Vous êtes sur la page 1sur 5

claudie@gourjon.com Extrait 2- Mémoires d’Hadrien de M.

Yourcenar

En quoi comprendre la nécessité de penser l’autre permet de mieux se comprendre soi-même et


réciproquement ?

Texte :

[…] L’observation directe des hommes est une méthode moins complète encore, bornée le plus
souvent aux constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine. Le rang, la position,
tous nos hasards, restreignent le champ de vision du connaisseur d’hommes : mon esclave a pour
m’observer des facilités complètement différentes de celles que j’ai pour l’observer lui-même ; elles
sont aussi courtes que les miennes. Le vieil Euphorion1 me présente depuis vingt ans mon flacon
d’huile et mon éponge, mais ma connaissance de lui s’arrête à son service, et celle qu’il a de moi à
mon bain, et toute tentative pour s’informer davantage fait vite, à l’empereur comme à l’esclave,
l’effet d’une indiscrétion. Presque tout ce que nous savons d’autrui est de seconde main. Si par
hasard un homme se confesse, il plaide sa cause ; son apologie est toute prête. Si nous l’observons, il
n’est pas seul. On m’a reproché d’aimer à lire les rapports de la police de Rome ; j’y découvre sans
cesse des sujets de surprise ; amis ou suspects, inconnus ou familiers, ces gens m’étonnent ; leurs
folies servent d’excuses aux miennes. Je ne me lasse pas de comparer l’homme habillé à l’homme nu.
Mais ces rapports si naïvement circonstanciés s’ajoutent à la pile de mes dossiers sans m’aider le
moins du monde à rendre le verdict final. Que ce magistrat d’apparence austère ait commis un crime
ne me permet nullement de le mieux connaître. Je suis désormais en présence de deux phénomènes
au lieu d’un, l’apparence du magistrat, et son crime.

Quant à l’observation de moi-même, je m’y oblige, ne fût-ce que pour entrer en composition avec
cet individu auprès de qui je serai jusqu’au bout forcé de vivre, mais une familiarité de près de
soixante ans comporte encore bien des chances d’erreur. Au plus profond, ma connaissance de moi-
même est obscure, intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle
est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres : j’emploie ce que j’ai
d’intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d’un autre. Mais ces deux
procédés de connaissance sont difficiles, et demandent, l’un une descente en soi, l’autre, une sortie
hors de soi-même. Par inertie, je tends comme tout le monde à leur substituer des moyens de pure
routine, une idée de ma vie partiellement modifiée par l’image que le public s’en forme, des
jugements tout faits, c’est-à-dire mal faits, comme un patron tout préparé auquel un tailleur
maladroit adapte laborieusement l’étoffe qui est à nous. Équipement de valeur inégale ; outils plus
ou moins émoussés2 ; mais je n’en ai pas d’autres : c’est avec eux que je me façonne tant bien que
mal une idée de ma destinée d’homme. […]

1
Euphorion est le nom de l’esclave qu’il vient d’évoquer.
2
Usés, qui ont perdu de leur tranchant.

1
Lecture analytique

INTRO

L’extrait est toujours situé dans la première partie « Animula vagula blandual » : petite âme
vagabonde et caline. L’observation de l’âme humaine est le thème de réflexion de l’extrait ; elle se
décline en deux axes développés tour à tour dans chacun des deux paragraphes : l’observation des
hommes fait l’objet du premier paragraphe et l’observation de soi-même, celui du second. Le point
commun entre ces deux champs d’observation est que le narrateur expose, à chaque fois, dans une
fine introspection, les fruits de son expérience et de sa réflexion ainsi que la méthode qui guide cette
dernière. Ces deux analyses s’avèrent aussi complexes et difficiles à mener l’une que l’autre mais
sont indissociables et c’est dans leur réciprocité que l’on peut espérer voir plus clair en l’âme
humaine.

[…] L’observation directe des hommes est une méthode moins complète encore, bornée le plus
souvent aux constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine. Le rang, la position,
tous nos hasards, restreignent le champ de vision du connaisseur d’hommes :

Le premier GN indique qu’Hadrien en tant que «connaisseur d’hommes » se livre à une sorte
d’expérience sur le terrain (après avoir évoqué les livres dans sa formation), le champ lexical
« L’observation, méthode, constatations » rapproche sa recherche d’une sorte d’enquête
sociologique sur le terrain, il se place en observateur.

Le comparatif d’infériorité « moins complète encore » compare deux méthodes : l’une déjà évoquée
dans le paragraphe précédent l’observation par les livres et celle dont il est question ici :
l’observation des hommes. Cette dernière est, selon Hadrien, plus aléatoire encore que les livres.

Le champ lexical négatif lié à l’homme « basses, repaît, malveillance » accentue le fait que cette
observation est limitée par l’angle de vue liée à la condition sociale, quelle qu’elle soit, de chaque
homme « rang, la position, tous nos hasards, restreignent le champ de vision du connaisseur
d’hommes ».

