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officiellement à 2,8 %. Pour le salaire moyen de la


fonction publique, la perte serait de 0,2 %. Tout cela
L’inflation relance le débat sur
n’est pas étonnant : le but même des désindexations
l’augmentation des salaires était d’empêcher la protection des salariés vis-à-vis de
PAR ROMARIC GODIN
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 25 JANVIER 2022 l’inflation.

La vraie question que pose le renouveau de la hausse des prix est


La vraie question que pose le renouveau de la hausse des prix est
bien celle de la hausse des salaires. © Photo Vincent Loison / Sipa
bien celle de la hausse des salaires. © Photo Vincent Loison / Sipa
Avec le retour de l’inflation, un spectre resurgit dans Du reste, économistes et dirigeants s’efforcent de
la sphère économique : la « boucle prix-salaires », qui modérer le plus possible la hausse des salaires.
serait synonyme de chaos. Mais ce récit ancré dans une Ce week-end, Amélie de Montchalin, ministre de
lecture faussée des années 1970 passe à côté des enjeux la fonction publique, avait rejeté l’idée d’une
et de la réalité. revalorisation du point d’indice des fonctionnaires sur
Avec le retour de l’inflation, la question du «pouvoir France Inter. Et si Bruno Le Maire, son collègue de
d’achat» est au cœur de la campagne présidentielle. l’économie, défend l’idée de hausses de salaires dans
Mais la vraie question que pose le renouveau de les secteurs en « tension », il n’agit guère en ce
la hausse des prix est bien celle de la hausse des sens. « L’indemnité inflation » de 100 euros versée
salaires. Depuis plusieurs décennies, la désindexation par le gouvernement n’est, par ailleurs, rien d’autre
des salaires sur l’inflation s’est accélérée. qu’un moyen d’empêcher une hausse des salaires pour
compenser les effets de l’inflation.
Selon les chiffres de la Banque centrale européenne
(BCE) de juillet 2021, l’indexation automatique et Comme souvent, la doctrine qui préside à cette
complète ne concernerait plus que 3% des salariés question a été résumée le 18 décembre dernier par
de la zone euro, l’indexation partielle ou négociée, le gouverneur de la Banque de France, François
seulement 18%. Le mouvement s’est d’ailleurs encore Villeroy de Galhau : « Face à la bosse d’inflation,
accéléré depuis 2008. […] il faut éviter le retour d’une spirale générale
prix-salaires, qui serait perdante pour tous. »Une
Sans indexation automatique, les salaires réels,
doctrine encore simplifiée en septembre dernier par
autrement dit les salaires corrigés par les prix, risquent
le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux :
évidemment de baisser en 2022, même si les salaires
«Une augmentation des salaires, c’est aussi une
nominaux, eux, peuvent augmenter. 2021 donne déjà
augmentation des prix. »
le ton. En zone euro, la croissance des salaires négociés
au troisième trimestre se situe à 1,5 %, soit le niveau le Dans cette vision, le risque serait donc que les salaires
plus bas depuis dix ans, alors que l’inflation a atteint suivent les prix ou les dépassent, et entraînent ainsi
en novembre 5 % sur un an. la formation d’une spirale : les augmentations de
salaire conduiraient à une accélération des prix, qui
En France, la dernière note de conjoncture de l’Insee
entraînerait les salaires… La situation deviendrait
publiée en décembre dernier souligne que le salaire
alors incontrôlable. C’est la fameuse boucle « salaires-
mensuel de base devrait reculer en termes réels de
prix », synonyme d’horreur économique. Le « bon
0,1 %, sous le coup d’une inflation qui s’établit

