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Explication linéaire n°1

M. Yourcenar, Les Mémoires d’Hadrien. « Anima blandula vagula »

Le projet ►Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le
délassement d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires
d’État, la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant
davantage : j’ai formé projet de te raconter ma vie.◄ La méthode ► À coup sûr, j’ai composé l’an dernier
un compte rendu officiel de mes actes, en tête duquel mon secrétaire Phlégon a mis son nom. J’y ai menti
le moins possible. L’intérêt public et la décence m’ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. La vérité
que j’entends exposer ici n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré où toute vérité fait
scandale. ◄ L’objectif ►Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je
tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. Tes précepteurs, que j’ai choisis moi-même, t’ont donné
cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand bien pour
toi-même et pour l’État. Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes
abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit
m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins
pour me mieux connaître avant de mourir.
Introduction :

Les deux premiers chapitres des MH constituent un exorde (début d’un texte dans les discours oratoires de
l’antiquité) et un pacte de lecture (captatio benvolentiae : capter l’attention). Hadrien adresse une lettre à
son petit-fils adoptif, Marc-Aurèle qu’il a choisi comme successeur.

Faites toutes les questions que vous arrivez à faire.

1 / Repérez où se trouve ce passage dans le début du roman et numérotez les lignes du passage dans le
texte ci-dessus.

2/ repérez les étapes de ce passage en indiquant entre crochets dans le texte et les lignes ci-dessous des
passages suivants : Voir ►dans le texte.

- présentation du projet par Hadrien : une lettre personnelle

- la méthode 

- le but du projet

- 3/ Montrez quels sont les marques de la lettre et cherchez qui était Marc-Aurèle, son destinataire. Le
mot « lettre » et l’adresse à la deuxième personne « t’informer ». Les Mémoires du cardinal de Retz
débutent également comme une lettre.

4/ Hadrien se présente-t-il comme un empereur ou comme un homme comme les autres ? Repérez les
outils qui vous permettent d’attester cela dans le texte.

—> On voit un dédoublement du moi : l’empereur / l’homme intime à la fin de sa vie.

Il parle de lui, dans un premier temps en se désignant comme « un homme », « un malade ». Il ne se
présente donc pas par son titre d’empereur. Il insiste au contraire sur son humanité commune à tous les
hommes, ce que l’usage de la troisième renforce. Il se présente affaibli, « malade », ce qui l’éloigne de sa
fonction officielle qui est rattachée à une image de supériorité et de puissance.

Il précise d’ailleurs que cet homme « n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux
affaires d’État  ». Hadrien évoque donc ici sa fonction impériale par une périphrase (« s’appliquer aux
affaires d’Etat »), mais à travers une tournure négative, afin de préciser que cela n‘est plus au centre de sa
vie.

5/ Quelles fonctions donne-t-il à cette lettre ?

Un récit intime : « j’ai formé projet de te raconter ma vie » : # « un compte rendu officiel de mes actes.

Instruire son héritier : «  Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. Je t’offre ici comme correctif
un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui
est moi-même # éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand
bien pour toi-même et pour l’État.”

Se connaître : Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins
pour me mieux connaître avant de mourir.

6/ Quelle fonction grammaticale occupe H. et M.-A. dans la phrase suivante : « Je me propose maintenant
davantage : j’ai formé projet de te raconter ma vie. » Ecrit-il seulement pour son successeur ?

Hadrien : « Je » : sujet / « me » : COD ; « Je » : sujet ; M.-A. « te » : COD. Hadrien est donc à la fois
celui qui réalise l’action et il est le destinataire de l’action, au même titre que Marc-Aurèle. On voit donc
bien qu’il écrit pour M.-A., mais aussi pour lui-même. Les pronoms utilisés indiquent que le projet est
double : il vise à transmettre, mais sa portée est aussi réflexive.
7/ Hadrien a écrit deux textes. L’un se réfère à un texte officiel qu’il aurait écrit, l’autre se réfère à celui
qu’on est en train de lire. Comparez les deux manières de présenter ces deux textes :« raconter ma vie »
et « J’ai composé… ». Quelles différences voyez-vous entre les deux « récits » ?

- « Ma vie » # « un compte-rendu » ; pronom personnel et pronom indéfini, ce qui symbolise bien que
l’un est intime, lorsque l’autre est plus impersonnel. De plus, la parole est aussi plus personnelle dans le
récit de vie, car elle s’adresse à quelqu’un en particulier (« te raconter ») et non en général.

