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B IB L IO T H È Q U E D E P H I L O S O P H IE C O N T E M P O R A IN E

H istoire de la Philosophie et Philosophie générale


S ectio n dirigée par Pierre-M axim e Schu hl
M em bre de l’in s tit u t, professeur à la Sorbonne

UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID

5403459429

NIETZSCHE
ET

LA P H I L O S O P H I E

G IL L E S DELEUZE

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*
V *'

PR ESSES U N IV E R S IT A IR E S DE FRANCE
ISBN 2 13 038175 8

Dépôt légal — l re édition : 1962


6* édition : 1983, septembre
© Presses Universitaires de France, 1962
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Chapitre P rem ier

LE TRAGIQUE

1) L E C O N C E P T D E G É N É A L O G I E

Le projet le plus général de N ietzsch e con siste en ceci : in tro­


duire en p hilosophie les concepts de sens et de valeur. Il est
évid en t que la p hilosoph ie m oderne, en grande partie, a vécu
et v it encore de N ietzsch e. Mais non pas p eu t-être à la m anière
dont il l ’eû t souhaité. N ietzsch e n ’a jam ais caché que la philo­
sophie du sens et des valeurs dût être une critique. Que K ant
n ’a pas m ené la vraie critique, parce q u ’il n ’a pas su en poser
le problèm e en term es de valeurs, tel est m êm e un des m obiles
prin cip au x de l ’œ uvre de N ietzsch e. Or il est arrivé dans la philo­
sophie m oderne que la théorie des valeurs engendrât un nouveau
conform ism e et de n ou velles soum issions. Même la p hénom én o­
logie a contribué par son appareil à m ettre une inspiration
n ietzsch éen n e, so u v en t présente en elle, au service du confor­
m ism e m oderne. Mais quand il s’agit de N ietzsch e, nous devons
au contraire partir du fait su ivan t : la p hilosophie des valeurs,
telle q u ’il l ’instaure et la conçoit, est la vraie réalisation de la
critique, la seule m anière de réaliser la critique to ta le , c ’est-à-dire
de faire de la p hilosoph ie à « coups de m arteau ». La n otion de
valeur en effet im pliqu e un renversem ent critique. D ’une part, les!
valeurs ap paraissent ou se donnent com m e des principes : une!
évalu ation su pp ose des valeurs à partir desquelles elle apprécie
les phénom ènes. Mais, d ’autre part et plus profondém ent, ce
son t les valeurs qui su p p osen t des évalu ation s, des « points de v u e
d ’appréciation », d ont dérive leur valeur elle-m êm e. Le problèm e \
critique est : la valeu r des valeurs, l ’évalu ation d ont procède leur)
valeur, donc le p roblèm e de leur création. L ’év a lu a tio n se définit
com m e l ’élém en t différentiel des valeurs correspondantes :
j élém en t critique et créateur à la fois. Les évalu a tio n s, rapportées à
' leur élém en t, ne son t pas des valeurs, m ais des m anières d ’être,
9 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

des m odes d ’ex isten ce de ceu x qui ju g en t et év a lu en t, servan t


p récisém ent de principes au x valeurs par rapport au xqu elles ils
jugent. C’est pourquoi nous avons toujours les croyances, les
sen tim en ts, les pensées que nous m éritons en fonction de notre
m anière d ’être ou de notre sty le de vie. Il y a des choses q u ’on ne
p eu t dire, sentir ou con cevoir, des valeurs au xqu elles on ne p eu t
croire q u ’à con d ition d ’évaluer « b assem en t », de v ivre et de
j penser « b assem en t ». V oilà l ’essen tiel : le haut et le bas, le noble et
i le vil ne son t pas des valeurs, m ais représen tent l ’élém en t difTé-
i rentiel dont dérive la valeur des valeurs elles-m êm es.
La p hilosoph ie critique a d eu x m ou vem en ts inséparables :
\ rapporter to u te chose, et to u te origine de quelque valeur, à
| des valeurs ; m ais aussi rapporter ces valeurs à q uelqu e chose
^qui soit com m e leur origine, et qui décide de leur valeur. On
reconnaît la double lu tte de N ietzsch e. Contre ceu x qui sou s­
traient les valeurs à la critique, se co n ten ta n t d ’in ven torier les
valeurs ex ista n tes ou de critiquer les choses au nom de valeurs
étab lies : les « ouvriers de la p hilosoph ie », K an t, Schopenhauer (1).
Mais aussi contre ceu x qui critiq uent, ou resp ecten t, les valeurs
en les faisan t dériver de sim ples faits, de p rétendus faits o b jectifs :
les u tilitaristes, les « sa v an ts » (2). D ans les d eu x cas, la p hilo­
sophie nage dans l ’élém en t indifférent de ce qui v a u t en soi ou
de ce qui v a u t pour tous. N ietzsch e se dresse à la fois contre la
h aute idée de fond em en t qui laisse les valeurs indifférentes à
leur propre origine, et contre l ’idée d ’une sim ple d érivation cau­
sale ou d ’un p lat com m en cem ent, qui pose une origine indifférente
au x valeurs. N ietzsch e form e le con cep t nouveau de généalogie.
Le philosophe est un gén éalogiste, non pas un juge de tribunal à
la m anière de K an t, ni un m écanicien à la m anière utilitariste.
Le philosophe est H ésiode. Au principe de l ’u niversalité kan­
tien n e, com m e au principe de la ressem blance cher au x u tili­
taristes, N ietzsch e su b stitu e le sen tim en t de différence ou de
d istance (élém ent différentiel). « C’est du h a u t de ce sen tim en t
\ de d istan ce q u ’on s ’arroge le droit de créer des valeurs ou de les
I d éterm iner : q u ’im porte l ’u tilité (3) ? »
G énéalogie v e u t dire à la fois valeur de l ’origine et origine des
valeurs. G énéalogie s ’oppose au caractère absolu des valeurs
com m e à leur caractère relatif ou u tilitaire. G énéalogie signifie
l ’élém en t différentiel des valeurs d ont découle leur valeur elle-

(1) B M , 211.
2) B M , V Ie Partie.
(3) GM, I, 2.
LE TRAGIQUE 3

m êm e. G énéalogie v e u t donc dire origine ou n aissan ce, m ais aussi


différence ou d istance dans l ’origine G énéalogie v e u t dire noblesse
et b assesse, n oblesse et v ilén ie, noblesse et décadence dans l’ori­
gine. Le noble et le vil, le h au t et le bas, tel est l ’élém en t propre­
m ent gén éalogiqu e ou critique. Mais ainsi com prise, la critique est
en m êm e tem p s le plus p ositif. L ’élém en t différentiel n ’est pas
critique de la valeur des valeurs, sans être aussi l ’élém en t p ositif
d ’une création. C’est pourquoi la critique n ’est jam ais conçue
par N ietzsch e com m e une réaction, m ais com m e une action.
N ietzsch e oppose l ’a ctiv ité de la critique à la v en g ea n ce, à la
rancune ou au ressen tim en t. Zarathoustra sera su iv i par son
« sin ge », par son « bouffon », par son « dém on », d ’un b out à
l ’autre du livre ; m ais le sin ge se d istingu e de Z arathoustra
com m e la v en gean ce et le ressen tim en t se d istin g u en t de la
critique elle-m êm e. Se confondre avec son sin ge, voilà ce que
Z arathoustra sen t com m e une des affreuses ten ta tio n s qui lui
son t ten d u es (1). La critique n ’est pas u ne ré-action du re-senti-
m en t, m ais l ’expression a ctive d ’un m ode d ’ex isten ce a ctif :
l ’attaq u e et non la ven gean ce, l ’agressivité n atu relle d ’une
m anière d ’être, la m éch an ceté d ivin e sans laquelle on ne saurait
im aginer la p erfection (2). C ette m anière d ’être est celle du
p hilosoph e, parce q u ’il se propose précisém ent de m anier l ’élé-|
m en t différentiel com m e critique et créateur, donc com m e un \
m arteau. Ils p en sen t « bassem ent », dit N ietzsch e de ses adver- 1
saires. D e c e tte con cep tion de la gén éalogie, N ietzsch e atten d
beaucoup de choses : une n ou velle organisation des scien ces,
une n ou velle organisation de la p hilosoph ie, une déterm in ation
des valeurs de l ’avenir.

2) L E S E N S

N ous ne trouverons jam ais le sens de quelque ch ose (phéno­


m ène h um ain, biologique ou m êm e p hysiq u e), si nous ne savons
pas quelle est la force qui s ’approprie la chose, qui l ’ex p lo ite, qui
s ’en em pare ou s ’exprim e en elle. U n phénom ène n ’est pas une
apparence ni m êm e une apparition, m ais un sig n e, un sym p tôm e
qui trou ve son sens dans une force actu elle. La p hilosophie to u t
entière est une sym p tom atologie et une sém éiologie. Les scien ces
son t un systèm e sym p tom atologiq u e et sém éiologiq ue. A la
dualité m étap h ysiq u e de l ’apparence et de l ’essence, et aussi à la

(1) Z, III, « En passant ».


(2) E l i , I, 6-7.
4 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

relation scien tifiqu e de l'effet et de la cause, N ietzsch e su b stitu e


la corrélation du p hénom ène et du sens. T ou te force est appro­
priation, d om in ation, exp lo ita tio n d ’une q u a n tité de réalité.
Même la p ercep tion dans ses asp ects divers est l ’expression de
forces qui s ’approprient la nature. C’est dire que la n ature elle-
m êm e a une histoire. L ’histoire d ’une chose, en général, est la
su ccession des forces qui s ’en em parent, et la co ex isten ce des
forces qui lu tte n t pour s ’en em parer. U n m êm e ob jet, un m êm e
phénom ène change de sens su iv a n t la force qui se l ’approprie.
L ’histoire est la variation des sens, c ’est-à-dire « la su ccession des
phénom ènes d ’a ssu jettissem en t plus ou m oins v io len ts, plus ou
m oins in d ép en d an ts les uns des autres » (1). Le sens est donc une
n otion com p lexe : il y a toujours une pluralité de sens, une constel­
lation, un com p lexe de su ccessions, m ais aussi de co ex isten ces,
qui fait de l ’in terp rétation un art. « T ou te su b ju gation , to u te
d om in ation éq u iv a u t à une in terp rétation n ouvelle. »
La p hilosophie de N ietzsch e n ’est pas com prise ta n t que l ’on
ne tie n t pas com p te de son pluralism e essen tiel. E t à vrai dire, le
pluralism e (autrem ent appelé em pirism e) ne fait q u ’un avec la
p hilosophie elle-m êm e. Le pluralism e est la m anière de penser
proprem ent p hilosoph iq ue, in v en tée par la p hilosoph ie : seul
garant de la liberté dans l ’esprit con cret, seul principe d ’un v io len t
athéism e. Les D ieu x son t m orts : m ais ils son t m orts de rire, en
en ten d an t un D ieu dire q u ’il éta it le seul. « N ’est-ce pas là préci­
sém en t la d ivin ité, q u ’il y ait des d ieu x, q u ’il n ’y ait pas un
D ieu (2) ? » E t la m ort de ce D ieu-là, qui se disait le seul, est elle-
m êm e plurielle : la m ort de D ieu est un év én em en t d ont le sens
est m ultip le, C’est pourquoi N ietzsch e ne croit pas au x « grands
évén em en ts » b ru yants, m ais à la pluralité silen cieuse des sens
de chaque évén em en t (3). Il n ’y a pas un év én em en t, pas un
p hénom èn e, pas un m ot ni une pensée d ont le sens ne so it m ul­
tip le. Q uelque chose est ta n tô t ceci, ta n tô t cela, ta n tô t quelque
chose de plus com pliqué, su iv a n t les forces (les dieux) qui s ’en
em parent. H egel v o u lu t ridiculiser le pluralism e, en l ’id en tifian t
à une con scien ce n aïve qui se co n ten terait de dire « ceci, cela, ici,
m ain ten an t » — com m e un en fan t b égaya n t ses plus hum bles
besoins. D ans l ’idée p luraliste q u ’une chose a plusieurs sens,
dans l ’idée q u ’il y a plusieurs choses, et « ceci et puis cela » pour
une m êm e ch ose, nous voy o n s la plus h aute con q u ête de la

(1) GM, II, 12.


(2) Z, III, « D es transfuges ».
(3) Z, II, « D es grands événem ents ».
LE TRAGIQ UE 5

philosophie, la con q u ête du vrai con cep t, sa m atu rité, et non pas
son renon cem en t ni son enfance. Car l ’évalu a tio n de ceci et de
cela, la d élicate pesée des choses et des sens de ch acu n e, l ’esti­
m ation des forces qui d éfinissent à chaque in sta n t les aspects
d ’une chose et de ses rapports avec les autres, — to u t cela (ou
to u t ceci) relève de l’art le plus h au t de la p hilosophie, celui de
l’in terp rétation . Interpréter et m êm e évaluer, c ’est peser. La
n otion d ’essen ce ne s ’y perd pas, m ais prend une n ou velle
sign ification ; car tous les sens ne se v a le n t pas. U ne chose a
a u tan t de sens q u ’il y a de forces capables de s ’en em parer. Mais
la chose elle-m êm e n ’est pas neu tre, et se trou ve plus ou m oins en
affinité avec la force qui s ’en em pare actu ellem en t. Il y a des
forces qui ne p eu v en t s ’em parer de quelque chose q u ’en lui
d onn ant un sens restrictif et une valeur n éga tiv e. On appellera
essence au contraire, parm i tous les sens d ’une chose, celui que
lui donne la force qui présente avec elle le plus d ’affinité. A insi,
dans un exem p le que N ietzsch e aim e à citer, la religion n ’a pas
un sens u nique, p u isq u ’elle sert tour à tour des forces m ultiples.
Mais quelle est la force en affinité m axim a a v ec la religion ?
Quelle est celle d ont on ne sait plus qui d om ine, elle-m êm e
d om in ant la religion ou la religion la d om in ant elle-m êm e (1) ?
« Cherchez H. » T ou t cela pour tou tes choses est encore question
de pesée, l ’art d élicat m ais rigoureux de la p hilosoph ie, l ’in ter­
p rétation pluraliste.
L ’in terp rétation révèle sa co m p lexité si l ’on songe q u ’une
n ou velle force ne p eu t apparaître et s ’approprier un ob jet q u ’en
prenant, à ses d ébuts, le m asque des forces p récédentes qui
l ’occu p aien t déjà. Le m asque ou la ruse son t des lois de la n ature,
donc quelque chose de plus q u ’un m asque et une ruse. La v ie ,
à ses d ébuts, d oit m im er la m atière pour être seu lem en t possible.
Une force ne su rvivrait pas, si d ’abord elle n ’em p ru n tait le v isa g e
des forces précédentes contre lesqu elles elle lu tte (2). C’est ainsi
que le philosophe ne p eu t naître et grandir, avec quelque chance
de su rvie, q u ’en a y a n t l ’air co n tem p la tif du prêtre, de l ’hom m e
a scétiq u e et religieu x qui d om in ait le m onde a v a n t son appa­
rition. Q u’une telle n écessité pèse sur nous, n ’en tém oign e pas
seu lem en t l ’im age ridicule q u ’on se fait de la p hilosoph ie :
l’im age du p hilosoph e-sage, am i de la sagesse et de l ’ascèse.
Mais plus encore, la p hilosoph ie elle-m êm e ne je tte pas son

( 1) N ietzsche dem ande : quelle est la force qui donne à la religion l’occasion
* d’agir souverainem ent par elle-m êm e * ? [ BM, 62).
(2) GM, III, 8, 9 et 10.
6 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

m asque ascétiqu e à m esure q u ’elle grandit : elle d oit y croire


d ’une certain e m anière, elle ne p eu t que conquérir son m asque,
lui d onn ant un nouveau sens où s ’exprim e enfin la vraie nature de
sa force an ti-religieu se (1). N ous voy o n s que l ’art d ’interpréter
d oit être aussi un art de percer les m asques, et de découvrir qui
se m asque et pourquoi, et dans quel b u t on conserve un m asque
en le rem odelant. C’est dire que la gén éalogie n ’apparaît pas au
déb ut, et q u ’on risque bien des contresens en ch erch ant, dès la
n aissan ce, quel est le père de l ’enfant. La différence dans l ’origine
n ’apparaît pas dès l’origine, sauf p eu t-être pour un œ il parti­
culièrem ent exercé, l ’œ il qui v o it de loin, l ’œ il du p resbyte, du
gén éalogiste. C’est seu lem en t quand la p hilosophie est devenue
grande q u ’on p eu t en saisir l ’essen ce ou la généalogie, et la
d istingu er de to u t ce avec quoi, au déb ut, elle a v a it trop d ’in térêt
à se confondre. Il en est ainsi de to u tes choses : « En toute chose,
seuls les degrés supérieurs im p orten t (2). » N on pas que le pro­
blèm e ne soit pas celui de l’origine, m ais parce que l ’origine conçue
com m e gén éalogie ne p eu t être déterm inée que par rapport aux
degrés supérieurs.
N ous n ’avon s pas à nous dem ander ce que les Grecs d o iv en t
à l ’O rient, d it N ietzsch e (3). La p hilosophie est grecque, dans la
m esure où c ’est en Grèce q u ’elle a tte in t pour la prem ière fois
sa form e supérieure, q u ’elle tém oign e de sa vraie force et de ses
b uts, qui n e se con fon d en t pas avec ceu x de l ’O rieni-prêtre,
m êm e quand elle les u tilise. Philosophos ne v e u t pas dire sage,
m ais am i de la sagesse. Or, de quelle m anière étrange il faut
interpréter « am i » : l ’am i, d it Z arathoustra, est toujours un tiers
entre je et m oi, qui m e pousse à m e surm onter et à être surm ont é
pour v ivre (4). L ’am i de la sagesse est celu i qui se réclam e de la
sagesse, m ais com m e on se réclam e d ’un m asque dans lequel on
ne su rvivrait pas ; celui qui fait servir la sagesse à de n ou velles
fins, bizarres et d angereuses, fort peu sages en vérité. Il v eu t
q u ’elle se surm onte et q u ’elle soit surm ontée. Il est certain que le
p eu ple ne s ’y trom pe pas toujours ; il pressent l ’essence du
p hilosoph e, son an ti-sagesse, son im m oralism e, sa con cep tion de
l ’am itié. H u m ilité, p au vreté, ch a steté, d evin ons le sens que pren­
n en t ces vertus sages et ascétiqu es, quand elles so n t reprises par
la p hilosoph ie com m e par u ne force n ou velle (5).

(1) GM, III, 10.


(2) NP.
(3) NP.
(4) Z, I, « De l ’ami ».
(5) GM, III, 8.
LE T R A G I Q U E

3) P H I L O S O P H I E D E L A VOLONTÉ

La généalogie n ’interprète pas seu lem en t, elle évalue. J u sq u ’à


m ainten an t, nous avon s présenté les choses com m e si les diffé­
rentes forces lu tta ie n t et se su ccéd aien t par rapport à un ob jet
presque inerte. Mais l’ob jet lui-m êm e est force, expression d ’une
force. C’est m êm e pourquoi il y a plus ou m oins d ’affinité entre
l’ob jet et la force qui s ’en em pare. Il n ’est pas d ’o b jet (phéno­
m ène) qui ne so it déjà possédé, p u isq u ’en lui-m êm e il est non
pas une apparence, m ais l’apparition d ’une force. T ou te force
est donc dans un rapport essen tiel avec une autre force. L ’être
de la force est le pluriel ; il serait proprem ent absurde de penser
la force au singulier. U ne force est d om in ation, m ais aussi l ’ob jet
sur lequ el une d om in ation s ’exerce. U ne pluralité de forces
agissant et p â tissa n t à d istan ce, la distance éta n t l ’élém en t
différentiel com pris dans chaque force et par lequel ch acu n e se
rapporte à d ’autres : tel est le principe de la p hilosophie de la
nature chez N ietzsch e. La critique de l ’atom ism e d oit se
com prendre à partir de ce principe ; elle con siste à m ontrer
que l’atom ism e est une te n ta tiv e pour prêter à la m atière une
pluralité et une d istan ce essen tielles qui, en fait, n ’ap partienn en t
q u ’à la force. Seule la force a pour être de se rapporter à une
autre force. (Com m e d it Marx, quand il in terp rète l ’atom ism e :
« Les atom es son t à eu x-m êm es leur unique o b jet et ne p eu v en t
se rapporter q u ’à eu x-m êm es... (1) » Mais la q u estion est : la
n otion d ’atom e dans son essence p eu t-elle rendre com p te de ce
rapport essen tiel q u ’on lui prête? Le con cep t ne d ev ien t cohérent
que si l ’on pense force au lieu d ’atom e. Car la n otion d ’atom e
ne p eu t pas con ten ir en elle-m êm e la différence nécessaire à
l’affirm ation d ’un tel rapport, différence dans l ’essen ce et selon
l’essence. A insi l ’atom ism e serait un m asque pour le dynam ism e
naissant.)
Le con cep t de force est donc, chez N ietzsch e, celui d ’une
force qui se rapporte à une autre force : sous c e t esp ect, la
force s ’appelle une v olon té. La volo n té (volonté de puissance) est
l’élém en t différentiel de la force. Il en résulte une n ou velle
con ception de la p hilosophie de la volo n té ; car la v o lo n té ne
s ’exerce pas m ystérieu sem en t sur des m uscles ou sur des nerfs,
encore m oins sur une m atière en général, m ais s ’exerce n écessa i­
rem ent sur une autre volon té. Le vrai problèm e n ’est pas dans

(1) Marx, Différence Démocrile-Epicure.


8 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

le rapport du vou loir a vec l ’in volon taire, m ais dans le rapport
d ’une v o lo n té qui com m ande à une v olon té qui ob éit, et qui
ob éit plus ou m oins. « La volo n té bien en ten du e ne p eu t agir
que sur une v o lo n té, et non sur une m atière (les nerfs, par
exem ple). Il faut en venir à l ’idée que p artout où l ’on co n sta te
des effets, c ’est q u ’une volo n té agit sur une v o lo n té (1). » La
v olon té est d ite une chose complexe parce que, en ta n t q u ’elle
v eu t, elle v eu t être obéie, m ais que seule une v o lo n té p eu t obéir à
ce qui la com m ande. A insi le pluralism e trou ve sa confirm ation
im m éd iate et son terrain de ch oix dans la p hilosoph ie de la
volon té. E t le p oin t sur lequel porte la rupture de N ietzsch e
avec Schopenhauer est précis : il s ’agit ju stem en t de savoir si
la v olon té est une ou m u ltip le. T ou t le reste en découle ; en effet,
si S chopenhauer est con d u it à nier la v o lo n té, c ’est d ’abord
parce q u ’il croit à l ’u nité du vouloir. Parce que la v o lo n té selon
Schopenhauer est une dans son essen ce, il arrive au bourreau
de com prendre q u ’il ne fait q u ’un avec sa propre v ic tim e : c ’est
la con scien ce de l’id en tité de la volo n té dans to u tes ses m an ifes­
ta tion s qui am ène la volo n té à se nier, à se supprim er dans la
p itié, dans la m orale et dans l’ascétism e (2). N ietzsch e découvre
ce qui lui sem b le la m ystification proprem ent schop en hau e-
rienne : on d oit n écessairem en t nier la v o lo n té, quand on en
pose l ’u nité, l ’id en tité.
N ietzsch e dénonce l ’âm e, le m oi, l ’égoïsm e com m e les der­
niers refuges de l ’atom ism e. L ’atom ism e p sych iq u e ne v a u t
pas m ieu x que le p h ysiq u e : « D ans to u t vouloir, il s ’a g it sim p le­
m en t de com m ander et d ’obéir à l’intérieur d ’une structure
co llectiv e com p lexe, faite de plusieurs âm es (3). » Quand
N ietzsch e ch an te l ’égoïsm e, c ’est toujours d ’une m anière agres­
sive ou p olém iq ue : contre les vertu s, contre la vertu de d ésin té­
ressem ent (4). Mais en fait, l ’égoïsm e est u ne m auvaise in ter­
p rétation de la volo n té, com m e l ’atom ism e, une m au vaise in ter­
p rétation de la force. Pour q u ’il y a it égoïsm e, encore faudrait-il
q u ’il y ait un ego. Que to u te force se rapporte à une autre, soit
pour com m ander soit pour obéir, voilà ce qui nous m et sur la
vo ie de l ’origine : l ’origine est la différence dans l’origine, la diffé­
rence dans l ’origine est la hiérarchie, c ’est-à-dire le rapport d ’une
force d om in ante à une force dom inée, d ’une v o lo n té obéie à
u ne volo n té ob éissante La hiérarchie com m e inséparable de

(1) B M , 36.
(2) S c h o p e n h a u e r , Le monde comme volonté et comme représentation, liv. IV.
(3) B M , 19.
(4) Z, III, « Des trois m aux ».
LE TRAGIQUE 9

la gén éalogie, voilà ce que N ietzsch e appelle « notre problèm e » (1).