Hadrien vient d’exposer sa thèse et va l’illustrer par un exemple comme l’indiquent la ponctuation
( :)

mon esclave a pour m’observer des facilités complètement différentes de celles que j’ai pour
l’observer lui-même ; elles sont aussi courtes que les miennes. Le vieil Euphorion me présente
depuis vingt ans mon flacon d’huile et mon éponge, mais ma connaissance de lui s’arrête à son
service, et celle qu’il a de moi à mon bain, et toute tentative pour s’informer davantage fait vite, à
l’empereur comme à l’esclave, l’effet d’une indiscrétion.

Pour étayer son affirmation, le narrateur s’appuie sur l’analyse (observerx2) de la relation qu’il
entretient avec son esclave qu’il évoque très précisément dans un exemple illustratif. Hadrien
commence par dire à Marc Aurèle que chacun observe l’autre avec des points d’appui différents
puisque les deux hommes sont différents, notamment par la classe sociale comme vu dans la thèse.

Dans cette analyse, s’il convient que les points d’appui pour observer l’autre sont différents pour
chacun, il n’ demeure pas moins qu’ils ne sont pas plus pertinents les uns que les autres. H semble se
placer à égalité avec Euphorion comme l’indique la comparaison dépréciative « elles sont aussi
courtes que les miennes ». H s’appuie sur une longue observation d’une situation très concrète
comme l’indique les éléments cités « flacon d’huile, mon éponge, bain » qui dure comme l’indique le
CCT « depuis vingt ans ». Marc Aurèle peut donc faire confiance à l’analyse de cette méthode.

2
La durée et le service identique depuis 20 ans pourraient laisser penser que cette observation lui a
permis de connaitre son esclave. Or, le connecteur d’opposition « Mais » annule cette croyance et en
quelques mots. La seule connaissance qu’il a acquise de l’homme n’a rien d’humain puisque c’est
« son service » qu’il a appris à connaître, pas l’homme. Et vise versa pour Euphorion qui ne connaît
pas Hadrien mais seulement « son bain ». Hadrien distingue donc la connaissance de l’humain de
celle de certaines capacités du même humain.

Enfin, les deux individus sont sur un pied d’égalité comme le suggère la comparaison à l’empereur
comme à l’esclave » pour ce qui est de « toute tentative pour s’informer davantage fait vite »

« Presque tout ce que nous savons d’autrui est de seconde main. » (l. 10) et même après s’être
documenté sur les comportements des hommes, il s’avère extrêmement difficile, voire impossible
d’accéder véritablement à leur connaissance.

Si par hasard un homme se confesse, il plaide sa cause ; son apologie est toute prête. Si nous
l’observons, il n’est pas seul.

Hypothèse + voc « Hasard » : cela est rare et reste théorique. Hadrien émet ici deux hypothèses. La
première « un homme se confesse » suivie du constat (parataxe/ asyndète) qu’en fait, il n’est pas
honnête « il plaide sa cause »alors que la confession est censée être un acte de vérité.

Deuxième hypothèse : « si nous l’observons », conséquence : « il n’est pas seul », autrement dit, là
encore l’expérience est faussée. L’asyndète permet de montrer que la conclusion de l’expérience se
fait rapidement.

On m’a reproché d’aimer à lire les rapports de la police de Rome ; j’y découvre sans cesse des
sujets de surprise ; amis ou suspects, inconnus ou familiers, ces gens m’étonnent ; leurs folies
servent d’excuses aux miennes. Je ne me lasse pas de comparer l’homme habillé à l’homme nu.
Mais ces rapports si naïvement circonstanciés s’ajoutent à la pile de mes dossiers sans m’aider le
moins du monde à rendre le verdict final. Que ce magistrat d’apparence austère ait commis un
crime ne me permet nullement de le mieux connaître. Je suis désormais en présence de deux
phénomènes au lieu d’un, l’apparence du magistrat, et son crime.

Pour illustrer cette incapacité à dégager un avis global sur quiconque, Hadrien évoque sa lecture
assidue des rapports de la police de Rome.

Tout d’abord comme un reproche que « on » lui a fait, c'est-à-dire tout le monde. L’énumération et
les alternatives non restrictives « ou » montre qu’il n’a pas choisi les dossiers, il n’a exclue personne
pour observer le plus grand nombre et le plus de variété possible.

