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République Tunisienne

Université de Sfax

Transformations de l’image photographique :


enjeux et aboutissements

Textes réunis par : Yosra ZAGHDEN

Sfax 2019

1
2
_______________________Sommaire_______________________

La spatialisation de l’image photographique à l’ère de la postmodernité_________ 05


Rim MOALLA

L’image photographique à 360 degrés : Esthétique de la nouvelle image à l’ère du


numérique___________________________________________________________ 41
Mouna EZZEDINE

Le selfie, ou la mutation de l’autoportrait__________________________________ 59


Raoudha Ben Arab

3
4
La spatialisation de l’image photographique
à l’ère de la postmodernité

Rim Moalla

1
« L‟image est une maison »
Robert Baillie

Depuis son apparition, la photographie a eu un impact sur l‟art, avec


l‟Impressionnisme, Marcel Duchamp, le surréalisme, Andy Warhol, ou encore avec
le Land Art, l‟Art Conceptuel, etc. Elle jouait un rôle subalterne et secondaire
jusqu‟aux années 1980, au moment où les artistes se sont servis de l‟image
2
photographique comme un véritable matériau de leurs productions. André Rouillé
affirme que : « […] La notion de « médium » ne permet pas de comprendre que
l‟emploi de la photographie comme matériau de l‟art contemporain correspond à
une véritable césure, à un changement de nature dans les rapports entre l‟art et la
3
photographie » . En effet, l‟image photographique devient le médium de l‟artiste et
se transforme en une composante fondamentale de l‟art contemporain. D‟ailleurs,
les productions contemporaines témoignent non seulement de la place
fondamentale accordée à la photographie, mais aussi de l‟évolution de ses enjeux
tant esthétiques que plastiques. Cette évolution dans le champ photographique a
mis fin à son autonomie pour s‟ouvrir sur le foisonnement, l‟hybridation et le
métissage qui caractérisent désormais l‟art contemporain. En effet, la nature du
médium photographique et sa capacité à reproduire, à sérialiser et à répéter fait de
lui le médium le plus propice à déconstruire les idéologies modernistes. C‟est ce
qui fait que les œuvres photographiques suivent les orientations de la période
postmoderniste, où les « grands récits » de Jean François Lyotard ont laissé place
à l‟affluence des petits récits. Ainsi, nouveaux usages, postures, formes,
procédures ont émergé et se sont étalés à travers la photographie contemporaine.
Dans ce cadre de foisonnement et de débordement, la photographie s‟est ouverte
non seulement sur de nouveaux enjeux, mais aussi sur les autres disciplines, elle a

1
Robert Baillie, L’image est une maison, Trois Rivières, Écrits des Forges, 2000, p. 98.
2
André Rouillé, La photographie, Collection Folio Essais, éditions Gallimard, 2005, p. 20.
3
Ibid.
5
1
gagné en « interactivité » . Soutenue sûrement par les potentialités offertes par les
nouvelles technologies et le numérique, elle s‟est dotée de nouveaux usages,
possibilités, productions, réceptions, etc. et a acquis le caractère expérimental.
Ainsi, la photographie s‟est ouverte à une pluralité et diversité des pratiques. Quant
aux artistes, ils se sont mis à la remise en question de la matière même de l‟image,
questionner les modes d‟exposition et de mise en espace des productions,
renouveler les pratiques de montages afin de tester leurs « limites », questionner
les modes de réceptions, etc. Dans cette extension de son champ, la photographie
a pu nouer des liens et des échanges avec d‟autres disciplines, ce qui a créé un
mouvement dynamique entre elles, amenant à produire des approches
transdisciplinaires fécondes. C‟est ainsi que nous commençons à voir des projets
artistiques à la frontière des disciplines, qui conjuguent plusieurs champs
artistiques à la fois, comme la photographie, la vidéo, la sculpture, l‟installation,
l‟architecture, etc. Dans ce sens, Dominique Baqué affirme que « […] le
photographe agit aujourd‟hui comme « passeur » : passeur de sens, passeur
d‟images et passeur entre les images, la photographie se révélant de plus en plus
« légère », fluide, labile, circulant entre une vidéo, une installation et une
performance, comme ce fil ténu sans lequel l‟art contemporain perdrait de sa
2
souplesse et de sa cohérence » . Baqué souligne non seulement la fluidité de
l‟image photographique, mais aussi sa perméabilité et son caractère flexible. Elle
devient ainsi hétérogène, éclatée, fluide, plurielle, etc. L‟ensemble de ces
changements a engendré un renouvellement de l‟image photographique, qui s‟est
affecté d‟une certaine élasticité et de ce que François Soulage désigne de
3
« socialité » .

Malgré la pluralité et la diversité de la production photographique, quoique certains


artistes ont désapprouvé la tendance du médium photographique et ont remis en
cause sa capacité à rendre l‟expérience de l‟espace tel que Robert Morris qui

1
François Soulages, Photographie contemporaine & art contemporain, François Soulages,
Marc Tamisier (sous la dir.) éditions Klincksieck, juin 2012, p. 53.
2
Dominique Baqué, Photographie plasticienne, L’extrême contemporain, Paris, éditions du
Regard, 2004, p. 19-20.
3
François Soulages, Photographie contemporaine & art contemporain, François Soulages,
Marc Tamisier (sous la dir.) éditions Klincksieck, juin 2012, p. 38.
6
1
affirme que : « […] la photographie est un déni de l‟expérience » . Ces artistes
remettent en question la capacité de la photographie non seulement à capter
l‟espace, mais aussi à rendre possible son expérience. Comment la photographie
réussit-elle à transmettre des qualités spatiales, voire des données sensibles à son
spectateur ? Certains artistes ont opté pour le panorama photographique afin
d‟élargir le champ de vision de l‟image. Bien que cette technique permette
d‟appréhender l‟image en extension spatiale en offrant un balayage de regard, sauf
que nous nous intéressons particulièrement à l‟image photographique qui s‟est
étendue spatialement. Ce transfert spatial, dévoile-t-il une déficience de la
photographie et de ses enjeux dans la période postmoderne, ou au contraire
divulgue un large et infini éventail de ses possibles ? Quel statut de l‟image
photographique lorsqu‟elle flirte avec l‟espace ? Quels sont les enjeux de la
spatialisation photographique ?

Lorsque l‟image photographique se spatialise, elle prend du volume pour occuper


l‟espace, elle devient tridimensionnelle. De l‟espace bidimensionnel à l‟espace
tridimensionnel, de l‟espace représenté à l‟espace d‟exposition et aux modalités de
réception, il y a un déplacement de ses enjeux. Elle devient matériau parmi
d‟autres pour questionner l‟espace et inciter à une participation plus engagée de la
part du spectateur. En se spatialisant, elle emprunte de nouvelles voies pour se
détacher de la « planéité » qui la détient, et qui la rattache au domaine pictural.
Plusieurs artistes contemporains se sont focalisés sur l‟aspect physique de l‟image
photographique. Ils ont choisi de remettre en question sa réceptivité passive et
neutre, afin de la détacher de son rôle de réceptacle. En cherchant à questionner
les « limites » de la photographie contemporaine, ils se sont orientés vers
l‟expérimentation spatiale de l‟image.

1. L’image photographique contemporaine et sa conquête de l’espace

En étudiant les pratiques spatiales contemporaines, nous avons décelé des


tendances qui témoignent du recours de certains artistes à de nouveaux dispositifs
de l‟image photographique afin de questionner et d‟interroger l‟espace. L‟image
photographique devient ainsi l‟outil et aussi le moyen pour donner une nouvelle

1
Robert Morris, “The Present Tense of Space”, Art in America, New York, 66, nº 1, janvier-
février 1978, pp. 70-81.
7
perception, sensation et même extension de l‟espace. Quels sont les possibles de
l‟image photographique dans son rapport à l‟espace ?

Il est indispensable de mentionner que le rapport de l‟image à l‟espace s‟est


transformé parce que la pratique photographique ne repose plus uniquement sur
l‟objet photographié, sur le référent, mais sur tout le processus photographique, où
l‟ensemble de l‟acte photographique est pensé par l‟artiste. Il s‟agit dans la plupart
du temps d‟un procédé pluridisciplinaire qui implique à prendre en considération
l‟image dans son rapport à l‟autre (image), à l‟espace, au spectateur, etc. L‟image
photographique est désormais pensée autant dans son processus de création que
dans ses modalités d‟exposition et de réception. En prenant en compte l‟ensemble
de l‟acte photographique, l‟image photographique s‟éloigne de ses codes
autoréférentiels et s‟intègre plutôt dans une logique transdisciplinaire. Elle
s‟interfère alors avec les spécificités d‟autres médiums et disciplines, empruntant
ainsi de nouvelles voies pour s‟aventurer au-delà de ses « limites ». Comme en
témoignent les productions contemporaines, la spatialisation de la photographie
l‟emmène au-delà des pratiques habituelles. Quand la photographie se spatialise,
elle remet en question sa conception restrictive pour flirter avec de nouveaux
enjeux. Cette révolution de la spatialisation photographique modifie
fondamentalement l‟ancien paradigme de l‟image photographique, basé sur une
présentation classique, la prise de vue et l‟objectivité de l‟image. L‟image
photographique se détache de sa fonction, d‟enregistrement de ce qui « a été là »,
1
comme l‟a souligné Roland Barthes dans « La Chambre claire » , elle ne repose
plus uniquement sur son rapport au réel puisqu‟elle cherche à s‟y rapprocher
davantage pour devenir une de ses données composites. Cette dépendance du
réel l‟a poussé à chercher de nouvelles stratégies pour s‟y approcher encore plus,
non seulement pour le reproduire, mais aussi pour le décomposer, jouer avec et
même faire part.

Les images photographiques s‟engagent désormais dans un dialogue avec le lieu


d‟exposition, ou interviennent encore davantage pour restructurer l‟espace, ce que
nous pouvons appeler des photographies spatiales ou installatives. Ces images

1
Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, éditions Gallimard, Paris,
1980.
8
deviennent comme des objets à manipuler, à composer et à mettre en espace. Et
l‟observation de la composition des images, leurs dimensions, avec la prise en
compte de leurs configurations : des volumes qu‟elles suggèrent, des masses,
mais aussi des espacements et des vides (l‟ensemble de l‟aspect visuel)
impliquent la prise en compte de l‟espace lui-même qui devient partie intégrante de
la production. En effet, les photographies spatiales ou installatives sont porteurs de
l‟héritage des courants qui l‟ont précédé, notamment ceux des années 1960-1970
(le Minimal Art, le Land Art, etc.), qui sont fondés sur leur rapport à l‟espace.
L‟image photographique n‟est plus perçue dans se fermeture, mais dans
1
« ouverture » (dans le sens de l‟ « œuvre ouverte » d‟Umberto Eco) et son rapport
et fusion avec l‟espace. Michel Poivert pense que cette ouverture est due à la
dissolution des frontières entre les disciplines et « ce qui se joue, radicalement, à
travers cette ligne de partage dorénavant constituée, n‟est rien d‟autre que la fin de
2
l‟autonomie du champ photographique » . En effet, l‟image photographique perd
son autonomie et devient dépendante du lieu, elle acquiert le caractère flexible
pour s‟adapter aux propriétés de l‟espace d‟exposition. Elle se détache de sa
forme de carré ou rectangulaire et de sa planéité pour devenir une matière
malléable qui se déploie dans l‟espace. On la retrouve fragmentée, déconstruite,
multipliée, pliée, étendue, etc. Avec ces nouveaux usages, elle jaillit, gonfle, se pli,
se plisse, se spatialise, s‟imprime sur différents supports à la recherche d‟une
nouvelle matérialité. En se transformant, elle apporte des modifications à l‟espace,
3
elle « fractionne, prélève, extrait, isole, capte, découpe une portion d‟étendue » .
Elle devient image spatiale qui agit et interagit avec l‟espace. Pour décrire cette
expansion spatiale, la critique et historienne d‟art, Lucy Soutter a parlé de
4
« photographie élargie » , en faisant probablement référence à « la sculpture dans

1
Umberto Eco, L’œuvre ouverte, éditions le Seuil, Paris, 1965.
2
Michel Poivert, La photographie contemporaine, 2002, Paris, éditions Flammarion, 2010,
p. 13.
3
Philippe Dubois, L’acte photographique et autres essais, éditions Nathan, Paris, 1990, p.
148.
4
Lucy Soutter, in « La photographie, un univers en perpétuelle expansion », Clémentine
Mercier, Journal La libération, [en ligne], consulté le 10-01-2019. URL :
https://next.liberation.fr/arts/2017/11/08/la-photographie-un-univers-en-perpetuelle-
expansion_1608796
9
1
le champ élargie » de Rosalind Krauss, pour décrire cette contagion d‟extension
et d‟élargissement du champ de la photographie dans l‟espace. Soutter a
également proposé de « réinventer le médium », afin de libérer les potentialités
techniques de la photographie et d‟expérimenter ce qu‟elle est capable d‟exprimer
aujourd‟hui.

D‟un autre côté, dans sa dernière version de la « Photographie contemporaine »,


2
Michel Poivert a évoqué l‟appellation de « photographie amplifiée » pour désigner
la photographie qui abandonne sa bidimensionnalité et se dote de volume et de
tridimensionnalité. Elle devient « l‟évidence d‟une présence où l‟image cède
3
définitivement le pas à la matériologie de la photographie » . L‟amplification et la
spatialisation photographique s‟avèrent être donc parmi les démarches de la
photographie contemporaine, en réaction probablement à la dématérialisation du
numérique.

Cette transformation spatiale de l‟image photographique a gagné les travaux d‟un


certain nombre d‟artistes, notamment des artistes canadiens, qui ont tenté de
briser la planéité de la surface de l‟image photographique et ont cherché à
interroger ses modalités d‟exposition. « Photography into sculpture » est l‟intitulée
d‟une exposition qui s‟est déroulé au MoMA, à New York, en 1970 qui était une
« première étude complète sur des images photographiques utilisées de manière
4
sculpturale ou pleinement dimensionnelle » . Cette exposition visait
l‟expérimentation des hybrides photographiques afin d‟inciter au changement du
médium ; cela a fait d‟elle un évènement marquant dans la pratique
photographique.

1
Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, (1970),
traduction Jean Pierre Criqui, éditions Macula, 1993, p. 117.
2
Michel Poivert, La photographie contemporaine, (2002), éditions Flammarion, Paris,
2018, p. 254.
3
Ibid.
4
Peter C. Bunnell, Photography into Sculpture, article faisant la promotion de son
exposition, 1970. [en ligne]. Consulté le 14-01-2019. URL :

https://www.moma.org/momaorg/shared/pdfs/docs/press_archives/4438/releases/MO
MA_1970_Jan-June_0035_36.pdf
10
Par ailleurs, « Les espaces de l‟image » est l‟intitulé de la onzième édition du Mois
de la photo de Montréal (2009), qui avait comme ambition non pas l‟esthétique et
les enjeux plastiques des œuvres en elles-mêmes, mais l‟exploration de la
question de dispositif, de l‟espace d‟exposition des œuvres et de la mise en
espace des images. Gaëlle Morel, commissaire de cette exposition, affirme que
« [l]es procédés d‟installation […] [sont] envisagés comme l‟une des clés de lecture
essentielles des projets photographiques, vidéo et d‟arts médiatiques présentés au
1
cours de ces dernières années » .

Il est vrai que la génération d‟artistes canadiens a été les pionniers à tenter d‟étirer
le cadre de leurs œuvres et leur donner du volume, quoique même les productions
européennes divulguent récemment le même intérêt. En effet, la foire Paris Photo
consacre depuis 2015, le secteur « Prismes » pour les installations
2
photographiques. La galerie Escougnou-Cetraro propose depuis 2014, un cycle
d‟expositions intitulé Au-delà de l‟image, où l‟image est abordée dans son rapport à
l‟espace. Aussi, l‟École cantonale d‟art de Lausanne a dédié un cours à la
matérialisation de la photo afin d‟amener les étudiants à réfléchir le support
photographique et abandonner sa planéité au profit du volume et de l‟espace. Il
s‟agit de diverses tentatives qui visent à faire échapper la photographie du cadre,
du mur et de l‟écran. Toutes ces expériences dévoilent la volonté de dilatation et
de prolongement spatial de l‟image photographique qui se réincarne en sculpture
ou en installation.

Nous souhaitons à travers cet article questionner les « nouvelles » dispositions de


l‟image et d‟en éprouver ses « limites ». Nous cherchons à dévoiler les
débordements spatiaux de l‟image photographique afin de divulguer ses principaux
enjeux. Nous tentons alors de typologiser de manière différentielle les
spatialisations de l‟image photographique. On se risquera alors à une approche
plurielle, susceptible d‟estomper ou au contraire de souligner des pratiques qui
relient l‟image photographique à l‟espace. Les productions photographiques

1
Gaëlle Morel (sous la dir.), Le mois de la photo 2009. Les espaces de l’image, Montréal,
éditions du mois de photo, 2009, p. 151. Gaëlle Morel est le commissaire d’exposition
invitée à la onzième édition du Mois de la photo de Montréal. C’est lui qui a défini le
thème « les espaces de l’image » de cette édition.
2
La galerie Escougnou-Cetraro est née de la rencontre entre une architecte Valeria et d’un
photographe Édouard Escougnou-Cetraro.
11
choisies parce qu‟elles constituent le paradigme le plus abouti, à notre avis, à la
photographie spatiale. Notre corpus de recherche s‟est limité sur les images
photographiques installées dans un espace architectural intérieur, en excluant
celles qui se conjuguent en tant qu‟enveloppe architecturale, ou dans l‟espace
urbain, ou encore dans l‟espace virtuel, et qui étalent d‟autres enjeux.

2. Les modes de spatialisation de l’image photographique

Que dévoile une image lorsqu‟elle n‟insiste plus à ce qu‟il y a à voir, mais plutôt à
sa modalité de disposition et de réception ? C‟est comme si les artistes tentent de
montrer l‟au-delà de leur image. Diverses approches témoignent du souhait
d‟élargir les modalités d‟exposition et la manière d‟être dans l‟espace. Les images
photographiques se poursuivent dans des ramifications diverses pour interroger les
conditions de la perception et explorer de nouvelles configurations plastiques et
spatiales. Quels sont les moyens mis en œuvre afin d‟estomper les « limites »
entre l‟image photographique et l‟espace ? Comment ces artistes parviennent-ils à
penser et à conjuguer la photographie avec l‟espace ? L‟insertion de l‟image
photographique dans l‟espace passe par différentes modalités.

