mon insu, l'émotion s'est peut-être glissée, quelques
faits précis qui donneront à mes lecteurs un aperçu des
inquiétudes par lesquelles j'ai passé en tant qu'ami de ce
grand homme et de ce grand musicien.
Vers r8oo ou bien est-ce un peu plus tôt, ou bien un
peu plus tard-? je m'aperçus que Beethoven n'entendait
- Même
plus parfaitement. lorsqu'il se trouvait tout près de
moi, et que l'un d'entre nous disait une plaisanterie à laquelle
j'éclatais de rire, lui restait absolument impassible. Lors-
qu'on s'adressait à lui, il ne répondait pas. Enfin, ie remar-
quai qu'il ne saisissait plus, quand un autre musicien iouait,
97
en sourdine, certaines notes élevées. Et alors qu,au début
nous attribuions cela à de simples distractions, -il nous fut
bientôt impossible de ne pas fegarder en facê la vérité :
Beethoven devenait sourd. Et plus cetre terrible vérité se
manifestait, plus jl était clair que Beethoven s'efforçait autant
qu'il le pouvait de la cacher, et même de se la cacher à lui-
même. Il prenait l'habitude d'attirer notre attention sur des
notes particulièrement faibles ou sur tel ou tel bruit lointain
qu'il venait d'entendre. I1 nous persuadait ainsi exactement
du contraire de ce qu'il avait eu ['intention de nous prouver,
puisque, à nous, ces notes ou ces bruits n'avaient nùUemeni
semblé aussi faibles que notre ami aurait voulu le faire croire.
Son pro-pre jeu n'était plus le même. La première chose
qui nous frappa, ce fut combien son « pianis§imo » devenait
rude, alors qu'auparavant c'était là unè de ses réussites les
plus remarquables. Il s'en rendit compte et essaya de retrouver
son ancienne délicaresse de toucher. Mais it dêvait pour cela
exclusivemenr s'en remettre à la sensibilité de rei doigts,
son ouie ne percevant plus les tons délicats, surtout dan§ le
registre supérieur; et s'il jouait d'un piano auquel il n'était
pas habitué, il arrivait que l'on n'eniendît pa§ du rour les
notes qu'il croyait produire.
. Puis, vint le iour oir nous comprîmes qu,il avait renoncé
à se _ tromper lui-même. Cependant, plùs que jamais, il
semblait tenir à cacher aux aurres sa surditê. par amitié,
nous entrâmes -d?r.tr ce jeu tragique. Nous savions depuis
quelque temps déjà qu9 la meilleure façon d'aider Beethoven
à nous comprendre n'était pas de parler plus haut, mais de
parler plu! distinctement. De même, lorsqu'on faisait de la
musique, il fallait éviter un volume exceisif, les sons très
hauts le blessant à présent.
Il est inutile de dire que nous, ses amis, suivions tout cela
avec une douloureuse anxiété. D'autant plus, vraiment, güê
g8
des personnes malveillantes, au courant de cette pénible
et très grave situation, en éprouvaient une certaine satis-
faction et ne manquaient pas de l'exprimer tout haut, avec
des remarques méprisantes. Chaque fois que dans son impro-
visation s'élevait un accord audacieux ou seulement inha-
bituel, ces gens s'empressaient de déclarer, et de manière
à être entendus de tous, que de telles aberrations n'étaient
pas étonnantes chez un musicien qui devenait dur d'oreille.
De notre côté, aucun de nous n'osait parler de la chose à
Beethoven lui-même. Je suis convaincu aujourd'hui que si
l'un ou l'autre avait eu ce courage, cela lui eût coûté I'amitié
de Beethoven.
Toutefois, un soir du début de l'année l8oz, je reçus la
visite inattendue de Beethoven. « Inattendue », car le plus
souvent notre ami se couchait tôt. Lorsque, de temps à
autre, il veillait, c'est parce qu'il se trouvait en société, devant
une bouteille de vin. Ce soir-là, il était évident, à voir son
attitude, que quelque chose le préoccupait mais qu'il ne
savait comment I'exprimer; peut-être aussi ne pouvait-il pas
s'y décider ? Il parlait de tout et de rien, à bâtons rompus; il
fit courir ses doigts sur mon piano; soudain, sans que je
m'y attendisse, il se mit à raconter des histoires assez drôles
qui contrastaient avec son humeur; il murmura contre quel-
ques ennemis à lui, vrais ou imaginaires; et, finalement, j'eus
l'impression qu'il allait prendre congé sans m'avoir dit le
moins du monde pourquoi il était venu. Et, en effet, c'est
la main défà posée sur le bouton de la porte qu'il se tournâ
vers moi. Alors, avec un regard que fe n'oublierai iamais,
il me demanda sur un ton qu'il voulait très naturel :
- Je suppose que tout le monde s'en aperçoit déjà ?
Je compris immédiatement sa pensée mais je n'eus garde
de le lui montrer.
Comment ? Que voulez-vous dire ? S'apercevoir de quoi ?
-
99
pas de me tromper, répliqua-t-il
- N'essayez en
tranquillement, revenant au milieu
-de- toujours
la chambre et
s'arrêtant là, les mains derrière le dos. Je vous dispense
désormais de faire aucun effort pour cela... au moins loisque
nous sommes seuls, vous et moi... Ce que je veux savbir
maintenant, c'est si cela se remarque déjà très fort ?
Je savais l'attitude qu'il me fallaii prendre. puisque j,avais
appris depuis longtemps à me confoimer à son hùmeur du
moment, je répondis en affectant le même ton calme et
indifférent que lui-même avair eu.
- Non, pas
varie... plus
rrop..., fis-fe. Mais tout de même... Cela
prononcé à certains jours qu,à d,autres...
Ç'î,
Oui, je sais ! s'écria-t-il vivement, mais àvec une cer-
- douceur. y r des jours où j'ose presque espérer...
taine
Et soudain, Illes mots s'échappèrent âe mes lèvres sans
qu'il me fût possible de les retenir.
Mon très cher, mon meilleur ami! m'écriai-je à mon
- vous
tour, ne voulez sans doute pas dire que vous... Ce n,est
gÏ'un mal passager. La guérison est cerfaine, n'est-ce pas !
N'avez-vous pas encore consulté l'un ou l'autre médeôin ?
Je vous en prie, tranquillisez-moi !
I1 demeura longtemps sans rien répondre. Un sourcil
!3^ur!é, il me regardait d'un air rout à la fois de pitié et
d'indifférence. « Très bien, parfait ! semblait dire son-regard,
mais que savez-vous, après tout, de ce qui se passe îani
1non cæur, des souffrances que j'endure?-» Lorsqu'il parla
à nouveau, sa voix était duie, comme s'il voulaif prévenir
-
d'autres questions :
déjà parlé à plusieurs médecins. Il n'est pas
- .J'endeai guérison.
question La seule chose à savoir, c'est s-,ils
pourront empêcher une aggravation... On le saura d,ici
quelques mois...
Et un éclair brilla dans ses yeux otr on lisait une sorte de
IOO
haine et de peur, étroitement mêlées. Ému plus que je n'aurais
pu le dire, je m'avançai vers Beethoven, les mains tendues.
Mais aussitôt il se détourna sans rien dire, et sans même
un mot d'adieu, me quitta.

***
Ces années-là, j'étais souvent absent de Vienne durant les
mois d'été, soit que je fusse en visite chez mon bienfaiteur
le comte Palffy, à Budapest, ou en vacances avec des amis
ou des parents sur leurs terres de Hongrie. En cet été r8oz,
si critique pour Beethoven, je n'étais pas parvenu comme les
années précédentes à le persuader d'accepter certaines invi-
tations à venir en Hongrie, invitations que i'avais arrangées
pour lui. Je restai donc quelques mois sans le voir, mais
j'appris qu'il s'était installé à Heiligenstadt, village de vigno-
bles des environs de Vienne, et qu'il se consacrait entière-
ment à son travail. Cette nouvelle me remplit d'espoir, car
n'était-ce pas la preuve que le mal qui le menaçait n'avait
pas empiré, et qu'il avait une fois encore retrouvé sa paix
intérieure ?

Je rentrai à Vienne au début d'octobre, me doutant bien


peu des inquiétudes et des désagréments qui m'attendaient.
Avant d'aller plus loin, je dois expliquer que, un an plus
tôt, vers la fin de r8or, un certain Ferdinand Ries, arrivé à
Vienne, était tout de suite devenu l'élève de Beethoven. Ce
Ferdinand Ries, âgé de seize ou dix-sept ans, était le fils
d'un musicien de Bonn qui, autrefois, avait donné des leçons
de violon à Beethoven. S'il faut en iuger par la chaude
amitié que Beethoven témoigna au ieune homme, le maître
d'à présent devait garder au père Ries un souvenir des plus
fidèles. D'ailleurs, le fils était un garçon très attachant, avec
de brillantes dispositions, et il répondait à la protection
IOI
bienveillante et toute paternelle dont Beethoven l'entourait
par lq ferv_ente admiration qu'il témoignait au grand artiste.
De plus, Beethoven trouvait dans ce jeune et incontestable
talent d'infinies satisfactions. Ferdinand Ries est le premier
de ceux dont les soins et l'affection devinrent de plus èn plus
indispensables à Beethoven, er qui, à mesure què les années
s'écoulaient, le déchargèrent des petits soucis quotidiens de
l'existence.
J'étais en train de défaire mes valises et mes malles, quand
ce Ferdinand Ries entra précipitamment dans ma chambre
à coucher, passant devant le domestique qui allait l'annoncer.
- Ah! Dieu merci, vous êtes revenu! s'écria-t-il en se
jeta.nt dans mes bras et en éclatant en sanglots, des sanglots
qu'il n'essayait nullement de réprimer, comme en ces moments
d'émotion excessive qu'on ne peut plus contenir.
Je connaissais bien Ferdinand Ries, et je savais que seule
une raison très grave avait pu lui causer un pareil boule-
versement. Et que son agitation angoissée concelnât Beetho-
ven, je l'avais compris dès le moment où il était entré.
Je le laissai pleurer, car il eût été inutile de l'accabler de
questions avant gu'il se fût un peu calmé. Je l'emmenai
dans mon cabinet de travail, où je lsfis asseoir tout en essayanr
de le consoler.
Remettez-vous, mon jeune ami ! lui dis-je. Je devine
que- quelque chose vous a fait peur, et que vous venez me
demander mon aide. Je sais aussi de qui il-s'agit, et vous avez
eu raison de venir. Mais à présent vous allez tdut me raconter,
me dire ce qui vqu! a effrayé... Sinon, nous perdrions peut-
être un temps précieux... Parlez, je vous écoùte.
Le jeune homme se calma enfin. Pourtant il me fallut
encorelui poser quelques questions et peut-être lui faire voir
combien j'étais calme moi-même, avant qu'il ne se décidât
à m'expliquer, en des paroles cohérentes, cé qui l'agitait ainsi.
ro2
Il avait passé tout l'été avec Beethoven à Heiligenstadt,
et, selon toute apparence, notre ami avait pleinement joui
de son séjour là-bas, malgré ses terribles craintes.
- Il a écrit une nouvelle symphonie, poursuivit le feune
homme, et plusieurs sonates pour piano. De pures merveilles...
C'est moi qui les ai copiées, et je les connais par cæur...
Oui, oui, interrompis-ie, et alors ?...
-
Je ne tardai pas à comprendre que, malgré tout, il y avait
eu des moments de découragement et de tristesse.
-LesAioues
propos de quoi ? demandai-je.
pâles du garçon s'empourprèrent et, comme s'il
avait quelque chose de honteux à raconter, c'est en hési-
tant et même en bredouillant qu'il commença cette expli-
cation :
Par exemple, fit-il, un jour, nous étions sortis pour
- une
faire promenade ensemble. C'était une matinée radieuse...
et.q}and un berger qui gardait ses moutons sur une colline
voisine joua quelques notes sur sa flûte, fe dis combien
j'aimais ce chant rustique, qui s'harmonisait si bien avec la
clarté ensoleillée du matin.
« Le maître me regarda et dit :
« Le berger ? Quel berger... ?
» - Là-bas, répondis-ie, près de la lisière du bois, et
du -doigt, fe lui montrai I'endroit.
»
- Il joue? me demanda-t-il encore, vous L'avez en-
tendu ?
» Naturellement ! On pourrait l'entendre de très loin !
» - peine
A avais-je prononcé ces malheureuses paroles que
je me rendis compte, pauvre idiot que j'étais, du mal que
je venais de faire. Le maître fit demi-tour, et retourna au
village. Je Ie suivis, le suppliant sans cesse de m'écouter.
Mais il ne m'adressa plus un seul mot, et aurais-je disparu
sous terre, il ne s'en serait pas aperçu. Ce n'est que le lende-
r03
main qu'il sembla remarquer à nouveau ma présence et
me donna quelques pages à copier.
Oui, je vois, dis-je. Et des incidents de ce genre se
- reproduits
sont souvent ?
Mais, après celui-là, plus jamais par ma faute, croyez-
moi ! Je me serais plutôt arraché la langue...
Bon; maintenant,
- Deux ou trois foiscontinuez...
depuis lors, reprit le jeune homme,
i'ai- vu Beethoven mélancolique, en proie à de profondes
méditations, ne voulant pas sortir de son silence et cela, il
y a quelques semaines, pendant trois jours d'affilée. Il refu-
sait même, alors, que je l'accompagne dans ses promenades.
- Ensuite ?
Eh bien! hier... fit Ries en hésitant a nouveau.
- Hier ?
-Il tit appel à son courage, et poursuivit
Hier, ça a recommencé... mais ça a été plus terrible
que- jamais. Le jour se levait à peine que j'ai enrendu le
maître marcher dans sa chambre et se parler tout bas à lui-
môme; et avant que j'aie eu le temps de sauter de mon lit
pour venir m'informer s'il avait besoin d'une chose ou l'autre,
j'ai entendu la porte de sa chambre se refermer bruyamment
tandis qu'il descendait déià l'escalier. Alors, j'ai regardé
par la fenêtre, et je l'ai aperçu qui s'éloignait à grands pas,
sans chapeau ni manteau. J'ai crié, mais il ne m'a pas enten-
du, ou n'a pas voulu m'entendre. Un peu plus tard, j'ai trouvé
un mot dans sa chambre. Suis parti pour Vienne, disait-il.
Vais aoir le médecin Le soir, il revint tard, par la diligence.
Jamais encore il ne m'avait paru si pâle et si défait, les yeux
brillant d'un étrange éclat. A tout hasard, i'étais allé à sa
rencontre. Je pensai d'abord qu'il ne m'avait pas vu, mais
il me laissa marcher à côté de lui. Je n'osai pas prononcer
une seule parole durant tout le traiet. Lorsque nous fûmes
ro4
arrivés à la maison, il monta immédiatement à sa chambre et,
toujours silencieux, s'étendit sur son lit, tout habillé et les
souliers couverts de boue. Je m'assis près de lui et voulus
lui prendre la main, mais il la retira aussitôt; il restait immo-
bile, regardant le plafond. I1 demeura ainsi pendant-des
heures. A un certain moment, il murmura quelque chose
que je ne saisis pas parfaitement, encore qu'il me semblât
entendre le mot : « Fini. » A la longue, c'en était trop, je
ne pus plus supporter ce spectacle. M'agenouillant près du
lit : « Maître ! Maître ! m'écriai-ie, dites-moi quelque chose,
un seul mot, mais dites-moi quelque chose ! » Il posa sa
main sur ma tête, et me dit : « Pauvre garçon... allez au lit,
maintenant... tout cela ne vous regarde pas... » Et comme ie
tardais un peu à me relever, il reprit : « Allez-vous-en ! Je
n'ai pas besoin de vous à présent, de vous 49 personne !
»

Et iI-ne me resta d'autre choix que de m'en"i aller...


Et de grosses larmes se remirent à couler le long des ioues
du pauvre enfant.
soyez courageux, fis-ie. Vous avez encore des
- Allons,
choses à me dire, vous ne m'avez pas tout raconté...
La peur, maintenant, me nouait la gorge, à moi aussi.
Mais il m'était impossible de dormir, reprit-il; impos-
- même
sible de me coucher. J'enlevai mes souliers et passai
toute la nuit à marcher, sur le palier, devant la porte du
maître, épiant le moindre bruit venant de sa chambre.
Quatre hèures approchaient quand enfin. ie l'entendis se
lwer. Il alluma sâ- lampe, car ie vis un rai de lumière sous
la porte, et je l'entendis remuer une chaise... C'est alors que
j'ai regardé par le trou de Ia serrure...
- Et?
Et il était assis à sa table... Il écrivait...
- Continuez...
- J'attendis pendant un temps assez long, mais, à la fin,
-
r05
cette attente me devint absolument insupportable. J'ouvris
doucement la porte, et m'arrêtai tout à l-'êntrée. Le maître
leva les .ÿeuï-, me vit làr_ et ne dit pas un mot. Il regardait
vers moi... d'un regard fixe... un regard que je ne p6urrais
pas- décrire, u_n_ regard si, si lointain... si tèrriblement froid,
si bizarre... Une peur extraordinaire s'empara de moi.
Refermant la porre, je me précipitai dans - ma chambre,
remis mes souliers et courus jusqu'ici, jusqu'à vous !
Les deux mains serrées sur les brâs de son fauteuil, le jeune
homme se dressa à demi et me regarda, les yeux-agrandis
par l'effroi.
- Ilà son
venir
se donnera un mauvais coup ! s'écria-t-il. Vous devez
secours, ou il se donnera un mauvais coup !
.
Aussi étrange que . cela puisse paraître, à l,instant précis
où.le ieule _homme criait ainsi son angoisse, la même angoisse
ggi pe déchirait le cæur, je me sentii, moi, délivré. Soüdain,
j'étais persuadé que ce que, tous deux, nous redoutions né
s'était pas passé et ne se passerait jamais. Et mon soulage-
ment, ie le.fis partager au jeune Ries. Je trouvai les pardles
de consolation nécessaires, je lui dis combien je lui^ savais
gré. d'être venu à moi, que je comprenais parfaitement la
crainte qui l'avait incité à chercher mon aide, mais que, j,en
étais certain, cette crainte se révélerait vaine.
êtes encore très jeune, ajoutai-je. Vous aviez des
- Vous
raisons, certes, de vous alarmer. Mais je crois, et même je
suis convaincu, que vous avez donné à certaines choses une
signification qu'elles n'onr pas. Je connais Beethoven depuis
plus longtemps que vous. Mon affection pour lui n,est^pas
moindlg que la vôtre, mais la façon doni je le comprends
est diftrente de la vôtre. Beethoven, voyez-vous, n,êst pas
homme à commettre un acte de désespoir... Néanmoins,
vous- avez parfaitement raison de penser que nous ne devons
pas le laisser seul. Nous allons parrir à liinstanr pour Heili-
ro6
genstadt. Arrivés chez notre aml, nous ne^dirons pas que vous
êtes venu me chercher, naturellement... D'ailleurs, vous Yerrez,
il ne sera même pas nécessaire d'expliquer ma présence...
Mais, ainsi, nous serons certains que ie ne me trompe pas -
- rien n'est arrivé ni ne peut arriver.de faire atteler, car,
que
Je sonnai mon domestique et lui dis
une heure plus tard, nous nous mettrions en route pour
Heiligenstadt.
maintenant, vous al\ez vous reposer ! dis-ie au
--EtRies.
jeune
Peu à peu son visage reprit une calme apparence, et, dès
que nouJ fûmes installés dans la voiture, il s'abandonna au
sbmmeil profond et paisible qui suit un épuisant effort.

***
Lorsque nous arrivâmes à Heiligenstadt-, Beethoven n'était
plus chéz lui. On nous dit qu'il avait dormi iusqu'à une heure
âvancée de la matinée, puis était sorti.
Je conseitlai à Ferdinand Ries de demeurer chez Beethoven
c'était aussi, après tout, chez lui pendant que i'irais
à l'auberge du village me retenir une- table.
--
Ce que nous fîmes.
Aprês quoi, ie décidai de faire une promenade. I1 n'était
pas èncorê très tard; le soleil était doux, et-ie ne regrettais
pas d'être seul pendant quelques instants. Je Fe promenai
à trauers les vignobtes. Lâ récolte, cette année-là, promettait
d'être abondante. Les grappes étaient lourdes, et le ioyeux
branle-bas des vendanges allait sans doute bientôt commencer.
Sur une petite colline, haute de vingt pieds à peine, se
dressait une-chapelle, auprès d'un énorme tilleul; sous l'arbre,
un bancl et c'e§t assis sur ce banc que ie trouvai Beethoven
lorsque je parvins au sommet du raidillon.
r07
, Nu-tête, il paraissait très fatigué, mais il n'avait rien d,un
homme decidé à quitter ce monde.
. ^ .Pq! quoi, c'est Ie comte musicien! s,écria-t_il, et aus_
sitôt il frappa l-e d.u plat de ra main, geste
u ' m'invirant
à m'asseoir à ôôté.ba-nc_
de lui. Et il enchaîna ;'
» Je me suis demandé toute la journée quelle seraitlapremière
personne que je verrais. cet idiot de jeùne Ries s,esi enfui-..
- Il est revenu avec moi, dis-je. Il a eu ucr pà".. -ïi
vous attend, chez vous.
Il pe-ut atrendre ! Et demair, j.. lui dirai ce que je pense.
^:
Qu'a-t-ildonc im-aginé qui ait p, i'.ffrry.r à. i, .o.t. ? parce
que j'écrivais en pleine nuit? Je devrai sans dout.lui d.-ander
la permission, lâ prochaine fois ?
- En toutnoncas, il amanque
assurémenr
eu terrib_lement peur, répliquai-je, et
d'affectioï porr ^uoüi i- i;g;;
.par
à leurs actes les^hommes fàits, si cela ,o,ri pr"it; mais"l&s-
qu'il s'agit-d'un être qui.est.nôo.. un peu.,r, .rrf.rrt, A;*;;-
dez-vous d'abord ce qui se passe en son cæur...
Beethoven me regarda, lei yeux grands ouverts mais resm
silencieux un moment.
- comme
homme
vous avez raison ! dit-il enfin. sans doute un
n'est-il vraiment mfir que lorsqu'il * p..*.t plus
à son cæur de lui faire perdre ltsprit. ri peui uôr, jo".i àÀ
mauvais tours, le cæur...
un bon cæur, fis-je aussitôt, vous cause parfois bien
du- chagrin !
Y..1.?, reprit Beethoven, marchons un peu ! La soirée
est-.si belle !
Il se leva et fit quelques pas; je le suivis sans rien dire.
Lorsque nous frimes coude à co.rae, il grissa sàr, bras sorrs
le mien, gesre amical qu'il faisait trèi raiement.
Je le sentais
t, rfpuyait, vraimenr sur moi, et je senrais" aussi q"U
::l-
etart heureux de se laisser guider.
ro8
Et sa voix, quand il se remit à parler, avait une douceur
inaccoutumée.
J'écrivais mon testament, la nuit dernière, quand ce
sot- garçon s'est mis en tête d'aller vous chercher. Et je
ne l'écrivais pas, mon testament, parce que je voulais mourirl
je l'écrivais parce que j'avais approché la mort de très près,
et que cette horrible frayeur était encore dans mon âme !
Ce n'est pas tous les jours qu'il vous est donné de penser
à la Fin et à tout ce que cela signifie...
Il était évident qu'il n'attendait aucune réponse de ma
part. Il poursuivit bientôt, et j'eus l'impression qu'il se
parlait à lui-même, bien plus qu'il ne cherchait à se confier
à un autre. Ou peut-être s'épanchait-il parce qu'il sentait
qu'il pouvait sans crainte le faire devant moi ?
suis condamné, Zmeskall. Il n'y a plus d'espoir.
- Jequelques
Dans années, je serai sourd au point que l'on
pourra tirer le canon à deux pas derrière moi sans que je
cille seulement... D'abord, i'ai pensé que tous les méde-
cins étaient des imbéciles, jusqu'au moment où je me suis
dit que, s'ils l'étaient vraiment, des imbéciles, ça devait être
la volonté de Dieu. Et comme un musicien ne peut pas vivre
sans entendre, j'en ai conclu que j'étais fini. Fini, parce que
Dieu le voulait ainsi !
Il se tut à nouveau, tandis qu'il marchait lentement,
appuyé sur mon bras. Puis, brusquement, il s'arrêta :
cela, dit-il, qui m'a fait réfléchir. Dieu n'a cer-
- Et c'est
tainement pas pu me faire naître, doué comme je le suis,
tout simplement afin de me couper les deux jambes sous moi
au dernier tour de piste et de me laisser gisant au bord de
la route comme une charogne. Et si Dieu n'a pas voulu cela,
me suis-ie dit aussi, il a dû me donner autre chose que le
chose qui me permettra de survivre. C'est
talent
- quelque
alors que j'ai cherché dans le tréfonds de mon âme ce qu'il
r09
pouvait. y avoir je voulais trouver ce qui m'était plus
-
nécessaire encore que mon talent si je devais vivre et accom-
plir la.volonté de Dieu... ce fut terriblemenr dur, Zmeskall!
Je ruais comme un cheval rétif. Je voulais me li-bérer, je le
voulais de toute la force de mon cæur malheureux ! Mais'à la
fin, j'ai dû céder... i'ai cédé, er me voici maintenanr le
joug sur les épaules...
Lentement et tout bas, d'une façon à peine perceptible,
il continua :
Cela veut dire : renoncer... Renoncer à tout ce qui rend
la -vie heureuse : aux relations amicales, à I'amitié, à l'âmour...
à toutes les simples er modestes joies de la vie. Il me faut
renoncer aux choses qui ont toujours tenté les hommes :
le succès, la célébritg les honneurs
bons et mauvais, désirent sans cesse... - tout ce que res cæurs,
J'étais profondément ému.
Beethoven! m'écriai-je, Beethoven, mon cher, mon très
- am!
cher- vous allez_ rrop_loin! vous pensez trop au côté
sombre des choses ! Il ne faut pas vous laisser abâttre de la
r.gltg. Croyez-moi, avant peu, vôus verrez tout sous un aspecr
différent!
Ces mots, je l9s-_ avais prononcés malgré moi, malgré ce
que je pensais. réellemenr, er parc.e que-je n,aurais pls pu
supporter qu'ils ne fussent pas dits.
Beethoven attendit tranquillement jusqu'à ce que j,eusse
1e-rryiqér
puis il plongea dans mes yeux un regard pénétrant.
Mais à. la gravité de ce regard, se mêlait un Je ne sais quoi
ressemblant à de la moquerie.
Ah ! oui ? Sa voix, si douce jusqu'ici, prenait sou-
dain- un ton sec.- Ah ! oui ? f e me lais§e abatire, n,est-ce
p?s I Je vois trop-le côté sombre des choses, n'esi-ce pas ?
Eh bien! fe ne pense pas exactement comme vous!... ô,est
que ie ne suis pas encore rour à fait sourd ! reprit-il avec vio-
IIO
lence. Il me reste encore quelques années avant ^qug ces
Àaudites oreilles me trahi§seni complètement ! Quelques
;-;;;.; que Dieu me laisse pour qY9 i: fasse ce qu'Il exige !
remplir à.la perfection chaque
Q".fqü.J années dont iç y._"*
chaque seconâe ! Je
Ài""t.,-batte*.ttt -prt ne §aspillerai pas un souffie,
DaS un de cæur, une pénsée, pas une sensation
A;i ;. soit pour ma misiiôn, pouf l'æuvre de ma vie! Ne
comprenez-vous pas ? Que -poüvez-vous savoir de moi, si
vous ne comPrenez Pas cela ?
nous avez déjà donné de grandes et magnifiques
- vous
choses, répliquai-ie avec ia même chaleur. Vous esdmez trop
peu tout ce que vous avez accompli.
' Grande§ et magnifrques,'aveô
assurément! Sornettes. qu'
- cela
tout ! N'importe "qui, les mêmes dons, aurait fait
de
---même... Mais personne, iustement, n'a les mêmes dons que
vous !

Il feignit de ne pas m'avoir entendu.


Ci.t, maintenant, maintenant, s'écria-t-ilr - que ce.la 1
de- l'importance ! C'est maintenant que nous allons voir si
Il-veut que
i,ai compris Dieu! si i'ai bien compris pourquois'abatte. sur
je deviehne sourd ! Pôurquoi Il a permis. g,re
moi ce mal terrible?... « Malgré tout »)r voilà les mots.qul.me
reviennent tout le temps à l'e-sprit. Ils m'aideront à déraciner
les arbres et à soulever les montagnes... Ils m'aideront à
donner à la musique uue forme entièrement neuve ! Je vous
^que
montrerai à tous le génie est unç bagatelle, un ier1...
Je vous montrerai cè que làtatent peut devenir dans les mains
â'.rn homme qui craihe au visagg {u destin!
- Une fois de
irl,rr, il était en prôie à une vive colère. Il levait
---:foingr r,, ài.1, et criait sa détresse
les aux lieux d'alentour.
aË i. a.tti' m'enchaîne au rocher, s'il le- veut! QY'il
croie À'avoir brisé ! Dieu est plus fort que le destin ! Dieu
III
m'a donné le courage- de _Le trouver, alors même que je
luttais sous le poids-des chaînes! I r:s-quelques anrreôs qui
me restent montreront qui je suis ! Et si mon cæur se brise
dans l'aventure, que lé diable lui-même en ramasse les
morceaux! Je ne.me-.baisserai pas pour l'aider... Mon æuvre:,
voil.à tour-ce qui m'imporre... er jè réussirai!
Il tremblait de tous ses membres, et, soudain, je le vis
devenir pâle comme la morr. Il étâit près de j,évanouir.
Passant un bras autour de ses épaulesr^ je le soutins et le
serrai contre mgii peu à peu, il sè caha. Mais, un insranr,
sans doute accablg prr sa üop grande fatigue, il posa la têté
sur ma poitrine. Puis, se dé§agèant lui-mémé ae mon bras,
il se redressa.
Avançons, dit-il.
-Mais après quelques pas, il s,arrêta de nouveau.
Durant toutes ces dernières années, vous avez été un
ami- admirable pour moi, Zmeskall. Je vous remercie du
fond de mon cceur. Mais à. partir de maintenanr, je ne
fàr.r.i
plus.avoir d'amis. A partif de maintenant, j'aürâi ,.rl.*errt
auprès de moi des gèns qui m'aideront dans ma tâche, car
il 3: faut pas que je-m'en-laisse distraire par rien...
Il,me pressa ]a..main, et je compris cornbien était grande
son émotion. Puis l'ombre d'un sourire se dessina sur ses-traits.
lvlais quand je serai sourd, tout à fait sourd, quand tout
ce-qul compte pour moi sera derrière moi, dans mon passé,
et que je ne serai plus bon à rien, alors vous viendrêz mé
retrouver"'
***
-.\9rr, il ne désirait plus sortir après dîner, ce soir-là, rle
dit-il comme nous approchions de sa maison. Ri.r iraii lui
chercher un léger rèpas à l'auberge, puis il se coucherait
tôt. Il me souhaita le bonsoir.
tt2
Il était trop tard pour songer à rentrer à Vienne. D'une part,
les chevaux étaient fatigués, et puis ne valait-il pas mieux
rester à Heiligenstadt cette nuit-là ?
Il n'y avait encore personne dans la salle à manger, quand
j'arrivai à l'auberge. Je commandai un dîner très simple, et
je venais de me mettre à table lorsque le ieune Ries entra,
rayonnant de joie.
- Oh !?monsieur
von Zmeskall, saurais-ie iamais vous
remercier Quel bonheur que vous soyez venu ! Il est de
nouveau tout à fait lui-même ! Quel bonheur que vous soyez
venu!
Rougissant plus encore, et les yeux brillants, il poursuivit,
en réponse à mon regard interrogateur :
donné une de ces leçons ! Il n'a pas ménagé ses
- Il m'a
paroles, je vous assure !
Et bégayant à force de rire, il aiouta :
même reçu une gifle!
- J'ai
Oui, je vois, répliquai-ie en riant à mon tour; tout
- donc rentré dans l'ordre.
semble
Et je tendis chaleureusement la main au brave garçon.
Je dois vite rentrer à présent, me dit-il. Le maître
- pas attendre quand il a faim.
n'aime
alors ! Vous trouverez certainement
- Dépêchez-vous,
quelque èhose de prêt à la cuisine... Dites donc, Ries, fis-ie
en le-rappelant, je pense qu'il serait préférable de ne parler
à personne de ce dont vous avez été témoin, hier et aujour-
d'hui...
naturellement, s'écria-t-il. Jamais, iamais, tant
- jeMais
que vivrai !
Et il disparut dans les cuisines.
Bientôt,- la salle se remplit de paysans et d'ouvriers reve-
nant de leur journée et qui se rassemblaient ici, comme chaque
soir sans doute, pour prendre un verre. C'étaient des hommes
II3
solides au visage sympathique, et cela me fit grand bien
d'écouter leurs joyeuses plaisanteries.
Le lendemain matin, je demandai ma voiture à six heures,
et deux ou trois heures plus tard seulement, j'étais assis
dans mon bureau de la légation, ayant une fois de plus repris
le harnais de la routine quotidienne.

