Vous êtes sur la page 1sur 4

Corrigé de l’explication de texte – Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance

Georges Perec est un écrivain et verbicruciste français(1936-1982). Il est membre de


l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) à partir de 1967 et fonde ses œuvres sur l'utilisation
de contraintes formelles, littéraires ou mathématiques, qui marquent son style. Il considère
son œuvre comme un ensemble, dont chaque livre serait comme une pièce de puzzle. Au
centre se situe son projet autobiographique. « Le projet d'écrire mon histoire s'est formé
presque en même temps que mon projet d'écrire », écrit-il dans W ou le souvenir d’enfance.
Cela aboutira, plus ou moins directement, à la publication de quelques livres, principalement
W ou le souvenir d'enfance (1975) et Je me souviens (1978), mais aussi à l'écriture de textes
finalement abandonnés, le plus important étant Lieux (1969-1975). La vie de Perec débute par
une absence d’histoire, par un vide, celui de la perte de ses parents à l’âge de six ans. Dès la
déclaration de la guerre, il a perdu, à l’âge de quatre ans, son père qui s’était engagé dans la
légion étrangère afin de défendre son pays d’accueil et qui est mort sur le front. Peu après, en
1943, sa mère disparaît après avoir été emmenée à Auschwitz. Aucune information précise n’a
été obtenue concernant le destin ultérieur de cette femme. Tout ce que nous savons, c’est
qu’avant d’être déportée à Auschwitz, qu’elle était parvenue à faire gagner à son enfant la zone
libre en le confiant à un convoi de la Croix-Rouge. Cette absence d’histoire sera l’élément phare
qui le poussera à écrire et à donner un sens à cette vie marquée par le double deuil. La
littérature est alors devenue pour lui, le moyen de retrouver le parcours de son enfance, le lieu
où il se récrée un foyer. C’est ainsi qu’il publie, en 1975, ce livre d’ordre autobiographique dans
lequel se trouvent deux textes apparemment différents l’un de l’autre : un texte qui
s’apparente à une autobiographie et une fiction, sorte d’utopie sportive, étant elle-même un
souvenir d’enfance puisqu’il pense l’avoir écrite vers l’âge de 14 ans. C’est Pérec lui-même qui
donne une explication de ce croisement de deux histoires qui semblent à priori différentes : «
ils (les deux récits) sont pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne
pouvait exister seul, (…) ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans
l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection. » Dans cette fiction qui se déroule sur l’île
W, il prend parti de raconter l’horreur vécue par sa mère, ses parents et six millions de juifs
assassinés dans les camps de concentration, par le moyen d’une allégorie du nazisme. Ce
passage est extrait du chapitre 2, il constitue l’incipit du souvenir d’enfance puisque l’auteur a
commencé l’œuvre par un chapitre de W. Perec y présente son projet d’écriture
autobiographique. Nous analyserons ici l’originalité du projet autobiographique de Georges
Perec.

Notre explication linéaire s’organisera en trois mouvements :

- Ligne 1 à 11 : l’absence de souvenirs,


- Ligne 12 à 21 : la fiction pour mieux dire l’horreur,
- Ligne 22 à la fin : le cheminement vers la construction de soi.
Je n’ai pas de souvenir d’enfance. Jusqu’à La première phrase est à la fois caractéristique de l’autobiographie,
ma douzième année à peu près, mon puisqu’elle commence par le « je » narrant (celui qui raconte) et met en
histoire tient en quatre lignes : j’ai perdu place le pacte autobiographique tel qu’il est défini par Philippe Lejeune
mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai (je =auteur=narrateur=personnage principal). En même temps c’est une
passé la guerre dans diverses pensions de
phrase qui déstabilise le lecteur dans l’attendu d’une autobiographie
Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon
père et son mari m’adoptèrent.
puisque l’autobiographe affirme n’avoir aucune matière pour rédiger son
autobiographie « je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». Le lecteur est
ensuite déstabilisé par l’affirmation : « mon histoire tient en quatre
lignes ». C’est pourtant un livre entier qu’il tient entre ses mains.
Comment l’auteur va-t-il retrouver sa mémoire perdue ? Les deux phrases
suivantes énoncent les événements de sa vie avec des propositions
extrêmement courtes. La dernière phrase, au passé simple, semble clore
définitivement l’évocation du passé, avec le verbe « adoptèrent » qui
annonce une nouvelle vie et referme la page sur l’ancienne.