- L‟Agrandissement : le Grand format

L‟image photographique a défié sa dimension pour se vêtir de dimension


monumentale. Pourquoi cette volonté de monumentaliser les images
photographiques ? L‟agrandissement des images et leurs mises en espace sont
les moyens utilisés pour assurer un investissement de l‟espace et une inscription
du spectateur. D‟ailleurs, à ce propos, Roland Barthes explique que la grandeur de
l‟image fait surgir le punctum. Il déclare : « Pour percevoir le punctum, aucune
analyse ne me serait donc utile […] : il suffit que l‟image soit suffisamment grande,
que je n‟aie pas à scruter (cela ne servirait à rien), que, donnée en pleine page, je
1
la reçoive en plein visage » . En effet, l‟agrandissement des images active l‟espace
d‟exposition. À ce propos, Sylvain Campeau affirme que : « […] la seule
monumentalisation d‟images-photos est en elle-même une sorte de manifeste

1
Roland Barthes, La chambre Claire, Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma,
éditions Gallimard, 1980, p. 72.
12
1
installatif » . Il invite également : « […] à considérer toute photographie qui
2
perturbe les conditions usuelles de sa réception comme pièce installative » . Avec
la macrophotographie, le sujet se rapproche du spectateur qui entre dans une
relation physique avec l‟image. Nous faisons appel à la pratique de Patrick Tosani
qui travaille sur l‟intégration de l‟image photographique dans l‟espace tout en
interrogeant les effets qu‟elle exerce sur le spectateur. Architecte de formation,
Tosani questionne l‟espace avec des images amplifiées. Il affirme : « Ce qui est
vraiment un point central dans mon travail, c‟est de gérer l‟échelle des choses dans
notre présence physique ici en tant que spectateurs, face aux tableaux, face aux
3
images, mais de gérer l‟échelle à l‟intérieur de mes images » . Dans son œuvre
intitulée Pieds et maquette, il invite le spectateur à vivre l‟expérience de l‟image, où
son corps se confronte à une maquette d‟architecture juxtaposée de parties de
corps surdimensionnées. L‟agrandissement des images brouille les repères et ses
éléments deviennent comme des sculptures monumentales. Le rôle des pieds est
éloquent puisqu‟il ordonne une liaison étroite avec le spectateur. Avec cette
manipulation d‟échelle, on dirait que l‟espace qui sépare le spectateur de l‟œuvre
est estompé. Le sujet s‟approche du spectateur, et l‟image devient un réceptacle
qui envahit le spectateur et le fait entrer dans son espace. L‟espace d‟exposition
s‟estompe pour laisser place aux images amplifiées qui offrent un vaste champ
visuel impossible à saisir dans sa globalité, ce qui incite au déplacement.
D‟ailleurs, l‟artiste souligne le rôle fondamental accordé au spectateur, il affirme :
« Je conçois l‟image comme une proposition vivante, recyclée en permanence par
4
le spectateur » .

1
Sylvain Campeau, « L’image (si l’on veut) et l’installation », in La photographie en
vecteur, dossiers sur l’art, nº 49 – 50 – 51 – 52, janvier- juin 2004, p. 165.
2
Ibid.
3
Patrick Tosani, [en ligne], URL :
http://www.ac-
nantes.fr:8080.peda/disc/arts/artsplastiques/createurs/tosani/sommaire.htm
4
Patrick Tosani, Assemblages, [en ligne], URL :
http://www.cpif.net/media/cpif/dp.tosani.site.pdf
13
Patrick Tosani, Pieds et maquette, 2013, 350 x 440 cm, impression numérique dos bleu
(image à gauche), Exposition Changements d’état, Le pavillon populaire, Montpellier,
2014 (image à droite).

- La sérialité

De nature, la production photographique sérielle implique que l‟image n‟est pas


autonome, et que sa lecture dépend de l‟ensemble des images mis en relation.
Cette complémentarité fait que « l‟expérience du regard s‟inscrit dans un rapport
1
entre l‟un et le multiple, entre ce qui se produit dans l‟image et entre les images » .
Dans ce genre d‟approche, l‟enjeu plastique repose sur la répétition et
l‟agencement spatial, et c‟est eux qui donnent sens à la production. L‟agencement
successif et rythmique des images photographiques de Suzanne Lafont fait preuve
d‟une réelle volonté d‟investissement spatial. Un montage de 255 planches met en
œuvre un champ étendu qui investit l‟ensemble de l‟espace. Le nombre de
planches installées, ainsi que leurs modes de disposition jouent contre les forces
centrifuges de l‟image. Le regard hésite entre la lecture unitaire ou la lecture de
l‟ensemble. Le spectateur fait appel à son imagination afin d‟élaborer une forme
globale de pensée qui lui permet de déchiffrer le sens de l‟œuvre. Cette
succession rythmée fait que les images semblent se déplacer dans l‟espace,
comme si elles étaient en mouvement. Cet effet est encore accentué avec cette
marge surdimensionnée qui rappelle celle du cliché photographique. Elle procure à
l‟image une forte présence perceptive, et donc spatiale. L‟étalement de la marge
fait que ses qualités linéaires facilitent l‟intégration de l‟image à l‟espace

1
Muriel Pic, « Littérature et ‘Connaissance par le montage’ », in Penser par les images
autour des travaux de Georges Didi-Huberman, textes réunis par Laurent Zimmermann,
éditions Cécile Défaut, Nantes, 2006, p. 173.
14
architectural. Grâce à la continuité visuelle, la marge ne joue pas le rôle d‟isolant,
puisqu‟au contraire, elle participe à l‟intégration de l‟image dans l‟espace.

Suzanne Lafont, The First Two Hundred Fifty pages of Project on the City 2, Vues de
l‘installation, 2014, ensemble de 255 planches, impression encres pigmentaires sur
papier, chaque planche 43,81 x 53,29 cm. Courtesy Galerie Erna Hecey

- La fragmentation

Pour Jocelyne Alloucherie, les images monumentales s‟étalent sur le mur et


l‟ensemble forme une constellation qui forme une unité. Son approche repose sur
une conversation visuelle qui s‟appuie sur la correspondance entre les images, les
formes, les lignes, etc. L‟artiste met en œuvre une logique de continuité et de
complémentarité puisque chaque image résonne avec l‟autre et avec l‟ensemble.
Cela engendre une communication formelle et mentale qui s‟établit entre les
différentes images. Avec cette fragmentation, le spectateur est invité à deviner le
hors champ de l‟image. Il construit l‟espace vide entre les images qui est suggéré
avec le prolongement du champ. Avec l‟agrandissement des images, les lignes se
déploient hors champ comme si l‟enjeu photographique transposait les notions de
forme, d‟espace et d‟étendue. L‟œil spectatoriel se prolonge alors hors de l‟image
puisque le regard se trouve dirigé vers un ailleurs. L'artiste confirme sa volonté
d‟extension au-delà de la limite de l‟image, d‟ailleurs, elle considère « […] le cadre
[comme] une borne active, qui n‟est pas purement fonctionnelle – ou il peut
1
s‟affirmer jusqu‟à l‟architecture » . Cet art du fragment ouvre le champ de l‟œuvre
pour fusionner avec son environnement. La disposition des images incite à la

1
Jocelyne Alloucherie, « Monuments du funambule », Entretien avec Sylvain Campeau, La
photographie en vecteur, Physique de la proximité, danse er chronophotographie, Ligeia,
Dossier sur l’art, n° 49 – 50 – 51 – 52, Janvier – juin 2004, p. 124.
15
mobilisation du spectateur afin d‟effectuer une lecture continue de l‟image. Grâce
au processus de la fragmentation, l‟artiste réussit à empêcher une perception figée
des images, puisque le regard se trouve en perpétuel mouvement. En se
morcelant, l‟image estompe subtilement la référence. À propos cette dernière,
l‟artiste affirme qu‟« elle prend, parallèlement à toute l‟œuvre, un niveau
d‟imprécision qui la fait entrer dans une strate temporelle plus étendue. Elle se
déleste du détail anecdotique qui l‟insère dans un moment ou un espace trop
précis. Elle devient flexible, apte à suivre des trames d‟association qui vont
1
fonctionner sur un mode ouvert et complexe » . Suivant ce mode fragmentaire,
l‟image s‟unit à l‟espace pour se conjuguer avec ses propriétés.

Jocelyne Alloucherie, Lames, Sirène, Poussières, 2009, Palazzo Brandolini Rota, Venise

- Le Relief

En procédant par une succession de plans, Nathalie Contenay crée ce qu‟elle


2
appelle des « photographies sculptées » . Elle manipule des plans photographiés
en les découpant et sculptant, et les offre au spectateur en tant qu‟habitations afin
de les expérimenter, traverser et « habiter ». Ces couches photographiques se
présentent comme des couches géologiques de l‟image. Elles transpercent la
planéité de l‟image en lui donnant du relief où se mêlent plans sculptés, lumières,
ombres et prises de vues en perspective. À propos sa pratique, Contenay affirme :

1
Ibid, p. 122.
2
Nathalie Contenay, [en ligne], consulté le 14-01-2019.
URL : http://www.claire-
gastaud.com/public/artists/contenay/pdf/Biographie_Nathalie_Contenay_2016.pdf
16
1
« Je sculpte et je creuse l‟espace photographique » . En procédant ainsi, l‟image
est déconstruite en son unité, elle s‟ouvre à la tridimensionnalité pour se conjuguer
en relief.

Nathalie Contenay, Bicocas, 2011, photographie argentique plastifiée, détourée et


contrecollée sur PVC, 4 plans successifs, 60 x 39 cm.

Certains artistes ont eu recours à d‟autres techniques afin d‟aboutir au relief en


2
photographie. La technique de relief d‟Alioscopy , par exemple, offre de la
3
tridimensionnalité au sujet, sauf que ce n‟est qu‟un effet d‟illusion. Ces artistes
sont captivés par de tels effets, puisque le relief attire l‟attention et captive le
regard. En effet, l‟intérêt majeur du relief de l‟image photographique réside dans sa
capacité à offrir un substitut réaliste. Il offre à la perception une accessibilité et une
saisie du sujet qui semblent se détacher de la surface plane pour surgir dans
l‟espace réel. Le sujet semble se rapprocher vers son regardeur qui est exposé à
une vision en profondeur.

1
Nathalie Contenay, [en ligne], consulté le 14-01-2019.
URL : http://www.claire-
gastaud.com/public/artists/contenay/pdf/Biographie_Nathalie_Contenay_2016.pdf
2
Il s’agit d’une marque qui commercialise les écrans auto-stéréoscopie à réseau
lenticulaire. Cette technique est inventée par Gabriel Lippmann en 1908. Le principe du
réseau lenticulaire a été perfectionné pour la photographie par Maurice Bonet.
L’impression de relief est obtenue grâce à un réseau de microlentilles collé sur le tirage.
Sous chaque angle de vue, un seul angle de vue peut être perçu à travers le réseau de
fines lentilles. Et puisque les yeux sont séparés de quelques centimètres, le réseau adresse
à chaque œil une image différente et c’est le cerveau qui permet de reconstituer le relief.
3
Cette technique est utilisée par les artistes suivants : Mark Blezinger, Elisabeth Daynès et
Jean-Francois Flamand.
17
- La succession des plans et la transparence

Dans une approche similaire à celle de Contenay, Julien Lombardi utilise le même
procédé de la succession de plans, mais avec un enjeu différent. Il tente de
déconstruire l‟unité photographique dans le but de l‟amplifier et la propager jusqu‟à
l‟infini. Avec les effets de transparence, Lombardi fait dialoguer les images entre
elles. Le regard du spectateur ne peut pas se figer sur une seule image, il noue
des liens avec l‟image qui la suive. De cette continuité surgit un dialogue entre les
images créant ainsi une illusion de mouvement, rappelant le montage
cinématographique. Ce mode de disposition de l‟image soumet le spectateur à un
nouveau registre de perception puisque le plan « s‟ouvre » pour accueillir le temps
et le mouvement. L‟espace environnant s‟actualise pour surgir entre les images, il
s‟y glisse et empêche une lecture unitaire. La succession des plans d‟Ego tour
rappelle la succession de la Colonne sans fin de Brancusi, qui par répétition de
formes superposées semble se poursuivre jusqu‟à l‟infini.

Julien Lombardi, Ego Tour, impression sur verre, Courtesy de l’artiste et Lhoste Art
Contemporain

- L‟informe

Inspirée probablement par les œuvres des années 1960 du mouvement « Anti-
form », l‟informe en photographie s‟avère une façon de contester son caractère
rigide, bidimensionnel et son accrochage traditionnel. Les images d‟Anouk Kruithof
par exemple, s‟éloignent de l‟exposition traditionnelle de l‟image photographique
pour se vêtir de matière souple et de volume. L‟image, malléable, prend différentes
18
postures et présences dans l‟espace. Montée au mur, au coin de la salle, sur un
piédestal, ou même au sol, elle apparaît comme une sculpture qui change
d‟apparence selon le mode d‟exposition. Les images sont pliées, drapées,
suspendues, on dirait que l‟artiste teste les dispositions possibles de l‟image.
Répondant à l‟ensemble des dispositions, l‟image photographique devient
malléable et façonnable à l‟infini. Grâce à la transparence du matériau, l‟espace
environnant devient une partie intégrante de l‟image. Ainsi, cette dernière s‟ouvre
encore plus à l‟espace. L‟approche de Kruithof offre une nouvelle manipulation
photographique qui tient à considérer la photographie comme une matière à
modeler, une apparence à sculpter et une configuration spatiale à déployer.

Anouk Kruithof, Évidence, vue de l’installation, Casemore Kirkeby Gallery, États-Unis, 12


janvier – 8 avril 2017

- L‟objet

À travers une exposition qui s‟intitule « Étendre le réel », les artistes Laura
Bonnefous et Maud Lecompte proposent une approche photographique
expérimentale sur la notion de l‟espace. Ils établissent une connexion physique
entre l‟image photographique et l‟espace réel, en créant une continuité entre ce qui
est représenté et l‟objet tridimensionnel. Des objets disposés dans l‟espace
fonctionnent comme des prolongements de l‟espace photographique. Les artistes
souhaitent prolonger l‟espace photographique et l‟étendre dans le réel. Bien que
l‟image soit imprimée sur un support bidimensionnel, quoique cette connexion lui
accorde une dimension spatiale.

19
Laura Bonnefous et Maud Lecompte, Étendre le réel, Studio Le petit oiseau va sortir,
Paris, 16 -18 mars 2017

- Le volume photographique

Préoccupé par la problématique de la photographie bi- et tridimensionnelle, Attila


1
Csörgö crée ce qu‟il appelle un système d‟ « épluchage » par lequel il a tenté de
mêler la géométrie plane avec la géométrie dans l‟espace afin d‟explorer de
nouvelles modalités de représentations spatiales. Dans son œuvre intitulée Orange
Space, il oppose de deux manières différentes le même tirage photographique : le
premier à plat dans un cadre, et le deuxième enroulé pour former une sphère.
Inspirée du système d‟épluchage d‟une orange, l‟image photographique sphérique
offre une capture panoptique d‟un environnement saisi à 360°. À travers cette
approche, l‟artiste affirme qu‟il a « […] voulu savoir comment diverses formes
2
spatiales pouvaient être modifiées par le fait d‟être épluchées » . À travers cette
opposition entre les deux propositions, il a voulu montrer ce qu‟offre la
tridimensionnalité à la photographie.

1
Attila Csörgö est un artiste hongrois né en 1965 qui explore les lois de la physique, de la
géométrie et des mathématiques pour poser des questions relatives à l’espace et au
mouvement.
2
Attila Csörgö, [en ligne], consulté le 10/01/2019, URL :
https://www.mudam.lu/fileadmin/media/download/education/edu_box/Edu%20Box_Cso
%CC%88rgo%CC%88.pdf
20
Attila Csörgö, Orange Space, 2004, Ruban photographique en forme de sphère,
impression en noir et blanc. Diamètre de 20 cm, bâton en aluminium

- Construction photographique

La représentation de l‟espace par le biais de l‟image est une question qui intéresse
Roberto Pellegrinuzzi, bien qu‟il aborde la question d‟une manière singulière. Dans
son œuvre, l‟image se déploie dans l‟espace pour former une construction
tridimensionnelle. Son œuvre „Mémoires‟ est représentative de cette stratégie de
spatialisation. Une manière audacieuse de présenter les images, non pas empilées
au mur, mais assemblées et suspendues au milieu de la pièce formant ainsi un
nuage compact. La construction occupe l‟espace et offre même un parcours au
spectateur puisqu‟elle est pénétrable. Cette composition tend à dissoudre l‟image
dans la forme construite puisqu‟elle acquiert une présence plus que ce qu‟elle
représente. L‟artiste s‟intéresse ici à la construction de la perception par ce mode
de spatialisation. En invoquant la construction spatiale de Pellegrinuzzi, René
Payant a évoqué cette dimension spatiale de sa photographie, puisqu‟il pense qu‟il
1
s‟agit même d‟« Architecturer la photographie » .

1
René Payant, « Architecturer la photographie », Spirale, n° 55, octobre 1985.
21
Roberto Pellegrinuzzi, Mémoires, 2015, installation, 280000 photos numériques
montées sur fils de nylon.

- Photomontage spatial

En se basant sur la cartographie, Alain Paiement offre des dispositifs


photographiques spatiaux qui déstabilisent les habitudes visuelles de l‟espace. Il
cherche à explorer les possibilités photographiques pour éprouver leurs
dimensions perceptuelle, spatiale et architecturale. C‟est le cas de son installation
Parages qui est composée de 5 panneaux photographiques monumentaux
s‟apparentant à des murs architecturaux et se disposant par couches successives.
Ces panneaux représentent chacun un niveau de sa propre construction. Ils sont
disposés de telle manière qu‟ils se chevauchent dans l‟espace en reproduisant leur
position réelle dans la construction réelle. Ces panneaux sont étalés spatialement,
et grâce à leurs découpes, une perception de l‟ensemble des panneaux est
possible en exerçant un rabattement des plans. L‟ensemble offre une lecture
complexe, on dirait que le spectateur est amené à effectuer un photomontage
spatial. En se basant sur l‟architectonique de ses images, l‟artiste tente de
questionner la relation du spectateur à l‟espace. « […] les planchers du bâtiment
photographié se métamorphosent en pans de mur redressés et disposés en
couches successives, nous obligeant ainsi à un trajet non plus vertical du bâtiment
1
[…] mais horizontal […], telle une véritable traversée physique des images » . La
dimension monumentale des images englobe le champ visuel du spectateur ce qui

1
Alain Paiement, Les constructions de la vision, Mona Hakim, en ligne, consulté le
24/01/2019. URL : http://cielvariable.ca/numeros/ciel-variable-60-vision/alain-paiement-
parages-mona-hakim-les-constructions-de-la-vision/
22
le submerge dans une véritable expérience physique des images. Le regard est
exposé à une vue en plongée (sauf la première, une vue en contre-plongée). Les
images perturbent le spectateur parce qu‟elles offrent simultanément des points de
vue multiples entrainant ainsi une lecture chaotique de l‟espace. L‟artiste affirme
que « la surimpression des divers fragments de l‟espace architectural produit un
1
effet de confusion qui traduit cette temporalité du lieu » . Ces architectures
photographiques exercent ce que Dominique Baqué appelle un « vertige
2
perceptif » . Paradoxalement, ces images, présentées de manière frontale,
écrasent les effets de volume, et de l‟autre côté, la disposition par couches offre
une fragmentation spatiale de l‟espace conduisant à un condensé de temporalités.