La hiérarchie est le fait originaire, l ’id en tité de la différence
et de l ’origine. Pourquoi le problèm e de la hiérarchie est préci­
sém ent le problèm e des « esprits libres », nous le com prendrons j
plus tard. Quoi q u ’il en soit à c e t égard, nous p ouvon s m arquer
la progression du sens à la valeu r, de l ’in terp rétation à l ’év a lu a ­
tion com m e tâch es de la généalogie : le sens de quelque chose
est le rapport de ce tte chose à la force qui s ’en em pare, la valeur
de quelque chose est la hiérarchie des forces qui s ’exp rim ent
dans la chose en ta n t que p hénom ène com p lexe.

4) C O N T R E L A D IA L E C T IQ U E

N ietzsch e est-il « d ialecticien »? U ne relation m êm e essen tielle


entre l ’un et l ’autre n e suffit pas à form er u ne d ialectiqu e :
to u t dépend du rôle du n égatif dans c e tte relation . N ietzsch e
dit bien que la force a une autre force pour ob jet. Mais préci­
sém ent, c ’est avec d'autres forces que la force entre en relation.
C’est avec une autre sorte de v ie que la v ie entre en lu tte. Le plura­
lism e a parfois des apparences d ialectiqu es ; il en est l’ennem i
le plus farouche, le seul ennem i profond. C’est pourquoi nous
devons prendre au sérieux le caractère résolu m ent a n ti-d ialec­
tiq u e de la p hilosoph ie de N ietzsch e. On a d it que N ietzsch e
ne con n aissait pas bien H egel. A u sens où l ’on ne con n aît pas
bien son adversaire. N ous croyons en revanche que le m ou ­
v em e n t h égélien, les différents courants hégéliens lui furent
fam iliers ; com m e Marx, il y prit ses têtes de turc. C’est l ’ensem ble
de la p hilosoph ie de N ietzsch e qui reste ab straite et peu
com préhensible, si l ’on ne découvre pas contre qui elle est dirigée.
Or, la question « contre qui ? » fa it elle-m êm e appel à plusieurs
réponses. Mais l ’une d ’elles, p articu lièrem ent im p o rta n te, est
que le surhom m e est dirigé contre la con cep tion d ialectiqu e de
l ’h om m e, et la tran svalu ation , contre la d ialectiqu e de l ’appro­
priation ou de la suppression de l ’aliénation. L ’an ti-h égélianism e
traverse l ’œ uvre de N ietzsch e, com m e le fil de l ’agressivité.
N ous p ouvon s le su ivre déjà dans la théorie des forces.
Chez N ietzsch e jam ais le rapport essen tiel d ’une force avec
une autre n ’est conçu com m e un élém en t n égatif dans l’essence.
Dans son rapport a vec l’autre, la force qui se fa it obéir ne nie
pas l ’autre ou ce q u ’elle n ’est p as, elle affirme sa propre diffé- j
rence e t jo u it de c e tte différence. Le n égatif n ’est pas présent

(1) H H, Préface, 7.

f4
j
10 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

dans l'essence com m e ce d ont la force tire son a ctiv ité : au


contraire, il résulte de c e tte a ctiv ité , de l ’ex isten ce d ’une force
a ctiv e et de l ’affirm ation de sa différence. Le n ég a tif est un
produit de l ’existen ce elle-m êm e : l ’agressivité n écessairem en t
liée à une existen ce activ e, l ’agressivité d ’une affirm ation. Q uant
au con cep t n égatif (c’est-à-dire la n égation com m e con cep t),
« ce n ’est q u ’un pâle con traste, né tard ivem en t en com paraison
du con cep t fond am ental, to u t im prégné de v ie et de passion » (1).
A l ’élém en t sp écu latif de la n égation, de l ’op position ou de la
con trad iction , N ietzsch e su b stitu e l ’élém en t pratique de la
différence : ob jet d ’affirm ation et de jouissance. C’est en ce sens
q u ’il y a un em pirism e n ietzsch éen . La question si fréquente
chez N ietzsch e : q u ’est-ce que v e u t u ne vo lo n té, q u ’est-ce que
v e u t celui-ci, celui-là ? ne d oit pas être com prise com m e la
recherche d ’un b ut, d ’un m otif ni d ’un ob jet pour c e tte volon té.
Ce que v e u t une v olon té, c ’est affirmer sa différence. D ans son
rapport essen tiel avec l ’autre, une v olon té fait de sa différence
un o b jet d ’affirm ation. « Le plaisir de se savoir différent », la
jouissance de la différence (2) : voilà l ’élém en t con cep tu el n ou ­
veau , agressif et aérien, que l ’em pirism e su b stitu e au x lourdes
notion s de la d ialectiqu e et su rtout, com m e d it le dialecticien,
au travail du n égatif. Que la d ialectiqu e so it un travail et l ’em p i­
rism e une jou issan ce, c ’est les caractériser suffisam m ent. E t
qui nous dit q u ’il y a plus de pensée dans un travail que dans
une jouissance ? La différence est l ’ob jet d ’une affirm ation
pratique inséparable de l ’essen ce et co n stitu tiv e de l’existen ce.
Le « oui » de N ietzsch e s ’oppose au « non » d ialectiqu e ; l ’aflirm a-
tion , à la négation d ialectiqu e ; la différence, à la con trad iction
d ialectiqu e ; la joie, la jou issan ce, au travail d ialectiqu e ; la
légèreté, la danse, à la p esan teur d ialectiqu e ; la belle irrespon­
sab ilité, au x responsabilités d ialectiqu es. Le sen tim en t em pi­
rique de la différence, bref la hiérarchie, voilà le m oteur essen tiel
du con cep t plus efficace et plus profond que to u te pensée de la
con trad iction .
B ien plus, nous devons dem ander : q u ’est-ce que v e u t le
d ialecticien lui-m êm e ? Q u’est-ce q u ’elle v eu t, c e tte v o lo n té
qui v e u t la d ialectiqu e ? U ne force épuisée qui n ’a pas la force
d ’affirmer sa différence, u ne force qui n ’agit plus, m ais réagit
a u x forces qui la d om in en t : seule u ne telle force fa it passer
l ’élém en t n ég a tif au prem ier plan dans son rapport avec l ’autre,

(1) GM, I, 10.


(2) B M , 260.
LE TRAGIQUE 11

elle nie to u t ce q u ’elle n ’est pas et fait de c e tte négation sa


propre essence et le principe de son ex isten ce. « Tandis que la
m orale aristocratique naît d ’une triom phale affirm ation d ’elle-
m êm e, la m orale des esclaves dès l ’abord est un non à ce qui ne
fait pas partie d ’elle-m êrne, à ce qui est différent d ’elle, à ce
qui est son non-m oi ; et ce non est son acte créateur (1). » C’est
pourquoi N ietzsch e présente la d ialectiqu e com m e la sp écu la­
tion de la plèbe, com m e la m anière de penser de l ’esclave (2) :
la pensée ab straite de la con trad iction l ’em porte alors sur le
sen tim en t con cret de la différence p ositiv e, la réaction sur
l ’action , la ven gean ce et le ressen tim en t pren n en t la place de
l ’agressivité. E t N ietzsch e in versem en t m ontre que ce qui est
n égatif ch ez le m aître est toujours un p rod uit secondaire et
dérivé de son existen ce. A ussi bien, ce n ’est pas la relation du
m aître et de l ’esclave qui, en elle-m êm e, est d ialectiqu e. Qui est
dialecticien, qui d ialectise la relation ? C’est l ’esclave, le p oint
de v u e de l ’esclave, la p ensée du p oin t de v u e de l ’esclave.
L ’asp ect d ialectiqu e célèbre de la relation m aître-esclave, en
effet, dépend de ceci : que la p uissance y est conçue, non pas
com m e v o lo n té de p uissance, m ais com m e, représentation de la
p uissance, com m e représen tation de la supériorité, com m e
reconnaissance par « l ’un » de la supériorité de « l ’autre ». Ce
que les v olon tés v eu le n t chez H egel, c ’est faire reconnaître leur
p uissance, représenter leur p uissance. Or, selon N ietzsch e, il y a
là une con cep tion to ta le m en t erronée de la vo lo n té de puissance
et de sa nature. U ne telle con cep tion est celle de l ’esclave, elle
est l ’im age que l ’h om m e du ressen tim en t se fait de la p uissance.
C ’est l'esclave qui ne conçoit la puissance que comme objet d'une
récognition, matière d'une représentation, enjeu d'une compétition,
el donc qui la fa it dépendre, à l'issue d'un combat, d'une sim ple
attribution de valeurs établies (3). Si la relation du m aître et de
l’esclave em p ru nte aisém en t la form e d ialectiq u e, au p o in t
d ’être d even u e com m e un arch étyp e ou une figure d ’école pour
to u t jeu n e h égélien , c ’est parce que le p ortrait que H egel nous
propose du m aître est, dès le d éb ut, un p ortrait fa it par l ’esclave,
un p ortrait qui représente l ’esclave, au m oins tel q u ’il se rêve,
to u t au plus un esclave arrivé. Sous l ’im age hégélien ne du m aître,
c ’est toujours l’esclave qui perce.

(1) GM, I, 10.


(2) Cr. Id., « Le problème de Socrate », 3-7. — VP, I, 70 : « C’est la plèbe
qui triom phe dans la dialectique... La dialectique ne peut servir que d ’arme
défensive. »
(3) Contre l ’idée que la volonté de puissance soit volonté de se faire « recon­
naître », donc de se faire attribuer des valeurs en cours : B M , 261 ; A, 113.
12 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

5) L E P R O B L È M E D E L A T R A G É D IE

Le com m en tateu r de N ietzsch e doit év iter p rin cip alem ent


de « dialectiser » la pensée n ietzsch éen n e sous un p rétex te q uel­
conque. Le p rétex te est p ourtan t to u t trou vé : c ’est celui de
la culture tragiq ue de la pensée tragique, de la p hilosophie
tragique qui parcourent l ’œ uvre de N ietzsch e. Mais ju stem en t,
q u ’est-ce que N ietzsch e appelle « tragique »? Il oppose la vision
tragique du m onde à d eu x autres vision s : d ialectiqu e et chré­
tien ne. Ou p lu tôt, en co m p tan t bien, la tragédie a trois façons
de m ourir : elle m eurt une prem ière fois par la d ialectiqu e de
Socrate, c ’est sa m ort « euripidienne ». E lle m eu rt une seconde
fois par le ch ristianism e. U ne troisièm e fois, sous les coups
conjugués de la d ialectiqu e m oderne et de W agner en personne.
N ietzsch e in siste sur les points su ivan ts : le caractère fonda­
m en talem en t chrétien de la d ialectiqu e et de la p hilosoph ie a lle­
m andes (1) ; l ’in cap acité con gén itale du ch ristianism e et de
la d ialectiqu e à vivre, à com prendre, à penser le tragique.
« C’est m oi qui ai d écou vert le tragiq ue », m êm e les Grecs l ’ont
m éconnu (2).
La d ialectiqu e propose une certain e con cep tion du tragiq ue :
elle lie le tragiq ue au n égatif, à l ’op position , à la con trad iction .
La con trad iction de la souffrance et de la v ie, du fini et de l ’in ­
fini dans la v ie elle-m êm e, du d estin particulier et de l ’esprit
universel dans l ’idée ; le m o u v em en t de la con trad iction , et aussi
de sa solu tion : voilà com m en t le tragiq ue est représenté. Or,
si l ’on considère l 'Origine de la tragédie, on v o it bien sans doute
que N ietzsch e n ’y est pas d ialecticien , m ais p lu tô t disciple
de Schopenhauer. On se rappelle aussi que Schopenhauer lui-
m êm e ap préciait peu la d ialectiqu e. E t p ou rtan t, dans ce pre­
m ier livre, le schém a que N ietzsch e nous propose, sous l ’influence
de Schopenhauer, ne se d istin gu e de la d ialectiq u e que par la
manière d on t y son t con çu es la con trad iction e t sa solu tion.
Ce qui p erm et à N ietzsch e, plus tard , de dire de YOrigine de
la tragédie : « E lle se n t l ’hégélianism e d ’une façon assez sca­
breuse (3). » Car la con trad iction et sa solu tion jo u en t encore
le rôle de principes essen tiels ; « on y v o it l ’a n tith èse se tran s­
form er en u nité ». N ou s d evon s suivre le m o u v em en t de ce livre

(1) AC, 10.


(2) VP , IV, 534.
(3) EH, III. « L ’origine de la tragédie », 1.
LE TRAGIQ UE 13

difficile, pour com prendre com m ent, N ietzsch e instaurera par


la suite une n ou velle con ception du tragiq ue :
1° La con trad iction , dans l 'Origine de la tragédie, est celle
de l ’u nité p rim itive et de l ’in d ivid u ation , du vou loir et de l ’appa­
rence, de la v ie et de la souffrance. C ette con trad iction « origi­
nelle » porte tém oignage contre la vie, elle m et la v ie en accusa­
tion : la v ie a besoin d ’être justifiée, c ’est-à-dire rachetée de la
souffrance et de la con trad iction . L 'Origine de la tragédie se
d évelopp e à l ’om bre de ces catégories d ialectiqu es chrétiennes :
ju stification , rédem ption, récon ciliation ;
2° La con trad iction se reflète dans l ’op position de D ion ysos
et d ’A pollon. A pollon divin ise le principe d ’in d ivid u ation , il
con stru it l ’apparence de l ’apparence, la belle apparence, le rêve
ou l ’im age p lastiqu e, et se libère ainsi de la souffrance : « A pollon
triom ph e de la souffrance de l ’individu par la gloire radieuse
dont il environne l ’étern ité de l ’apparence », il efface la douleur (1).
D ion ysos, au contraire, retourne à l ’unité p rim itive, il brise
l ’in d ivid u , l ’entraîne dans le grand naufrage et l ’absorbe dans
l ’être originel : ainsi il reproduit la con trad iction com m e la
douleur de l ’in d ivid u ation , m ais les résout dans un plaisir su p é­
rieur, en nous faisan t participer à la surabondance de l ’être
u niq ue ou du vou loir universel. D ion ysos et A pollon ne s ’op posent
donc pas com m e les term es d ’une con trad iction , m ais p lu tô t
com m e d eu x façons a n tith étiq u es de la résoudre : A pollon,
m éd iatem en t, dans la con tem p lation de l ’im age p lastiq u e ;
D ion ysos, im m éd iatem en t, dans la reproduction, dans le sym bole
m usical de la volo n té (2). D ion ysos est com m e le fond sur lequ el j
A pollon brode la belle apparence ; m ais sous A pollon, c ’est j
D ion ysos qui gronde. L ’a n tith èse elle-m êm e a donc besoin
d ’être résolue, « transform ée en u nité » (3) ;
3° La tragédie est c e tte récon ciliation, c e tte alliance ad m i-j
rable et précaire dom inée par D ion ysos. Car dans la tragédie,
D ion ysos est le fond du tragiq ue. Le seul p ersonnage tragiq ue
est D ion ysos : « dieu souffrant et glorifié » ; le seul su jet tragique,
ce son t les souffrances de D ion ysos, souffrances de l ’in divi-
duation m ais résorbées dans le plaisir de l ’être originel ; et le
seul sp ectateu r tragique, c ’est le ch œ ur, parce q u ’il est diony-

(1) OT, 16.


(2) Sur l ’opposition de l ’image m édiate et du sym bole (parfois appelé
« im age im m édiate du vouloir *), cf. OT, 5, 16 et 17.
(3) VP , IV, 556 : « Au fond, je ne me suis efforcé que de deviner pourquoi
l’apollinism e grec a dû surgir d ’un sous-sol dionysiaque ; pourquoi le Grec
dionysiaque a dû nécessairem ent devenir apollinien. »
14 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

siaque, parce q u ’il v o it D ionysos com m e son seigneur et


m aître (1). Mais d ’autre part, l ’apport apollinien con siste en
ceci : dans la tragédie, c ’est A pollon qui d évelopp e le tragique
en drame, qui exp rim e le tragiq ue dans un dram e. « La tragédie,
c ’est le chœ ur dionysiaqu e qui se détend en p rojetan t hors
de lui un m onde d ’im ages ap ollin ien n es... Au cours de plusieurs
exp losions su ccessives, le fond p rim itif de la tragédie produit
par irradiation c e tte vision dram atique, qui est essen tiellem en t
un rêve... Le dram e est donc la représentation de n otion s et
d ’action s d ionysiaqu es », l ’ob jectiv a tio n de D ion ysos sous une
form e et dans un m onde apolliniens.

6) L ' É V O L U T I O N D E N I E T Z S C H E

V oici donc com m en t le tragiq ue dans son ensem ble est défini
dans VOrigine de la tragédie : la con trad iction originelle, sa
solu tion d ionysiaqu e et l ’expression dram atique de c e tte solu tion.
R eproduire et résoudre la con trad iction , la résoudre en la repro­
d uisan t, résoudre la con trad iction originelle dans le fond originel,
tel est le caractère de la culture tragique et de ses représentants
m odernes, K an t, S chopenhauer, W agner. « Son tra it saillant
est q u ’elle rem place la scien ce par une sagesse qui fixe un regard
im passible sur la structure de l ’univers et cherche à y saisir la
douleur étern elle, où elle recon naît avec une tendre sym p ath ie
sa propre douleur (2). » Mais déjà, dans VOrigine de la tragédie,
m ille choses p oin ten t, qui nous font sentir l ’approche d ’une
con cep tion n ou velle peu conform e à ce schém a. E t d ’abord,
D ion ysos est présenté avec in sistan ce com m e le dieu affirmatif
et affirmateur. II ne se co n ten te pas de « résoudre » la douleur en
un plaisir supérieur et supra-personnel, il affirme la douleur et
en fait le plaisir de q u elq u ’un. C’est pourquoi D ion ysos se
métamorphose lu i-m êm e en affirm ations m u ltip les, plus q u ’il
ne se résou t dans l ’être originel ou ne résorbe le m u ltip le dans
un fond prim itif. Il affirme les douleurs de la croissance, plus
q u ’il ne reproduit les souffrances de Vindividuation. Il est le dieu
qui affirme la v ie , pour qui la v ie a à être affirm ée, mais non pas
justifiée ni rachetée. Ce qui em p êche, tou tefo is, ce second D io­
n ysos de l ’em porter sur le prem ier, c ’est que l ’élém en t supra-
personnel accom pagn e toujours l ’élém en t affirm ateur e t s ’en
attribu e finalem en t le bénéfice. Il y a bien, par exem p le, un

(1) OT, 8 et 10.


(2) OT, 18.
LE T RA G IQ U E 15

pressen tim ent de l’éternel retour : D ém èter apprend q u ’elle


pourra enfanter D ionysos à n ouveau ; m ais c e tte résurrection
de D ion ysos est seulem ent in terp rétée com m e « la fin de l ’in d ivi-
duation » (1). Sous l ’influence de Schopenhauer et de W agner,
l'affirm ation de la v ie ne se con çoit encore que par la résolution
de la souffrance au sein de l ’universel et d ’un plaisir qui dépasse
l’in dividu . « L ’in dividu doit être transform é en un être im per­
sonnel, supérieur à la personne. V oilà ce que se propose la
tragédie... (2). »
Quand N ietzsch e, à la fin de son œ uvre, s ’interroge sur
VOrigine de la tragédie, il y recon naît d eu x in n o v a tio n s essen ­
tielles qui débordent le cadre m i-d ialectiq ue, m i-schopenhaue-
rien (3) : l’une est précisém ent le caractère affirm ateur de D io­
n ysos, l ’affirm ation de la v ie au lieu de sa solu tion supérieure
ou de sa ju stification . D ’autre part, N ietzsch e se félicite d ’avoir
d écou vert une op position qui d evait, par la su ite, prendre to u te
son am pleur. Car, dès VOrigine de la tragédie, la vraie op position
n ’est pas l ’op position to u te d ialectiqu e de D ion ysos et d ’A pollon,
m ais celle, plus profonde, de D ion ysos et de Socrate. Ce n ’est pas
A pollon qui s ’oppose au tragique ou par lequ el le tragiq ue m eurt,
c ’est Socrate ; et S ocrate n ’est pas plus apollinien que d ion y­
siaque (4). S ocrate est défini par un étrange renversem en t :
« Tandis que chez tous les hom m es productifs, l ’in stin ct est une
force affirm ative et créatrice, et la con scien ce une force critique
et n ég a tiv e ; chez Socrate, l ’in stin c t d evien t critique et la cons­
cience créatrice (5). » Socrate est le prem ier génie de la décadence :
il oppose l ’idée à la v ie , il ju ge la v ie par l ’idée, il pose la v ie
com m e d ev a n t être ju gée, justifiée, rachetée par l ’idée. Ce q u ’il
nous dem ande, c ’est d ’en arriver à sentir que la v ie , écrasée
sous le poids du n égatif, est in digne d ’être désirée pour elle-m êm e,
éprouvée en elle-m êm e : S ocrate est « l ’h om m e théorique », le
seul vrai contraire de l ’hom m e tragiq ue (6).
Mais là encore, quelque chose em pêche ce second thèm e de
se développer librem ent. Pour que l ’op position de S ocrate et de
la tragédie prît to u te sa valeur, pour q u ’elle d ev în t réellem en t
l ’op position du non et du oui, de la n égation de la v ie et de son
affirm ation, il fallait d ’abord que l ’élém en t affirm atif dans la

(1) oT, iü.