Cette absence d’histoire m’a longtemps


rassuré : sa sécheresse objective, son Les trois premiers paragraphes du texte énoncent cette « absence » (« je
évidence apparente, son innocence, me n’ai pas de souvenir d’enfance / cette absence d’histoire / Je n’ai pas de
protégeaient, mais de quoi me souvenir d’enfance »). Cette affirmation du manque apparaît alors
protégeaient-elles, sinon précisément de comme une revendication. Perec dit ainsi à la ligne 8 : « je posais cette
mon histoire, de mon histoire vécue, de affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi ». Il emploie
mon histoire réelle, de mon histoire à moi également le champ lexical de la protection : « rassuré, protégeaient »
qui, on peut le supposer, n’était ni sèche,
(répété dans le texte).
ni objective, ni apparemment évidente, ni
évidemment innocente ?
Deux énumérations s’opposent alors avec force : celle qui exprime le
manque d’histoire personnelle (« sa sécheresse objective, son évidence
apparente, son innocence ») et celle qui exprime l’histoire réelle de
l’auteur, cachée dans sa mémoire (« mon histoire, mon histoire vécue,
mon histoire réelle, mon histoire à moi »). L’opposition entre la 3ème
personne et l’affirmation du moi, comme l’opposition entre le champ
lexical de l’objectivité et l’expression d’une émotion personnelle, proche
de l’émotion enfantine (« mon histoire à moi »), soulignent le danger que
représentent les souvenirs pour l’auteur. La reprise du même groupe
nominal (« mon histoire ») de plus en plus amplifié, dans une gradation
d’émotions, donne l’image d’une vague prête à faire céder les digues
protectrices que l’auteur a longtemps érigées pour se protéger. La reprise
des mêmes termes à la fin du paragraphe, à la forme négative, à la ligne
7 forme comme un chiasme avec la ligne 4. Au centre de cette protection
construite sur l’absence, la page vierge (« l’innocence », ligne 5) pousse
l’affirmation croissante d’un « je » jusqu’alors silencieux et qui ne
demande qu’à s’exprimer, dans l’écriture.
« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : je
posais cette affirmation avec assurance,
Dans le troisième paragraphe, l’auteur se place dans la posture de l’élève
avec presque une sorte de défi. L’on n’avait qu’on interroge (« l’on n’avait pas à m’interroger sur cette question »,
pas à m’interroger sur cette question. Elle « elle n’était pas inscrite à mon programme », « j’en étais dispensé »,
n’était pas inscrite à mon programme. J’en l’Histoire « avait déjà répondu à ma place ». Se souvenir semble alors être
étais dispensé : une autre histoire, la une contrainte contre laquelle il se rebelle (« avec assurance », « avec
Grande, l’Histoire avec sa grande hache, presque une sorte de défi », « l’on n’avait pas »). La syntaxe de la dernière
avait déjà répondu à ma place : la guerre, phrase de ce troisième paragraphe met en relation trois propositions
les camps. juxtaposées (avec les 2 points) et trois éléments qui semblent accolés les
uns aux autres sans trouver encore de relations entre eux : « je » /
« l’Histoire » / « les camps ». Le jeu de mots présent dans « la Grande,
L’Histoire avec sa grande H » (et qui dont établit la différence avec la
petite histoire, celle avec un « h » minuscule, la sienne) joue sur
l’homonymie avec l’arme, la « hache » et exprime ainsi, de manière
métaphorique, la mémoire coupée. C’est bien la guerre qui a « tranché »
ses souvenirs. La seule voix jusqu’alors présente dans la construction de
lui-même est la voix officielle (le discours des autres, celui de l’école, de
l’Histoire, mise en valeur ici par la série d’appositions et l’emploi des
majuscules) alors même que sa voix personnelle est maintenue au silence,
par sa propre volonté.