Alain Paiement, Parages, Vue de l’installation à la galerie de l’UQAM, 2002

- Le reflet

En s‟intéressant au volume et à la photographie, Aurélie Pétrel a choisi de traiter le


volume de ses images photographiques. Pour ce fait, elle porte une réflexion sur
l‟articulation spatiale et volumétrique de ses images. Afin de renforcer la présence
de ses images photographiques, elle investit la force constructive des éléments
architecturaux. Ces images, inclues dans l‟objet, le dispositif, l‟architecture,
modifient le rapport habituel du spectateur à l‟image. Dans son œuvre intitulée
Partition, la perception de l‟image englobe les effets de lumières et de reflets qui
traversent les surfaces transparentes, où la couleur avec ses différentes nuances

1
Alain Paiement, in Alain Paiement : Résidence d’artiste à Bruxelles, [entrevue avec Jean-
Louis Godefroid], Contretype n° 59, janvier/février 1998, p. 02.
2
Dominique Baqué, La photographie plasticienne : un art paradoxal, Paris, éditions du
regard, 1998, p. 239.
23
semblent se projeter dans l‟espace. L‟artiste explore les possibilités de l‟image
dans son rapport à l‟espace, elle la décompose pour la reconstituer en volume. À
propos, l‟approche d‟Aurélie Pétrel, Christophe Wiesner affirme : « Le travail
d‟Aurélie Pétrel ouvre une nouvelle porte : sur l‟idée de laboratoire, sur l‟analyse
1
d‟images, sur la décomposition pour aboutir à quelque chose de tridimensionnel » .
La quête de la spatialisation de l‟image chez Pétrel dépasse la simple disposition
dans l‟espace, elle est traversée par des effets d‟ombre et de reflet, des jeux
optiques qui la propagent davantage dans l‟espace.

Aurélie Pétrel, Partition, Galerie Houg, Lyon, mai 2014.

- La projection

Le recours à la projection de l‟image photographique s‟avère être parmi les


procédés effectués par certains artistes afin de jouer avec les propriétés de
l‟espace. À ce propos, Régis Durand pense que les « images écraniques de moins
en moins matérielles […] transforment encore les relations spatiales et corporelles
2
que l‟on a avec elles » . En ayant recours à la projection, les artistes cherchent à
délimiter l‟espace photographique. L‟espace d‟exposition devient ainsi leur support
où l‟image se fond, agit et interagit avec ses propriétés. En effet, « L‟écran est une
catégorie performative, et la „médiation du regard par l‟écran‟ n‟est nullement

1
Clémentine Mercier, La photographie, un univers en perpétuelle expansion, Journal La
Libération, 9 novembre 2017. [en ligne], consulté le 10-01-2019. URL:
https://next.liberation.fr/arts/2017/11/08/la-photographie-un-univers-en-perpetuelle-
expansion_1608796
2
Régis Durand, Habiter l’image, Essais sur la photographie, 1990-1994, Paris, éditions
Marval, 1994, p. 70.
24
1
confinée à une surface plane rectangulaire » . Nous proposons d‟aborder la
projection de l‟image photographique à travers deux sous-catégories : la projection
de l‟image « fixe » et la projection de l‟image interactive. Alain Fleischer, par
exemple, a tenté d‟investir la capacité de l‟image photographique d‟être projetable.
2
Cette projectabilité permet à l‟image d‟être inscrite sur n‟importe quel support, y
compris l‟espace. Fleischer a considérablement expérimenté ce procédé et les
effets qu‟il offre, ce qui l‟a amené à lui ajouter le reflet du miroir comme dans son
œuvre intitulée « La brise-glace ». À l‟aide des miroirs disposés au niveau du sol,
les images fixes sont projetées dans l‟espace d‟exposition. L‟œuvre change
perpétuellement puisque les miroirs sont en mouvement sur l‟eau. Ainsi, l‟image
traverse l‟espace, elle l‟anime et le métamorphose en une infinité de possibilités.
Elle se conjugue dans et par l‟espace. La projection et l‟agencement cinétique des
images offrent une consistance flottante aux images. En étalant l‟image
photographique jusqu‟au sol et plafond on estompe la distance qui sépare l‟image
de l‟espace réel et l‟image se confond avec l‟espace d‟exposition. La projection
entrecroise des éléments photographiques avec des éléments du réel, initialement
déconnectés les uns des autres. Elle a une faculté d‟épouser la surface
rencontrée, de se disséminer sur tout support pour ainsi faire corps avec. Elle
charge ainsi l‟espace d‟une intensité plastique. « Si une image projetée atteint le
sol, elle est généralement appelée „installation‟. L‟espace entre l‟image et le sol est
3
un élément essentiel de l‟œuvre » . L‟image photographique projetée s‟attache à
l‟espace architectural, le transforme, joue avec ses propriétés et remet en cause sa
matérialité. Cette faculté témoigne de la malléabilité de l‟image projetée et de sa
potentialité d‟adhérence et d‟appropriation du réel. Le rétroéclairage offre
également des effets optiques qui transforment la photographie en source de
lumière. La surface photographique oscille alors entre surface projetée et surface

1
Kate Mondloch, Screen : Viewing Media Installation Art, Minneapolis/Londres, Universty
of Minnesota Press, 2010, n° 9, p. 98.
2
Alain Fleischer, La photographie ou l’image paradoxale, Institut de France, Académie des
sciences, 15 décembre 2015. [en ligne], consulté le 20-01-2019. URL :
https://public.weconext.eu/academie-sciences/2015-12-15/video_id_006/index.html
3
“[…] if a projected image reaches the floor, it’s usually called an ‘installation’. That space
between the image and the floor is a critical part of the piece. If you bring the image down
to the floor, you’re negating cinema on a certain level”. Malcolm Turvey et Foster Hal,
Chrissie Iles, George Baker, « Round Table: The projected Image in Contemporary Art”, in
October, 104, printemps 2003, p. 80.
25
projetante. Grâce à l‟obscurité de la pièce, l‟effet de contraste se trouve accentuer.
L‟ensemble de ces propriétés renvoie au dispositif cinématographique.

L‟instabilité de l‟image fait qu‟elle se compose et se décompose et c‟est au


spectateur de construire mentalement l‟image. Le spectateur entame alors une
perception mobile pour effectuer l‟expérience de l‟œuvre, il s‟engage aussi bien
mentalement que physiquement. Il peut lui-même subir cette projection et faire
1
partie constituante de l‟œuvre. Riccardo Venturi a parlé d‟un « aspect social » de
la projection, dans le sens qu‟elle incarne non seulement l‟espace architectural,
l‟espace social, mais aussi la temporalité de l‟expérience de l‟œuvre. La projection
n‟est pas donc un simple médium, c‟est tout un processus qui repose non
seulement sur l‟image, mais aussi sur l‟espace et l‟expérience active du spectateur.

Alain Fleischer, La brise-glace, 1980, exposé à « Je ne suis qu’une image » à l’HDA Var à
Toulon, juin 2018.

Nous passons maintenant à une autre méthode de projection qui revendique


également l‟activation de l‟espace : la projection de l‟image interactive. Pour ce fait,
nous faisons appel à l‟œuvre d‟Éric Lanz qui explore la perception tactile de
l‟image photographique. Pour son œuvre intitulée « Jogging », il a mis en place un
dispositif composé de trois écrans. Dans le premier écran et grâce à l‟interaction
du spectateur, le personnage évolue et surgit dans le deuxième écran qui s‟allume
par prolongement de l‟espace du premier. Le spectateur expérimente l‟œuvre et
voyage dans l‟univers projeté, en composant un espace imaginaire attaché à

1
Riccardo Venturi, « Écran et projection dans l’art contemporain », in Perspective. La
revue de l’INHA, 1, 2013, p. 185.
26
l‟espace physique. Il établit le lien non seulement entre les deux écrans, mais aussi
entre les différents espaces. L‟image devient une structure spatiale ouverte qui
englobe l‟espace d‟exposition. La projection interactive permet non seulement
d‟instaurer une connexion avec le spectateur, mais aussi d‟étirer l‟espace de
l‟œuvre. Le spectateur oscille entre l‟espace de l‟œuvre et l‟espace photographique
et les deux espaces semblent se rejoindre. Cet effet de débordement spatial
semble proliférer du domaine du cinéma. « La pulsion au débordement spatial est
sans doute une autre manière d‟inscrire un effet de cinéma dans la
1
photographie » .

Éric Lanz, Jogging, installation vidéo interactive, 2005, exposé au Centre pour l’image
contemporaine, Saint Gervais, Genève.

- Photographie architecturale

Anne de Vandière expose ses photographies de manière singulière, elle étale ses
images sur l‟ensemble des surfaces de deux pièces lumineuses (murs, plafonds et
sols). L‟ensemble donne un volume qui rejoint la dimension de l‟habitacle.
L‟espace d‟exposition s‟efface pour laisser place aux photographies
architecturales. Les images sont agencées dans l‟espace en rapport les uns des
autres, et c‟est cette relation qui crée et définit l‟espace. La disposition de l‟image
photographique donne forme à l‟espace et le rend visible. Le fait que le spectateur
soit entouré de tous les côtés par les images l‟immerge dans une expérience
immersive de l‟image.

1
Philippe Dubois, « Les métissages de l’image (photographie, vidéo, cinéma) », in La
Recherche photographique, n° 13, automne 1992, p. 32.
27
Anne De Vandière, « Tribu/s du monde », au Musée de l’Homme, du 12 octobre au 2016
au 02 janvier 2017

- L‟image fiction

Certains artistes tentent de jouer avec l‟effet fictionnel que l‟image photographique
offre, c‟est le cas d‟Emmanuelle Lainé. Dans ses images photographiques, il crée
des espaces où le réel et la fiction se rejoignent. À l‟aide de photographie à
l‟échelle 1, elle reproduit l‟espace d‟une salle historique d‟un collège de Reims et
intègre l‟image avec l‟espace d‟exposition et avec la collection qu‟elle abrite.
L‟artiste conçoit une construction fictive qui évoque un espace irréel, construit à
l‟aide de la prise de vue. L‟artiste a conjugué un espace fictif avec l‟espace
d‟exposition grâce à des effets d‟illusion. Ce caractère « perturbateur » de ses
images photographiques fait fusionner les deux espaces, établissant ainsi des
connexions entre l‟ancien et le moderne, le patrimoine et la culture, entre le passé
et le présent.

28
Emmanuelle Lainé, « Est-ce que je me contredis ? C’est entendu alors je me contredis. (Je
suis vaste, je contiens des multitudes », au Frac Champagne-Ardenne, avec les œuvres
de la collection du Frac Champagne-Ardenne. Exposée jusqu’au 16 décembre 2018.

- L‟image pénétrable

De son côté, Chris Engman crée également des illusions optiques grâce au
médium photographique. Son œuvre intitulée Containment est composée de plus
de trois cents tirages formant une seule image montée sous forme d‟une structure
de pièce architecturale. La photographie prend du volume et s‟étale sur les
surfaces des murs de la pièce. Par son effet de trompe-l'œil, l‟œuvre offre au
spectateur la possibilité de rentrer véritablement dans l‟image. Il s‟agit d‟une
expérience inédite de l‟image photographique, qui allie le monde réel et le monde
virtuel. D‟ailleurs, Engman affirme : « Je pense que la photographie tire son
pouvoir du fait même qu‟on ne peut pas entrer, peu importe ce que l‟on voudrait.
[...] Quand je fais des photos, j‟essaie de garder cela à l‟esprit, même de
1
l‟exploiter » . Le spectateur n‟appréhende pas l‟œuvre uniquement de l‟extérieur,
puisqu‟il peut également y pénétrer. Il commence sa déambulation de l‟extérieur
puis, plus il avance en profondeur, plus il découvre un espace irréel et déformé.
« Malgré tout, dit Engman, comparé à une photographie encadrée singulière,
l‟expérience de cette installation pour le spectateur est beaucoup plus physique et

1
Chris Engman, « Une nouvelle installation tridimensionnelle de Chris Engman invite le
spectateur à se glisser à l’intérieur d’une photographie. *en ligne+, consulté le 27-01-2019.
URL : https://www.thisiscolossal.com/2018/09/chris-engman/
29
immersive. […] cette nouvelle méthode de travail semble offrir de nombreuses
1
nouvelles possibilités » .

Chris Engman, Containment, 2018, installation spécifique à un site crée dans le cadre de
l’exposition de Biennale FotoFocus 2018, « Chris Engman : perspective et refuge » à la
galerie d’art Alice F. et Hariis K. Weston.

À la lumière des travaux des artistes photographes qui nous ont intéressés dans ce
texte, on se retrouve face à un large éventail de possibles spatiaux de l‟image.
Malgré cette diversité, quoique l‟ensemble des approches témoigne d‟un
renversement de la conception unitaire de l‟image. L‟image est passée de la
surface, au volume, pour prendre corps dans l‟espace. Elle s‟extirpe de son univers
de surfaces, et semble imiter et rejoindre la réalité. Dans sa trajectoire vers la
spatialisation, l‟image photographique a fait preuve d‟une éminente malléabilité
pour osciller entre matérialité de l‟image et constructions optiques. Les exemples
mentionnés qui reposent sur la matérialité de l‟image dévoilent l‟intérêt que porte
l‟image photographique pour le dispositif, avec des tactiques et des stratégies qui
se rapportent à l‟art de la sculpture et de l‟installation. Il s‟agit de l‟appropriation de
leur mode de spatialisation et de leur transposition dans le domaine de la
photographie, ou ce que nous pouvons appeler le prolongement spatial de la
photographie avec des moyens de la sculpture et de l‟installation. Les exemples
qui, pour leur aventure spatiale, reposent sur les constructions optiques
investissent des moyens qui se rapportent au domaine de la peinture et du cinéma.
Ces glissements des domaines extradisciplinaires au domaine de la photographie

1
Ibid.
30
brouillent les catégories traditionnelles et réinventent la pratique photographique.
L‟œuvre photographique, renouvelée, ne repose pas superficiellement à un simple
transfert formel, mais à un transfert en profondeur, d‟idéologies et d‟enjeux
plastiques.

3. L’image photographique comme expérience sensible

L‟ensemble des procédés photographiques cités contribue à brouiller les codes de


la perception afin d‟estomper le sujet photographié et laisser plutôt place à une
photographie qui se vit plutôt qu‟à une image qui se regarde. Cette expérience est
favorisée par la dissolution de la distance qui sépare le regardant (le spectateur)
du regardé (l‟image photographique), et donc par l‟abolition des hiérarchies en
faveur d‟un rapport de proximité voire même de fusion par rapport à l‟œuvre. Loin
de la contemplation statique, l‟image photographique spatiale incite à la mobilité du
spectateur. Philippe Ortel valorise la contribution du spectateur dans la production
photographique et son aptitude à faire œuvre. Il affirme : « la photographie ne s‟y
donne pas comme un art de représentation, mais comme un art de la présence et
1
du déplacement » . En effet, lorsque l‟image photographique se spatialise, son
espace s‟étend, ses lignes de force se prolongent et influent sur le regard du
spectateur tout en interférant son parcours. Selon son agencement, elle le stimule
au déplacement d‟un point de vue à un autre, et lui permet de se situer par rapport
à l‟espace. Grâce au déplacement, le spectateur surpasse une vision optique des
images pour aboutir à une vision haptique, où il se met « au creux de l‟image, de
2
façon à la rendre tangible » . Cette expérience de fusion avec l‟image rend ce que
Julien Verhaeghe appelle « une vision […] coplanaire au plan de l‟image, capable
de « palper » le photographié. C‟est alors une perception qui vit au cœur même de
3
ce qui est observé » . La pratique photographique tend alors à diversifier les
procédés et expérimenter des techniques qui stimulent davantage les sens. « Qu‟il
s‟agisse de contourner toutes les règles et les usages de la pratique
photographique ou d‟établir un jeu avec la physiologie perceptive et imaginative du

1
Philippe Ortel, « Roland Barthes et la photo : le pire des signes », in Les cahiers de la
photographie, éditions Contrejour, 1990, p. 35 – 36.
2
Julien Verhaeghe, « La photographie comme expérience, Antoine d’Agata », in
Photographie contemporaine & art contemporain, François Soulages, Marc Tamisier (sous
la dir.), éditions Klincksieck, juin 2012, p. 203.
3
Ibid.
31
spectateur, ces travaux exemplaires relient l‟optique et l‟haptique, pour atteindre à
1
une sorte de „ toucher visuel‟ » . Le spectateur dépasse ainsi le simple acte de
percevoir pour entamer une expérience qui demande de lui de faire corps à corps
avec l‟image. Lorsque le corps entretient un rapport intime avec l‟espace de
l‟œuvre, le corps s‟unit à lui, pour créer avec son déplacement un modelage de
l‟espace. L‟espace se transforme et devient ainsi ce que Michelle Debat a appelé
2
un espace partenaire du corps. Avec cette expérience, l‟œuvre n‟est plus figée,
elle est sensible au déplacement du spectateur qui la transforme en permanence.
Les artistes tentent de retranscrire cet engagement et visent à éveiller les sens afin
d‟aboutir à l‟immersion du spectateur dans l‟image. Quelques artistes
contemporains ont fait de ce procédé l‟objet de leurs recherches photographiques
de telle manière que l‟appréhension de l‟image dépasse le perçu pour se
préoccuper du sensationnel.