(2) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », cf. 3-4.
(3) EH, III, « L’origine de la tragédie », 1-4.
(4) OT, 12.
(5) OT, 13.
(6) OT, 15.
16 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

tragédie fû t lu i-m êm e dégagé, exp osé pour soi et libéré de to u te


subordination. Or dans c e tte v o ie, N ietzsch e ne pourra plus
s ’arrêter : il faudra aussi que l ’an tith èse D ion ysos-A p ollon
cesse d ’occuper la prem ière place, qu ’elle s ’estom p e ou m êm e
disparaisse au profit de la vraie op position . Il faudra enfin que
la vraie op p osition change elle-m êm e, q u ’elle ne se co n ten te pas
de S ocrate com m e héros ty p iq u e ; car Socrate est trop Grec,
un peu ap ollin ien au déb ut, par sa clarté, un peu dionysiaqu e à
la fin, « Socrate étu d ia n t la m usique » (1). Socrate ne donne pas
à la n égation de la v ie to u te sa force ; la n égation de la v ie n ’y
trou ve pas encore son essence. Il faudra donc que l ’hom m e
tragique, en m êm e tem ps q u ’il d écou vre son propre élém en t
dans l ’affirm ation pure, découvre son ennem i plus profond
com m e celu i qui m ène vraim en t, d éfin itivem en t, essen tiellem en t,
l ’entreprise de la négation. N ietzsch e réalise ce program m e avec
rigueur. A l ’an tith èse D ion ysos-A p ollon , d ieu x qui se récon cilient
pour résoudre la douleur, se su b stitu e la com p lém en tarité plus
m ystérieu se D ion ysos-A riane ; car u ne fem m e, une fiancée, son t
nécessaires quand il s ’ag it d ’affirmer la vie. A l ’op position
D ion ysos-S ocrate, se su b stitu e la véritab le op p osition : « M’a-
t-on compris- ? — D ion ysos contre le crucifié (2). » L ’Origine de
la tragédie, rem arque N ietzsch e, faisait silen ce sur le ch ristianism e,
elle n ’a v a it pas identifié le christianism e. E t c ’est le christianism e
qui n ’est ni ap ollin ien , ni d ionysiaqu e : « Il nie les valeurs esth é­
tiqu es, les seules que reconnaisse VOrigine de la tragédie ; il est
n ih iliste au sens le plus profond, alors que dans le sym bole
d ionysiaqu e, la lim ite extrêm e de l ’affirm ation est a tte in te . »

7) D I O N Y S O S E T L E C H R I S T

E n D ion ysos et dans le Christ, le m artyre est le m êm e, la


passion est la m êm e. C’est le m êm e p hénom èn e, m ais d eu x sens
opposés (3). D ’une part, la v ie qui justifie la souffrance, qui
affirme la souffrance ; d ’autre p art, la souffrance qui m et la
v ie en accu sation , qui porte tém oign age contre elle, qui fa it de
la v ie q uelqu e chose qui d oit être justifié. Q u’il y a it de la souf­
france dans la v ie , cela signifie d ’abord pour le christianism e que
la v ie n ’est pas ju ste, q u ’elle est m êm e essen tiellem en t in ju ste,
q u ’elle paie par la souffrance une in ju stice essen tielle : elle est

(1) OT, 15.


(2) EH, IV, 9 ; VP , III, 413 ; IV, 464.
(3) VP , IV, 464.
LE T R A G I Q U E 17

coupable p u isq u ’elle souffre. E n su ite, cela signifie q u ’elle doit


être justifiée, c ’est-à-dire rachetée de son in ju stice ou sau vée,
sau vée par c e tte m êm e souffrance qui l ’accu sait to u t à l ’heure :
elle d oit souffrir, p u isq u ’elle est coupable. Ces d eu x asp ects
du ch ristianism e form ent ce que N ietzsch e appelle « la m auvaise
con scien ce », ou l ’intériorisation de la douleur (1). Ils définissent
le n ihilism e p roprem ent ch rétien , c ’est-à-dire la m anière d ont
le ch ristianism e n ie la v ie : d ’un côté, la m ach ine à fabriquer la
cu lp abilité, l ’horrible éq u ation d ouleur-châtim en t ; de l ’autre
côté, la m ach ine à m u ltip lier la douleur, la ju stification par la
douleur, l ’im m onde usine (2). Même quand le christianism e ch an te
l ’am our et la vie, quelles im précations dans ces ch an ts, quelle
haine sous ce t am our ! Il aim e la v ie , com m e l’oiseau de proie
l ’agneau : tendre, m utilée, m ourante. Le d ialecticien pose l ’am our
chrétien com m e une an tith èse, par exem p le com m e l ’an tith èse
de la haine judaïque. Mais c ’est le m étier et la m ission du dialec­
ticien d ’établir des antithèses, p artou t où il y a des év alu ation s
plus d élicates à faire, des coordinations à interpréter. Que la fleur
est l ’a n tith èse de la feuille, q u ’elle « réfute » la feuille, voilà une
découverte célèbre chère à la d ialectiqu e. C’est de c e tte m anière
aussi que la fleur de l ’am our chrétien « réfute » la haine : c ’est-à-
dire d ’une m anière en tièrem en t fictive. « Que l ’on ne s ’im agine
pas que l ’am our se d évelop p a... com m e an tith èse de la haine
judaïque. N on , to u t au contraire. L ’am our est sorti de ce tte
haine, s’ép an ouissant com m e sa couronne, une couronne triom ­
p han te qui s ’élargit sous les chauds rayons d ’un soleil de pureté,
m ais qui, dans ce dom aine n ouveau sous le règne de la lum ière
et du su blim e, p oursuit toujours encore les m êm es buts que la
haine : la v ictoire, la con q u ête, la sédu ction (3). » La joie chrétienne
est la joie de « résoudre » la douleur : la douleur est intériorisée,
offerte à D ieu par ce m oyen , portée en D ieu par ce m oyen . « Ce
paradoxe d ’un D ieu m is en croix, ce m ystère d ’une in im aginab le
et dernière cruauté » (4), voilà la m anie p roprem ent chrétienne,
une m anie déjà to u te d ialectiqu e.
C om bien c e t asp ect est devenu étranger au vrai D ion ysos !
Le D ion ysos de l 'Origine de la tragédie « résolvait » encore la
(1) GM, II.
(2) Sur la « fabrication de l ’idéal *, cf. GM, I, 14.
(3) GM, I, 8. — C’était déjà le reproche, en général, que Feuerbach adres­
sait à la dialectique hégélienne : le goût des antithèses fictives, au détrim ent
des coordinations réelles (cf. F e u e r b a c h , Contribution à la critique de la phi ­
losophie hégélienne, traduction A l t h u s s e r , Manifestes philosophiques, Presses
Universitaires de France). De même N i e t z s c h e dira : « La coordination : à la
place de la cause et de l ’effet » {VP, II, 346).
(4) GM, I, 8.
18 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

douleur ; la joie q u ’il ép rou vait éta it encore une joie de la résou­
dre, et aussi de la porter dans l’u nité prim itive. Mais m a in ten a n t
D ion ysos a p récisém ent saisi le sens et la valeur de ses propres
m étam orphoses : il est le dieu pour qui la vie n ’a pas à être ju s­
tifiée, pour qui la v ie est essen tiellem en t ju ste. B ien plus, c ’est
elle qui se charge de justifier, « elle affirme m êm e la plus âpre
souffrance » (1). C om prenons : elle ne résout pas la douleur en
l ’intériorisant, elle l ’aflirme dans l ’élém en t de son extériorité. E t
à partir de là, l’op p osition de D ion ysos e t du Christ se développ e
p oin t par p oint, com m e l ’affirm ation de la v ie (son extrêm e
appréciation) et la négation de la vie (sa d épréciation extrêm e).
La mania d ionysiaque s ’oppose à la m anie ch rétien ne ; l’ivresse
dionysiaqu e, à u ne ivresse ch rétien ne ; la lacération d ionysiaque,
à la crucifixion ; la résurrection d ionysiaqu e, à la résurrection
ch rétien ne ; la tran svalu ation d ionysiaqu e, à la tran su b stan tia-
tion chrétienne. Car il y a d eu x sortes de souffrances et de sou f­
frants. « C eux qui souffrent de la surabondance de v ie » fon t de
la souffrance une affirm ation, com m e de l ’ivresse une a ctiv ité ;
dans la lacération de D ion ysos, ils recon naissen t la form e extrêm e
de l ’affirm ation, sans p ossib ilité de sou straction , d ’ex cep tio n ni
de ch oix. « C eux qui souffrent, au contraire, d ’un ap pau vrissem en t
de v ie » fon t de l ’ivresse une con vu lsion ou un en gou rd issem ent ;
ils fon t de la souffrance un m oyen d ’accuser la v ie , de la co n tre­
dire, et aussi un m oyen de justifier la v ie , de résoudre la con tra­
diction (2). T ou t cela, en effet, entre dans l ’idée d ’un sauveur ;
il n ’y a pas de plus beau sau veu r que celu i qui serait à la fois
bourreau, v ic tim e et consolateur, la sain te T rinité, le rêve prodi­
gieu x de la m auvaise con scien ce. Du p oin t de v u e d ’un sauveur,
« la v ie d oit être le ch em in qui m ène à la sain teté » ; du p oin t de
vu e de D ion ysos, « l ’ex isten ce sem ble assez sain te par elle-m êm e
pour justifier par surcroît une im m en sité de souffrance » (3).
La lacération d ionysiaqu e est le sym b ole im m éd ia t de l ’affir­
m ation m ultip le ; la croix du Christ, le sign e de croix, so n t l ’im age
de la con trad iction et de sa solu tion , la v ie sou m ise au travail
du n égatif. C ontradiction développ ée, solu tion de la con trad ic­
tion , réconciliation des con trad ictoires, to u tes ces n otion s son t
d even u es étrangères à N ietzsch e. C’est Zarathoustra qui s ’écrie :
« Quelque chose de plus haut que toute réconciliation » (4) — l ’affir-

(1) VP, IV, 464.


(2) N\ V, 5. — On remarquera que toute ivresse n ’est pas dionysiaque : il
y a une ivresse chrétienne qui s’oppose à celle de Dionysos.
(3) VP , IV, 464.
(4) Z, II, « De la rédem ption ».
LE T R A G I Q U E 19

m ation. Q uelque chose de plus haut que lo u te contradiction


d éveloppée, résolue, supprim ée —- la tran svalu ation . C’est ici
le p oin t com m un de Z arathoustra et de D ion ysos : « Je porte
dans tous les gouffres m on affirm ation qui b én it (Zarathoustra)...
Mais ceci, encore une fois, c ’est l ’idée m êm e de D ion ysos (1). »
L ’op position de D ion ysos ou de Z arathoustra au Christ n ’est pas
une op position d ialectiq u e, m ais l ’op position à la d ialectiqu e
elle-m êm e : l ’affirm ation différentielle contre la n égation dialec­
tique, contre to u t n ihilism e et contre c e tte form e particulière
du nihilism e. R ien n ’est plus loin de l ’in terp rétation n ietzschéen ne
de D ion ysos que celle p résentée plus tard par O tto : un D ion ysos
hégélien, d ialectiqu e et d ialecticien !

8) V E S S E N C E D U TRA GIQU E

D ion ysos affirme to u t ce qui apparaît, « m êm e la plus âpre


souffrance », et apparaît dans to u t ce qui est affirmé. L ’affirm ation
m ultip le ou p luraliste, voilà l’essen ce du tragique. On le com pren­
dra m ieu x, si l ’on son ge au x difficultés q u ’il y a à faire de to u t
un ob jet d ’affirm ation. Il y fau t l’effort et le génie du pluralism e,
la p uissance des m étam orph oses, la lacération d ionysiaque.
Quand l ’angoisse ou le d égoû t su rgissen t chez N ietzsch e, c ’est
toujours en ce p oin t : to u t p eu t-il devenir o b jet d ’affirm ation,^
c ’est-à-dire de jo ie ? P our ch aq ue chose, il faudra trou ver les
m oyens particuliers par lesquels elle est affirmée, par lesquels
elle cesse d ’être n ég a tiv e (2). R este que le tragique n ’est pas dans
c e tte angoisse ou dans ce d égoû t lu i-m êm e, ni dans une n ostalgie
de l ’u nité perdue. Le tragiq ue est seu lem en t dans la m u ltip licité,
dans la d iversité de l ’affirm ation comme telle. Ce qui définit le
tragique est la joie du m u ltip le, la joie plurielle. C ette joie n ’est
pas le résu ltat d ’une su blim ation , d ’une p urgation, d ’une com p en ­
sation, d ’une résign ation, d ’une récon ciliation : dans to u tes
les théories du tragique, N ietzsch e p eu t dénoncer une m éconn ais­
sance essen tielle, celle de la tragédie com m e phénom ène esth é­
tique. Tragique- désigne la form e esth étiq u e de la jo ie, non pas
une form ule m éd icale, ni une solu tion m orale de la douleur,

(1) EH, III, « Ainsi parlait Zarathoustra », 6.


(2) Cf.'les angoisses et les dégoûts de Zarathoustra à propos de l’éternel
retour. — D ès les Considérations inacluelles, N i e t z s c h e pose en principe :
« Toute existence qui peut être niée m érite aussi de l ’être ; être véridique, cela
équivaut à croire en une existence qui ne saurait absolum ent être niée et
qui est elle-m êm e vraie et sans m ensonge » (Co. In., II, « Schopenhauer
éducateur », 4).
20 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

de la peur ou de la pitié (1). Ce qui est tragique, c ’est la joie.


Mais cela v e u t dire que la tragédie est im m éd ia tem en t jo y eu se,
q u ’elle n ’appelle la peur et la p itié que du sp ectateu r obtus,
auditeur p ath ologiq u e et m oralisant qui com p te sur elle pour
assurer le bon fon ction n em en t de ses su blim ation s m orales ou
de ses purgations m édicales. « La renaissance de la tragédie
entraîne la renaissance de l ’auditeur artiste d ont la p lace au
théâtre, ju sq u ’à p résent, a été occup ée par un étrange quiproquo,
au x p rétentions m i-m orales, m i-éru dites, le critiq ue (2). » E t,
en effet, il faut une véritab le renaissance pour libérer le tragique
de to u te la peur ou p itié des m auvais auditeurs, qui lui donnèrent
un sens m édiocre issu de la m au vaise con scien ce. U ne logique
de l ’affirm ation m ultip le, donc une logique de la pure affirm ation,
et une éth iqu e de la joie qui lui correspond, tel est le rêve a n ti­
d ialectiqu e et an ti-religieu x qui traverse to u te la p hilosophie
de N ietzsch e. Le tragiq ue n ’est pas fondé dans un rapport du
n égatif et de la v ie , m ais dans le rapport essen tiel de la joie et
du m u ltip le, du p ositif et du m u ltip le, de l ’affirm ation et du m ul­
tip le. « Le héros est gai, voilà ce qui a échappé ju sq u ’à m a in te­
n an t aux auteurs de tragédies (3). » La tragédie, franche gaieté
d ynam iqu e.
C’est pourquoi N ietzsch e renonce à la con cep tion du drame
q u ’il sou ten a it dans l 'Origine de la tragédie ; le dram e est encore
un p ath os, p ath os ch rétien de la con trad iction . Ce que N ietzsch e
reproche à W agner, c ’est p récisém ent d ’avoir fait une m usique
d ram atique, d ’avoir renié le caractère affirm ateur de la m usique :
« Je souffre de ce q u ’elle est une m usique de décad en ce et non
plus la flûte de D ion ysos (4). » D e m êm e, con tre l ’expression
d ram atique de la tragédie, N ietzsch e réclam e les droits d ’une
exp ression héroïque : le héros gai, le héros léger, le héros danseur,
le héros joueur (5). C’est la tâ ch e de D ion ysos de nous rendre
légers, de nous apprendre à danser, de nous donner l ’in stin ct de
jeu . Même un h istorien h ostile, ou indifférent au x th èm es n ietz­
schéen s, recon naît la joie, la légèreté aérienne, la m obilité et
l ’u biq uité com m e au ta n t d ’asp ects particuliers de D ion ysos (6).

(1) Dès l ’Origine de la tragédie, N i e t z s c h e s ’en prend à la conception aris­


totélicienne de la tragédie-catharsis. Il signale les deux interprétations possi­
bles de catharsis : sublim ation morale, purgation m édicale {OT, 22). Mais de
quelque manière qu’on l ’interprète, la catharsis comprend le tragique comme
l ’exercice de passions déprim antes et de sentim ents «réactifs ». Cf. VP, IV, 460.
(2) OT, 22.
(3) VP, IV, 50.
(4) E H, III, « Le cas W agner », 1.
(5) VP, III, 191, 220, 221 ; IV, 17-60.
(6) M. J e a n m a i r e , Dionysos (P ayot, édit.) : « La joie qui est un trait les
LE T R A G I Q U E 21

D ionysos porte au ciel A riane ; les pierreries de la couronne


d ’A riane son t des étoiles. E st-ce là le secret d ’A riane ? La
con stellation jaillie du fam eux coup de dés ? C’est D ion ysos qui
lance les dés. C’est lui qui danse et qui se m étam orph ose, qui
s ’appelle « P o lygeth es », le dieu des m ille joies.
La d ialectiqu e en général n ’est pas une v ision tragique
du m onde, m ais au contraire la mort, de la tragédie, le rem pla­
cem en t de la vision tragiq ue par une con cep tion théorique
(avec Socrate), ou m ieu x encore par une con cep tion chrétienne
(avec H egel). Ce q u ’on a d écou vert dans les écrits de jeunesse
de H egel est aussi bien la vérité finale de la d ialectiqu e : la dialec­
tiqu e m oderne est l ’id éologie proprem ent chrétienne. E lle v eu t
justifier la v ie et la sou m et au travail du n égatif. E t pourtan t,
entre l ’id éologie ch rétien ne et la pensée tragique, il y a bien un
problèm e com m un : celui du sens de l ’existen ce. « L ’ex isten ce
a-t-elle un sens ? » est, selon N ietzsch e, la plus h au te question
de la p hilosoph ie, la plus em pirique et m êm e la plus « exp éri­
m en tale », parce q u ’elle pose à la fois le problèm e de l ’interpré­
ta tio n et de l’évalu ation . A la bien com prendre, elle signifie :
« Q u’est-ce que la justice ? », et N ietzsch e p eu t dire sans exagéra­
tion que to u te son œ uvre est ce t effort pour la bien com prendre.
II y a donc de m auvaises m anières de com prendre la question :
depuis lon gtem p s ju sq u ’à m ain ten an t, 011 n ’a cherché le sens de
l’existen ce q u ’en la p osan t com m e quelque chose de fau tif ou de
coupable, quelque chose d ’in ju ste qui d eva it être justifié. On
av a it besoin d ’un D ieu pour interpréter l ’ex isten ce. On a v a it
besoin d ’accuser la v ie pour la racheter, de la racheter pour la
justifier. On év a lu a it l ’existen ce, m ais toujours en se p laçan t
du p oin t de vu e de la m auvaise con scien ce. Telle est l ’inspiration
ch rétien ne qui com p rom et la p hilosoph ie to u t entière. H egel
interprète l ’ex isten ce du p oin t de vu e de la con scien ce m alheu ­
reuse, m ais la con scien ce m alheureuse est seu lem en t la figure
hégélienne de la m auvaise con scien ce. Même Schopenhauer...
Schopenhauer fit résonner la q uestion de l ’ex isten ce ou de la

plus m arquants de sa personnalité, et qui contribue à lui communiquer ce


dynam ism e auquel il faut toujours revenir pour concevoir la puissance d ’e x ­
pansion de son culte » (27) ; « Un trait essentiel de la conception qu’on se fait
de D ionysos est celui qui éveille l’idée d ’une divinité essentiellem ent mobile et
en déplacem ent perpétuel, m obilité à laquelle participe un cortège qui est à la
fois le modèle ou l ’image des congrégations ou thiases dans lesquelles se grou­
pent ses adeptes * (273-2,74) ; * Né d ’une femme, escorté de femm es qui sont
les ém ules de ses nourrices m ythiques, D ionysos est un dieu qui continue à
frayer avec les m ortels auxquels il com m unique le sentim ent de sa présence
im m édiate, qui s’abaisse beaucoup moins vers eux qu’il ne les élève à lui, etc. »
(339 sq.).
t

22 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

ju stice d ’une m anière encore inouïe, m ais lui-m êm e trouva dans


la souffrance un m oyen de nier la v ie , et dans la n ég a tio n de la
v ie le seul m oyen de la justifier. « S chopenhauer com m e philo­
sophe fu t le prem ier athée con vain cu et in flexib le que nous
eussions eu en A llem agn e : c ’est le secret de son h o stilité envers
H egel. L ’ex isten ce n ’a rien de d ivin ; c ’éta it pour lui une vérité
donnée, une chose tan gib le, in d iscu tab le... D ès que nous repous­
sons ainsi l ’in terp rétation ch rétien ne, nous v o y o n s se dresser
d ev a n t nous, terrib lem ent, la q uestion de S chopenhauer :
l ’existen ce a-t-elle donc un sens ? Celle question qui demandera des
siècles avant de pouvoir être simplement comprise de façon exhaustive
dans le repli de ses profondeurs. La réponse m êm e que S ch open ­
hauer lui donna fu t, q u ’on m e pardonne, prém aturée ; c ’est un
fruit v er t ; pur com prom is ; il s ’est arrêté h â tiv em en t, pris dans
les rêts de ces p erspectives m orales qui éta ien t le fa it de l ’ascé­
tism e ch rétien , et au xq u elles, en m êm e tem ps q u ’à D ieu , on
a v a it signifié q u ’on ne v o u la it plus croire (1). » Q uelle est donc
l ’autre m anière de com prendre la q uestion, m anière réellem ent
tragique où l ’existen ce justifie to u t ce q u ’elle affirme, y com pris
la souffrance, au lieu d ’être elle-m êm e justifiée par la souffrance,
c ’est-à-dire sanctifiée et d ivin isée ?

9) L E P R O B L È M E D E V E X I S T E N C E

C’est u ne lon gue h istoire, celle du sens de l ’ex isten ce. E lle
a ses origines grecques, préchrétiennes On s ’est donc servi
de la souffrance com m e d ’un m oyen pour prouver l ’injustice de
l ’ex isten ce, m ais en m êm e tem p s com m e d ’un m oyen pour lui
trou ver une justification supérieure et divin e. (E lle est coupable,
p u isq u ’elle souffre ; m ais parce q u ’elle souffre, elle exp ie, et
elle est rachetée.) L ’ex isten ce com m e dém esure, l ’ex isten ce
com m e hybris et com m e crim e, voilà la m anière d ont les Grecs,
déjà, l ’in terp rétaien t et l ’évalu aien t. L ’im age tita n esq u e (« la
n écessité du crim e qui s ’im pose à l ’in dividu tita n esq u e ») est,
h istoriq u em en t, le prem ier sens q u ’on accorde à l ’existen ce.
In terp rétation si sédu ctrice que N ietzsch e, dans VOrigine de
la tragédie, ne sait pas encore lui résister et la porte au bénéfice
de D ion ysos (2). Mais il lui suffira de découvrir le vrai D ion ysos
pour voir le p iège q u ’elle cache ou la fin q u ’elle sert : elle fait de
l ’ex isten ce un p hénom ène m oral et religieu x ! On a l ’air de donner

(1) GS, 357.