Ce premier mouvement du texte est donc paradoxal et déstabilisant pour


le lecteur. Alors même qu’il s’attend à lire une autobiographie, c’est
l’absence de souvenirs qui est ici revendiquée. Le lecteur est placé dans
un suspense narratif puisque les digues de protection de l’auteur
semblent destinées à se briser. Le lecteur, comme l’auteur, sont dans la
même ignorance de ce passé qui ne demande qu’à s’exprimer.
A treize ans, j’inventai, racontai et dessinai A la ligne 12, le passé simple est employé et un événement particulier est
une histoire. Plus tard, je l’oubliai. Il y a énoncé. L’énumération des verbes (« j’inventai, racontai et dessinai »)
sept ans, un soir, à Venise, je me souvins place l’auteur dans une posture active. La fiction inventée est reprise
tout à coup que cette histoire s’appelait plusieurs fois par les termes « une histoire, cette histoire, l’histoire, une
« W » et qu’elle était d’une certaine façon,
histoire de mon enfance » et même si encore une fois la volonté de
sinon l’histoire, du moins une histoire de
mon enfance.
l’auteur semble être de refouler toute trame narrative en lien avec sa vie,
le titre de cette fiction est celui qui revient à la mémoire du narrateur à la
place des souvenirs réels : « je me souvins tout à coup ». Le titre du livre
résonne alors et donne un indice au lecteur : « W ou le souvenir
d’enfance ». Ce souvenir apparaît comme l’élément perturbateur du
roman autobiographique. C’est lui qui peut réellement faire commencer
l’histoire du livre. Les deux vies (reliées ici graphiquement par leur initiale
dans la lettre W) semblent alors liées (rapprochement souligné par
l’allitération en « v ») malgré l’histoire apparemment très éloignée de
celle de l’auteur (« société exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot
de la Terre de Feu » (ligne 17).

En dehors du titre brusquement restitué, je Mais, l’évocation du souvenir est toujours partielle (« je n’avais
n’avais pratiquement aucun souvenir de pratiquement aucun souvenir », ligne 15). Il se compare à un enfant qui
W. Tout ce que je savais tient en moins de joue à cache-cache (L 19) et emploie l’antithèse « rester caché et « être
deux lignes : la vie d’une société découvert ». La répétition de l’expression « une fois de plus », à la ligne
exclusivement préoccupée de sport, sur un 18, souligne les réflexes de protection qui enserrent sa mémoire (« Tout
îlot de la Terre de Feu. ce que je savais tient au moins de deux lignes »). L’auteur exprime alors
Une fois de plus, les pièges de l’écriture se
une souffrance par rapport à son incapacité à retrouver la narration (« les
mirent en place. Une fois de plus, je fus
pièges de l’écriture »).
comme un enfant qui joue à cache-cache et
qui ne sait pas ce qu’il craint ou désire le
plus : resté caché, être découvert. Néanmoins, une chronologie se met peu à peu en place (« à treize ans »,
Je retrouvai plus tard quelques-uns des « il y a sept ans », « entre septembre 1969 et août 1970). Le projet
dessins que j’avais faits vers treize ans. d’écriture prend forme peu à peu (« je réinventai W et l’écrivis »). Le
Grâce à eux, je réinventai W et l’écrivis, le lecteur peut alors faire le lien entre le premier chapitre (qui correspond à
publiant au fur et à mesure, en feuilleton, « W » et le deuxième chapitre, celui de l’autobiographie). Les deux sont
dans La Quinzaine littéraire, entre liés, comme leurs narrateurs. On peut ainsi lire, dans le premier chapitre,
septembre 1969 et août 1970. celui de la fiction : « Il y a … ans, à Venise, (…), j’ai vu entrer un homme
que j’ai cru reconnaître. Je me suis précipité sur lui, mais déjà balbutiant
deux ou trois mots d’excuse. Il ne pouvait pas y avoir de survivant. (…) Ceci
(…) m’a décidé à écrire. »