Afin d‟aboutir à ces effets, dès le départ, l‟artiste établit un travail expérimental
avec et sur l‟image photographique en plaçant le spectateur au corps du sujet. En
effet, « lorsque le geste photographique n‟est plus seulement celui qui consiste à
cadrer ou même à danser le temps précédent la prise de vue […] mais devient un
acte singulier, métaphore de l‟intention artistique, il est alors ce qui construit
inévitablement l‟espace d‟une image en proie à une déflagration de notre
perception et à la représentation d‟une expérience mémorielle et sensorielle. Le
corps ici n‟est plus le sujet de la photographie, mais le sujet, c'est-à-dire le sens de
l‟espace photographique, car c‟est lui […] qui engendre l‟espace qui l‟habite, mais
3
aussi le produit » . Ce transfert d‟enjeu de l‟œuvre vers le spectateur, place le
corps au centre des préoccupations. Cela s‟explique éventuellement par le
basculement des enjeux qui caractérisent l‟art contemporain, à savoir, la

1
Michel Poivert, La photographie contemporaine, éditions Flammarion, Paris, 2010, p. 57.
2
Michelle Debat, « Réaliser l’espace : geste chorégraphique, geste photographique », Art
et espace, perception et représentation, le lieu, le visible et l’espace-temps, le geste, le
corps, le regard, Milovan Stanic (sous la dir.), Ligeia, nº 73- 74 – 75 – 76, janvier – juin
2007, p. 93 – 94.
3
Michelle Debat, « Réaliser l’espace : geste chorégraphique, geste photographique », Art
et espace, perception et représentation, le lieu, le visible et l’espace-temps, le geste, le
corps, le regard, Milovan Stanic (sous la dir.), Ligeia, nº 73- 74 – 75 – 76, janvier – juin
2007, p. 93 – 94.
32
dissolution du sujet, l‟effacement de l‟auteur et la place fondamentale accordée au
spectateur.

En parcourant l‟espace photographique, l‟espace d‟exposition se disperse laissant


place à l‟espace conjugué avec l‟espace photographique. Le spectateur se projette
non seulement dans l‟espace de l‟œuvre, mais aussi dans des espaces multiples
reconstruits par son imagination. À propos ces interrelations spatiales de l‟image
photographique, Jocelyne Alloucherie affirme que l‟image : « […] se donne
toujours comme une proposition complexe, comme un théâtre architectural ; au
sens où elle cerne un certain volume d‟espace et s‟inscrit comme un parcours
sollicitant un sentiment de présence immédiat recoupé par l‟activité de la mémoire
1
sensible de lieux multiples » . En effet, l‟expérience de l‟œuvre fait appel à d‟autres
espaces de la mémoire collective et fait voir au spectateur des allusions à des lieux
plus ou moins éloignés dans le temps et l‟espace. C‟est ce qui fait surgir le concept
2
de l‟« interspatialité » , un concept qui permet à l‟œuvre de s‟ouvrir non seulement
sur elle-même et sur l‟espace réel, mais aussi en faisant appel à des espaces
imaginaires. L‟expérience de l‟œuvre devient alors une aventure dans un espace
multiple.

Lorsque l‟image s‟ouvre sur l‟interspatialité, elle laisse le spectateur sensible à sa


manière d‟être à l‟espace, pour se pencher ensuite à réfléchir à sa manière d‟être
au monde. Le temps de la déambulation se prolonge selon l‟inscription du
spectateur, ce qui étale le temps de l‟œuvre et offre une expérience de durée.
Cette dernière englobe la durée de la déambulation de l‟image et la durée dans
laquelle l‟œuvre projette le spectateur au-delà d‟elle-même. Dans un article intitulé
« „Réaliser l‟espace‟ : geste chorégraphique, geste photographique », Michelle
Debat questionne la relation entre l‟espace, le temps et la création artistique. Il
souligne l‟étirement spatio-temporel de la photographie, puisque le geste
photographique n‟est pas figé sur son « instant décisif », il s‟étale sur un temps
dilaté. Le geste photographique est donc évoqué dans sa dimension spatio-

1
Jocelyne Alloucherie, « Monuments du funambule », Entretien avec Sylvain Campeau, La
photographie en vecteur, Physique de la proximité, danse er chronophotographie, Ligeia,
Dossier sur l’art, nº 49 – 50 – 51 – 52, Janvier – juin 2004, p. 124.
2
Laurent Grison, « L’espace à l’étendue de mon imagination », Art et espace, perception et
représentation, le lieu, le visible et l’espace-temps, le geste, le corps, le regard, Milovan
Stanic (sous la dir.), Ligeia, Dossier sur l’art, n° 73- 74 – 75 – 76, janvier – juin 2007, p. 46.
33
temporelle, dans sa capacité à étirer l‟espace et le temps où s‟invente grâce au
corps en déplacement une expérience sensible de l‟espace. Les étirements spatio-
temporels deviennent le fondement de l‟œuvre photographique. « Ce que travaille
le photographe, ce qui travaille véritablement la photographie, ce sont le temps et
l‟espace tels qu‟il apparaissent reproduits dans l‟image résultante. Eux seuls sont
1
les outils que peut mettre en jeu l‟artiste photographe » .

Conclusion :

Finalement, nous pouvons conclure que l‟image photographique contemporaine


témoigne d‟un nouveau rapport à l‟espace. Elle a abandonné son petit format, son
cadre, sa disposition à hauteur d‟œil, elle a quitté le mode de contemplation
traditionnel, qui repose sur la frontalité, l‟immobilité et la distance fixe de l‟image
pour s‟imprégner de modalités de réception d‟image ouverte à l‟espace. De son
espace « limité » basé sur les règles de la composition, la luminosité, le cadrage,
etc., elle s‟est expatriée à l‟espace pour s‟articuler avec lui jusqu‟à aboutir à un réel
renversement. De l‟image photographique ouverte à l‟espace, elle arrive au point
2
de devenir « une sorte d‟espace aux propriétés photographiques » . En s‟ouvrant à
l‟espace, l‟image photographique a élargi son périmètre d‟action pour se conjuguer
avec le réel. C‟est comme s‟il s‟opérait une contamination des disciplines
avoisinantes (notamment celle de la peinture, de la sculpture) qui n‟ont cessé de
remettre en question leurs autonomies par rapport à l‟espace réel durant la période
contemporaine.

La postmodernité a libéré la pratique photographique du carcan de la


ressemblance et de l‟imitation et l‟a conduit à la déconstruction de l‟image. La
quête expérimentale a poussé les artistes à songer l‟image photographique à
dépasser la simple invitation à voir. Une grande diversité de stratégies qui porte
d‟un côté sur la captation du temps et de la durée dans l‟image, et de l‟autre côté
sur la captation de l‟espace et de l‟étendue. Ces stratégies s‟avèrent être parmi les
alternatives qui l‟ont éloigné de ses enjeux premiers et lui ont permis d‟être

1
Sylvain Campeau, Chambres obscures : photographie et installation, Laval, éditions Trois,
collection Dessoous, 1995, p. 168.
2
Sylvain Campeau, « L’image (si l’on veut) et l’installation », La photographie en vecteur,
Physique de la proximité, danse er chronophotographie, Ligeia, Dossier sur l’art, nº 49 – 50
– 51 – 52, Janvier – juin 2004, p. 167.
34
manipulé en tant que matière. Elles reposent sur le dispositif et les mécanismes
grâce auxquels la photographie amplifie ses effets : en se spatialisant, en se
matérialisant (l‟agrandissement de ses plans, la hiérarchie des plans, le volume,
etc.), en se combinant avec d‟autres médiums, en exploitant ses constructions
optiques (la projection), en se basant sur sa nature fictionnelle (le trompe-l‟œil),
etc. En avançant dans cette trajectoire, il s‟est opéré un effondrement progressif de
sa « limite » et son extension au-delà de la discipline.

Ces métissages photographiques postmodernes sont le reflet des perpétuelles


mutations qui ont jalonné le champ de la photographie. Le système de
dépassement des frontières s‟est amplifié grâce aux nouvelles technologies qui ont
offert des solutions qui n‟étaient pas jusqu‟à là envisageables. Ces solutions ont
modifié non seulement l‟aspect visuel des images, mais aussi l‟ensemble du
processus photographique. Avec ce décloisonnement disciplinaire, l‟image
photographique a été marquée particulièrement par le cinéma et la sculpture, les
deux arts de l‟espace et du temps. Cette double influence l‟a conduit à se
fragmenter, se décomposer et se renouveler avec de nouveaux enjeux esthétiques
et plastiques. Les dimensions « cinématographique » et « sculpturale » de la
photographie font que l‟œuvre ne réside pas dans l‟image en elle-même, mais
dans sa mise en relation avec l‟espace et le temps. L‟abolition des frontières met
en place une limite ambigüe qui s‟anime par des greffes de temps et d‟espaces
(des autres disciplines), et qui, paradoxalement, sont ses propres outils.

Aujourd‟hui, la photographie contemporaine est devenue extrêmement


diverse, complexe, instable, elle s‟est tellement métamorphosée jusqu‟à devenir
parfois à identification difficile. D‟une décennie à une autre, sa présence sur la
scène artistique a tendance à diminuer. De fait, elle ne tend pas à disparaître, mais
ses usages ont proliféré et sa contamination des autres champs la rend hybride et
parfois méconnaissable.

Tous ces changements ont fait qu‟une perception de l‟image


photographique devienne aujourd‟hui une véritable aventure plastique qui nous
engage à porter un nouveau regard sur le monde. L‟image photographique devient
non seulement un outil pour vivre une nouvelle expérience, mais aussi un moyen
pour se questionner sur notre quotidien, notre existence et notre manière d‟être

35
dans et face au monde. Conçue ainsi, la photographie passe de la distance à la
proximité, de l‟instant à la durée, de l‟extériorité à l‟implication, de l‟œuvre
autonome à la situation et à la production sociales. En effet, « […] l‟usage
artistique de la photographie ne consiste pas à faire simplement usage de son
médium, mais à conférer à ses exemplifications, avec plus ou moins de succès,
1
une finalité sociale déterminée » .

Références bibliographiques

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transcréations, Association Tunisienne d’esthétique et de poïétique, éditions
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1
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Soulages et Marc Tamisier (sous la dir.), éditions Klincksieck, juin 2012.
36
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39
40
L’image photographique à 360 degrés :
Esthétique de la nouvelle image à l’ère du numérique

Mouna Ezzedine

Nous sommes aujourd‟hui dans une époque envahie par la nommée « image », et
ses multiples manifestations : peinte, photographique, numérique, figée, mouvante,
etc. ; surtout que l‟expansion des outils technologiques sophistiqués maniant
l‟image a donné lieu à de nouvelles méthodes de production, de visualisation et de
multiplication de sens.

Dans ce contexte, le monde de la photographie connaît à présent une révolution


grâce aux innovations technologiques et digitales. Désormais, « les individus
photographient et filment tout, grâce à leur téléphone mobile, à leur iPhone, à leur
caméra, les lieux qu‟ils visitent … on filme tout, tout le temps. Ces images sont
chargées et échangées sur le Net, via les réseaux sociaux. YouTube et Facebook
deviennent une médiathèque planétaire en perpétuel mouvement et gonflement,
où des centaines de milliers de films et de clips sont visionnés chaque jour. Tout se
passe comme si en chacun sommeillait un désir artiste, une passion pour mettre le
1
monde et soi en musique, en image et en scène» .

À l‟ère du numérique, l‟image photographique acquiert une nouvelle dimension


dans un monde marqué par le virtuel. Le progrès de tous les domaines et
spécialement l‟évolution massive des technologies de l‟information et de la
communication au cours de la dernière décennie a créé de nouvelles opportunités
de se déplacer d‟un endroit à un autre ou virtuellement de manière momentanée.
Toutefois, le domaine photographique ne se donne aucune limite. Nombreuses
sont, en effet, les applications et les méthodes de percevoir et d‟interagir sur une
photographie virtuelle. Qu‟il s‟agisse de photo « panoramique 360° », « boule de
cristal », « planète »… l‟image photographique est devenue immersive, interactive,
imaginaire et spectaculaire…

1
LIPOVETSKY Gilles, SERROY Jean, L'esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme
artiste, Paris, Gallimard, coll. « Hors série Connaissance », 2013, p.p. 423-424.
41
Une transmutation d‟un discours figé vers un autre mouvant crée un récepteur
devenu visiteur et non un spectateur qui se déplace sur l‟image virtuellement, de
gauche à droite, de haut en bas, etc. En somme, une nouvelle révolution dans le
monde de la photographie...

On s‟intéresse dans cette étude à une catégorie particulière de la création


photographique contemporaine ; à savoir la photographie à 360°. Il s‟agit de
déterminer les enjeux et les manifestations d‟une nouvelle catégorie d‟images qui
se consacre à une nouvelle esthétique, alors : Qu‟est-ce qu‟une photo 360° ?
Comment rendre le récepteur réactif face à une photographie virtuelle ? Cette
image gagnerait-elle un maximum d‟adhérents ? Quel est l‟impact de ces visites
virtuelles 360° sur les arts photographiques ?

1- De l’image panoramique à la photographie à 360° : la photographie


comme image en évolution

Actuellement, on est loin des images panoramiques de l‟époque où l‟assemblage


des photos par des logiciels spécifiques (PTGui, Photosticher, Hugin, etc) est fait
selon la prise d‟une dizaine de photos à une focale approximative de 50 millimètres.
Bref, la qualité de la photo obtenue est minime vu que le déplacement sur l‟mage se
fait uniquement sur le sens horizontal : de gauche à droite ou de droite à gauche
(Photo 1 et 2). Maintenant, Grâce à une alliance entre le domaine photographique et
le domaine technologique actualisé, l‟image photographique s‟est transformée en
une vitrine sur un monde d‟images et de représentations virtuelles qui invoque et
provoque l‟internaute par des belles mises en scènes et l‟invite à réagir face à des
endroits emblématiques.

De ce point de vue, la photo n‟est plus une image numérique simple. Elle est
devenue un espace théâtral et commercial où l‟internaute/consommateur croise un
nouvel espace imaginaire, un monde différent et séduisant. Cette mutation de la
photo, désormais rendue un support digital, a créé de nouvelles perspectives :
espace de circulation, de rêve, de rencontre et de relation. Toute une alliance de
techniques et de concepts.

42
Photo 1 : Les 10 prises de vue faites à main levée

Photo 2 : Photo panoramique faite selon un algorithme d’assemblage simple


Logiciel Hugin
Longueur de la photo : 6000 pixels

Maintenant, avec une image photographique à 360 degrés, l‟internaute peut avoir
des visites interactives guidées pour faire découvrir ainsi des endroits, des lieux
touristiques, des évènements, des espaces commerciaux, des édifices, des musées,
etc. Elle permet une visualisation complète de l‟espace photographique avec une
haute définition, en intégrant même du son, des descriptions en texte, en vidéo et
même des liens pour lui informer et le séduire à la fois. En effet, la photo
panoramique sphérique 360° entoure le sujet à partir duquel la prise de vue a été
capturée, ce qui permet un déplacement sur l‟image dans tous les sens en faisant
glisser le doigt sur l‟écran ou en faisant bouger un appareil tactile grâce à un effet
1
gyroscopique . Bref, l‟image panoramique est enregistrée sous tous les angles, ce

1
Un gyroscope est un capteur de position angulaire (selon un, deux ou trois axes). Ilest
présent dans les smartphones et les tablettes Android et permet de connaître
43
qui permet de tourner l‟angle de vision dans toutes les directions pour voir l‟espace
photographique entier.

Une caméra à 360 degrés est dotée au moins de deux lentilles qui permettent de
prendre les photos dans plusieurs directions. Bien évidemment, les prises de vue
sont ensuite assemblées entre elles grâce à un logiciel spécialisé. Cependant, il
existe plusieurs modes et techniques qui diffèrent selon le secteur (architecture,
jeux-vidéo, université et école, immobilier, hôtellerie, etc.) et selon la cible (un
particulier ou un professionnel). Ces modes sont particulièrement : le mode
planète, le mode immersif, le mode boule de cristal et le mode panoramique.

Mode planète Mode immersif Mode boule de cristal

l’orientation… Il mesure trois degrés de liberté. Quand les accéléromètres mesurent les
mouvements de translation, les gyroscopes mesurent les mouvements de rotation.
44
Mode panoramique

Avec la digitalisation des appareils photos, le monde de l‟image photographique a


été métamorphosé. L‟invention des smartphones équipés de caméras à 360
degrés a procuré de nouveaux moyens de capturer le monde. On peut citer ainsi la
caméra Insta 360 Nano, la caméra Insta360 Pro, la caméra Theta 360 et la
caméra Samsung Gear 360. Cependant, lors de la prise de vue, ces caméras sont
connectées à un smartphone qui permet de capturer des images dans diverses
directions. Plus la caméra est performante et possède plus de lentilles, plus la
qualité et la résolution de la photo sera impressionnante. Il faut signaler ainsi que
ces photos sont dynamiques et interactives, que l‟on peut les déplacer de gauche
à droite et de haut en bas et inversement, on peut même faire un agrandissement
pour voir les petits détails et changer aussi l‟angle de vision dans tous les axes
pour repérer l‟image photographique d‟une façon entière.

Insta 360 Nano Insta 360 Pro Samsung Gear 360 Theta 360

Ainsi, le défi du photographe est de promouvoir un monde utopique et non une


réalité, tout en créant un espace virtuel. Toutefois, ce défi se résume à interroger la
vie quotidienne de l‟internaute en interpellant sa conscience et en intervenant sur
ses émotions afin d‟altérer sa perception ; en d‟autres termes, éveiller son

45
imaginaire. Par ailleurs, on remarque une relation qui se fonde entre le récepteur et
l‟image photographique à 360 degrés selon une structuration conceptuelle et
formelle. L‟internaute devient acteur, par la suite, par sa participation dans ce jeu ;
d‟où l‟efficacité de cette communication digitale.

Détaillons, dès lors, cette incursion des High-tech dans la société contemporaine
qui a influé non seulement les instructions de la création, mais aussi son
assimilation et son interprétation, menés par ces mediums informatiques et
numériques : l‟auditeur dépasse son rôle de simple récepteur, pour se donner une
dimension et s‟octroyer celle d‟un consommateur penseur apte à exprimer son avis
et à formuler une réflexion autour des sujets actuels. C‟est en se fondant sur une
base créatrice qui devance l‟interdisciplinarité, l‟interactivité et une base de
consommateurs accessoirisée par une panoplie de High-tech, qu‟on va devoir
mettre au point une gente esthétique inspirée, chargée de valeurs de ses
bâtisseurs. Il reste, à travers ces différents usages sémantiques dans la publicité
urbaine, à avouer ses multiples orientations du sens, qui rattache sa création avant
tout à un lieu médiat, mixte, qui le relie et l‟oppose à la fois avec des entités
hétérogènes et composites.

De ce point de vue, le lieu urbain a clairement été esthétisé par sa transmutation


en un support digital pour contenir un atlas d‟images photographiques, des
portraits, des objets, un amas de signes qui se plantent dans ses angles,
constituant ainsi, un rendu visuel qui suppose la préexistence mentale de sa
représentation, cette perforation spirituelle annihile la matérialité de cet espace et
lui procure une note sensorielle.