(•2) OT, 9.
LE T R A G I Q U E 23

beaucoup à l ’ex isten ce en faisan t un crim e, une dém esure ; on


lui confère une double n ature, celle d ’une in ju stice dém esurée et
d ’une ex p iation ju stificatrice ; on la tita n ise par le crim e, on la
d ivin ise par l ’exp iation du crim e (1). E t q u ’y a-t-il au b ou t de
to u t cela, sinon une m anière su b tile de la déprécier, de la rendre
passible d ’un ju g em en t, ju g em en t m oral et su rtou t ju g em en t
de D ieu ? A naxim andre est le philosophe qui, selon N ietzsch e,
donna son expression parfaite à c e tte con cep tion de l ’existen ce.
Il d isait : « Les êtres se p aien t les uns au x autres la p eine et la
réparation de leur in ju stice, selon l ’ordre du tem ps. » Cela v e u t
dire : 1° que le d even ir est une in ju stice (a d ik ia ) , et la pluralité
des choses qui v ie n n en t à l ’ex isten ce, une som m e d ’in ju stices ;
2° q u ’elles lu tte n t entre elles, et ex p ien t m u tu ellem en t leur
in ju stice par la phlora ; 3° q u ’elles d ériven t to u tes d ’un être
originel (« A peiron »), qui ch oit dans un devenir, dans une plura­
lité, dans une génération cou p ables, d ont il rachète étern ellem en t
l’in ju stice en les d étru isan t (« T héodicée ») (2).
S chopenhauer est une sorte d ’A naxim andre m oderne.
Q u’est-ce qui p laît ta n t à N ietzsch e, chez l ’un com m e chez
l ’autre, et qui exp liq u e que, dans VOrigine de la tragédie, il est
encore fidèle en général à leur in terp rétation ? Sans doute
est-ce leur différence avec le christianism e. Ils font de l ’existen ce
quelque chose de crim inel, donc de coupable, m ais non pas
encore q uelqu e chose de fau tif et de responsable. Même les
T itans ne con n aissent pas encore l ’in croyable in v en tio n sém itiq ue
et ch rétien ne, la m auvaise con scien ce, la faute et la responsabilité.
Dès VOrigine de la tragédie, N ietzsch e oppose le crim e titan esq u e
et prom éthéen au péché originel. Mais il le fait en ternies obscurs
et sym b oliq u es, parce que c e tte op position est son secret n égatif,
com m e le m ystère d ’A riane est son secret positif. N ietzsch e
écrit : « D ans le péché originel, la curiosité, les fau x sem b lan ts,
l ’en traîn em en t, la con cu p iscen ce, bref une série de défauts
fém inins son t considérés com m e l ’origine du m al... A insi le
crim e pour les A ryens (Grecs) est m asculin ; la fau te, pour les

(1) OT, 9 : « Ainsi le premier de tous les problèmes philosophiques pose


aussitôt une antithèse pénible et irréconciliable entre l ’homme et le dieu, et
roule cette antithèse comme un bloc de rocher, à l ’entrée de toute civilisation.
Le bien le meilleur et le plus haut qui puisse échoir à l ’hum anité, elle ne l ’ob­
tient que par un crime dont elle doit assumer les conséquences, c ’est-à-dire
tout le déluge de douleur que les im m ortels offensés infligent et doivent infliger
à la race humaine soulevée dans un noble effort. » On v oit à quel point
N i e t z s c h e est encore « dialecticien *, dans l 'Origine de la tragédie : il porte au
com pte de D ionysos les actes crim inels des Titans, dont D ionysos est pour­
tant, victim e. De la mort de Dionysos, il fait une espèce de crucifixion.
(2) N P .
24 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

Sém ites est fém inine (1). » Il n ’y a pas de m isogyn ie n ietzsch éen n e :
A riane est le prem ier secret de N ietzsch e, la prem ière puissance
fém inine, l ’A nim a, la fiancée inséparable de l ’affirm ation d io n y ­
siaque (2). Mais to u t autre est la p uissance fém inine infernale,
n égative et m oralisante, la m ère terrible, la m ère du bien et du
m al, celle qui déprécie et nie la vie. « Il n ’y a plus d ’autre m oyen
de rem ettre la p hilosophie en honneur : il faut com m encer
par prendre les m oralistes. T an t q u ’ils parleront du bonheur
et de la vertu , ils ne con vertiron t à la p hilosophie que les v ieilles
fem m es. R egardez-les donc en face, tou s ces sages illustres,
depuis des m illénaires : tous de vieilles fem m es, ou des fem m es
m ûres, des m ères pour parler com m e F au st. Les m ères, les m ères !
m ot effroyable (3) ! » Les m ères et les sœ urs : c e tte seconde p uis­
san ce fém inine a pour fonction de nous accuser, de nous rendre
responsables. C’est ta faute, dit la m ère, ta faute si je n ’ai pas
un m eilleur fils, plus resp ectu eu x de sa mère et plus con scien t
de son crim e. C’est ta faute, d it la sœ ur, ta faute si je ne suis pas
plus belle, plus riche et plus aim ée. L ’im p u ta tio n des torts et
des responsabilités, l ’aigre récrim ination, la perpétuelle accusa­
tion, le ressentiment, voilà une p ieu se in terp rétation de l ’ex is­
ten ce. C’est ta faute, c ’est ta faute, ju sq u ’à ce que l ’accusé dise à
son tour « c ’est m a faute », et que le m onde désolé reten tisse de
to u tes ces plain tes et de leur écho. « P artou t où l ’on a cherché des
responsabilités, c ’est l ’in stin ct de la v en gean ce qui les a cherchés.
Cet in stin c t de la v en gean ce s ’est tellem en t em paré de l ’hum anité,
au cours des siècles, que to u te la m étap h ysiq u e, la p sych ologie,
l ’histoire et su rtou t la m orale en p orten t l ’em preinte. D ès que
l ’h om m e a pensé, il a in trod u it dans les choses le bacille de la
v en gean ce (4). » D ans le ressen tim en t (c’est ta faute), dans la
m auvaise con scien ce (c ’est ma faute) et dans leur fruit com m un
(la resp onsab ilité), N ietzsch e ne v o it pas de sim ples évén em en ts
p sych ologiq ues, m ais les catégories fond am entales de la pensée
sém itiq u e et ch rétien ne, notre m anière de penser et d ’interpréter
l ’ex isten ce en général. U n n ou vel idéal, une n ou velle in terp réta­
tion , une autre m anière de penser, N ietzsch e se propose ces
tâch es (5). « Donner à l ’irresponsabilité son sens p o s itif » ; « J ’ai
vou lu conquérir le se n tim en t d ’une pleine irresponsabilité, m e

(1) OT, 9.
(2) EH, III, « Ainsi parlait Zarathoustra », 8 ; « Qui donc, en dehors de
moi, sait qui est Ariane ? ».
(3) VP, III, 408.
(4) VP, III, 458.
(5) GM, III, 23.
LE TRAGIQUE 25

rendre in d ép en d an t de la lou ange et du b lâm e, du présent et


du passé (1). » L ’irresponsabilité, le plus n oble et plus beau secret
de N ietzsch e.
Par rapport au ch ristian ism e, les Grecs son t des enfants.
Leur façon de déprécier l ’ex iste n c e, leur « nihilism e », n ’a pas la
p erfection chrétienne. Ils ju g en t l ’existen ce cou p able, m ais ils
n ’o n t pas encore in v en té ce raffinem ent qui con siste à la juger
fau tive et responsable. Quand les Grecs p arlent de l’ex isten ce
com m e crim inelle et « hybrique », ils p en sen t que les d ieu x o n t
rendu fous les hom m es : l ’ex isten ce est cou p able, mais ce sont
les dieux qui prennent sur eux la responsabilité de la faute. Telle
est la grande différence entre l ’in terp rétation grecque du crim e
et l’in terp rétation ch rétien ne du péché. T elle est la raison pour
laquelle N ietzsch e, dans VOrigine de la tragédie, croit encore au
caractère crim inel de l ’ex isten ce, puisque ce crim e au m oins
n ’im plique pas la responsabilité du crim inel. « La folie, la déraison,
un peu de trou ble dans la cervelle, voilà ce q u ’a d m etta ien t les
Grecs de l ’époque la plus vigou reuse et la plus b rave, pour
expliquer l ’origine de beaucoup de choses fâcheuses et fatales.
F olie et non péché ! S aisissez-vou s ?... Il faut q u ’un dieu l ’ait
aveu glé, se d isait le Grec en h och an t la tête... V oilà la façon d ont
les d ieu x alors servaien t à justifier ju sq u ’à un certain p oin t les
hom m es ; m êm e dans leurs m auvaises action s, ils servaien t à
interpréter la cause du m al — en ce tem ps-Ià, ils n e prenaient
pas sur eu x le ch â tim en t, m ais, ce qui est plus n oble, la faute (2). »
Mais N ietzsch e s ’apercevra que c e tte grande différence s ’am enuise
à la réflexion. Quand on pose l ’existen ce cou p able, il s ’en faut d ’un
pas pour la rendre responsable, il s ’en faut d ’un ch a n gem en t de
sex e, E v e au lieu des T itan s, d ’un ch an gem en t dans les d ieu x,
un D ieu u niq ue acteur et ju sticier au lieu des d ieu x sp ectateu rs
et « ju ges olym p iq u es ». Qu’un dieu prenne sur lui la responsa­
bilité de la folie q u ’il inspire au x hom m es, ou que les hom m es
so ien t responsables de la folie d ’un D ieu qui se m et en croix,
les d eu x solu tions ne son t pas encore assez différentes, bien que
la prem ière soit in com p arab lem en t plus belle. E n vérité, la q ues­
tion n ’est pas : l’existen ce cou p able est-elle responsable ou non ?
M a is l ’existence est-elle coupable... ou innocente ? A lors D ion ysos
a trou vé sa vérité m u ltip le : l ’in n ocen ce, l ’in nocen ce de la plura­
lité, l ’in nocen ce du d evenir et de to u t ce qui est (3).

(1) VP, III, 383 et 465.


(2) GM, II, 23.
(3) Si d o n c n o u s g r o u p o n s l e s t h è s e s d e VOrigine de la tragédie, que
N ie t z sc h e abandonnera ou tran sfo rm era, nous voyons qu’elles s o n t au
26 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

10) E X I S T E N C E E T I N N O C E N C E

Que signifie « in nocen ce » ? Quand N ietzsch e dénonce notre


déplorable m anie d ’accuser, de chercher des responsables hors de
nous ou m êm e en nous, il fonde sa critique sur cinq raisons,
dont la prem ière est que « rien n ’ex iste en dehors du to u t » (1).
Mais la dernière, plus profonde, est que « il n ’y a pas de to u t » :
« Il faut ém ietter l ’univers, perdre le respect du to u t (2). » L ’in no­
cence est la vérité du m u ltip le. E lle découle im m éd ia tem en t des
principes de la p hilosophie de la force et de la v o lo n té. T ou te
chose se rapporte à une force capable de l ’interpréter; to u te force
se rapporte à ce q u ’elle p eu t, d ont elle est inséparable. C’est
c e tte m anière de se rapporter, d ’affirmer et d ’être affirmé, qui
est p articu lièrem ent in n ocen te. Ce qui ne se laisse pas interpréter
par une force, ni évaluer par une v o lo n té, réclam e une autre v o lo n té
capable de l ’évaluer, une autre force capable de l ’interpréter.
Mais nous, nous préférons sauver l ’in terp rétation qui correspond
à nos forces, et nier la chose qui ne correspond pas à notre in ter­
p rétation. N ous nous faisons de la force et de la v o lo n té une
représen tation grotesque : nous séparons la force de ce q u ’elle
p eu t, la p osan t en nous com m e « m éritan te », parce q u ’elle s ’abs­
tien t de ce q u ’elle ne p eu t pas, m ais com m e « coupable » dans
la chose où elle m an ifeste p récisém ent la force q u ’elle a. N ous
d édoublons la volo n té, nous in ven ton s un su jet neu tre, doué
de libre arbitre, auquel nous prêtons le p ouvoir d ’agir et de se
retenir (2). Telle est notre situ ation par rapport à l ’ex isten ce :
nous n ’avons m êm e pas reconnu la volo n té capable d ’évaluer la
terre (de la « peser »), ni la force capable d ’interpréter l’existen ce.
Alors nous nions l ’ex isten ce elle-m êm e, nous rem plaçons l ’in ter­
p rétation par la dép réciation , nous in ven to n s la d épréciation
com m e m anière d ’interpréter et d ’évaluer. « U ne in terp rétation
entre autres a fait naufrage, m ais com m e elle p assait pour être
la seule in terp rétation possible, il sem b le que l ’ex isten ce n ’ait

nombre de cinq : a) Le D ionysos interprété dans les perspectives de la contra­


diction et de sa solution sera remplacé par un D ionysos affirmatif et m ultiple ;
b) L’antithèse D ionysos-A pollon s ’estompera au profit de la com plém enta­
rité Dionysos-Ariane ; c) L ’opposition Dionysos-Socrate sera de moins en
m oins suffisante e t préparera l’opposition plus profonde Dionysos-Cruciflé ;
d) La conception dram atique de la tragédie fera place à une conception
héroïque ; e) L’existence perdra son caractère encore criminel pour prendre
un caractère radicalem ent innocent.
(1) V P , III, 458 : « On ne peut juger le tout, ni le mesurer, ni le comparer,
ni surtout le nier. »
(2) VP, III, 489.
(3) GM, I, 13.
LE T R A G I Q U E 27

plus de sens, que to u t soit vain (1). » Hélas nous sommes de m au ­


vais joueurs: L ’in n ocen ce est le jeu de l ’existen ce, de la force et
de la volo n té. L ’existen ce affirmée et appréciée, la force non
séparée, la volo n té non dédoublée, voilà la prem ière ap proxim a­
tion de l’in n ocen ce (2).
H éraclite est le penseur tragique. Le problèm e de la ju stice
traverse son œ uvre. H éraclite est celui pour qui la v ie est radica­
lem en t in n ocen te et ju ste. Il com prend l ’existen ce à partir d ’un
instinct de je u , il fait de l ’ex isten ce un phénomène esthétique,
non pas un p hénom èn e m oral ou religieu x. A ussi N ietzsch e
l ’op pose-t-il p oin t par p oint à A naxim an dre, com m e N ietzsch e
lui-m êm e s ’oppose à Schopenhauer (3). — H éraclite a nié la dualité,
des m ond es, « il a nié l ’être lu i-m êm e ». B ien plus : il a fait du\
devenir une affirmation. Or il faut lon gtem p s réfléchir pour
com prendre ce que signifie faire du devenir une affirm ation.
Sans d oute est-ce dire, en prem ier lieu : il n ’y a/q\xe le devenir.
Sans d oute est-ce affirmer le devenir. Mais on affirme aussi
l’être du devenir, on d it que le devenir affirme l ’être ou que
l’être s ’affirme dans le devenir. H éraclite a d eu x p ensées, qui
son t com m e des chiffres : l ’une selon laquelle l ’être n ’est pas,
to u t est en devenir ; l ’autre selon laquelle l ’être est l ’être du
devenir en ta n t que tel. U ne pensée ouvrière qui affirme le devenir,
une p ensée con tem p la tiv e qui affirme l ’être du devenir. Ces deux
pensées ne son t pas séparables, éta n t la pensée d ’un m êm e élém en t,
com m e F eu et com m e D ik e, com m e P husis et Logos. Car il n ’y a
pas d ’être au-delà du devenir, pas d ’un au-delà du m ultip le ;
ni le m ultip le ni le devenir ne son t des apparences ou des illusions.
Mais il n ’y a pas non plus de réalités m u ltip les et étern elles qui
seraient, à leur tour, com m e des essences au-delà de l ’apparence.
Le m u ltip le est la m a n ifestation inséparable, la m étam orphose
essen tielle, le sy m p tô m e con sta n t de l ’unique. Le m ultip le est
l’affirm ation de l ’un, le devenir, l ’affirm ation de l ’être. L ’affirm a­
tion du d even ir est elle-m êm e l ’être, l ’affirm ation du m ultip le
est elle-m êm e l ’un, l ’affirm ation m u ltip le est la m anière dont
l ’un s ’affirme. « L ’un, c ’est le m ultip le. » E t, en effet, com m en t le
m u ltip le sortirait-il de l ’un, et con tinu erait-il d ’en sortir après
une étern ité de tem p s, si l ’un justement ne s ’affirm ait pas dans le
m ultip le ? « Si H éraclite n ’ap erçoit q u ’un élém en t uniq ue, c ’est
donc en un sens d iam étralem en t opposé à celui de P arm énide
(ou d ’A naxim an dre)... L ’unique d oit s ’affirmer dans la généra-

(1) VP, III, 8.


(2) VP, III, 457-490.
(3) Pour tout ce qui suit, concernant H éraclite, cf. JSP.
28 N IE TZ SC H E ET LA PHILOSOPHIE

tion et dans la d estru ction . » H éraclite a regardé profond ém en t :


il n ’a vu aucun ch â tim en t du m ultip le, aucune exp iation
du devenir, aucune cu lp abilité de l ’existen ce. Il n ’a rien vu de
n égatif dans le devenir, il a vu to u t le contraire : la double
affirm ation du devenir et de l ’être du devenir, bref la ju stification
de l ’être. H éraclite est l ’obscur, parce q u ’il nous m ène aux portes
de l ’obscur : quel est l ’être du devenir ? Quel est l ’être inséparable
de ce qui est en devenir ? Revenir est Vêlre de ce qui devient.
R even ir est l ’être du d evenir lu i-m êm e, l ’être qui s ’affirme dans
le devenir. L ’éternel retour com m e loi du devenir, com m e ju stice
et com m e être (1).
Il s ’en su it que l ’ex isten ce n ’a rien de responsable, ni m êm e
de coupable. « H éraclite alla ju sq u ’à s ’écrier : la lu tte des êtres
innom brables n ’est que pure ju stice ! E t d ’ailleurs l ’un est le
m ultip le. » La corrélation du m u ltip le et de l ’un, du devenir
et de l ’être form e un jeu. Aiïirm er le devenir, affirmer l ’être du
devenir son t les d eu x tem p s d ’un jeu , qui se com p osen t avec un
troisièm e term e, le joueur, l ’artiste ou l’en fant (2). Le joueur-
artiste-en fan t, Z eus-enfant : D ion ysos, que le m y th e nous
présente entouré de ses jou ets divins. Le joueur s ’abandonne
tem porairem ent à la v ie , et tem porairem ent fixe son regard sur
elle ; l ’artiste se p lace tem porairem ent dans son œ u vre, et tem p o­
rairem ent au-dessus de son œ uvre ; l ’en fant joue, se retire du jeu
et y revien t. Or ce jeu du devenir, c ’est aussi bien l ’être du devenir
qui le joue a v ec lu i-m êm e : l ’A iôn, d it H éraclite, est un en fant
qui jou e, qui jou e au p alet. L ’être du devenir, l ’éternel retour,
est le second tem p s du jeu , m ais aussi le troisièm e term e identique
au x d eu x tem p s et qui v a u t pour l ’ensem ble. Car l ’éternel retour
est le retour d istin ct de l ’aller, la con tem p la tio n distincte de
l ’action , m ais aussi le retour de l’aller lui-m êm e et le retour
de l ’action : à la fois m om en t et cycle du tem ps. N ous devons
com prendre le secret de l ’in terp rétation d ’H éraclite : à l’hybris,
il oppose l ’in stin c t de jeu . « Ce n ’est pas un orgueil coupable,
c ’est l ’in stin c t du jeu sans cesse réveillé, qui appelle au jour
des m ondes n ou v ea u x . » N on pas une th éod icée, m ais une cos-

(1) N ietzsche apporte des nuances à son interprétation. D ’une part, Héra­
clite ne s ’est pas com plètem ent dégagé des perspectives du châtim ent et de la
culpabilité (cf. sa théorie de la com bustion totale par le feu). D ’autre part, il
n ’a fait que pressentir le vrai sens de l ’éternel retour. C’est pourquoi
N i e t z s c h e , dans N P , ne parle de l ’éternel retour chez Héraclite que par allu­
sions ; et dans E H (III, « L’origine de la tragédie », 3), son jugem ent n’est pas
sans réticences.
(2) N P : « La Dikè ou gnom è im m anente ; le Polem os qui en est le lieu,
l'ensem ble envisagé com me un jeu ; et jugeant le tout, l ’artiste créateur, lui-
même identique à son œ uvre. »
LE T R A G I Q U E 29

m odicée ; non pas une som m e d ’in ju stices à expier, m ais la ju stice
com m e loi de ce m onde ; non pas l ’hybris, m ais le jeu , l ’innocence.
« Ce m ot dangereu x, l ’hybris, est la pierre de to u ch e de to u t
héraclitéen. C’est là q u ’il p eu t m ontrer s ’il a com pris ou m éconnu
son m aître. »

11) L E C O U P D E D É S

Le jeu a d eu x m om en ts qui son t ceu x d ’un coup de dés : les


dés q u ’on lan ce et les dés qui retom b en t. Il arrive à N ietzsch e de
présenter le coup de dés com m e se jou an t sur deu x tables dis­
tin ctes, la terre et le ciel. La terre où l ’on lan ce les dés, le ciel où
reto m b en t les dés : « Si jam ais j ’ai joué au x dés avec les d ieu x, à la
tab le d ivin e de la terre, en sorte que la terre trem b lait et se
brisait, et p rojetait des fleuves de flam m es : car la terre est une
t able divin e, trem b lan te de n ou velles paroles créatrices et d ’un
bruit de dés d ivin s... (1). » — « 0 ciel au-dessus de m oi, ciel pur
et h aut ! Ceci est m ain ten an t pour m oi ta pureté q u ’il n ’ex iste pas
d ’étern elle araignée et de toile d ’araignée de la raison : que tu
sois un plancher où d an sen t les hasards d ivin s, que tu sois une
table divin e pour les dés et les joueurs d ivin s... (2). » Mais ces d eu x
tables ne so n t pas d eu x m ondes. Ce son t les d eu x heures d ’un
m êm e m onde, les d eu x m om ents du m êm e m ond e, m in u it et m idi,
l’heure où l ’on je tte les dés, l ’heure où retom b en t les dés. N ietzsch e
in siste sur les d eu x tables de la v ie , qui son t aussi les d eu x tem p s
du joueur ou de l ’artiste : « N ous abandonner tem porairem ent à
la vie, pour en su ite fixer sur elle tem porairem ent nos regards. »
Le coup de dés affirme le devenir, et il affirme l’être du devenir.
Il ne s ’ag it pas de plusieurs coups de dés qui, en raison de
leur nom bre, arriveraient à reproduire la m êm e com b inaison.
T ou t au contraire : il s ’a g it d ’un seul coup de dés qui, en raison
du nom bre de la com binaison p rod uite, arrive à se reproduire
com m e tel. Ce n ’est pas un grand nom bre de coups qui p rod uit la
répétition d ’une com b inaison, c ’est le nom bre de la com binaison
qui p rod uit la rép étition du coup de dés. Les dés q u ’on lan ce
u ne fois son t l ’affirm ation du hasard, la com binaison q u ’ils for­
m en t en to m b a n t est l ’affirm ation de la nécessité. La n écessité
s ’affirme du hasard, au sens ex a c t où l ’être s ’affirme du d even ir
e t l ’un du m u ltip le. E n v a in d ira-t-on que, lan cés au hasard, les
dés ne prod uisent pas nécessairem en t la com b inaison v icto rieu se,

(1) Z, III, « Les sept sceaux ».