- L’un est libre, l’autre est contraint. L’un répond à un désir personnel, l’autre à une exigence extérieure.
« L’intérêt public et la décence m’ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. » : le fait que le sujet
ne soit pas Hadrien, et que le pronom personnel « m’ » qui désigne Hadrien soit relégué à la fonction de
COD dans la phrase , ajouté au verbe « forcer », montre que la parole publique n’est pas une parole
libre.

- L’un est total, l’autre est sélectif  : « ma vie » englobe tout ≠ « un compte-rendu officiel de mes actes »,
le COD indique que ce compte-rendu est uniquement factuel.

- L’une est vraie, l’autre est fausse : « j’ai composé un compte-rendu officiel des mes actes »,
« réarrangé certains faits », « J’y ai menti le moins possible » (euphémisme), —>évoquent un récit
fabriqué, factice, À la parole officielle trafiquée, Hadrien va opposer une parole plus sincère et honnête :
cf. répétition : « la vérité », « toute vérité ». « Scandale, scandaleuse », « te choquer » + maxime1
« toute vérité fait scandale » (PVG2 + généralisation du propos par  « toute ») → souligne l’écart entre
les deux paroles. Hadrien entend démystifier son image et faire un portrait complet de lui-même.

- Pourtant la forme de la lettre aurait pu laisser penser qu’elle allait proposer un point de vue moins
objectif, donc moins réaliste que le compte-rendu. La subjectivité s’oppose à l’objectivité  : «  Cette
lettre  » ≠ «  un compte-rendu  » : la forme est différente. L’une offre un point de vue personnel, l’autre
entend garder une trace objective de ce qui s’est passé. Le caractère privé de la lettre donne la garantie
de la confidence, garantie fictionnelle, bien sûr, puisque le lecteur -c'est-à-dire chacun de nous -pénètre
de plein droit dans le secret.

- Le narrateur écrit p. 34 (fin du chapitre 1 AVB) : Il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus
indéfinissable » : ses actes ne suffisent donc pas à le définir.

8/ Comment suscite-t-il la curiosité du lecteur (captatio) ?

« Scandale, scandaleuse », « te choquer » + maxime3 « toute vérité fait scandale » (PVG4 +
généralisation du propos par  « toute ») → souligne l’écart entre les deux paroles. Hadrien entend
démystifier son image et faire un portrait complet de lui-même.- (déf. Scandale : Ce qui paraît
incompréhensible et qui, par conséquent, pose problème à la conscience, déroute la raison ou trouble la
foi; Grand retentissement d'un fait ou d'une conduite qui provoque la réprobation, l'indignation, le blâme ;
indignation.) But : toucher à la fois la raison («  t’instruire, cette éducation sévère, surveillée, trop
protégée » et de maitrise) et l’émotion. —> idée de dérouter, troubler/ surprise…

9/ Quelle éducation entend-il opposer celle qu’a reçu Marc-Aurèle ?

- « Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. Tes précepteurs, que j’ai choisis moi-même, t’ont
donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand
bien pour toi-même et pour l’État. Je t’offre »

- Antithèse entre « scandale », « choque » ≠ «  cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-
être » ( gradation qui marque la  rigueur de cette éducation).

1
Maxime: formule qui énonce une règle morale
2

3
Maxime: formule qui énonce une règle morale
4
- L’antithèse montre que le récit d’Hadrien constitue une contre-partie plus libre : « pour te choquer »
(CC de but) —> idée de surprise qui contrebalance la rigidité de l’éducation (cf. Système stoïcien dont
est issu MA).

- Il complète cette éducation sur un autre registre, avec une vision de la vie comme quelque chose qui
n’est pas un système. « comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits,
tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même ». —> passage de la 3° à la 1° personne.

10/ Que remarque-t-on sur les pronoms personnels entre les deux dernières phrases et les deux
précédentes ? Qu’est-ce que cela indique ?

« Tes précepteurs, que j’ai choisis moi-même, t’ont donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée
peut-être, dont j’espère somme toute un grand bien pour toi-même et pour l’État. Je t’offre ici comme
correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul
homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen
des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir.”