Il parait que la communication virtuelle est cultivée dans un contexte historique et


spatial mouvant, changeant, où tout bouge, soit dans la vie réelle ou dans son
auxiliaire éventuel : hommes, engins, architecture, mode, des statuts, des pages
de réseaux sociaux apparaissent, d‟autres disparaissent, des constats de nature
boursière, politique, sociale, etc., se succèdent. Ce multiple système de visionnage
publicitaire entoure, encercle et emprisonne l‟internaute qui est connecté via un
appareil informatique ou un Smartphone ou accolé aux systèmes de
communication les plus classiques : télévisions et radios. Un monde où tout
semble lié par un cordon qui traverse la masse terrestre, il s‟évade dans ses

46
veines, s‟envole d‟une artère à une autre et se nourrit d‟un flux de données pour
constater, capter, enregistrer et diffuser tout : une masse de news étalant des
extrémités et confirmant la folie des plus riches et la raison des plus démunis, la
dominance des plus forts et la soumission des plus faibles. Elle dévoile tant la
charade de l‟existence humaine tiraillée entre le vécu et le désiré, entre le réel et
son lexique sombre : guerre, pauvreté, pollution, crise, colonialisme, etc., et le
fictif : image utopique synonyme de paix, égalité, justice, fraternité, bonheur,
solidarité, etc. Ainsi, la photographie à 360 degrés a bien saisi les atouts du
système communicatif numérique et a réussi à cibler ses plus grands intérêts : la
mobilité et l‟interactivité.

2- La photographie à 360° : pour une nouvelle esthétique de l’image

Nombreuses sont les applications qui nous rendent plus simple la recherche des
lieux d‟achat à proximité et qui répertorient les différents commerces par
thèmes.Tout bien considéré, l‟internaute s‟approprie l‟espace de la photo à 360
degrés ou plutôt l‟espace architectural. Ceci génère un engagement de la part de
l‟internaute, c‟est comme un voyage vers un monde entier où tout est possible, il a
le droit de sélectionner ses propres achats et de choisir ses propres repères et
valeurs. De plus, cette interactivité entre l‟espace et le visiteur virtuel a une
aptitude de renforcer la visibilité du produit, de l‟espace ou de la marque et de
mémoriser ainsi une expérience inédite et chimérique. Est-on en droit aujourd‟hui
de penser que nous sommes dans une mutation de l‟espace urbain ou commercial
vers un espace photographique virtuel ?

Nous avons vu le développement rapide et diversifié des nouvelles techniques de


communication dans l‟espace urbain occidental. En réalité, ce n‟est que le début
d‟une société contemporaine hybridée qui tisse une relation profonde entre un
citadin, conçu tel un caméléon qui change d‟opinion selon les circonstances de la
vie, et tel un être pensif ayant un nouvel état d‟esprit et souhaitant changer le
monde à travers ses stratégies communicationnelles fantasmagoriques.

Aujourd‟hui, on vit dans un monde plus petit, minuscule et changeant, marqué à la


fois par le « capitalisme artiste », et par des logiques « trans-esthétiques ». « À
l‟heure de l‟esthétisation des marchés de la consommation, le capitalisme artiste

47
démultiplie les styles, les tendances, les spectacles, les lieux de l‟art ; il lance
continûment de nouvelles modes dans tous les secteurs et crée à grande échelle
du rêve, de l‟imaginaire, des émotions ; il artialise le domaine de la vie quotidienne
au moment même où l‟art contemporain, de son côté, est engagé dans un large
processus de «dé-définition». C‟est un univers de surabondance ou d‟inflation
esthétique qui s‟agence sous nos yeux : un monde transesthétique, une espèce
d‟hyperart, où l‟art s‟infiltre dans les industries, dans tous les interstices du
1
commerce et de la vie ordinaire » .

Étant donné les circonstances, le progrès de tous les domaines et spécialement


l‟évolution massive des technologies de l‟information et de la communication au
cours de la dernière décennie, se sont créées de nouvelles opportunités de se
déplacer plus vite d‟un endroit à un autre, ou virtuellement de manière
momentanée. D‟ailleurs, nous, les citadins, on se rue toujours sur les mêmes
territoires et notre déplacement physique évolue ces dernières années du service
postal (comme exemple) à Skype, au téléphone mobile et à d‟autres manières
technologiques bien évidemment. De surcroît, sous prétexte du progrès et du
digital ; la géolocalisation, qui est devenue un élément quotidien et un repère
commercial, est munie de nos Smartphones et nos ordinateurs pour faire visualiser
les rues représentées urbi et orbi du monde via des applications tels que Google
Maps, Foursquare, Google Street View, etc. Par de simples clics, on a le droit de
suivre des parcours proposés et d‟apercevoir une rue ou une ville dans sa
globalité, de découvrir ses lieux commerciaux et ses principaux bâtiments, voire
faciliter le déplacement d‟un lieu à un autre afin de faciliter la vie.

Quoi qu‟il en soit, force et d‟en convenir, ces années et pour les années qui
viennent, les disciplines de communication et de commercialisation seront ouvertes
et affranchies, aucune discipline n‟est supérieure à l‟autre mais synergique et
béante sur d‟autres formes de relations. L‟heure est à la transition, l‟invention,
l‟allusion, la folie, etc. Tout change, il faut penser la photographie commerciale
autrement pour rendre l‟espace photographique plus mirifique et pour offrir aussitôt
une nouvelle visibilité et une nouvelle mise en scène au produit ou à la marque.

1
LIPOVETSKY Gilles, SERROY Jean, L'esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme
artiste, op.cit., p. 26.
48
Toutefois, « ce n‟est plus l‟Art élevé méprisant le marché qui embellit le monde,
c‟est le capitalisme lui-même armé de son nouveau bras artistique. L‟empire de
l‟esthétique dans les sociétés hypermodernes signe, dans l‟univers des produits et
1
de la consommation, la victoire du capitalisme artiste » .

À cet égard, une nouvelle perspective de transformation de l‟image


photographique s‟amorce en s‟appuyant sur l‟altérité, l‟esthétisme et la magie. On
observe ainsi la multiplicité des œuvres photographiques et l‟accroissement des
interventions artistiques qui s‟immergent dans l‟espace photographiquequi est
devenu magique et mystique. Ainsi, nous arrivons à un monde transesthétique,
dont les domaines de création ne se mélangent pas forcément, mais leurs
frontières sont apparues semblables et abordables et leurs limites sont devenues
moins hiérarchisées. Urbi et orbi, s‟accroissent et se renforcent les points de
convergence des domaines de créations qui créent, en fait, des hauts et des bas
entre les genres et entre les disciplines : partout on cherche pour voir et apercevoir
des choses rares, cachées. Partout on amalgame l‟art et le design, le sérieux et le
ludique, la création et le divertissement. De surcroît, « le décoratif et le
subjectivisme expressif ne sont plus excommuniés : dans la décoration,
l‟architecture, le design, la mode, la cuisine, l‟art, la musique, s‟affirment les
réutilisations des codes du passé ainsi que le mélange des genres. Il en résulte un
nouvel univers éclectique et décoordonné, qui voit cohabiter le kitsch et le high-
tech, le rétro et les lignes futuristes, l‟ironique et le lisse, les formes émotionnelles
et l‟anonymat fonctionnel. Recul du «total look» et montée d‟une culture
d‟hybridation mêlant des territoires et des esthétiques antinomiques : le capitalisme
artiste terminal s‟affiche sous le signe du pluralisme transesthétique et de la
dérégulation généralisée, comme le montre l‟évolution du design par lequel nous
2
commençons l‟examen du nouveau visage du capitalisme créatif » .
Il s‟agit bien de partager un moment d‟expérience physique, l‟internaute prend
conscience de ses sens : la vue mais aussi le toucher, qui est la sensation la plus
sollicitée dans cette expérience, c‟est une occasion inédite de toucher
l‟environnement urbain virtuel comme il est rarement possible de le faire ; de vivre
ainsi une expérience inhabituelle de perception et de redécouverte de sens.

1
Ibid., p. 77.
2
Ibid., p. 233.
49
À travers la perception, le photographe questionne son espace, il voit les choses
avec un autre regard. Ainsi, il les déchiffre autrement et il va jusqu‟aux extrêmes,
dans une reconstruction totale et charnelle pour conquérir des traces et créer du
sens. À cet égard, une nouvelle identité de l‟espace virtuel s‟établira avec la
photographie à 360 degrés. C‟est une tentative de dépassement de l‟espace qui
procède une polémique autour de cette intervention : entre possession du lieu qui
se manifeste comme une forme de destruction de son identité par la transformation
de l‟espace et l‟abolition de sa valeur originaire, et acclimatement avec le lieu qui
peut valoriser et conserver à la fois l‟authenticité native de l‟espace
photographique.

Faut-il croire que le travail photographique puisse transcender toute gestion


artistique de la photo ? Le photographe idéalise la réalité présentée en prétendant
révéler une certaine esthétique de l‟espace photographique. C‟est un appel qui
vise à redonner une vitalité nécessaire à un lieu, un produit ou une marque. Il est
pourtant clair qu‟une nouvelle identité de l‟espace s‟établit, ce qui confirme une
notoriété acquise grâce à une campagne communicationnelle bien conduite qui
offre une image photographique à 360 degrés comme étant un lieu de pratiques
interdisciplinaires, dont l‟esthétique mise sur le variable et œuvre dans la
multiplicité des lieux tout en détruisant les valeurs et rendant pluriels les sens.
Toutefois, ce dispositif vise un échange avec le spectateur : sans lui montrer qu‟il
s‟agit d‟une publicité pour une marque ou un lieu, elle lui offre l‟occasion d‟assister
à une visite fictive, tout en respectant l'aspect esthétique du rendu.

La photographie digitale interactive suit sa quête sur les modalités de la production


d‟un dispositif communicatif qui garantit sa réputation et son acceptation auprès
des internautes/consommateurs. Elle cherche à plaire en menant à chaque fois,
une nouvelle donnée, un nouveau mode d‟emploi. Ainsi, Elle intègre à chaque fois
un prétexte pour marquer la foule consommatrice et l‟encercle dans son jeu de
matraquage. Elle se mute, se mobilise afin d‟activer la scène et diffuser de
l‟énergie positive au sein de notre vie quotidienne. De surcroit, ces apparitions
interactives sont momentanées, elles arrivent donc comme une sorte d‟irruptions et
d‟invasion délibérées dont leurs langages correspondent à : gratuité, instantanéité
et stupéfaction.

50
3- La photographie à 360° comme approche transversale :

D‟une manière générale, le photographe est en réalité un artiste par nature et suit
toujours les dernières tendances de son époque pour avoir de nouvelles idées
inclassables. Il allie le digital, le marketing, une base de données, le lieu, etc. En
effet, « ces idées sortent d‟une logique purement publicitaire ou purement
marketing direct ou promotionnelle, elles sortent de la verticalité et illustrent des
1
réflexions transversales » . Aussi, les nouveaux concepts des manières de pensée
d‟aujourd‟hui se posent sur la transversalité, terme qui signifie la synergie dont on
proclame un changement radical des états d‟esprit et qui nécessite un travail en
e
équipe. La transversalité constitue l‟arme compétitive du XXI siècle, elle signifie
de plus : simultanéité, réactivité, immédiateté, communauté, invention, imagination,
etc. Cette notion devient une revendication pour pouvoir concevoir et imaginer
dans un temps prompt et d‟une manière concurrentielle. Edgar MORIN dans La
méthode parle de la : « “pensée naïve” (illogisme) et la “pensée simplifiante”
(logique). La pensée simplifiante découpe la réalité en fragments verticaux, en
émincés de pensées. Ce type de pensée fonctionne jusqu‟à un certain moment où
ce système de pensées verticales devient rigide, cassant. La pensée naïve, elle,
s‟accommode d‟un monde plus flou, plus complexe, car plus fluide et moins
empêtré dans des cases ou des tiroirs qui commencent à être un peu vermoulus
2
[…] elle est fatalement plus horizontale, plus transversale » . Dans ce cas, la
pensée naïve accorde de l‟imagination plus que l‟argument et la transversalité
cherche d‟une manière simultanée un imaginaire pertinent pour placer la marque
au centre des inspirations, dans un travail transversal en intégrant des intelligences
différentes pour que cette dernière retrouve une flexibilité et une efficacité accrue.

À cet égard, force est de reconnaître que la transversalité est arrivée vers une
meilleure imagination contre les réponses stéréotypes du siècle dépassé. Ce mode
transversal et simultané, qui tape à l‟œil, joue un rôle essentiel dans l‟implication
des internautes/consommateurs, mais jusqu‟où et dans quelles limites ? Avec
l‟avènement de nouvelles démarches marketing dont l‟obsession est de
s‟approcher de plus en plus du consommateur et à imprégner son quotidien, on

1
Ibid., 153.
2
MORIN Edgar, La méthode, Seuil, 2008, p. 87.
51
marque ainsi les dernières innovations technologiques qui ont touché
principalement tous les médias et ont permis l‟ouverture sur d‟autres formes de
relations.

1
Dans une lecture de l‟ouvrage de Colette MOREUX, Henniart AGATHE a
mentionné que « L‟individu créateur est ici celui qui parvient à « écouter » son moi
profond tout en restant dans la norme sociale, sans quoi son comportement est
mis au rang de pathologie (Schizophrénie, etc.).Un individu, un acteur social qui
intériorise et adhère à une idéologie le fait parce qu‟il ne peut inventer. L‟émetteur
2
de l‟idéologie lui apparait comme “détendeur de la vérité”» . Ceci explique que la
genèse esthétique de la photographie virtuelle est destinée à être une combinaison
entre deux entités amovibles qui errent d‟un spectre doctrinal à un autre, tout en
abolissant l‟uniformité des idées et en provocant la subjectivité. Mais cette
obstination à détruire tout ce qui se manifeste comme commun et collectif, vise à
soulever la subjectivité et à secouer le récepteur en maniant des stimulants visuels
afin de le remuer sans pourtant le déposséder. On se trouve, ainsi, devant une
suite de poursuites des hommes de marketing derrière des consommateurs ; il
s‟agit d‟une synthèse qui assemble tous les éléments de son processus et place
ces composants en relayant leurs emplacements d‟un émetteur de sens vers un
observateur et d‟un récepteur de sens vers un fondateur de sens. Une division
binaire maintenue par un rapport de permutation de rôle et une reconstruction de
bases mouvantes dévoilant le dynamisme de l‟activité créatrice et son dévouement
à remplir son acte de prolifération d‟images pullulées et perçues sous formes
variées.

Pour paraphraser l'auteur, la photographie digitale a engendré une nouvelle


esthétique à son image, ouverte sur un champ de lexique variable où chaque
perception profile un sens, trace une réflexion et marque par une pensée la
spécificité de chaque lecture, confirmant ainsi, la conscience humaine disparate.
Ce qui prouve que la photographie est une manufacture de sens et non seulement

1
MOREUX Colette, La conviction idéologique, Montréal : Les Presses de l’Université du
Québec, 1978.
2
HENNIART Agathe, Résumé de « La dynamique du discours idéologique et le mécanisme
psychologique de la conviction idéologique », seconde partie de l’ouvrage de Colette
Moreux, La Conviction idéologique, Montréal, éditions Les Presses de l’Université du
Québec, 1978.
52
une production d‟images, ce qui consolide, par suite, son apport herméneutique et
son impact à contenir ; manipuler et posséder l‟autre, qui n‟est qu‟une masse
corporelle tangible dans l‟espace en confrontation avec la masse mentale. C‟est
entre la confrontation et la lutte entre ces deux entités que se joue une nouvelle
lecture de l‟image. On observe de même, que l‟image photographique est une
confrontation directe face à une multitude de regards changeants et où l‟état
intérieur est mobile, il évolue, et il peut, au cours de son évolution, muter d‟un air
doctrinal à un autre. La plupart des vues se retrouvent, d‟une façon spontanée ou
inculpée, en face d‟une structure de signifiants en voie de transformation en un
ensemble de signifiés qui peuvent converger ou diverger selon les normes
analytiques propres aux divers regards. Tout au long de ce parcours de lecture, les
signifiants se retrouvent, d‟un côté, autour de significations relativement simples
qui ne touchent que la surface et sa couverture visible. D‟un autre côté, des
connotateurs percent le visible afin de lire profondément la matière affichée et
parcourir l‟instauration d‟une approche connotative, basée sur la correspondance
entre des faits physiques et imagés et leurs synonymes esthétiques. Tout en
respectant les normes du variable et son impact sur les anecdotes de
l‟interprétation, l‟internaute devient lui-même un fournisseur de valeurs : il attribue
un sens et il joint une image à une valeur dans un contexte spatial orné de
variables et d‟appréciations relatives à l‟identité du voyeur. Ce flottement du sens
du vocabulaire constitue la notion du relativisme, la fragmentation et la pluralité de
la perception de la photographie à 360 degrés. Ainsi, « au-delà du sens, il y a la
fascination, qui résulte de la neutralisation et de l‟implosion du sens. Au-delà de
l‟horizon du social, il y a les masses, qui résultent de la neutralisation et de
1
l‟implosion du social » . On peut présumer alors que l‟esthétique de la photo à 360
degrés est une esthétique qui mise sur le variable, elle œuvre dans la multiplicité,
elle s‟abrite des lieux multiples, tout se multiplie se conjugue au pluriel : acte,
visualisation et textualisation.

Toujours dirigée vers l‟exploration d‟un nouvel élément, d‟une nouvelle donnée
technique, c‟est un voyage infini à la recherche d‟un nouvel espace, un nouvel
objet, un nouveau code, un nouveau mode d‟atterrissage, une nouvelle identité
épistémologique et une nouvelle identité esthétique. Cependant, cerner cette

1
BAUDRILLARD Jean, Simulacres et simulation, éditions Galilée, 1981, p. 126.
53
identité esthétique évoque le questionnement de l‟identité esthétique du lieu et
même l‟identité du spectateur. En fait, « l‟esthétisme c‟est quelque part la
considération du caractère multidimensionnel de la réalité. L‟activité de l‟esthète
(qu‟elle soit dans la création esthétique, ou dans la réception esthétique) est un jeu
sur le rapport entre le réel et le virtuel. L‟esthète réalise le virtuel, et virtualise le
1
réel. Il lui faut toujours un point de départ, qui peut être la matière » .