(2) Z, III, « A vant le lever du soleil ».
G. D E LE UZ E
30 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

le douze qui ram ène le coup de dés. C’est vrai, m ais seu lem en t
dans la m esure où le joueur n ’a pas su d ’abord affirmer le hasard.
Car, pas plus que l ’un ne supprim e ou ne nie le m u ltip le, la n éces­
sité ne supprim e ou n ’ab olit le hasard. N ietzsch e id en tifie le
hasard au m u ltip le, au x fragm ents, au x m em bres, au chaos :
chaos des dés q u ’on choque et q u ’on lance. Nietzsche fait du
hasard une affirmation. Le ciel lu i-m êm e est appelé « ciel hasard »,
« ciel in nocen ce » (1) ; le règne de Z arathoustra est appelé « grand
hasard » (2). « P a r hasard, c ’est là la plus an cienn e n oblesse du
m onde, je l ’ai rendue à to u tes ch oses, je les ai délivrées de la
servitu d e du b u t... J ’ai trou vé dans to u tes choses c e tte certitud e
bienheureuse, à savoir q u ’elles préfèrent danser sur les pieds du
hasard » ; « Ma parole est : laissez ven ir à m oi le hasard, il est
in n ocen t com m e un p etit en fant (3). » Ce que N ietzsch e appelle
nécessité (destin) n ’est donc jam ais l ’abolition, m ais la com b i­
n aison du hasard lui-m êm e. La n écessité s ’affirme du hasard
pour a u ta n t que le hasard est lu i-m êm e affirmé. Car il n ’y a
q u ’une seule com b inaison du hasard en ta n t que tel, u ne seule
façon de com biner tou s les m em bres du hasard, façon qui est
com m e l ’un du m u ltip le, c ’est-à-dire nom bre ou n écessité. Il y a
beaucoup de nom bres su iv a n t des probabilités croissantes ou
décroissan tes, m ais un seul nom bre du hasard com m e tel, un
seul nom bre fatal qui réunisse tous les fragm en ts du hasard,
com m e m idi rassem ble tou s les m em bres épars de m in u it. C’est
pourquoi il suffit au joueur d ’affirmer le hasard u ne fois, pour
produire le nom bre qui ram ène le coup de dés (4).
Savoir affirmer le hasard est savoir jouer. Mais nous ne savons
pas jouer : « T im id e, h on teu x , m aladroit, sem b lab le à un tigre qui
a m anqué son bond : c ’est ainsi, ô hom m es supérieurs, que je
vou s ai so u v en t v u s vou s glisser à part. V ous aviez m anqué un
coup de dés. Mais que vou s im p orte, à vou s autres joueurs de
dés ! V ous n ’a v ez pas appris à jouer et à narguer com m e il faut

(1) Z, III, « A van t le lever du soleil *.


(2) Z, IV, « L ’offrande du miel ». — E t III, « D es vieilles et des nouvelles
tables » : Zarathoustra se nomme * rédem pteur du hasard ».
(3) Z, III, « A van t le lever du soleil » e t « Sur le m ont des Oliviers ».
(4) On ne croira donc pas que, selon N ietzsche, le hasard soit nié par la
nécessité. Dans une opération com me la transm utation, bien des choses sont
niées ou abolies : par exem ple, l ’esprit de lourdeur est nié par la danse. La for­
mule générale de N ietzsche à cet égard est : E st nié tout ce qui peut être nié
(c’est-à-dire le négatif lui-m êm e, le nihilism e et ses expressions). Mais le hasard
n ’est pas com me l ’esprit de lourdeur une expression du nihilism e ; il est objet
d ’affirmation pure. Il y a, dans la transm utation elle-m êm e, une corrélation
d ’afïirmations : hasard et nécessité, devenir et être, m ultiple et un. On ne
confondra ce qui est affirmé corrélativem ent avec ce qui est nié ou supprimé
par la transm utation.
LE T R A G I Q U E 31

jouer et narguer (1). » Le m auvais joueur com p te sur plusieurs


coups de dés, sur un grand nom bre de coups : il dispose ainsi
de la cau salité et de la probabilité pour am ener une com binaison
q u ’il déclare sou haitab le ; c e tte com b inaison, il la pose elle-m êm e
com m e un b u t à obtenir, caché derrière la cau salité. C’est ce que
N ietzsch e v e u t dire quand il parle de l’étern elle araignée, de la
toile d ’araignée de la raison. « U ne espèce d ’araignée d ’im pératif
et de finalité qui se cache derrière la grande to ile, le grand
filet de la cau salité —- nous pourrions dire com m e Charles lfe T ém é­
raire en lu tte avec Louis X I : « Je com b ats ^ un iverselle arai­
gnée (2). » A bolir le hasard en le p renant dans la p in ce de la cau sa­
lité et de la finalité ; au lieu d ’affirmer le hasard, com p ter sur la
répétition des coups ; au lieu d ’affirmer la n écessité, escom pter
un but : voilà to u tes les opérations du m auvais joueur. E lles o n t
leur racine dans la raison, m ais quelle est la racine de la raison ?
L ’esprit de v en g ea n ce , rien d ’autre que l ’esprit de ven g ea n ce,
l’araignée (3) ! Le ressen tim en t dans la rép étition des coups, la
m auvaise con scien ce dans la croyance à un b ut. Mais ainsi on
n ’obtiendra jam ais que des nom bres relatifs plus ou m oins pro­
bables. Que l ’univers n ’a pas de b ut, q u ’il n ’y a pas de b u t à
espérer pas plus que de causes à con n aître, telle est la certitude
pour bien jouer (4). On rate le coup de dés parce q u ’on n ’a pas
assez affirmé le hasard en une fois. On ne l ’a pas assez affirmé pour
que se produise le nom bre fatal qui en réun it n écessairem en t tous
les fragm ents et qui, n écessairem en t, ram ène le coup de dés.
N ous devons donc a ttach er la plus grande im portan ce à la con clu ­
sion su iv a n te : au cou p le cau salité-fin alité, p robabilité-finalité,
à l ’op p osition et à la sy n th èse de ces term es, à la to ile de ces
term es, N ietzsch e su b stitu e la corrélation dionysiaque hasard-
n écessité, le cou p le dionysiaqu e hasard-destin. N on pas une
p rob abilité répartie sur plusieurs fois, m ais to u t le hasard en une
fois ; non pas une com b inaison finale désirée, v o u lu e, sou haitée,
m ais la com binaison fatale, fatale et aim ée, 1’amor fati ; non pas le
retour d ’u ne com binaison par le nom bre des coups, m ais la répé­
titio n du coup de dés par la natu re du nom bre obtenu fa ta ­
lem ent (5).

(1) Z, IV, « De l ’homme supérieur ».


2) GM, III, 9.
(3) Z, II, « Des tarentules ».
4) VP, III, 465.
(5) Il arrive à N i e t z s c h e , dans deux textes de La volonté de puissance, de
présenter l ’éternel retour dans la perspective des probabilités et comme se
déduisant d ’un grand nombre de coups : « Si l ’on suppose une masse énorme
de cas, la répétition fortuite d ’un même coup de dés est plus probable qu’une
32 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

12) C O N S É Q U E N C E S P O U R L ' É T E R N E L R E T O U R

Quand les dés lancés affirm ent u ne fois le hasard, les dés qui
retom b en t affirm ent nécessairem en t le nom bre ou le destin qui
ram ène le coup de dés. C’est en ce sens que le second tem p s du
jeu est aussi bien l ’en sem b le des d eu x tem ps ou le joueur qui
v a u t pour l ’ensem ble. L ’éternel retour est le second tem p s, le
résu ltat du coup de dés, l ’affirm ation de la n écessité, le nom bre
qui réun it tou s les m em bres du hasard, m ais aussi le retour du
prem ier tem p s, la répétition du coup de dés, la reproduction et la
re-affirm ation du hasard lui-m êm e. Le destin dans l ’éternel retour
est aussi la « b ien ven u e » du hasard : « Je fais bouillir dans ma
m arm ite to u t ce qui est hasard. E t ce n ’est que lorsque le hasard
est cu it à p oin t que je lui sou haite la b ien ven u e pour en faire ma
nourriture. E t en vérité, m ain t hasard s ’est approché de m oi en
m aître : m ais m a v olon té lui a parlé plus im périeu sem en t encore,
et déjà il é ta it à g en ou x d ev a n t m oi et m e su p p liait — m e su pp liait
de lui donner asile et accueil cordial, et m e parlait d ’une m anière
flatteuse : vois donc, Zarathoustra, il n ’y a q u ’un am i pour ven ir
ainsi chez un a fm i(l). » Ceci v e u t dire : Il y a bien des fragm ents
du hasard qui p réten d en t valoir pour soi ; ils se réclam ent de leur
p robabilité, ch acu n sollicite du joueur plusieurs coups de dés ;
répartis sur plusieurs coups, d evenus de sim ples p robabilités,
les fragm ents du hasard son t des esclaves qui v eu le n t parler en
m aître (2) ; m ais Zarathoustra sa it que ce n ’est pas ainsi q u ’il
faut jouer, ni se laisser jouer ; il faut, au contraire, affirmer to u t
le hasard en une fois (donc le faire bouillir et cuire com m e le
joueur qui chauffe les dés dans sa m ain), pour en réunir tous les
fragm ents et pour affirmer le nom bre qui n ’est pas probable, m ais
fatal et nécessaire ; alors seu lem en t le hasard est un am i qui v ie n t
voir son am i, et que celu i-ci fait revenir, un am i du d estin dont
le destin lu i-m êm e assure l ’étern el retour en ta n t que tel.

non-identité absolue » ( VP, II, 324) ; le monde étant posé com me grandeur de
force définie et le tem ps com me milieu infini, « toute com binaison possible
serait réalisée au m oins une fois, bien plus elle serait réalisée un nombre infini
de fois » {VP, II, 329). — Mais 1° Ces tex tes donnent de l ’éternel retour un
exposé seulem ent « hypothétique » ; 2° Us sont « apologétiques », en un sens
assez voisin de celui qu’on a parfois prêté au pari de Pascal. Il s’agit de prendre
au m ot le m écanism e, en m ontrant que le m écanism e débouche sur une conclu­
sion qui « n ’est pas nécessairem ent m écaniste » ; 3° Ils sont « polém iques » :
d ’une manière agressive, il s ’agit de vaincre le mauvais joueur sur son propre
terrain.
(1) Z, III, « De la vertu qui am enuise ».
(2) C’est seulem ent en ce sens que N ietzsche parle des « fragm ents *
comme de « hasards épouvantables » : Z, II, « De la rédem ption ».
LE T R A G I Q U E 33

D ans un te x te plus obscur, chargé de sign ification h istorique,


N ietzsch e écrit : « Le chaos u niversel, qui ex clu t to u te a ctiv ité à
caractère final, n ’est pas con trad ictoire avec l ’idée du cy cle ;
car c e tte idée n ’est q u ’une n écessité irrationnelle (1). » Cela v e u t
dire : on a sou v en t com biné le chaos et le cycle, le devenir et
l’éternel retour, m ais com m e s ’ils m etta ien t en jeu d eu x term es
opposés. A insi pour P laton , le devenir est lu i-m êm e un devenir
illim ité, un devenir fou, un devenir hybrique et coupable, qui,
pour être m is en cercle, a besoin de subir l’action d ’un dém iurge
qui le ploie de force, qui lui im pose la lim ite ou le m odèle de
l’idée : voilà que le devenir ou le chaos son t rejetés du côté d ’une
cau salité m écanique obscure, et le cycle, rapporté à une espèce
de finalité qui s ’im pose du dehors ; le chaos ne su bsiste pas dans
le cycle, le cycle exprim e la sou m ission forcée du devenir à une loi
qui n ’est pas la sienne. Seul p eu t-être, m êm e parm i les préso­
cratiques, H éraclite sa v a it que le devenir n ’est pas « ju gé »,
q u ’il ne p eu t pas l’être et n ’a pas à l ’être, q u ’il ne reçoit pas sa
loi d ’ailleurs, q u ’il est « ju ste » et possède en lui-m êm e sa propre
loi (2). Seul H éraclite a p ressenti que le chaos et le cy cle ne s ’op­
posaient en rien. E t en vérité, il suffit d ’affirmer le chaos (hasard
et non cau salité) pour affirmer du m êm e coup le nom bre ou la
n écessité qui le ram ène (nécessité irrationnelle et non finalité).
« Il n ’y a pas eu d ’abord un chaos, puis peu à peu un m o u v em en t
régulier et circulaire de tou tes les form es : to u t cela au contraire
est étern el, sou strait au d even ir ; s ’il y a jam ais eu un chaos des
forces, c ’est que le chaos é ta it étern el et a reparu dans tous les
cycles. Le mouvement circulaire n ’est pas d even u , c ’est la loi
originelle, de m êm e que la masse de force est la loi originelle sans
ex cep tion , sans infraction possib le. T ou t devenir se passe à
l ’intérieur du cycle et de la m asse de force (3). » On com prend que
N ietzsch e ne reconnaisse au cu n em en t son idée de l’éternel
retour chez ses prédécesseurs antiques. C eux-ci ne v o y a ie n t pas
dans l ’étern el retour l ’être du devenir en ta n t que tel, l ’un du
m u ltip le, c ’est-à-dire le nom bre nécessaire, issu n écessairem en t
de to u t le hasard. Ils y v o y a ie n t m êm e le contraire : une sou m is­
sion du devenir, un aveu de son in ju stice et l ’ex p ia tio n de c e tte
in ju stice. Sauf H éraclite p eu t-être, ils n ’avaien t pas v u « la
présence de la loi dans le devenir et du jeu dans la n écessité » (4).

(1) VP, 11,326. •? ; ; . U,


(2 NP.
(3) VP , II, 325 (m ouvem ent circulaire — cycle, masse de force ~ chaos).
(4) NP.
34 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

13) S Y M B O L I S M E D E N I E T Z S C H E

Quand les dés son t lancés sur la tab le de la terre, celle-ci


« trem ble et se brise ». Car le coup de dés est l ’affirm ation m ultip le,
l ’affirm ation du m u ltip le. Mais tous les m em bres, tous les frag­
m en ts son t lancés en un coup : to u t le hasard en une fois. C ette
p uissance, non pas de supprim er le m u ltip le, m ais de l ’affirmer
en une fois, est com m e le feu : le feu est l ’élém en t qui joue,
l’élém en t des m étam orphoses qui n ’a pas de contraire. La terre
qui se brise sous les dés p rojette donc « des fleuves de flam m e ».
Gomme d it Z arathoustra, le m u ltip le, le hasard ne so n t bons que
cu its et bouillis. Faire bouillir, m ettre au feu, ne signifie pas
abolir le hasard, ni trouver l ’un derrière le m u ltip le. Au contraire :
l ’éb u llition dans la m arm ite est com m e le choc de dés dans la
m ain du joueur, le seul m oyen de faire du m u ltip le ou du hasard
une affirm ation. Alors les dés lancés form en t le nom bre qui ram ène
le coup de dés. R am en an t le coup de dés, le nom bre rem et au feu
le hasard, il en tretien t le feu qui recu it le hasard. Car le nom bre
est l ’être, l ’un et la n écessité, m ais l ’un qui s ’affirme du m u ltip le
en ta n t que tel, l ’être qui s ’affirme du devenir en ta n t que tel,
le destin qui s ’affirme du hasard en ta n t que tel. Le nom bre est
présent dans le hasard com m e l ’être et la loi son t présents dans le
devenir. E t ce nom bre p résen t qui en tretien t le feu, ce t un qui
s ’affirme du m u ltip le quand le m u ltip le est affirmé, c ’est l ’étoile
d ansan te ou p lu tô t la con stellation issue du coup de dés. La for­
m ule du jeu est : en fanter une étoile d ansan te avec le chaos q u ’on
porte en soi (1). E t quand N ietzsch e s ’interrogera sur les raisons
qui l ’on t am ené à choisir le p ersonnage de Zarathoustra, il en
trouvera trois, très diverses et de valeur inégale. La prem ière
est Z arathoustra com m e prophète de l ’éternel retour (2) ; m ais
Zarathoustra n ’est pas le seul prop hète, pas m êm e celui qui a le
m ieu x pressenti la vraie natu re de ce q u ’il an non çait. La seconde
raison est p olém iq ue : Z arathoustra le prem ier in tro d u isit la
m orale en m étap h ysiq u e, il fit de la m orale une force, une cause,
un b ut par excellen ce ; il est donc le m ieu x placé pour dénoncer
la m ystification , l ’erreur de c e tte m orale elle-m êm e (3). (Mais
une raison an alogue v au d rait pour le Christ : qui, m ieu x que
le Christ, est ap te à jouer le rôle de l ’an téch rist... et de Zara-

(1) Z, Prologue, 5.
(2) V P , IV, 155.
(3) E H , IV, 3.
LE T R A G I Q U E 35

thoustra en personne (1) ? La troisièm e raison, rétrosp ective


m ais seule suffisante, est la belle raison du hasard : « A ujourd ’hui,
j ’ai appris par hasard ce que signifie Zarathoustra, à savoir
étoile en or. Ce hasard m ’en ch an te (2). »
Ce jeu d ’im ages ch aos-feu -con stellation rassem ble tou s les
élém en ts du m y th e de D ion ysos. Ou p lu tô t ces im ages form ent le
jeu proprem ent d ionysiaqu e. Les jouets de D ion ysos en fant ;
l’affirm ation m u ltip le et les membres ou fragments de D ion ysos
lacéré ; la cuisson de D ion ysos ou l ’un s ’affirm ant du m ultip le ;
la constellation portée par D ion ysos, A riane au Ciel com m e
étoile d ansan te ; le retour de D ion ysos, D ion ysos « m aître de l ’éter­
nel retour ». N ous aurons, d ’autre part, l ’occasion de voir com m en t
N ietzsch e co n cev a it la scien ce p hysique, l ’énergétique et la
therm od yn am iq u e de son tem ps. Il est clair, dès m ain ten an t,
q u ’il rêve d ’une m ach ine à feu to u te différente de la m achine à
vapeur. N ietzsch e a une certaine con ception de la p hysiq u e, m ais
n ulle am bition de p h ysicien . Il s ’accorde le droit p oétiqu e et
philosophique de rêver de m ach ines que la scien ce, p eu t-être un
jour, est con d u ite à réaliser par ses propres m oyens. La m achine
à affirmer le hasard, à faire cuire le hasard, à com poser le nom bre
qui ram ène le coup de dés, la m ach ine à déclencher des forces
im m enses sous de p etites sollicitation s m u ltip les, la m achine à
jouer avec les astres, bref la m ach ine à feu h éraclitéenn e (3).
Mais jam ais un jeu d ’im ages n ’a rem placé pour N ietzsch e un
jeu plus profond, celui des con cepts et de la pensée philosophique.
Le poèm e et l ’aphorism e son t les d eu x expressions im agées de
N ietzsch e ; m ais ces expressions son t dans un rapport déter-
m inable a vec la p hilosoph ie. U n aphorism e en visagé form elle­
m en t se présen te com m e un fragment ; il est la form e de la pensée
p luraliste ; et dans son con ten u , il prétend dire et form uler
un sens. Le sens d ’un être, d ’une action , d ’u ne chose, tel est
l’o b jet de l ’aphorism e. Malgré son adm iration pour les auteurs
de m axim es, N ietzsch e v o it bien ce qui m anque à la m axim e
com m e genre : elle n ’est ap te q u ’à découvrir des m obiles, c ’est
pourquoi elle n e p orte, en général, que sur les p hénom ènes

(1) Z, I, « De la mort volontaire * : * Croyez-m’en, mes frères ! Il est mort


trop tôt ; il aurait lui-mêm e rétracté sa doctrine, s ’il avait attein t mon âge ! *
(2) Lettre à Gast, 20 mai 1883.
(3) VP , II, 38 (sur la m achine à vapeur) ; 50, 60, 61 (sur les déclenche­
m ents de forces : * L’homme témoigne de forces inouïes qui peuvent être mises
en œuvre par un p etit être de nature com posite... Des êtres qui jouent avec les
astres » ; « A l ’intérieur de la molécule se produisent des explosions, des change­
m ents de direction de tous les atom es et de soudains déclenchem ents de force.
T out notre systèm e solaire pourrait, en un seul et bref instant, ressentir une
excitation comparable à celle que le nerf exerce sur le m uscle »).
36 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

hum ains. Or pour N ietzsch e, les m obiles m êm e les plus secrets


ne son t pas seu lem en t un asp ect anthropom orphique des choses,
m ais un asp ect superficiel de l’a ctiv ité hum aine. Seul l ’aphorism e
est capable de dire le sens, l’aphorism e est l ’in terp rétation et
l’art d ’interpréter. De m êm e le poèm e est l ’évalu ation e t l ’art
d ’évaluer : il d it les valeurs. Mais précisém ent, la valeur et le
sens des n otion s si com p lexes, que le poèm e lui-m êm e d oit être
évalué et l ’aphorism e in terp rété. Le poèm e et l ’aphorism e son t
à leur tour ob jet d ’une in terp rétation , d ’une év a lu ation . « Un
aphorism e dont la fonte et la frappe so n t ce q u ’elles d o iv en t être,
n ’est pas encore déchiffré parce q u ’on l’a lu ; il s ’en faut de
beaucoup, car l ’in terp rétation ne fait alors que com m en cer (1). »
C’est que, du p oin t de v u e pluraliste, un sens renvoie à l ’élém en t
différentiel d ’où dérive sa sign ification , com m e les valeurs ren­
v o ie n t à l’élém en t différentiel d ’où dérive leur valeur. Cet élém en t,
toujours p résent, m ais aussi toujours im p licite et caché dans le
poèm e ou dans l ’aphorism e, est com m e la seconde dim ension du
sens et des valeurs. C’est en d évelop p an t cet élém en t, et en se
d évelop p an t en lui, que la p hilosoph ie, dans son rapport essen tiel
a vec le poèm e et avec l ’aphorism e, con stitu e l ’in terp rétation et
l’évalu ation com p lètes, c ’est-à-dire l ’art de penser, la facu lté de
penser supérieure ou « facu lté de rum iner » (2). R um in ation et
étern el retour : d eu x estom acs ne son t pas de trop pour penser.
Il y a d eu x dim ensions de l ’in terp rétation ou de l ’év a lu ation ,
la seconde éta n t aussi bien le retour de la prem ière, le retour de
l’aphorism e ou le cycle du poèm e. T ou t aphorism e d oit donc être
lu d eu x fois. A vec le coup de dés, l ’in terp rétation de l ’éternel
retour com m en ce, m ais elle ne fait que com m encer. Il faut encore
interpréter le coup de dés lui-m êm e, en m êm e tem p s q u ’il
revient.

14) N I E T Z S C H E E T M A L L A R M É

On ne saurait exagérer les ressem blances prem ières entre


N ietzsch e et M allarm é (3). E lles p orten t sur quatre p oints prin­
cip au x e t m e tte n t en jeu to u t l ’appareil des im ages : 1° Penser,
c ’est ém ettre un coup de dés. Seul un coup de dés, à partir du
hasard, pourrait affirmer la n écessité et produire « l ’unique
nom bre qui ne p eu t pas être un autre ». Il s ’agit d ’un seul coup

(1) GM, A vant-Propos, 8.