- Le « tu » disparait pour laisser place à la 1° personne omniprésente. « Je » est à la fois sujet et
complément avec la forme « me » ; « me mieux connaître » (forme archaïque5 : « me mieux » au lieu
« mieux me ») qui permet de mettre l’accent sur le « me ». Cette double position du pronom personnel
montre la dissociation qui est à l’œuvre dans l’écriture autobiographique : « je » est à la fois sujet mais
aussi « objet » de l’écriture. —> l’allitération en « m » qui permet de souligner le moi. On s’observe
comme un autre (voir thématique d’étude de l’œuvre : « soi-même comme un autre »). La nécessité de
la prise de distance, du recul critique est marqué par le mot « examen » qui désigne le fait de regarder
d'une manière attentive et critique.

11/ Faites la liste de tout ce que cette lettre ne sera pas, mais aurait pu être concernant un texte écrit par
un homme qui fut empereur et qui décide d’écrire à la veille de sa mort.

Ce n’est pas : un récit de ses exploits, des conseils pour diriger, la lettre d’un homme qui regrette la vie,
une peinture sarcastique de ses contemporains, un mea culpa.

Un récit qui sans ambitions hagiographiques6 :

- « J’ignore », « dépourvu d’idées préconçues » —> verbe négatif + préfixe négatif : une absence de
dogmatisme7 qui tente d’épouser la complexité humaine (# rigidité de l’éducation de MA) :

- « J’ignore à quelles conclusions » : le verbe « ignorer » suivi de l’interrogative indirecte « à quelles
conclusions ce récit m’entrainera » : Hadrien est COD et donc ne maitrise pas tout.

- Le pluriel de « conclusions » suggère la richesse et la complexité de l’existence d’Hadrien.

Un projet qui dépasse les ambitions d’une lettre :

- « me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir »

idée de sagesse qui peut s’acquérir grâce au récit (cf. « Connais toi toi-même » de Socrate),

- Construction de la phrase qui repose sur un rythme ternaire ( « je compte sur cet examen des faits pour
me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir. ») avec une
épanorthose8 qui mime le mouvement de découverte de soi et l’absence de vérité définitive et déjà
établie, parce que les représentations figées constituent un « mécanisme paresseux » (Eco) qui fait

5
6

7
Dogmatisme: courant de pensée qui rejette le doute et la critique
8
obstacle à la libre démarche de la pensée et heurtent les principes d’authenticité et de logique
intérieure. En plus, en tant qu’images figées, elles éprouvent du mal à rendre compte de son moi
changeant et mobile. Rappelons qu’Hadrien définit son être comme « varius », « multiplex » et
« multiformis »( = titre du chapitre 2 du roman : il s’agit d’une expression employée par un auteur ancien
pour décrire l’empereur Hadrien)

Conclusion :

L’usage de la première personne donne le sentiment que c’est vraiment Hadrien dont on entend la voix.
Cela nous rapproche de lui et abolit la distance temporelle qui nous en sépare. La forme de la lettre écrite
au présent offre une dimension vivante. Elle est écrite au présent et M.Y. nous donne l’illusion qu’elle se
constitue sous nos propres yeux grâce à l’adverbe « maintenant » et à la locution « peu à peu ». De plus,
Hadrien ignore où elle le mènera. La dimension privée de la situation énonciative permet de au lecteur
d’assister à ce qui semble être une confidence. Ce dispositif permet donc de le mettre en contact avec la
part intime d’Hadrien. Voici le dispositif qui permettra à l’auteur « de faire du dedans ce que les
archéologues du XIXème siècle ont fait du dehors » (Carnets de notes, p. 326) et de faire revivre le IIème
siècle par la force de l’écriture. Mais ce dispositif autobiographique ne se fait pas sans une paradoxale
dissociation. Le narrateur déclare page 32 : « Quant à l’observation de moi-même, je m’y oblige  à voir
de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d’un autre. » Ainsi, MY fait parler Hadrien pour réimaginer de
l’intérieur le IIème siècle, mais se regarde lui-même depuis l’extérieur. C’est ainsi cette dialectique entre
extérieur et intérieur qui permettront à MYde conjuguer fiction et vérité.

Il est cependant bien clair que la lettre n’est que le prétexte d’un récit – Hadrien ambitionne d’y raconter sa
vie –, récit qui qui lui-même est subordonné à la méditation ou à la réflexion. Le récit y devient un
instrument d'investigation au service de la compréhension de soi et du monde. L’analyse de soi prend le
relais de l’exercice du pouvoir. Au-delà des différences, c’est une même ambition qui se poursuit : instaurer
en soi, comme sur le monde, un ordre qui garantisse à l’autre la possibilité d’exister.

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