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sens » est alors mobilisé : il faudrait modérer les revendications salariales trop importantes, ce qui
salaires pour modérer les prix, et ainsi empêcher expliquerait l’inflation via la hausse des coûts sur les
l’emballement de l’inflation. entreprises.
Le récit contre-révolutionnaire des années 1970 Pourtant, à y regarder de plus près, ce qui est présenté
Ce récit n’est pas nouveau. Mais dans sa version comme du « bon sens » ne tient guère, comment
contemporaine, il est le fruit de la crise des années souvent en économie. Il faut, tout d’abord, évoquer
1970. Durant cette décennie, les salaires étaient les années 1970 qui font toujours figure d’épouvantail
largement et automatiquement indexés sur les prix aujourd’hui. Or, on constate deux faits. D’abord, il
et le pouvoir de négociation des syndicats permettait n’est pas certain que l’inflation de cette décennie
d’obtenir même des hausses de rémunération soit directement liée à la « boucle prix-salaires ».
supérieures aux prix. Les explications sont nombreuses : affaissement de la
productivité dès le milieu des années 1960, désordres
À ce moment, une histoire a été construite : les hausses monétaires à partir de la fin du système de Bretton
de salaire entretiendraient l’inflation. En mettant fin Woods en 1971 et, bien sûr, hausse du prix du pétrole
à l’indexation des prix et en brisant, par les réformes importé en 1973-74 et 1979-80.
structurelles, le pouvoir des syndicats, on avait cassé
la spirale et obtenu une période d’inflation faible. Globalement, le mouvement de l’inflation semble
Comme l’a montré le prix de la Banque de Suède surtout suivre le prix des matières premières, avec un
(faussement appelé « prix Nobel d’économie ») Robert apaisement dans la période 1976-78 et après 1982-83.
Shiller dans un texte de 2019, ce discours a alimenté Dans ce cadre, l’indexation des salaires, loin d’avoir
le ressentiment d’une partie de la population contre alimenté la crise, a permis plutôt de limiter la casse en
les syndicats et a contribué à faire basculer l’équilibre maintenant la demande et, ainsi, de ne pas tomber dans
politique en faveur du néolibéralisme dans les pays la récession.
avancés à la fin des années 1970. Car, c’est le second fait, ces années ne sont pas des
Depuis, dans l’esprit des dirigeants et de la plupart des années de récession. En France, entre 1967 et 1983, la
économistes, s’est mise en place l’idée que l’inflation, seule année de contraction du PIB est 1975 (-0,3 %)
voire l’hyperinflation trouvait son origine dans la dans une proportion moindre de celle de 1993 (-0,6
boucle salaires-prix. %), où l’inflation est contenue. Les années d’avant
1975 sont des années de très forte croissance (entre
François Geerolf, économiste associé à l’université 4 et 6 %), alors même que l’inflation était soutenue
de Los Angeles (UCLA), explique que ce récit a et que les salaires progressaient vite (dans la foulée
trouvé une traduction théorique dans les modèles des accords de Grenelle de 1968). Après 1975, la
néokeynésiens (ceux des keynésiens qui acceptent la croissance s’essouffle un peu mais reste vive (entre 3
doctrine néoclassique à long terme) : « Par exemple, et 4 %) jusqu’en 1980, où le deuxième choc pétrolier
dans le manuel macroéconomique de référence de fait clairement changer de régime.
Blanchard et Cohen, on enseigne ce modèle qui lie
les salaires aux prix et au chômage à long terme et Mais là encore, il faut préciser que le ralentissement
fait des syndicats un obstacle à l’emploi, car ceux- de 1980 s’explique sans doute moins par la boucle
ci pousseraient à des niveaux de salaires réels trop salaires-prix que par les mesures fortes prises alors
élevés. » par les banques centrales pour casser ladite boucle.
En 1980 commence en effet le « choc Volcker », du
C’est la traduction contemporaine de la fameuse « nom du président de la Fed qui va monter les taux
courbe de Philips » : une surchauffe de l’économie étasuniens à court terme jusqu’à 20%, provoquant une
amènerait à une baisse du chômage et à des