Un pacte autobiographique original semble alors se nouer peu à peu entre


l’auteur multiple et le lecteur.
Aujourd’hui, quatre ans plus tard, Le projet autobiographique peut alors s’exprimer au présent :
j’entreprends de mettre un terme -je veux « aujourd’hui », « j’entreprends » (présent de narration). Le « je » narrant
tout autant dire par là « tracer les limites » reprend place. Dans ce projet d’écriture Perec annonce l’imbrication des
que « donner un nom » -à ce lent deux œuvres « W » et « le souvenir d’enfance ». L’explication est donnée
déchiffrement. W ne ressemble pas plus à
à la ligne 26 : « avec le réseau qu’ils tissent ».
mon fantasme olympique que ce fantasme
olympique ne ressemblait à mon enfance.
Mais dans le réseau qu’ils tissent comme Cette recherche du souvenir absent est un véritable travail que fait
dans la lecture que j’en fais, je sais que se l’auteur, ce qui explique l’utilisation de l’expression « ce lent
trouve inscrit et décrit le chemin que j’ai déchiffrement » (ligne 24). On peut noter d’ailleurs l’assonance en « an »
parcouru, le cheminement de mon histoire présente dans « lent déchiffrement » et qui souligne la difficulté du travail
et l’histoire de mon cheminement. de la mémoire (« tracer les limites », « mettre un terme » (statue du dieu
Terminus qui indique les bornes dans l’empire romain), « donner un
nom ». De plus, la syntaxe de la dernière phrase multiplie les propositions
syntaxiques et souligne ainsi les méandres de la mémoire de l’auteur (idée
renforcée ici par la répétition des termes « chemin » et
« cheminement »).

A la ligne 27, Georges Perec emploie un chiasme « le cheminement de


mon histoire et l’histoire de mon cheminement » qui définit ce projet
autobiographique en miroir. Ce chiasme fait écho alors avec la phrase
(ligne 24) : « W ne ressemble pas plus à mon fantasme olympique que ce
fantasme olympique ne ressemblait à mon enfance ». La répétition en
miroir de « fantasme olympique » qui évoque l’idéologie sportive du
nazisme souligne ici l’écart entre « W » et « mon enfance », d’autant plus
grâce à la répétition de « ne ressemble pas » / « ne ressemblait pas ». Il
n’y a pas une correspondance parfaite entre les deux histoires qui vont se
mêler. Le pacte autobiographique doit alors être repensé.

Conclusion :

Ainsi, Georges Perec met en place ici un projet autobiographique original. Tel les deux « v »
qui s’imbriquent dans le titre « W », les vies qui se déroulent dans le livre, fictives et réelles, tissent
entre elles une nouvelle écriture autobiographique. Le pacte autobiographique tel qu’il était présent
dans Les Confessions de Rousseau, par exemple, semble être ici rompu. Le traumatisme de la grande
H de l’Histoire fait résonner son ombre dévorante. L’auteur n’est plus en mesure de garantir la sincérité
de ses propos. Comment peut-il se montrer dans toute sa nature quand sa nature même n’est pas
délimitée et reste pleine de lacunes. Ce roman nous donne à voir la complexité de l’entreprise
autobiographique. La fiction romanesque n’est-elle pas plus en mesure de dire la vie ? Cette
interrogation sur l’identité du moi trouve un écho contemporain dans le livre de Delphine de Vigan,
D’après une histoire vraie. Jusqu’au dernier signe typographique du livre, l’astérisque après le mot
« fin », le lecteur est amené à s’interroger sur la portée autobiographique et réelle du livre.

Vous aimerez peut-être aussi