***
Si l'expression n'était pas si familière, l'occasion nous
serait donnée ici de rappeler que « la soupe n'est jamais
mangée aussi chaude que quand elle cuit )). Vraiment, le
contraste entre un choc intérieur et les résolutions qui en
sont nées, d'une part, et d'autre part, la manière plutôt
indolente et indécise dont ces résolutions sont mises en pra-
tique dans la vie de tous les jours, ce contraste n'est peut-
être iamais plus frappant que lorsqu'il s'agit d'un esprit
remarquable chez qui le pendulum animæ est suiet aux oscil-
lations les plus extravagantes.
Reconnaissons-le : ceux qui ignoraient à quel point avait
été douloureuse, atroce, la crise récente de Beethoven, et le
considéraient tout simplement comme un grand artiste excen-
trique auraient difficilement perçu un changement quelconque
dans son comportement quotidien après ce mois d'octobre de
r8oz. Après tout, il avait touiours été grand travailleur, et
le fait qu'il avait maintenant l'habitude de s'enfermer pen-
dant des jours et des semaines entières dans une solitude
inexpugnable, interrompue seulement de-ci de-là durant
quelques heures, soit par des conversations joyeuses et
même vulgaires dans une taverne, soit par des entretiens
sérieux, passionnés avec des amis très cultivés ce fait,
aux yeux des étrangers, n'impliquait certainement pas une
transformation importante de son êue intime.
TT4
Il reste pourtant que cet impératif catégorique sous la loi
duquel Beethoven vivait alors, et la course épuisante entre
son travail acharné et la surdité menaçante dominaient
désormais tous ses actes, toutes ses aspirations, pendant
ses heures de veille et de sommeil, et même durant les brefs
moments où il s'octroyait un peu de délassement ou de repos.
Cette domination à laquelle il se soumettait corps et âme
était si complète, si exclusive, qu'aujourd'hui encore, après
tant d'années, ie reste éperdu d'admiration devant la manière
dont Beethoven sut et put endurer pareil surmenage.
Dieu merci! les médecins avaient posé un diagnostic qui
n'était pas tout à fait exact : l'inexorable progrès du mal vers
la surdité totale se frt beaucoup plus lentement qu'ils ne
l'avaient prévu. De fait, seize années se passèrent encore
avant que n'arrivât le terrible moment où, comme Beethoven
l'avait dit lui-même, « on aurait pu tirer le canon à deux pas
derrière lui sans qu'il cillât ». Et autant le dire ici, avant la
fin de ces seize années, une nouvelle crise survint dans l'évo-
lution artistique de Beethoven durant laquelle il eut à résoudre
des problèmes et à prendre des décisions d'un caractère tout
difféient; dans cet ordre de choses, la surdité n'allait en rien
enmaîner les conséquences que le compositeur avait prévues
en l'année r8oz. Mais, de ceci, je parlerai d'une façon plus
détaillée en temps voulu.
Pendant la première partie de cette période exacte-
ment pendant dix ans, fusqu'en rSrz vie, ie l'ai dit,
- sa discipline
fut gouvernée par cette rigoureuse, exigeante inté-
rieuie et par
-pluscette résolution inébranlable de tirer de lui-
même, le rapidement possible et en mettant à dure
épreuve toutes ses énergies vitales, le meilleur de ce qu'il
avait encore à donner; par cette résolution de créer, durant
le temps qui lui restait encore, une æuvre si grande et si
significative que, lorsque la fin serait là, inéluctable, il trou-
II5
verait un refuge contre le désespoir dans la consolation même
de cette æuvre, dans le résultat durable d'une existence
pleinement accomplie.
I1 est surprenant de voir combien sont nombreuses les
personnes
- et parmi
d'une intelligence
celles-ci des hommes et des femmes
supérieure alliée à une vraie sensibilité
et à une grande expérience de la vie
- quiqu'elles
rien de ce qui se passe devant elles alors
ne remarquent
assistent
à un drame sans doute unique; qui ne se demandent même
pas comment une telle chose a été possible. De r8oz à r8rz,
Beethoven composa chef-d'æuvre sur chef-d'æuvre, et cette
merveilleuse abondance dans son travail créateur réalisait la
promesse qu'il avait faite de donner à la musique une forme
complètement neuve. Toutefois, à ma connaissance, personne
rre se montra particulièrement étonné de cette somme incroya-
ble de recherches et de réussites artistiques. Chacun se
contentait d'observer que Beethoven « avait un talent tout
à fait extraordinaire, vous savez... ». Et, l'esprit satisfait,
après avoir prononcé ces mots qui ne signifiaient absolu-
ment rien, les gens trouvaient « parfaitement naturel » qu'un
homme possédant ce « talent » créât ces chefs-d'æuvre qui,
en réalité, correspondaient, pour Beethoven, à une lutte de
tous les instants.
Au cours de ces dix années, de 1'« Héroïque » à la Hui-
tième, naquirent six symphonies, chacune d'elles modèle de
beauté et de profondeur. Il y eut aussi « Fidelio », deux concer-
tos pour pianor.un conceryo pgyr violon, un triple concerto
pour piano, violon et violoncelle. Il y eut des sonates pour
piano, des sonates pour violon, des trios, des quatuors et
de nombreuses ouvertures. Et toutes ces æuvres étaient
de grande importance. En même temps, Beethoven donna
tout un petit trésor de compositions diverses, écrites en guise
de délassement, comme on dit. Aucune de ces composi-
tt6
tions n'est sans valeur, et beaucoup sont délicieusement
originales.
En dressant cette liste, c'est volontairement que ie ne suis
pas entré dans les détails au suiet de la relation inuinsèque
de ces æuvres entre elles, ou de leur diversité de forme. Je
les ai citées simplement pour indiquer leur importance.
Personne, parmi ceux qui sont capables d'apprécier comme
il convient tout ce qu'elles représentent et signifient, ne niera
qu'une telle production, en dix années à peine
mois, cinq cents semaines - centchacun
tient du miracle. J'invite
vingt
-
à étudier une liste des créations de Beethoven durant cette
période et, sur cette base, à calculer combien de mois, de
semaines et de jours il a consacrés à chaque ceuvre séparé-
ment. Si même toutes ces compositions n'étaient que des
ou moins longs et agréables,
morceaux
- plus
et rien d'autre, - mélodieux
elles ne constitueraient pas moins une ceuvre
d'ensemble extraordinaire par l'effort que l'artiste s'est imposé
à lui-même et la victoire qu'il a remportée. Pourtant, que
ces dix années aient vu naître vingt et même trente Guvres
dont chacune, en son genre, et de telle ou telle façon, donne
à la musique.« une forme entièrement neuve » cela, ie ne
cesserai jamais de le répéter, fait de ces dix -années de la
vie de Beethoven un exemple unique dans l'histoire de l'effort
intellectuel et artistique.

***
Cefut l'« Héroïque » que le maître nous donna d'abord.
Il la composa durant le printemps et l'été de r8o3, dans la
forme immortelle que nous lui connaissons auiourd'hui. C'est
elle, le premier fruit de cette évolution intime qui s'acheva
dans la cristallisation de la personnalité de Beethoven, lors
r17
de la crise de I'automne r8oz, crise qui amena ce fruit à
pleine maturité.
Jusqu'à la fin de sa vie la « Missa Solemnis »,
- malgré
malgré la « Neuvième Symphonie » Beethoven lui-même
considéra l'« Héroïque » comme son- æuvre la meilleure. Si
ce jugement est sans nul doute erroné (erroné, car
l'« Héroïque » et Ia Neuvième ne peuvent se comparer) il
est certes compréhensible. En écrivant l'« Héroïque », Beet-
hoven se découvrait; c'était dans cette nouvelle série de
créations, la première qu'il arrachait au destin, et, tout en
luttant contre le destin, il trouvait Dieu. C'était la première
fois qu'en créant il pouvait se sentir immortel. Car personne,
sinon lui, n'aurait pu écrire l'« Héroïque » : aucun musicien
ne parviendra iamais à surpasser ce qu'il fit là pour Ia pre-
mière fois insuffier à l'humanité tout entière la haute
- âme.
qualité de son
***
Voici que j'ai dit ce qu'est vraiment 1'« Héroïque ». Ce
n'est pas seulement une æuvre d'art d'une beauté parfaite,
créée par Ia main infaillible d'un maître.
C'est aussi un message, un évangile. C'est un témoignage
de l'esprit qui seul est capable de donner à l'existence ce
qui la rend supportable : une intention dépassant les limites
de la vie et de la mort.
Lorsque les vieux messieurs chenus déclarent préférer
l'époque de leur jeunesse et ne trouvent dignes d'aucun éloge
les jours présents, ils s'exposent aux sourires apitoyés et
même au mépris non dissimulé de la présente génération.
C'est un risque que ie veux prendre ici. Si la jeunesse d'aujour-
d'hui se moque de moi, je n'en conclurai pas moins que c'est
mor qur ar rarson.
rr8
Ceux d'entre nous qui arrivaient à la fleur de l'âge pendant
ces dix années où Beethoven livrait son message le rece-
vaient, i'en suis certain, de tout leur cæur et de toute leur
âme. Je suis certain que nous l'entendions, qu'il nous
émouvait iusqu'au plus profond de nous-mêmes, et qu'il
nous formait. Tous les cæurs peut-être ne vibraient pas de
la même façon, mais tous saisissaient la signification du mes-
sage. Nous accueillions avec foi la vérité éternelle qu'il portait.
Qui donc, « nous » ? Je pourrais citer vingt, trente, qua-
rante nomsl les noms d'hommes très distingués et occupant
les situations sociales les plus diverses, mais qui tous étaient
captivés par Beethoven et par son art imprégné d'humanité,
au point de se sentir liés en une sorte de communion secrète
excluant ce qui d'autre part les divisait liés dans leur iuste
et admirative appréciation du don qui-leur était fait, à eux
et au monde entier, chaque fois que Beethoven produisait
une nouvelle æuvre. Mais en outre, et ceci est probablement
beaucoup plus significatif, il y avait cette foule innombrable
gui, chaque fois qu'une æuvre de Beethoven était iouée,
lui réservait sans se tromper l'accueil qu'elle méritait. Ce
public anonyme composé de tous ceux qui à Vienne aimaient
la musique, n'avait besoin, pour comprendre le message
de Beethoven, que de son instinct et de sa vive sensibilité.
Je tiens pour une preuve du haut goût intellectuel qui était
en ces années celui du peuple de Vienne Vienne d'avant
le Congrès - du.cemaîtrer
ceci: en dépit de ce que l'art d'æuvr.e
en ceuvre,-exigeait de la compréhension des auditeurs, il
trouva dans notre ville cette adhésion à son audace, à son
sens éthique et émouvant, compréhension qui encouragea
Beethoven sur la route des efforts touiours plus grands,
touiours plus ambitieux.
Je ne Crains pas que l'on me contredise lorsque i'affirme
qu'aujourd'hui, après tant d'années, tout ce qui reste du
II9
jugement de ces gens, de leur enthousiasme et de leur sym-
pathie, c'est ce que nous, quelques vieux survivants, avons
pu transmettre à l'époque présente, pleine de vanités et
d'abdication spirituelle.
Certes, le public d'auiourd'hui éprouve encore un certain
respect, une certaine admiration pour le nom de Beethoven,
et la plupart des gens veillent à ne pas se faire remarquer
en décriant son ceuvre, mais la vérité est que la majorité
des Viennois, comme aussi la plupart de ceux qui imposent
les modes en musique, trouvent l'æuvre de Beethoven trop
sérieuse et trop difficile, et, disons-le, fort ennuyeuse. Mais
surtout ils n'entendent plus le message qu'elle contient. Ils
ne « sentent » plus. Leur âme est comme endormie. Les
exécutions des symphonies de Beethoven nous en enten-
dons encore de temps à autre, malgré tout- sont autant de
-
sermons dans le désert. Personne ne les comprend bien.
Les grommellements d'un homme vieillissant, pense-t-on ?
Mais je vais vous montrer comment les Viennois de r8ro
comprenaient ce génie, et, d'autre part, à quel point les
Viennois de r83o manquent de discernement.
Prenons d'abord ce dernier point.
Quelle musique joue-t-on dans notre Vienne moderne ?
Rossini et encore Rossini. Q,ri va-t-on entendre jouer ?
Hummel, Moscheles, et les autres virtuoses à la mode du
clavier. Plus vides et superficiels sont les rondeaux, les
concertos, les fantaisies et les variations entendus, plus
bruyants les applaudissements. Il me répugnerait de citer
aucun nom; mais lorsqu'un jour je demandai à l'un de ces
si fameux pianistes pourquoi il ne jouait jamais du Beethoven,
telle ou telle sonate, par exemple, il me répondit : « Mais ce
serait « peine d'amour perdue », mon cher monsieur ! Je me
désarticulerais les doigts et le public ne ferait que bâiller ! »
Cependant, il y a deux ans, ici à Vienne même mourut
r20
dans la pauvreté et la solitude, complètement méconnu, un
homme dont toute une pile d'ceuvres parmi les meilleures
non éditées et jamais encore jouées -
se couvre rapidement
-
de poussière dans quelque chambre de la maison de son frère.
Cet homme s'appelait Franz Schubert.
Cette preuve suffit, je crois.
Mais que se passait-il, il y a vingt ans ?
A cette époque, l'æuvre de Beethoven n'ennuyait per-
sonne. On ne trouvait pas que I'on se désarticulait les doigts
en jouant ses sonates. On écoutait ses symphonies et sa
musique de chambre avec un intérêt réel, une émotion véri-
table.
Et j'ai de cela une preuve, plus convaincante encore que
l'enthousiasme du public, preuve qui impressionnera les
plus sceptiques.
Le proiet en avait même été ébruité avant que l'invitation
reçue par Beethoven à se rendre à la cour de Jérôme à Cassel
ne portât ses fruits : trois Viennois de la haute société s'enga-
geaient par contrat légal à faire à Beethoven une pension
de six mille florins lusqu'à sa mort, à la seule condition qu'il
demeurât à Vienne. Ces mécènes, en prenant semblable
engagement ne revendiquaient .aucune part de ce que lui
rapporteraient ses æuvres, ne stipulaient aucune exigence.-
moins encore aucune directive concernant sa production
à venir. Et cette promesse fut-faite en un temps où tous
parmi nous, de même que ces trois bienfaiteurs, ne doutions
nullement que Beethoven devînt complètement sourd dans
les quelques années suivantes et incapable dès lors de pour-
suivie son travail créateur. En d'autres mots, il devait vivre
de cette pension des années, de très nombreuses années
peut-être, après que la source même de son art se fut tarie.
Ôn m'objectera que les bienfaiteurs de Beethoven étaient
fortunés, et que chacun d'eux pouvait assurément donner,
r2l
par an, le tiers de six mille florins. Obiection facile. Car,
d'une part, j'ai remarqué que les personnes riches sont en
général moins disposées à se séparer de leur argenr que
d'autres dont les revenus sont beaucoup plus modestes; et
surtout je sais qu'en matière d'argent, tout particulièrement,
le geste est la dernière chose à laquelle on se résout : les gens
fortunés ne peuvent donc donner de plus grandes preuves
de la fermeté et du désintéressement de leurs convictions
qu'en soutenant celles-ci pécuniairement.
Je ne voudrais pas omettre de rappeler aussi et peut-
être est-ce encore plus important que les sacrifices - financiers
des trois mécènes
eux-mêmes se mettaient- le fait que des musiciens fort pauvres
régulièrement et gracieusement à la
disposition de Beethoven pour exécuter ses æuvres. Ils se
félicitaient de servir ainsi l'homme dont ils révéraient l'incom-
parable génie.
*
**

Je ne pense pas que la génération actuelle puisse prouver


finalement qu'elle a raison de rester indifférente à l'æuvre
de Beethoven et au message humain de cette æuvre.
Au contraire, j'en suis persuadé, les idéals que Beethoven
a exprimés par son art seront. un jour les siens. Je suis
convaincu que ce « noblesse oblige » inhérent au concept de
l'existence humaine renaîtra une fois que seront refermées
les plaies ouvertes par le siècle dernier sur notre continent)
et que se sera levée une génération avec du sang plus rouge
dans les veines et des cæurs aux battements plus virils. Et
parce que j'ai la conviction que Beethoven est un des plus
grands propagateurs de ces idéals (sinon le plus grand) qui
aient vécu à mon époque, i'essaye auiourd'hui autânt
que mes forces diminuées me le permettent de sauvegarder
une image authentique de sa personnalité, -de la sauvegarder
r22
à travers notre ère incapable et superficielle, et de la trans-
mettre à un avenir animé, grâce à une compréhension nou-
velle de ses æuvres mêmes, du désir de redécouvrir l'homme
qui écrivait cette musique unique, puissante, grandiose.
Quelles que soient les fautes que l'on puisse imputer au
dix-huitième siècle, on doit cependant reconnaître que ce
siècle fut une des rares périodes qui aient voulu replacer
l'homme et sa dignité intrinsèque au centre de tout système,
et comme le critère de toutes les valeurs. Ce fut une de ces
époques qui devaient découvrir que, pour l'homme, le concept
de liberté est synonyme de discipline morale, et que si
l'homme veut seulement donner à cette notion sa véritable
et entière significationr- il n'a besoin d'aucune abstraction
pour le guidér vers l'Éternité et vers la foi libératrice qui
efface tous les doutes et toutes les souffrances; il n'a plus
besoin d'aucun de ces adjuvants tabous des dogmes religieux,
des organisations politiques ou autres sectes, obscurantistes
ou spiritualistes. L'homme vraiment représentatif du dix-
huitième siècle croyait en lui-même et en sa valeur humaine.
Aucune autre croyance !e lui était nécessaire pour qu'il se
sentît lié avec Dieu et l'Eternité, car Dieu et l'Eternité, il les
portait en lui. Dieu et l'Éternité étaient tout simplêment
l'expression de ce qu'il y avait de meilleur et de plus pur en
lui du principe spirituel d'où lui était venue
- l'expression
sa dignité humaine.
L'homme vraiment représentatif du dix-huitième siècle
possédait ce qui manque à nos contemporains, et dans une
mesure si décourageante il possédait la grandeur d'âme. Il
connaissait le respect, et- non la crainte; la fierté et non la
vanité; il connaissait la liberté, mais non la licence; le pouvoir,
mais non la tyrannie; il savait que le Destin peut réserver
de terribles adversités, mais il savait également ce dont il
était capable pour supporter ces adversités et en triompher.
r23
Tout cela constituait pour lui un idéal qu'il croyait possible
d'atteindre à chaque individu, comme à l'huma-
- possible
nité dans son ensemble.
Tout ceci le grand idéal de l'être humain convaincu
de sa valeur et- de sa dignité personnelles, de sa force morale,
de son aptitude au bonheur et de son lien avec l'Eternité
tout ceci se trouve dans la musique de Beethoven. Allant -
plus loin, on peut même dire que la seule raison d'être de sa
musique était de proclamer au monde cet idéal, et de le
réaliser et, par le fait même de l'avoir atteint, de prouver aux
hommes que ce n'était pas une ombre, mais une réalité
peut-être la seule réalité qui existe : celle de l'Esprit, -de
l'Eternel et de l'Absolu.
Au début, la Révolution française n'était essentiellement
rien d'autre qu'une tentative de faire passer ces idéals qui
hantaient la pensée de l'homme dans la réalité de la vie
quotidienne. C'était une entreprise héroïque, inspirée par
une foi sincère. Mais son erreur la plus grave fut de croire
que les masses populaires étaient mûres pour mettre en
pratique des idées si élevées et que, par instinct, elles sauraient,
une fois libérées du foug de l'obscurantisme, répondre à leurs
exigences. Et c'est alors que la Révolution échappa au contrôle
de ses chefs véritables, de ceux qui l'avaient propagée, pour
tomber aux mains de la populace.
Puis vint celui qui savait que les idéals du dix-huitième
siècle ayant abouti à la Révolution française ne pourraient
être sauvés pour l'humanité que si I'on mettait fin au chaos
en rétablissant le droit et I'ordre. I1 n'existe en ce monde
aucun autre moyen, pour atteindre ce but, que d'employer la
force et la discipline militaites, gue de soumettre un pays au
principe hiérarchique de l'autorité absolue. Celui qui sau-
verait la France du chaos révolutionnaire ne pouvait être qu'un
génie militaire exceptionnel.
r24
Je ne doute pas, quant à moi, de Ia sincérité de Napoléon
au commencement, quand il considérait le redressement poli-
tique et militaire de la France simplement comme le moyen
de sauvegarder les idéals de la Révolution et du dix-huitième
siècle. C'est pourquoi tous les hommes anxieux de voir pré-
servés ces idéals accordèrent à Napoléon leur entière sym-
pathie. Cependant survint ce facteur dont les exemples
abondent dans l'histoire : la puissance et la force sont si
intimement liées que l'homme qui se trouve tout à coup en
possession de la puissance en vient
sa volonté
- le plus souvent malgré
à la violence. Mais la violence appelle Ia violence;
-
et la conclusion de tout cela ne nous est que trop connue,
à nous qui avons bu la coupe iusqu'à la lie, à nous qui avons
vu désolation, épuisement, faiblesse et misères sans nombre.
Enfin, le chaos matériel, dont était née la puissance devenue
despotisme, entraîne avec lui le chaos spirituel, la ruine
des idéals eux-mêmes par la poursuite desquels le cercle
vicieux avait commencé.
« Chaos spirituel. » C'est délibérément que f'ai employé
ces mots; ils ne sont nullement exagérés Pour désigner le
spectacle qui se présente aujourd'hui aux yeux de tout obser-
vateur impartial.
En France, nous avons eu la farce grâce à laquelle un
Louis XVIII a pu remonter sur le trône de ses pères lors-
qu'il eut signé, et iuré de respecter une constitution qui porte
toutes les marques de la phraséologie révolutionnaire, une
constitution qui fait fi de tout ce que lui, le roi, et les tra-
ditions qui lui sont attachées représentent. Il n'est pas éton-
nant que cette farce éclata, voici quelques mois, comme
une bulle de savon.
Le reste de l'Europe, pendant ce temps, l'Europe de la
Sainte-Alliance, est gouverné par cette même force brutale
que les ennemis vainqueurs de Napoléon proclamaient vouloir
r25
combattre. L'Europe d'aujourd'hui est mise sous le joug
de cette tyrannie insidieuse et adroite qui, à la longue, jettera
le discrédit sur la liberté, et la supprimera. Certe tyrannie
obscurantiste est apparemment celle qui convient le mieux
pour diriger un monde épuisé et sans espoir.
Pourquoi en voudrais-je à Metternich de n'être rien d'autre
qu'un mélange à la fois du duc d'Otrante et du comte de
Talleyrand toutefois du cynisme du premier
- dépourvu
et de l'intelligence remarquable du second ? Pas plus que je
ne reproche au peuple, après tout ce qu'il a enduré, d'avoir
permis à un homme tel que Metternich de s'instituer maître
de ses destinées. Mais je me refuse à considérer la situation
actuelle des peuples allemands autrement que comme
pitoyable, et à ne pas voir qu'il s'agit là d'un mal
raire, je l'espère amené par le découragement, - tempo-
par un
-
reflux des forces spirituelles, des forces essentielles.

***
Les préoccupations intellectuelles de Beethoven étaient
fort limitées. Disons-le, très souvenr il se souciait à peine
des problèmes agitant son époque. Il attachait quelque-inté-
rêt aux événements qui agitaient son époque, seulement
lorsque ces événements faisaient appel à ses sentiments ou
à ses convictions morales. Parfois, il prenait ardemment
parti pour ceci ou cela et ensuite, n'écoutant encore que son
cæur, il condamnait le même obiet de la controverse avec
autant de chaleur qu'il l'avait défendu la veille. Mais c'était
précisément dans ses instincts, dans ses sentiments et dans
ses convictions qu'il demeurait inébranlable. Je n'ai connu
que lui qui ait ainsi continué à croire à la dignité et à la valeur
de l'Homme pendant, et malgré, la terrible défection des
quarante dernières années. Il continua à y croire sans res-
tz6
triction aucune, voyant imperturbablement en elles une vérité
pure et simple. A travers tous les désordres, les capitulations
et les croyances trahies de ce temps, il a sauvegardé, pour
notre bien à tous, ce qu'avaient d'immortel et de tous les
temps les idéals du dix-huitième siècle, en donnant à ces
valeurs une expression aussi immortelle, aussi éternelle dans
sa beauté artistique que les idéals eux-mêmes.
Et donner à la vérité qui était sa propre vérité une forme
d'immortelle beauté, voilà précisément ce que Beethoven
considérait comme la mission de sa vie.
Si ie tiens les idéals humains auxquels Beethoven croyait
pour élevés et précieux entre tous, et s'il ne me plaît de ne
céder en rien sur ce point, cela ne regarde que moi, et j'admets,
en théorie, que d'autres puissent contester la valeur de ces
idéals. Cependant, qu'un homme les défende de la manière
dont Beethoven les a défendus, qu'il leur sacrifie tout et
supporte le pire pour les faire triompher; que rien, pas même
des événements qui bouleversent le monde, ne l'empêche
d'accomplir une tâche surhumaine qui sera, de ces idéals,
un témoignage magnifique digne de tous les temps voilà
ce qui me donne le droit incontestable d'user à son - suiet
d'un terme qui l'élève au Parnasse de l'humanité et jusque
dans le giron des dieux, voilà ce qui me donne le droit de
dire de lui : il était grand.

***
Seulement, la grandeur implique l'universalité. Personne,
et l'artiste moins que quiconque, ne peut aspirer à la grandeur
s'il lui manque l'essentiel des vertus et de l'expérience
humaines.
Loin de moi l'intention de choisir ici quelques æuvres
de Beethoven et de me lancer dans une dissertation de
r27
professeur sur la signification extra ou supra-musicale. Je
suis adversaire de telles méthodes, et d'ailleurs, je me hâte
d'ajouter que Beethoven lui-même s'opposait à ce que l'on
cherchât à voir dans ses æuvres de la musique descriptive.
« Quand vous écoutez ma musique, disait-il, ie ne vous
demande pas de « penser », !e vous demande de « sentir ».
Si vous ne la « sentez » pas, c'est que ie suis un bousilleur,
ou bien que vous êtes des philistins... »
Car son langage était la musique. Et l'essence même de
la musique est d'aller droit à I'âme, sans avoir recours à la
pensée abstraite ni à la vertu logique et descriptive des mots.
Mais il faut souligner néanmoins que l'æuvre de Beetho-
ven touche à tous les aspects de la nature humaine. Du
pathos le plus élevé aux sentiments les plus simples, de
l'humble au sublime, de la communion la plus intime avec
la nature au rayonnement extrême de l'âme, du respect le
plus grave à la foie Ia plus libre, de la véritable piété à l'ins-
piration païenne, elle contient, en mille formes variées, tout
ce qui est capable de remuer, de déchirer et de faire renaître
notre cæur. Elle est un vrai microcosme reflétant le vaste
univers, un miroir frdèle de l'existence humaine dans ce
qu'elle a de plus divers et de plus profond.

***
Et c'est iustement parce que, chez Beethoven, le senti-
ment, la pensée et l'expérience étaient étroitement liés à
sa foi en l'homme, en la valeur individuelle de l'homme, en
ses responsabilités et en son avenir, que son sens de la vie
l'a rendu incapable de lui faire trouver jamais un intérêt
quelconque dans ce qui est négatit douteux, mesquin et
bas.

rz8
Il n'était pas seulement un grand homme. Il avait l'âme
grande'
***
En r8oz, Beethoven était encore jeune, même d'allure et
d'aspect. Petit mais fort, la chevelure noire, les yeux brillants,
il avait le teint d'un homme en excellente santé et des gestes
pleins d'énergie. Dix ans plus tard, prématurément vieilli,
il avait les cheveux gris et paraissait las, épuisé. Si parfois
il pouvait encore s'emporter fiévreusement, de colère ou
d'enthousiasme, on ne devinait que trop qu'il avait à famais
perdu la vivacité rayonnante de sa jeunesse. Il venait d'avoir
quarante-deux ans.
De très nombreuses personnes, alors comme aujourd'hui
encore, ne manquèrent pas d'attribuer ce déclin prématuré,
chez un homme qui avait joui auparavant d'une robuste
sânté, à une vie déréglée. On parla d'excès amoureux et
d'excès de table. Aucune accusation ne pourrait être plus
stupide ni plus mensongère. La somme de travail que fournit
Beethoven durant ces dix années suffit à expliquer son vieil-
lissement. Mais il se uouvera touiours des gens pour prendre
plaisir à souiller ce qui est radieux et à traîner dans la pous-
sière.ce qui est noble. Aussi vais-ie replacer les faits sous leur
vral lour.
Toute sa vie, Beethoven aima le vin, et tout célibataire
qu'il fût, il ne dédaigna jamais les femmes. Mais c'est pur
mensonge que de parler de débauches, même occasionnelles.
Il n'avait ni le goût de ces plaisirs, ni le temps de s'y adonner,
et ses aspirations spirituelles, ses préoccupations constantes
et enthousiastes du grand but qu'il se proposait, furent pour
lui des dérivatifs infaillibles aux tentations de l'existence.
Et si pourtant il faut chercher à son déclin prématuré
d'autres raisons que la prodigieuse dépense d'énergie qu'il
r29
fit dans sa course contre la surdité, on les trouvera dans un
domaine d'où rien n'est plus éloigné que le vice. Beethoven
donna toujours énormément de souci à ses amis
à tous ceux qui, pensant à son æuvre, souhaitaient qu'il - cornme
restât
en bonne santé par son incorrigible négligence à l'égard,
précisément, de-sa santé. Toujours, il fut de ces êues qui
considèrent leur corps comme une simple machine soumise
à leur esprit, à leur intelligence et à leur âme. Il ne lui vint
jamais à l'esprit que les meilleures machines se déuaquent
un iour si on les soumet à un labeur ininterrompu. Il jouait
avec sa santé, mais si l'un d'entre nous avait le courage de
lui en faire la remarque et de Ie supplier de mener une vie
plus rationnelle, ou bien il se mettait à rire avec mépris, ou
bien il entrait en colère et traitait l'ami bienveillant d'imbécile
qui ne comprend rien à rien, d'importun qui ferait beaucoup
mieux de se mêler de ses affaires.
On sait que Beethoven n'eut jamais de logement sim-
plement confortable. Il louait de petits appartements, un
peu au hasard, et en changeait sous le moindre prétexte.
Souvent même, il en occupait deux à la fois. A mesure que
la surdité croissante et un travail de plus en plus pénible
le rendaient plus irascible et plus intraitable, sa réputation
de locataire difficile lui ferma la porte de très nombreuses
maisons avant même, bien souvent, qu'il se présentât. Il ne
cessait d'avoir des différends, ou même de se quereller, avec
les domestiques ou les gens qui s'occupaient de lui. Parfois,
il se trouvait en face d'hommes et de femmes qui lui men-
taient, le uompaient ou le volaient; ou bien alors il accusait
sans raison d'autres domestiques et leur faisait des scènes
injustifiables. Aucun ne demeurait longtemps chez lui. Je
le sais mieux que personne, car chaque fois qu'un serviteur
devait faire ses paquets ou s'en allait de son propre gré,
Beethoven me demandait de lui trouver rapidement un
r30
remplaçant. I1 essaya à plusieurs reprises de diriger lui-
même son ménage, de prendre ses repas chez lui, à des heures
régulières de mener en quelque sorte une vie bourgeoise,
mais s'il y- réussit de temps à autre, en définitive de telles
expériences furent vaines. Il lui était impossible de s'habituer
à un genre d'existence extérieurement aussi bien ordonné.
S'il avait commandé son dîner pour six heures, il rentrait
à dix. Et c'est ainsi qu'il finissait toujours par reprendre
l'habitude des cafés et des restaurants où il pouvait manger
ce qui lui plaisait aux heures qui lui plaisaient. Alors, après
des séances .de travail intense pendant lesquelles il avait
perdu toute notion du temps, il se mettait à table avec un
appétit d'ogre. Et iI combinait des menus compliqués er
irrationnels.
Quand ces dîners l'avaient bien indisposé, il éclatait
en invectives contre « la détestable cuisine qu'on lui servait
partout »!

Aussi longtemps que ie connus Beethoven, il souffrit de


malaises qu'entraînent nécessairement de tels désordres
-
de coliques qui souvent étaient assez graves. Plus d'une fois,
il tomba sérieusement malade et dut garder le lit des semaines
entières. Chaque fois, il commençait par suivre scrupuleu-
sement les prescriptions du médecin, afin de se remettre
rapidement, mais il les oubliait dès le moindre signe de
guérison et reprenait aussitôt ses néfastes habitudes. On ne
peut douter, je le crains, que la maladie de foie qui finale-
ment l'emporta fut le résultat de toutes ces imprudences,
et qu'elle le menaçait depuis des années déià.
Dans sa manière de se vêtir, Beethoven témoignait de la
même négligence. Ne se souciant presque jamais du temps
qu'il faisait ni de la pluie, il n'était pas rare qu'il rentrât
I3I
chez lui uempé jusqu'aux os et se mît au travail sans même
changer d'habits. De temps à autre, il achetait du nouveau
linge ou quelques nouveaux vêtements des plus disparates;
alors, tout aise, il se disait qu'il n'aurait plus à s'occuper de
ces questions pendant trois ou quatre ans... jusqu'à ce qu'il
s'aperçût qu'une fois encore, lorsqu'il se trouvait en société,
sa tenue manquait par trop de la plus simple correction.
Chez lui, il portait toujours une vieille robe de chambre
très usée. Lorsqu'il se rasait, ce qui n'arrivait pas très souvent,
ille faisait avec une telle impatience qu'il devait ensuite
passer plus de temps à soigner ses coupures qu'il n'en avait
mis à se raser. Partout dans l'appartement, les tables, les
chaises, les armoires, le piano croulaient sous les piles de
manuscrits et de papier de musique, si bien que les visiteurs,
s'ils voulaient s'asseoir, ne pouvaient espérer trouver qu'une
chaise caduque, impropre désormais à supporter le poids
des manuscrits et des livres.
Il fallait rapporter ici ces excentricités qui montrent que
si, en Beethoven, l'homme et le musicien ne faisaient qu'un,
c'était le musicien qui l'emportait.

La plupart de ceux qui ont approché Beethoven et il


en venait de très loin, pour témoigner leur estime -et leur
admiration comprirent parfaitement ces choses. Assuré-
-
ment, beaucoup se sentaient navrés devant les réalités pénibles
de son existence quotidienne, mais ils comprenaient aussi
que c'était la rançon d'une existence toute tendue vers un
seul but. Mais il était inévitable que des esprits malveillants,
mesquins, superficiels, essayassent de donner à l'artiste qui
menait cette existence la réputation d'un « détraqué » et que,
insensibles à la profondeur de son æuvre, ils y cherchassent
des traces de folie.
r32
On se tromperait si l'on supposait que Beethoven se fût
laissé impressionner par tanr de sottises basses et pitoyables.
Il y ripostait avec sa brusquerie légendaire qui, parfois, il
faut le reconnaître, frisait la fureur. Et quand j'assistais à
de tels éclats de colère, je me réjouissais toujours du plus
profond de mon cæur. Car, à l'égard d'un grand nombre de
personnes, c'était la seule façon qu'il eût d'imposer sa per-
sonnalité.
Mais on se tromperait aussi en supposant qu'il souffrait
de cette existence pénible et déréglée. Il n'en souffrait nul-
lement. C'est à peine s'il s'en rendait compte. Tout ce qu'il
demandait, c'était qu'on ne se mêlât point de ce qui ne regar-
dait que lui seul, qu'on ne le dérangeât pas dans son travail.

Il existe deux manières d'échapper aux divertissements


du « monde extérieur » : un genre de vie régulier et bien
ordonné, ou alors le désordre extrême et l'irrégularité; le
respect rigoureux des règles du savoir-vivre et du décorum
conventionnel; ou alors la négligence complète et méprisante
de ses règles. Le choix sera, en définitive, une question
de tempérament individuel que j'avoue imaginer
- encore
difficilement qu'un musicien, moins que n'importe gui,
puisse être tenté par la soumission quotidienne aux conven-
tions bourgeoises.

Malgré son insouciance et son mépris de la vie confor-


table, Beethoven avait, pourtant, deux habitudes dont l'effet
bienfaisant atténuait le traitement néfaste qu'il s'infligeait
et qui, j'en suis convaincu, I'aidèrent à se maintenir en bonne
santé. Il aimait passer plusieurs heures par jour au grand
air, en faisant de longues marches, et il bénéficiait d'un som-
r33
meil profond, sans cauchemars, réparateur comme celui d'un
enfant. L'hiver, on le voyait tous les jours se promener sur
les remparts, luttant contre la pluie et le vent; et pendant
les beaux mois de l'année, depuis mai iusqu'à la mi-novembre
parfois, il se retirait à la campagne, séjournant dans un village
ou une petite ville des environs de Vienne. Là-bas, on savait
que, lorsqt.'il faisait très beau, il s'en allait pour des journées,
des nuits entières, à travers champs et forêts et, quand il
en sentait le besoin, s'étendant et dormant en plein air, là
où il était. Sa Sixième Symphonie, la « Pastorale », laisse
entendre. quelle détente, quelle quiétude il trouvait dans sa
communion avec les forces de la nature vivante, repos et
délassement sans lesquels il n'eût pu supporter aussi long-
temps les sublimes efforts que lui demandait son æuvre.