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récession outre-Atlantique. L’effet sur la croissance d’augmentation des prix et des coûts salariaux
française est immédiat et, en réalité, elle ne s’en unitaires qui montrent que les salariés ne peuvent pas
remettra jamais tout à fait. être tenus pour les seuls responsables de l’inflation ».
Ce qui est vrai, c’est que les années 1970 sont celles L’inflation, une bataille dans la lutte des classes
de l’apparition du chômage de masse. Mais là encore, Pourquoi alors la hausse des salaires est-elle présentée
le lien entre la boucle prix-salaires et le chômage comme un danger ? Parce que la vraie question de
est discutable. Certes, l’indexation « déforme » l’inflation est en réalité celle de la répartition du coût
la répartition de la valeur ajoutée en faveur des de la hausse des prix. C’est d’ailleurs ce qu’a mis
travailleurs. Les marges des entreprises sont réduites, en lumière Karl Marx dans deux textes polémiques
mais elles le sont aussi parce que d’autres coûts qui l’ont opposé à des penseurs « de gauche » qui
ont augmenté, notamment celui de l’énergie. Certains dénonçaient la volonté des ouvriers d’arracher des
secteurs, comme le charbon, sont mis à mal par la hausses de salaires.
concurrence internationale nouvelle, d’autres, comme
l’automobile, subissent le coup du renchérissement du Dans Misère de la philosophie (1847), Marx s’oppose
pétrole. à l’idée exprimée par Proudhon et que ne renierait pas
aujourd’hui notre gouverneur de la Banque de France :
Il n’est donc pas possible d’affirmer que si les salaires « Tout mouvement de hausse dans les salaires ne peut
avaient perdu de leur valeur réelle, l’emploi s’en avoir d’autre effet que celui d’une hausse sur le blé, le
serait mieux tenu. On voit mal comment le recul vin, etc. C’est-à-dire d’une disette. »
de la demande aurait soutenu l’activité. D’autant
que le ralentissement de l’investissement constaté La réponse de Marx est double : c’est d’abord
alors peut aussi s’expliquer par un tarissement des d’indiquer que si les prix augmentent autant que les
opportunités et une maturité des marchés occidentaux. salaires, il n’y a pas « renchérissement général », il
Et qu’il s’approfondit après 1980 avec les politiques n’y a que « changement dans les termes ». Autrement
désinflationnistes, pour ne jamais retrouver son niveau dit, la hausse des salaires et des prix dans les
record de 1974. mêmes proportions (dans les années 1970, les salaires
augmentaient même un peu moins vite, d’où une
Bref, on a bien affaire là, avant tout, à un récit légère perte de pouvoir d’achat) ne peut conduire à une
construit soigneusement pour justifier une politique, « spirale inflationniste ».
en l’occurrence les premières mesures néolibérales
qui seront prises avec le plan Barre (1977), le choc Plus important, Marx souligne ce qu’ignorent
Volcker (1980) et le tournant de la rigueur (1983). Proudhon et les oiseaux de mauvais augure
Ces mêmes politiques qui ne ramèneront pas ce d’aujourd’hui : la hausse des salaires doit être prise
que l’inflation des années 1970 avait prétendument dans la dynamique de la production capitaliste. Pour
détruit : l’investissement et l’emploi. comprendre son impact, il faut observer les conditions
de concurrence et de productivité de l’économie.
Dès lors, même si les salaires pèsent lourd dans les
coûts de production (c’est aujourd’hui environ 60 C’est un point qu’il va développer dans Salaire,
% du total en France), le lien automatique et direct prix et plus-value, un texte de 1865 qui répond à
salaires-inflation-chômage est loin d’être évident. un ouvrier anglais, James Weston, qui avait proposé
à l’Association internationale des travailleurs (AIT,
Dans son ouvrage Inflation et Désinflation paru en aussi appelée Première Internationale) une résolution
2019 aux éditions La Découverte (collection Repères), proclamant que « le bien-être social et matériel des
l’économiste Pierre Bezbakh conclut ainsi qu’« on ouvriers » ne peut provenir de « salaires plus élevés ».
remarque à plusieurs reprises des rythmes différents