(2) GM, A vant-Propos, 8.
( 3 ) T h i b a u d e t , dans La poésie de Stéphane Mallarmé (p. 424), signale
cette ressemblance. Il exclut, à juste titre, toute influence de l ’un sur l ’autre.
LE T R A G I Q U E 37

de dés, non d ’une réussite en plusieurs coups : seule la com b i­


naison, victorieu se en une fois, p eu t garantir le retour du lan­
cer (1). Les dés lancés son t com m e la m er et les flots (m ais
N ietzsch e dirait : com m e la terre et le feu). Les dés qui retom b en t
sont une con stellation , leurs points form ent le nom bre « issu stel­
laire ». La table du coup de dés est donc double, m er du hasard
et ciel de la n écessité, m inu it-m id i. M inuit, l ’heure où l ’on je tte
les dés... ; 2° L ’hom m e ne sait pas jouer. Môme l ’hom m e su pé­
rieur est im p u issan t à ém ettre le coup de dés. Le m aître est
vieux, il ne sait pas lancer les dés sur la m er et dans le ciel. Le v ieu x
m aître est « un p on t », quelque chose qui d oit être dépassé. U ne
« om bre puérile », plum e ou aile, se fixe à la toqu e d ’un adoles­
cen t, « statu re m ignon ne, ténébreuse et d eb out en sa torsion de
sirène », ap te à reprendre le coup de dés. E st-ce l’éq u iv a len t du
D ion ysos-en fan t, ou m êm e des enfants des îles b ienheureuses,
enfants de Zarathoustra ? M allarm é présente Igitur en fant in v o ­
quan t ses ancêtres qui ne son t pas l’h om m e, m ais les E lohim :
race qui a été pure, qui « a en levé à l ’absolu sa p ureté, pour l ’être,
et n ’en laisser q u ’une idée elle-m êm e ab ou tissan t à la n écessité » ;
3° N on seu lem en t le lancer des dés est un acte déraisonnable et
irrationnel, absurde et surhum ain, m ais il co n stitu e la ten ta tiv e
tragique et la p ensée tragique par excellen ce. L ’idée m allar-
m éenne du th éâtre, les célèbres correspondances et équations
entre « dram e », « m ystère », « h ym n e », « héros » tém o ig n en t d ’une
réflexion com parable en apparence à celle de VOrigine de la
tragédie, ne serait-ce que par l ’om bre efficace de W agner com m e
prédécesseur com m un ; 4° Le n om b re-constellation est ou serait
aussi bien le livre, l ’œ uvre d ’art, com m e ab ou tissem en t et ju sti­
fication du m onde. (N ietzsch e écrivait, à propos de la justification
esth étiq u e de l ’ex isten ce : on observe chez l ’artiste « com m en t la
n écessité et le jeu , le conflit et l ’harm onie se m arient pour en gen ­
drer l’œ uvre d ’art » (2)). Or le nom bre fatal et sidéral ram ène le
coup de dés, si bien que le livre à la fois est u niq ue et m obile.

(1) T hibaudet, dans une page étrange (433), remarque lui-m êm e que le
coup de dés selon Mallarmé se fait en une fois ; mais il sem ble le regretter,
trouvant plus clair le principe de plusieurs coups de dés : « Je doute fort que le
développem ent de sa m éditation l ’eût amené à écrire un poème sur ce thèm e :
plusieurs coups de dés abolissent le hasard. Cela est pourtant certain et clair.
Qu’on se rappelle la loi des grands nom bres... » — Il est clair surtout que la
loi des grands nombres n ’introduirait aucun développem ent de la m éditation,
mais seulem ent un contresens. M. H yppolite a une vision plus profonde lors­
qu’il rapproche le coup de dés m allarm éen, non pas de la loi des grands
nombres, m ais de la m achine cybernétique (cf. Etudes philosophiques, 1958).
Le même rapprochem ent vaudrait pour N ietzsche, d ’après ce qui précède.
(2) N P .
38 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

La m u ltip licité des sens et des in terp rétation s est ex p licitem en t


affirmée par M allarmé ; m ais elle est le corrélatif d ’une autre
affirm ation, celle de l ’u nité du livre ou du te x te « incorruptible
com m e la loi ». Le livre est le cycle et la loi présente dans le
devenir.
Si précises q u ’elles soien t, ces ressem blances resten t super­
ficielles. Car M allarm é a toujours conçu la nécessité comme Vabo-
lilion du hasard. M allarmé con çoit le coup de dés, de telle m anière
que le hasard et la n écessité s ’op p osen t com m e deux term es,
d ont le second d oit nier le prem ier, et d ont le prem ier ne p eu t que
tenir en échec le second. L.e coup de dés ne réussit que si le hasard
est annulé ; il échou e p récisém ent parce que le hasard su b siste en
q uelque m anière : « Par le seul fait q u ’elle se réalise (l’action
hum aine) em prunte au hasard ses m oyen s. » C’est pourquoi le
nom bre issu du coup de dés est encore hasard. On a so u v en t
rem arqué que le p oèm e de M allarmé s ’insère dans la v ieille pensée
m étap h ysiq u e d ’une d ualité des m ondes ; le hasard est com m e
l ’existen ce qui d oit être niée, la n écessité, com m e le caractère de
l ’idée pure ou de l ’essence éternelle. Si bien que le dernier espoir
du coup de dés, c ’est q u ’il trou ve son m odèle in tellig ib le dans
l ’autre m onde, u ne con stellation la prenant à son com p te « sur
quelque surface v a ca n te et supérieure », où le hasard n ’existe
pas. F in alem en t la con stellation est m oins le p rod uit du coup de
dés que son passage à la lim ite ou dans un autre m onde. On ne se
dem andera pas quel est l ’asp ect qui l ’em porte chez M allarmé,
de la dépréciation de la v ie ou de l ’ex a lta tio n de l ’in telligible.
D ans une p erspective n ietzsch éen n e, ces deu x aspects son t in sé­
parables et co n stitu e n t le « n ihilism e » lui-m êm e, c ’est-à-dire la
m anière d ont la v ie est accusée, ju gée et condam née. T ou t le
reste en d écoule ; la race d ’Igitur n ’est pas le surhom m e, m ais
une ém an ation de l ’autre m onde. La statu re m ignon ne n ’est pas
celle des en fants des îles bienheureuses, m ais celle d ’H am let
« prince am er de l ’écueil », d ont M allarmé d it ailleurs « seigneur
la ten t qui ne p eu t devenir ». H érodiade n ’est pas A riane, m ais la
froide créature du ressen tim en t et de la m auvaise con scien ce,
l ’esprit qui nie la vie, perdu dans ses aigres reproches à la N ourrice.
L ’œ uvre d ’art chez M allarm é est « ju ste », m ais sa ju stice n ’est
pas celle de l ’ex isten ce, c ’est encore une ju stice accusatoire qui
nie la v ie , qui en su pp ose l ’échec et l ’im pu issan ce (1). Il n ’est pas
ju sq u ’à l’ath éism e de M allarmé qui ne soit un cu rieu x athéism e,

(1) Lorsque N ietzsche parlait de la « justification esthétique de l ’exis­


tence », au contraire, il s’agissait de l ’art com me * stim ulant de la vie » : l ’art
affirme la vie, la vie s’affirme dans l’art.
LE TRAGIQUE 39

allan t chercher dans la m esse un m odèle du théâtre rêvé : la


m esse, non le m ystère de D ion ysos... E n vérité, on poussa rare­
m en t aussi loin, dans tou tes les directions, l ’étern elle entreprise
de déprécier la vie. M allarm é, c ’est le coup de dés, m ais revu par
le n ihilism e, in terp rété dans les perspectives de la m auvaise
con scien ce ou du ressentim en t. Or le coup de dés n ’est plus rien,
détaché de son c o n tex te affirm atif et appréciatif, d étach é de
l’in nocen ce et de l ’affirm ation du hasard. Le coup de dés n ’est
plus rien si l ’on y oppose le hasard et la n écessité.

15) L A PENSÉE TRA G IQ U E

E st-ce seu lem en t une différence psych ologiq ue ? U ne diffé­


rence d ’hum eur ou de ton ? N ous devons poser un principe dont
dépend la p hilosophie de N ietzsch e en général : le ressentim en t,
la m auvaise con scien ce, etc ., ne son t pas des d éterm inations
p sych ologiq ues. N ietzsch e appelle nihilism e l ’entreprise de nier
la v ie , de déprécier l ’existen ce ; il an alyse les form es principales
du n ihilism e, ressentim en t, m au vaise con scien ce, idéal ascétiqu e ;
il n om m e esprit de ven g ea n ce l ’ensem ble du n ihilism e et de ses
form es. Or le n ihilism e et ses form es ne se rédu isent n ullem en t à
des d éterm in ations p sych ologiq u es, pas d avan tage à des év é n e­
m en ts historiques ou à des courants id éologiqu es, pas plus et
pas m êm e à des stru ctures m étap h ysiq u es (1). Sans doute
l’esprit de v en gean ce s ’exp rim e-t-il b iologiq uem ent, p sych olo­
giq uem ent, h istoriq u em en t et m étap h ysiq u em en t ; l ’esprit de
ven g ean ce est un ty p e , il n ’est pas séparable d ’une typologie,
pièce m aîtresse de la p hilosoph ie n ietzschéen ne. Mais to u t le
problèm e est : quel est le caractère de ce tte ty p o lo g ie ? Loin
d ’être un tra it p sych ologiq ue, l’esprit de ven gean ce est le principe
dont notre p sych ologie dépend. Ce n ’est pas le ressen tim en t qui
est de la p sych ologie, m ais to u te notre p sych ologie qui, sans le
savoir, e st celle du ressentim en t. D e m êm e, quand N ietzsch e
m ontre que le ch ristianism e est p lein de ressen tim en t et de
m auvaise con scien ce, il ne fait pas du n ihilism e un év én em en t
historique, m ais p lu tô t l ’élém en t de l’histoire en ta n t que telle,

(1) Heidegger a insisté sur ces points. Par exem ple : « Le nihilism e m eut
l ’histoire à la manière d ’un processus fondam ental, à peine reconnu dans la
destinée des peuples d ’Occident. Le nihilism e n ’est donc pas un phénom ène
historique parmi d ’autres, ou bien un courant spirituel qui, dans le cadre de
l ’histoire occidentale, se rencontre à côté d ’autres courants spirituels... »
( H o lz w e g e : « Le m ot de N ietzsche Dieu est m ort », tr. fr., Arguments, n° 15.)
C :- '

40 j- NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

le m oteur de l ’histoire u niverselle, le fam eux « sens historique »,


ou « sens de l ’histoire », qui trou ve dans le ch ristianism e, à un
m om ent, sa m an ifestation la plus ad éq uate. E t quand N ietzsch e
m ène la critique de la m étap h ysiq u e, il fait du n ihilism e le présup­
posé de to u te m étap h ysiq u e, non pas l ’expression d ’une m éta ­
physiq u e particulière : il n ’y a pas de métaphysique qui ne juge
et ne déprécie l ’existen ce au nom d ’une m onde supra-sensible.
On ne dira m êm e pas que le nihilism e et ses form es soien t des
catégories de la pensée ; car les catégories de la p ensée com m e
pensée raisonnable, l ’id en tité, la cau salité, la finalité, su pp osen t
elles-m êm es une in terp rétation de la force qui est celle du ressen­
tim en t. Pour to u tes ces raisons, N ietzsch e p eu t dire : « L ’in stin ct
de la ven gean ce s ’est tellem en t em paré de l ’hum anité au cours des
siècles que to u te la m étap h ysiq u e, la p sych ologie, l ’histoire et
su rtou t la m orale en p orten t l ’em preinte. D ès que l ’hom m e a
pensé il a in trod u it dans les choses le bacille de la ven g ea n ce (1). »
N ous devons com prendre : l ’in stin ct de ven g ean ce est la force qui
con stitu e l ’essen ce de ce que nous appelons p sych ologie, histoire,
m étap h ysiq u e et m orale. L ’esprit de ven g ea n ce est l ’élém en t
gén éalogiqu e de notre p ensée, le principe tran scentand al de
noire m anière de penser. La lu tte de N ietzsch e contre le nihilism e
et l ’esprit de v en gean ce signifiera donc renversem en t de la m éta ­
p h ysiq u e, fin de l ’histoire com m e histoire de l’h om m e, trans­
form ation des scien ces. E t à dire vrai, nous ne savon s m êm e pas
ce que serait un hom m e dénué de ressentim en t. U n hom m e qui
n ’accuserait pas et ne déprécierait pas l ’ex isten ce, serait-ce encore
un h om m e, p en serait-il encore com m e un hom m e ? N e serait-ce
pas déjà autre chose que l ’h om m e, presque le surhom m e ? A voir
du ressen tim en t, ne pas en avoir : il n ’y a pas de plus grande
différence, au-delà de la p sych ologie, au-delà de l ’histoire, au-delà
de la m étap h ysiq u e. C’est la vraie différence ou ty p o lo g ie trans-
cen d an tale — la différence gén éalogiqu e et hiérarchique.
N ietzsch e présen te le b u t de sa p hilosophie : libérer la pensée
du n ih ilism e et de ses form es. Or cela im pliqu e une n ouvelle
m anière de penser, un b ouleversem en t dans le principe dont
dépend la p ensée, un redressem ent du principe gén éalogiqu e lui-
m êm e, u ne « tran sm u tation ». D epuis lon gtem p s, nous n ’avons
pas cessé de penser en term es de ressen tim en t et de m auvaise
con scien ce. N ous n ’avons pas eu d ’autre idéal que l ’idéal ascétiqu e.
N ous avon s opposé la con n aissan ce à la v ie, pour juger la vie,
pour en faire quelque chose de cou p able, de responsable et d ’er-

(1) V P III, 458.


LE T R A G I Q U E 41

roné. N ous avon s fait de la volo n té quelque chose de m auvais,


frappé d ’une con trad iction originelle : nous disions q u ’il fallait
la rectifier, la brider, la lim iter, et m êm e la nier, la supprim er.
Elle n ’é ta it bonne q u ’à ce prix. Il n ’y a pas de philosophe qui,
d écou vran t ici ou là l ’essence de la volo n té, n ’ait gém i sur sa propre
décou verte et, com m e le d evin craintif, n ’y ait v u to u t à la fois
le m auvais présage pour l ’avenir et la source des m a u x dans le
passé. Schopenhauer pousse ju sq u ’au x con séqu en ces extrêm es
ce tte vieille con cep tion : le bagne de la v o lo n té, d it-il, et la roue
d ’Ixion. N ietzsch e est le seul qui ne gém isse pas sur la découverte
de la vo lo n té, qui n ’essaie pas d ’en conjurer, ni d ’en lim iter l’eiïet.
« N ou velle m anière de penser » signifie : une pensée affirm ative,
une pensée qui affirme la v ie et la volon té dans la v ie , une pensée
qui exp u lse enfin to u t le n égatif. Croire à l ’in n ocen ce de l ’avenir
et du passé, croire à l ’étern el retour. N i l ’ex isten ce n ’est posée
com m e coupable, ni la v olon té ne se sen t elle-m êm e coupable
d ’exister : c ’est ce que N ietzsch e appelle son jo y eu x message.
« V olonté, c ’est ainsi que s ’ap pelle le libérateur et le m essager
de joie (1). » Le jo y eu x m essage est la pensée tragiq ue ; car le
tragique n ’est pas dans les récrim inations du ressen tim en t,
dans les conflits de la m auvaise con scien ce, ni dans les con tra­
dictions d ’une v o lo n té qui se sen t coupable et responsable. Le
tragique n ’est m êm e pas dans la lu tte con tre le ressen tim en t,
la m au vaise con scien ce ou le n ihilism e. On n ’a jam ais com pris
selon N ietzsch e ce q u ’éta it le tragiq ue : tragiq ue = jo y eu x . A utre
façon de poser la grande éq u ation : vou loir = créer. On n ’a pas
com pris que le tragiq ue éta it p o sitiv ité pure et m u ltip le, gaieté
d ynam iqu e. Tragique est l ’affirm ation : parce q u ’elle affirme le
hasard et, du hasard, la n écessité ; parce q u ’elle affirme le devenir
et, du devenir, l ’être ; parce q u ’elle affirme le m u ltip le et, du
m ultiple, l ’un. Tragique est le coup de dés. T o u t le reste est
n ihilism e, p ath os d ialectiqu e et ch rétien , caricature du tragique,
com édie de la m auvaise con scien ce.

16) L A P IE R R E DE TOUCHE

Q uand l ’en vie nous prend de com parer N ietzsch e à d ’autres


auteurs qui s ’ap pelèren t ou furen t appelés « p hilosophes tragi­
ques » (P ascal, K ierkegaard, C hestov), nous ne d evon s pas nous
con ten ter du m ot tragédie. N ou s devons ten ir co m p te de la der-

(1) Z, II, « De la rédem ption ». — E H , IV, 1 : « Je suis le contraire d ’un


esprit négateur. Je suis un joyeux messager comme il n ’y en eut jam ais. *
42 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

nière v olon té de N ietzsch e. Il ne suffit pas de dem ander : q u ’est-ce


que pense l ’autre, est-ce com parable à ce que p ense N ietzsch e ?
Mais : com m en t pense cet autre ? Q uelle est, dans sa pensée, la
part su b sistan te du ressen tim en t et de la m auvaise con scien ce ?
L ’idéal ascétiq u e, l ’esprit de v en gean ce su bsistent-ils dans sa
m anière de com prendre le tragiq ue ? P ascal, K ierkegaard,
G hestov su rent, avec génie, m ener la critique plus loin q u ’on ne
l ’a v a it fait. Ils su spend iren t la m orale, ils renversèrent la raison.
Mais, pris dans les rêts du ressen tim en t, ils p u isa ien t encore
leurs forces dans l ’idéal ascétiq u e. C ’éta ien t des p oètes de cet
idéal. Ce q u ’ils op p osen t à la m orale, à la raison, c ’est encore
ce t idéal dans lequ el la raison p longe, ce corps m y stiq u e où elle
prend racine, Vintériorité — l ’araignée. Pour philosopher, ils ont
besoin de to u tes les ressources et du fil de l ’in tériorité, angoisse,
gém issem en t, cu lp ab ilité, to u tes les form es du m éc o n ten te­
m en t (1). E u x-m êm es se p lacen t sous le sign e du ressen tim en t :
A braham et Job. Il leur m anq ue le sens de l ’affirm ation, le sens
de l ’extériorité, l’in n ocen ce et le jeu . « Il ne faut pas attend re,
dit N ietzsch e, d ’être dans le m alheur com m e le p en sen t ceu x qui
fon t dériver la p hilosoph ie du m écon ten tem en t. C’est dans le
bonheur q u ’il fau t com m encer, en p lein e m atu rité virile, dans
le feu de c e tte brûlante allégresse, qui est celle de l ’âge adulte
et v ic to r ieu x (2). » D e P ascal à K ierkegaard, on parie et on saute.
Mais ce ne son t pas les exercices de D ion ysos, ni de Z arathoustra :
sau ter n ’est pas danser, et parier n ’est pas jouer. On rem arquera
co m m en t Z arathoustra, sans idée préconçue, oppose jou er à
p a rie r, e t danser à sauter : c ’est le m auvais joueur qui parie,
et su rtou t c ’est le bouffon qui sau te, qui croit que sauter signifie
danser, surm onter, dépasser (3).
Si nous in voq u on s le pari de P ascal, c ’est pour conclure
enfin q u ’il n ’a rien de com m un a vec le coup de dés. D ans le
pari, il ne s ’agit n u llem en t d ’affirmer le hasard, to u t le hasard,
m ais au contraire de le fragm en ter en p rob abilités, de le m on­
n ayer en « hasards de gain et de p erte ». C’est pourquoi il est vain
de se d em ander si le pari a un sens réellem en t th éologiq u e ou

(1) V P , I, 406 : « Ce que nous attaquons dans le christianism e ? C’est qu’il


veuille briser les forts, décourager leur courage, utiliser leurs heures m auvaises
et leurs lassitudes, transformer en inquiétude e t en tourm ent de conscience leur
fière assurance... : horrible désastre dont Pascal est le plus illustre exem ple. »
(2) N P .
(3) Z , III, « Des vieilles et des nouvelles tables » : * L ’homme est quelque
chose qui doit être surm onté. On peut arriver à se surm onter par des chem ins
et des m oyens nom breux : c ’est à toi d ’y parvenir. Mais le bouffon seul pense :
on peut aussi sauter par-dessus l ’homme. »— Z, Prologue, 4 : « J ’aime celui qui
a honte de voir le dé tom ber en sa faveur et qui demande alors : ai-je triché ? »
LE T RAGIQUE r 43

seu lem en t ap ologétiq ue. Car le pari de P ascal ne concerne a u cu n e­


m en t l’ex isten ce ou la n on -ex isten ce de D ieu. Le pari est anthro­
p ologiq ue, il porte seu lem en t sur d eu x m odes d ’ex isten ce de
l ’hom m e, l ’ex isten ce de l ’hom m e qui d it que D ieu ex iste et
l ’ex isten ce de l’h om m e qui d it que D ieu n ’ex iste pas. L ’ex isten ce
de D ieu , n ’éta n t pas m ise en jeu dans le pari, est en m êm e tem ps
la p ersp ective su pposée par le pari, le p oin t de v u e selon lequel
le hasard se fragm en te en hasard de gain et en hasard de perte.
L ’a ltern ative est to u t entière sous le sign e de l ’idéal ascétiq u e
et de la d ép réciation de la v ie . N ietzsch e a raison d ’opposer son
propre jeu au pari de P ascal « Sans la foi ch rétien n e, p en sait
P ascal, vou s serez pour vou s-m êm es, com m e la n atu re e t l ’histoire,
un m onstre et un chaos : nous avons réalisé celle prophélie (1). »
N ietzsch e v e u t dire : nous avon s su découvrir un autre jeu , une
autre m anière de jouer ; nous avon s d écou vert le surhum ain par-
delà d eu x m odes d ’ex isten ce h um ains-trop hum ains ; nous avon s
su affirmer to u t le hasard, au lieu de le fragm enter et de laisser
un fragm en t parler en m aître ; nous avon s su faire du chaos un
ob jet d ’affirm ation au lieu de le poser com m e q uelqu e chose
à nier (2)... E t chaque fois que l ’on com pare N ietzsch e et P ascal
(ou K ierkegaard ou C hestov), la m êm e con clusion s ’im pose, la
com paraison ne v a u t que ju sq u ’à un certain p o in t : ab straction
faite de ce qui est l ’essen tiel pour N ietzsch e, ab straction faite
de la m anière de penser. A bstraction faite du p e tit b acille,
l ’esprit de v en gean ce, que N ietzsch e d iagnostiq ue dans l ’univers.
N ietzsch e d isait : « L ’hybris est la pierre de tou ch e de to u t héra-
clitéen , c ’est là q u ’il p eu t m ontrer s ’il a com pris ou m éconnu
son m aître. » Le ressen tim en t, la m auvaise co n scien ce, l ’idéal
ascétiqu e, le n ihilism e son t la pierre de tou ch e de to u t n ietzsch éen .
C’est là q u ’il p eu t m ontrer s ’il a com pris ou m éconnu le vrai
sens du tragique.

(1) VP, III, 42.