***
Lorsque ie parlais de la façon dont les hommes peuvent
s'isoler du monde extérieur, indiscret et peu compréhensif,
le souvenir d'un autre génie m'est tout de suite venu à l'esprit.
Et comme je recherche seulement la vérité, sans que j'aie
nulle prétention à écrire un ouvrage littéraire, i'évoquerai ce
souvenir. A mon sentiment, il se rapporte à mon sujet, et
voilà une raison suffisante, ie crois, pour risquer ici une digres-
sion.
Ce n'est pas seulement à travers son æuvre que !'ai connu
Gæthe. Je l'ai.rencontré deux fois personne.llement. Encore
que rien ne puisse être plus éloigné de mon intention que de
prétendre que ces deux rencontres à Carlsbad, l'autre
- ouunemême, ce qui le
à Marienbad
- d'être mentionnées, pour moi,ennéanmoins,
concerne, dignes
furent fructueuses
elles eurent une grande importance. Les impressions reçues
lors du contact direct avec des esprits supérieurs, avec leur
r34
côté humain, personnel, ne peuvent pas être remplacées par
la connaissance, si parfaite et profonde qu'elle soit, de leurs
travaux. Les grands hommes s'entourent réellement d'une
aura qui influence tous ceux qui les approchent.
Il m'est impossible d'imaginer contraste plus frappant que
celui qui existait entre Gæthe et Beethoven. Représentant
exact du type auquel il appartenait comme Beethoven l'était
du sien, Gæthe ressemblait à tous égards à ces hommes
d'esprit élevé qui, dans leur existence quotidienne, dans leurs
manières de s'habiller, leurs relations avec leurs semblables,
évitent scrupuleusement de faire quoi que ce soit pouvant
attirer sur eux l'attention, ou d'outrepasser les limites des
conventions sociales. Je crois qu'ils agissent ainsi simplement
ou plutôt principalement que c'est pour eux le
-moyen - parce
de sauvegarder leur liberté intérieure et de préserver
Ieur moi secret, sacré et créateur, de f indiscrétion.
Quand Beethoven et Gæthe se rencontrèrent, cette opposi-
tion entre leurs deux tempéraments s'avéra aussitôt irréductible.
Non seulement en ceci, qu'entre eux les échanges d'idées
demeuraient stériles et n'engendraient aucune sympathie
d'homme à homme, mais plus encore parce que Gcethe ne
saisit, chez Beethoven, ni la grandeur artistique, ni la grandeur
humaine. Je n'étais pas avec eux quand ils se rencontrèrent
aux eaux de Bohême en r8rz, mais tout ce que j'ai entendu
raconter, et certains incidents par Beethoven lui-même, me
donne à croire que ce fut très déplaisant et même pénible
parfois. Et fe sais que la déception qu'éprouva Beethoven
devant le manque de discernement de Gæthe fut grande
et durable.
« J'avais imaginé que ce serait si facile », m'avoua un jour
Beethoven, non pas à son retour de Teplitz mais bien des
années plus tard, quand je venais moi-même de rencontrer
Gæthe « Je me disais : voilà donc l'homme que tout le monde
r35
admire, ce grand poète génial... et alors je me disais qu'après
tout ie n'étais peut-être pas non plus une nullité... Lors-
qu'un musicien a accompli ce que j'ai accompli, il est impos-
sible, pensais-je, gue cet homme ne reconnaisse pas immé-
diatement en lui un frère être très proche de lui, bien
- unprinces,
plus proche que tous ces rois, comtes et barons qui
encombraient alors Teplitz à tel point que l'on devait prendre
garde de ne pas marcher dessus... Jl croyais qu'il aurait dit
aux prfnces, comtes et barons : « Beethoven, mon ami et
mon frère, vient d'arriver. Maintenant, laissez-moi, et
attendez que i'aie le temps de m'occuper de vous... » C'est
ainsi que Schiller aurait agi à mon égard s'il avait encore
vécu. Et je n'aurais pas ressenti devant Schiller la terreur
que j'ai ressentie devant ce Gæthe aux airs hautains, aux
manières correctes, qu'on appelle « Excellence » et qui salue
jusqu'à terre tout ce qui porte une couronne sur la tête.
Toutes ses paroles, tous ses gestes voulaient me faire com-
prendre.que c'était peut-être très bien de s'appeler Beetho-
ven, mais que ça ne devait pas me mettre des idées de gran-
deur dans la tête... Et alors je me demandais à quoi servait
d'être Beethoven si l'homme dont je me considérais I'égal
ne le remarquait même pas... Ce fut pour moi une terrible
déception. 11 m'a fallu longtemps pour m'en remettre. »
Quelques instants passèrent, puis il ajouta :
« Je ne crois pas qu'il comprenne grand-chose à la musique.
Seulement il ne veut pas l'admetue. C'est pourquoi il laisse
touiours au vieux Zelter le soin de lui suggérer ce qu'il faut
penser ou dire quand il s'agit musique. ç. vieux Zelter
-9e
est venu me voir récemment. Il s'est môntré très poli pour
le sourd que je suis, mais lui non plus n'entend réellement
rien à la musique. Quel imbécile! »
Je ne pense pas que Beethoven ait eu entièrement tort
quand il reprochait au poète d'essayer de dissimuler à quel
ry6
point il restait insensible à la musique. Et cela aussi était dû
à l'atmosphère dans laquelle Gæthe vivait. Si l'« Héroique »
avait été écrite trente ans plus tôt, si le ieune génie qui avait
donné « Gôtz von Berlichingen » l'avait entendue, les choses
auraient pu se passer tout autrement.
Je ne puis affirmer que ceci soit vrai, mais je tiens de
source pourtant autorisée, c'est-à-dire de notre envoyé à la
cour de §(Ieimar, que Gæthe, non seulement n'a pas compris
son « Erlkônig » mis en musique par Schubert; plus, il l'a
bel et bien désapprouvé. Et pourtant, rien n'a plus convaincu
Beethoven du grand talent de Schubert que cette composition.

***
Beethoven me demanda un iour de lui traduire le texte
grec que Gæthe a mis en exergue à « Dichtung und §ÿahrheit ».

Je lui donnai cette version : L'homme qui n'a pas connu le


chagrin n'est pas encore tout à fait homme.
! que c'est vrai ! s'écria Beethoven. Seulement, lui,
- Ah
il n'a pas cômpris mon chagrin... !

***
I-In autre incident survint dans les relations de Gæthe et
de Beethoven, et le souvenir m'en est encore si douloureux
que j'ai longtemps songé à n'en point parler ici, de peur de
paraître injuste. Après mûre réflexion, pourtant, je me suis
dit qu'un chroniqueur, ami de la vérité, peut tenir compte,
parfois, de ses sentiments personnels. Après tout, si Beethoven
n'avait pas été si près de mon cæur, ie n'aurais peut-être
iamais pris la plume. Néanmoins ie m'efforcerai d'être
impartial afin que mon lecteur puisse iuger par lui-même
si j'ai raison ou si j'ai tort d'être profondément navré, encore
r37
aujourd'hui, de f incident que ie vais lui conrer.
Très souvent dans les dernières années de sa vie, Beethoven
eut des embarras d'argent. Ce qui les provoqua n'est pas la
question qui nous occupe maintenant; nous la verrons plus
loin. En tout cas, Beethoven dut veiller à ce que ses æuvres
lui rapportent. Ayant terminé la « Missa Solemnis », il comprit
que cette æuvre ne lui vaudrait aucun succès s'il la vendait,
selon l'habitude, à un éditeur. Car, de toute évidence, aucun
éditeur ne pourrait espérer retirer d'un manuscrit de cette
importance des profits lui permettant de payer des honoraires
élevés au compositeur. Beethoven eut alors l'idée de faire
transcrire la « Messe » par des copistes et de l'offrir aux rois
et aux princes de l'Europe pour enrichir leurs bibliothèques,
au prix de cinquante ducats. Naturellement, il s'adiessa
d'abord aux monarques à qui il avait été présenté pendant
l'hiver du Congrès et qui, à l'époque n'avaient pas manqué
d'apprécier son génie et de le combler d'éloges. Cette idée
fut des meilleures. Dix ou douze d'entre eux répondirent
favorablement à la proposition de Beethoven, ei celui-ci,
après avoir déduit les frais de copie, se vit en possession
d'une fort folie somme. Parmi les princes auxquels il s'adressa,
il y avait Karl-August, grand-duc de Saxe-§(/eimar, le pro-
tecteur et ami de Gæthe.
Un jour, je reçus un message de Beethoven me demandant
de passer chez lui. Il n'avait échangé avec aucun de ces grands
de la terre de correspondance personnelle, mais s'était mis
en rapport avec eux par l'intermédiaire de leurs représentants
diplomatiques à Vienne. J'étais donc à même de l'aider
considérablement. I1 songeait à écrire à Gæthe, donr il
avait fait la connaissance douze ans auparavant, pour lui
demander de le recommander au grand-duc de Saxe-§ÿeimar.
Mais il désirait avoir mon conseil sur la manière dont il
devait s'y prendre.
r38
Gæthe ne m'aime Pâs, dit-il. J'en suis certain. J'ai
- contre
pris lui une petite vengeance.à ma façon, cette année-
Îà,.à Teplitz. Peut-ê.tr9 rye !_ugera-t-il un personnage grossier
et importun si fe lui écris. Peut-être me ferai-fe plus de mal
- dt bien en lui demandant son- aide. Qu'en
que pensez-vous ?
Je me souviens comme si c'était hier de ce que, en réponse,
ie griffonnai sur un bout de PaPier :

au cæur ! Ce serait tout de même chose ahurissante que les


Beethoven de ce monde ne pussent pas demander aux Gæthe
r:ne faveur personnelle !

Il parcouiut le billet, puis, d'un Seste lent, me le rendit.


Il ne- paraissait pas entièrement convaincu.
Le mondé est bien étrange... murmura-t-i1. Ce ne
-
serait pas la première fois que l'on verrait cette « chose
ahurissante », comme vous dites...
Il réfléchit un moment, et rePrit :

Mais je suivrai votre conseil. J'écrivai. Seulementr. ie


- demanderai
vous encore ceci : ie voudrais que vous lisiez
ma lettre. Je crains que mon langage maladroit n'offusque
en lui le conseiller privé et I'Excellence...
Le lendemain, Sêhindler, gui servait de secrétaire à Beet-
toven, m'apporta la lettre rédigée, non cachetée. Une note
du maître mè demandait de bien vouloir l'envoyer, si i'approu-
vais le texte, sinon, de la jeter au feu. Mais il me prévenait
qu'en tout cas, lui, Beethoven, ne §1ait pas une seconde
fôis l'effort d'écrire d'une écriture lisible une lettre aussi
longue. (Toute sa vie, il eut une écriture unique à .fo1ce
d,êIre iltisible, er, dans ses toutes dernières années, écrire
un seul mot devenait pour lui une véritable torture.)
Je n'ai aucune copie de cette lettre, ni ne pourrais rappeler
ici- tout ce qu'elle cbntenait, de sorte que le lecteur doit me
croire sur parole. Peut-être cette lettre sera-t-elle un iour
r39
portée à la connaissance du public; on pourra alors vérifier
mon témoignage.
C'est un document qui vous déchire le cæur. Jamais, que
je sache, âucune ligne, aucun mot adressé par Beethoven
à quelque autre personnage ne fut empreint de tant de respect,
de modestie, d'humilité touchante. Beethoven prie Gæüe
d'excuser son attitude à Teplitz, attitude Qui, pensait-il,
avait pu blesser le poète. Toutes les idées qu'il y développait
étaient profondément émouvantes et d'une grande éléva-
tion. Jamais non plus Beethoven, comme dans cette lettre,
n'avait mis son cæur à nu devant autrui.
A peine l'avais-je mise à la poste, qu'une terrible crainte
s'empara de moi insensée et injuste, me disais-je
en . même temps - crainte
crainte offensante envers Gæthe, la
crainte que cette lettre n'eût le sort qui en effet fut le sien.
Elle resta sans réponse. Et le grand-duc de Saxe-§ÿeimar
ne souscrivit pas à la « Missa Solemnis ».

***
Quaue longs mois se sont écoulés depuis que j'ai écrit
ces dernières lignes. J'ai été gravement malade, et i'espérais
bien peu recouvrer Ia santé ou plutôt ce qui passe pour la
-
santé chez un homme de mon âge. Enfin, ie suis à nouveau
capable d'écrire, et mes idées et mes sentiments sont encore
en bon ordre; il me faut donc admettre que « être bien »,
pour moi, signifie être à même de continuer à rédiger ces
souvenirs et, si possible, de les terminer. Le désir d'atteindre
ce but n'a-t-il pas contribué à ma guérison ? si toutefois,
dans mon cas, on peut parler de guérison. -
Après cette longue et pénible maladie, on m'envoya à
Baden, passer le temps de ma convalescence. Je partis fort
peu enthousiaste. Autrefois si charmante et si calme, cette
r40
oetite ville d'eaux dont les sources m'ont été si Souvent un
ii.i'ui."ïii; ;i devenue un rendez-vous mondain à la mode
;;-à;;i,rt'utrytnts. Baden est,- comme 9.n.dit' en vogue'
!i ;;;ffii Ë fi;; la crème de ra société
»
viennoise s'y
le prince
iè"îrit. Tout q.rir.rr. « être du beau monde
-ou^y
i.
à. ü.,*rnicË fr.mier - y fait construire achète
transformé; et
"". -.iron; le Càsino s'est splendidement
à les
Ër-ar-.. .i 1., messieurs apfa.tenant toutes classes
e; h ;ciété, a.p"i. les *.*bt.t de remplissent la famille impériale
l.a petite
du p,lus bas étagg
t"rü,il-i"Éi*.iti Les usuriersr les
ville de leurs u.i"ét et'frivoles activités.
.i sont établis y
enffemetteurs, .ors les aventuriers 91ri {y
iiàrrr.rrt des êmplois hautement lucratit's. De temps à autre
o" ,. U.r .n drr.'l; ôu bien c'est un suicide qui fournit pen-
;;r, q;;iq"à. pré.texte à commentaires; er lorsque aucun
lo-uis
événemen, ro.r"l orr'potitiqrt ne tient pai l-e.s gens en haleine'
à;;ïil;;; decouvie souâain dti oiphelins: ou d'autres
nécessaire
malheureux, en fru."r àesquets on f uge àbsolument
â;àigrnir., î.r.-iê,L-à. chàrité, "ri U.t masqué ou un grand
conciert, avec tombola, bien entendu'

Auxyeuxdespersonnesdemoni8.e,ceschosesparaissent
peut-êüe
olus sottes et plus vaines encore qu'àUes ne le :onL
il;é;ti[ Âri i.r"ps de Marie-Thérèse et de l'empereur
iàr.ff-: »i."r--il-À. cela semble terriblem:i:^1"::":
i.ésènt! nous autres, ieunes gens, nous Savlons aussl
-
âpprécier le plaisir. Nous tombions amoureux; nous luglons
fort important-à. r"uoir leqrrel d'entre nous gagnerait les
pur-
i;;;fi'de telle àu tetle iolie iemme; nous montions des-

;;ü;; ". rô"fià"t pàr'd'autres chevauxdePouI nos attelages,


salui éternel dépendait la figure. que noxs
comme sr noue
pendant des heures les
faisions en société; nous dicutions
r4r
mérites relatifs d'ql iabot, d'une coiffure, d'une bague,
d'une tabatière ou d'une épingle de cravate; nous ne ba-var-
dions q--Rr9po_s de tout et de rien pas moins qu'on le fait
aujourd'hui. Certes, ie l'admets.
Mais 1l y r pourtanr une grande différence enffe ce qui se
passait alors et ce qui se passg maintenant. Nous ne parlions
iamais argent et nous ne choisissions pas nos amis à ladimen-
sion de leur bourse. D'autres qualités décidaient de l'alter-
native, si « on était du beau monàe » ou si on <, n'en était pas ».

Ft ri ie mg demande.à présent ce qu'étaient ces quâlités,


iem'aperçois que c'étaient des qualitéi du cæur le tact, la
dis-crétion, la sensibilité. Tout ce qu'un homme -pouvait être
à-d'autres égards.-:- qu'il fût stupide ou brillant, dandy de
Vienne ou gentilhomme campagnard, paysan timoré ou
élégant plein de verve, soldat ou érudir- tout cela était
d'importance secondaire; la diversité des-caractères et des
dispositions intellectuelles servait seulement à donner de la
variété à l'existence. Mais celui qui manquait de tact et de
discrétion et ne laissait pas « l'autrè »
marquer la distance qu'il était de bon - femme ou homme
ton d'observer entre -
deux personnes ou_deux groupes, celui qui était incapable
de.garder le secret de ce qu'il avait entendu par hasardr-celui
qui demeurait indifférent aux malheurs d'autrui, et n,éprou-
vait nul enthousiasme pour la beauté ou pour lâ vérité sous
quelque forme que ce fût
sance, décidément, « n'en était- celui-là,
pas ».
même de noble nais-

Aujourd'hui, au contraire, je l'observe dans mille


petits détails., dans mille nuances- deetl'individu le plus dépour-
vu de principes, le pire aventurier, l'égoiste le plus éhonté,
peut parvenir à une haute position sociale : il lui suffit de
posséder largement ce que Iago recommandait à cassius
comme la chose la plus importante du monde.
Je suis prêt à croire que, de nos jours, il n'existe plus un
r42
seul vice, si abominable qu'il soit, qui ne passe pour un faible
intéressant et attirant si, derrière lui, se trouve une fortune
assez considérable.
Cependant, quand on roulait mon fauteuil d'invalide dans
les jaidins de-Bâden, ie n'avais certes pas lieu de me plaindre !
Les gens s'arrêtaient tour à tour pour- bavarder un peur- me
ra.oritet les dernières anecdotes, les dernières petites chro-
niques plus ou moins scandaleus.es; e-t plus d'une iolie-ieune
femme ïdressait un sourire radieux à ma fragile vieillesse;
on me demandait de parler de Marie-Thérèse e! de- l'empe-
reur Joseph, de Napolêon et d'Alexandre de Russie, du prilce
Rasurnovikÿ, de Neipperg et du roi de Rome. On voulait
savoir si i'avais déjà êntendu « Die diebische Elster » ou ce
que ie pensais de. la dernière comédie de castelli. on me
t'o*rit d.s q,r.stions
-
à propos de tout et de tous. Le seul
r,orp qu'on ne prononça iamais fut celui de Beethoven.
J'étais'probablenient la-seule personne dans tout Baden à
me souvenlr que, moins de dix ans auparavant, était née
la « Neuvièmé Symphonie », en plus d9r «- Variations de
Diabelli » et une lrairde partie des cinq derniers quatuors.à
cordes. Et tandis que ie- m'en souvenais, ie me réiouissais
de sentir mes forôes revenir et i'attendais avec quelque
impatience de me retrouver chez moi, à Vienne, d3tt t.
..1*. de mon appartement. Je pensais au piano qui avait
si souvent vibré ious les doigts de Beethoven, à ma table où
Se trouvait le manuscrit que j'aurais peut-être encore le
temps d'achever
***
Maintenant, ie suis de nouveau assis à ma table. J'ai relu
ce que j,ai éciir jusqu'ici afin de rerrouver le fil de mon récit.
euétquê chose ine àit que ie n'ai plus de temps à perdre.
Jè mè limiterai donc à l'essentiel.
r43
Mais d'abord. je voudrais dire brièvemenr ce que i'entends
par « l'essentiel ».
L'æuvre de Beethoygn, i'en suis de plus en plus inti-
mement convaincu, s'imposera d'elle-même, portera, au
cours des années et des siècles à venir, son propre iémoignage.
si elle continuait à être méconnue comme-elé l'est à piéseit,
alors je ne pourrais que plaindre un monde incapablè d'êtré
ému et enrichi p-ar une musique semblable. tvtiis je crois
sincèrement qu'elle triomphera, qu'elle captivera le éæur de
tous les hommes et de toutes les femmes qui entendent
l'appel de la musique. Je crois sincèrement qrrê ces hommes
et ces femmes, désireront savoir non pas ce qu'était Beetho-
ven, mais qui il était Pour découvrir cà qu'il éiaitrils n'auronr
certes pas besoin-de mon aide; mais il§ aimeront apprendre
qui.il était, quel homme se cachait derrière cette æuvre, en
qui enfin se trouvait l'âme incomparable qui donna au monde
9. ri grandes choses. C'esr en ceêi que mès nores, je l,espère,
les éclaireront.
Ma maladie eut au moins l'aimable attention d'inter-
rompre mon récit à un point où les faits eux-mêmes que je
contais m'eussent engagé à marquer une pause. Je mê suis
efforcé de montrer comment Beèthoven pàrvint â trauerse,
ces dix années de travail créateur incesiant, travail tendu
vers la beauté et f intimité du cæur. Le triomphe qu'il rem-
po1a. finalemenr, on peur l'appeler le triomphe d,un pro-
méthée en révolte conrre les
-dieux
cruels ef sans pitié, la
victoire de l'homme sur le Destin ennemi des hommes.
. cependant, tandis que je parlais de la fecondité de |artiste,
i. .lÉgllgeais ^nécessaiiemeni un peu l'homme. La promesse
qu'il s'était faite à lui-même en rSoz demeura ja pensée
I p., près exclusive pendant ciix ans, er peu de changË*.rrtt
rmportants survinrent dans son horizon spirituel. -
Mais ensuite, un bouleversement se fit- dans l,âme de
r44
Beethoven, qui la transforma du tout au tout. La surdité
totale, redoutée depuis si longtemps, ne mit pas fin au travail
du compositeur, ne condamna pas l'artiste au silence défi-
nitif. Bien au contraire, ce nouvel état d'âme se révéla à la
grande surprise de Beethoven lui-même, et pour sa plus
grande joie, favorable à la création d'une æuvre musicale
neuve et de forme et de signification, æuvre que je tiens
pour aussi importante et, à un point de vue, plus impor-
tante même -que celle des années pré-
cédentes.
Et c'est de ceci, qui tient du miracle, que nous nous occupe-
rons à présent.
Si les choses s'étaient passées ainsi que Beethoven s'y
était attendu durant les dix ans qu'il lutta de vitesse contre
la surdité, si cette période d'immense travail créateur avait
dû se terminer soudain, alors toute tentative de dépeindre
son état d'esprit dans les années suivantes n'aurait pu donner
qu'un document sans aucun doute nawant, mais sans grand
intérêt. Et si les choses s'étaient passées de la sorte, ie n'aurais
jamais songé à pareille tentative. Et tout décidé que ie fusse,
au cas où le musicien aurait été contraint au silence, à témoi-
gner à son âme en détresse une affection, une sollicitude
décuplées, à continuer à faire preuve envers lui de mon
estime et de mon admiration sans bornes, néanmoins ie
n'aurais pas eu de raisons à me lancer aujourd'hui, à mon tour,
dans une course épuisante avec le Destin qui me menace,
me hâtant de poursuivre et d'achever cette chronique tandis
que la Mort fait Ie guet par-dessus mon épaule.
Je veux pourtant, je dois mener mes lecteurs à travers
la crise que Beethoven lui-même traversa entre rSrz et
1816, pour leur faire connaître ce que fut sa vie pendant les
dix ou onze années qui précédèrent sa mort; j'en ai le désir
d'autant plus impérieux que je sais être le dernier témoin
r45
encore en vie de ces événements, et le dernier qui en ait
reconnu l'inestimable valeur.

Je ne me fais plus d'illusions à ce suiet, tant je l'ai entendu


dire souvent : un très grand nombre de personnes, et parmi
elles s'en trouvent beaucoup qui admirent sans réserve les
æuvres de ce que j'appelle la période « prométhéenne » de
Beethoven, iugent de peu d'importance ou sans importance
du tout celles des dernières années. Elles veulent les regarder
comme autant d'expériences confuses et obscures, comme des
caprices absolument insignifiants d'un musicien frappé d'une
tragique infirmité. §h.qgg fois que fai réfuté de.telles opi-
nions, ces gens m'ont affirmé que Beethoven lui-même se
serait bouché les oreilles si par miracle il avait pu entendre
certaines de ses dernières compositions. Ils admettent que
tel ou tel passage de la « Messe » ou de la « Neuvième Sym-
phonie » soit d'une sublime beauté, mais il n'est aucun connais-
seur, disent-ils, qui en entendant, par exemple, la Sonate pour
piano opus ro6, le second mouvement de la Sonate opus rrr,
les « Variations de Diabelli » ou, surtout, les cinq derniers
quatuors à cordes, n'y sentent les extravagances pénibles
d'un génie condamné. Bref, pour eux, ce sont là choses qu'il
faut reléguer ou détruire.
Voilà, des deux attitudes d'esprit actuelles, la plus indul-
gente. La génération d'aujourd'hui compte des hommes et
des femmes que laissent insensibles même les premières
æuwes du maîtrel mais ce sont les mêmes qui trouvent
Rossini « divin » et qui applaudissent bruyamment les pia-
nistes virtuoses à la mode. Et ils vous rient au nez quand
on leur parle des æuvres de la dernière période de Beetho-
ven, et n'hésitent nullement à les reieter comme les produits
d'un cerveau malade. En ouue, ils soutiennent gue, déià
r46
dans les premières æuvres, on décèle des indices de folie
-
folie qui, à leur avis, se serait déclarée de toute manière,
surdité ou non.
I1 se peut... Si de telles opinions persistent, si les généra-
tions à venir ne découvrent pas l'univers de beauté et de
vérité que ces æuvres contiennent pour moi et pour d'autres,
et si ces æuvres restent à iamais beaucoup le pré-
tendent un livre scellé de sept- comme
sceaux qu'aucun esprit
normal ne - peut ouvrir eh bien! dans ce cas, i'admettrai
volontiers que j'ai rêvé, - que i'ai été un sot qui découvre
des perles là où il n'y en a pas. Je n'écris pas, ni n'ai écrit
les pages précédentes pour ceux qui n'entendent pas ce que
Beethoven a créé pendant les dernières années de sa vie.
Je serais bien aise s'ils reietaient ce petit livre avec mépris,
si, dans leur pensée superficielle, ils rangeaient l'imbécile
Zmeskall à côté de l'imbécile Beethoven. Je serais infini-
ment plus heureux en compagnie de l'insensé Beethoven qu'en
compagnie de ceux qui le fugent tel.
Voici ce que je sais de sa vie intime à cette époque, et
ce qui me paraît mettre en lumière la dernière partie de
son æuvre.
Pour Beethoven, l'existence fut toujours faite de contre-
temps, d'ennuis de tout genre, et ce ne fut pas moins [e cas
dans ses années de lutte incessante et créatrice. Lorsqu'un
homme pense et travaille à trois ou quatre æuvres différentes
en même temps, les parachevant alors que d'autres prennent
forme défà dans sa conscience, il n'est nullement étonnant
que cet homme s'accommode mal des réalités et des rythmes
de la vie quotidienne, ou de soucis mesquins à propos des
gens et des choses. Toutefois, deux sortes d'ennuis existent :
les ennuis auxquels est inévitablement en butte, comme fe
viens de le dire, celui qui vit constamment dans une grande
tension intellectuelle; et ceux qui ne sont pas seulement
r47
significatifs par.leur acuité mais.aussi parce qu'un je ne sais
quoi, une certaine irritation qu'ils entraînent peut être prise
comme l'avertissement d'une crise prochaine chez celui qui
les endure.

Comme arbitre et médiateur, les blessures morales infli-


gées à Beethoven, et dont il souffrait, m'occupaient suffi-
samment; ie ne voulais pas, en outre, me laisser trop impres-
sionner par elles lorsqu'elles survenaient. La nature même
de notre amitié me désignait pour ce rôle de médiareur, er
fe le remplis toujours de mon mieux afin de le garder aux
yeux de Beethoven lui-même et aux yeux des autres.
C'est à la façon dont il réagit devant les difficultés créées
par le fameux Décret Financier du printemps rSrr que ie
remarquai pour la première fois que mon ami ne supportait
plus les incidents et les ennuis de la vie quotidienne.
On a assez écrit, discuté, argumenté sans fin à ce sujet
en son temps, pour qu'il me suffise de rappeler ici que I'effet
de certe loi fut de retirer à toute personne qui comptait, pour
vivre, sur un revenu fixe, les deux tiers de ce révenu. Car
telle fut vraiment la conséquence de la chute de la monnaie
après le Décret
- pour
qui, depuis quelques
ne pas parler de la cherté de la vie
années défà, n'avait fait qu'augmenter
sans cesse. Or, Beethoven, également, comptait, en partie,
sur un « revenu fixe » : la pension annuelle de six mille florins
que lui versaient les trois bienfaiteurs dont nous avons parlé
plus haut. Une révision de cette pension s'imposait donc si
on voulait qu'elle continuât d'assurer à Beethoven ce
qui était son but libre de tout souci, de
- une existence
tout embarras pécuniaire. Encore que les trois signataires
fussent compréhensifs et pleins de bonne volonté, bien
qu'étant eux-mêmes durement frappés par l'appauvrisse-
r48
ment général, ces questions de révision prirent naturellement
un certain temps, et l'on imagine bien que les conseillers
financiers de chacun de ces messieurs étaient préoccupés
d'affaires beaucoup plus urgentes que de l'augmentation de
la pension de Beethoven. Quelques mois après, néanmoins,
ce problème fut réglé, et d'une façon qui faisait grand honneur
aux protecteurs du musicienl mais, entre-temps, Beetho-
ven s'était senti offensé et avait témoigné d'un méconten-
tement fort exagéré. I1 accusait ouvertement ceux qui le
protégeaient de chercher à le « frustrer » et à profiter mal-
honnêtement du Décret Financier; ce faisant, il ne tenait
aucun compte du fait que, légalement, les mécènes n'avaient
aucune obligation de faire adapter sa pension au nouveau
cours. Il ne songeait pas non plus que des centaines et des
milliers d'Autrichiens souffraient incomparablement plus
que lui des conséquences de la nouvelle loi puisque, pour
lui, une très large part de ses moyens provenaient de ce que
lui rapportaient ses æuvres, et que non seulement les prix
de ces ceuvres n'avaient pas cessé de s'élever au cours des
années précédentes, mais aussi lui étaient payés fréquemment
au cours avantageux des monnaies étrangères. Lorsque Beet-
hoven se laissa convaincre par un homme de loi plus ou
moins véreux d'intenter un procès à l'un de ses trois pro-
tecteurs qu'il iugeait particulièrement lent à se décider
action des plus discutables, outre qu'il avait peu de chances-
de gagner devant un tribunal
d'injustice qui était évidemment- àielacompris que Ie sentiment
base de son indignation
et de sa colère dépassait de loin les proportions normales,
et ie commençai à craindre sérieusement un ébranlement de
son équilibre mental. Quant au procès qu'il avait
introduit, d'autres amis et moi arrivâmes toutefois à l'en
détourner, et comme le bienfaiteur mourut accidentelle-
ment, encore jeune, nous persuadâmes bientôt Beethoven
r49
de se montrer raisonnable à l'égard de sa veuve. Comme ie
l'ai dit, l'affaire se termina d'une manière très satisfaisante.
Voilà ce qui me mit d'abord en garde er me fit pressentir
un nouvel orage.
IJn autre exemple allait suivre.
Un iour que ie marchais à grands pas dans la rue, ie fus
arrêté par le médecin de Beethoven, praticien très connu.
Je voudrais vous dire deux mots, fit-il. C'est au sujet
de-Beethoven.
- Mon Dieu! Ce ne ?sont pas de mauvaises nouvelles,
i'espère ? I1 vous a appelé
répondit le médecin. De violentes douleurs
- Oui, me
d'estomac, encore une fois, et assez graves... Mais ce n'est
pas de cela que je désire vous parler. Cela sera bientôt guéri
s'il reste prudent. Non, il y a autre chose qui m'inquiète
chez lui, que je ne comprends pas bien... Voilà : je lui ai
dit, comme je le pensais, qu'il devrait sérieusemenr songer
à prendre un long repos et à faire la cure dont il a besoin.
J'ai essayé de lui démontrer qu'il n'esr plus à l'âge oir l'on
peut iouer avec sa santé, et qu'il se doit de ménager ses forces.
Vous vous apercevez vous-même, n'est-ce pas, qu'il est plus
usé qu'on ne l'est d'habitude à quarante-deux ans?... Eh
bien! il a pris un air uès froid pour m'écourer, er lorsque i'ai
eu terminé mon petit sermon, il m'a demandé ce que jtnten-
dais par une « cure ». « Que penseriez-vous, lui dis-je,
- une des villes d'eaux de Bohême ?
de six ou huit semaines dans
Teplitz ou Carlsbad opèrent des miracles... Er n'oubliez pas
qu'on rencontre là-bas des gens fort agréables et très in1é-
ressants... » Alors il m'a lancé un regard mi-malicieux, mi-
irrité, et il a éclaté : Est-ce que je le prenais pour un de ces
Rothschild de Francfort? Qu'était-il, lui? Un pauvre musi-
cien, et rien d'autre. Où trouverait-il l'argent lui permettant
d'aller perdre son temps dans un de ces endroits à la mode
r50
et très chers ? Est-ce que je ne savais pas que nous vivions
des temps effroyables ?
» Bref, une iempête se déchaîna sur ma tête, et ie n'eus
qu'à m'en aller au plus vite... Mais, dites-moi, Zmeskall,
ai-je réetlement fait un faux pas ? J'avais touiours cru qu'il
était parfaitement à son aise. En tout cas, il est certainement
possible de mener un train de vie relativement modeste à
Teplitz ou à Carlsbad... Pour moi, i'avais_ les meilleures inten-
tioàs du monde, car c'est vrai qu'il a grand besoin d'une cure... »
Je tranquitlisai le médecin de mon mieux. Je lui dis que
Beêthoverr avait probablement été plus impressionné pry
la gravité du diagnostic qu'il ne voulait l'admettre, et qu'il
ava-it avancé les difficultés d'argent et s'était emporté tout
simplement afin de cacher sa réelle inquiétude... Je l'assurai
que notre ami jouissait de ressources largement suffisantes
ei que ie le persuaderais de suivre ses conseils. Là-dessus,
nous nous séparâmes.
L'après-midi du même iour, f'allai voil Beethoven. Il
était âu }it, entouré de médicaments, de flacons de toutes
sortes, et je le trouvai d'excellente humeur.
musicien !s'écria-t-il pour m'accueillir.
- Boniourr le comte
Je m'en vais me mêler aux dandies et à la haute société!
Le médecin m'a ordonné Teplitz et Carlsbad ! je vais baigner
mon corps précieux dans ces mêmes eaux priviligiées gui
coulent êt ciégoulinent sur les ventres sacrés des rois, des
princes et des comtes!...
- (On savait déjà que, cette année-là, de nombreux monar-
quès d,Europe et leurs ministres devaient se rencontrer
dans les villes d'eaux de Bohême
- certains officiellement,
d'autres incognito. La qlmpagne de Russie qu'allait entre-
prendre Napôléon était imminente, et les_ pays de. l'Europe
ântinapoléonienne pressentaient de nouvelles occasions de se
liguer contre lui.)
I5I
Beethoven conrinua à plaisanter, inventant les images de
plus en plus grotesques du rôle qu'il jouerait cet été comme
membre de la société la plus choisie du monde. on verrair
comment il allait les étonner tous, par ses habits élégants
et ses belles manières !
Dieu! Le conseiller aulique de Sa Majesté Impériale
- croira
n'en pas ses. yeux quand il verra à quel rang un pauvre
compositeur dédaigné peut s'élever ! Et quand f'arriverai à
Teplitz en chaise de poste attelée de quàtre chevaux
moins que vous ne me conseilliez d'acheter une voiture - à
les gens
-ouvriront leurs fenêtres, me regarderont passer, et
-
s'interpelleront : <, L'avez-vous vu, ce peiit homme aux che-
veux gris ? c'est Beethoven... le grand Beethoven de vienne ! »
.le E!, bien que le _Lou! où, quelques semaines plus tard, ie
vis partir pour Teplitz, j'eusse espéré de tout mon cceur
le reüouver guéri deux ou trois mois-plus tard, je savais que
j'espérais contre toute raison; j'espéiais, afin de faire taire
en moi une voix pleine d'inquiétudè et d'angoisse, mais certe
voix se refusait au silence.