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Pour Marx, la hausse des salaires n’entraîne pas une Geerolf, qui rappelle que c’est à ce moment qu’est
hausse des prix, mais plutôt une baisse des profits. Le prononcé le fameux « théorème de Schmidt », une
seul moyen, alors, de répondre à cette baisse, pour le version de la théorie du ruissellement inventée par
capitaliste, est de réprimer le travail pour contraindre le chancelier allemand d’alors, qui explique que les
les salaires ou avoir recours à la mécanisation pour « profits d’aujourd’hui sont les investissements de
produire plus avec des coûts salariaux moindres. La demain et les emplois d’après-demain ».
hausse des salaires n’est donc pas un « coup dans Mais d’investissement et d’emplois, il n’a jamais été
l’eau » qui serait mangé par les prix, c’est un moment question, même lorsque les politiques de désinflation
clé de la lutte des classes. « La question se résout ont mis la pression sur les salaires et les conditions de
donc en celle de la puissance de l’un et de l’autre travail. La précarité et le chômage se sont accrus et,
combattant », conclut Marx. quant à l’investissement productif, il n’a pas davantage
progressé. Ce n’est pas le cas des profits qui, en
France, retrouvent dans les années 1980 leur niveau
des années 1960.

Taux de marge et d'investissement en France. © François Geerolf

Voici donc que le sujet a bougé. La « boucle prix-


salaires » n’est pas une question de défense des
intérêts des travailleurs, mais bien plutôt de défense
des intérêts du capital. En cherchant à contraindre
les salaires malgré la hausse des prix, ce que
l’on chercherait avant tout, ce serait à sauvegarder
les profits. Derrière la leçon morale légèrement
hautaine adressée par les économistes orthodoxes aux
travailleurs selon laquelle ils ne devraient pas tenter
de sauvegarder la valeur réelle de leurs salaires, il y a Montagne de billets pendant l'hyperinflation allemande. © AFP
avant tout la volonté de préserver les taux de profits.
Comme tout récit, celui de la « boucle salaires-prix
Dans un article récent des Échos, cette question est » est construit par les vainqueurs. Parfois jusqu’à
mise en avant de façon significative. Une économiste l’outrance. Dans un article récent, le quotidien libéral
de la Deutsche Bank y souligne que la pression L’Opinion parle ainsi de« l’hyperinflation » des
des prix sur les profits rend la hausse des salaires années 1970. C’est évidemment une erreur historique
impossible. « Une hausse des salaires de 1 % réduit les majeure. En France, les prix annuels ont progressé de
profits de 7 % », souligne-t-elle, donnant ainsi raison 9 et 15 % entre 1974 et 1983, avec un pic en décembre
à l’analyse de Marx de 1865. 1974 à 15,16 %, et un deuxième en novembre 1981
Et cela est aussi cohérent précisément avec ce qui s’est à 14,31 %. Ces niveaux sont certes élevés, mais ils
passé dans les années 1970, où les taux de profit ont n’ont rien à voir avec l’hyperinflation, qui est définie
reculé. Et c’est bien cela qui a surtout été traumatisant. économiquement comme une augmentation de 50 %
« Ceux qui ont le plus perdu dans les années 1970, par mois des prix.
ce sont ceux dont les revenus dépendaient des profits Or il se trouve que l’hyperinflation ne trouve jamais
des entreprises, et ce sont aussi eux qui ont construit son origine dans les salaires, mais bien plutôt dans
ce récit sur la boucle prix-salaires », résume François l’accès aux ressources ou dans les besoins de devises.