(2) «... le m ouvem ent inauguré par Pascal : un monstre et un chaos, donc
une chose qu’il faut nier » ( VP, III, 42).
Chapitre II

ACTIF ET RÉACTIF

1) L E C O R P S

Spinoza ou vrait au x scien ces et à la p hilosophie une voie


n ou velle : nous ne savon s m êm e pas ce que peut un corps, disait-
il ; nous parlons de la con scien ce, et de l ’esprit, nous bavardons
sur to u t cela, m ais nous ne savon s pas de quoi un corps est
cap ab le, quelles forces son t les sienn es ni ce q u ’elles préparent (1).
N ietzsch e sa it que l’heure est ven u e : « N ous en som m es à la
phase où le con scien t d ev ien t m od este (2). » R appeler la con s­
cien ce à la m od estie nécessaire, c ’est la prendre pour ce q u ’elle
est : un sym p tô m e, rien que le sy m p tô m e d ’une transform ation
plus profonde et de l ’a ctiv ité de forces d ’un to u t autre ordre
que sp iritu el. « P eu t-être s ’agit-il u n iq u em en t du corps dans to u t
d évelop p em en t de l ’esprit. » Q u’est-ce que la con scien ce ? Comme
F reud, N ietzsch e pense que la con scien ce est la région du m oi
affectée par le m onde extérieur (3). T ou tefois la con scien ce est
m oins définie par rapport à l’extériorité, en term es de réel, que
par rapport à la supériorité, en term es de valeurs. C ette diffé­
rence est essen tielle dans une con cep tion générale du con scien t
et de l ’in con scien t. Chez N ietzsch e, la con scien ce est toujours
con scien ce d ’un inférieur par rapport au supérieur auquel il se
subordonne ou « s ’incorpore ». La con scien ce n ’est jam ais con s­
cien ce de soi, m ais con scien ce d ’un m oi par rapport au soi qui,

( 1 ) S p i n o z a , Ethique, III, 2 sc. « J ’ai déjà montré qu’on ne sait pas ce


que peut le corps ou ce que l ’on peut déduire de la seule considération de
sa nature, et que l ’on constate par expérience que, des seules lois de la
nature, proviennent un très grand nombre de choses q u ’on n ’aurait jamais
cru pouvoir se produire, sinon sous la direction de l ’esprit... »
(2) VP, II, 261.
(3) V P , II, 253 ; GS, 357.
ACTIF ET RÉACTIF 45

lui, n ’est pas con scien t. E lle n ’est pas conscience du m aître, mais
con scien ce de l ’esclave par rapport à un m aître qui n ’a pas à
être con scien t. « La con scien ce n ’apparaît d ’h abitud e que
lorsqu’un to u t v e u t se subordonner à un to u t supérieur... La
con scien ce n aît par rapport à un être d ont nous pourrions être
fonction (1). » T elle est la servilité de la conscience : elle tém oigne
seu lem en t de « la form ation d ’un corps supérieur ».
Q u’est-ce que le corps ? N ous ne le définissons pas en disant
q u ’il est un cham p de forces, un m ilieu nourricier que se dispute
une pluralité de forces. Car, en fait, il n ’y a pas de « m ilieu »,
pas de cham p de forces ou de bataille. Il n ’y a pas de q u an tité
de réalité, to u te réalité est déjà q uan tité de force. R ien que des
q u an tités de force « en relation de ten sion » les unes avec les
autres (2). T ou te force est en rapport avec d ’autres, so it pour
obéir, soit pour com m ander. Ce qui définit un corps est ce rapport
entre des forces d om inantes et des forces dom inées. T out rapport
de forces con stitu e un corps : chim ique, biologique, social, poli­
tique. D eu x forces quelcon qu es, éta n t inégales, co n stitu en t un
corps dès q u ’elles en trent en rapport : c ’est pourquoi le corps est
toujours le fruit du hasard, au sens n ietzsch éen , et apparaît
com m e la chose la plus « surprenante », beaucoup plus surprenante
en vérité que la con scien ce et l ’esprit (3). Mais le hasard, rapport
de la force avec la force, est aussi bien l ’essence de la force ; on
ne se dem andera donc pas com m en t n aît un corps v iv a n t, puisque
to u t corps est v iv a n t com m e p rod uit « arbitraire » des forces qui
le com p osen t (4). Le corps est p hénom ène m ultip le, éta n t com posé
d ’une pluralité de forces irréductibles ; son u nité est celle d ’un
p hénom èn e m u ltip le, « u nité de d om ination ». D ans un corps, les
forces supérieures ou d om inantes son t dites actives, les forces
inférieures ou dom inées son t d ites réactives. A ctif e t réactif so n t
p récisém ent les q ualités originelles, qui exp rim en t le rapport
de la force avec la force. Car les forces qui en tren t en rapport
n ’o n t pas une q u an tité, sans que ch acu n e en m êm e tem ps n ’ait
la q ualité qui correspond à leur différence de q u a n tité com m e
telle. On appellera hiérarchie c e tte différence des forces qualifiées,
con form ém en t à leur q u an tité : forces a ctives et réactives.

(1) VP , II, 227.


2) V P , II, 373.
(3) V P , II, 173 : « Le corps hum ain est une pensée plus surprenante que
l’âme de naguère » ; II, 226 : « Ce qui est plus surprenant, c ’est bien plutôt le
corps ; on ne se lasse pas de s ’ém erveiller à l ’idée que le corps humaih est
devenu possible. *
(4) Sur le faux problème d’un com m encem ent de la vie : VP , 11, 66 et 68.
— Sur le rôle du hasard : VP, II, 25 et 334.
46 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

2) L A D ISTIN C TIO N DES FORCES

E n ob éissant, les forces inférieures ne cessen t pas d'être


des forces, d istinctes de celles qui com m and en t. Obéir est une
qualité de la force en ta n t que telle, et se rapporte à la p uissance
a u tan t que com m ander : « A ucun e force ne renonce à sa puissance
propre. D e m êm e que le com m and em en t suppose une concession,
on ad m et que la force absolue de l ’adversaire n ’est pas v a in cu e,
assim ilée, d issoute. Obéir et com m ander son t les d eu x form es
d ’un tournoi (1). » Les forces inférieures se d éfinissent com m e
réactives : elles ne perd en t rien de leur force, de leur q u an tité
de force, elles l ’exercen t en assurant les m écanism es e t les
finalités, en rem plissant les con d itions de v ie et les fonction s,
les tâch es de con servation, d ’ad ap tation et d ’u tilité. V oilà le
p oin t de départ du con cep t de réaction , d ont nous verrons l ’im ­
portance chez N ietzsch e : les accom m od em en ts m écaniques et
u tilitaires, les régulations qui exp rim en t to u t le p ouvoir des
forces inférieures et dom inées. Or nous devons co n sta ter le goû t
im m odéré de la p ensée m oderne pour ce t asp ect réactif des
forces. On croit toujours avoir assez fait quand on com prend
l’organism e à partir de forces réactives. La nature des forces
réactives et leur frém issem ent nous fascin en t. C’est ainsi que,
dans la théorie de la v ie , m écanism e et finalité s ’o p p osen t ; m ais
ce son t d eu x in terp rétation s qui v a le n t seu lem en t pour les
forces réactives elles-m êm es. Il est vrai que, au m oins, nous
com prenons l ’organism e à partir de forces. Mais il est vrai aussi
que nous ne p ouvon s saisir les forces réactives pour ce q u ’elles
son t, c ’est-à-dire com m e des forces et non com m e des m écaniques
ou des finalités, que si nous les rapportons à celle qui les dom ine
e t qui, elle, n ’est pas réactive. « On ferm e les y eu x sur la préém i­
n en ce fond am entale des forces d ’un ordre sp on tan é, agressif,
con q uéran t, usurpan t, tran sform an t et qui d on n en t sans cesse
de n ou velles directions, l ’ad ap tation éta n t d ’abord soum ise à
leur influence ; c ’est ainsi que l ’on nie la sou verain eté des fonc­
tion s les plus n obles de l ’organism e (2). »
Sans doute est-il plus difficile de caractériser ces forces activ es.
Car, par n ature, elles éch ap p en t à la con scien ce : « La grande
a ctiv ité principale est in con scien te (3). » La con scien ce exprim e
seu lem en t le rapport de certaines forces réactives a u x forces

(1) V P , II, 91.


(2) GM, I, 12.
(3) V P , II, 227.
ACTIF ET RÉACTIF 47

actives qui les d om inent. La con scien ce est essen tiellem en t


réactive (1) ; c ’est pourquoi nous ne savons pas ce que p eu t un
corps, de quelle a ctiv ité il est capable. E t ce que nous disons de
la con scien ce, nous devons le dire aussi de la m ém oire et de
l ’habitud e. B ien plus : nous devons le dire encore de la n utrition ,
de la reproduction, de la con servation , de l ’ad ap tation . Ce son t
des fonction s réactives, des sp écialisation s réactiv es, des exp res­
sions de telles ou telles forces réactives (2). Il est in év ita b le que
la con scien ce v oie l ’organism e de son p oin t de vu e et le com prenne
à sa m anière, c ’est-à-dire de m anière réactive. E t il arrive à la
scien ce de suivre les chem ins de la con scien ce, to u t en s ’a p p u y a n t
sur d ’autres forces réactives : toujours l ’organism e v u du p e tit
côté, du côté de ses réactions. Selon N ietzsch e, le problèm e de
l’organism e n ’est pas à déb attre entre le m écanism e et le vita lism e.
Que v a u t le vita lism e ta n t q u ’il croit découvrir la sp écificité de
la v ie dans des forces réactives, les m êm es que celles que le
m écanism e in terp rète au trem en t ? Le vrai problèm e est la décou­
verte des forces activ es, sans lesqu elles les réactions elles-m êm es
ne seraient pas des forces (3). L ’a ctiv ité des forces n écessairem en t
in co n scien te, voilà ce qui fait du corps quelque chose de supérieur
à to u tes les réaction s, et en particulier à c e tte réaction du m oi
q u ’on ap pelle con scien ce : « T ou t ce phénom ène du corps est, au
p oin t de v u e in tellectu el, aussi supérieur à notre con scien ce, à
notre esprit, à nos façons con scien tes de penser, de sentir et de
vouloir, que l ’algèbre est supérieure à la tab le de m u ltip lica­
tion (4). » Les forces a ctives du corps, voilà ce qui fait du corps
un soi, et qui définit le soi com m e supérieur et surprenant :
« ... U n être plus p uissant, un sage inconnu — qui a nom soi. Il
h abite ton corps, il est ton corps (5). » La vraie scien ce est celle
de l ’a ctiv ité , m ais la scien ce de l ’a ctiv ité est aussi la scien ce de
l ’in con scien t n écessaire. A bsurde est l ’idée que la scien ce doive
aller du m êm e pas que la con scien ce et dans les m êm es directions.
On sen t, dans c e tte idée, la m orale qui p ointe. E n fait, il n ’y a de
scien ce que là où il n ’y a pas con scien ce et ne p eu t pas y avoir
con scien ce.

(1) GS, 354.


(2) VP , II, 43, 45, 187, 390.
(3) Le pluralisme de N ietzsche trouve ici son originalité. Dans sa concep­
tion de l ’organisme, il ne s’en tien t pas à une pluralité de forces constituantes.
Ce qui l ’intéresse est la diversité des forces actives et réactives, la recherche
des forces actives elles-m êm es. — A comparer avec le pluralisme admirable de
Butler, m ais qui se contente de la mémoire et de l’habitude.
(4) V P , II, 226.
(5) Z, I, « D es contem pteurs du corps ».
48 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

« Q u’est-ce qui est a ctif ? Tendre à la p uissance (1). » S ’appro­


prier, s ’em parer, subjuguer, dom iner son t les caractères de la
force active. S ’approprier v e u t dire im poser des form es, créer des
form es en ex p lo ita n t les circonstances (2). N ietzsch e critique
D arw in, parce que celu i-ci interprète l ’évolu tio n , et m êm e le
hasard dans l ’évolu tion , d ’une m anière to u te réactive. Il adm ire
Lam arck, parce que Lam arck a pressenti l ’ex isten ce d ’une
force plastique vraim en t a ctiv e, prem ière par rapport au x a d a p ta ­
tions : une force de m étam orphose. Il en est chez N ietzsch e com m e
dans l ’énergétique, où l ’on appelle « n oble » l ’énergie capable
de se transform er. La p uissance de tran sform ation , le p ouvoir
d ionysiaqu e, est la prem ière définition de l ’activ ité. Mais chaque
fois que nous m arquons ainsi la n oblesse de l ’action et sa supério­
rité sur la réaction , nous ne devons pas oublier que la réaction
désigne un ty p e de forces a u tan t que l ’action : sim p lem en t, les
réactions ne p eu v en t pas être saisies, ni scien tifiq u em en t com prises
com m e des forces, si nous n e les rapportons pas au x forces su p é­
rieures qui son t précisém ent d ’un autre ty p e. R éa ctif est une
q ualité originelle de la force, m ais qui n e p eu t être interprétée
com m e telle q u ’en rapport avec l ’actif, à partir de l’actif.

3) Q U A N T I T É E T Q U A L I T É

Les forces o n t une q u an tité, m ais elles on t aussi la q ualité


qui correspond à leur différence de q u an tité : a ctif et réactif
son t les q ualités des forces. N ous p ressentons que le problèm e
de la m esure des forces est d élicat, parce q u ’il m et en jeu l ’art
des in terp rétation s q u alitatives. Le problèm e se pose ainsi :
1° N ietzsch e a toujours cru que les forces éta ien t q u a n tita tiv es
et d ev a ien t se définir q u a n tita tiv em en t. « N otre con n aissan ce,
d it-il, est d even u e scien tifiqu e dans la m esure où elle p eu t user
de nom bre et de m esure. Il faudrait essayer de voir si l ’on ne
pourrait pas édifier un ordre scien tifiqu e des valeurs d ’après
une échelle num érale et q u a n tita tiv e de la force. T outes les autres
valeurs son t des préjugés, des n a ïv etés, des m alen tend u s. E lles
son t p artou t rédu ctib les à c e tte éch elle num érale et q u a n tita ­
tiv e » (3) ; 2° P ou rtan t N ietzsch e n ’a pas m oins cru q u ’une d éter­
m ination p urem en t q u a n tita tiv e des forces resta it à la fois

(1) V P , II, 43.


(2) B M , 259 et V P , II, 63.
(3) VP, II, 352.
ACTIF ET RÉACTIF 49

abstraite, in com p lète, am biguë. L ’art de m esurer les forces


fait in tervenir to u te une in terp rétation et une év a lu a tio n des
qualités : « La con cep tion m écan iste ne v e u t ad m ettre que des
q u an tités, m ais la force réside dans la qualité ; le m écanism e ne
p eu t que décrire des phénom èn es, non les éclairer » (1) ; « N e se
pourrait-il pas que to u tes les q uan tités fu ssen t les sym p tôm es
de q ualité ?... V ouloir réduire to u tes les q ualités à des quan tités
est folie (2). »
Y a-t-il con trad iction entre ces d eu x sortes de te x te s ? Si
une force n ’est pas séparable de sa q u an tité, elle n ’est pas d avan ­
tage séparable des autres forces avec lesquelles elle est en rapport.
L a quantité elle-même n'est donc pas séparable de la différence de
quantité. La différence de q u an tité est l ’essence de la force, le
rapport de la force avec la force. R êver de d eu x forces égales,
m êm e si on leur accorde une op position de sens, est un rêve
ap proxim atif et grossier, rêve sta tistiq u e où p longe le v iv a n t,
m ais que la ch im ie dissipe (3). Or, chaque fois que N ietzsch e
critique le con cep t de q u an tité, nous devons com prendre : la
q uan tité com m e con cep t ab strait ten d toujours et essen tielle­
m en t à une id en tification, à une égalisation de l ’u nité qui la
com pose, à une an nu lation de la différence dans c e tte u nité ;
ce que N ietzsch e reproche à to u te d éterm in ation purem ent
q u a n tita tiv e des forces, c ’est que les différences de q uan tité
s ’y an nu len t, s ’égalisen t ou se com p en sen t. Au contraire, chaque
fois q u ’il critique la qualité, nous devons com prendre : les qua­
lités ne son t rien, sauf la différence de q u an tité à laq uelle elles
correspondent dans d eu x forces au m oins supposées en rapport.
Bref, ce qui intéresse N ietzsch e n ’est jam ais l ’irréductibilité de
la q uan tité à la q ualité ; ou p lu tô t ceci ne l’intéresse que secondai­
rem ent et com m e sym p tôm e. Ce qui l’intéresse p rin cip alem ent
est, du p oin t de v u e de la q u an tité elle-m êm e, l ’irréductibilité
de la différence de q u an tité à l’égalité. La q ualité se d istingu e
de la q u an tité, m ais seu lem en t parce q u ’elle est ce q u ’il y a
d ’in égalisable dans la q u an tité, d ’in ann ulable dans la diffé­
rence de q u an tité. La différence de q u an tité est donc en un
sens l ’élém en t irréductible de la q u an tité, en un autre sens

(1) VP, II, 46. — T exte presque identique, II, 187.


(2) VP , II, 343.
(3) VP, II, 86 et 87 : « Dans le m onde chim ique règne la perception la plus
aiguë de la différence des forces. Mais un protoplasm e, qui est une m ultiplicité
de forces chim iques, n ’a qu’une perception incertaine et vague d ’une réalité
étrangère » ; « Adm ettre qu’il y a des perceptions dans le m onde inorganique,
et des perceptions d ’une exactitude absolue : c ’est là que règne la vérité !
Avec le m onde organique com m encent l’imprécision et l ’apparence. »
50 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

l ’élém en t irréductible à la q u an tité elle-m êm e. La q ualité n ’est


pas autre chose que la différence de q u an tité, et lui correspond
dans chaque force en rapport. « N ous ne pouvons nous em pêcher
de ressentir de sim ples différences de q u an tité com m e quelque
chose d’ab solum ent différent de la q u an tité, c ’est-à-dire com m e
des qualités qui ne son t plus réductibles les unes au x autres (1). »
E t ce qui est encore anthropom orphique dans ce te x te d oit être
corrigé par le principe n ietzsch éen , selon lequel il y a une su bjec­
tiv ité de l ’univers qui, p récisém ent, n ’est plus anthropom or­
p hiq ue m ais cosm iq u e (2). « V ouloir réduire to u tes les q ualités
à des q u an tités est folie... »
A vec le hasard, nous affirmons le rapport de toutes les forces.
E t sans d ou te, nous affirm ons to u t le hasard en une fois dans
la pensée de l ’étern el retour. Mais to u tes les forces n ’en trent
pas pour leur com p te en rapport à la fois. Leur p uissance respec­
tiv e, en effet, est rem plie dans le rapport avec un p e tit nom bre
de forces. Le hasard est le contraire d ’un conlinuum (3). Les
rencontres de forces de telle et telle q u an tités so n t donc les
parties con crètes du hasard, les parties affirm atives du hasard,
com m e telles étrangères à to u te loi : les m em bres de D ion ysos.
Or, c ’est dans c e tte rencontre que chaque force reçoit la qualité
qui correspond à sa q u an tité, c ’est-à-dire l ’affection qui rem plit
effectivem en t sa p uissance. N ietzsch e p eu t donc dire, dans un
te x te obscur, que l ’univers suppose « une genèse absolue de qua­
lités arbitraires », m ais que la genèse des q ualités suppose elle-
m êm e une genèse (relative) des q u an tités (4). Que les deu x
genèses soien t in séparables, signifie que nous ne p ouvon s pas
calculer a b straitem en t les forces ; nous devons, dans chaque
cas, évaluer con crètem en t leur q ualité resp ectiv e et la n uan ce
de c e tte q ualité.

4) N I E T Z S C H E E T L A SCIE N C E

Le problèm e des rapports de N ietzsch e a vec la scien ce a été


m al posé. On fait com m e si ces rapports d ép en d aien t de la
théorie de l ’étern el retour, com m e si N ietzsch e s ’in téressait
à la scien ce (et encore vagu em en t) pour a u ta n t q u ’elle favorise
le retour étern el, et s ’en d ésin téressait pour a u ta n t q u ’elle s ’v

(1) VP , II, 108.


(2) V P , II, 15.
(3) Sur le continuum, cf. V P , II, 356.
(4) VP, II, 334.
ACTIF ET RÉACTIF 51

oppose. Il n ’en est pas ainsi ; l ’origine de la p osition critique de


N ietzsch e par rapport à la scien ce d oit être cherchée dans une
to u t autre direction, bien que c e tte direction nous ouvre un
p oin t de v u e sur l ’éternel retour. Il est vrai que N ietzsch e a
peu de com p éten ce et peu de goû t pour la scien ce. Mais ce qui le
sépare de la scien ce est une ten d an ce, une m anière de penser.
A tort ou à raison, N ietzsch e croit que la scien ce, dans son m anie­
m en t de la q u an tité, ten d toujours à égaliser les q u an tités, à
com penser les in égalités. N ietzsch e, critique de la scien ce, n ’in­
v o q u e jam ais les droits de la q ualité contre la q u an tité ; il
in voq u e les droits de la différence de q u an tité contre l ’égalité,
les droits de l’in égalité contre l ’égalisation des q uan tités.
N ietzsch e con çoit une « échelle num érale et q u a n tita tiv e »,
m ais d ont les divisions ne son t pas les m u ltip les ou diviseurs
les unes des autres. V oilà précisém ent ce q u ’il dénonce dans la
scien ce : la m anie scien tifiqu e de chercher des com p en sations,
l ’utilitarisme et Végalitarisme p roprem ent scien tifiqu es (1). C’est
pourquoi to u te sa critique se joue sur trois plans : contre l ’id en tité
logiq u e, contre l’égalité m ath ém atiq u e, contre l ’équilibre p h y ­
sique. Contre les trois formes de l'indifférencié (2). Selon N ietzsch e,
il est in évitab le que la scien ce m anque et com p rom ette la vraie
théorie de la force.
Que signifie c e tte ten d an ce à réduire les différences de
q u a n tité ? E lle exp rim e, en prem ier lieu, la m anière d ont la
scien ce participe au nihilisme de la pensée m oderne. L ’effort
pour nier les différences fait partie de c e tte entreprise plus
générale, qui con siste à nier la vie, à déprécier l ’ex isten ce, à lui
prom ettre une m ort (calorifique ou autre), où l ’univers s ’abîm e
dans l'indifférencié. Ce que N ietzsch e reproche a u x concepts
p hysiq u es de m atière, de p esanteur, de chaleur, c ’est d ’être aussi
bien les facteurs d ’une égalisation des q u an tités, les principes
d ’une « adiaphorie ». C’est en ce sens que N ietzsch e m ontre que
la scien ce ap p artien t à l’idéal ascétiq u e et le sert à sa m anière (3).
Mais nous d evons aussi chercher dans la scien ce quel est l ’in s­
tru m en t de c e tte pensée n ihiliste. La réponse est : la scien ce,
par v o ca tio n , com prend les phénom èn es à partir des forces
réactives et les in terp rète de ce p oin t de vu e. La p hysiq u e est
réactive, au m êm e titre que la b iologie ; toujours les choses vu es
du p etit cô té, du côté des réactions. Le triom phe des forces
réactives, tel est l ’in stru m en t de la pensée n ih iliste. E t c ’est aussi

(1) Cf. les jugem ents sur Mayer, dans les lettres à Gast.
(2) Ces trois thèm es ont une place essentielle dans V P , I et II.
(3) GM, III, 25.
52 NIE TZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

le principe des m an ifestation s du n ihilism e : la p hysiq u e réactive


est une p hysiq u e du ressentim en t, com m e la biologie réactive,
une biologie du ressentim en t. Mais pourquoi est-ce précisém ent
l ’unique considération des forces réactives qui a b o u tit à nier
la différence dans la force, com m en t sert-elle de principe au
ressentim en t, nous ne le savons pas encore.
II arrive à la scien ce, selon le p oin t de v u e d ’où elle se place,
d ’affirmer ou de nier l ’étern el retour. Mais l ’affirm ation méca-
nisle de l’étern el retour et sa n égation thermodynamique ont
quelque chose de com m un : il s ’agit de la con servation de l ’éner­
gie, toujours interprétée de telle m anière que les q u an tités
d ’énergie n ’on t pas seu lem en t une som m e co n sta n te, m ais an nu ­
len t leurs différences. D ans les d eu x cas, on passe d ’un principe
de finitude (con stan ce d’une som m e) à un principe « n ih iliste »
(annulation des différences de q u an tités d on t la som m e est
con stan te). L ’idée m écaniste affirme l ’éternel retour, m ais en
su pp osant que les différences de q u an tité se com p en sen t ou
s ’an nu len t entre l’é ta t in itial et l ’é ta t final d ’un sy stèm e réver­
sible. L ’é ta t final est id en tiqu e à l ’é ta t in itia l q u ’on suppose
lui-m êm e indifférencié par rapport au x interm édiaires. L ’idée
therm odyn am iqu e nie l’étern el retour, m ais parce q u ’elle
découvre que les différences de q u an tité s ’an n u len t seu lem en t
dans l ’é ta t final du sy stèm e, en fonction des propriétés de la
chaleur. V oilà q u ’on pose l ’id en tité dans l’é ta t final indiffé­
rencié, on l ’oppose à la différenciation de l ’éta t in itial. Les deu x
con ception s com m u n ien t dans une m êm e h y p o th èse, celle d ’un
é ta t final ou term in al, éta t term inal du devenir. E tre ou n éan t,
être ou non-être égalem en t indifférenciés : les d eu x con ception s
se rejoignent dans l’idée d ’un devenir a yan t un é ta t final. « En
term es m étap h ysiq u es, si le devenir p o u v a it aboutir à l ’être ou
au n éa n t... (1). » C’est pourquoi le m écanism e n ’arrive pas à
poser l’existen ce de l’éternel retour, pas plus que la th erm o d y ­
nam ique n ’arrive à la nier. Tous d eu x p assen t à côté, to m b en t
dans l’indifférencié, retom b en t dans l ’id en tiqu e.
L ’éternel retour, selon N ietzsch e, n ’est pas du to u t une
pensée de l’id en tiq u e, m ais une pen sée sy n th étiq u e, pensée de
['absolum ent différent qui réclam e hors de la scien ce un prin­
cipe n ouveau. Ce principe est celui de la reproduction du divers
en ta n t que tel, celu i de la répétition de la différence : le contraire
de « l ’adiaphorie » (2). E t, en effet, nous ne com prenons pas

(1) VP , II, 329.