***
. Puis-je.en_parler ou non? C'est la question que je me pose
depuis uès longtemps. Il y a quatoize ans j-'aurais eniore
pu trouver une excuse à mon indiscrétion excuse envers
moi-même et excuse envers mon lect -dans le fait que
la grave déception sentimentale dont Beethoven a souffèrt
était connue en tout cas en ce qui concernait ses grandes
lignes. de -tous ses amis et de tous ceux qui l'ento-uraient
de.près- ou de loin. Aujourd'hui, plus persoirne, sinon ceux
qgi ont été personnellement mêlés à ce drame intime,
n'imagine qu'il a existé. Ce qui est peut-être plus délicat,
c'est que Beethoven, de toute sa vier-ne m'en à iamais dii
r52
un mot. Seulement, je l'ai appris non par hasard, mais par
l'émouvante confidence de la femme qui le vivait. Ainsi
suis-je aussi, moi, une des personnes « mê}ées » au drame,
et comme ce drame a eu beaucoup d'influence sur l'évolu-
tion sentimentale de Beethoven, évolution que l'on com-
prendra mieux si l'on connaît certains aspects de la crise
Îe rôle que i'y ai ioué me confère une responsabilité. que ie
-
ne puis reieter, puisque ie me suis engagé moi-même
-envers
et envers la postêrité-à dire ce que ie sais de la vie intérieure
de Beethoven. Il serait bien inutile de dire à mon lecteur,
à ce point. critique de rye.s notes, que nous arrivons à un
suiet que je connais parfaitement et qu'il est nécessaire de
connaî-tre pour pénétier la signification de tout ce qui .v1
sulvre... mals qüe malheureusement ie ne suis pas autorisé
à en parler.
En- définitive, la question de savoir si un chroniqueur est
ou n,esr pas indiscrei dépend de la façon plus ou moins iuste
dont il irrg. l'importance des faits qu'il rapporte.
Si la foitérité f le droit de savoir non seulement la vérité
mais l'eitière vérité sur Beethoven, grand homme et grand
musicien, alors, je n'ai pas le droit, moi qui suis si intimement
convaincu de sa grandèur, de supprimer rien qui soit impor-
tant'
***
J'avais quarante-cinq ans environ qua1d, grâce aux bons
offices de mon bienfaitèur }e comte Palffy, ie fus présenté à
une famille de la haute noblesse. Peu à peu, ie nouai avec toute
cette famille parents, enfants et cousins des liens de
-
vraie amitié, -dont certains durent encore aujourd'hui. Les
parents avaient décidé, quelque temps auparavant, d'aban-
àonne. leur belle propriété de campagne, pour s'installer
à Vienne, et ceci surlout en songeant à leurs deux charmantes
r53
jeunes filles. Ils avaient loué un hôtel spacieux qu'ils meu-
blèrent avec goût, et où ils apportèrent beaucoup âe confort.
Toute la société viennoise fut ravie de leur arrivée ; et comme
on avait plaisir à se trouver chez eux, un cercle très animé
s'y forma bientôt. Aussi ceme famille devint-elle très rapi-
dement une des plus prisées de la belle société.
Entre autres choses, ces personnes s'intéressaient vive-
ment à la musique, si même ce n'était pas de la manière
spectaculaire des Lichnowski et des Lobkowitz, er ce fut
moi qui amenai Beethoven chez eux. A cause de la sympathie
gq'il inspirait à tous les amateurs de musique, on le- reçut
à lrry ouverts, et rrès rapidement il devint l'ami des parents
qui I'appréciaient et l'admiraient beaucoup.
Quant à moi, ie m'aperçus un beau jôur que la seule
amitié ne m'attirait pas chez les X... L'aînée des-deux jeunes
fi-lles _ ie la nommerai Astarté fait grande impres-
- m'avait
sion dès le début, et plus norre amitié était devénue confiànre,
plus j'avais senti et compris la valeur exceptionnelle d'Astar-
té. Sans doute, on ne pouvait pas dire qu'e-lle fût très belle
la _grande beauté était incontestablement l'apanage de -sa
cadette; mais elle était grande er svehe, er êlle possédait
ces qualités qui, à mes yeux, plus que la beauté même, rendent
une femme attirante : le charme et la simple cordialité qui
proviennent d'une bonté de cæur spontanée et intarissable.
son intelligence et sa vaste culture, §on enthousiasme sincère
poq tout ce qui était élevé et beau tout cela, personne
ne le remarquait, et cela m'amusait- presque de - voir les
hommages et l'admiration dont on entouraii la cadette à la
beauté fascinante, alors que l'on ignorait la réelle noblesse
de l'aînée.
Il y avait un an peut-être que ie connaissais la famille
lorsque je me décidai de faire part de mes sentiments à ma
bien-aimée. J'étais persuadé de ne pouvoir jamais faire de
r54
meilleur choix. Certaines questions prudentes que i'avais
déjà posées aux parents -avaient suscité leur aimable encou-
,a[.rri.nt, malgrê la différence d'âge considérable.qui nous
séfarait, AstarTé et moi. Peut-être considéraient-ils que le
caiactèrê, la personnalité de leur frlle la destinaient plutôt
à un homm. à,âge mûr qu'à quelque ieune élégant incapable
d'apprécier ses qualités profondes.
JË ns visite à Âstarté uh après-ryidi que ie la savais seule
chéz e[e, er ce fut avec une indicible émotion que ie lui -fis
ma déclâration. Elle avait à peine compris ce que ie lyi
demandais, que ie sentis, moi, Ia bévue- que- ie venais de
commettro! ie lus sur ses traits un grand embarras mêlé à
une réelle àétresse tandis qu'elle retirait doucement sa
main de la mienne. Puis, ses yeux noirs se remplirent de
larmes et, demeurant très calme, elle m'expliqua porrrquoi
elle ne pôuvait pas m'épouser. EIle aimait ailleurs. Elle en
aimait .rï t.rtt. àe toute son âme. Elle aimait Beethoven.
si cet aveu fut pour moi très douloureux, ie Puilaffirmer
que fe ne ressentii en mon cceur aucune ialousie. Et fe sais
r.sri que la ieune filie le comprit Elle m'avait
-elle parfaitemer.rt..
confié'le seciet de son cæur, m'avait fait |'honneur de
me parler en toute sincérité, et. parce que .ie ne la dfe11s
poini, parce que ie me montrai digne de cet honneur.qq'el.le
in. faiiait, tàrr.'pûmes
^espoirs.sauver
notre profonde amitié du
naufrage de mes Pour lui rendre supportable .la
situatiôn délicate qui allait être la sienne désormais,.ie. lui
promis de ne pas cesser mes visites, car Son amour était si
impossible, au^point de vue social et mondain, Qler si l'o^n
,uâit apprii la raison pour laquelle elle me refusait, cela eût
entraîné pour elle et pour Bèethoven les conséquences 1?*
plus tristès. Pour détourner ce dang€r,.nous décidâmes de
ir. rien changer dans notre attitude l'un envers l'autre,
comme si je rravais fait ma demande. Plus tard, fe dis à la
r55
mère d'Astarté que, tout bien réfléchi, ie n'avais pas pu me
résoudre à prendre, à mon âge, la responsabilité du bonheur
d'une jeune fille tellement plus jeune que moil et comme la
mère savait à quel point j'aimais Astarté, elle ne crut pas
un mot de tout cela et pensa que j'inventais cette histoire
pour cacher la rebuffade que j'avais subie. Elle ne me demanda
aucun détail, et, en redoublant d'amabilité pour moi, elle
me donna peu à peu l'impression que ie n'avais jamais sérieu-
sement songé à épouser sa fille.
Si, à ce moment-là, une entente explicite existait déià
entre Astarté et Beethoven, je n'aurais pu le dire. J'en doutais
plutôt. Je doutais que Beethoven eût même deviné la nature
des sentiments que-dit,l'adorable jeune fille nourrissait pour lui.
Comme je l'ai un mariage entre Astarté et lui était
tout simplement impossible, et la jeune fille ne pouvait
pas envisager de gagner l'assentiment de ses parents et de
sa sæur. Cela étant, avait-elle intérêt à encourager celui qu'elle
aimait à se déclarer ? N'était-elle pas plus certaine de continuer
à le voir très souvent auprès d'elle si personne ne soupçon-
nait son amour ? N'eût-ce pas été risquer de perdre tout que
de laisser l'homme franc et impulsif qu'était Beethoven lire
en son cæur ?
D'ailleurs, un amour profond donne de la clairvoyance.
Il se peut très bien qu'Astarté ait senti ce qui se passait
chez lui. Elle était assez sensible pour deviner qu'il entourait
son cæur d'une sorte d'armure afin de l'isoler, pour com-
prendre que dans son âme se livrait une lutte dont le succès
serait compromis par toute crise sentimentale. Elle devinait
probablement qu'en avouant ses sentiments, elle eût fait
à Beethoven plus de mal que de bien.
J'ignore quand et comment cette incertaine attente prit
fin. Je sais seulement que pas un instant ie ne doutai que le
cæur de Beethoven s'enflammerait le jour où il s'aperce-
r56
vrait que la ieune fille l'aimait.. Et plus il tarderait à faire
cette àé.o.rr..te, plus profondément il serait affecté. Car
.ir-;r;i*.nt, il trouverait, mis à.l'épreuvetoute par des années
à.'naenté silêncieuse, ce qu'il avait désiré sa vie : un
;;r q"i lui appartenait, irt .1t* de femme qui battait et
ôor* lui ôàrce qu'i[ était Beethoven. Ici brûlait l'amour
"ir"i,
à;;;i;5 alui i.üt, à lui tel qu'il était et tel qu'il serait touiours.
-l;';;ir-;;rd également qu'Astarté ne lui a famais parlé
de'ma demande en manage, nr dit qu'elle m'avait confié son
secret'
***
cet été-là, la situation internationale était si qu'à.Buda-
grave que
à. Le comte Palffy, bien
i.'pg;; pTr vacances.
i.- r,à.troya non plus aucun repos, et il tenait à avoir
".-prir
à Vienne un représeniant durant son absence. l-ui|[et .et
,oti.u"ient été'fort chaud ou bien meà semblèrent-ils
fb; .ü;ds parce que ie n'étais pas habitué vivre en ville
'septembrê
I
." eie i à, torr{r. tamena les iournées plus
irri.frlr, ),allai fréqüemmérrt me promener,dans [a campagne
g;i;ffiârr,.. Ùn'iour, en fin âe matinée, rentrant d'une
üü;; ;rndonnée â cheval, ie trouvai Astarté qui m'atren-
dait
--É chez moi.
A;"inai aussitôt q_ue sa visite avait. des causes graves
.,,'po"t à";.rÈ Jrri."ait pas davanlage, ie..remis à plT:.tard
Ë $* de^chang; A; vêtemens et ie l'iccueillis comme i'étais,
que
ià"i-io"vert de poussière. N'écoutant pas les excuses
éU. me saisit la main en un geste de déuesse
Ëî"i1...."t.ir,
et s'écria :
vous en suPPlie !
Dites-moi
- où il est !
Pourquoi venez-
- M,
très chère amie, qu'arrive-t-il ?

vous me demander, à moi... ?


r57
Nikglaus, je vous en supplie, où est Beethoven ? Je
ne- sais plus rien de lui depuis plus de deux mois. Je dois
savoir où il est et commeni je puis l'atteindre...
Depuis-plus de deux mois? Astarté, vous m,inquiétez.
^-
Comment cela se peut-il ?
Majs son regard s'accrochait désespérément au mien : elle
cherchait la réponse à sa question.
. J.e ne sais pas exactement où il est en ce moment,
repris'je, mais le trouver ne sera pas difficile. Il devait allei
aux eaux, et puis il avait l'intention de séjourner quelque
temps_ chez son frère, à Linz. Nous pouvons l,attendre
-ici
au début d'octobre.
Ce vague renseignement, le plus complet que je fusse à
même de lui donner, sembla mettre à son comble.fangoisse
de la jeune fille. Elle s'effondra dans un fauteuil et éclata
en sanglots.
Comment décrirais-je le chagrin de la pauvre enfant ? E[e
me déchirait l'âme et je fis de mon miéux pour la calmer.
L'émotion me nouant la gorge, à moi aussi, je tui promis
de l'aider par tous les moyens possibles et iui deàandai
de_mq dire ce qu'elle croyait que-ie pusse faire.
-.
Enfin, ses larmes à demi séchées, elte leva les yeux et
dit :

Quel réconfort d'avoir un ami


-Mais, !
demandai-je encore, qu'était-il arrivé ? Était-ce donc
aussi terrible ? Peut-être pourrais-je lui donner un conseil ?
Elle me raconta rour. Non de la manière suivie que je
-adopter ici, mais en s'interrompant souvent, rèpriie
vais
qu'elle était par de nouvelles crises dè larmes.
Astarté ne savait pas comment cela était arrivé, elle n'avait
pas prononcé une parole, ni fait un geste, du moins consciem-
ment, qui la trahisse, mais Beethoven savait. Savait-il depuis
longtemps déf à, et s'était-il délibérément imposé d'ignoier ?
r58
En tout cas, un iour ils étaient tombés dans les bras l'un de
|'autre et, dans cet élan pourtant silencieux, s'étaient -iuré
une foi mutuelle. Les semaines et les mois qui suivirent
leur avaient paru à tous deux un paradis-. Sur un point seu-
lement ils ne s'entendaient pas : Beethoven aurait voulu
s'ouvrir au père d'Astarté et lui demander la main de la ieune
fille. Il ne comprenait pas pourquoi elle craignait- cette
démarche. Dans sa ioie, âans-son bonheur de posséder les
biens précieux dont lui avait fait don le cæur d'Astarté,
il ne voyait pas les obiections que le père pourrait élever
contre léur mariage. Il ne saisissait pas, et ne. voulait pas
saisir, la raison pôur laquelle si mauvais fût-on on
pouriait empêcher l'union de -
deux. êtres- que D.ieu a -
réunis.
be son côtér-Astarté s'attendait au pire de la part de ses parents,
redoutant peut-être plus encore la douleur de sa mère que
la colère d. sot pèrè, et elle essayait à tout.prix de garder
son secret dont làveu, elle le savait par intuition, détruirait
à iamais leur bonheur. Mais Beethoven demeurait inébran-
lable dans sa résolution. La ieune fille se rendait compte
que la raison qui l'incitait à agir ainsi partait d'rl principe
moral si profond gue, ni f immense amour qu'elle .avait
pour lui, ni même ce qu'elle lui disait des préiugés mondains,
ne l'améneraient à entrer dans SeS vues et à se soumettre à
son désir. Ce fut donc elle qui céda. Ils décidèrent qu'el
juillet, pendant le séiour de Bèethoven aux eaux, il viendrait
i C.rirË"d, où Astarté se trouverait avec ses parents, et qu'il
ferait la démarche décisive.
Et c'est alors, pendant cette période où Astarté, heureuse
et inquiète à la fois, attendait le dénouement de cette intrigue,
q,r'.rr, événement'stupide survint. Était-ce un tour cruel
du destin ou une simple coincidence ? Sans doute, les deux.
C'est un de ces accidents qui coupent les plus grands élans
et vous ramènent, brutalement, dans le réel mesquin et
r59
ridicule, et vous forcent à livrer un combat décisif contre
votre plus formelle volonté. Le père d'Astarté intercepta
une lettre que Beethoven avait envoyée à la jeune frlle à
Carlsbad; il l'avait ouverte et lue...
Sans se douter de la profondeur des sentiments de sa
fille, il considéra cet amour comme une aberration propre
à lui faire honte à lui, comme une disgrâce qui le blessait
iusqu'au fond de l'âme en même temps qu'elle provoquait
sa colère. Connaissant le père d'Astarté, j'imagine aisément
l'extrême sévérité qu'il montra à cette occasion; le connais-
sant, je comprends qu'Astarté, toute volonté paralysée et
incapable de s'opposer à ses injonctions, lui ait obéi. il
exigeait qu'elle renvoyât la lettre à celui qu'elle aimait sans
même I'avoir lue, que l'adresse sur l'enveloppe fût écrite
de sa propre main, qu'elle n'y glissât pas le moindre mot
d'explication et tout cela en présence de son père lui-même
qui lui mettait - de force la plume entre les doigts. A partir
de ce jour-là, elle fut soumise à une surveillance si étroite
qu'il lui fut impossible de communiquer avec Beethoven,
même par écrit.
tout était fini, me dit-elle. Père avait
- Je savais que
indubitablement touché Ludwig à son point le plus sensible
sa fierté.. Qu'on lui retournât sa lettre de cette façon,
-voilà ce qu'il ne comprendrait jamais, ne pardonnerait
famais... Une chose qui l'anéantirait... Je tremblais de peur...
Je craignais le pire...
Astarté ! m'écriai-je dans un mouvement de colère, de
pitié- et d'indignation mêlées, cela n'a pas pu se terminer
ainsi! C'est impossible... cela ne doit pas être!
La souffrance se refléta à nouveau sur ses traits.
cela ne s'est pas terminé ainsi... Un
- Non, dit-elle,
après-midi, après deux semaines passées à me tourmenter
en silence, n'ayant personne auprès de moi qui m'eût com-
r6o
prise ou qui eût cherché à me consoler, et obligée de cacher
ilo" chagiin à tous les gens que,nous rencontrions, que nous
tècevioni ou chez qui nous allions, algrq que mes parents
;;;;;i;;i sans doute que ie commençais à « devenir raison-
de la maison,
;;dË;;"n .frèr_midiie iéussis à m,échapper
qüf
..".-e".-*ê de personne... Tout ce fe désirais était
â;ètr. seule ,u.. à.r pensées, d'essayer de me débarrasser
àu cauchemar qui m'oppressait, enfir de me retrouver moi-
*6,f,;: Ë-*;elôigt ai donc dans 1a campagne où ieconnu"'
ne ris-
à".is pàs de retëottter à chaque instant un visage
.t, roüd"in, il fut 1à, devlqt moi...
? m'écriai-ie.
- Beethoven
Ludwig. Il me prit dans ses brasr. me serra ten-
- oui,contre
drement lui davantage comme un_pere que comme
un amoureux -
tout en murmurant : « Ma. pauvre enfant,
;;;;;tte -
enfant! Quel mal ils vous ont fait! »
- ÈiÈ remit a rrrigtoter, brisée au souvenir de cette scène'
se
f;;;ài- ou;i1e fût" à t ô.rre.,, en état de me raconter la
suite.
"-î-or.qrre
|a letue lui était revenue, Beethoven avait immé-
diatement compris. Pas un moment, il n'avait douté de la
fü;;-a;'ii;iil;t; sa seule.el uniqyÇ Pensee avait été de
ià ï.r"ii à l'insu dé ceux qui la gardaient. Pq. quelle sorte
a intuitiol y ,u"it-il réussi à la prémière occasion où Astarté
;"rtrii seulé? Il se retrouvait avèc elle, lui donnant la preuve
dt; fidélité, de sa compréhension, et de son amour.

soit jamais p6re. ,ürôi rapidement d'un désespoir si pro-


iona, d,une^terreur si grarrde.à ce paradis de bonhe"t-.:: !l
raconter seralt
ie ne pense pas que ce que i'ai encore à vous
;;*,éî1. ,iru.ir pas éie tout à coup si follement heureuse,
;ili"d;d. à.i rêhit* .de c9 monde,-si ie n'avais pas oublié
quelle était alors ma sltuatron.
r6r
- _».Ludwig
y pensait, lui. Et probablemenr avait-il raison.
Mais je ne l'écoutais pas. J'étàis Httéralement épuisée par
tout ce que je venais d'endurer. Je désirais se.rlement la
pfix- et la tranquillité, i9. voulais seulement oublier roures,
absolument toutes les réalités, sinon que j'étais dans les bras
de Ludwig, protégée par son amour efsa fidélité... cependant
il.me pres.sait de partir avec lui, à l'instant même... De partir
telle que.j'étais là, sans chapeau, sans gants, dans
-. fégè..
robe d'été. Sinon, tout était perdu. chaque minute qui s'éàou-
laitpouvait.marquer ]1 fin dê notre bonheur. Il étaii probable
g_!'! la maison on s'érait déjà aperçu de mon absàce. On
allait se mettre à ma recherchel ei si on me üouvait, on
m'arracherait de ses bras, e! pour toujours cette foii; je
serais si constamment surveiltréè qu'il ne parviendrait plüs
jamais à me retrouver... Il me suppliait, iî me parlait ien-
drement avec la douceur des angesr-ei il eut presq,r" ,rre crise
de désespoir en voyant d'aborâ que je ne comprenais pas
ce qu'il me demandait, et ensuiie, quand i,.* compiis,
qye. ig _n'avais pas.assez de courage et de iaison pour le suivre...
oh ! Nikolaus ! s'écria alors la jeune fille, suis-je assez mal-
heureuse! Au seul momenr décisif de ma vie, i'ai faibli!
J'ai pensé a-u chagrln de mes parenrs, j'ai pensé à tout ce que
l'on dirait de moi. J^ri p:"* que l'on me monrrerait du doigt
dan; la rue, que carlsbad parlerait pendant des semainËs
et des semaines de ma fuitef j'ai pensê à mes frères et à ma
sæur, et je me suis rappelé que même l'ombre du scandale
n'avait jamais entaché norre nom jusque-là... plus Ludwig
mettait de passion à insister, plus mon cæur se resserraitl
Finalementr-.je me laissai tomber sur un banc de pierre qui
se trouvait là, sous une image de la Vierge, et j,enfouis àa
tête dans mes bras en gémiisanr : « Nonl..-ie ne peux pas,
je ne peux pas... »
» Quand je levai les yeux, Ludwig s'éloignait. Je te voyais
t6z
encore, mais lui, déià, ne pouvait plus entendre mes cris...
Il s'en allait vers Ia ville, d'un pas rapide, décidé, et je devinai
à son allure qu'il était fort en colère. Ses pieds soulevaient
la poussière. Il me serait impossible d'expliquer pourquoi,
mais lorsque ie le vis disparaître au loin, les mains derrière
le dos et la tête résolument rejetée en arrière, ie sus... ie sus...
que... cette fois, oui... tout était bien fini... »
Les yeux d'Astarté, maintenant vides de toute expression,
rencontrèrent les miens. Je restai sans mot dire, remué par
le tableau qu'elle venait d'évoquer en moi d'un
homme brisé dans sa foi la plus sacrée, quittant - le tableau
le lieu de sa
défaite la plus cruelle pour s'enfoncer dans sa solitude suprême
et la plus désolée.
Brusquement, Astarté se leva et tendit les mains vers moi,
en un geste de prière.
n'est pas vrai... cela ne peut pas être fini!
- Maissicevous
Nikolaus, m'ayez jamais aimée, aidez-moi! Aidez-
moi à retrouver Beethoven ! Aidez-moi à lui faire comprendre
que, si j'ai agi de la sorte, c'est par lassitude et par faiblesse!
A lui faire comprendre qu'il ne doit pas exiger trop de la
jeune fille fragile que ie suis ! II faut m'aider à regagner sa
confiance ! Dites-lui que ie sais à quel point ie l'ai blessé,
que pendant les deux mois de désespoir que ie viens de vivre,
j'ai maudit à chaque instant ma faiblesse et que, iamais plus,
je ne le décevrai. Dites-lui que je suis prête à revenir à lui,
à n'importe quelle heure du iour ou de la nuit, que plus
rien ne me fait peur désormais, et que ie suis prête à crier
à la face du monde que je l'aimerai, et n'aimerai que lui,
aussi longtemps que mon cæur battra ! Dites-lui qu'à partir
de maintenant il peut croire, il peut avoir confiance en ce
cæur, plus qu'en toute autre chose au monde... Oh! Nikolaus,
vous êtes son ami : il vous écoutera, vous ! Aidez-moi, ie
vous en supplie, aidez-moi!
t63
Sanglotant encore, elle se ieta dans mes bras. Je lui caressai
les cheveux et lui dis, le cæur déchiré :
Vous aimez Beethoven, Astarté, mais vous ne le connais-
sez- pas. It ne pardonne jamais. Pour lui, pardonner signifie
accepter l'imperfection. Il n'a jamais pu s'y résoudre èt ne
le pourra iamais.
Quelques jours plus tard, j'appris que Beethoven était
en effet à Linz, chez son frère. Je le dis à Astarté. Elle lui
écrivit une très longue lettre, dans laquelle elle épanchait
son cæur. Beethoven usa alors du procédé dont ôn avait
usé à son égard : il renvoya la letue sans l'avoir ouverte.

***
]amais Beethoven n'avait mis mon amitié à plus rude
épreuve. Et fe pense qu'il était le seul qui pût se conduire
comme il se conduisit sans risquer de la pèrdre. Mais, ici
encore, il faut voir les choses dehaut, et dans leur ensemble.
Seul l'homme qui s'était monué si exigeant et si impitoyable
envers lui-même pouvait se permettre de traiter un autre
de la même façon. Plus, même, 1l deaait agir de la sorte.
Mais ceci fait qu'il se sentit contraint à cette conduite
ne me vint - àlel'esprit que bien plus tard, lorsque Beethoven -
eut surmonté la nouvelle crise qui commençait et en eut
fait la dernière période de sa cârrière d'artiste.- S'il n'avait
pas été si dur envers Astarté, s'il s'était laissé attendrir par
les remords de la jeune fille, si enfin il l'avait épousée, il
n'aurait iqnais, i'en suis absolument certain, accoàpli cette
æuvre ultime.
Astarté elle-même, après des années de souffrances, s'en
rendait parfaitement compte. Elle en était venue à considérer
l'heure de sa trop grande faiblesse, qui avait fait prendre
à Beethoven son inexorable décision, comme une volonté
r64
du Ciel ordre de la Providence qui voulait que cette
- un
autre, cette dernière expression de Beethoven, existât.

***
Toutefois, ce que j'allais entendre lorsque Beethoven fut
de retour à Vienne, ce n'était pas le récit d'une tragédie, mais
bien d'un drame burlesque.
A Linz, tout n'avait pas été au mieux entre les deux frères.
Il y avait eu de ces scènes absurdes et naives à la fois, pouvant
se passer uniquement entre frères qui oublient tout à coup
qu'ils ont grandi et sont devenus des hommes.
Beethoven était à peine revenu de Ltnz et encore fort
impressionné par ce qu'il avait vu là-bas, quand il me raconta
toute cette histoire. Assurément, son ressentiment et sa
grande agitation à ce sujet provenaient, en grande partie,
du désir peut-être même inconscient de faire taire en lui le
souvenir de la déception cruelle qu'Astarté lui avait apportée
et celui, non moins cruel, de sa propre décision. Il était tout
aussi clair qu'à Linz, il ne se serait pas montré si irrité et
n'aurait pas usé de tant de sévérité envers son frère, si son
aventure malheureuse ne l'avait tânt fait souffrir.
Le lecteur se souviendra de la lettre que le comte §(Ialdstein
m'avait écrite, de nombreuses années auparavant, et dans
laquelle il me parlait du ieune Beethoven et des sentiments
de ce dernier à l'égard de sa famille, de sa volonté de sauve-
garder le nom et la réputation de celle-ci et de la sauver du
déshonneur et de la ruine. Beethoven ne cessa famais de se
considérer responsable de l'honneur de sa famille; loin de
s'atténuer à mesure que les années passaient, ce sentiment
détermina toute une p:utie de sa conduite. Si ie ne suis pas
revenu plus tôt à ce sujet, c'est que cette question familiale
n'avait pas, depuis l'époque de Bonn, influencé la vie du
fis
musicien; elle n'eut évidemment aucun contrecoup décisif
sur l'évolution du Beethoven qui appartient au monde
entier et dont je tente de donner en ces pages un portrait
vivant. Et je pourrais continuer à ne pas en parler, si les
frères de Beethoven s'étaient toujours conrentéa de jouer le
rôle modeste et effacé qu'ils avaient joué jusque-là. Mais il
n'en fut pas ainsi. A partir de la querelle qui survint à Linz,
ils s'imposèrent toujours davantage, et cela nous oblige à
nous occuper d'eux d'une façon un peu plus détaillée.

***
L'aîné, johann, était apothicaire; le plus jeune, Karl, se des-
tinait d'abord à la musique; mais, très peu doué, avait accepté
de devenir un petit officier municipal.
Dès que sa situation financière le lui permit, Beethoven fit
venir ses deux frères à Vienne parce que, entre autres choses,
comme il me le répéta souvent, ni l'un ni l'autre ne lui ins-
piraient une grande confiance, et il voulait « garder l'æil sur
eux ». Il les aida, de nombreuses années; il fit jouer des in-
fluences et noua des relations en leur faveur, personne ne le sait
il
mieux que moi; et même réussit, mais après beaucoup
d'ennuis et de démarches infructueuses, à leur assurer â
chacun une existence convenable. Jusque-là, tout alla bien.
Et pourtant, dès le début, il fut mal récompensé de ses efforts.
Il avait fait de son mieux pour procurer à ses deux frères
des emplois de confiance; il avait même essayé de prendre
chez lui le plus ieune, Karl, comme secrétaire particulier
mais, d'un côté et de l'autre, les résultats furent peu encou-
rageants. Ses frères ne lui témoignaient aucun respect, ils
se considéraient supérieurs à lui; ils se mêlaient de choses
qui ne les regardaient pas, ils abusaient honteusement de
sa confiance et ceci pourquoi le taire ? en des affaires
- -
t66
d'argent. Bref, pour Beethoven, l'entente n'était pas facile
avec ses frères, et ['on trouve bien la preuve du sens extra-
ordinaire qu'il avait de ses responsabilités dans le fait qu'au-
cune de ces pénibles expériences ne put iamais l'amener à
prendre la décision que tant de ses amis et moi-même lui
conseillions : abandonner ses deux frères à leurs destinées
peu intéressantes.
Prenons d'abord Johann. Après un stage de plusieurs
années dans un dispensaire à Vienne, il avait acheté une
maison et s'était installé à Linz. Cela, non pas avec ses éco-
nomies personnelles
- ilaîné
avec l'argent de son frère
n'en avait pas mais en partie
- ainsi
Ludwig; il paya un impor-
tant acompte, et resta redevable d'une somme considérable
qui devait être remboursée au vendeur, sur les bénéfices de
la pharmacie, en versements annuels convenus par contrat.
Bientôt, il fut évident qu'il s'était engagé dans une entreprise
hasardeuse et au-dessus de ses moyens; et, en r8o8, la faillite
était à sa porte. Puis ce fut r8o9. Les armées de Napoléon
envahirent l'Allemagne du Sud; Ulm était tombé; Vienne
fut menacée et prise, et nous perdîmes les batailles d'Essling
et de §7agram. Pour Johann van Beethoven, l'apothicaire de
Linz, tout cela signifiait du trafic avec le quartier général
français trafic qui non seulement stabilisa sa situation
financière- mais lui fit faire, en quelques années, une jolie
fortune.
Il devint de plus en plus satisfait de son rôle de personnage
important dans la ville, s'habillant comme un dandy et
partant fréquemment avec sa propre voiture pour Vienne,
où il aimait jouer les galantins.
Ludwig jugeait tout cela plutôt risible, mais pourtant,
encore une fois par fierté familiale, il était heureux de l'évi-
dente prospérité de son frère. « Vous voyez, disait-il en sou-
riant, il y a vraiment quelque chose en lui ! » Si ['on pense
t67
aux nombreux sacrifices qu'il avait consentis en faveur de
qu'il
ses frères, on ne peut certes le blâmer de la satisfaction
éprouvait à voir ses væux en partie réalisés.
Johann avait uès souvent invité Beethoven à venir le
voir à Linz, et, à la fin de cet été t&tzraprès sa cure en Bohême,
Ludwig accepta enfin. On imagine quels étaient ses sentiments
en arrivant à Linz, et combien il espérait uouver dans la
maison de son frère la paix, l'intimité, qui le reposeraient
et qui guériraient peut-être la profonde blessure de son cæur.
Au lieu de cela c'est ici que commence le drame
burlesque il - ettout
uouva autre chose. Il constata, avec
stupeur, que - son frère, loin d'être seul chez lui, vivait avec
une Viennoise exerçant une profession qu'on ne peut pré-
ciser davantage si on veut rester poli. Une troisième personne
faisait partie de la maison toute jeune adolescente,
- une de
rejeton illégitime que la concubine Johann avait eu d'un
inconnu. Préoccupé exclusivement de sa fortune nouvelle-
ment gagnée, Johann van Beethoven avait sans doute oublié
quel était le caractère de son frère. Il s'était imaginé que
Ludwig tolérerait pareille situation et, dans sa naïve bêtise,
s'étonna beaucoup quand son frère, non seulement s'indi-
gna, comme d'un affront très grave, d'avoir été introduit
dans ce faux ménage, mais entra dans une violente colère
et essaya de mettre fin à une union scandaleuse. Cela com-
mença par des scènes entre les deux frères; puis, Johann
refusant carrément de consentir à ce que lui demandait
Beethoven, la guerre ouverte se déclara. Ludwig fit agir
les autorités civiles et ecclésiastiques contre son frère et fut
favorablement écouté de part et d'autre car, dans la ville,
l'opinion publique s'était depuis longtemps prononcée contre
Johann. Bientôt des enquêtes officielles ayant prouvé
la profession de la concubine il fut décidé qu'elle et sa
fille seraient emmenées à Vienne - par la police.
r68
Mais Ludwig ignorait de quelles armes dispose une femme
de ce genre lôrsqu'elle se voit éconduite. Elle fit croire à
.o1 a*àt t qu'elle était enceinte; celui-ci, de bon ou de mau-
vais gré, fit publier les bans. Quelques semaines plus tard,
ils étaient mariés.
il serait impossible de décrire la colère de Beethoven
lorsqu'il revintà Vienne. {I1'eryportait à longueur de iournée.
J,euô les plus grandes difficultés à le convaincre qqe rien,
mais absoiumeit rien, ne pouvait faire que le mariage de
son frère ne fût irrémédiablement accompli et qu'il devait
l'accepter de gré ou de force.Il se perdait en invectives contre
les lois qui fermettaient-ainsi la corruplion de la morale;
contre lei tiatrts de l'ÉgHse et de l'É,tat qui désormais
couvraient f immoralité de cette union d'une caricature
d'honorabilité bourgeoise... bref, s'il en avait eu le pouvoir,
il aurait, dans sa côlère et la rancæur de son amour-proprq
blessé, écrasé d'un geste violent les lois et les autorités qui
avaient rendu ce mariage possible.
Aussi compréhensibËs que fussent dans cette histoire
les sentimenG de Beethoveh, étant donné son caractère et
|a haute idée qu'il se faisait de l'institution du mariage,
aussi compréhensibles qu'ils fussent pour moi-en particulier,
qui sais dans quel état-d'esp1i1il se-trouvait lorsqu'il se vit
-difficultés
ôudain empêiré dans les domestiques de_son
frère, je suis néanmoins certain que ce§ événements de Lrnz
.r.ri.rrt provoqué de sa part une réaction -plus modérée,
plus ratiùnele, si la crise qul commençait alors pour Beet-
hoven ne l'avait défà assombri.

***
Dans l'ardeur de la course qu'il liwa durant dix années
afin d'arriver au but avant qué la surdité n'eût uiomphé,
r69
Beethoven ne douta jamais un seul instant que res
choses
pussent se tourner autrement qu'il s,y attendait, c,est-à_dire
que ses facultés créa^rrices puisent É,ep"isii avanr que
le
mal tanr redouté ne fût deveïu une réaîité. cette por.iùüiè
était même si étrangère à ra discipli". rigà";;;. à irq".iËli
:i^r:TT,l?_1"
." momenr où il ^gopprii .. q.ri r"i ârrirriü
c'est à peine s'il put--l'admettre. L'idée q.r. ô., forces
siques et- intelleciuelles lui fissent défaui, q"tri.r;;I*i, ,rrul
refuser d'obéir à sa volonté, était ." .o"t idËtio, avec
roure
son expérience antérieure. « Le couïag€, ,iÀ*ii-ir p;".1.*.;;
à
est la morale de..ceux qui sont l,éÏirê ;; Ëi ,"ri.rt."rr,i-ii
restait tout interdit en cônstatant q* ._.it. formule ;r-pË
et évidenre par elle-même se révéfuit Au.i..-
Puis, comme les semaines devenaient J.s-mois sans que
:::.:1T::^ft j 1ailtir en lui Ia source créatrice, il il Ëi;
d'un égarement inconcevable.
Assurément, si les aberrations auxqu,elles son état d,esprit
amena Beethove"
l: l,avaient pas, après quatre ans, projeté
dans une aurre^ splè.rg
lpiritueil.';ilÀË;;;;."t propice,
ceüe histoire eût-été infiniment tragiqu. èi-i. ct.rilq;;;;
aurait désespéré des buts élevés qyg s.e proposent r., Àôri;.r,
de leur foi inébranlable en la vérité, i, il;iA et Ia bonté.
-a.iompfr.,
l'æuvre suprême f,rt
frilryjyy
ou musrcren apparaît dans la lumière d;uné f,egrr;;;;;
plüs üüe
logique, cônjonction mystérieuse ,e.etrrrt une vérité
^d'une
plus profonde que les mots d,« égarement » et d,« aberration
»
n'en rmpriquentr. si justes qu'ilq_ puissent paraître
on songe -aux faits extérieurs- qu,ils' désigneni. àr."a
Lorsqu'un homme simple èt honnêt"{-Ë" doué mais
travailleur, est soudain jeté.en pleine .o"Ério" a,esp.it-aï
suite d'un événement imprévu ,.rrreir;;;i. sa conceD_
tion de Ia vie er l'amène a raireirier penser a.r ÀàL;
observateur impartial peur fuger iïr.à*prZlensibrei,-îo* il,,ï;
17C-
assistons 1,à à une chose qui s'est produite uès souvent déjà
et se produira encore bien des fois. Notre premier mouvement
est alors de venir en aide à cet homme. S'il s'agit d'un de
nos proches, nous essayons par mille moyens de lui faire du
bien, nous nous efforçons de comprendre son malheur; et
nous ne songeons pas à le condamner aussi longtemps que
nous avons la certitude des efforts qu'il fait pour se créer à
nouveau une ligne régulière de conduite et recouwer son
équilibre mental.
Devant un homme de génie dans une situation identique,
nous éprouvons une exuême difficulté à adopter cette atti-
tude pourtant si naturelle dépit du fait que son cas
du point de vue intrinsèque - en
comme du point de vue exté- -
rieur a infiniment plus de droits à notre sympathie.
De-tous ceux qui étaient assez pénétrants pour saisir le
caractère réel de la crise que traversa Beethoven au moment
où il se sentit incapable de tout travail créateur et, Dieu
merci ! ils ne furent pas très nombreux aucun- n'eut rien
-
de mieux à lui témoigner que I'indifférence, et même plu-
sieurs ne cachèrent ni leur mépris ni leur joie malicieuse. Je
ne fais de reproches à personne. Leurs propres soucis acca-
blent tant de gens qu'on ne peut les blâmer de prendre le
très noble courage d'un génie pour de l'arrogance ou d'éprou-
ver un vrai plaisir quand le navire de cet homme s'engage
dans les eaux tumultueuses de la haute mer. Si je signale
ce fait, c'est simplement pour montrer qu'à l'époque de sa
crise la plus dangereuse, Beethoven fut seul, que personne
ne vint à lui ni ne lui tendit une main secourable.
Quant à l'aide que j'ai pu moi-même lui apporter durant
ces années, je préfère n'en point parler ici. Si la mort ne
m'interrompt pas avant que i'aie eu le temps de raconter
l'ultime visite que !e rendis à Beethoven dans les derniers
jours de sa vie, alors peut-être la place que j'aurai tenue
17r
aupris dg lui apparaîua dans une lumière telle que je n,aurai
pas à m'en sentir honteux.