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Ce ne sont pas les accords salariaux Stinnes-Legien décennies, la grande quête des banques centrales, c’est
de décembre 1918 qui ont provoqué l’emballement l’inflation. On sait par ailleurs que, après des années de
de l’été et de l’automne 1923 en Allemagne, mais faible inflation, l’économie aurait besoin de plusieurs
bien plutôt le manque de devises pour payer les années d’inflation plus forte pour soutenir l’activité.
importations et la paralysie d’une partie du pays à la La diffusion de la hausse actuelle des prix dans
suite de l’occupation de la Ruhr. l’économie n’est donc pas nécessairement une
Cette outrance a néanmoins la fonction de faire peur mauvaise nouvelle si on assure une répartition qui
et donc de faire accepter un certain ordre social. La protège la majorité de la population, notamment par
construction du récit dominant passe évidemment par une hausse des salaires. François Geerolf rappelle
cette reconstruction de l’histoire a posteriori. Mais ce d’ailleurs que nul ne sait quel est le niveau « optimal »
n’est qu’une des nombreuses batailles menées dans le d’inflation et que le niveau des 2 % inventé à la fin des
cadre d’un conflit plus large, celui de la répartition années 1980 ne repose sur rien de solide.
du coût de l’inflation. On comprend alors comment En réalité, on se rend compte qu’historiquement un
ce récit a pu constituer le fondement de la contre- niveau d’activité fort est souvent lié à une inflation
révolution néolibérale. plus forte. C’est assez logique : lorsque la demande est
Car que demandent les bonnes âmes raisonnables soutenue, on peut relever les prix et ainsi disposer de
qui agitent le risque de boucle « salaires-prix » plus de marges de manœuvre pour augmenter profits
pour appeler les travailleuses et travailleurs à la et salaires. Ces deux hausses soutiennent à leur tour la
modération ? Rien d’autre que ceci : ces derniers demande. Cette dernière est aussi soutenue par le fait
doivent prendre à leur charge le coût de l’inflation que le poids des dettes est moins fort, permettant ainsi
importée et se contenter des mesures de freinage de libérer des ressources.
minimales gouvernementales que, par ailleurs, ils Ainsi, les « Trente Glorieuses » sont une période
paieront vraisemblablement par de l’austérité ou de
d’inflation élevée, de même que le milieu du XIXe
nouvelles réformes structurelles dans les prochaines
siècle. En revanche, la « grande déflation » de la fin
années.
du XIXe siècle (1873-96), la crise des années 1930 et
Cette exigence n’est pas neutre. Elle suppose de devoir la crise des années 1990-2000 sont marquées par une
accepter un recul de son niveau de vie réel pour faible inflation.
pouvoir préserver les profits des entreprises, mais
aussi les intérêts des détenteurs d’actifs financiers, Or l’idée que la modération salariale est nécessaire
notamment de dettes, qui sont fragilisés par l’inflation ne tient pas. Elle suppose en effet que la demande
qui réduit leur valeur réelle. Il y a donc là une volonté serait trop forte et conduirait à l’accélération des prix.
directe de répartition de la richesse. Ce n’est pas le cas : la demande est aujourd’hui
presque équivalente à celle de 2019. « Il n’y a pas
François Geerolf souligne, par exemple, combien de surchauffe au sens d’un taux de chômage trop
l’inflation de 3,4 % en 2021 (en version harmonisée) faible et le niveau de la demande n’est pas excessif :
a pesé sur le pouvoir d’achat des fonctionnaires, dont l’inflation provient de goulots d’étranglement sur les
le gel quasi continu du point d’indice a conduit déjà marchés des biens et sur l’énergie, pas du marché du
à une baisse de 16 % de leurs traitements réels depuis travail », souligne François Geerolf, qui précise que
1996. On peut constater ici la violence sociale en jeu. ce récit s’inscrit aux États-Unis dans la lutte contre les
Les arguments en faveur d’une hausse des politiques de Joe Biden.
salaires réels Ce n’est donc pas le soutien à la demande en tant
En réalité, rien ne semble aujourd’hui réellement que tel qui pose problème, mais bien les choix qui
plaider pour une modération salariale. Il faut, dans ont été faits dans l’organisation de l’offre dans le
un premier temps, se souvenir que, depuis deux