Il en arrive à l’objet de son observation : « leurs folies servent d’excuses aux miennes », il peut donc
par l’observation des autres mieux se connaître lui-même. Ainsi l’observation de soi-même et celle
des autres coïncident-elles et si la lecture des nombreux rapports de police ne permet pas à
l’empereur de dégager un verdict sur les magistrats condamnés, il en retire une meilleure
compréhension de lui-même : « ces gens m’étonnent ; leurs folies servent d’excuses aux miennes. »
(l. 14). C’est finalement, en adoptant une méthode empirique, à l’exemple des autres hommes, et qui
tient compte du regard que ces derniers portent sur lui, que l’homme peut accéder à une certaine
connaissance de lui-même

La comparaison « Je ne me lasse pas de comparer l’homme habillé à l’homme nu » indique qu’il lui
semble donc impossible de trancher entre l’apparence et les actes…. Ce qu’il développe avec
l’exemple du magistrat qui suit. Comme avec l’esclave, l’acte n’est pas l’homme. A cela s’ajoute

3
l’apparence de l’homme qui est la seule chose que l’on connait de lui. Le connecteur d’opposition
mais confirme bien que cette méthode d’observation ne lui permet pas de mieux connaître l’humain.
Il passe ensuite au 3eme « moyen pour évaluer l’existence humaine »(cf parag précédent l’extrait)

Quant à l’observation de moi-même, je m’y oblige, ne fût-ce que pour entrer en composition avec
cet individu auprès de qui je serai jusqu’au bout forcé de vivre, mais une familiarité de près de

En raisonnant sur la connaissance de soi-même et d’autrui, le personnage d’Hadrien brosse en même


temps les grandes lignes de son autoportrait. Le trait le plus marquant est la sagesse dont il fait
preuve dans la conscience qu’il a de la nécessité à se connaître soi-même « je m’y oblige ».

Au plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée, secrète


comme une complicité.
Au plus impersonnel, elle est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres :
j’emploie ce que j’ai d’intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d’un
autre. Mais ces deux procédés de connaissance sont difficiles, et demandent, l’un une descente en
soi, l’autre, une sortie hors de soi-même.
La construction symétrique des deux phrases précédentes souligne les limites de chacune des deux
méthodes adoptées. En ce qui concerne l’observation de soi-même, l’empereur évoque deux
procédés auquel il a recours : l’introspection, « une descente en soi » ou au contraire « une sortie
hors de soi-même » mais le constat auquel il arrive est que « ces deux procédés de connaissance sont
difficiles ». Là encore, il paraît inconcevable de trancher entre une perception interne donc
subjective et un point de vue externe qui se veut objectif !

Quand il s’observe, deux écueils font obstacle à l’homme pour parvenir à une réelle connaissance de
lui-même : une trop grande « complicité » ou au contraire une extériorité « glacée ». C’est cette
complicité que souligne Hadrien quand il déplore le fait qu’« une familiarité de près de soixante ans
comporte encore bien des chances d’erreur. »

(on est bien ici dans le titre du parcours « soi-même comme un autre)

Par inertie, je tends comme tout le monde à leur substituer des moyens de pure routine, une idée
de ma vie partiellement modifiée par l’image que le public s’en forme, des jugements tout faits,
c’est-à-dire mal faits, comme un patron tout préparé auquel un tailleur maladroit adapte
laborieusement l’étoffe qui est à nous.

Nécessité, mais aussi difficulté qui impose modestie « tailleur maladroit » et pragmatisme, et la
comparaison avec le tailleur et ses outils souligne encore la grande sagesse dont l’empereur fait
preuve dans son entreprise : « comme un patron tout préparé auquel un tailleur maladroit adapte
laborieusement l’étoffe qui est à nous ». Il mène ici une réflexion philosophique universelle, se
détachant du « je » au profit d’une vérité générale dont témoignent l’utilisation du « nous »
généralisant

Équipement de valeur inégale ; outils plus ou moins émoussés ; mais je n’en ai pas d’autres : c’est
avec eux que je me façonne tant bien que mal une idée de ma destinée d’homme.

Après avoir évoqué l’artisan tailleur, Champ lexical du bagage, du voyage « équipement, destinée »
et du travail artisanal « outils, émoussés, façonne » pour évoquer la vie, le chemin, le parcours d’un
homme vers la connaissance de soi-même et des autres.

4
Conclusion :

Cet extrait est tout à fait représentatif du roman où Hadrien médite ainsi, en philosophe, sur les
épisodes de sa vie, pour en tirer éventuellement une leçon, pour lui, son successeur, et les siècles à
venir, comme il le précise dans un passage antérieur : « Je compte sur cet examen des faits pour me
définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir. » S’il est
aussi difficile de connaître les autres que de se connaître soi-même, c’est dans un lien de réciprocité
constant entre l’observation d’autrui et de soi que l’on peut espérer éclairer la connaissance de soi.
Hadrien écrit pour accéder à la connaissance de soi mais le moi est fuyant et insaisissable : « une idée
de ma vie partiellement modifiée par l’image que le public s’en forme ». La connaissance de soi passe
donc par l’analyse d’autrui mais s’avère très difficile ; le moi est en effet complexe, insaisissable et
changeant comme l’indique le titre de la deuxième partie du roman : « Varius multiplex
multiformis ».

Vous aimerez peut-être aussi