***
Q"?"d Beethoven eur cessé de se demander ce qui lui
arrivait g! qulil en comprit la pleine signification, ui sen-
timent d'humiliation l'a§saillit. Il voului à tout piix qu,on
ignorât -so.n infirmité. Pour cela une seule perspective s'dffrait
à lui : fuir. Il lui fallait fuir ses amis, tuir té monde à qui,
année après année et presque mois après mois, il avait donné
tant d'æuvres successives. Il lui fallàit fuir à l,étranger, loin
de Vienne, dans des pays où l'on connaissait peut-étrê son
nom et sa renommée, mais non le rythme infatigable de sa
production; où personne ne s'apercêvrait que son cerveau
lg gléai! plus sans fin, où personne ne pourrait commettre
f indiscrétion de lui parlei de son travail. Les capitales
d'Europe étaient nombreuses où on l'accueillerait â bras
ouverts, où les gens seraient hautement honorés de faire sa
connaissance corrlme interprète de ses propres æuvres,
comme chef de l'orchestre qui en dirigerait l,exécution. Ii
susciterait admiration et enthousiasme. Car son oure n'était
-point qu'il dût renoncer à diriger un
pas encore perdue au
orchestre ou à s'asseoir au clàvier d'un piano.
Àussi songea-t-il sérieusement à réaliser ses projets. Il
m'en parla_à.cæur ouvert et ie fus uès peiné du p-essimisme
Svgc lequel il _envisageait tous ces prbblèmes. Je pensais
à Prague et à Berlin; je pensais à sa iencontre avec -Gæthe
et
_à celles. qu'il avait faites avec d'autres personnages uès
influents; je pensais qu'il était parfaitement incapàble de
flatter l=.r g.li et d'exfloiter leur^vanité à son propre avan-
tage.- Et je frissonnais à l'idée de ce qui pourrait lü arriver,
une fois loin de Vienne et livré à lü ieul.
172
Il se peut que les inquiétudes dolt iç lfi. fis part et que
les doutês qu'élles éveillèrent en lui le décidèrent,à accepter
l'association dont ie vais à présent dire un mot. Nombreuses
furent les personnes qui lü reprochèrent de s'être laissé
entraîner dans cette aventure et l'accusèrent à ce suiet d'aban-
donner toute préoccupation waiment artistique; mais même
s'il en résulta, à Vienne, certains incidents dont le souvenir
me remplit encore d'horreur, ie n'éprouve pourtant nulle
honte d'ÿ avoir plus ou moins contribué. en exprimant ouver-
tement au musicien mes appréhensions concernant SeS
premiers proiets. Nous le verronsr.le Destin, grâ9e à cette
âssociation, sut guider Beethoven à travers les ptrases ini-
tiales de sa crise et lui frt entrevoir les moyens de la sur-
monter'
***
L'homme dont il s'agit était un certain Johann Nepomuk
Maelzel, mécanicien à la cour de Sa Maiesté Apostoliqqe, à
Vienne.- Originaire de Ratisbonne, c'était un- de ces êtres
bizarres qui ne commencent à goûte-r et apprécier la musique
qu'au moment où l'homme cesse d'y apporter ses dons ou
sôn talent, et où les sons ne proviennent plus que de moyens
mécaniqués. Sa grande passion était defabriquer des machines
musicalês. L'hiier r8rz-r8r3, il ouvrit à Vienne un cabinet
d'automates. Il y exposa diverses curiosités techniques et,
entre autres, son nouveau panharmonicon, machine uès
compliquée et puissante qui pouvait remplacer un orchestre
complet.
A'quetle époque exactement Beethoven entra en relation
persorinelle aveC Maelzel, ie ne saurais le dire. En tout cas,
èe fut à l'occasion de cornets acoustiques construits pour
Beethoven par Maelzel, qui avait adapté e-n outre à son piano
une espèce'de couvercle sonore, appareil qui permettait au
173
jeu. En
m_usicien déjà sourd d'entendre mieux son propre
r8r3, l'amitié des deux hommes se ressema. Maelzel était
grand voyageur. Plusieurs années auparavant déià, il avait
emporté à Paris et à Londres diveri insrrumenrs de son
invention, et ces voyages avaient été des succès financiers.
D'ailleursr l'exposition de ses inventions n'était qu,une répé-
tition générale, pourrait-on dire, de ce qu'il voulait réaliser
lors d'un nouveau et important voyage dont il avait le projet,
et qui devait le mener à travers l'Europe, en s,arrêiant â
nouveau, bien entendu, à Londres. Et c'est ici que les inten-
tions de Beethoven.rejoignent celles de Maelzel. pourquoi
n'auraient-ils pas fait cause commune ? Pourquoi Beethoven
n'a-urait-il pas confié à Maelzel le soin d'organiser les concerts
qu'il f .plopgs_ait de donner à l'etrangei? Londres, après
tout, était la ville en.laquelle Beethoven-- suivant l'exemple
de_Haydn mettait ses plus grands espoirs.
-aussi quir.de Beethoven ou de Maelzel, songea
--['igngr.e
d'abord à cette association, mais le projet formé, Maei-zel
mit tout en æuvre pour le mener à bien. Certes, il comptait
gE9 cette affaire serait tout à son avantage lors de sa tournée
d'Europe, mais je n'ai aucune raison de âouter de son inten-
tion sincère de soigner le mieux qu'il pût les inrérêts de
Beethoven. rJn arrangement fur conclu-qui liait formelle-
ment les deux amis, ce qui, en pratique, amena une véritable
collaboration. A la fin du mois de fuin r8r3, la nouvelle
de la victoire remportée par §flellington à Vittoria
moment-où_presque toute l'Europe se soulevait pour secouer- au
le ioug de Napoléon
- remplit
siasme. Maelzel suggéra
Vienne d'un délirant enthou-
à Beethoven de commémorer la
victoire anglaise en écrivant une symphonie d'un genre
épiquer. d-. l, _composer expressément pôur son panhalmo-
niconr__à lui, Maelzel. Il réussit à le èonvaincre que, avec
une telle æuvre célébrant la défaite de Napoléon, et plovenant
174
de la plume de Beethoven, son panharmonicon deviendrait
la graÀde « attraction » de leur voyag_e. Beethoven accepta
et ie mit tout de suite à l'ouvrage. Je sais pertinemment
qu'il ne reçut de Maelzel aucune rétribution _pour cette
cômposition. Mais il s'était engagé à participer à I'entreprise,
et il-était bien décidé à partir.
Beethoven composa ce morceau en survant str icremenr les
indications de Mâelzel. Non seulement en ce qui concer-
nait l'orchestration, gui naturellement devait se conformer
aux particularités de f instrument, mals même, 9^t plus encore,
pour ce qui regardait le sufet et la forme de I'ouvr{g_e. L9s
ârmées frànçaisês se déptoyaient aux accents de la « Marseil-
laise », les aimées anglaises aux accents de « Rule Britannia »;
puis venait le choc des troupes; puis enfin un « God save the
King » triomphal.
Béethoven remit son manuscrit à Maelzel en septembre
et ce dernier commença immédiatement à l'enregistrer sur
les cylindres de son panharmonicon.
ttâis bien avant qu'il eût fini - car c'était une tâche
longue et laborieuse la bataillg qe .Leipzig eut lieu, et
il né cacha pas à quel- point il était irrité de n'avoir pas pu
profiter de Penthousiasme populaire_Pou{ produire, sur son
panharmonicon, cette « Bataille de Vittoria », {e Beethoven.
iugeant cependant que l'occasion de récolter l'argent néces-
iaiTe à leur tournée était trop belle pour qu'on la perdît,
il demanda à Beethoven de remanier « La Bataille de Vittoria »
pour un grand orchesue : quelques semaines y suffirtigra,
ilors qu'il fallait encore plusieurs - mois pour complé!9r
l,enregiitremenr sur les cÿlindres du .panharmonicon.
1
Ils
organi-seraient ensemble des « Académies » pour un très
lar-ge public, et « La Bataille de Vittoria » y serait exécutée

r. Grandes réunions publiques musicales. (sortes de concerts.)


175
comme morceau principal. La première de ces « Académies »
se tiendrait en faveur d'une cause patriotique, car on renon-
cerait à tous émolumelrs personnèls afin â'attirer le public
le plus nombreux possible. Alors seulement, lorsqu'il aurait
remporté le succes sur lequel il comptait, Maeliel organi-
serait un ou deux concerts dont les reteues seraient veisées
dans la caisse de l'entreprise commune Maelzel-Beethoven.
Beethoven et Maelzel furent à nouveau d'accord €t, à
la date convenue, Beethoven apporta à son associé le nouvel
arrangement pour orchestre et insuuments à percussion; et,
à nouveau, _ce travail ne lui rapporta aucun argent.
La première « Académie » eut donc lieu au dé6ut de décem-
bre r8r3. Maelzel se révéla homme d'affaires des plus habiles.
IJ fit appel au monde musical de Vienne, sans aucune excep-
tion, formant ainsi un orchestre aux concertants extraor-
dinairement nombreux. Les musiciens, les solistes les plus
célèbres, _e1 parmi eux Salieri, Spohr, Mayseder, Huminel,
Sibonir_ Giuliani, considérèrent èomme un honneur qu,on
demandât leur participation; la salle était comble; Beêtho-
ven dirigeait ltorche§tre, Itauditoire était transpôrté. Un
-
bénéfice de plus de six mille florins fut versé aü fonds de
l'Aide aux Soldats Blessés d'Autriche et de Bavière.
. Le .programme comprenait la « Septième Symphonie » en
la maieur. de Beetl.roven, composée ei r8rr et-exêcutée pour
la première fois à cette occasion; puis quelques marches
iouées par une des machines de MaeLel; eifinr-« La Bataille
de Vittoria », de Beethoven.

"**
On me permettra de faire ici une digression et de m,arrêter
sur le souvenir que m'a personnellement laissé cette « Aca-
démie » de décembre r8r3-. Je l'évoque dans la seule intention
r76
de montrer les conséquences importantes qu'eut cette soirée
sur les événements que je conterai ensuite.
Lorsque Maelzel se mit à battre de la grosse caisse pour
faire de la publicité autour de l'événement, je n'eus d'abord
qu'un sourire apitoyé. Ce n'était pas ainsi, d'habitude, que
Beethoven annonçait ses concerts ! Au moment où le colosse
qui avait fait trembler l'Europe pendant près de vingt ans
était virtuellement abattu, nous tombions dans l'erreur même
que nous lui avions touiours reprochée la vulgarité
bruyante. « Mais, me disais-je, la nouvelle symphonie de
Beethoven va triompher de ce mauvais goût; si püssante
est sa musique que ceux mêmes qui ont été attirés dans la
salle par cette réclame tapageuse seront entièrement pris par
la beauté et la vérité du message qu'elle contient. »
Je me trompais. Cela ne se passa nullement ainsi. La
symphonie eut certes beaucoup de succès et le deuxième
mouvement fut bissé. Mais c'était un succès bruyant, dû
davantage à I'humeur turbulente de l'auditoire qu'à la réelle
valeur de l'æuwe. Et, de fait, cette symphonie, parsemée
d'accords que iamais l'on n'avait entendus auparavant, même
chez Beethoven, cette symphonie qui apportait aux hommes
ce qu'aucun musicien du monde occidental ne leur avait
iamais apporté iusqu'alors, cette symphonie resta sans effet.
Oui, le public avait senti ce que l'æuvre avait de brillant;
mais nullement saisi sa signification éthique et spirituelle.
Les applaudissements calmés, des ieunes gens montèrent
sur la scène et firent reculer l'orchestre, afin de ménager
un grand espace vide. Alors, ils amenèrent sur le devant de
la scène un obfet éuange que l'on n'avait pas remarqué
jusque-là, relégué qu'il était dans un coin et recouvert d'un
drap grossier. Herr Maelzel en personne parut bientôt,
cérémonieusement habillé de noir; il se dirigea vers le mys-
térieux objet, qu'il dévoila. C'était un trompette automate,
177
figure de cire de grandeur presque naturelle avec les joues
peintes, de longs cheveux blonds et un lorgnon; il portait
de hautes bottes de cuir, un col de dentelle blanche et un
chapeau à larges bords et garni de plumes, qui complétait
bien le costume d'un clairon de Frydlant. Maelzel gesticulait
avec orgueil autour de sa créature public applaudissait
- et leapparut
avec délire ! Le chef d'orchestre Umlauf à son tour et
monta à son pupitre. Maelzel mit en marche un ou deux
mécanismes dans le dos du trompette, et la machine se mit
à jouer. En mesure, elle sonnait sa rengaine de plus en plus
rauque, entrecoupée d'une pénible série de roulades, tandis
que Umlauf et l'orchestre faisaient de leur mieux pour ne
pas éclater de rire et pour continuer à accompagner la
machine quelque peu monstrueuse.
Seulement alors l'auditoire sembla en avoir réellement
pour son argent. Son enthousiasme était à son comble. Les
gens voulurent qu'on recommençât une fois, deux fois, et
ils se montrèrent particulièrement satisfaits lorsque le trom-
pette, discrètement manipulé par Maelzel, salua le public,
en de raides et saccadés mouvements, pour le remercier de
l'avoir ainsi applaudi.
De honte, je serais rentré sous terre.
Finalement, quand les spectateurs furent fatigués d'admirer
et d'acclamer le trompette, il y eut une pause assez longue
pendant laquelle on remit en place l'orchestre qui allait
maintenant exécuter « La Bataille de Vittoria », de Beethoven.
En grand nombre, on disposa à leurs places respectives, grosses
caisses et tambours, triangles et cuivres; les sous-chefs
d'orchestre s'installèrent à leurs pupitres, et Beethoven arriva à
son tour, salué à nouveau par de chaleureux applaudissements.
Sa « Bataille de Vittoria » fut interprétée à souhait, impres-
sionnante, certes, dans le développement majestueux de ses
effets toujours justes, magnifique dans son apogée, sans pré-
r78
cédent, si vous voulez sans profondeur réelle, super-
- mais la
ficielle, futile; æuvre portant marque de l'habileté tech-
nique inimitable de Beethoven, peut-être, mais non celle
de son talent, de son génie, de son âme.
Si j'avais frémi de honte en voyant et en entendant le
trompette de Maelzel, ce que je ressentais à présent, c'était
un serrement de cæur, une véritable douleur. L'auditoire
ne savait plus comment manifester son plaisir, et l'orchestre
dut reprendre entièrement ce morceau bruyant, entraînant
et martial. C'était plus que ie n'en pouvais supporter. Sans
feindre le moins du monde de me joindre aux applaudisse-
ments, je quittai la salle, I'esprit envahi d'une sorte d'horreur
froide et paralysante.

Je ne vis pas Beethoven les jours suivants. Je n'en fus


pas fâché, car je lui en voulais beaucoup et comme j'eusse
été incapable de lui cacher mes sentiments, ie ne pouvais
pas prévoir comment il aurait pris la chose et ie préferais
ne pas le rencontrer.
Puis le bruit courut soudain dans tous les milieux musicaux
de Vienne que Beethoven s'était brouillé avec Maelzel et qu'ils
étaient tout à coup devenus des ennemis jurés. Qrre s'était-il
passé ? Personne ne le savait exactement. Ce dont on était
seulement certain, c'est que Beethoven demandait à tous ses
amis de participer à un ou deux concerts où il avait l'inten-
tion de reprendre sa « Bataille de Vittoria »
- mais
« trompette de malheur » de Maelzel. (I1 me serait
sans ce
impossible
de rapporter ici l'expression exacte dont il se servit.) Tous
les musiciens se rangèrent du côté de Beethoven et, comme
un seul homme, se mirent une fois encore à son entière dispo-
sition.
Bientôt, cependant, je renconuai Beethoven dans la rue.
179
- men ne
plu,
semble pas que ma « Bataille de Vittoria » vous ait
dit-il avec une agressivité qu'il savait mal dissimuler.
Comme fe ne répondais pas tout de suite, il reprit :
êtes le seul dans tout Vienne à ne l'avoir pas
- Vous Et est-ce ainsi que l'on traite un ami
aimée...
- en quittant
la salle pour bien faire comprendre à tous sa désapprobation?
injuste, répliquai-je. Je ne voulais rien faire
- Vous êtes
comprendre du tout.
A quoi pensiez-vous, alors? demanda-t-il.
-Soudain, l'indignation me prit, et je répondis sur un ton
irrité :
A rentrer chez moi avant que votre « Bataille de Vitto-
ria-» ait eu le temps d'effacer complètement l'impression que
m'avait laissée votre Symphonie.
Beethoven reieta la tête en arrière et proieta en avant sa
mâchoire inférieure certain qui allait faire un éclat.
Mais son humeur changea - signeaussitôt, et ie ne sais quelle lueur
ioyeuse se mit à briller dans ses yeux.
musicien, fit-il sèchement, vous êtes un cha-
- !Comte
meau Oui, la « Bataille de Vittoria » est une sottise
nouveau, ie ne puis écrire le mot qu'il employa mais- auà
moins, grâce à cette musique, i'ai pu m'abstenir - de partir
pour l'Angleterre en compagnie de ce fameux trompette.
Et grâce à elle, ie n'irai probablement iamais là-bas...
Beethoven! m'écriai-ie en voulant lui saisir la main.
-Mais il se contenta de me faire une affreuse grimace, de
grommeler encore tout bas et affectueusement « chameau! »
et il s'éloigna sans autre cérémonie.

***
Les choses en étaient donc là : puisque les Viennois se
révélaient assez stupides pour ne pas saisir la diférence entre
r8o
sa nouvelle symphonie et « La Bataille », alorsrpour Beethoven,
il était bien inutile de feindre davantage : il pouvait demeurer
là où il était, et continuer à êue Beethoven aux yeux des gens.
Personne n'avait remarqué ce qui se passait en lui : il n'avait
qu'à attendre tranquillement les événements.
Les événements prouvèrent qu'il avait eu raison de ne pas
quitter Vienne. Car ce qu'il s'était proposé d'aller chercher
à l'éuanger, il le trouva amplement ici au cours des années
suivantes. Tandis que les armées des Alliés traversaient le
Rhin et qu'en France se liwait la bataille du printemps, il
organisa deux autres « Académies » dont les recettes furent
considérables et, alors que parvenaient les unes après les
autres les nouvelles de victoires, sa « Bataille de Vittoria »
remportait un succès de plus en plus vif. L'été arriva; les
Viennois eurent la certitude que leurs murs abriteraient
bientôt le congrès le plus important, le plus brillant que
l'Europe eût iamais vu, et Beethoven se dit qu'il eût été bien
sot de chercher ailleurs des occasions qui se présentaient à
lui ici même.
Quant à Maelzel, le malheureux et présomptueux Maelzel,
il le tenait maintenant à l'écart avec une indifférence qui
frisait le cynisme. Le mécanicien de la Cour, emmenant
avec lui son exposition au grand complet, partit en tournée
sans le maître. Quand il donna à Munich « La Bataille de
Vittoria », sans l'autorisation de Beethoven, celui-ci entra
dans une telle colère qu'assez inconsidérément il intenta un
procès. A l'époque, nombreux furent ceux qui blâmèrent
son geste, et il est indéniable qu'au point de vue légal leurs
rapports étaient obscurs, sinon équivoques. Moi-même je
iugeai ridicule, et fe pense encore de même auiourd'hui, de
vouloir considérer cette affaire sous son aspect iuridique.
Devant le tribunal de l'intelligence, un fabricant de trom-
pettes automates n'a pas à plaider contre un Beethoven.
r8r
Il faut dire ici que l'hiver r8r4-r8r5, l'hiver du fameux
Congrès « dansant », marqua l'apogée de la carrière de Beet-
hoven, ou, du moins, l'apogée mondaine. En dépit de notre
empereur, gui nourrissait une profonde aversion personnelle
à l'égard du musicien, il se fit que parmi la brillante assemblée
de souverains, de ministres et de diplomates qui se réunirent
dans notre capitale pour refaire la carte d'Europe, tous ceux
qui s'intéressaient à la musique voyaient en Beethoven, et
dans son Guvre, ce qu'il y avait de plus attirant à Vienne, et
tous voulaient qu'il honorât leurs fêtes de sa présence. Il
donna maints concerts et « académies » devant les auditoires
les plus illusres qu'on eût iamais vus rassemblés. Son « Fide-
lio » fut représenté avec un succès unique au « Hofopern-
theater », et une cantate, intitulée « Der glorreiche Augen-
blick », exécutée devant plusieurs rangs de têtes couronnées,
lui valut le triomphe [e plus chaleureux que musicien ait
jamais remporté. Pour nous, Viennois, il y avait du piquant
à voir Beethoven, le jour anniversaire de la naissance de
l'impératrice de Russie, grande musicienne elle-même,
donner un concert à la Hofburg en tant qu'invité de notre
empereur à vrai dire, pour la première et dernière fois de
sa vle. -
Mais même mis à part ces succès, ces triomphes publics,
on se « disputait » littéralement Beethoven, comme on dit, dans
les différents cercles du Congrès. Une des personnalités les plus
remarquables qui en faisaient partie, le comte Rasumovsky,
ambassadeur de longue date du tsar Alexandre à notre Cour,
fut son meilleur protecteur
-de à cet égard et, sincèrement enthou-
siaste du talent Beethoven, i[ se servit de son influence
pour faire réserver à celui-ci, au sein de l'aristocratique
société du Congrès, tous les honneurs personnels possibles.
Cette attitude du comte Rasumovsky eut pour effet de donner
à Beethoven une importance politique, et il est à retenir aussi
r8z
que l'on ignore, je pense que Talleyrand lui-même,
qui n'entendait absolument rien-à la musique et n'en avaii
-chose
pas le goût, tenta de mille façons d'attirer Beethoven chez
lui, bien en vain cependant.
Pourrais-ie le dire en d'autres termes ? Cet hiver-là, le
soleil de la célébrité illumina vraiment Beethoven, er il est
assez probable que le. musicien se sentit prince parmi des
pnnces; en tout ne pense pas que le destin eût pu
^c-qs, ie
mieux le servir. S'il est certain que les véritables génies ne
vivent ni ne travaillent pour leurs contemporains, il est
également certain que ceux qui connaissent la renommée
pendant leur vie, avec tous les hommages que cela entraîne,
en jouissent comme d'un baume bienfaisanl sur les blessures
nombreuses qu'infligent inévitablemenr l'abnégation de soi-
même et le travail intellectuel intense, parfois très pénible.
Je ne sais si Beethoven serait jamais parvenu à sa dernière
période féconde en créati pendant laquelle il se refusa
jusqu'au moindre succès auprès de ses côntemporains
avec cette maturité et cette paix intérieure, s'il n'avait pas
d'abord été comblé pqr l'admiration et le respect de l'Europe.
Il est tellement plus facile de renoncer à ce que l'on connaît
et à quoi l'on a déià goûté, et on peur croire que Beethoven
n'aurait pas compris aussi sûrement la vanité dè la renommée
s'il n'en avait pas d'abord pleinement ioui.
Et surtout, je pense que seule ceue célébrité pouvait le
sauver dy dégeqRoir où il était près de sombrer, du désespoir
qui s'était déjà à moitié emparé de lui quand, après la terrible
déception que lui avait causée Astarté, il avait senti ses forces
l'abandonner) et n'avait plus vu en lui-même que le masque
ricanant de son génie anéanti.
Pour ma part, je rrouve significatif que son aberration
artistique la plus grave a pu coïncider avec l'heure de son
plus grand uiomphe; que l'æuvre qu'il écrivit en trahissant
r83
sa conscience d'artiste lui apporta le succès le plus brillant
de sa carrière. Ces mots sont osés, ie le sais. Et ie ne me
serais iamais hasardé à parler de la sorte si i'avais été le
seul à soutenir cette opinion. Je demanderai à mes lecteurs
de lire ce que ie vais maintenant rapporter et de juger si
i'ai été excessif dans mon propos ou si i'ai tort de voir dans
cette coïncidence le moment le plus dramatique et le plus cri-
tique de la vie intérieure de Beethoven.

***
Je viens de parler de cette cantate, « Der glorreiche Augen-
blick », dont l'exécution marqua le triomphe suprême de
Beethoven âu cours de cette longue série de succès extra-
ordinaires qu'il connut lors du Congrès.
C'est le type même de l'æuwe écrite Pour une occasion
particulière;-ètte fut composée en hommage au Congrès,
aux empereurs et aux rois entre les mains desquels repos?ien1
les desiinées de l'Europe. Le texte était d'un certain Alois
§ÿeissenbach, un agrégé qui écrivait des poèmes par désæu-
vrement. Ce texte est le résultat d'un de ses efforts les plus
pénibles. En ce qü concerne la partie musicale, Beethoven
n'épargna rien de ce qui semblait digne de l'occasion : orches-
tre, chæurs et solistes furent réunis et l'on mit tout en æuwe
pour obtenir les effets les plus impressionnants; il va sans
dire que ce manuscrit, contme « La Bataille de Vittoria »,
porte le témoignage d'un talent, d'un art dont aucun autre
musicien n'a jamais approché. Mais on me permettra de taire
l'impression que ce «llloment Glorieux » m'a faite personnel-
lement.
***
Le comte Rasumovsky avait été chargé par l'empereur
r84
d'organiser la fête offerte au Congrès pour le nouvel an.
r8r5, pensaient les grands rassemblés à Vienne, verrait se
lever ltaurore d'une ère nouvelle et meilleure pour l'Europe.
C'est sous le signe du luxe et de la magnificence qu'en cette
veille du nouvel an le palais de Rasumovsky, où le comte
avait déployé une splendeur tout orientale, accueillit tout
ce que Vienne comptait de plus brillant. Des milliers de
chandelles illuminaient les salles de ce palais nouvellement
construit que le maîue du lieu avait garni de très nombreuses
æuvres d'art. Danses, musique, feux de hasard, charades,
ballets et pièces de théâtre s'offraient au choix et au goût
de chacun; et corrme les salons spacieux de sa vaste demeure
n'étaient pas suffisants pour recevoir tous ses invités, Rasu-
movsky avait fait consuuire pour l'occasion un grand bâtiment
de bois dans le parc. Cette annexe également, encore qu'elle
ne dût servir que pour une seule nuit, était meublée avec un
luxe recherché.
La fête à laquelle Beethoven et moi avions été invités
battait son- plein quand le désasue se produisit qui allait -
donner à cette nuit une célébrité que son organisateur n'avait
certainement pas souhaitée. Le feu prit dans le bâtiment de
bois. Se propageant avec la rapidité de l'éclair, il atteignit
presque aussitôt le palais lui-même; et moins de douze
heurès plus tard, il ne restait de cette imposante propriété
que les murs noircis d'où s'élevaient des cheminées pareilles
à des colonnes sorties d'un cauchemar.
I1 n'y eut pas de victimes, grâce à la présence d'esprit
de deux ou trois invités courageux qui réussirent à empêcher
la panique et firent évacuer les salles en bon ordre. T..a pre-
mière frayeur passée, lorsque nous fûmes uanquillisés au
suiet des autres invités, et alors que les pompiers arrivaient
défà de tous les quartiers de Vienne, suivis de près par des
détachements de troupes, Beethoven me prit par le bras :
r85
Venez ! me dit-il.
-Et par des sentiers qu'il connaissait mieux que moi grâce
à ses promenades quotidiennes, il me conduisit dans des
prés au bord du Danube, non loin du palais de Rasumovsky.
Un banc placé sous des arbres nous offrit un excellent poste
d'observation. Des flammes gigantesques s'élevaient vers le
ciel, illuminant dans la nuit tous les environs; et l'air était
rempli des crépitements du feu et du bruit des boiseries qui
s'écroulaient. Nous assistions à un spectacle d'une grandeur
terrifiante tel que nous n'en avions iamais vu encore et tel
que nous espérions ne iamais en revoir.
Nous étions assis là depuis une demi-heure peur-êrre
sans avoir ni I'un ni l'autre prononcé un mot, ne sentant
pas le froid de la nuit, contemplant sans bouger, comme
saisis par un charme, ce foyer immense, quand Beethoven
rompit le silence. Lentement, pondérés et empreints de tris-
tesse, les mots lui montèrent aux lèvres :
Voilà où s'en va le Congrès... Voilà où s'en va toute
sa-frivolité, toute sa vanité... Voilà où s'en va tout ce qu'il
aurait pu être... tout ce qu'il aurait dû être... mais n'a pas été...
Je ne répondis rien. Ce que Beethoven venair de dire,
nous étions des milliers d'autres à le sentir et à le penser,
peut-être au même instant. Tous ceux qui avaient le iuge-
ment sain, tous ceux qui ne se laissaient pas duper s'étaient
aperçus depuis longtemps que ce Congrès serait le Congrès
des Occasions perdues I il n'avait pas vu, il n'avait pas voulu
voir sa tâche véritable; il avait préféré ne pas se servir des
briques solides qui se trouvaient à sa disposition, et cons-
truire l'Europe nouvelle de débris pourris, tombant en ruine.
De nouveau, un long silence s'établit entre nous; tous
cleux nous étions perdus dans nos propres pensées tandis
que les flammes montaient, rouges, dans le ciel, éclairant
les arbres, le fleuve et les sentiers près de nous.
r86
Soudain, j'entendis encore la voix de Beethoven :
- Et c'est comme ça que je m'en vais, moi aus-
s1...
Je lui ietai un regard rapide. Son front était marqué . de
rides. Il regardait droit devant lui, avec une expresston
lointaine et tendue à la fois.
J'ai péché, reprit-il, exactement de la même façon que
le -Congrès a péché... Je me suis vendu à bon marché comme
une prostituée... J'ai trahi Dieu...
Complètement interdit, je retenais mon souffie.
J'ai trahi l'esprit qui était en moi...
-Alors, un seul sanglot, un sanglot sec, mais comme arra-
ché du plus profond de lui-même, s'échappa de sa poiuine.
Les deux coudes appuyés sur les genoux, il enfouit son
visage dans ses mains.
Je ne parlai pas, je ne fis aucun geste je demeurai assis
à côté de lui. Je comprenais ce qui se -passait en lui, et ie
savais que ces moments étaient sans doute les plus difficiles
de toute sa vie.
Bientôt, cependant, il se redressa, et ce fut pour me révéler
ce qui l'affiigeait ainsi. Sa voix était à présent faible et
douce, un peu comme la voix^d'un enfant.
J'ai voulu fuir le Vide... Etre seul m'était insupportable...
- seul
être et sans rien en moi... non seulement délaissé par
les gens... mais par la musique aussi...
Puis, il s'écria brusquement :
Oh! pourquoi la musique ne vient-elle plus à moi?
-
Qu'ai-je donc fait pour que fe doive souffrir cela également ?
J'ai tout sacrifié... oui, tout sacrifié... pourquoi plus rien
ne vient-il à moi ?
Je posai une main sur son bras.
Tout le monde passe par des périodes de fatigue,
lui- dis-je
presque à voix basse. Personne n'a des forces
187
illimitées. Il faut vous reposer... et attendre! Tout cela
reviendra, i'en suis sûr... Tout cela reviendra!
Pour la première fois depuis notre entretien, il tourna
les yeux vers moi.
- Quelle âme fidèle ! murmura-t-il. Quelle âme bonne et
fidèle!...
Mais le ton sr:r lequel il disait cela signifiait : « Comme
si vous pouviez comprendre! »
Et il se leva.
Je rentre, fit-il. J'ai froid.
-Ilchancelait légèrement. ]e lui pris le bras et le passai
résolument sous le mien. Ainsi, nous retournâmes vers la
ville. Nous prîmes une voiture qui nous reconduisit chez
lui. Muet et comme s'il avait sombré dans l'oubli, il se
laissait faire, apathique. On eût dit qu'il savait à peine où
il était.
Ne voulant pas le laisser seul, je l'accompagnai iusqu'à
sa porte. Il l'ouvrit machinalement, puis s'arrêta dans le
corridor comme s'il ne savait pas non plus ce qu'il devait
faire ensuite. Je le menai à sa chambre et l'aidai à se
déshabiller. Il se mit au lit, ie le couvris, et, sans un mot, ie
m'assis à son chevet. Je voulais le voir endormi avant de m'en
aller.
il reposait sur le dos, les yeux fermés, et bientôt son
soufle devint calme et régulier.
Au moment où, lentement, ie me levais pour rentrer à
mon tour chez moi, il ouvrit les yeux et, du regard, me retint.
Avec l'expression paisible de celui qui, de très loin, revient
en ce monde, il me dit :
- n d'échapper
essayer
ne faut pas êue lâche, voilà tout... On ne doit pas
à la solitude en se réfugiant dans le bruit
de la vie quotidienne... Et il ne faut pas craindre la solitude
non plus, si c'est la volonté de Dieu de nous l'imposer.
r88
Il poussa un profond soupir; mais ce n'était pas un soupir
de souffrance c'était le soupir d'un homme qui vient de
rejeter de son- cæur un très lourd fardeau.
Dorénavant, fit-il encore, je ne serai plus jamais lâche!
-Quelques instant plus tard, il était endormi.