La photographie expose avec pertinence les imperfections de la société et rétablit


par le moyen de ses processus un prototype de société impeccable qui réconcilie
le citoyen avec son monde qui reste un univers chimérique, trompeur et irréel, ce
qui mène à approfondir l‟intervalle entre l‟homme et sa ville et prouve que la
photographie est un art qui commercialise le rêve, légitime l‟illusion et produit la
tromperie. « Ces conciliations de l‟inconciliable et notamment l‟usage de procédés
trompeurs pour faire croire des choses vraies paraissent dès le départ
indéfendables. Gandhi disait déjà que l‟usage d‟un « moyen », quel qu‟il soit,
implique toujours par lui-même des finalités qui lui sont inhérentes, et sont donc
susceptibles de compromettre la fin recherchée. D‟où la nécessité d‟une
conscience extrêmement attentive aux méthodes dont on use. Une action dont les
moyens et les fins sont contradictoires se hasarde toujours à être non seulement
2
immorale, mais inefficace » .
En effet, ce régime de multiplication des communications est déterminé par la
logique du marketing qui accommode la notion du maniement des récepteurs, en
agissant sur leur discursivité et en supportant leur contenances d‟achat dans des
espaces virtuels différents. La publicité se perpétue à travers des rendus
invraisemblables, mobiles, étincelants et attractifs pour sensibiliser la foule
passagère et contemplatrice à interférer avec des ouvrages auxquels les
spectateurs peuvent êtres diversement sensibles sans être, aussi, le moins du
monde concernés par l‟achat des produits offerts car tous les récepteurs ne
disposent, d‟ailleurs, pas des moyens budgétaires nécessaires. Cependant, ils
peuvent se limiter à une spéculation visuelle et à une consommation virtuelle et
idéologique des divers contenus exposés sans pourtant être un consentant du

1
RAF, Qu’est-ce que l’esthétisme ? (29 juillet 2006), Disponible sur : http://philog.over-
blog.com/article-3405013.html
2
BRUNE François, Une éthique de la manipulation ?, Mai 2002. Disponible sur :
https://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=219
54
contenu ou une fausse note sociale, politique et comportementale, et instaurer
ainsi un modèle joignant des valeurs nobles et humaines et des soucis civiques
qui contribuent à la constitution des peuples et mènent à son organisation sur
terre.

Compte tenu de tout cela, un site virtuel devient un repère commercial. Notons, de
plus, qu‟avec l‟avancée considérable des technologies et de la géolocalisation de
nos jours, il est aisé de visionner les activités commerciales qui se déroulent au
sein de rues lointaines, situées même dans d‟autres villes ou pays. Internet et ses
facilitations nous invitent constamment au voyage et nous y incitent intensément.
Les lieux d‟achat sont tous à notre portée et nous avons la possibilité et le loisir de
choisir celui parmi ces derniers qui nous correspond le mieux en répondant à nos
attentes.

C‟est en réalité de cette manière que la stratégie marketing touche l‟imagination du


méditant et qu‟elle la cultive au quotidien par son déploiement constant de divers
possibles interprétatifs. « Comment croire qu‟on puisse, dans le monde
contemporain dominé par une esthétisation généralisée, retrouver la forme
commune d‟une virginité esthétique comme l‟annonce d‟un retour innovant de la
politique ? Il est certes louable d‟imaginer que chacun puisse accéder à
l‟expérience de sa propre vie. Ce que révèle l‟esthétisme contemporain du social,
c‟est bel et bien le piège de la finalité esthétique de la réflexivité gestionnaire. Le
développement fulgurant de la réflexivité des modes de gestion des sociétés
contemporaines n‟implique-t-il pas la production d‟une auto-esthétique dont le
1
fondement est la précarité même de l‟individu ? » .

Conclusion :

La photographie est devenue de nos jours un mode de visionnage, de partage et


d‟illustration dans la presse et sur les différents réseaux sociaux, elle donne
forme à des nouvelles images d‟objets, de lieux, de personnes, d‟évènements et
de délits photographiés, enregistrés, retouchés et partagés. En effet, la production
photographique est devenue massive, elle ambitionne la propagande et s‟empare

1
JEUDY Henri-pierre, Critique de l'esthétique urbaine, Sens et Tonka, 2003, p.p. 159-160.

55
des nouveaux tandems technologiques et informatiques pour épauler sa diffusion
et maintenir son existence sur le marché de l‟image et ses multiples modes de
fabrication.

Depuis son apparition, la photographie a joué le rôle d‟un illustrateur, elle a


remplacé la peinture et a dupliqué son rôle en photographiant des portraits de rois,
de personnes connues, etc. Mais loin de ces débuts narratifs, la photographie est
passée du statut de support iconographique au vecteur principal de la production
et l‟illustration de l‟information. La publication des images photographiques se
massifie grâce à la révolution technologique reproduisant des engins
photographiques, téléphoniques et sa diffusion se multiplie avec l‟évolution de
l‟informatique et le débarquement corpulent des réseaux sociaux dans la société
contemporaine. Entre ces faits révolutionnaires, les protocoles de la production
photographique ont muté d‟un simple mode d‟illustration de moments captés pour
marquer un évènement et l‟enregistrer à un mode de recherche très sophistiqué
maintenu par des normes techniques compliquées pour réserver une qualité
raffinée du rendu photographique et garantir sa visualisation spectaculaire .

Ainsi, la photographie virtuelle a enchainé ses productions en tentant d‟enchanter


des regards insatiables et d‟envoûter des esprits acharnés en quête d‟un meilleur
vu afin de rectifier le vécu, un déjà vu pompant de failles et d‟imperfections.

Il est indubitable que les pratiques photographiques figureront comme devenant de


plus en plus familières dans les années à venir. Nous sommes ici face à une
grande interrogation : communiquer revient-il à manipuler l‟interlocuteur ou le
destinataire ? Quelle place supplémentaire pourrait occuper les pratiques
communicationnelles dans notre société ? Nous ne pouvons réduire en outre la
photographie à une théorie dans le sens d‟une saturation et d‟une finitude mais
plutôt dans le sens d‟un éternel recommencement.

Le monde du présent mobile auquel nous sommes attachés, dans lequel nous
vivons et évoluons, pressés, dans le souci de pouvoir concilier nos courses folles
contre la montre et l‟instant de poésie, de beauté, de magie est-il réellement saturé
de toutes les inventions et accessibilités de notre siècle ? L‟image photographique
à 360 degrés se résume-t-elle à la somme d‟une stratégie marketing digitale ou

56
d‟un concept intelligent ? Sommes-nous devenus ces individus sans passé ni futur,
1
tributaires d‟un carpe diem occasionnel qui s‟offre à nos yeux et à nos esprits
avec toute la simplicité du monde ?

Bibliographie :

- BAUDRILLARD Jean, Simulacres et simulation, éditions Galilée, 1981

- JEUDY Henri-pierre, Critique de l'esthétique urbaine, Sens et Tonka, 2003

- LIPOVETSKY Gilles, SERROY Jean, L'esthétisation du monde. Vivre à l'âge du


capitalisme artiste, Paris, Gallimard, coll. « Hors série Connaissance », 2013

- MOREUX Colette, La conviction idéologique, Montréal : Les Presses de


l’Université du Québec, 1978

- MORIN Edgar, La méthode, Seuil, 2008

1
Philosophie qui prône le profit du moment présent et le vécu intense de ce dernier sans
s’inquiéter du lendemain.
57
58
Le selfie, ou la mutation de l’autoportrait

Raoudha Ben Arab

La représentation de soi a toujours préoccupé maints artistes, et ceci dans


différentes disciplines. Dans toute l‟histoire de l‟art, l‟autoportrait est certainement
l‟un des thèmes les plus problématiques car il est une représentation de soi par
soi. Il a un double rôle, sujet/objet remarquablement complexe : l‟auteur s‟invente
de nouveaux visages, recherche la mise à distance de son double, dans l‟espoir de
se reconnaître, de s‟accepter ou parfois de s‟admirer.

Depuis l‟invention de la photographie, l‟autoportrait est l‟objet d‟intérêt de


beaucoup de photographes. Cette pratique occupe une place importante dans la
création photographique contemporaine. Toutes les attitudes sont possibles et
donnent lieu à tant d‟interprétations singulières. L‟artiste prend son corps, sa
personne, comme modèle pour l‟exécution de ses œuvres. Il le fait parce que ce
sont eux qui dépendent de sa propre volonté, ce sont eux qu‟il commande.

Dans la pratique de l‟autoportrait photographique, le photographe a recours surtout


à son imagination : il photographie un sujet qu‟il ne voit pas dans le viseur de son
appareil photographique. Le photographe entretient un rapport ambigu avec son
propre corps, son double qui n‟est que son propre « moi ». L‟artiste travaille son
corps, ou avec son corps, comme un autre, pourtant ce n‟est que son autre moi,
son double qui peut se définir, selon Edgar Morin, comme un alter ego. « L‟ego
1
alter (sic), c‟est bien le « je » qui « est un autre » de Rimbaud. » .

Cet article s‟adonne à étudier l‟autoportrait photographique en insistant sur ses


enjeux (plastiques et psychologiques) et ses différentes manifestations à partir de
quelques exemples de pratiques artistiques ; tout en suivant son évolution et son
aboutissement à l‟ère contemporaine où il prend souvent la forme du selfie.

Dès l‟apparition de la photographie, le photographe exprime le besoin de se


prendre lui même sur le cliché, procédé similaire dans la pratique du selfie. Même
si le principe des deux pratiques est de se photographier soi-même, elles restent

1
MORIN Edgar. L’homme et la mort. Paris, Ed Seuil, 1970. Page : 150.
59
différentes. Le selfie est aujourd‟hui rendu accessible à chacun. Tous deviennent
massivement créateurs de leurs propres autoportraits et spectateurs des
autoportraits des autres.

Alors quels recoupements entre autoportrait photographique et selfie ? Les deux


catégories de création développent-elles les mêmes enjeux en s‟adonnant, toutes
les deux, à créer des images de soi ?

I. L’autoportrait photographique : enjeux et manifestations

1
« La photographie est bien un miracle » , c‟est la restitution instantanée en images
de ce que nous voyons. Considérée comme un mode d‟expression à part entière,
elle s‟est affirmée comme un art véritable, un art visuel qui permet une liberté dans
l‟expression.

La photographie est une forme d‟art et une technique par laquelle le photographe
2
peut révéler son imaginaire. Elle est un « un art de l‟imaginaire par excellence » .
Elle appelle une mise en sens de la part de son récepteur. Mais aussi, elle permet
à son auteur de créer des images de ce qu‟il voit, de comment il le voit. « Dans la
3
photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là » . Elle est une
4
affirmation de l‟existence du « réfèrent photographique » qui est « la chose réelle
5
qui à été placée devant l‟objectif » . En ce qui concerne la pratique de l‟autoportrait
photographique, la photographie permet de s‟exprimer librement. A travers sa
propre image et au moyen de l‟autoportrait photographique, l‟artiste donne libre
cours à sa réalité, à son imaginaire.

1
MASSON Robert, SNYDER Norman. L’appareil photographique. Traduit de l’anglais par
NOIREAUD Simon et revu par BOVIS Marcel. Nouvelle édition traduite de l’anglais par
GILLAN Frédéric, revue et adaptés par DUPUY Alain. Amsterdam, Ed Time-Life Books,
1981. Page : 12.
2
SOULAGES François. Esthétique de la photographie. La perte et le reste. Ed Nathan, 1998.
Page : 67.
3
BARTHES Roland. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Cahiers du cinéma
Gallimard Seuil, 1980. Page : 120.
4
Idem. Page: 117.
5
Idem. Page: 117.
60
1. Manifestations de l’autoportrait photographique :

Dans la pratique de l‟autoportrait, l‟artiste se prend lui-même comme modèle de


1
ses œuvres. Il « se doit de tenir à la fois la posture de sujet et celle de l‟objet. » .
L‟autoportrait photographique en particulier, offre une liberté dans la quête de
soi. « L‟artiste est placé face à lui-même plus qu‟il ne l‟a jamais été par le
2
passé. » .

Par l‟autoportrait, l‟artiste contemporain montre une image de lui-même, allant du


doute au plaisir de sa propre existence et de son art. Sans maître, il a le libre
pouvoir sur son corps, sur son visage. « Faire de soi-même la matière de son
œuvre offre l‟avantage immédiat de la disponibilité. Votre sujet est toujours à
3
portée de la main. » .

Les exemples d‟artistes qui ont pratiqué l‟autoportrait photographique sont


considérables. Christian Boltanski, Cindy Sherman, Sophie Calle, Annette
Messager, John Coplans, Roman Opalka, Arnulf Rainer, Florence Chevallier… et
beaucoup d‟autres ont abondamment contribué à l‟élaboration d‟une panoplie
d‟œuvres investissant leurs images comme étant une matière première.

Chez Florence Chevallier, la photographie est à l'image du corps. Ses autoportraits


sont des photographies de son corps nu éclairé par une lumière de façon un peu
cubiste, avec un cadrage assez serré. Ces photos étaient suffisantes pour donner
un travail sur l'identité sans créer la nécessité de la présence du visage.

Par contre, avec Arnulf Rainer, le visage prend une place importante dans ses
œuvres. Il retravaille en particulier ses autoportraits comme autant des

1
DUBOIS Philippe. L’acte photographique et autres essais. Ed Nathan, Série Cinéma et
image, 1990. Page : 293.
2
BILLETER Erika. Das Selbstportraitim Zeitalter der Photographie. Malerund
Photographenim Dialog mit sichselbst. / L’autoportrait à l’age de la photographie .peintres
et photographes en dialogue avec leur propre image. Ed BenteliVerlag Bern, 1985. Page :
16.
3
Lee FREILENDER. Autoportrait. Photographies de Lee FREILENDER. Introduction de
SZARKOWSKI John. Texte de l’introduction traduit de l’anglais par MEDINA Jean-Baptiste.
ère
Paris, centre national de la photographie, 1992. 1 page de l’introduction.
61
1
souffrances. Avec sa série d‟autoportraits « Face Farces » , une série prise dans
un photomaton, il s‟offre un nombre de poses, de grimaces et d‟expressions.

Roman Opalka quant à lui, se photographie après chaque journée de travail dans
les mêmes conditions d‟éclairages, d‟attitudes et de vêtements. Ses autoportraits
témoignent d‟une visualisation du temps qui peut se lire au fil des années.

De sa part, Cindy Sherman exprime à travers ses autoportraits, le refoulé, le non


dit, l‟interdit, un jeu d‟apparences, le contraire de la vérité. Elle confie : « je n‟aime
2
pas du tout me reconnaître » . Cindy Sherman déclare aussi : « je ne peux être
complètement moi-même que lorsque je suis toute seule… les gens autour de moi
me gênent... quelqu‟un d‟autre étant là durant les prises de vues, j‟aurais tendance
3
à être quelque peut inhibée » .

Jürgen Klauke réalise un travail photographique, une série de six photos appelées
« Hier sein » (Etre ici) où il se prend en photo. Il se présente différemment dans un
espace dépourvu de décor, présent, absent, décadré de sorte qu‟une partie de son
corps soit présente et le reste sera coupé par le cadre de la photographie. Jacques
Aumont écrit : « Si Degas, ou Caillebotte, coupent aussi fréquemment leurs
personnages par le bord du cadre, c‟est bien qu‟ils entendent suggérer au
4
spectateur de prolonger imaginairement le tableau au delà de ce bord.» .

Dans quelques autoportraits photographiques de Jürgen Klauke, le décadrage est


remarquable, il souligne la difficulté qui se présente à l‟artiste, au moment des
prises de vue. S‟imaginer dans le champ de la photographie est difficile à appliquer
réellement. Cela incite à faire de cette "erreur", l‟intention de certains artistes.
Pascal Bonitzer écrit : « Cremonini, Bacon, Adami, certains hyperréalistes, Ralph
Goings- on pourrait multiplier les exemples- jouent beaucoup des caches et des
décadrages qui font du tableau le lieu d‟un mystère, d‟une narration interrompue et

1
RAINER Arnulf, BREICHA Otto, FUCHS Rudi, HOFMANN Werner, ZWEITE Armin.Masqué-
Démasqué. Ed EUROPALIA, ÖSTERREICH, 1987. Page : 50.
2
ROEGIERS Patrick Art Press, Hors série, n°11, 1990. La photographie : l’intime et le
public.Page : 134.
3
LANG Luc Artstudio, n°21, Eté 1991. Le portrait contemporain. Page : 116.
4
AUMONT Jacques. L’image. Paris, Ed Nathan Université, Coll. Fac-Cinéma, 1990. Page :
175.
62
1
suspendue, d‟une interrogation éternellement sans réponse. » . Ainsi, dans ces
photographies, dans ces corps coupés par le cadre de la photographie, le vrai
corps reste une énigme. Les parties visibles laissent libre cours à l‟imagination du
reste du corps.

L‟autoreprésentation multiple a fait une grande apparition dans la photographie. Le


dédoublement peut être systématisé par un jeu de miroirs. Dans ce cas, je cite
Marcel DUCHAMP qui, bien connu pour son dadaïsme, aimait se dédoubler, voire
se multiplier, réalisant, ainsi, des œuvres pleines de mystères et de sens. Sa
photographie intitulée « Around the table (Autour d‟une table) 1917 » est une
parfaite illustration de sa façon de se mettre en jeu lui-même. Dans un même
contexte, dans d‟autres œuvres plus antérieures que celle de Marcel Duchamp,
l‟artiste suisse Fred Boissonnas, présente des « photographies qui reposent sur le
principe de deux miroirs ajustés bord à bord et inclinés l‟un vers l‟autre selon un
2
angle précis, devant lequel se place le sujet, de dos par rapport à l‟appareil » ,
sachant que le sujet n‟est autre que l‟artiste lui-même. Ainsi, dans ce mode de
représentation le « je » n‟est plus « autre », il devient « des autres ».

L‟autoportrait photographique, exige de surmonter parfois, timidité et « pudeur »


afin d‟offrir aux autres sa propre image. Dans cet acte exhibitionniste, il faut se
livrer au regard voyeuriste de son appareil, et affronter le « se donner à voir ».
« Parce qu‟il y a dans la prise de vue photographique une part de prédation,
3
d‟agression, d‟attaque qui fait peur quand il s‟agit de la tourner contre soi-même » ,
parce qu‟il y a une position qui fait penser aux regards de l‟autre ; un affrontement,
un regard qui fait de soi-même un étranger de premier niveau sont alors
nécessaires.

Etudier l‟autoportrait photographique, ceci nous amène donc à traiter de ses


enjeux psychologiques qui s‟ouvrent, essentiellement, sur une expérience de
l‟altérité.

