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Yourcenar
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux
divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales
d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements
du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de
plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un
trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite
définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle
part, trop de sommes ne s’additionnent pas. Je perçois bien dans cette diversité, dans ce
désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la
pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne
suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le
fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire
des hommes, ou même dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de
continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de
mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus
indéfinissable. Et la preuve, c’est que j’éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les
expliquer ; d’en rendre compte à moi-même. Certains travaux qui durèrent peu sont
assurément négligeables, mais des occupations qui s’étendirent sur toute la vie ne signifient
pas davantage. Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment où j’écris ceci, d’avoir
été empereur.
Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes : la masse de
mes velléités, de mes désirs, de mes projets même, demeure aussi nébuleuse et aussi fuyante
qu’un fantôme. Le reste, la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les faits, est à peine
plus distincte, et la séquence des événements aussi confuse que celle des songes.
Pbtiq : Comment la tentative échouée de se définir aboutit-elle à une réflexion sur l’Homme ?
II. Que la définition de soi par les actes permet d’unir de manière… insatisfaisante (lignes
11 à la fin)
A. Une hypothèse séduisante
Affirmation étonnante (car elle repose sur une double négation) d’une possibilité de se
définir par les actions : « Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur
ressemblent pas. » Est-ce une hypothèse douteuse pour l’auteur ?
Cette hypothèse est démontrée de manière logique :
- 2 Subordonnées circonstancielles de cause : « puisqu’elles sont ma seule
mesure », « puisque l’impossibilité… »
B. Mais dont le narrateur démontre l’invalidité
Mais elle ne tient pas longtemps :
- Ces preuves que l’action définit un homme sont minces car elles sont les
« seules » (« seule mesure, seul moyen »), et elles montrent plus la différence
entre vie et mort (« impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par
l’action ») que l’identité de celui qui agit.
- Cela aboutit à nouveau à une opposition brutale qui marque l’invalidation de
l’hypothèse : « Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus
indéfinissable. » ; la conjonction « et » sépare plus qu’elle n’unit « moi » et « les
actes dont je suis fait », séparation mise en valeur par la métaphore du
« hiatus » : la dissonance du hiatus devient l’inadéquation entre les actes et
l’identité réelle du narrateur.
Cette inadéquation est à son tour démontrée de manière logique : « la preuve ». Cette
preuve est le fait de ne pas savoir expliquer ses propres actes : « j’éprouve sans cesse le
besoin de les peser, de les expliquer ; d’en rendre compte à moi-même ». Le rythme ternaire
met en valeur ce besoin répété de comprendre ses propres actes (« peser » fait référence à
l’aspect moral, « expliquer » à l’aspect logique, « rendre compte » à l’aspect narratif et
mémoriel) : l’auteur se rapporte ses actes à lui-même (formule réfléchie) comme si c’était
ceux d’autrui.
Une deuxième preuve est donnée : le constat du décalage entre la durée des époques
vécues et la mémoire qui en reste. L’analogie et le parallélisme de construction entre
l’importance des occupations courtes et longues montre leur même manque de valeur :
« Certains travaux qui durèrent peu sont assurément négligeables, mais des occupations qui
s’étendirent sur toute la vie ne signifient pas davantage. » L’argument est illustré d’un
exemple : « Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment où j’écris ceci, d’avoir
été empereur. » où on trouve un hiatus, une quasi antithèse entre « à peine essentiel » et
« empereur ».