***
Au début de cette année nouvelle, Beethoven continua
à recevoir les hommages qu'on lui témoignait partout; à
cet égard, aucun changement n'apparut dans son attitude
extérieure. Ce que I'on remarqua tout au plus, peut-être,
c'est qu'il fréquentait un peu moins la haute société et que,
lorsqu'on l'y voyait, il prenait des manières quelque peu
[onrques.
Toutefois, les musiciens qui voulaient le feliciter au sujet
de sa grande cantate étaient fort mal accueillis. Les compli-
ments de ce genre ne pouvaient évidemment pas être sincères,
tous les musiciens professionnels jugeant l'æuvre sans valeur
Beethoven lui-même n'en parlait plus à ses amis qu'en faisant
un de ces calembours dont l'habitude lui a toujours été
chère : il appelait cette « Kantate sa Schandtat, c'est-à-dire
»»

son infamie.
Il me faut noter ici que iamais, dans nos conversations
ultérieures, Beethoven ne fit allusion à la nuit qu'avait
illuminée f incendie du palais Rasumovsky. Mais vers la
fin de 1816, il m'offrit le manuscrit original de son quatuor
à cordes en la mineur, publié plus tard sous le numéro
d'Opus 95. Cette æuvre portait une dédicace
et la dernière que sa main ait iamais tracée pour - lamoipremière
et
entre les pages était glissé un billet où il avait écrit ces -mots
presque illisibles : « La Voix est revenue... »
r89
***
Environ ce temps également, Beethoven composa une
sonate pour piano qui fut publiée un an avant le quatuor.
Elle mérite d'attirer tout spécialement l'aftention, non seule-
ment par sa captivante beauté, mais aussi par les circons-
tances mêmes où elle fut composée, et qui jettent une lumière
des plus significatives sur le renouveau de cette « voix » dont
parle le maître.
La sonate est dédiée à la baronne Dorothea von Ertmann,
la femme de mon très cher ami, maintenant lieutenant-
général Stephan Ertmann, à qui fe dois de connaître I'his-
toire de cette dédicace. Mais il me faut d'abord expliquer
que la baronne, originaire de Francfort, et qu'Ertmann
avait épousée en 1798, était douée d'un talent rare et qu'elle
avait toujours été une amie très chère de Beethoven, car elle
interprétait ses æuvres au piano avec un art qu'il admirait
sans réserve. Pendant les longues années que dura leur amitié
les Ertmann habitèrent Vienne jusqu'en r8r8 le compo-
-siteur lui donna de précieuses indications sur- la manière
de jouer ses æuvres, lui expliquant à cæur ouvert ce qu'iI
voulait. Combien de fois n'ai-je pas entendu Beethoven dire
que, seule, Dorothea von Ertmann fouait ses sonates à son
entière satisfaction !
Les Ertmahn avaient un fils unique, très doué aussi,
extrêmement sensible, et dont la santé fragile avait touiours
été cause de grande inquiétude pour les parents. Il était
déià un petit jeune homme lorsqu'il fut emporté par une
maladie infectieuse. Ce malheur plongea la baronne Ert-
mann dans un chagrin qu'elle n'exprimait pas, ne versant
pas une larme, mais anéantie dans une torpeur qui s'aggrava
tellement à mesure que les semaines passaient, gue son
mari comprit le danger menaçant l'équilibre mental de la
r90
malheureuse. Il était au comble du désespoir quand il ren-
contra un jour Beethoven; celui-ci lui demandanr des nou-
velles de Ia santé de la baronne, Ertmann lui dit ses craintes
terribles, sur quoi le maître lui répliqua :
Amenez-la chez moi; peut-êüe pourrai-je faire quelque
- pour elle.
chose
A l'heure dite, Ertmann amena sa femme chez Beethoven,
et se retira aussitôt, les laissant seuls. Beethove comme
la baronne eIle-même l'a raconté plus tard ne lui dit
pas un mot mais l'installa dans un fauteuil-préparé rout
exprès. Lui-même s'assit à son piano et commença à jouer.
Il ne fallut pas longtemps avant que la pauvre mère brisée
par la douleur n'éclatât en un flot de larmes libératrices
les premières qu'elle efit versées depuis la mort de son -
enfant. Quelques heures plus tard, elle retournait vers son
mari, sa seule affection désormais, acceptant son destin et
décidée à se dévouer de nouveau tout entière à la vie et à
ses devoirs, à ses ioies comme à ses tristesses.
La sonate dédiée ensuite à la baronne Ertmann n'est
pas la transcription exacte de ce que Beethoven improvisa
pour elle ce jour-là. Toutefois, et nous avons à ce sujet le
témoignage de la baronne, la sonate contient, dans une
forme plus étudiée, la quintessence des choses qu'il lui fit
sentir au cours de cette heure merveilleuse. C'est l'expression
même, et adressée à tout être humain, de la consolation, de
la sagesse et de la foi qui sauvèrent du désespoir la baronne
Ertmann et apaisèrent son âme tourmentée.

***
Je ne m'écarte pas de mon sujet si j'invite maintenant
le lecteur à se poser une question que je me suis posée à
moi-même plus d'une fois : quelle raison logique, quelle
I9I
raison profonde peut expliquer la stérilité de Beethoven
pendant quatre ans ?
Assurément, il négligea sa santé et ses forces I assurément,
il se dépensa sans compter. Mais l'épuisement physique et
intellectuel n'est ici qu'une explication d'ordre matériel;
si on l'examine sur un plan plus élevé, elle ne constitue
qu'un symptôme de ce qui nous occupe véritablement.
Et si je tente d'exprimer en termes prudents la réponse
que i'ai trouvée à ma question, ie ne prétends pas nécessai-
rement que ce soit la bonne. Ces processus obscurs dans
l'âme d'un génie créateur sont trop mystérieux et complexes
pour que l'on puisse les résoudre comme un problème de
mathématiques ou disséquer comme le suiet d'expérience
de l'anatomiste. Je dirai simplement mon sentiment et
il se peut, après tout, que l'opinion d'un homme qui- fut
l'ami de Beethoven pendant plus de trente ans ne soit pas
sans valeur.
A mon avis, Beethoven se tut parce qu'il avait exprimé
tout ce qu'il avait à dire. La voix se réveilla lorsqu'il eut
passé par une évolutionqui l'enrichit d'une expérience vitale
et d'une manière nouvelle de juger les choses une évo-
lution qui le mit en éuoit contact personnel-et spirituel
avec celà même dont l'interprétation musicale lui semblait,
non seulement devoir faire partie de l'accomplissement de
sa vie, mais être pour lui nécessité.
Jamais Beethoven ne se consacra à la musique pour l'amour
de la musique. I1 n'avait rien de ce que nous appelons un
faiseur de musique, et il ne composa famais que dans le seul
but de délivrer un message C'est ce qui
- son messagè.
explique que sa musique fut condamnée au silence, que « la
voix en lui » se tut le jour où son message parut entièrement
transmis.
Grâce au travail impitoyable auquel Beethoven épe-
-
r92
ronné par sa peur mortelle de la surdité de plu.s e-r-r plus
menaçante s'était astreint corps et âme, il. avait dit tout
ce qu'il -
avait à dire et son æuvre existait déi1l absolument
parfaite, aoant que l'évolution de sa personnalité d'homme
mûr ne mît en lumière les nouveaux éléments, les nouvelles
richesses qui allaient devenir la substance et le thème d'un
nouveau message et d'une æuvre nouvelle.

***
Je n'ai pas, ie crois, à m'étendre sur la grande différence
de- style existant entre les deux principales ,périodes créa-
trices de Beethoven, celle qui s'étend de rSoz à tStz et
celle qui va de 1816 à sa mort bien lrye ce style soit tou-
iours du seul et même -
compositeur. Le contraste est si
frappant que la plupart de ceux quir_ auiourd'hui, admirent
ie i premièr » Beethôven considèrent le « second » comme un
pauvre fou abandonné de Dieu, et tiennent ce q.r'il. a pro.-
àuit pendant la dernière période pour un iargon insensé,
inintelligible.
Mais ici encore ie dirai que cette différence de style, si
évidente soit-elle, n'est que la marque extérieure d'une réa-
lité plus profonde : elle indique simp_lement, mais indis-
cuta$lement, que ce que Beeüoven cherchait à exprimer
dans sa dernièie période avait une signification essentielle-
ment neuve.
Et expliquer cette nouvelle signification, voilà qui est
certes peltinent et d'un grand intérêt.

***
J'ai dit que le sens réel de l'æuvre beethovénienne appq-
tenant à cêtte période rSoz-r8rz reste un mystère pour la
r93
présente génération. Mais j'ai fait remarquer également que
la génération contemporaine de cette première série de chefs-
d:æuvre les comprenait admirablement. Tous ceux qui admi-
raient le maître, tous ceux qui avaient une oreille pour
entendre et un cæur pour sentir saisissaient le me§sage
sublime qu'il proclamait au monde avec une puissanée
jamais égalée : « Voici l'Homme en face du Dèstin ! La
capitulation est inconcevable ! L'Homme doit être fier,
joyegx, militant, et il triomphera finalemenr en dépit de
tout ! I-'Homme est bon et fort ! Il choisira -enrre Dieu et
Satan ! Son âme est un champ de bataille où se livre Ie combat
éternel entre le bien et le mal, la vérité et le mensonge,
l'honneur et l'infamie, et c'est sur ce champ de bataille
seulement que le Destin décide entre la lumière et I'obs-
curité ! »

Mais ce que proclama le « second » Beethoven ne fut


e_ntendu que de quelques-uns, et la tâche que j'enueprends,
de définir cette nouvelle partie de son æuvre par dés mors
tâtonnants, me paraît ingrate. Je n'ai nul déiir de passer
pour un pédant qui prétend rout savoir, mais si seulèment
la génération d'aujourd'hui n'était pas si vaine et si incapable
de sentir ce qui est beau, combien cette tâche serait plus âisée !
Je n'y renonce pâS, cependant, et tenterai l'explication
en dépit de tous et de rour !

L'héroïsme de l'homme qui lutte contre le Destin et qui


tire son goût de la vie, sa foi et son idéal du combat qu'il
poursuit ainsi, cet héroïsme esr sublime et immortel.
Mais une âme humaine qui s'élève jusqu'à une région oir
sa lutte avec le Destin n'a plus aucune signification parce
que le plan sur lequel elle se livrait esr de beaucoup dépassé,
cela est, peut-on dire, plus sublime encore. Car-c'est une
rg4
élévation iusqu'au cæur même de la vérité éternelle, une
élévation iusqu'à ces sommets oir Dieu et Satan, le bien et
le mal, la vérité et le mensonge, l'honneur et f infamie, ne
sont plus des antithèses ! parce que éclairé par la lumière
de l'Être unique et indivisible, vers lequel nous aspirons
tous de notre désir le plus intime et que tous nous consr-
dérons chacun selon nos vues personnelles
fin et le- but suprême de notre vie. - comme la
L'élévation dè l'âme, voilà réellement le thème des der-
nières æuvres de Beethoven. C'est celui de la « Missa Solem-
nis », des sonates pour piano et des quatuors composés à
cette époque, des « Variations de Diabelli » et, par-dessus tout,
celui de la « Neuvième Symphonie ».

Lorsque Beethoven et Dorothea von Ertmann se trou-


vèrent en face I'un de l'autre lui à qui la souffrance avait
apporté la sagesse, elle à qui- la souffrance n'avait apporté
que le désespoir les portes auxquelles le compositeur
avait frappé èn vain pendant quatre longues années s'ou-
vrirent tôutes grandes. Elles le firent entrer dans le royaume
oir, de toute son âme, il souhaitait vivre le royaume de
lumière où il n'existe plus ni dissension -ni lutte, et où la
douleur de cette mère accablée par le sort s'apaisait et trouvait
une délivrance qui était comme un avant-goût de l'éternité.

***
Kant nous a appris à considérer le monde, notre monde
régi par [a cause et I'effet, comme un monde des apparences.
Il y a plusieurs. façons dont nous, les hommes, pouvons
concevorr au moins une notion du monde véritable au-delà
du monde des apparences I rien, cependant, davantage que
195
la musique à son plus haut sommet, ne nous fait pénétrer
aussi loin dans l'éternel mystère de la vérité authentique à
laquelle nous aspirons tous. La signification des æuwes que
Beethoven écrivit pendant les dix dernières années de sa vie
réside précisément dans le fait que ces ceuvres atteignirent
ce sommet, et l'atteignirent à iamais.

***
Est-il surprenant que, dans son ensemble, une génération
dont les traits caractéristiques sont la lassitude et la vanité,
traite de « sottise », d'« absurdité » ce qu'elle ne comprend pas ?
Et puisque ces gens fatigués, au cerveau vide iustement
- vide
parce qu'ils sont fatigués et que leur cerveau est
- se
sentent tout à fait à leur aise dans le monde peu compliqué
des apparences où tout est cause ou effet, est-il surprenant
qu'ils cherchent une cause plausible et comme machinale
aux « absurdités » écrites par Beethoven dans ses dernières
années ? Une cause qui soit apparemment assez probante
pour démolir tout argument opposé ? Est-il surprenant qu'ils
se disent : « Il était sourd, donc il composa de la musique
qui ne valait rien ? »
Mais i'entends déjà les objections.
Pardon, mon cher, me répliquera-t-on, ne nous avez-
- pas
vous dit vous-même, à propos de la surdité cornmençante
de Beethoven, qu'un musicien sourd est en soi une contra-
diction ? Que c'est chose aussi impossible à concevoir qu'un
peintre aveugle ou un cavalier cul-de-iatte ? Et ne vous êtes-
vous pas efforcé de démontrer que si Beethoven s'était
ainsi entièrement consacré à la musique, à la conception
morale et artistique qu'il s'en faisait, cela provenait de sa
conviction intime que son æuwe serait finie le iour où sa
surdité serait totale ? Qu'avez-vous à répondre à cela ?
r96
J'y répondrai, et très volontiers; car la question que nous
abordons ici concerne l'essence même de la musique.

Tous ceux qui connaissent la technique et l'art de la


composition, ou qui s'intéressent aux compositeurs et à leur
méthode de travail, savent que la plupart d'entre eux ont
une idée suffisamment claire de ce qu'ils ont à dire pour
l'écrire, installés à leur table, sans avoir recours à leur ins-
trument. Mozart et Haydn, Pâr exemple, n'ont jamais com-
posé autrement : lorsqu'ils mettaient leurs compositions sur
le papier, iamais ils ne sentaient le besoin de les iouer d'abord
au piano afin d'en juger par l'oreille. Ce n'est pas une règle
absolue, mais beaucoup de compositeurs, dont Beethoven,
travaillent ainsi. L'æuwe naissante prenait forme touiours
si clairement dans son imagination que la perte de l'ouïe, à
cet égard, ne devait pas lui nuire.
L'art de composer n'est pas un talent de naissance. On
l'acquiert par l'expérience, le travail, l'étude; il n'est pas
plus inné que ne l'est la faculté de parler, de lire ou d'écrire.
Et il est inutile d'aiouter qu'un homme né sourd.ne pourrait
jamais acquérir ce talent.
Par contre, il est tout aussi évident qu'un homme qui a
excellé dans ce talent ne le perdra pas si même un jour il
est atteint de surdité.
Il serait ridicule de penser que Beethoven redoutait cette
infirmité et qu'il s'imposa durant cette période « promé-
théenne » un travail aussi gigantesque parce qu'il croyait
que la surdité complète l'empêcherait d'écrire ce que son
génie lui dictait. Non, ses raisons étaient autres.

*+*
r97
Si la crainte qu'avait Beethoven de la surdité était plei-
nement justifiée, ce n'était pas parce que ce mal terrible
l'exclurait du monde des sons en général, mais du monde
de l'exécution musicale : il ne pourrait
-ni plus alors entendre
exécutée ni sa propre musique, celle âes autres.
Toute chose neuve, toute vraie création résulte toujours
du fait que l'artiste a d'abord étudié, compris, assimilé les
découvertes essentielles du passé, avant d'apporter sa propre
contribution au grand édifice de l'Art où son destin et ses
dons l'ont dirigé. On imagine difficilement que Beethoven
eût écrit l'æuvre qu'il a écrite s'il n'avait pas connu à la
perfection celles de Mozart, de Haydn, et de tant d'autres
de ses prédécesseurs et de ses contemporains.
Mais il y a plus. Pour continuer véritablement à faire
æuvre créatrice, l'artiste doit pouvoir « revivre » sans cesse
les choses qu'il a créées les voir, les lire
- les entendre,
les sentir, les considérer comme des æuvres vivant par elles- -
mêmes, et se soumettre alors, lui, à leur influence. C'est
ainsi seulement qu'il sera à même de donner au monde des
créations neuves. Or, la musique est l'art par excellence
appartenant au monde des sons : aussi longtemps qu'elle
n'est qu'écriture, notée seulement sur le papier, elle ne vit
pas.
Et c'était cela que redoutait Beethoven : la perspecrive
d'être retranché de l'univers de ce qui constitue l'expérience
musicale par excellence; c'était pour cela qu'il se préparait,
et avec raison, en vue du jour oir ses dons créateurs s'affai-
bliraient peu à peu pour s'anéantir finalement.
Rien au monde ne peut viwe sans nourriture; rien au
monde ne peut donner avant d'avoir reçu même les
esprits créateurs les plus riches. Car même - pas l'esprit d'un
tres grand artiste n'est pas. p.erpltuum mobile, c'est un orga-
nisme vivant, soumis aux lois de toute vie organique.
r98
J'insiste sur ce mot : ,rn)rr).Il n'y a aucun doute que
Beethoven sourd eût continué à écrire tout ce à quoi sa main
et sa plume auraient consenti, s'il avait accepté de rester
où il en était le jour où la surdité complète serait devenue
son lotl ou même qu'il eût continué son æuvre en répétant en
de nouvelles variations ce qu'il avait déjà dit
tant lui-même. Si tel avait été le cas, s'il avait- àen s'imi-
nouveau
composé ses symphonies, ses sonates, ses quatuors une
deuxième, une troisième fois, s'il avait repris et arrangé ses
chefs-d'æuvre de la période « prométhéenne » eh bien ! la
génération présente aurait peut-être eu raison de-voir en lui un
radoteur. Mais cela ne devait pas être. Sa nature tout entière,
son âme profonde se seraient révoltées.

***
Comment a-t-il pu, alors, continuer à composer devenu
sourd ? Où ses facultés créatrices trouvaient-elles désormais
leurs nourritures ?
Beethoven, parce que précisément il était détaché du monde
des causes et des effets, trouva dans la musique le moyen
de franchir les portes qui jusque-là I'avaient empêché de
pénétrer dans le monde de la vérité existant derrière le monde
des apparences.
La surdité seule, le fait d'être étranger à l'univers de la
musique exécutée n'auraient évidemment pas suffi à lui
faire franchir ces portes. Prétendre cela serait absurde. Mais
la surdité, à laquelle s'ajoutaient la force de f inspiration et
le sentiment impérieux que Beethoven avait de sa responsa-
bilité d'artiste le miracle. Elles supprimèrent la
- opérèrent
nécessité de chercher à nourrir son imagination de ce qui est
rgg
perceptible à l'ouïe; elles transportèrent son activité musicale
du monde des causes et -effets
des dans cet autre univers
d9 sagesse et exempt de luttes, le monde que nous sentons
{ait
êue l,éternité.
***
__
Mais, encore
-une fois, comment cela lui fut-il possible ?
Il ne. pouvait plus rien composer de neuf parce qï'il était
sourd, et cependant il trouvà à créer des éuvres irouvelles
à cause même de sa surdité ? Affirmer pareille chose n'est-ce
pas exiger trop de la crédulité du lecteur ?
Il se pjut. Je ne chercherai querelle à quiconque, dans ce
monde des apparences, dans èe monde des causés et des
effets, posera Ie problème en ces termes, avec l'intention
de me -ridiculiser.
Il ne s'agit plus ici de causes et d'effets. Même s'il n,était
pas devenu sourd, Beethoven eût peut-être réussi à renverser
l'obstacle et à laisser derrière lui le monde des causes er
des effets. J'en doute pourtant. car sans le Beethoven de la
période « prométhéenne », l'æuvre du Beethoven des der-
nières années n'eût pas été possible, et le Beethoven de la
période «. prométhéenne » doit en grande partie à la surdité,
ou du moins à Ia crainte de la surdité, d'avoii été ce Beethoven-
là.
C'est seulement dans notre monde des causes et des
effets qu'il peur y avoir quelque chose d,étonnant à ce
qg'Pn homme doive devenir soürd pour s,élever jusqu,au
génie musical.
***
- Je suis certain, toutefois, que le Beethoven qui, dix ans
durant, lutta contre la surditê, halssait cette r,riaite autant
qu'il Ia redoutait. c'était alors le cauchemar de sa vie, et
20,0
ce fut en le repoussant de toutes ses forces qu'il atteignit
au but suprême qu'il s'était imposé.
Le dernier Beethoven, au contraire, acceptait la surdité
comme une véritable amie. Car c'était elle qui défendait
de toute intrusion du monde extérieur les lieux secrets où
l'âme de l'artiste s'entretenait avec les choses éternelles
et la vérité absolue.
Elle lui permettait de découwir en la musique des domaines
vierges et de créer un langage musical qui eût le don d'expri-
mer l'ineffable.
***
S'étonnera-t-on, dès lors, qu'une telle retraite intérieure
ait fait dire que cet homme était « détraqué » ? Et s'il serait
inepte de nier que Beethoven fut bizarre pendant les dix
dernières années de sa vie, il serait aussi inepte de chercher
comme beaucoup le font -
la cause de cette bizarrerie dans
-
la surdité seule. J'ai connu plus d'un homme complètement
sourd, qui n'était certes pas extravagant.
De plus en plus, Beethoven se négligeait dans sa manière
de s'habiller, et son mode d'existence risquait maintenant
de scandaliser la société bourgeoise, dont il méprisait les
conventions. Ceux qui étaient incapables de comprendre
la grandeur de la solitude dans laquelle il vivait se sentaient
parfois repoussés par les apparences extérieures de cette
vie profonde. Quelques années avant sa mort, il fut même
arrêté un jour comme vagabond. De Baden, où il aimait
séjourner à cette époque, il était parti pour une de ces pro-
menades au cours desquelles il oubliait de plus en plus et
les heures qui s'écoulaient et l'endroit vers lequel il se diri-
geait; la soirée était défà fort avancée lorsqu'il arriva aux
barrières fermées de §(Iiener Neustadt. Comme il n'avait
pas de papiers d'identité et que le garde crut qu'il se moquait
20r
de lui quand il affirma qu'il était Beerhoven, le célèbre
Beethoven de vienne, on l'arrêta. Finalement, tant il insistait,
on décida d'aller réveiller, et de tirer de son lit, le Musik-
direktor de §üiener Neusradt. La surprise et la confusion de
ces gens furent grandes lorsque le Musikdirector, non seule-
ment confirma ce qu'avait dit Beethoven, mais encore, avec
un visible respect, le ramena chez lui où il lui donna l'hos-
pitalité plur la nuit et le uaita comme un invité de marque.
Les relations avec Beethoven devenaient toujouri plus
difficiles. Il fallait écrire rour ce qu'on avait à lui'dire, êt si
la conversation l'intéressait particulièrement, ce procédé trop
lent l'impatientait au dernier point. Alors il -s'irritait, ei
son habitude de regarder par-dessus l'épaule de son inrer-
locuteur ce que celui-ci écrivait avant que la phrase ne fût
achevée, amenait des malentendus souvent uès pénibles.
9..f, les entretiens avec des personnes qui ne lui étâient pas
familières lui devinrent de plus en plus insupportables.
Sans raison nous l'avons déjà dit il-se méfiait de
son entourage, -de ses domestiques, de ses - propriétaires, de
ses_ secrétaires, et les exemples de traitement injuste qu'il
infligeait à ceux qui étaient le plus désireux de l'aidei se
multipliaient. C'est ainsi que par ses reproches blessants, il
éloigna lg fidèle schindler er ne le vit plus pendant plusieurs
années. Très souvent, il oubliait les ordres qu'il avait donnés
la veille, et s'emportait violemment si on les exécutait, alors
qu'il avait_ changé d'avis. Sa société n'était vraiment pas des
plus agréables, et tous ceux qui, ces années-là, sont demeurés
auprès de lui en. l'aidant de leur mieux, ont droit à une
lmmense reconnalssance.
Mais, très souvent aussi, il comprenait combien il rendait
la vie difficile aux autres. En ces moments-là, il regrettait
sincèrement son injustice er ses éclats de colère, et il cher-
chait en faisant preuve de remords touchants à se concilier
202
ceux qu'il avait offensés. Et même en un de ces iours où il
était bien disposé, il fit sa propre satire dans une petite pièce
un rondeau pour piano en sol majeur gui, j'ignore
-pourquoi, est connu sous le nom de « Colère- à propos d'un
Sou perdu. ». C'est Ia caricature d'un homme s'emportant
pour un rien, d'un homme qu'irritent continuellement les
petits ennuis de la vie quotidienne. CEuvre charmante,
d'ailleurs
***
Cependant, ce n'étaient pas seulement les ennuis de la vie
quotidienne et ses mesquines réalités qui le poussaient de
temps à autre à se débattre entre les barreaux de la cage
oir chacun de nous, qu'il le veuille ou non, est enfermé
aussi longtemps qu'il vit. Des choses assez graves, et aux-
quelles il attachait une grande importance malgré son déta-
chement du monde extérieur, furent également pour lui
la source de sérieux embarras et plus d'une fois le jetèrent
dans de graves préoccupations d'ordre matériel. Qre cela
eût été regrettable ou non, il serait difficile d'en décider.
Assurément, les amis au fait de ce qui se passait dans l'âme
du grand artiste solitaire, ayant déf à presque quitté ce monde,
eussent souhaité lui voir épargnées toutes ces vexations.
Mais, d'autre part, on ne peut s'empêcher de penser que
l'existence qu'il aurait tant aimé mener
crée uniquement à son art et tout enfermée - existence consa-
dans les limites
- lui eût
inviolables de sa solitude spirituelle peut-être été
funeste, en ceci qu'elle lui aurait permis de s'égarer dans
des extravagances désastreuses pour ses relations avec le
monde. Peut-être valait-il mieux, après tout, que les amarres
qui le reliaient à ce monde ne vinssent pas se briser et fussent
assez solides pour l'empêcher d'aller complètement à la
dérive.
203
Son neveu Karl, créature méprisable, peut au moins
revendiquer le mérite d'avoir causé perpétuellement à son
oncle de tels soucis qu'ils obligèrent Beèthoven à regarder
en face certaines pénibles réalités et l'empêchèrent de sombrer
dans un déséquilibre d'où il ne serait peut-être jamais revenu.
Et ainsi, dois-je faire à ce jeune homme l'honneur certes
peu mérité de parler de lui dans ces souvenirs où, s'il ne
s'était agi que de lui seul, il ne serait jamais apparu.

***
Le frère cadet de Beethoven, ce Karl Kaspar van Beethoven
qui, finalement, se contenta de la carrière modeste, mais lui
convenant à souhait, d'officier municipal, avait, comme son
frère Johann, fait un pauvre et sot mariage. Sa femme n'était
pas sans ressources dans le sens où cela s'entend chez les
gens de la classe moyenne, mais c'était une fille inconstante,
chose évidente même avant son mariage avec Karl. Celui-ci
s'était cru obligé de l'épouser puisqu'elle disait attendre
un enfant de lui. Elle était enceinte, sans aucun doute, mais
je ne jurerais pas que Karl van Beethoven fût le responsable.
J'ai de bonnes raisons de me demander si le même sang-
coulait dans les veines du neveu peu recommandable et
dans celles de l'oncle célèbre. En tout cas, les relations entre
ce dernier et sa belle-sceur furent touiours, et dès le début,
uès tendues; il détestait cette femme de mæurs légères,
s'il faut parler franchement, et elle, de son côté, ne faisait
rien pour fléchir son animosité. Elle demeura toujours
semblable à elle-même : une coquine stupide et égoïste,
sans le moindre scrupule.
Karl Kaspar van Beethoven avait hérité la phtisie dont sa
mère était morte et, chez lui aussi, le mal s'avéra incurable.
Il mourut vers la fin de r8r5, avant l'âge de quarante ans.
2,o4
L'enfant en avait alors neuf ou dix, et était un gentil petit
garçon, bien qu'affreusement gâté. Pourquoi Karl mourant
préféra-t-il le ôonfier à la gard. 69 T,udwig plutôt qu'à_ celle
âe ]ohann dont la confortable prospérité et l'existence bour-
geoise et régulière le désignaient mieux pour cette mission ?
Voilà ce que ie ne sais pas. Je suppose que sa femme l'in-
fluença dans ce choix, car elle harssait également les deux frères
de Karl, et elle espérait sans doute mener plus facilement par
le bout du nez le musicien bohème que l'homme d'affaires
pratique. Ce qui est certain, c'est que Ludwig lui-même fit
âe son mieux pour amener son frère mourant à le désigner
comme tuteur de l'enfant. C'est bien là encore un exemple
du sentiment qui a touiours dominé en lui depuis sa pre-
mière ieunesse ; le sentiment de ses responsabilités envers
sa famille. D'auue püt, il désirait à tout prix soustraire
l'enfant à f influence de son autre belle-sæur, qu'il tenait
en une aussi pièue estime que la mère du garçonnet.
Comme il fàllait s'y attendre, il mit à remplir ses devoirs
de tuteur un soin scrupuleux. Il se prit d'une profonde affec-
tion pour son neveu, rêvant de faire de lui son héritier, de
lui inculquer ses propres idéals et son amour de la musique.
Ces rêîes n'eureni iamais même la seule apparence de
pouvoir se réaliser un iour. Tout ce. que sa tutelle valut à
i'oncle, ce furent, une fois encore, des déceptions sans fin,
de nouveaux ennuis, de nouvelles vexations. Personne ne
le sait mieux que moi. Car les querelles qu'il eut avec sa
belle-sæur s'aggravèrent bientôt. Procédures et controverses
judiciaires de-ioutes sortes s'étendirent sur dix années au
moins, et, évidemment, i'eus touiours à aider Beethoven de
mes conseils, à l'empêcher de se lancer dans des actions
inconsidérées, à rédiger avec lui les déclarations concernant
l'affaire. On vit rarement, à propos d'un enfant, litige plus
insensé, plus pitoyable que celui dont la mère de Karl fut
2e^5
responsable; et d'autre pilt, il est vraiment miraculeux que
ce garçon ait pu, en grandissant, appartenir à la société
bourgeoise. Il était renvoyé d'une école à l'autre. Lorsqu'il
s'enfuyait, sa mère le ramenait de force chez elle. Tout
jeune encore, il eut I'astuce de tourner à son avantage les
différends entre sa mère et son tuteur; il devint un menteur,
un hypocrite accompli: ur être extrêmement désagréable,
ignorant, fainéant, velléitaire. Je dirai plus loin les consé-
quences de cette tutelle dans la vie de son oncle. Qu'il me
suffise maintenant de noter que, outre les ennuis et les amères
déceptions, elle lui créa de très sérieux embarras d'argent.
Et voici extraordinaire et contradictoire que cela
- aussi
puisse paraître d'abord la seule chose qui iette un peu
de lumière dans la sombre- aventure. Car, j'en suis convaincu,
plus d'une æuvre composée par Beethoven au cours de ces
dix dernières années serait demeurée inachevée, ou peut-être
même n'aurait jamais été entreprise, s'il n'avait été harcelé
par les besoins d'argent. Il ne faut voir ici aucune contra-
diction avec ce que i'ai dit précédemment du caractère
métaphysique des æuvres de cette période, car dès alors le
compositeur était préservé de Ia tentation de rien écrire à
des fins mercenaires qui ne se fût entièrement accordé, en
même temps, avec ses nouvelles convictions spirituelles.
Malgré tout durant ces dernières années, il
- etetpuisque,
était uniquement de plus en plus préoccupé de sa lutte
avec l'univers métaphysique
- le danger
n'en vînt à considérer l'achèvement
était grand qu'il
pratique de son æuvre,
l'interprétation artistique de ses visions, comme inutile. Les
cinq derniers quatuors à cordes qui lui furent commandés
pour le prince russe Galitsin, les « Variations de Diabelli »
(elles doivent leur origine à un contrat signé avec l'éditeur
de ce nom), appartiennent à la série d'æuwes transcendantes
de cette période qui n'auraient probablement jamais été
zo6
écrites sans le neveu Karl et les grandes dépenses qu'exigeait
son éducation.
I1 ne faut pas oublier que, depuis environ r8r5, le revenu
de Beethoven avait très sensiblement diminué. Ce revenu,
il l'avait tiré de la vente des ceuvres qu'il avait produites
à un rythme rapide, de rSoz à r8rz, et si les-éditews conti-
nuaient à réaliser des bénéfices réguliers de cette vente'
même après que sa production se fut arrêtée, Beethoven
lui-mêmè, à ltépoque- dont nous parlons, ne recevait.plus
un sou. Par ailleuis, la pension que lui versaient touiours
ses trois généreux protecteurs ou leurs héritiers. eût peut-
être été suffisante pôur lui seul, mais elle ne l'était p?s pour
lui permettre d'élever son neveu et de subvenir aux frais de
son^éducation. D'autant plus que Beethoven ne lui refusait
rien, qu'il s'agît, précisément, de son éducation, de ses vête-
ments- ou d'auues dépenses. Il considérait comme la. P.ro-
priété personnelle de Karl un petit capital de quelques milliers
àe florins qu'il avait pu mettre de côté lors des succès rem-
portés penôant l'hiver du _Congrès de Vienner. et bien que
èet arg.nt n'etrt jamais été formellement destiné à son pupille,
il ne-permit iamais qu'on y touchât.. Quelques semaines
qu'il était alité, il se décida à
avant sa mort seulement, alors
prendre sur ce capital pour subvenir à ses propres
besoins.
Mais si triste qu'il soit de voir un musicien de la classe
de Beethoven dans les embarras d'argent, et si révoltant
de se dire qu'un petit bon à rien fut le responsable d'une
telle situation, c'est grâce à cela cependant que, nous, nous
possédons ces æuvre§ sublimes. Et ce qui est plus imp.ortant
èncore, c'est que ces mêmes circonstances ont contribué à
ce que Beethoven gardât un dernier intérêt à la vie, et elles
ont maintenu son équilibre. Elles constituaient le poids
mort qui l'empêcha de s'élever trop haut dans des régions
zo7
d'oÈ il aurait pu ne jamais redescendre vers la plume et le
papier de musique.
Nous quitterons, pour le moment, le neveu Karl.

***
Que le chroniqueur est heureux de se tourner à présent
vers un homme qü est, lui aussi, lié intimement à l,æuvre
de-Beethoven, et de qui l'on ne peut rappeler le souvenir
qu'avec une très sincère affection!-]e peniè à l'élève et ami
fidèle de Beethoven, l'archiduc Rodôlphe, second fils de
fempereur Léopold- Né à Florence en i788 quand son père
était encore grand-duc de Toscane, il était considérablement
plus jeune que le maître à qui il vouait une grande véné-
ratron.
L'éducation musicale du ieune archiduc, beaucoup plus
doué qu'on ne l'était généralemenr dans la famille des-Hàbs-
bourg, avait d'abord été confiée à un certain Tayber, mais
le p.rince demanda bientôt à avoir pour professeur Beethoven,
qu'il avait rencontré chez Lobkowitz. Ces relations de maîuè
à élève commencèrent au début du siècle, et, le temps passant,
se transformèrent en véritable amitié peut-être plus
expansive de la part de l'archiduc que de la parf de Beethoven,
encore que celui-ci fût fort attaché à son élève.
L'archiduc le méritait, assurément. Sans avoir une grande
personnalité, il était cependant de caracrère noble. le ne
doute pas que ce soit lui qui ait fait taire l'hostilité- dont
Beethoven était l'objet parmi les cercles proches du trône
impérial, et parfois même de l'empereur lui-même. ]e suis
en tout cas certain d'un fait qui se passa plusieurs années
après le Congrès de Vienne. L-empereur avait demandé un
rapport sur les opinions politiques de Beethoven, et comme
celui-ci avait l'habitude de parler ouvertement en public,
zo8
invectivant contre le régime de cette voix retentissante des
sourds, on imagine aisément ce que fut le rapport du ministre
de la Police à son maîue impérial. Grâce à quelque indis-
crétion probablement voulue, l'archiduc Rodolphe apprit ce
que contenait ce rapport bien avant qu'il ne parvînt à I'em-
pereur. Il vint aussitôt à Vienne, et sollicita une audience
privée de l'empereurl comme il était déià alors prince-
archevêque d'Olmütz, il savait que cette audience ne lui
serait pas refusée. Et son intervention prévint toute mesure
que l'empereur aurait pu vouloir prendre. Si je suis bien
renseigné, comme principal argument, l'archiduc fit dis-
crètement entendre à l'empereur, et par conséquent au prince
de Metternich, qu'il devait prendre garde de se rendre
ridicule aux yeux de la postérité.
L'archiduc, et cela était digne de lui, ne parla jamais à
Beethoven de la violente tempête qui l'avait menacé et que
lui, Rodolphe, avait su détourner; et quant aux sentiments
qu'éprouvait Beethoven pour son auguste élève, rien ne
saurait être plus éloquent que le nombre considérable des
æuwes, parmi les plus importantes, que le maître a dédiées
au prince. Beethoven se rendit touiours parfaitement compte
que ces dédicaces étaient, de sa püt, des hommages précieux
et iamais il n'en offrit à la légère ou à des fins qui pouvaient
lui être utiles.
En r8r9, on apprit que l'archiduc Rodolphe accéderait
bientôt au trône archiépiscopal d'Olmütz, et ce fut cette
nouvelle qui, d'abord, donna à Beethoven l'idée de composer
une Messe. Il se proposait de la faire iouer pour la première
fois à l'occasion de l'intronisation de l'archiduc, mais il n'en
fut pas ainsi, la cérémonie ayant eu lieu bien avant que
Beethoven eût seulement composé la moitié de l'æuvre. Il
y travailla durant quatre longues années.
Le destin de cette « Missa Solemnis » est assez curieux.
2o,9
Elle n'a jamais encore été exécutée entièrement. Telle qu'elle
est, elle ne peut pas servir de musique liturgique pour une
grand-messe, chacune de ses parties étant beaucoup trop
Iongue pour se conformer aux règles de l'ordonnance du
service ieligieux. D'autre part, elle n'a pu être, jusqu'ici,
exécutée dins une salle de concert, parce que, chez nous,
un ordre de la Censure interdit toute exécution de musique
religieuse ailleurs que dans une église. Une seule fois seule-
ment, lors de cette fameuse « Académie » de t9z4, dont
j'évoquai tout à l'heure le souvenir, le public put entendre
des eiuaits de la « Missa Solemnis », et ce ne fut qu'à la
suite de négociations très difficiles avec la Censure qu'on
obtint l'autôrisation de les iouer. Finalement, Beethoven
accepta de ne plus présenter ces extraits comme faisant
partie d'une Messe, mais comme des t hymnes ». I1 est évi-
àent que ce fut sous f influence du clergé que l'on interdit
l'exécütion de la « Messe » ailleurs que dans une église, et
cela n'est nullement étonnant. L'anticléricalisme de Beetho-
ven était connu de tous, et depuis des années. I1 ne mettait
iamais un pied à l'église - du moins iamais pour assister
à un servicè religieui; et on savait que, récemment, il avait
prononcé des paioles agressives contre le Christ.et le. dogqe
èatholique. Qu'il eût recours maintenant à la litJrrgie de la
grand-messe pour exprimer ses croyances religieuses per-
ionnelles, voilà ce que lès autorités ecclésiastiques ne pouvaient
admettre.
De fait, les raisons qui l'amenèrent à agir de la sorte
n'apparaissent pas clairement dès l'abord, e! i9 - ne -Pense
pai qu'il jamais entrepris æuvre semblable s'il n'y
-été auraii
àvait incité de l'extérieur en songeant à f intronisation
prochaine de son ami l'archiduc. Ayant commencé, cependant,
il fut tellement pris par le texte de la messe et par 1es adm!;
rables possibilités d'interprétation musicale qu'il offrait, qu'il
2to
se laissa entièrement absorber par son travail, et ne pensa
plus le moins du monde à ce que cela pouvait avoir -d'in-
congru aux yeux du clergé. C'est là, à mon avis, une preuve
indiscutable de son détachement quasi mysrique des choses
de ce monde. Car auparavant déià, il avait composé une
« Messe catholique », commandée par le prince Esterhazy,
et cette expérience lui-avait appris qu'il est dangereux de se
mêler des choses de l'Eglise. A Eisenstadt, l'unique exécution
de cette première messe s'était révélée un échec
- et, en
outre, Beethoven, à cette occasion, avait personnellement
déplu au prince.
Je crois que la « Missa Solemnis » sera, parmi les æuvres
du maître, une des dernières dont on reconnaîtra la valeur.
Je crois même qu'il ne sera jamais donné qu'à un petit nombre
àeulement d'apprécier pleinement sa significatiôn humaine,
car il est impossible que la saisissent ceux dont la vie inté-
rieure et les facultés d'absuaction ne sont pas suffisamment
profondes pour leur permettre une telle compréhension.
Ceux qui veulent la considérer comme « catholique » négligent
son caractère essentiel, mais il faut admettre toutefois qu'il
est difficile, à I'audition, de détourner l'esprit de toutes les
réminiscences de la foi catholique dont esr rempli le
texte.
Parce que les idées religieuses de Beethoven ne sonr pas
très clairement expliquées par la « Missa », sa seule æuvre
qui soit essentiellement religieuse, iI est peut-êrre souhaitable
que j'essaye, avec toute la prudence nécessaire, de dire ce
que je sais de ces idées, de la conception que Beethoven se
faisait de Dieu, et des convictions éthiques qui pour lui
découlaient de cette conception. Seuls ceux qui savent la
foi qu'il avait en Dieu, qui connaissent sa conception per-
sonnelle de l'éternité et de la relation de l'homme avec l'éter-
nité, peuvent comprendre l'entière signification de la « Missa
2TT
Solemnis ))r à l'exclusion de toute référence à la religion
catholique.