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but même de maximiser les profits. Dans ce cadre, il Le troisième élément est celui de la compétitivité.
faut sans doute réorganiser la production et réorienter Longtemps, la modération salariale a été la clé
la consommation (c’est, du reste, fondamental sur des politiques de compétitivité, notamment face au
le plan écologique), c’est aussi le rôle ici du dumping salarial allemand. Mais la donne change
contrôle stratégique des prix, mais certainement en Allemagne, où l’inflation est plus forte qu’en
pas contraindre les salaires. Car alors, lorsque ces France et où les salaires, notamment les bas salaires,
difficultés logistiques seront levées, la demande augmentent vite avec la hausse du salaire minimum
redeviendra structurellement faible. fédéral à 12 euros de l’heure. Il est donc possible
Deuxième élément clé : à la différence des années de relever les salaires sans perdre en compétitivité
1970, où les profits avaient commencé à reculer – face à l’Allemagne. Rien ne devrait, dès lors, justifier
c’était le cas dès la fin des années 1960–, cette fois, la modération salariale et les pertes de revenu pour
les profits sont élevés et en hausse. En France, ils les travailleurs induites par la poussée inflationniste
ont atteint des records au premier semestre 2021 et actuelle.
le secteur privé est très fortement soutenu par l’État Le récit ancré dans les années 1970 n’est donc
via les aides liées à la crise financière, la politique absolument plus opérant. Sa résistance dans l’opinion
monétaire, les subventions habituelles, les baisses et parmi les décideurs n’en est que plus désastreuse.
de cotisations et les deux plans de relance de 130 Elle empêche en réalité de saisir une opportunité
milliards d’euros. certaine. Mais elle montre aussi l’état désastreux
La baisse des profits qu’induirait une hausse des actuel du rapport de force entre capital et travail en
salaires semble aujourd’hui largement supportable France.
par le capital, même si, évidemment, la loi de Concrètement, il serait possible et souhaitable de
l’accumulation lui rend toute baisse insupportable. construire à nouveau une indexation des salaires.
Compte tenu du niveau de subvention de l’emploi Cette construction pourrait être modulée en fonction
privé, on voit comment faire utiliser aujourd’hui le des niveaux de revenu, mais aussi des divisions
théorème de Schmitt, qui, par ailleurs, on l’a dit, est générationnelles.
largement inopérant. « Quand les prix augmentent de 3 ou 4 %, on a plus
C’est d’ailleurs là aussi une réponse possible aux de marges de manœuvre pour partager les hausses de
difficultés actuelles. Le mal principal de l’économie salaire et insister ainsi sur les plus jeunes, victimes
mondiale est la baisse des gains de productivité. de la précarité et des faibles salaires à l’embauche »,
Longtemps, on a cru que la raison de ce mal était la explique, par exemple, François Geerolf.
faiblesse du taux de profit, qui ne permettait pas de Mais au lieu de réfléchir sur les salaires, le pouvoir
financer l’innovation. En réalité, le soutien au profit actuel se contente de donner quelques os à ronger
n’a fait qu’aggraver le phénomène. Logiquement, une aux travailleurs. Sa priorité est ailleurs : c’est de
pression sur les profits par le soutien aux salaires sauvegarder les positions du capital et des créanciers.
devrait être la réponse : pour maintenir leur rentabilité, L’usine à gaz baroque bâtie pour réduire l’impact
les entreprises seraient alors obligées d’investir pour de la hausse du prix de l’électricité ne vise ainsi
gagner de la productivité. Il n’est pas sûr que ce soit qu’à protéger les concurrents privés d’EDF. Plus que
possible, mais du moins la logique économique plaide jamais, donc, le pouvoir néolibéral se cache derrière un
ici pour un relèvement salarial. récit issu de la contre-révolution des années 1980 pour
mener sa guerre sociale contre le monde du travail.
L’inflation est une arme importante dans ce combat.

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