1
BONITZER Pascal. Peinture et cinéma, Décadrages. Ed l’Etoile, Cahier du cinéma. Page :
80.
2
Idem. Page : 114
3
TOURNIER Michel. Des clefs et des serrures. Paris, Ed Chêne/Hachette, 1979. Page : 100.
63
2. Enjeux psychologiques de l’autoportrait photographique :

1
« La photo est le seul médium témoin de soi-même. » , elle est le résultat de ce qui
était devant l‟objectif. C‟est pourquoi qu‟ « on conçoit que le photographe hésite à
braquer sur son propre visage cette bouche noire qui prend et qui garde avec une
2
rapidité foudroyante. » . Michel Tournier ajoute encore qu‟il y a dans la prise de
vue photographique une part de prédation, d‟agression, d‟attaque qui fait peur
quand il s‟agit de la tourner contre soi-même.

On disait que la photographie volait l‟âme, « Balzac, si on en croit Nadar, pensait


qu‟elle prélevait l‟une des couches superposées dont serait fait l‟être humain, et il
refusait de se laisser photographier. Ces croyances relèvent de la conviction que la
photographie, plus que toute autre forme d‟image, emprisonnerait quelque chose
3
de l‟existence du sujet. » . Beaucoup de personnes évitent le regard sur l‟objectif
lorsqu‟on les photographie, ils se sauvent de la révélation de leur vraie image, font
comme s‟il y a un refus de se faire photographier, ce qui fait que l‟appareil
photographique prend, espionne en cachette.

Si la pratique de l‟autoportrait photographique tend à mettre en avant l‟image de


l‟artiste, de faire de soi-même la matière de ses œuvres, elle exige de surmonter
timidité et pudeur afin d‟offrir aux autres "sa propre image". Peut-on parler alors, de
voyeurisme, d‟exhibitionnisme et de pulsions tels que utilisés par Freud dans ses
recherches concernant la psychanalyse ; quand il s‟agit de traiter de l‟autoportrait
photographique ? Ces termes peuvent ils s‟appliquer à cette représentation ?

« Selon Freud, une pulsion a sa source dans une excitation corporelle (état de
tension) ; son but est de supprimer l‟état de tension qui règne à la source
pulsionnelle ; c‟est dans l‟objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son

1
http://impassesud.joueb.com/news/280.shtml
2
TOURNIER Michel. Des clefs et des serrures. Paris, Ed Chêne/Hachette, 1979. Page : 100.
3
TISSERON Serge. Le bonheur dans l’image. Le Plessis-Robinson, Ed Synthélabo, 1996.
Page : 53.
64
1
but. » . Dans le cas du couple voyeurisme-exhibitionnisme, on parle des pulsions
dont l‟œil est la source, des pulsions qui ont pour but de regarder et de se montrer.

Dans la pratique de l‟autoportrait photographique, l‟appareil photographique se


présente comme le premier voyeur. « Voyeur », est un mot attribué à la personne
qui regarde en curieux ou curiosité malsaine. C‟est aussi une personne qui assiste,
pour sa satisfaction et sans être vue, à des scènes érotiques. Mais il est aussi
intéressant de voir la définition d‟un « voyeur » en tant que nom qui est une
ouverture par laquelle on peut observer (notamment un spectacle érotique) sans
être vu. Lorsqu‟il s‟agit d‟un appareil photographique manipulé par un photographe,
on peut appliquer le mot « voyeur » en tant que nom, à l‟appareil, et
éventuellement au viseur. Toutefois, le photographe est là le voyeur (un simple
regardeur ou un pervers). Je peux rappeler ici l‟exemple du film d‟Alfred Hitchcock
« fenêtre sur cour ». L‟acteur principal est un photographe ayant la jambe cassée,
condamné à être cloué dans sa chambre. Son occupation première est d‟épier les
voisins de l‟immeuble d‟en face au moyen de son appareil photographique.

Mais aussi, dans d‟autres cas, le photographe, ainsi que son appareil, peuvent
jouer tous les deux le rôle du voyeur. Je peux citer ici l‟exemple du film de
Michelangelo Antonioni, « Blow up ». L‟acteur principal est un photographe qui
surprend un couple dans un parc et les prend en photo : ici le photographe est un
voyeur. Au moment du tirage, il aperçoit une tache sur une photo. Après son
agrandissement il découvre que c‟est un cadavre : dans ce cas, l‟appareil
photographique est le deuxième voyeur, il a assisté à un événement que le
photographe ignore.

D‟autre part, dans le cas de l‟autoportrait photographique, le photographe


photographie un sujet qu‟il ne voit pas dans le viseur de son appareil. Au moment
de la prise de vue, seul l‟appareil perçoit ce qui est devant lui, ce qui fait de lui le
seul voyeur.

1
LAPLANCHE Jean, PONTALIS J.-B. Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, Ed QUADIGE /
PUF, 1967. Page : 360.
65
L‟appareil photographique est plus ou moins bénin, même s‟il y a une sorte de
voyeurisme, il reste inoffensif. Il ne peut pas bondir sur nous. Devant l‟appareil
photographique on peut tout se permettre.

Dans l'exercice de l'autoportrait photographique, l'oubli de la présence de l'appareil


reste une réelle difficulté. Lorsqu'on est sujet de sa photographie, on comprend
exactement à quel moment la photo va être prise : cela au moyen du son du
déclencheur ou bien au moyen d'une lumière clignotante et on a l'impression
qu'elle dit " maintenant, tu vas être pris". Peut-être qu'il existe un moyen ou une
option qui annule le son ou la lumière du déclencheur. Rodin écrivait " C'est
l'artiste qui est véridique et c'est la photo qui est menteuse, car, dans la réalité, le
temps ne s'arrête pas ". Arrêter le temps et le réanimer par la suite est la vocation
de certains artistes. Ainsi, ils « envisage(nt) la photographie comme un acte
1
spontané et dans une relation «directe» avec la réalité.»

Pendant cet arrêt qu‟il provoque lors de la prise de vue, l‟appareil photographique
peut percevoir et restituer des détails que l‟œil humain ne peut pas voir. « L‟œil ne
2
pouvait pas distinguer des moments aussi fugaces. » Des grimaces et des
mouvements physiques en pleine action sont figés à jamais. Et on s‟étonne parfois
de l‟horreur du résultat. Alors, épisodiquement, se mitrailler comme étant le sujet
photographique pouvait n‟être que le seul emploi : parce que « Le corps humain a
ses limites et ne peut pas absorber en si peu de temps tant d‟impressions
nouvelles, sans les mélanger. Qu‟importe, une fois retenues sur la pellicule [carte
mémoire maintenant], les photographies seront développées et on se remémorera
3
les endroits visités. Plus besoin de regarder. L‟appareil voit pour vous. » Mais, par
le biais du montage et de la succession des images, ces résultats inhabituels et
déplaisants parfois, rendent l‟effet encore plus naturel et intéressant. En fait, la
photographie « pique » le moment où nous appuyons sur le déclencheur,
intuitivement d‟abord, puis intentionnellement, afin de trouver une vérité
narcissique dans nos autoportraits. Tout de même, je pense que tout artiste qui
arrive à tourner vers lui son propre appareil photographique, de vaincre cette
agression ressentie par la prise de vue, a forcément une part de narcissisme

1
BAURET Gabriel., Approches de la photographie, Paris,. Edition Nathan, 2002, p.83.
2
AMAR Pierre-Jean., Histoire de la photographie, Paris, Edition Puf, 1997, p.71.
3
FREUND Gisèle, Photographie et société, Paris, Edition Seuil, 1974, p.196.
66
enfuie en lui-même, laquelle fonctionne comme un stimulateur qui le pousse dans
cette pratique.

3. Autoportrait et expérience de l’altérité :

Dans la pratique de l‟autoportrait photographique, « l‟être se doit de tenir à la fois


1
la posture de sujet et celle de l‟objet. » . Ce double rôle que joue le photographe,
dans cette pragmatique solitaire, offre plus de liberté dans l‟expérimentation de soi.
Seul face à son appareil et à son « moi », il a recours à son imagination et à une
totale indépendance.

Rares sont les photographes qui n‟ont pas tiré leur propre image. Cette pratique
offre un intervalle de possibilités dans la représentation de soi. Elle est un jeu de
vérité et de mensonge, de ressemblance et de dédoublement. Le photographe
travaille son corps et avec son corps, son propre moi comme un autre, ainsi « je
2 3
est un autre » , pourtant cet autre n‟est que son alter ego, « L‟ego alter » , son
image. Le "je" deviens "un autre" depuis le tout premier autoportrait légendaire,
celui de Narcisse. Il prend son image en reflet dans l‟eau pour une autre personne,
un beau garçon dont il tombe amoureux.

Il est vrai que c‟est difficile de pouvoir cerner la démarche de la pratique de


l‟autoportrait, tant elle peut être un investissement narcissique ou totalement le
contraire, une exploration maniaque, une variation sur l‟altérité, un jeu, un
égocentrisme versé dans l‟examen de soi-même « se prendre soi-même très aux
sérieux, attendre beaucoup de soi…avoir des exigences extrêmes envers soi-
4
même et envers les autres.. » , les déclinaisons sont multiples. Dans l‟autoportrait
photographique, la notion du double prend forme avec la projection de soi en
dehors de soi. Le photographe travaille son corps, et avec son corps comme un

1
DUBOIS Philippe. L’acte photographique et autres essais. Ed Nathan, Série Cinéma et
image, 1990. Page : 293.
2
LE BOT Marc Artstudio, N°21, Eté 1991. Le portrait contemporain. Page : 125.
3
MORIN Edgar, L’homme et la mort .Paris, Ed Seuil, 1970. Page : 150.
4
BILLETER Erika. DasSelbstportraitimZeitalter der Photographie.
MalerundPhotographenimDialog mit sichselbst. / L’autoportrait à l’age de la photographie
.peintres et photographes en dialogue avec leur propre image. Ed BenteliVerlag Bern,
1985. Page : 28.
67
autre. Il se prend comme sujet de sa photographie et considère son moi comme un
1
autre, pourtant cet autre n‟est que son alter ego, « l‟ego alter » .

Mais aussi, le «double est le reflet dans un miroir ou dans toute surface
2 3
réfléchissante » . Le «je est un autre » , depuis le tout premier autoportrait
mythique, celui de Narcisse. Ce dernier, prend son image en reflet dans l‟eau pour
une autre personne. Devant un miroir chaque personne conçoit son double comme
un autre. Bien que la ressemblance est parfaite, le « je » devient essentiellement
un autre. « Le miroir a toujours exercé une fascination sur l‟esprit humain. L‟image
qu‟il renvoie est à la fois identique (bien qu‟inversée) et, cependant, parfaitement
4
illusoire. C‟est aussi un lieu de passage vers des mondes imaginaires » .Cette
définition d‟Etienne Souriau met en évidence la présence de deux mondes
aléatoires, le réel et l‟irréel faisant face par le biais du miroir. Ce dernier est une
source d‟inspiration pour certains artistes, un objet fétiche des narcissiques, un
objet symbolique dans les mythes.

Cette nécessité de se présenter, se représenter, est une préoccupation majeure


tant artistique que fonctionnelle dans la vie courante de beaucoup d‟artistes.
Chacun éprouve ses : Moi, Soi, notre personne et ses complexités, l‟autre qui me
regarde, l‟autre individu en face mais aussi l‟autre-Moi, le double dans nos
imaginaires. Françoise Dolto parlait déjà de « ce système » de « l‟autre Soi »
fiction de double personnalité, image mentale de Soi-même dans les
environnements.

II. Le selfie : une nouvelle forme de l’autoportrait photographique

« Les réseaux sociaux se sont développés sur Internet à partir du début du


XXIème siècle suite à l‟apparition des nouvelles technologies numériques.
L‟Internet a révolutionné le monde des ordinateurs et des communications comme
rien d‟autre auparavant. L'Internet est à la fois une capacité de diffusion dans le
monde entier, un mécanisme de distribution de l'information et un moyen de

1
MORIN Edgar. L’homme et la mort. Paris, Ed Seuil, 1970. Page : 150.
2
SOURIAU Etienne. Vocabulaire d’esthétique. Ed Quadrige, 1999. Page : 611.
3
LE BOT Marc Artstudio, N°21, Eté 1991. Le portrait contemporain. Page : 125.
4
SOURIAU Etienne. Vocabulaire d’esthétique. Ed Quadrige, 1999. Page : 1013.
68
collaboration et d'interaction entre les individus et leurs ordinateurs, peu importe
1
l'emplacement géographique. »

De plus en plus de réseaux sociaux sont partiellement ou entièrement dédiés à la


photographie : Facebook, Instagram, Snapchat et avec l‟apparition et le
développement des Smartphones, aujourd‟hui, nous sommes dans une ère où on
est confronté à une explosion de photographies publiées sur le Net. Chaque jour
on est confronté à des individus qui utilisent leur smartphone pour tout
photographier.Le quotidien, se présente alors sur les réseaux sociaux comme un
flash d‟objets, de situations, des endroits visités etc... Les sujets sont abondants et
complexes.

Au cours du XXème siècle, le quotidien est réellement présent dans les œuvres
d‟art notamment chez Kurt Schwitters et ses Merzbau(le premier à avoir sauté le
pas : peinture / éléments réalistes), Duchamp et Rauschenberg puis les «
nouveaux réalistes ». La liste est longue. Ces représentations du quotidien sont
incorporées dans la structure des œuvres comme éléments formels puis, chaque
élément aura pris son autonomie artistique pour s‟imposer de lui-même comme
dans les œuvres sculptées de Marcel Duchamp, Fischli& Weiss ou encore Florent
2
Poujade pour la jeune génération. L‟émergence de la performance qui consiste à
un art s‟appuyant sur des attitudes et des interactions avec le public a poursuivi
cette intégration du quotidien et des objets du quotidien. Les reconstructions et les
explorations du quotidien comme thèmes emblématiques des travaux artistiques
sont une des particularités du savoir-faire de leurs auteurs.

Au moyen de la photographie, de nombreux clichés fixent le quotidien de leur


auteur dans son espace temps et ses espaces géographiques. Chacun avec son
style, ses visions, ses ambitions propres pour atteindre les réalisations de son
intuition artistique, apporte son regard particulier, singulier sur le monde qui
l‟entoure. Avec l‟avènement des nouvelles technologies et de la photographie

1
http://socialonline.over-blog.com/2016/01/les-reseaux-sociaux-et-son-histoire.html
2
Florent POUJADE vit et travaille à Angoulême, (Charente) Il utilise essentiellement des
matériaux ferreux et des aciers de récupération. Son œuvre est très stylisée, figuration
très personnelle.

69
exposée sur le net, le quotidien acquiert de nouvelles dimensions qui proviennent
des visions que lui procurent les artistes.

Avec l‟apparition d‟autres réseaux sociaux comme Facebook, Instagrametc


MySpace part dans les oubliettes. Désormais, ces nouveaux réseaux sociaux
règnent sur Internet, sur le monde et sur les personnes. Avec la survenue des
smartphones et l‟innovation technologique et plus précisément en 2010, date du
lancement de l‟application Instagram, l‟objectif à l‟avant à savoir pour la quatrième
édition de l‟iPhone de la marque Apple est créé et dédié au partage des
photographies.

Mais je voudrais surtout m‟intéresser à la pratique du selfie, un mot qui serait


apparu en 2002 en Australie sur le site média ABC Online et en 2004 sur des sites
comme Flickr ou Myspace avant d‟être théorisé, un an plus tard par Jim Krause
dans un manuel pratique de photographie. Au début des années 2000 et au moyen
des appareils photos numériques, les autoportraits photographiques numériques,
ont vu le jour.

Le premier selfie s‟est confirmé comme photo de profil pour représenter une
personne dans un tout premier réseau social qui permettait de partager des
centres d'intérêt et de discuter ensemble avec d‟autres personnes sous forme de
messages. Ce réseau social s‟appelait MySpace. Cette photo de profil était
capturée à l‟aide d‟une caméra qui n‟est autre que la "webcam". Il n‟y a aucun
effort esthétique à produire l‟image, la réalité des choses sert à la mise en place de
l‟image directe. La seule image ayant un contrôle évolutif revient à la page
d‟accueil d‟ouverture sur le web, page d‟appel qui se veut et se doit d‟être attractive
pour offrir l‟envie d‟ouvrir le site. Alors, les internautes ont commencé avec l‟aide
des techniques développées de la photographie à surexposer la photo afin
d‟effacer les défauts de la peau. Le but est de paraître le plus attractifs possibles.

Cet étrange dispositif, le «Webcam», ayant agité et modifié les conduites de


chacun, fait que les images vues ne sont plus fixes comme des graffitis ou dessins,
mais, sont des «images vivantes » aussitôt capturées aussitôt diffusées. Les
images sont désormais des voyages incontrôlables et autonomes, des prises de
vue du quotidien se mettant en interface avec l‟image principale, captation au jour

70
le jour et sous l‟emprise du réseau à des heures déterminées, empruntant les
chemins virtuels sur lesquels nos propres ordinateurs sont reliés en oubliant notre
responsabilité quant au fait que le branchement existe.

La forme d‟intimité induite par l‟autoportrait commence, dès lors, à sortir de son
1
cercle habituel « forme propre de l‟intime» s‟ouvrant à la communication, aux
multitudes interférences publiques. L‟intimité commence à devenir comme une
interface d‟interactions avec l‟apparition des réseaux électroniques, numériques,
infiltration de l‟internet... La communication actuelle trouve son terrain sur les
réseaux numériques, dans la distribution des informations ; tous les journaux
intimes, forme de blog numérique, existent, se mettent en place et ne cessent de
se multiplier.

A partir de cette évolution, on déduit que « Le selfie est un autoportrait numérique


réalisé à l‟aide d‟un téléphone mobile et destiné à un accès partagé notamment via
2
les réseaux sociaux. » Et c‟est parce que c‟est un fait vraiment nouveau et tout
frais que l‟on parle aujourd‟hui et de plus en plus du Selfie. En 2013 il a été
délégué le mot de l‟année et le Oxford English Dictionary officialise le terme : «
Selfie : une photographie que la personne a prise elle-même, généralement prise
avec un Smartphone ou une webcam et partagée sur un média social ».