Ce qui me frappe le plus dans l'attitude de Beethoven


à l'égard de la religion, c'est son extraordinaire indépendance.
Il est impossible de rattacher semblable conception à aucun
système philosophique ou reiigieux. Beethoven portait en
lui sa propre compréhension de Dieu et de l'éternité, faisant
preuve d\rne foi sublime et presque naïve gü, d'abord,
me laissa perplexe mais bientôt me parut digne du plus
grand respect. Et peut-être ce qui montre le mieux la valeur
de sa foi, c'est ce caractère sublime qu'elle avait, et qui
trouva son expression dans l'indépendance religieuse. de
l'artiste. Moi-même, ie ne crois pas trop aux conceptions
religieuses qui s'embarrassent de raisonnements difficiles et
d'intellectualité.
Qu'était donc la foi de Beethoven ? Qu'était son attitude
à l'égard des problèmes transcendants de l'humanité ?
Je viens de dire une ou deux choses significatives au suiet
de ses vues éthiques. Et peut-être à présent pourrais-ie
donner au lecteur une idée plus iuste de la foi de Beethoven,
si fe commence par expliquer en quoi il ne croyait pas, et
ce qu'il n'acceptait pas de la docuine catholique dans laquelle
il avait été élevé et dans l'atmosphère de laquelle il vivait.
Il avait en horreur le dogme-de la chute de l'homme, le
concept du péché originel, l'idée de ce monde considéré
corrlme une « vallée de larmes », comme une épreuve voulue
et imposée par un Dieu iuste et vengeur; il avait horreur
du dôgme hédonique du salut éternel et du dogme cruel
-damnation
de la éternelle; il avait horreur de l'idée d'un
Dieu qui tiendrait une sorte de registre dans lequel_ serait
inscrit 1e comportement moral de chacun de nousl il avait
212
horreur, et du fond de son âme, de l'anthropomorphisme
chrétien, et il ne supportait pas que l'on attribuât à Dieu
les uaits d'intelligence et de passions humaines; et il avait
en horreur, enfin, toutes les interprétations psychologiques
si caractéristiques de la doctrine chrétienne qui sont -
basées sur les règles humaines.
Pour Beethoven, Dieu n'avait et ne pouvait avoir rien
d'humain, et prétendre le conuaire était pour lui blasphémer.
En même temps qu'il réfutait vigoureusement l'erreur
de tous ces cas d'anthropomorphisme, il réfutait d'une
manière aussi vive tout dogme, toute loi proclamant que
de la seule volonté de Dieu dépendaient les amendements
des hommes, amendements dont les hommes eux-mêmes,
par conséquent, n'étaient pas responsables. Bref, il n'admet-
tait aucun dogme religieux reposant sur le postulat que
Dieu existe pour l'homme et l'homme pour Dieu; il -refu-
sait, en particulier, d'admettre le rôle de choix que l'Église
chrétienne attribue à l'homme au sein de la Création; il
repoussait le contraste qu'elle établit entre l'homme et le
reste de la nature; il ne voulait pas croire que l'homme
seul a une âme ressemblant à l'éternel esprit divin et liée
à lui, le reste de la nature n'étant simplement qu'une mani-
festation éphémère et terrestre de Dieu, n'étant là que pour
servir d'épreuve à l'homme, épreuve qui décidera s'il est
sauvé ou perdu.
Beethoven, lui, voyait une manifestation du Dieu éternel
dans tout ce qui est et vit; toute la nature lui semblait ins-
pirée et imprégnée de Son souffie, et il se refusait fermement
à accepter que l'homme, vis-à-vis de Dieu, eût un rôle
particulier. S'il reconnaissait en l'homme la créature de
Dieu la plus parfaitement développée, la plus parfaitement
organisée dans le sens spirituel et intellectuel, il ne voyait
nulle raison d'en conclure que les humains sont soumis à
2t3
une autre loi divine que celle à laquelle est soumise la Créa-
tion tout entière : la loi exigeant que toute chose se conforme
le plus parfaitement possible au dessein du Dieu créateur
que l'homme, par conséquent, s'efforce d'atteindre à la
-
perfection humaine.
Mais ce que l'homme parfait doit êue, voilà, au sentiment
de Beethoven, une question dont il faut que l'homme lui-
même, avec toutes ses ressources intellectuelles et morales,
prenne Ia responsabilité. C'est une question que l'homme doit
résoudre lui-même, sans l'aide et l'assistance de Dieu,
auxquelles il n'a pas le droit de prétendre plus que n'importe
que[e autre créature. Pour Beethoven, Dieu a donné à
chaque créature les moyens d'être ce qu'il a voulu qu'elle
fût. Pourquoi, alors, seul l'homme aurait-il été si pauvre-
ment pourvu au point d'être incapable, sans f intervention
spéciale et continue de Dieu, d'atteindre le but qu'Il lui
avait assigné ? Pourquoi l'homme, seul de toutes les créa-
tures, serait-il sorti des mains de Dieu incapable de résoudre
lui-même ses propres problèmes vitaux ? Pourquoi Dieu
aurait-il soudain failli quand Il a créé l'homme ?
Beethoven était intimement convaincu que Dieu non seule-
ment avait imposé à l'homme à toutes Ses autres
créatures - comme
les règles qu'Il voulait qu'il suive, mais aussi
- donné la possibilité.
lui en avait
Je n'oublierai iamais la fervente déclaration que fit un
jour Beethoven en ma présence :
Il n'est pas vrai que Dieu ait établi les lois morales !
I1 -n'est pas vrai qu'Il ait inventé l'art et la beauté ! Il n'est
pas vrai qu'Il ait inventé la science et tout ce qu'Il nous a
donné ! I1 n'est pas wai qu'Il ait établi les rois et les emPe-
reurs, qu'Il ait établi les républiques ! Il n'est pas vrai qu'Il
ait suscité le pape et institué l'Eglise ! Car tout cela peut
engendrer le bien comme le mal; tout cela peut servir Dieu,
214
mais aussi s'opposer à Lui. Toutes ces choses sont l'æuvre
de l'homme, et voilà pourquoi nous devons seulement les
respecter lorsqu'elles sont là pour le bien, pourquoi nous
devons les combattre lorsqu'elles nous apportent le mal !
Quelqu'un lui demanda alors ce que, à son avis, Dieu
avait créé.
Tout ce qui vit! répondit-il. Vous... et moi aussi!
- que
Afin nous soyons des hommes... afin que nous soyons
ce qu'il nous est possible d'être si nous en avons la volonté !

***
Beethoven était-il panthéiste ? Je laisse à d'autres, plus
sages que moi, le soin de répondre à cette question. Mais,
quant à moi, je ne le considère pas comme tel.
Sa religion, ie l'ai déià dit, son attitude à l'égard de Dieu
étaient entièrement personnelles, exactement comme sa
musique.

Un jour cependant il y a à peine quelques années,


peu de temps après la-mort de Beethoven
tombèrent sur un livre étonnant qui me semble,- mes regards
à plus d'un
égard, approcher des croyances et des vues de Beethoven.
Loin de moi l'intention d'en parler afin d'introduire ici des
considérations personnelles; mais !e veux montrer l'indi-
vidualité, l'indépendance et la force exceptionnelle des idées
de Beethoven à la lumière de ma propre expérience.
Il y a, dans une petite rue derrière la « Stephanskirche »
une boutique de livres à laquelle son propriétaire, vieillard
fort pittoresque, a donné un caractère tout à fait spécial.
On y découvre toujours une ou l'autre rareté, et je n'ai pour
zr5
ainsi dire jamais fouillé dans ces trésors sans finir par empor-
ter chez moi une précieuse trouvaille.
Ce fut là qu'un très beau matin i'aperçus, sur un rayon
perpétuellement plongé dans l'obscurité et où pers_onne ne
èheichait jamais rien, un volume portant ce titre fascinant
et imposant : « Le Monde comme Volonté et comme Repré-
sentaiion ». Je vis tout de suite qu'il s'agissait d'un traité
philosophique; il avait été publié en r8r9 par une maison
d'édition en renom de Leipzig. Quand ie demandai à mon
libraire ce qu'était réellement cet ouvrage, il me jeta un
regard ironique par-dessus les verres de ses lunettes, puis
seulement me répondit :
pour notre misérable
- C'est un livre beaucoup trop bon
époque!
! fis-ie, en êtes-vous certain ?
- Ah
Prenez-le, monsieur; ie vous en fais présent. Pour
un- ouvrage semblable, il me répugnerait de demander de
l'argent à une bonne et vieille pratique comme vous.
Ié le pressai de me donner d'autres détails, mais il ne voulut
rien entendre :
Lisez-Ie... lisez-le! Ensuite, peut-être, nous en par-
-
lerons...
L'auteur de ce livre s'appelle Arthur Schopenhauer.
Ce nom, j'imagine, sera fameux un iour dans l'histoire
de la philosophie-allemande mais non pas avant que la
- ou deux autres générations
génération présente et même une
ne soient descendues dans la tombe.
Dans ce liwe, fruit des réflexions d'un esprit audacieux
et universel, j'ai trouvé deux choses qui m'ont causé un
plaisir extrême.
La première, c'est un langage plus clair, plus expressif
que celui de tous les ouvrages philosophiques écrits depuis
Platon. La seconde, c'est cela même dont l'humanité a
zr6
tellement besoin : une philosophie qui explique l'univers
tout entier sans rendre responsable de sa création et de sa
direction un Dieu ayant des attributs humainsl une philo-
sophie qui confère à l'homme justement le faisait
Beethoven un rôle autonome- dépendantcomme exclusivement
de sa nature- humaine et qui, à cause de cette nature, le rend
responsable de sa destinée.
Il m'est impossible de concevoir plus digne et plus réconfor-
tante explication de l'existence humaine, de sa signification,
de son but, de ses devoirs, de sa mission. Jusque-là, l'ouwage
exprime, dans le langage propre au philosophe, la même
attitude à l'égard des problèmes fondamentaux de l'éternité
que celle propre à Beethoven.
Sur un point pourtant, ie trouve une différence, fort
importante pour moi, entre ce que Beethoven était et ce
qu' enseigne Arthur Schopenhauer.
La quintessence de la philosophie de Schopenhauer est
tout entière dans sa conclusion que « l'existence » est « culpa-
bilité ». Il considère la vie, Ie fait même de vivre, comme une
faute. Pour lui, le contraste de l'homme avec le reste de la
nature réside dans son aptitude à discerner cette faute et à
établir son comportement en conséquence.
]e ne me hasarderais jamais à discuter les idées d'un esprit
indubitablement génial comme Schopenhauer. Je me trouve
heureux de demeurer dans les limites que la nature a fixées
à mon intelligence. Mais à part moi, et humblement, je me
refuse à accepter la thèse du philosophe. Ici, ie l'avoue,
ie suis en très grande partie influencé par ce que ie sais de la
vie intérieure de Beethoven et de l'attitude intellectuelle
qui en résulte.
Beethoven aurait certainement rejeté la thèse de Schopen-
hauer concernant la faute inhérente par définition à toute
vie. Pour Beethoven, l'existence n'était pas culpabilité; au
2r7
contraire, c'était la manifestation rayonnante et la plus
radieuse, la plus glorieuse de ce qu'il appelait Dieu. Oui,
on peut même affirmer que Beethoven, efrt-il eu le goût de
la spéculation philosophique, n'aurait iamais établi de grande
distinction entre la vie, le principe actif qui anime toute
créature, et Dieu Lui-même.
La vie, pour lui, signifiait simplement la bonté, le bien,
comme, pour Schopenhauer, elle signifiait le mal.
Devant de telles philosophies s'opposant l'une à I'autre,
je ne veux ni juger ni même émettre quelque opinion obiec-
tive. D'ailleurs, je suis enclin à croire que ce contraste essentiel
est dfi au fait que Schopenhauer était un penseur et un
spéculateur, alors que Beethoven, l'esprit fermé à toute préoc-
cupation intellectuelle et spéculative, était un génie créateur
qui . résolvait 1ï problèmes de l'existence d'une manière
pratlque et posltrve.
Pâli par des heures de méditation... Telle fut la destinée
du penseur Arthur Schopenhauer occupé de ce problème
unique et fondamental. C'est un danger qu'évita Beethoven,
car, lui, les problèmes fondamentaux de l'existence, il ne
Ies pensair pas, il les ztiaait.
Il est probable que si ie n'avais pas eu devant moi l'exemple
de la vie de Beethoven, avec toute sa signification et son æuvre
accomplie, son message lumineux et immensément réiouis-
sant pour l'humanité, il est possible que la subtilité, la pro-
londeur, la grandeur de la philosophie de Schopenhauer
m'eût impressionné, moi aussi. Car j'ignore si, seul
l'exemple de Beethoven - sans
j'aurais eu la force de contredire
un homme de la valeur - intellectuelle de Schopenhauer.
Mais comme i'ai eu le bonheur de connaître Beethoven
l'homme et son æuvre je maintiens que c'est Beethoven -
-
qui a raison, et que Schopenhauer se trompe.
zrB
Et, m'appuyant sur l'exemple de Beethoven, je me hasar-
derai à ajouter ceci :
Il est évidemment impossible d'aborder tous les problèmes
de l'existence humaine sans opposer Ie Schopenhauer de
« Vie et Volonté » et le Schopenhauer de « Esprit et Idée ».
L'antagonisme est inévitable; il est nécessaire et il existera
toujours. C'est tout ensemble la source et la définition de
l'humanité.
Mais je mets en doute la nécessité de soumettre cette
opposition, cet antagonisme, à une appréciation dans le sens
du « mal » et du « bien ». Je doute même que cela soit admis-
sible. Le « bien » et le « mal » sont des termes extrêmement
fluctuants, délicats à employer lorsqu'il s'agit de matières
transcendantales : ce sont des termes dont l'homme vivant
dans le monde des apparences ne doit peut-être pas se servir.
Selon moi, dans Ie cas de l'homme qui saisisse
- le seuletêtre
l'antagonisme entre Vie et Esprit, Volonté Idée
- il ne
s'agit pas d'accepter l'un et de rejeter l'autre, mais d'expéri-
menter la distance, la tension, entre ces deux pôles, de la
combattre jusqu'au bout, et d'en triompher en endurant
toutes les souffrances que cela implique.
Car ainsi seulement, je crois, l'homme peut résoudre ce
conflit
- gui,
est exclusif
comme Schopenhauer lui-même le souligne
à notre monde de cause et d'effet -
- et le ramener
à une unité, l'unité transcendantale et métaphysique de la
vérité authentique que l'on découvre derrière le monde des
apparences.
L'homme, ainsi qu'aurait dit Beethoven, ne vit unique-
ment ni dans la « Volonté » ni dans l'« Idée ». I1 vit dans les
deux. C'est là son destin. Et ce destin est bon, car il élève.
Il est capable d'élever. Et c'est la seule chose qui importe.
***
2r9
Et si son destin l'élève, c'est parce que ce destin est
bon. Ici, ie n'hésite pas à laisser intervenir à leur gré
cause et efret. La bonté de la vie se confond avec le fait
que, dans l'ensemble, elle « élève » ; et la notion que chacun
de nous peut « tendre à la perfection » se confond avec le
fait que la vie est bonne.
Voilà, exposée en quelques mots pauvres et insuffisants,
l'essence même du chef-d'æuare de Beethoven, celui qui
couronne l'æuvre de sa vie : la « Neuvième Symphonie ».

***
Comment est bâti ce chef-d'æuwe ?
il comporte d'abord trois mouvements pour orchestre
seul : un premier mouvement, qui donne le suiet principal,
un scherzo, et un adagio. Puis, vient un quatrième mouvement
où se ioignent à I'orchestre les voix humaines, solistes et
chæur mixte à quaue voix, innovation surprenante dans la
musique symphonique. Pourquoi Beethoven avait-il eu
recours à cette forme de composition inconnue jusqu'alors
lui dont le principe était -
de toujours observer un équilibre
rigoureux entre les moyens et f importance de ce que ces
moyens devaient exprimer.
Ce quatrième mouvement, l'« Ode à la Joie », résume les
questions posées dans les trois premiers mouvements
-
mieux, il les fond en une seule idée, urique et harmonieuse.
Entre le uoisième et le quatrième mouvement, ie sens l'âme
du musicien au seuil qui sépare ce monde de l'Au-delàr gui
sépare le monde des apparences du monde de la vérité
métaphysique. Et tandis qu'il considère le monde des appa-
rences, Beethoven éprouve, vit ce que les trois premiers
mouvements nous ont fait entendre. C'est son adieu à ce
monde; la quintessence de ce que la vie ici-bas lui a apporté;
220
une vision complète de_la vie, jr travers la sagesse d'un être
qui en a connu toutes les souffrances et toutes les luttes et
pour qui, maintenant qu'il se prépare à la quitter à jamais,
elle n'a plus aucun secret. Alors, après un long et dernier
regard, celui qui a créé cette musique franchit résolument
le seuil où jusqu'ici ses souvenirs s'étaient attardés,-son
et entre
dans le royaume de l'Éternel où I'on accueille âme
victorieuse délivrée. De là, il s'adresse encore à nous, nous
qui sommes- restés de ce côté-ci du seuil, et il nous dit ce
qu'il trouve dans ce royaume d'unité, de vérité et de réconci-
liation. Il trouve la Joie, une joie éternelle, qui n'est pas
seulement ferveur, humilité et pureté, mais aussi allégresse
et félicité.
Cette joie est la flamme lumineuse de la vie elle-même;
c'est le symbole et la substance tout ensemble de l'éter-
nité.
Le premier mouvement de la symphonie, me semble-t-il,
représente ce que l'on peut appeler Dieu comme Source
de toute la Nature; le second, Dieu comme Source de la
Puissance surnaturelle; le troisième, Dieu comme Source de
tout Amour. Et le quatrième mouvement proclame, enfin,
en pleine conscience de la Lumière céleste, que le Dieu de
la Nature, le Dieu de la Puissance surnatnrelle et le Dieu
d'Amour sont un seul et même Dieu; que cette Unité est
la Joie. La joie dans la vie, la joie que procure la vie, la joie
qui est le but et la signification de toute vie... parce que le
bien ne peut venir que de la ioie, parce que, seule, la joie
peut nous élever que la vie qui ne tend pas à s'élever
- parce
par la joie n'est pas la vraie vie.
L'âme de Beetloven se tenait près de Dieu lorsqu'il
écrivit cette æuwe. Sa main était guidée par la main de Dieu
lorsqu'il conçut ce que nous disent les trois premiers mou-
vements et son regard renconua celui de Dieu lorsqu'il
-
221
eut la révélation du suprême message qu'à travers le quatrième
mouvement il proclame à son tour à l'humanité.

***
La plupart de ceux qui ont entendu l'unique exécution
de la « Neuvième Symphonie » qui ait été donnée jusqu'ici, et
qui pourraient lire ce que je viens d'écrire, me considéreront
probablement comme un vieil extravagant qui, un pied déià
dans la tombe, a tout à fait perdu le sens des proportions.
J'admets que si je n'avais pas eu un pied déià dans la
tombe, si la maladie et la vieillesse ne m'avaient pas tourné
déjà vers des choses auxquelles on a fort peu de temps à
consacrer tant que la flamme de vie brûle haute et claire dans
le cæur que moi aussi i'aurais pu ne pas entendre
- !'admets
le message de sagesse que contient la dernière symphonie
de Beethoven. Puisque ie l'ai entendu, cependant, puisqu'il
me fut donné de l'entendre, j'en parle avec la certitude de
ne pas me tromper. Les générations à venir partageront
mon sentiment; elles réserveront à cette symphonie la place
de choix qui lui est due et l'honoreront comme une châsse.
Mais ctst surtout pour disculper tous ceux qui n'ont
pas pu saisir la valeur unique et surnaturelle de la « Neu-
viamè Symphonie » lors de sa première exécution que fe
m'y arrête. Bien que le compositeur eût été applaudi longue-
ment, chaleureusement, comme il ne I'avait iamais été sans
doute, par une salle bondée, ces applaudissements n'étaient
pas dus à.I'impression quevenaient de ressentir les auditeurs
en effet, n'ayant été que modérée
-maiscette impression,
-
au désir qu'avait cette salle de témoigner à un musicien
sourd et prématurément vieilli, accablé de gouffrances, sa
reconnaissance, son estime illimitée, sa décision de mainte-
nir f influence du maître en dépit de la dépravation du goût
222
moderne. A vrai dire, cette dernière et fameuse Académie »
«
où l'on devait jouer de nouvelles æuvres de Beethoven,
n'avait pas été organisée dans l'intention de faire connaître
au public la « Neuvième Symphonie » et des exrraits de la
« Missa Solemnis » dont beaucoup igoraient même l'exis-
tence mais dans-I'intention de forcer Beethoven à sortir
- et de la solitude oir il sombrait volontairement, à
de l'oubli
dégainer une fois encore l'épée de ses croyances et de son
talent contre la veulerie et la vanité de l'époque.
[Jne longue adresse lui avait été transmise, signée par
tous ceux qui aeploraient qu'un univers de beautér'i'univèrs
musical de Mozart, de Haydn, de Beethoven fût éclipsé par
un art vulgaire qui, déjà alors, envahissait les théâtres d'opéra
et les salles de concert. Ces gens n'entendaient pas laisser
périr, sans lutter de tout leur cæur, des valeurs immortelles
ni leurs propres idéals de beauté. Ils faisaient appel à Beet-
hoven comme au dernier paladin de l'arr véritable, à sa
fierté, à son haut sentiment du devoir. Lui seul, décla-
raient-ils, pouvait, en livrant à nouveau ses æuvres au public,
décapiter I'hydre de l'art si déplorable, er par sa pauvreté
et par sa vulgarité, qui était au goût du joui.. C'étâit cerres
un écrit émouvant qui parut dans la presse, et je suis heu-
reux de pouvoir dire que Beethoven en fut profondément
touché.
Mais cette adresse reposait sur un très pénible malen-
tendu. Elle en appelait à un Beethoven morr depuis longtemps,
ce Beethoven de la période « prométhéenne », qui appartenait
déjà au passé, au compositeur de l'« Héroïque », de la « Cin-
quième. Symphonie.», de l'«. Appassionata » et du Concerto
pour piano en mi bémol majeur. Les signataires de l'adresse
ne pouvaient pas savoir que tout ce que Beethoven leur
ferait désormais entendre leur serait incompréhensible, que
l'exécution de la « Missa » et de la « Neuvième Symphoniè »
223
ne ferait qu'élargir le fossé qui déià les séparait de lui, que
de telles æuvres, enfrn, persuaderaient chacun d'eux que
ce fossé irait s'élargissant encore.
La génération qui apprécierait la « Missa Solemnis » et
la « Neuvième Symphonie » n'était pas encore née. Et per-
sonne ne le savait mieux que Beethoven lui-même.
De fait, puisque la « Missa » n'avait pas été achevée pour
la date de l'intronisation de l'archiduc Rodolphe et guer
fi,nalement, elle avaitpris des proportions telles que l'exé-
cution à l'église en était impossible, il ne songeait plus du
tout à la présenter au public, pas plus que la « Neuvième
Symphonle ». Ce que l'on comprend assez. Ni l'une ni l'autre
de cès æuvres n'avaient été écrites dans l'intention bien
définie de conquérir un public contemporain; ni dans celle
de plaire aux Viennois. Elles étaient destinées à l'élite des
génêrations suivantes. Pour Beethoven, l'artiste solitaire
maintenant perdu dans ses visions intérieures, il importait
waiment peu qu'elles fussent comprises ou non par les Vien-
nois de son temps.
au point que,
Lui-même, dàitleurs, était sourd
- sourd
à présent, et selon sa propre expression, on eût pu tirer le
canon dans son cabinèt de travail sans qu'i[ sursautât. Il
n'entendait plus une seule note, un seul son de ce _qu'il
avait écrit. Pourquoi, alors, se serait-il imposé des efforts,
pourquoi aurait-il couru les risques innombrables d'org1-
niser un grand concert afin de donner à la « Missa » et à la
« Neuvième Symphonie » une existence qu'il ne pouvait
plus partager ?
- Ce-n'esi pas tout. La « Missa » et la « Neuvième Sympho-
nie » imposâient aux concertants une technique et un style
sans prétédent, et il était extrêmement douteux que l'on
trouvât un orchestre et un chæur suffi.samment complets,
des solistes d'un talent assez grand pour satisfaire entière-
224
ment aux exigences du compositeur. Et, en supposant même
que l'on parvînt à réunir ces artistes, qui donc serait capable
de les diriger dans une tâche aussi difficile ?
Ainsi, les obstacles se dressaient les uns après les autres,
et ce n'était certes pas alors que le musicien vieillissant et
plus que jamais méfiant, si éloigné des choses de ce monde
-
allait prendre une décision entraînant pour lui tant d'ennuis.
Même après qu'on lui eut instamment demandé de se
poser en défenseur d'un idéal artistique que personne d'autre
alors n'était digne de représenter, même à ce moment,
Beethoven hésita des mois. Un jour, il acceptait; le lendemain,
il refusait. A plusieurs reprises, on vint le presser de donner
sa réponse; et si enfin il avait dit un « oui » qui semblait
définitif, et s'il était parvenu à réunir tous les éléments
nécessaires à l'exécution, il prenait ensuite le moindre pré-
texte comme par exemple une obiection que se permettait
- un exécutant pour « envoyer tout promener
de faire »
- colère dans un nouveau « non
et pour se réfugier avec »

catégorique.
Se réfugier. C'est à dessein que i'emploie cette expression.
Car il redoutait l'entreprise. Il y voyait difficultés et dangers
de toutes parts. Il allait être arraché à son travail et plongé
à nouveau dans une atmosphère gui, depuis longtemps,
avait cessé d'être la sienne; il allait devoir respirer un air
auquel il n'était plus habitué... Mais ce fut seulement à la
fin de cette soirée mémorable, alors que tout s'était passé
aussi bien qu'on aurait pu l'espérer, après qu'il eut reçu
I'hommage que ses amis et ses admirateurs avaient précisé-
ment voulu lui rendre en organisant ce concert fut
alors, seulement, qu'il se soulagea le cæur. Comme, - cesans
prononcer un mot, ie lui serrais longuement la main
- et
je n'ai pas honte à dire que mes yeux étaient pleins de larmes
il m'embrassa soudain et me murmura à l'oreille :
-
225
« Jamais plus... »

***
L'émotion, pendant cette soirée, nous avait tous déchirés.
Beethoven lui-même dirigeait orchestre et chæur. En appa-
rence seulement, bien entendu. Le chef réel, c'était lJmlauf,
musicien de très grande valeur et qui se tenait derrière lui.
Aucune des directives données par Beethoven ne corres-
pondait au rythme musical puisque, lui, suivait dans sa
seule imagination une exécution de l'æuvre qui se déroulait
parallèlement à celle qu'écoutait l'auditoire. L'orchestre ne
commença pas à jouer lorsque le maître commença à battre
Ia mesure, et, lorsque celui-ci s'arrêta, les concertants conti-
nuèrent encore chacun sa partie; ni le chæur, ni l'orchestre,
ni les solistes n'obéissaient à sa baguette qui les sollicitait.
En vérité, personne ne le regardait; tous les musiciens
avaient les yeux fixés derrière lui, sur Umlauf, afin de ne
perdre aucune indication de celui-ci.
Jamais la solitude d'un homme, séparé de la communauté
de ses semblables, ne fut illustrée de façon plus effroyable
que ce soir-là.
Après le second mouvement de la symphonie, ce scherzo
d'une telle püssance, une tempête d'applaudissements se
déchaîna : on claquait des mains, on frappait des pieds, on
poussait des cris d'enthousiasme. Beethoven n'entendait rien.
Il continuait à diriger l'orchestre, avec des gestes décidés,
expressifs. I1 continuait à diriger l'orchestre et le chæur qui,
pour nous, depuis longtemps, s'étaient tus.
Alors, ce fut comme un sanglot étouffé qui parcourut
la salle entière, un murmure mêlé d'horreur, de pitié, de
douloureuse symp€thie, de protestations, devant cette cruauté
quasi inimaginable symbolisée par les gestes solitaires de
zz6
l'homme touiours au pupitre et perdu dans ses illusions.
On pressentait un désastre.
Mais à cet instant, Karoline Llnger, I'excellente alto qui,
dans le dernier mouvement, devait chanter le solo, eut un
geste qu'aucun des assistants n'oubliera jamais. Elle tira
un des pans de l'habit de Beethoven, et lorsqu'elle vit que
cela ne suffisait pas pour le ramener à la réalité, elle se leva,
elle le prit résolument par le bras et, s'efforçant de sourire,
le fit se tourner face à l'auditoire. Celui-ci, libéré de sa
douloureuse stupeur, éclata en de nouveaux et frénétiques
applaudissements.
***
Ce « Jamais plus... » que Beethoven me murmura à l'oreille
ce soir-là, ce n'était pas seulement l'expression de sa volonté;
c'était aussi une prophétie. Car ce fut, en ce début de l'été
1824, la dernière fois que le maître parut en public
- et
non pâs seulement parce qu'il avait compris f inutilité d'une
telle entreprise, mais plus encore parce que l'effort physique
qu'elle avait exigé était désormais bien au-dessus de ses forces.
Cette « Académie » le laissa abattu, épuisé, malade pendant
des semaines. Je peux même dire qu'il ne redevint jamais
plus le même homme. Les trois années moins de trois
années - les
qu'il avait encore à vivre, il allait passer, avec
-
des rémissions plus ou moins longues, souffrant, malade,
luttant vraiment contre le déclin. Son régime de vie auquel,
pendant des années, il n'avait rien voulu changer en dépit
des avertissements que lui avait donnés à plusieurs reprises
son état de santé, commençait maintenant à prendre sa
revanche, tandis qu'apparaissait en même temps une grande
fatigue mentale. Les coliques devinrent plus fréquentes,
plus violentes aussil il commença à souffrir d'une pénible
maladie des yeux et en t&z5, si j'ai bonne mémoire, une recru-
227
descence de sa maladie de foie compliquée d'une crise de la
vésicule biliaire l'amena aux portes de la mort. Selon les
médecins, et de fait le simple bon sens l'indiquait, il aurait
dû renoncer au vin. Non pas, ie le répète, qu'il en eût abusé,
du vin, mais maintenant l'abstinence eût été souhaitable.
Mais dès qu'il allait mieux, il négligeait absolument de suiwe
le traitement. Dans quelle mesure agissait-il ainsi, vu qu'il
prévoyait les conséquences de ces négligences, dans quelle
mesure agissait-il par simple indifférence, je préfere ne pas
trancher. Peut-être les deux explications sont-elles plau-
sibles. Dans ces dernières années, il n'attachait plus grande
importance à la vie; il savait qu'il avait dit l'essentiel; il
savait que sa mission sur terre était achevée après la « Neu-
vième Symphonie », et il savait que les forces pour accomplir
une nouvelle et grande æuvre lui manquaient. S'il conçut
vaguement le projet, à cette époque, d'une dixième sym-
phonie, ce proiet n'atteignit jamais même la forme d'un
premier brouillon.
Mais, extérieurement, il demeurait semblable à lui-même.
Si son teint, ses cheveux presque blancs, la faiblesse de
son corps autrefois si robuste, son regard fatigué, donnaient
l'impression d'un homme prématurément usé, on remar-
quait peu de changements dans ses manières, dans son carac-
tère, dans sa conversation animée, dans ses accès de colère,
dans la ferveur de ses enthousiasmes. Le plus que l'on
püsse dire, c'est qu'il se servait de plus en plus de sa surdité
comme d'une excuse pour ignorer carrément les gens qui
l'ennuyaient.
A l'exception de l'archiduc Rodolphe, il n'entretenait plus
aucune relation avec la haute société. Lichnowski, Kinsky,
Lobkowitz depuis longtemps n'étaient plus des nôtres; et
quant à la nouvelle société, celle qui gravitait autour de
zz\
Metternich et de son conseiller privé Gentz, elle ne l'inté-
ressait en rien.

Mo[-même, je vis peu Beethoven durant les dernières


années de sa vie. D'abord, parce que, moi aussi, j'aimais
vivre retiré, et la maladie, d'ailleurs, m'immobilisant davan-
tage, je menais de plus en plus, moi aussi, une existence
d'ermite. Je suis un survivant du dix-huitième siècle, lié
par chacune des fibres de mon être à tout ce que ce siècle
avait produit de grand et de génial, et l'époque présente,
avec son élégance superficielle, son senrimentalisme délicat
et affecté, ses faux idéals de chevalerie, sa décadence enfin,
me fait horreur.
Toutefois, Beethoven et moi échangions des lettres fré-
quentes lorsque nous restions quelque temps sans nous voir.
Nous appartenions au même monde évanoui, et quand nous
nous rencontrions à nouveau, que nos regards se croisaient,
aussitôt des souvenirs se levaient en nous que personne ne
pouvait partager, et nous n'avions pas besoin de beaucoup
de mots pour nous comprendre. La surdité de Beethoven
n'était nullement un obstacle entre nous. C'est à peine si
nous nous en apercevions, et, très souvent, nous l'oubliions
complètement.

