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Lecture linéaire de l’extrait 1 des Mémoires d’Hadrien – M.

Yourcenar

Hadrien vient d’évoquer la difficulté à se connaître soi-même. Il tente de se caractériser, et


s’aperçoit que sa vie est composée « de matériaux divers entassés pêle-mêle » issus de l’inné
et de l’acquis, du hasard et de la fatalité.

Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux
divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales
d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements
du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de
plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un
trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite
définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle
part, trop de sommes ne s’additionnent pas. Je perçois bien dans cette diversité, dans ce
désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la
pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne
suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le
fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire
des hommes, ou même dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de
continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de
mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus
indéfinissable. Et la preuve, c’est que j’éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les
expliquer ; d’en rendre compte à moi-même. Certains travaux qui durèrent peu sont
assurément négligeables, mais des occupations qui s’étendirent sur toute la vie ne signifient
pas davantage. Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment où j’écris ceci, d’avoir
été empereur.

Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes : la masse de
mes velléités, de mes désirs, de mes projets même, demeure aussi nébuleuse et aussi fuyante
qu’un fantôme. Le reste, la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les faits, est à peine
plus distincte, et la séquence des événements aussi confuse que celle des songes.

Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, Editions Gallimard, pages 33-34


Lecture linéaire extrait 1 – MH Corrigé

Pbtiq : Comment la tentative échouée de se définir aboutit-elle à une réflexion sur l’Homme ?

I. Une identité composite et insaisissable (lignes 1 à 11)


A. Il s’observe lui-même comme un paysage
(comparaison) : prise de distance, il se regarde comme un objet extérieur à lui-même (« soi-
même comme un autre ») puis métaphore filée d’un paysage de montagnes (champ lex des
pierres : granits, éboulements, et des formes du paysage : « plan », « veine », « rivière »)
qui traduit la perception qu’Hadrien a de lui-même : une être hétérogène et multiple, sans
forme (« ça et lä », « matériaux entassés pêle-mêle ». « nature composite », « diversité »,
« désordre », « se brouillent ») : les éléments réunis en lui (« en parties égales, instinct et
culture ») font de lui un être mi-animal, mi-civilisé.
Ils sont aussi le résultat du destin ou du hasard (cf métaphores : « granits de l’inévitable » et
« éboulements du hasard », « rencontre », « présage », « fatalité »)
B. Hadrien prolonge la métaphore du paysage pour raconter sa quête d’identité
ferme et définie : « j’y rencontre », « Je m’efforce » « pour trouver » , « je crois
reconnaître » un plan (…) une veine, « l’écoulement d’une rivière » (ceux-ci étant les
métaphores d’une cohérence de soi) ; rythme ternaire qui met en valeur la difficulté de
cette quête : « plan, veine, écoulement » puis « Une rencontre, un présage, une suite définie
d’événements »
Cette quête est finalement illusoire et vaine : Conjonction « mais » qui provoque un écueil,
et chute brutale vers le constat d’échec : « mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-
l’œil » (le paysage / la personne que l’on croyait identifier est une illusion trompeuse) puis
« mais trop de routes ne mènent nulle-part, trop de sommes ne s’additionnent pas ». Les
négations montrent l’absence de résultat probant : l’accumulation des « trop » montre qu’il
est impossible de se maintenir dans l’illusion (champ lexical présent : image, factice, trompe-
l’œil) de s’expliquer par la « fatalité », la seule hypothèse d’explication valide restante est le
hasard.

II. Que la définition de soi par les actes permet d’unir de manière… insatisfaisante (lignes
11 à la fin)
A. Une hypothèse séduisante

Affirmation étonnante (car elle repose sur une double négation) d’une possibilité de se
définir par les actions : « Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur
ressemblent pas. » Est-ce une hypothèse douteuse pour l’auteur ?
Cette hypothèse est démontrée de manière logique :
- 2 Subordonnées circonstancielles de cause : « puisqu’elles sont ma seule
mesure », « puisque l’impossibilité… »
B. Mais dont le narrateur démontre l’invalidité
Mais elle ne tient pas longtemps :
- Ces preuves que l’action définit un homme sont minces car elles sont les
« seules » (« seule mesure, seul moyen »), et elles montrent plus la différence
entre vie et mort (« impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par
l’action ») que l’identité de celui qui agit.
- Cela aboutit à nouveau à une opposition brutale qui marque l’invalidation de
l’hypothèse : « Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus
indéfinissable. » ; la conjonction « et » sépare plus qu’elle n’unit « moi » et « les
actes dont je suis fait », séparation mise en valeur par la métaphore du
« hiatus » : la dissonance du hiatus devient l’inadéquation entre les actes et
l’identité réelle du narrateur.
Cette inadéquation est à son tour démontrée de manière logique : « la preuve ». Cette
preuve est le fait de ne pas savoir expliquer ses propres actes : « j’éprouve sans cesse le
besoin de les peser, de les expliquer ; d’en rendre compte à moi-même ». Le rythme ternaire
met en valeur ce besoin répété de comprendre ses propres actes (« peser » fait référence à
l’aspect moral, « expliquer » à l’aspect logique, « rendre compte » à l’aspect narratif et
mémoriel) : l’auteur se rapporte ses actes à lui-même (formule réfléchie) comme si c’était
ceux d’autrui.
Une deuxième preuve est donnée : le constat du décalage entre la durée des époques
vécues et la mémoire qui en reste. L’analogie et le parallélisme de construction entre
l’importance des occupations courtes et longues montre leur même manque de valeur :
« Certains travaux qui durèrent peu sont assurément négligeables, mais des occupations qui
s’étendirent sur toute la vie ne signifient pas davantage. » L’argument est illustré d’un
exemple : « Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment où j’écris ceci, d’avoir
été empereur. » où on trouve un hiatus, une quasi antithèse entre « à peine essentiel » et
« empereur ».

C. Ce qui le mène à reconnaître l’insaisissabilité de l’être humain (lignes 21 à


24)
Paragraphe suivant : ressemble à un nouvel argument « Les trois quarts de ma vie échappent
d’ailleurs à cette définition par les actes » lui-même démontré (les deux points expriment la
cause) par le constat impuissant de l’impossibilité d’embrasser sa vie d’un seul regard :
- À nouveau idée de quantité hétéroclite de choses composant l’identité grâce aux
pluriels et à l’accumulation (« la masse de mes velléités, de mes désirs, de mes
projets même »),
- le champ lexical de l’impalpable (« nébuleuse et aussi fuyante », « à peine plus
distincte », « confuse »)
- et la comparaison d’égalité au « fantôme » et aux « songes ».
- Alors que l’on parle de « la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les
faits », ce qui démontre à quel point l’homme ne se réduit pas à des actes
cohérents ou des explications simples.
Conclusion : M Yourcenar nous fait partager avec le narrateur Hadrien sa réflexion sur ce qui
définit un homme : il semble bien informe, multiple et impossible à réduire à ses seuls actes
comme l’annonce le titre de la partie « Varius, multiplex, multiformis ». Ce constat d’échec à
nommer et expliquer l’homme constitue autant un constat de son inconsistance (celle du
hasard ou du destin) qu’un éloge de sa grandeur irréductible et inaccessible.

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