Ce phénomène est devenu un terrain de création et a fait l‟objet de beaucoup


d‟inventivité de termes, à savoir « twinies (pour les photographies de couples),
usies (pour les clichés en groupe), shadowselfies (pour les portraits où seule
l'ombre est visible), legsies (pour les images des jambes allongées devant soi ou
3
des orteils en éventail), etc. »

1
SIMONET-TENANT Françoise, Le Journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire.
Edition Tétraèdre, 2004, Page : 56.
2
De l’autoportrait au selfie , Atelier du 03 novembre 2015 Colloque départemental ,
Atelier Snapchat&Instagram Stéphanie Guéry / Ireps - Frédéric Moreau / Fédération des
centres sociaux - Matthieu Roumilly / ODDAS
http://www.irepspdl.org/_docs/Fichier/2015/5-151113015359.pdf
3
Culture, le magazine culturel en ligne de l Université de Liège, Mises en scène de soi dans
les médias sociaux - autour des selfies, Page : 2.
71
Aujourd‟hui, le selfie est désormais ce qu‟on appelle la « photographie
connectée ». Il invite en effet à créer un dialogue entre l‟auteur du selfie et son
destinataire. Un autoportrait qui provoque la rétorque, le commentaire et les
« j‟aime », « le selfie n‟est pas autoportrait, mais image de soi transmise au monde
1
des potentiels likers qui peut être produiront le buzz » . Le selfie est pour cela
marqué par une empreinte forte de l‟amateur. Il se caractérise par une
photographie à cadrages incertains, des traces évidentes de son usage et la
spontanéité de la prise de vue. Pourtant, cette dite spontanéité commence à
s‟effacer de plus en plus ! Le selfie est, en fait, une photographie qui entraîne une
accoutumance jusqu‟à changer le comportement de certaines personnes. La
gravité de cette addiction mène à banaliser des moments sacrés. On assiste au
Canada par exemple à l‟émergence d‟un flux d‟égoportaits, des selfies de
personnes avec leurs disparus et même des selfies avec des morts !

Par une forte envie de plaire, le selfie que l'on souhaite de nous, c'est une photo
prise sur le vif mais réfléchie, une photo réfléchie et vérifiée avant d'être postée et
inlassablement, il faut plusieurs tentatives avant d'avoir un selfie que l'on voudra
bien poster sur les réseaux sociaux. « Le sujet se donne comme il s‟imagine qu‟il
plaira à l‟autre. Or comment et pourquoi sait-il, saurait-il qu‟ainsi il plaira à
l‟autre ?Et comment plaire si l‟on agit en fonction de l‟autre imaginé et imaginaire,
2
si l‟on se donne tel qu‟on s‟imagine que l‟autre aimerait que l‟on soit ? »

"L‟autoportrait du net" est une manière de se métamorphoser dans un monde


enchanté. Au point de ne plus s‟identifier à son selfie. Lewis Caroll, pour Alice dans
le pays au-delà du miroir, fait allusion au fait d‟inverser le temps et l‟espace. Le
temps aussi bien que l‟espace se trouvent inversés. L‟écriture est à l‟envers ; il faut
souffrir en premier, se blesser par la suite? Dans ce monde bizarre, Caroll
préconise l‟éloignement du but pour pouvoir l‟atteindre. La vision de soi-même est

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/172717/1/HAGELSTEIN%20%20Mises%20en%20sc
ène%20de%20soi%20dans%20les%20médias%20sociaux%20-
%20autour%20des%20%2522selfies%2522.pdf
1
Biagio D’Angelo, François Soulages et Suzet Venturelli, Esthétique &connectivité. Edition
L’Harmattan, Paris 2018. Page : 13.
2
Biagio D’Angelo, François Soulages et SuzetVenturelli, Esthétique &connectivité. Edition
L’Harmattan, Paris 2018. Page : 12.
72
dans ce miroir avec l‟espace inversé, au travers de ce faux miroir que peut être
l‟objectif du Smartphone.

Généralement, dans la pratique de l‟autoportrait, il y‟a le souci de la composition


d‟une image où l‟artiste apparait en solitaire. Pourtant, les premiers à avoir pris un
selfie sont cinq photographes de la Byron Company (Joe Byron, PirieMacDonald,
« Colonel Marceau », Pop Core et Ben Falk). Ils ont en effet réalisé des centaines
de selfies de groupe au début des années 20.Désormais, aujourd‟hui, sur les
1
réseaux sociaux nous nous résumons à un collage de photographies .Les
questions autour de la vérité, de la mémoire et des réalités figurent dans l‟espace
de l‟art à travers différentes réalisations. Autour de ces raisonnements, il paraît
difficile de distinguer le réel de la fiction. Tout se confond : le réel devient fiction et
vice versa.

2
Photographes de la Byron Company

Le selfie, cette photographie d‟amateurs, constitue un sujet d‟étude pour de


nombreux artistes. Un sujet captivant qui offre une diversité d‟usages dans ses

1
« Les surréalistes font du collage un usage constant. Pages de journaux et autres artifices
typographiques, ... À la recherche de l’instant miraculeux, de la trouvaille, les romanciers
surréalistes attendent de la structure brisée, des contrastes violents de matériaux, la
marque formelle du choc poétique. La technique du collage s’allie à l’improvisation de
l’écriture; la structure se découvre à mesure qu’elle s’écrit. L’enchaînement n’en est
nullement rationnel, l’esprit du lecteur et sa sensibilité vont de choc en choc:
l’interprétation, la traduction sont ouvertes, l’absence de texte fait du lecteur un créateur ;
c’est à lui, s’il le veut, de construire l’histoire, de reconstituer récit et fiction.»
Nabila BEKHEDIDJA (Doctorante, Université d’Oran) Ecriture fragmentée, récit hétéroclite,
roman hybride : Saison de pierres d’Abdelkader Djemai. Synergies Algérie n° 7 – 2009.
p.96.
2
https://twitter.com/HistoryInPics/status/512097868707295232/photo/1

73
enjeux. « Parmi eux, l‟artiste chinois Ai Weiwei s‟est démarqué par son usage
militant et provocateur du selfie qui constitue pour lui un formidable outil de
communication pour dénoncer les dérives du régime chinois. Le fameux selfie de
l‟artiste lors de son arrestation en 2011 réside ainsi à la limite de la performance
artistique et du buzz. Ai Wei Wei pratique un art total, indissociable de sa vie et de
ses convictions : il n‟hésite donc pas à utiliser cette forme d‟expression populaire
pour alimenter son œuvre et mener son combat, lui donnant ainsi un impact
1
toujours plus grand. »

Ai Wei Wei

Cindy Sherman, dévoile une incroyable collection de selfies. Avec la technique de


la retouche que propose l'application, l'artiste se métamorphose et expose des
portraits complètement différents l‟un des autres.Et ce qui résulte par cette pratique
du selfie c‟est une inondation de visages de différents visages et de grimaces.

1
LE SELFIE : L’AUTOPORTRAIT INSTANTANÉ.
https://www.meero.com/fr/photography/inspiration/398/Cindy_Sherman_Ai_Weiwei_Le
_Selfie_Dans_L_Art?fbclid=IwAR0VihcKfE4zvjkngfrVHGif97XQvcLN-
wXP7zqdb_VQwWUBTFWHe04XXHM
74
1
Cindy Sherman

On découvre sur la page instagram de l‟artiste, des coupures réalisées sur un


quotidien, une autre vie se fabrique et s‟inscrit dans une temporalité fragmentée :
ce n‟est plus sa vie de tous les jours qu‟on contemple, mais une autre. Le quotidien
est réduit en des fragments. Et l‟ensemble, cette installation de photos éparpillées,
forment l‟image de la personne. Un ensemble fragmenté.

Le fragment s‟oppose à l'unité et insinue quelque chose de brisé, une séparation.


Un « morceau isolé », isolé d‟un tout. L‟idée de réfléchir sur la représentation
fragmentée d‟une vie exposée sur les réseaux sociaux, oblige la présence d‟une
vie anéantie. Ce terme évoque une violence. « Il renvoie à une blessure, une
fracture, une rupture, une perte, une solitude. La séparation du fragment entraîne
la destruction de la totalité. Il est révélateur d‟une crise de l‟unité. Unité diffractée,

1
https://www.instagram.com/cindysherman/?hl=fr

75
disparition du tout. Morcellement, discontinuité, dispersion, éparpillement sont
1
autant de termes qui renvoient aussi à l‟idée de fragment.» .

Du fragment, d‟une représentation fragmentée, le spectateur aura peu de chance


de saisir la personne. En conséquence, par la procédure du montage qui s‟opère
automatiquement, sur une page virtuelle lorsqu‟on regarde la totalité des
photographies exposées d‟une personne, on est guidé automatiquement dans une
narration établie par un visionnage plus ou moins rapide et qui résume la
personnalité de la personne. Ces fragments, ces bribes d‟histoires, sont présentés
l‟un après l‟autre en une suite, formant ainsi une sorte de journal intime ou parfois
un journal de voyage, contenant des séquences narratives différentes.

Cindy Sherman est convaincue que le visage est bien plus qu‟un nez, une bouche,
des yeux … Il est bien plus que ça. « Autrui n‟est nulle part ailleurs qu‟en son
visage ; c‟est comme visage qu‟il s‟annonce parmi les phénomènes qui
2
apparaissent dans le monde » . C‟est par le visage que l‟autre s‟expose. Il est son
premier moyen d‟accès. En effet, « la mise en figure de mon visage engage ma
3
relation à l‟autre » , note Paul Ardenne. Pour communiquer avec l‟autre et
interpeller l‟autre qui est en elle, Cindy Sherman a recours à des manipulations de
son visage par le biais du déguisement et du maquillage.

Un visage, heureusement qu‟on en a un. C‟est peut être la seule partie du corps
que la majorité des internautes assument ! Ainsi, le visage devient problématique ;
et Cindy Sherman parie sur ce même caractère pour questionner son être à
l‟époque contemporaine via son visage qu‟elle représente dans le selfie. Par ses
selfies qu‟elle partage sur son compte instagram, son visage s‟offre à tous comme
un questionnement, sur soi-même mais aussi sur autrui. La présence des selfies
sur les réseaux sociaux crée un rapport voyeur-exhibitionniste. L‟image de soi,
dans les comptes, s‟étale sur une forme d‟installation.

1
BERTHET Dominique, Le Fragment, Recherche en esthétique revue du CERAP n°14
éditorial.
2
CALIN Rodolphe, SEBBAH François-David. Le vocabulaire de Lévinas. Collection dirigée par
ZARDER Jean-Pierre. Ed Ellipses, 2002. Page : 59.
3
ARDENNE Paul. L’image corps. Paris, Ed du Regard, 2001. Page : 18.
76
Le terme d‟installation, et plus spécifiquement celui de la photo-installation, se
définit par le fait que la photo n‟a de sens qu‟en tant que mise en scène dans le
cadre d‟un temps et en un lieu approprié, un agencement bien précis de ces
composants. La photo-installation appelle à une expérience physique entre elle-
même et un spectateur qui, parfois peut en faire partie. Tout se définit dans « un
1
jeu de relations entre les différentes parties » qui la constituent. Mais aussi, c‟est
une autre manière de donner de la valeur à une image photographique, « il s‟agit
de considérer ici la photo non seulement comme une image mais aussi (et parfois
surtout) comme un objet, une réalité physique qui peut être tridimensionnelle, qui a
de la consistance, de l‟épaisseur, de la matière, du volume. Bref qui peut être
2
envisagé aussi comme une sculpture. » . Une sculpture, une somme virtuelle.

Les "propriétaires" des comptes Facebook et Instagram invitent. Ces comptes


évoquent cette idée du voyeurisme-exhibitionnisme et c‟est une manière efficace
pour attirer l‟autre, d‟évoquer en lui le côté "voyeur".

« Étant donné » appelé par Marcel Duchamp « environnement » ou « sculpture-


construction », est sa dernière œuvre. C‟est une vieille porte de grange avec deux
trous à hauteur des yeux. A travers un trou pratiqué dans le mur du fond de la
grange, le spectateur-voyeur peut voir une jeune femme nue ; tout comme
l‟internaute se trouve mis face à des photos et des selfies, parfois si ce n‟est
souvent d‟étrangers.

Regarder un visage c‟est « perce-voir », avoir un regard perçant, capable


d‟envisager de l‟intérieur ce que l‟image, le visage dévoile, ce qu‟il dit. Mais aussi le
face-à-face interroge la position du spectateur, et motive un retour sur lui-
3
même. « Tant que je ne regarderai que moi, je ne découvrirai jamais qui je suis » ,
affirmait Malebranche.

Selon, Emmanuel Levinas, devant un visage, l‟autre se mesure. Un visage devient


une mesure. L‟autre est unique, son visage aussi. Par la différence, l‟autre prend

1
DUBOIS Philippe. L’acte photographique et autres essais. Ed Nathan, Série Cinéma et
image, 1990. Page : 250.
2
DUBOIS Philippe. L’acte photographique et autres essais. Ed Nathan, Série Cinéma et
image, 1990. Page : 250.
3
CHALIER Catherine. Judaïsme et altérité. Paris, Ed Verdier, 1982. Page : 150.
77
conscience de son existence. Le visage est l‟assurance même de l‟être. « La
présence du visage – l‟infini de l‟autre – est dénuement, présence du tiers (c‟est à
1
dire de toute l‟humanité qui nous regarde) [...]. » . Devant un visage, c‟est notre
propre visage qui nous est renvoyé. C‟est pour cela que le visage nous touche,
c‟est son caractère universel qui le rend si proche de nous. Notre propre
identité d‟être humain nous est renvoyée.

Le visage est, comme le disait Léonard de Vinci dans ses carnets, le « miroir de
l‟âme », mais ce miroir ne reflète pas uniquement l‟intérieur d‟une personne, il nous
reflète nous-mêmes à travers lui. Il implique la relation à l‟altérité. Les notions
d'identité et d'altérité sont des notions de classification. « C‟est sur alter que le
terme " altérité " c‟est formé… Il n'y a d'alter que s'il y a de "l'autre" que s'il y a de
"l'un et l'autre"…L'autre désigné par la notion d'altérité est donc défini par une
2
différence. » . Cindy Sherman est consciente de l‟importance du visage qu‟elle
estime dépasser la simple fonction d‟une face pour être un « miroir de l‟âme ».
Pour cela, l‟artiste diversifie ses efforts visant extérioriser la part d‟altérité qui est
en elle en procédant par des modifications sur son visage.

Internet ne fait que généraliser ce qui devrait rester personnel. Public et intimité
sont contradictoires et pourtant ne sont compris que dans ce sens du mélange des
genres. La majorité des internautes s‟expose pour se créer eux-mêmes et entre
eux. Ils veulent témoigner, proposer à l‟extérieur quelque chose de personnel en
vue de se confondre avec l‟intériorité d‟autrui. Mais, cette apparente simplicité se
heurte à la capacité à supporter le regard de celui qui va voir. Il faut bien
reconnaître que s‟exposer pour du public, est une mise en danger, façon d‟aider à
comprendre des points de faiblesse. Sur les réseaux sociaux, l‟intimité est mise à
plat, dénudée. Et les adolescents et malheureusement beaucoup d‟enfants qui ne
sont pas contrôlés, se servent très jeunes de ce médium. Un secteur où se formera
la psychopathologie de demain. Le selfie s‟avère, d‟ici, une occasion pour se
découvrir tout en découvrant l‟autre.

Cela va de soi que les adolescents ont abordé cette technique de selfie, ils sont
devenus même accro de montrer et d‟exposer où l‟on est, ce qu‟on mange, ce

1
LEVINAS Emmanuel. Totalité et Infini. Paris, Ed Le Livre de Poche, 2001. Page : 234.
2
Site Internet : http://calenda.revues.org/nouvelle2958.html
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qu‟on fait, comment se maquiller... Et, la diffusion continue des selfies fait de plus
en plus raccourcir le temps de la prise de vue et son exposition : on est face à des
photographies presque diffusées en temps réel. Malheureusement les « selfistes »
vont beaucoup plus loin, donnant à voir des situations qui violent les frontières de
1
l‟intime .

Conclusion :

L‟autoportrait photographique confère à l‟artiste une position différente de celle de


n‟importe quelle autre photographie. Quand il photographie n‟importe quel autre
sujet, le photographe saisit une image qui s‟offre à son regard via le prisme de son
appareil. Par contre, dans l‟autoportrait photographique, il photographie un sujet
qu‟il ne voit pas. Quand il regarde à travers son viseur, il ne voit qu‟un décor qu‟il a
déjà préparé auparavant. Il s‟imagine dans ce cadre, à l‟endroit supposé de la
netteté.

Maîtriser la pratique de l‟autoportrait photographique, cela revient donc à pouvoir


être à la fois auteur et acteur. Cette solution impose la notion de se connaître, de
se découvrir et d‟amplifier l‟intuition de se produire aux autres. Si l‟autre est une
des préoccupations courantes, se servir de son autoportrait photographique
entretient ce langage de société et cet exercice de confrontation à l‟autre.

Ce que je propose dans cet article est, en fait, un traitement des caractéristiques
de l‟autoportrait photographique qui m‟a guidée, en un second lieu à étudier ses
implications psychologiques qui ne sont pas sans rapport avec une expérience de

1
En prenant l’exemple du cas d’Amanda Todd, A. Gozlan (2013) montre comment ces
situations peuvent parfois s’avérer dangereuses :
« Âgée de douze ans, Amanda surfe sur le Net pour se faire des amis. Elle rencontre un
jeune homme sur un site et se laisse convaincre de lui montrer ses seins. À partir de là,
cette image d’une partie de son corps ne lui appartient plus. Commencent alors trois
années de harcèlement virtuel par cet inconnu sur les réseaux sociaux. La photographie est
transmise à tout son collège, suscitant une pluie d’insultes de ses camarades, allant
jusqu’au harcèlement. La diffusion de l’image donne lieu à un jeu pervers. Elle déménage
trois fois. Puis, à quinze ans, elle se suicide, après avoir raconté son histoire dans une vidéo
sur Youtube. »
Korff-Sausse Simone, « Selfies : narcissisme ou autoportrait ? », Adolescence, 2016/3 (T.34
n° 3), p. 623-632. DOI : 10.3917/ado.097.0623. URL : https://www.cairn.info/revue-
adolescence-2016-3-page-623.htm
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l‟altérité vécue par l‟artiste lors de la capture de son image par lui-même.
L‟autoportrait photographique, étant un genre qui a commencé dès les premiers
balbutiements de la photographie, n‟a pas manqué de suivre les progrès
technologiques qui ont engendré les webcams et par la même occasion l‟image
selfie.

J‟ai réalisé au moyen d‟un appareil photo numérique quelques autoportraits


photographiques qui ont servi comme productions plastiques parmi d‟autres pour
ma thèse de doctorat en art et sciences de l‟art option arts plastiques. En ce temps
là il n‟y avait pas de Smartphones et je n‟utilisais pas le miroir, mais « j‟armai le
déclencheur, déclenchai et me précipitai à toutes jambes vers l‟emplacement “ vide
1
et muet” que je m‟étais destiné quelques secondes auparavant…. » Je voudrais
par là souligner que toute œuvre et toute procédure de création artistique
dépendent du développement et de l‟évolution de son medium. Une étude du
selfie comme forme contemporaine de l‟autoportrait photographique est alors la
piste à déboiser dans le deuxième chapitre de cet article tentant d‟analyser les
différentes manifestations de cette nouvelle catégorie d‟images et de ressortir ses
implications potentielles.

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