J'avais espéré que mon grand ami s'en irait un jour de ce


monde très paisiblement, sans d'autres soucis, ni d'autres
souffrances intimes : sa tranquillité d'esprit, sa sagesse au
sujet de tout ce qui comporte une importance définitive,
cette sagesse, fruit mûr et infiniment précieux de ses médi-
tations, tout cela devait préparer à une fin semblable. Mais
le Destin en décida autrement. Il réservait au grand musicien
229
couronné de lauriers de l'exuême perfection une dernière
et cruelle épreuve.
rx*

Son neveu Karl était devenu un ieune homme, et un


jeune homme extrêmement déplaisant : paresseux, vaniteux,
égoïste. Il fréquentait une mauvaise société, et bientôt il
glissa sur une pente dangereuse, jouant, allant voir les femmes;
et tout ceci, bien entendu, grâce à la générosité de son oncle
auquel il réussissait touiours à soutirer de l'argent. De temps
à autre, il est vrai, Beethoven découvrait le pot aux roses,
et une tempête se levait. Mais Karl savait assez que son oncle
regretterait presque aussitôt cet éclat de colère, et qu'il
n'aurait ni la patience ni le désir de rechercher dans quels
chemins périlleux le leune homme s'était fourvoyé. Les yeux
remplis de larmes et, disait-il, le cæur plein de remords, il
promettait de s'améliorer et d'expier ses fautes passées en
repartant à neuf. Mais pour repartir à neufl il fallait natu-
rellement de l'argent, et: dès que l'oncle avait déboursé,
la comédie recommençait.
On tournait dans un cercle vicieux, et tout enclin que ie
sois à présent, après avoir considéré froidement les choses,
à conclure que f indignité de ce Karl fit plus de bien que de
mal à son oncle, néanmoins je regrette bel et bien que, à
l'époque où j'étais le témoin de cette conduite inqualifiable,
la force physique m'ait manqué pour donner au misérable
garnement la seule leçon qui lui eût fait entendre raison.
Durant l'été de t826, cependant, l'affaire prit une tournure
telle que, si bon que fût Beethoven à l'égard de sa famille,
il ne put supporter plus longtemps d'être ioué par son neveu.
La patience de son tuteur visiblement à bout, et comprenant
que la comédie qui lui avait touiours réussi échouait cette
230
fois, Karl eut recours à un odieux simulacre au souvenir
duquel le vieillard que ie suis rougit encore.
Il commença par accabler Beethoven de reproches, pré-
tendant que son oncle ne comprenait rien à rièn, et n'avait
pour lui aucune indulgence; il l'accusa de tyrannie et proféra
toute une série de sombres menaces; il prédit à Beethoven
qu'un jour il regretterait amèrement sa dureté de cæur.
Finalement, un beau marin de cet été-là, il partit pour
un petit village des environs de Baden où le musicien séfour-
nait, et, un peu en arrière d'un buisson presque au bord
du chemin, il se tira une balle de pistoler en ayant soin de
ne s'effieurer que légèrement la tempe gauche.
Il avait bien visé ! Le coup alla droit au cæur de Beetho-
ven, et je n'hésite pas un instant à affirmer qu'il le tua. Le
déshonneur, moral et social, que son neveu lui infligea par
ce simulacre de suicide, anéantit ses dernières forces-de
résistance.
Et malheureusement, il ne voulut pas admettre le cynisme
qui avait poussé son neveu à un tel actel il prit cet acte pour
argent comptant. Il s'accusa d'injustice et de manque de
compréhension, et d'avoir ainsi acculé le jeune homme à
cette extrémité. Il était prêt à donner sa vie pour sauver
celle de son neveu, et il se consumait de chagrin et de remords.
Karl fut conduit à un hôpital de Vienne. Lorsque les
médecins le déclarèrent hors de danger à vrai dire, pâs
un instant sa vie n'avait couru le moindre - risque on- fit
agir toutes les influences afin d'éviter un scandale- public.
D'abord et avant tout, il fallait empêcher la poüce de
s'emparer de l'affaire. La tentative de suicide, on le sait,
est passible des plus lourdes peines.
Dieu merci! Je réussis dans mes démarches. Et mon
lecteur imagine aisément les sentiments qui m'animaient
à l'égard du neveu tandis gue, par mes déclarations aux
23r
autorités, ie m'efforçais d'épargner à l'oncle les conséquences
d'une enquête de la police. Par considération pour Beethoven,
on accepta de ne voir en cette histoire qu'un accident causé
par le maniement imprudent d'une arme à feu. Mais on
èxigea que Karl Kaspar van Beethoven quittât Vienne le
possible et n'y reparût pas avant quelque_s années.
- Peutôtaprès
ptus
eut lieu chez Beethoven une sorte de conseil
de famifie auquel assistaient son frère Jérôme, moi-même et
le ieune homme sorti de I'hôpital, la tête encore enveloppée
d'un bandage. Pour ma part, i'avais au préalable déclaré
que, les démarches officielles, ie ne les ferais qu'à condition
d'avoir un mot à dire lorsqu'il s'agirait de décider de l'avenir
du neveu. Et cela, non seulement pour empêcher Beethoven
de montrer à nouveau une indulgence, une compassion
mêlée à d'injustifiés remords, mais parce que ie le sentais
littéralement à bout de forces.
Entre-temps, .i'avais pris. les arrangements nécessaires
avec un ami qui commandait en Moravie un régiment de
l'armée impériàle, et qui était un fidèle admirateur de Beet-
hoven. Je pus donc annoncer à la famille réunie que Karl
était accep[é comme sous-officier aux cadets, et qu'il devait,
dès que §a blessure serait guérie, se présenter à mon ami,
à Brünn.
Personne ne fit d'obiection, pas même Karl. Il me sembla
que tous troisr le neveu et ses deux oncles, m'étaient reconnais-
sànts de les avoir ainsi dispensés de devoir prendre eux-
mêmes une décision. Et tant mieux si la surdité de Beethoven
l'empêcha d'entendre ce que i'avais à dire à son neveu, ce
iour-là. Je lui dis en termes précis ce que ie pensais- de
iui, et ie crois que ces dures vérités lui firent comprendre,
à tout le moins, combien i! s'était conduit bassement envers
un des hommes les plus nobles et les plus grands qui eussent
jamais vécu.
232
Puis, quelqu'un demanda où irait Karl iusqu'à ce qu'il
fût complètement guéri. C'était en effet une question épi-
neuse, car il était souhaitable qu'il quittât Vienne immé-
diatement non seulement pour respecter mon engagement
envers les-autorités de la police, mais aussi afin d'éviter
d'alimenter encore les bavardages que suscitait sa présence
dans la ville.
Johann van Beethoven proposa de prendre le ieune homme
pendant un mois ou deux, chez lui, à Gneixendorf. C'était
un endroit retiré, dans les environs de Krems, où il avait
acheté une ferme quelques années auparavant.
Cette proposition me paraissait très raisonnable, mais !e
craignais- què Beethoven ne s'y opposât. A ma grande sur-
prisé, non seulement il l'approuva, mais il demanda à son
frère de l'inviter, lui aussi.
Comme Johann le regardait, étonné, il murmura ces mots
à peine intelligibles :
Je ne tiens plus maintenant à me montrer à Vienne...
-C'était un homme brisé.
***
Les trois Beethoven partirent donc pour Gneixendorf,
installés dans la voiture élégante et confortable de Johann,
et aussi longtemps que dura son absence de Vienne, ie qe
reçus aucune nouvelle de mon ami. Chaque fois qüe ie
pensais à lui, une grande inquiétude me prenait. Car si
j'étais persuadé du bien que lui ferait la solitude de la cam-
pagner- ie redoutais beaucoup I'influence de la maîtresse de
màison de qui il était l'hôte. Celle-ci détestait cordialement
avait pour cela de bonnes raisons,
son beau-frère
- elle l'ascendant qu'elle
corrrme mon lecteur s'en souviendra
exerçait sur son mari pouvait empêcher- et
Johann de témoigner
233
à Ludwig roure l'affection qy'il éprouvait cerrainemenr pour
lui en son cæur faible et généreùx.
.,J'ignore- ce qui- se passà à Gneixendorf,, et je n,ai nul
désir de l'apprendre. Il se peut très
d'une chose sans importanôe, et à laqueilê _bien qu'il'r. roii ,!i
la belle-sæu'r
était absolument étrangère. Toujours esiil que le séjour àè
Beethoven se passa en querelles. Et comrrrg u.rc lé aeuut
décembre, le blessé se irouvait complèremenr guéri, Beet-
hoven voulut rerourner immédiat.*ênt à vienie avec lui.
Parce- que cela contrariait les projets de Mme van Beethoven

-pluselletard,
devait aller à vienne etle-même, une quinzaine de jouri
et elle jugeait que Beethoven pôuvait facilemeni
diflérer son dépar^t jusqu'alors le p.rur. homme et son
neveu se virent refuser la voiture- de Jôhann, et ils se mirent
en route dans une vieille carriole non bâchée, par un temps
froid et venteuï;. Er.chgmin, Beethoven fut prïs d'un. fb;ï;
lgul. et, lorsqu'il arriva à Viènne, le médecin, appelé;;;itôi
déclara qy'il était atteint d'une double pnéuÀànie.
Grâce à la science du médecin et à ies soins dévoués,
tout danger immédiat fut écarté; quelques jours après,
la tempérarure tomba tout à fait, ei le maiade ie leva. L '
A .g momenr, Kapl guiçta vienne. Il ailait à Brünn rejoindre
son régiment; et, ainsi, il disparut de la vie de son oncle.

cette amélioration de ,, ,.r; ;e Beethoven fut de courte


durée. Il était debout. depuis deux jours à peine rorsq"r
souffrit de nausées er de violentes coliques; il àut à ,ro,rfea,,
qard-e1 le lit. cette fois, il ne devait pluile quitter. La maladie
de. foie qui. le tenait
.depuis si lôngtemps prit une forme
critique. et_l'on comprit- bientôt que-rout^.spbir de guérison
était vain. une angine de poitrine se décla.a, .t po"iroig".;
234
I'hydropisie qui s'ensuivit, il fallut saigner le malade à quatre
reprises en quelques mois. Je préfère ne pas m'arrêter sur
des souvenirs aussi tristes. Il suffit de dire que cette longue
et dernière maladie de Beethoven fut un véritable martyre,
qu'il supporta avec un calme stoïque et souvent même avec
une très plaisante humeur.
La légende s'est également emparée de ces derniers
moments de la vie du grand compositeur, pour ajouter encore
à son calvaire une sorte de mélodrame. On raconte qu'il
mourut dans la pauweté absolue, qu'il manqua du plus
suict nécessaire, que personne ne resta à son chevet pour
le soigner, et que seul un médecin d'un dispensaire venait
le voir de temps à autre. On prétend même qu'à l'heure de
sa mort, il était complètement abandonné de ses amis, et que
ce fut un étudiant pauvre qui lui ferma les yeux.
Rien n'est plus faux. Notre cher malade était entouré
des meilleurs soinsl son propre médecin le visitait chaque
jour, et un autre médecin, un de mes amis intimes, passait
chez lui régulièrement tous les deux ou trois iours. Des
mains attentionnées lui donnaient les remèdes, la nourriture
et tous les soins nécessaires. Autour de son lit, se pressaient
tous ses amis.
L'atmosphère qui régnait dans la chambre du malade,
d'ailleurs, n'était nullement déprimante. Comme il ne se
plaignait famais et comme, lorsqu'il en avait la force, il
prenait part, d'un ton enioué, aux conversations par les-
quelles nous cherchions à le distraire, il rendait d'autant
plus agréable notre empressement à lui témoigner notre
immense affection.
Une personne qui se trouvait constamment dans la chambre
du malade, lorsqu'elle ne vaquait pas à l'une ou l'autre
besogne, mérite que ie la distingue d'entre les autres. Je
veux parler d'un jeune homme que Beethoven appelait
235
Ariel, garçon charmant, intelligent, discret, toujours prêt
à aider, toujours rapide à faire une course ou porter un
message. C'était Gerhard von Breuning, fils d'un homme
de haute distinction que Beethoven avait connu à Bonn dans
sa ieunesse, et petit-fils de cette d?F. qui avait !ÿ pour le
musicien une amitié toute maternelle et dont §ÿaldstein me
parlait dans la lettre qu'il m'avait écrite à cette époque.
On lisait dans les yeux du leune homme la vénération
profonde qu'il avait pour le malade. Un jour que je me
trouvais seul avec Beethoven et lui, je fus réellement touché
de voir avec quel dévouement et quelle affection il traitait
mon ami. Je sentis alors que j'aurais pu remettre le flambeau
de ma vieille amitié pour le grand musicien qui allait mourir
entre ces mains jeunes et fidèles.

Beethoven gardait le lit depuis trois mois et ses amis,


depuis longtemps déjà, ne se demandaient plus s'il guérirait.
Leur unique désir, à présent, était de voir bientôt Ie terme
de ses souffrances; ni les médecins ni le moribond lui-même
n'avaient plus aucun espoir. Un matin, on me fit savoir que
Beethoven aimerait me voir l'après-midi du rnême iour, qu'il
n'y aurait personne auprès de lui à ce moment. Je répondis
naturellement que je ferais conrme il me demandait, et, à
l'heure dite, je me fis conduire chez lui et montai pénible-
ment l'escalier en m'aidant de mes béquilles.
Sur le palier, je renconuai le jeune Ariel, dont ie devais
prendre la place auprès du malade. Il se rendait à son école,
et il avait déià son chapeau sur la tête et ses liwes sous le
bras. Beethoven dormait, me dit-il à voix basse, et il aiouta
qu'un fauteuil confortable m'attendait au pied du lit; ainsi,
lorsque le malade s'éveillerait, il verrait devant lui un visage
aml.

46
plusieurs reprises, il ? demandé à vous voir, fit
- A jeune homme avant de
.rr.or.-1.' me.quitter. Y"it, ie vous
èn prie, .ffor..r-uous de paraîue moins uiste lorsque vPus
;j7 dil-sa chambre... Ïl est, lui, si courageux et même
si
-- gai par moments!
I3."ti.i dans ia chambre etpréparé m'installai, comme l'avait dit
Ari.t, dans 1e grand fauteuil pour m.oi' J'9u1 grand
;i"'d. ,re prî réveiller te àaÉde. Il continua Sa
à dormir,
respiration
a-â.-i assis, soutenu par plusieurs oreillers.
e.rii ,èg"fièie mais difrciler.et de-temps à auue, sa_bouche
r.-..itpiit dans une contorsion. Mes yeux ne quittaient-pas
il;Ëü; ;ù ie cherchais, sur -ces tràits--ravagés et doulou-
i."*, pàit"rrt âe|a t. sceau de la mort, l'homme dans toute
i. ?ôi.'. a. t. |.,rrr.sse, aux dons et aux talents exceptionnels,
oue i'avais rencontré iant d'années atrparavant et qug.i'avais
il;ôrgné dans roures les étap-e9...dê sa vie. iusqu'à cgtte
;;;;hËAii serait son lit de mort. Mitle souvenirs surgissaient
àoîoi, à., ,oruenirs d'heures heureuses, d'heures. e3] nous
r.*ptitit.ient de fierté et d'enthousiasme, mais aussi d'heures
;ffi; ;i tiagiques... Finalement, ToT émotion devint -ttoP
forte pour qü.-*on vieux cæur ppt, l. supporter; !'enfouis
mon uirrg. àarrs mes mains, déchiré que i'étais en pensant
à la cond-ition éphémère de l'lromme'
La voix du màlade me tira de ma triste rêverie'
Vous pleurez? me demanda-t-il doucement'
-Je levai lës yeux er nos regards se rencontrèrent longue-
ment.
----]-Vorrs
pleurez à cause de moi? reprit-il. Il ne faut paq
pleurer, mor, ü.if ami! Il n'y a rien â'iniuste dans ce qü
m'arrive.
M. ressaisissant, ie cherchai dans mes poches un bout
de papier et un crayon, et i'écrivis :
« Vous serez bientôt-tout a f"it rétabli, pour notre bonheur
237
à tous. Nous avons besoin de vous. Nous vous aimons, et
nous ne voulons pas vous perdre. »
Il lut, et répondit en sourianr :
. - Jg le sais... et j'en suis heureux!... Car je n'ai jamais
rien fait pour qu'il soit facile de m'aimer.
Je levai la main, en signe de protestation.
vrai... Seulement, je ne pouvais pas faire
- Si, c'g!t
autrement. J'avais besoin de votre affectiôn à tou§. J,avais
réellement besoin que vous m'aimiez! Mais je n'avais-pas le
lgmps de répondre à vote amitié, comme je l'aurais voulu.
J'avais d'autres choses à faire... vous le savez... J'étais telle-
ment pressé... Je n'ai jamais eu de temps à vous consacrer,
à vous ni aux autres... je n'ai jamais eu de repos...
Il ferma les yeux, et un très long silence regna dans la
chambre.
. Lorsqu'il me regarda à nouveau, ses yeux étaient remplis
de larmes.
Comment va-t-elle ? me demanda-t-il. M'a-t-elle
-
pardonné ?
J'écrivis en réponse :
« Elle va très bien. Il y a très longremps qu'elle vous a
pardonné. Elle vous aime toufours. Dois-je- lui faire un
message ? »

doucement, dites-lui que je ne


. Dites-lui, répondit-il
-- . jamais
l'ai oubliée. Elle conrinue à viwe dans mon cæur
comme elle vit dans mes æuvres. Je prie Dieu afin qu'il
veille sur elle...
Je saisis la main qui reposait immobile sur la couverture,
et la pressai un long moment.
^.Beethoven, cependant, poursuivait sans presque famais
s'interrompre, rejetant soudain derrière lui, -eût-ôn dit, les
émotions passées. Oui, tout cela, maintenant, appartenait
à son passé!
48
- Il n'est pas donné à tout le monde, lorsque la fin
approche, de passer des journées et des nuits entières à se
demander si l'on a fait bon usage de sa vie, ou si on l'a gas-
pillée...
Gaspillée!... m'écriai-ie, oubliant qu'il ne pouvait
-
m'entendre.
Oui, gaspillée, mon ami... répéta-t-il. Cette question,
en-ce moment, s'impose à moi... de force... Toute ma vie,
i'ai cru que la musique était mon seul, mon véritable but
ici-bas... rien que la musique... touiours la musique... et,
de cela, j'étais si certain que je vous écartais tous, vous qui
étiez si bons pour moi; et lorsque vous me dérangiez un
peu, je vous écartais avec brusquerie ! J'étais si sûr de moi-
même que i'ai brisé, que i'ai foulé aux pieds le cæur de l'être
le plus cher que Dieu m'ait jamais donné à connaître. Mais,
à présent, dans l'obscurité des nuits, ie ne suis plus certain
de rien... Est-ce que vous me comprenez?
Peut-être, fis-je d'un signe de la tête... Oui, peut-être,
ie
-vous comprends...
Vous voyez, reprit-il, quand un homme est plein de
-
vigueur, quand il sent vraiment la vie en lui, quand il veut
oirsre cette vie de toutes ses forces alors il sait exactement
où il se dirige. Il voit son chemin- se dérouler droit devant
lui, et il le suit, mettant à profit toutes les ressources dont il
dispose. Mais lorsque ces ressources sont épuisées, lorsqu'on
perd jusqu'à la volonté de vivre, lorsque votre vie est finie
èt s'étend derrière vous, alors les doutes surgissent... Ai-je
eu raison ? Ai-ie eu raison de traiter durement ceux qui ne
demandaient qu'à m'aimer ?
Il se tut soudain. Ses yeux s'attristèrent sous ses paupières
mi-closes.
A nouveau, j'écrivis :
« Nous vous aimions pour votre æuvre et votre talent.
239
Votre musique nous était précieuse, et nécessaire. »
Tandis qu'il lisait, une ombre de moquerie se dessina
sur ses lèwes.
Mensonge, mon ami! dit-iI... Mensonge de votre part,
_
- que
plus de n'importe qui. Vous, vous m'auriez a1mé,
même sans ma musique.
Je voulus me lever pour m'agenouiller contre le lit, mais
en vain : mes pauvres jambes n'obéissaient pas. ]e me conten-
qai de pencher la tête et d'enfouir une fois êncore mon visage
dans mes mains.
Vous ne m'avez pas abandonné le jour où ie n'ai plus
su-créer... Puis, un peu plus tard, quand vous avez entendu
la mauvaise musique que je composais, vous m'en avez
voulu, non parce que la musique était mauvaise, mais bien
parce que c'était moi qui I'avais composée. C'est tout diffe-
rent! vous savez! Beaucoup de gens, au contraire, furent
enchantés de cette musique. Si, auparavant, mes æuwes les
meilleures ne les avaient pas irritées, en tout cas, le fait
que c'étaient rnes æuvres à moi les irritait! C'est une chose
terrible, l'envie ! ]e n'ai jamais compris que l'on puisse être
envieuxl vous non plus, d'ailleurs. Et c'est en quoi nous
nous ressemblions.
Je demeurais le visage caché dans mes mains, n'ayant
pas le courage de lever les yeux.
n'est pas que ie fusse sans cæur, fit-il alors en reve-
- àCeson
nant idée. Mais je n'avais pas le droit, ie te sentais,
de gaspiller mes impressions... ma propre expérience... Non,
je n'en avais pas le droit! Il fallait qué ie le§ exprime par la
musique... Il fallait que ma musique les fasse connaître
aux autres hommes... ]e serais mort si ie n'avais pas pu
accomplir cela...
Je me taisais. Qu'aurais-ie dit, en vérité ?
240
à boire, fit-il alors. Si ce n'est pas trop
- Donnez-moi
difficile pour vous...
Ramassant mes cannes que i'avais laissées tomber sur
le plancher, je me levai et i'allai lui chercher ce qu'il
demandait.
Il but d'un seul trait.
Je lui lançai un regard à la fois interrogateur et légère-
ment réprobateur..
Ne vous tracassez pâs, me dit-il. Ces messieurs de
la -Faculté ne me défendent plus rien à présent... Je me sens
mieux quand i'ai bu, et personne n'en sera plus avancé si
ie meurs de soif.
Il se laissa retomber sur ses oreillers. Puis, il tourna la
tête vers la droite, comme s'il cherchait quelque chose, et
en gémissant faiblement.
très douloureux, dit-il après un moment.
- C'est souvent
Donnez-moi ce médicament, là, sur la table de chevet...
non, pas celui-là... l'autre... le flacon brun...
La potion sembla lui faire du bien. Ses traits contractés
par la douleur un instant avant, se détendirent peu à peu
et, aussitôt, ie vis que mon pauvre ami se reprenait à penser.
de l'égoïsme ? dit-il lentement. J'ai été cer-
- Etait-ce
tainement plus égoïste que fe n'en avais le droit. Est-ce
assez de mettre l'art au-dessus de tout ? Le fait de se consacrer
à l'art lustifie-t-il l'égoïsme?Car ma solitude était égoïsme-
et pourtant la vie que je m'étais faite ainsi m'était fort pénible,
vous comprenez?
Mais il n'attendait pas de réponse. J'appuyai seulement
ma main sur la sienne.
J'ai toujours pensé que c'est le destin qui m'a voulu
si -solitaire; i'ai touiours pensé que ie devais vivre solitaire
pour êue à même de créer la beauté. Mais souvent, au cours
de ces dernières années, et tout particulièrement maintenant,
24r
durant ces longues nuits calmes et pleines de silence, la
question s'est posée à moi, de plus en plus angoissante :
qu'est-ce que la destinée ? devait-elle être ce qu'elle a été ?
n'aurait-elle pu être autre ? Avais-ie le droit parce que
j'étais un artiste - penser
avais-je le droit de ne iamais qu'à
moi-même, de ne - iamais penser qu'à ce que ie désirais ?
Et ce que je désirais, était-ce réellement ce que i'étais des-
tiné à faire ?
Il se tut un moment, et ses regards Parcoururent la chambre.
n'aurais iamais pensé, se murmura-t-il à lui-même,
que- laIevie d'un homme puisse lui paraître si différente de
ce qu'elle a été lorsqu'il est près de la quitter...
« Vous vous faites du mal injustement, écrivis-ie encore
sur un bout de papier. Votre vie fut toute noblesse, toute
lucidité. Je le sais, nous le savons tous. »
Oui ! s'écria-t-il après avoir lu et comme retrouvant
du- courage oui, cela aussi, je l'ai senti souvent, pendant
mes longues- nuits sans fin... et alors i'avais f impression
d'être entouré d'une mer de lumière et de bonheur, et ie
demandais à Dieu de pouvoir mourir parmi cette immense
clarté... mais mon temps n'était pâs venu encore...
Ses yeux brillèrent soudain d'un éclat radieux.
Et je crois... je crois que fe sais maintenant ce qui me
-
réconforte...
S'appuyant sur les deux mains, il chercha à s'asseoir et
respira très profondément, comme pour insuffier des forces
nouvelles dans son vieux cæur. Et quand il se remit à parler,
sa voix avait presque le ton ferme et clair des iours d'autre-
fois.
Ce n'est jamais la beauté seule que i'ai cherchée, ni
la -musique seule. je cherchais la aérité cachée derrière la
beauté... et c'est pourquoi, peut-être, il me fut permis d'être
si dur et si égoïste pourquoi ma dureté et mon égoïsme
-
242
me seront peut-être pardonnés... Mais qu'est-ce que la vérité ?
La vérité, je crois, est ce que nous, les hommes, nous ne
pouvons que chercher, ce que nous ne trouvons jamais mais
l'avoir cherchée, voilà le bien suprême qui puisse être -accordé
à un homme... Regarder derrière les choses, regarder au-delà
d'elles et à travers elles, ne pas simplement essayer de compren-
dre une seule chose, mais ce qui se trouve derrière touîesles cho-
ses, c'est cela la vérité; et il se peut que, pour moir le seul moyen
que j'aie eu de la chercher, cette vérité, c'était ma musique.
Il retomba en arrière et ferma les yeux.
ruisseau... vous savez... dans ma « Symphonie
- Le »...
Pastorale j'ai entendu son murmure la nuit passée, dans
ma fièvre... Et j'ai compris alors que ma musique n'avait
pas repris le murmure d'un seul ruisseau : elle a repris le
murmure de tous les ruisseaux du monde... Ce n'est pas
seulement ma propre interprétation que j'ai mise en musique,
c'est celle de tous les hommes qui ont un iour pressenti
Dieu et l'éternelle beauté de la vie près d'un ruisseau au
doux et joyeux murmure... Et mon amour, ma foi, mon cou-
rage, ma sincérité et mes emportements, mon désespoir,
ma peur... toute ma force... tout ce que j'ai jamais éprouvé
et senti... vécu... tout ce que j'ai jamais fait passer dans ma
musique par pur égoïsme, simplement parce que la musique
était le seul langage dans lequel je pouvais m'exprimer...
tout cela, peut-être, ne m'appartenait pas en propre... peut-
être était-ce aussi l'amour, la foi, le courage et la force
d'âme de tous les hommes vivants parce que j'étais sans
cesse à la recherche de la vérité, -et parce que la beauté,
pour moi, n'était qu'un moyen d'atteindre à la vérité, pour
atteindre à ce qui est derrière toute chose...
Sa voix avait baissé de plus en plus. Je savais qu'il avait
oublié ma présence, qu'il était seul avec lui-même, seul avec
l'éternité, ayant déjà quitté ce monde.
243
La vie est une terrible épreuve, poursuivit-il presque
- un
dans murmure. Elle vous force à agir, elle vous pousse
en avant... elle est remplie de durs et amers combats... On
s'élève aux hauteurs célestes... pour retomber aux abîmes de
l'enfer... Et lorsqu'on en revient? Alors on comprend qu'au
milieu de tout ce qu'on a accompli, de tout ce qu'on a souffert,
de tout le bien et le mal que l'on a fait à soi et aux autres, on
errait, on tâtonnait, tel un aveugle cherchant son chemin
du bout de son bâton... Alors, on comprend que seule une
chose, parmi tant d'autres, était bonne, que seule une chose
avait quelque valeur, une réelle signification... un but le
fait d'avoir cherché Dieu, souvent sans le savoir... -
Brusquement, il rouvrit les yeux et fixa sur moi des regards
implorants.
Ce n'est pas le simple fait que je me suis consacré à
la -musique qui me justifie, fit-il en élevant de nouveau le
ton. N'importe qui, ayant les mêmes dons, pourrait faire
exactement la même chose le forgeron fabrique
- comme
son fer à cheval et le menuisier construit sa table. Ce ne
sont pas le fer à cheval ni la table qui importent : la seule
chose qui compte, c'est que le forgeron fasse son fer à cheval
à la perfection, qu'il y travaille et y uavaille sans cesse pour
qu'il soit sans défaut. Voilà la seule manière d'atteindre à la
vérité... la seule manière... Dieu sait que ie n'étais doué pour
rien sinon pour la musique, et je n'ai été un grand musicien
que parce que je travaillais bien et non pas parce que ie
recherchais les flatteries, parce que j'aimais d'être admiré,
non pas parce que ie voulais avoir accompli plus que les
autres!... Tout simplement, la musique était ce que ie savais
faire de mieux... Dans la musique seule, je pouvais chercher
la perfection!... La perfection! Voilà ce qui iustifie l'homme,
qui fustifie son égoïsme, son manque de cæur envers les
autres... Celui qui, sa vie durant, a cherché la perfection,
244
celui qui s'est cherché lui-même à travers cette perfection,
celui-là a accompli le plus qu'il soit donné à un homme
d'accomplir... Car derrière la perfectioa, et tgut près dlele 1
croyez-moi, mon ami trouve la vérité, la vérité qui
englobe une seule chose - ensetoutes choses, un seul Etre en
tous les êtres.
Son excitation tomba soudain. Épuisé, il s'appuya aux
coussins pour se redresser aussitôt visiblement épouvanté
de ce qu'il ressentait.
Oh! gémit-il, je me sens si mal...
-Je l'aidai de mon mieux, le bras passé derrière ses épaules,
le soutenant tandis qu'il cherchait péniblement à reprendre
son souffie. J'essuyai les grosses gouttes de sueur dont son
front était maintenant couvert. Lentement, très lentement,
il revenait à lui. Sa respiration était plus régulière.
va mieux... dit-il. Merci...
-Je leÇarecouchai doucement, et il me fit signe de m'asseoir
encore à côté de lui.
Il me prit la main et la tint serrée dans la sienne.
bien que vous soyez près de moi... J'ai cru que
- C'est
c'était la fin... Restez encore... peut-être vais-ie dormir un peu...
Il ferma les yeux.
Bientôt, sa main desserra son éueinte, puis lâcha la mienne,
et retomba lourdement sur la couverture.

***
Deux heures plus tard, la porte de la chambre s'ouvrit.
D'un signe de la main, ie fis comprendre au jeune Ariel
que le malade dormait paisiblement.
Puis, je me levai, attachai un long et dernier regard sur
le visage aimé, puis ie sortis.
Ce fut la dernière fois que jevisrvivantrmonexceptionnelami.
Éprrocus

Rien n'est plus éloigné de l'intention de l'auteur et de


l'éditeur de ce livre, que de présenter au lecteur une de ces
impostures littéraires, si fréquentes aujourd'hui. Nikolaus
Zmeskall von Domanovetz n'a jamais écrit de souvenirs
sur la vie de Beethoven, et si l'auteur a choisi d'entreprendre
cette esquisse biographique sous la forme de Mémoires
qu'il prête à la plume de Domanovetz, il va à présent s'en
expliquer avec franchise.
D'abord, il faut songer que tout nouveau livre sur Bee-
thoven doit avoir sa raison d'être. A cette fin, l'ouvrage
ne devra pas relater simplement les faits de la vie du compo-
siteur, mais bien les interpréter. Ce qui jusqu'ici a été écrit sur
les faits réels de cette vie remplit des bibliothèques entières
et, mises à part, à vrai dire, beaucoup rl'æuvres négligeables,
ces bibliothèques renferment des trésors de inatériaux pré-
cieux, choisis et assemblés avec un respect de la vérité et
une dévotion admirables. Néanmoins, il semble qu'on n'ait
iamais réussi à écrire une biographie de Beethoven gui,
sans être un traité sur la musique ni un essai littéraire,
tienne cependant de l'un et de l'autrel une vie de Beethoven
247
qui, tout en respectant les faits historiques, adopte une forme
littéraire susceptible de laisser au lecteur profane une impres-
sion vivante et durable du grand musicien.
Dès lors, pourquoi ne pas écrire utr romqn dont le suiet
serait Beethoven, et dans lequel I'auteur iouerait le rôle
d'un personnage parfaitement au courant de la vie du compo-
siteur ? La réponse à cette question est simple : la modestie
de l'écrivain, d'une part, et, d'autre part, sa vénération de la
mémoire de l'artiste rendaient impossible semblable tentative.
L'écrivain est libre de faire cê qu'il veut de personnages
nés de sa propre inventionl ce n'est plus vrai s'il s'agit de
personnalités qui ont réellement vécu et qui ont tenu une
place remarquable dans l'histoire des hommes. Telles sont
les vues de l'auteur, et iamais il n'envisagerait de s'identifrer
à son personnage identification dont dépend le succès
de tout bon roman-
- si ce
personnage a existé, et moins
encore s'il s'appelle Beethoven.
Il a donc cherché un genre littéraire qui l'obligeât à se
soumettre, lui, et à soumettre sa connaissance de la vie et
de l'art de Beethoven, de même que ses sentiments per-
sonnels à l'égard du musicien, au respect de strictes limites.
Pour un écrivain, rien ne peut être plus favorable à l' « obiec-
tivité » que l'obligation de devoir faire passer tout ce qu'il
a à dire sur un certain sujet à travers le « filtre » d'une autre
personnalité. Par ce truchement gui, en vérité, n'est pas
neuf, le portrait ne sera plus arbitraire, et il deviendra vrai-
semblable, non seulement à cause de la véracité des faits,
mais surtout à cause de la vérité psychologique de la « per-
sonnalité-filtre ».
Dans [e cas présent, le choix de l'auteur, quant à la forme
littéraire de son ouvrage, peut sans doute se iustifier tout
spécialement en ceci, que la personnalité de Nikolaus von
Zmeskall s'y adapte admirablement, pour ne pas dire qu'elle
248
impose ce choix. Zmeskall était, en réalité, exactcmcnt
I'homme que l'auteur a fait revivre dans ces pages. C'était
un excellent musicien, parfait violoncelliste, et il composa
de nombreux quatuors à cordes appréciés des connaisseursl
il fut le seul ami de Beethoven à être demeuré constamment
en relation avec le grand compositeur depuis le jour où celui-
ci s'était établi à Vienne; de dix ans son aîné, il lui survécut
six ans. Mais ce qui, plus que tout, incita l'auteur à faire
de Zmeskall le narrateur de ce récit, c'est que, depuis le
début de son amitié pour Beethoven jusqu'à la mort de celui-
ci, le véritable Zmeskall fut toujours pour lui le même com-
pagnon fidèle toujours prêt à lui tendre une main secourable.
De tous ceux longuement mêlés à la vie de Beethoven, il
fut littéralement le seul avec qui Beethoven ne se brouilla
jamais, n'eût-ce été qu'un moment. Il n'aurait certes pu en
être ainsi si cet homme n'avait pas nourri pour [e musicien
une affection profonde mêlée de respect et d'admiration,
une affection qui, par ce que lui-même comprenait ce qu'était
le génie, le rendait capable de supporter le côté rude et
tranchant du caractère de Beethoven.
Si l'auteur a peut-être trahi le vrai Zmeskall en lui attri-
buant des Mérnoires qu'il n'a jamais écrits, plutôt que de
courir lui-même le risque de donner un récit « direct » de la
vie de Beethoven, n'a-t-il pas, en même temps, rendu à la
vérité historique le service d'évoquer, à côté du souvenir
du génial compositeur, celui de son ami? Dieu sait si Niko-
laus Zmeskall von Domanovetz, après tout ce qu'il a fait
pour Beethoven, mérite de sortir enfin de l'ombre !
L'auteur se permet de faire remarquer que cet ouwage
a été conçu et écrit en l'année 1943.

EHRWALD, 1949.

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