(2) V P , II, 374 : ♦ Il n ’y a pas d ’adiaphoric, bien q u ’on puisse l ’imaginer. »
ACTIF ET RÉACTIF 53

l ’éternel retour ta n t que nous en faisons une conséquence ou une


ap plication de l ’id en tité. N ous ne com prenons pas l ’éternel
retour ta n t que nous ne l ’opposons pas d ’une certain e m anière
à l ’id en tité. L ’étern el retour n ’est pas la p erm anence du m êm e,
l ’éta t de l ’équilibre ni la dem eure de l’id en tiqu e. D ans l ’éternel
retour, ce n ’est pas le m êm e ou l ’un qui revien n en t, m ais le
retour est lu i-m êm e l ’un qui se d it seu lem en t du divers et de
ce qui diffère.

5) P R E M I E R A S P E C T D E L ' É T E R N E L R E T O U R :
C O M M E D O C T R I N E C O S M O L O G IQ U E E T P H Y S I Q U E

L ’exp osé de l ’éternel retour tel que le con çoit N ietzsch e


suppose la critique de l ’é ta t term inal ou éta t d ’équilibre. Si
l ’univers a v a it une p osition d ’équilibre, dit N ietzsch e, si le devenir
a v a it un b ut ou un é ta t final, il l ’aurait déjà a tte in t. Or, l’in stant
actu el, com m e in sta n t qui p asse, prouve q u ’il n ’est pas a tte in t :
donc l ’équilibre des forces n ’est pas possible (1). Mais pourquoi
l’équilibre, l ’é ta t term inal d evrait-il être a tte in t s’il éta it p o s­
sible ? E n vertu de ce que N ietzsch e appelle l ’infinité du tem ps
passé. L ’infinité du tem ps passé signifie seu lem en t ceci : que le
d evenir n ’a pas pu com m encer de devenir, q u ’il n ’est pas quelque
chose de d even u . Or, n ’éta n t pas quelque chose de d evenu,
il n ’est pas d avan tage un devenir quelque chose. N ’éta n t pas
d even u , il serait déjà ce q u ’il d ev ien t, s ’il d even ait quelque chose.
C’est-à-dire : le tem ps passé éta n t infini, le devenir aurait a tte in t
son éta t final, s ’il en a v a it un. E t en effet, il revien t au m êm e de
dire que le devenir aurait a tte in t l ’éta t final s ’il en a v a it un,
et q u ’il ne serait pas sorti de l ’é ta t in itial s ’il en a v a it un. Si
le devenir d ev ie n t quelque ch ose, pourquoi n ’a-t-il pas depuis
lon gtem p s fini de d evenir ? S ’il est quelque chose de devenu,
com m en t a-t-il pu com m encer de d evenir ? « Si l ’univers éta it
capable de p erm anence et de fixité, et s ’il y a v a it dans to u t son
cours un seul in sta n t d ’être au sens strict, il n e pourrait plus y
avoir de devenir, donc on ne pourrait plus penser ni observer
un devenir quelconque (2). » V oilà la pensée que N ietzsch e déclare
avoir trou vée « chez des auteurs anciens » (3). Si to u t ce qui
d ev ien t, d isait P laton , ne p eu t jam ais esqu iver le présent, dès
q u ’il y est, il cesse de devenir, et il est alors ce q u ’il é ta it en

(1) VP, II, 312, 322-324, 329-330.


(2) VP, II, 322. — T exte analogue, II, 330.
(3) VP, II, 329.
54 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

train de devenir (1). Mais c e tte p ensée an tiq u e, N ietzsch e la


com m en te : chaque fois que je l’ai rencontrée, « elle éta it d éter­
m inée par d ’autres arrière-pensées gén éralem ent th éologiq u es ».
Car, s ’ob stin an t à dem ander com m en t le devenir a pu com m encer
et pourquoi il n ’a pas encore fini, les p hilosophes antiques son t
de faux tragiques, in v o q u a n t l ’hybris, le crim e, le ch â tim en t (2).
Sauf H éraclite, ils ne se m e tte n t pas en présence de la pensée du
pur devenir, ni de l ’occasion de c e tte pensée.! Que l ’in sta n t actuel
n e soit pas un in sta n t d ’être ou de p r é s e n t « au sens strict »,
q u ’il soit l ’in sta n t qui p asse, nous force à penser le devenir, m ais
à le penser précisém ent com m e ce qui n ’a pas pu com m encer
et ce qui ne p eu t pas finir de devenir. ■
G om m ent la pensée du pur devenir fond e-t-elle l ’éternel
retour ? Il suffit de c e tte pensée pour cesser de croire à l ’être
d istin ct du devenir, opposé au devenir ; m ais il suffit aussi de
c e tte p ensée pour croire à l ’être du devenir lui-m êm e. Quel est
l’être de ce qui d evien t, de ce qui ne com m en ce ni ne finit
de devenir ? Revenir, l ’être de ce qui devient. « D ire que to u t
revien t, c ’est rapprocher au m axim u m le m onde du devenir
et celui de l ’être : cim e de la con tem p lation (3). » Ce problèm e de
la con tem p lation d oit encore se form uler d ’une autre façon :
com m en t le passé p eu t-il se con stitu er dans le tem p s ? G om m ent
le présen t p eu t-il passer ? Jam ais l ’in sta n t qui passe ne pourrait
passer, s ’il n ’é ta it déjà passé en m êm e tem p s que présent, encore
à ven ir en m êm e tem ps que présent. Si le présent ne p assait pas
par lu i-m êm e, s ’il fallait attend re un n ouveau présent pour que
celu i-ci d ev în t passé, jam ais le passé en général ne se co n sti­
tu erait dans le tem p s, ni ce présent ne p asserait : nous ne pouvons
pas attend re, il fau t que l ’in sta n t soit à la fois présent et passé,
présen t et à ven ir, pour q u ’il passe (et passe au profit d ’autres
in stan ts). Il fau t q ue le p résen t co ex iste avec soi com m e passé
et com m e à venir. G’est le rapport sy n th étiq u e de l ’in sta n t
avec soi com m e p résen t, passé et à ven ir, qui fonde son rapport
avec les autres in sta n ts. L ’étern el retour est donc réponse au
problèm e du passage (4). E t en ce sens, il n e d oit pas être inter-

(1) Platon, Parm énide, cf. seconde hypothèse. — Toutefois N ietzsche


pense plu tôt à Anaxim andre.
(2) N P : « Alors se pose à Anaxim andre ce problème : Pourquoi tout ce qui
est devenu n ’a-t-il pas péri depuis longtem ps, puisqu’il s’est déjà passé une
éternité de tem ps ? D ’où vien t le torrent toujours renouvelé du devenir ?
Il ne parvient à échapper à ce problème que par de nouvelles hypothèses
m ystiques. *
(3) VP , II, 170.
(4) L ’exposé de l ’éternel retour en fonction de l ’instant qui passe se trouve
dans Z, III. « De la vision et de l ’énigme ».
ACTIF ET RÉACTIF 55

prété com m e le retour de quelque chose qui est, qui est un ou


qui est le m êm e. D ans l ’expression « étern el retour », nous faisons
un contresens quand nous com prenons : retour du m êm e.
Ce n ’est pas l ’être qui revien t, m ais le revenir lui-m êm e con stitu e
l ’être en ta n t q u ’il s ’affirme du devenir et de ce qui passe. Ce
n ’est pas l ’un qui revien t, m ais le revenir lui-m êm e est l ’un qui
s ’affirme du divers ou du m ultip le. E n d ’autres term es, l ’id en tité
dans l ’éternel retour ne désigne pas la n ature de ce qui revient,
m ais au contraire le fait de revenir pour ce qui diffère. C’est
pourquoi l ’étern el retour d oit être pensé com m e une sy n th èse :
sy n th èse du tem p s et de ses d im ensions, sy n th èse du divers et
de sa reproduction, sy n th èse du d evenir et de l ’être qui s ’affirme
du devenir, sy n th èse de la double affirm ation. L ’étern el retour,
alors, dépend lu i-m êm e d ’un principe qui n ’est pas l ’id en tité,
m ais qui d oit, à tous ces égards, rem plir les ex ig en ces d ’une
véritab le raison suffisante.
Pourquoi le m écanism e est-il une si m auvaise in terp rétation
de l ’éternel retour ? Parce q u ’il n ’im plique pas nécessairem en t ni
directem en t l ’éternel retour. P arce q u ’il entraîne seu lem en t la
fausse con séqu en ce d ’un é ta t final. Cet éta t final, on le pose
com m e id en tiq u e à l’éta t in itial ; et, dans c e tte m esure, on con clut
que le processus m écanique repasse par les m êm es différences. A insi
se form e l ’h y p oth èse cycliq u e, ta n t critiquée par N ietzsch e (1).
Car nous ne com prenons pas com m en t ce processus a la p ossibi­
lité de sortir de l ’é ta t in itia l, ni de ressortir de l ’éta t final, ni
de repasser par les m êm es différences, n ’a y a n t m êm e pas le
pouvoir de passer une fois par des différences q uelconques. II
y a d eu x choses d ont l’h yp oth èse cycliq u e est in cap able de
rendre com p te : la diversité des cycles co ex ista n ts, et su rtou t l ’ex is­
ten ce du divers dans le cycle (2). C’est pourquoi nous ne pouvons
com prendre l ’étern el retour lu i-m êm e que com m e l ’expression
d ’un principe qui est la raison du divers et de sa reproduction, de
la différence et de sa répétition. U n tel principe, N ietzsch e le pré­
sen te com m e une des d écou vertes les plus im portan tes de sa p hi­
losophie. Il lui donne un nom : volonté de puissance. Par v o lo n té
de p uissance, « j ’exp rim e le caractère que l ’on ne p eu t élim iner
de l’ordre m écaniq ue sans élim iner cet ordre lu i-m êm e » (3).

(1) VP , II, 325 et 334.


(2) V P ,.II, 334 : « D ’où viendrait la diversité à l ’intérieur d ’un cycle ?...
En adm ettant qu’il existât une énergie de concentration égale dans tous les
centres de forces de l ’univers, on se dem ande d ’où aurait pu naître le moindre
soupçon de diversité... »
(3) V P , II, 374.
56 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

6) Q U 'E S T - C E Q U E L A VOLONTÉ D E P U IS S A N C E ?

Un des te x te s les plus im portan ts que N ietzsch e écrivit pour


exp liq u er ce q u ’il en ten d ait par v o lo n té de p uissance est le
su iv a n t : « Ce con cep t victorieux de la force, grâce auquel nos
p hysiciens on t créé D ieu et l ’univers, a besoin d ’un complément ;
il faut lui attribuer un vou loir interne que j ’appellerai la v o lo n té
de p uissance (1). » La volo n té de p uissance est donc attribu ée à
la force, m ais d 'un e m anière très p articulière : elle est à la fois
un com p lém en t de la force et quelque chose d ’interne. E lle ne
lui est pas attrib u ée à la m anière d ’un prédicat. E n effet, si nous
posons la q uestion : « Qui ? », nous ne p ouvon s pas dire que la
force soit ce qui v eu t. Seule la v o lo n té de p uissance est ce qui
veu t, elle ne se laisse pas déléguer ni aliéner dans un autre su jet,
fût-ce la force (2). Mais alors com m en t p eu t-elle être « attribu ée » ?
R appelons-nous que la force est en rapport essen tiel avec la
force. R appelons-nous que l ’essence de la force est sa différence
de q uan tité avec d ’autres forces, et que c e tte différence s ’exprim e
com m e qualité de la force. Or la différence de q u a n tité, ainsi
com prise, renvoie nécessairem en t à un élém en t différentiel des
forces en rapport, lequ el est aussi l ’élém en t gén étiq ue des q ualités
de ces forces. V oilà ce q u ’est la volo n té de puissance : l ’élém en t
gén éalogiqu e de la force, à la fois différentiel et gén étiq ue. L a
volonté de puissance est l'élément dont découlent à la fois la diffé­
rence de quantité des forces mises en rapport et la qualité qui,
dans ce rapport, revient à chaque force. La v o lo n té de puissance
révèle ici sa n ature : elle est principe pour la sy n th èse des forces.
C’est dans c e tte syn th èse, qui se rapporte au tem p s, que les
forces repassen t par les m êm es différences ou que le divers se
reproduit. La syn th èse est celle des forces, de leur différence
et de leur reproduction ; l’étern el retour est la sy n th èse d ont la
volo n té de p uissance est le principe. On ne s ’étonnera pas du
m ot « volo n té » : qui, sinon la v o lo n té , est cap ab le de servir de
principe à une sy n th èse de forces en d éterm in ant le rapport de
la force avec la force ? Mais en quel sens faut-il prendre « prin­
cipe » ? N ietzsch e reproche au x principes d ’être toujours trop
gén éraux par rapport à ce q u ’ils con d ition n en t, d ’avoir toujours
les m ailles trop lâches par rapport à ce q u ’ils p réten d en t capturer
ou régler. Il aim e à opposer la v o lo n té de p uissance au vouloir-

(1) V P , i l , 309.
(2) VP , I, 204. — II, 54 : « Qui donc veu t la puissance ? Q uestion absurde,
si l ’être est par lui-m êm e volonté de puissance... *
ACTIF ET RÉACTIF 57

vivre schopenhauerien, ne serait-ce q u ’en fonction de l ’extrêm e


généralité de celu i-ci. Si la v o lo n té de p uissance au contraire
est un bon principe, si elle réconcilie l ’em pirism e avec les prin­
cipes, si elle con stitu e un em pirism e supérieur, c ’est parce q u ’elle
est un principe essen tiellem en t plastique, qui n ’est pas plus
large que ce q u ’il con d itionn e, qui se m étam orph ose avec le
con d itionn é, qui se d éterm ine dans chaque cas avec ce q u ’il déter­
m ine. La volo n té de p uissance, en effet, n ’est jam ais séparable
de telle et telle forces d éterm inées, de leurs q u a n tités, de leurs
q ualités, de leurs directions ; jam ais supérieure au x d éterm in a­
tions q u ’elle opère dans un rapport de forces, toujours p lastiq u e et
en m étam orph ose (1).
Inséparable ne signifie pas id en tiqu e. La v o lo n té de p u is­
sance n e p eu t pas être séparée de la force sans tom ber dans
l ’ab straction m étap h ysiq u e. Mais à confondre la force et la
v o lo n té, on risque encore d avan tage : on ne com prend plus la
force en ta n t que force, on retom b e dans le m écanism e, on
oublie la différence des forces qui co n stitu e leur être, on ignore
l’élém en t d ont dérive leur genèse réciproque. La force est ce
qui p eu t, la v olon té de puissance est ce qui v eu t. Que signifie
une telle d istin ction ? Le te x te p récédem m ent cité nous in v ite
à com m en ter chaque m ot. — Le con cep t de force est par n ature
victorieux, parce que le rapport de la force avec la force, tel
q u ’il est com pris dans le con cep t, est celui de la d om in ation :
de deux forces en rapport, l ’une est dom inante ; l’autre, dom inée.
(Même D ieu et l ’univers son t pris dans un rapport de d om in ation,
si d iscu table que soit dans ce cas l ’in terp rétation d ’un tel rapport.)
P o u rtan t ce con cep t victo rieu x de la force a besoin d ’un complé­
ment , et ce com p lém en t est quelque chose d ’interne, un vouloir
interne. Il ne serait pas victo rieu x sans une telle ad dition . C’est
que les rapports de forces resten t in déterm in és, ta n t q u ’on
n ’ajoute pas à la force elle-m êm e un élém en t capable de les
d éterm iner d ’un double p oin t de vu e. Les forces en rapport
ren voien t à une double genèse sim u ltan ée : genèse réciproque
de leur différence de q u an tité, genèse absolue de leur qualité
resp ective. La volo n té de p uissance s ’ajoute donc à la force^
m ais com m e l ’élém en t différentiel et gén étiq ue, com m e l ’é lé m e n t’

(1) V P, II, 23 : « Mon principe, c ’est que la volonté des psychologues anté­
rieurs est une généralisation injustifiée, que cette volonté n'existe pas, qu’au
lieu de concevoir les expressions diverses d ’une volonté déterminée sous diverses
formes, on a effacé le caractère de la volonté en l ’am putant de son contenu,
de sa direction ; c ’est ém inem m ent le cas chez Schopenhauer ; ce qu’il appelle
la volonté n ’est qu’une formule creuse. »
58 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

in tern e de sa p roduction. E lle n ’a rien d ’anthropom orphique


dans sa nature. Plus précisém ent : elle s ’ajoute à la force com m e
le principe in tern e de la d éterm in ation de sa q ualité dans un
rapport (x + dx), et com m e le principe in tern e de la déterm ina-
tion q u a n tita tiv e de ce rapport lu i-m êm e v o lo n té de

p uissance d oit être dite à la fois élém en t gén éalogiqu e de la


force et des forces. C’est donc toujours par la v o lo n té de p uis­
sance q u ’une force l ’em porte sur d ’autres, les dom ine ou les
com m ande. B ien plus : c ’est encore la volo n té de p uissance (d y )
qui fait q u ’une force ob éit dans un rapport ; c ’est par v o lo n té de
p uissance q u ’elle ob éit (1).
N ous avon s, d ’une certain e façon, rencontré le rapport de
l’éternel retour et de la v o lo n té de p uissance, m ais nous ne
l ’avon s pas élucidé ni an alysé. La volo n té de p uissance est à la
fois l ’élém en t gén étiq u e de la force et le principe de la sy n th èse
des forces. Mais, que c e tte syn th èse form e l ’étern el retour ;
que les forces dans c e tte sy n th èse et con form ém en t à son prin­
cipe se reproduisent n écessairem en t, nous n ’avon s pas encore le
m oyen de le com prendre. E n revanche, l ’ex isten ce de ce problèm e
révèle un asp ect h istoriq u em en t im p ortan t de la p hilosoph ie
de N ietzsch e : sa situ ation com p lexe à l ’égard du kantism e.
Le con cep t de sy n th èse est au centre du k an tism e, il est sa décou­
v erte propre. Or on sait que les p ostk an tien s reprochèrent à
K an t, de d eu x p oin ts de v u e , d ’avoir com prom is c e tte décou­
verte : du p oin t de v u e du principe qui régissait la sy n th èse,
du p o in t de v u e de la reproduction des ob jets dans la sy n th èse
elle-m êm e. On réclam ait un principe qui ne fû t pas seu lem en t
con d ition n an t par rapport au x ob jets, m ais vra im en t gén étiq u e
e t producteur (principe de différence ou de d éterm in ation
interne) ; on d én onçait, ch ez K an t, la su rvivan ce d’harm onies
m iraculeuses entre term es qui restaien t extérieurs. A un principe
de différence ou de d éterm in ation in tern e, on d em and ait une
raison non seu lem en t pour la sy n th èse, m ais pour la reproduction
du divers dans la sy n th èse en ta n t que telle (2). Or si N ietzsch e
(1) Z, II, « De la victoire sur soi-m ême » : « D ’où cela vien t-il donc ? me
suis-je dem andé. Qu’est-ce qui décide l ’être v ivan t à obéir, à commander e t à
être obéissant même en com m andant ? Ecoutez donc m es paroles, ô sages
parmi les sages ! Exam inez sérieusem ent si je suis entré au cœur de la vie,
jusqu’aux racines de son cœur 1— P artout où j ’ai rencontré la vie, j ’ai trouvé
la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit, j ’ai trouvé
la volonté d’être m aître » (cf. VP , II, 91).
(2) Sur ces problèm es qui se posent après K ant, cf. M. G u é r o u l t , La phi ­
losophie Iranscendanlale de Salomon Maï mon, La doctrine de la science chez
Fichte ; e t M. V u i l l e m i n , L ’héritage Kant i en et la révolution copernicienne.
ACTIF ET RÉACTIF 59

s ’insère dans l’h istoire du k antism e, c ’est par la m anière originale


d ont il p articipe à ces exigen ces p ostk an tien n es. Il fit de la
sy n th èse u ne syn th èse des forces ; car, faute de voir que la
sy n th èse é ta it une sy n th èse de forces, on en m écon n aissait
le sens, la natu re et le con ten u. Il com p rit la sy n th èse des forces
com m e l ’étern el retour, il trou va donc au cœ ur de la syn th èse
la reproduction du divers. Il assigna le principe de la sy n th èse,
la v olo n té de p uissance, et déterm ina celle-ci com m e l ’élém en t
différentiel et gén étiq u e des forces en présence. Q u itte à m ieu x
vérifier plus tard c e tte su p p osition , nous croyons q u ’il n ’y a pas
seu lem en t chez N ietzsch e une d escen dan ce k an tien n e, m ais
une rivalité m i-avou ée m i-cach ée. N ietzsch e n ’a pas, par rapport
à K an t, la m êm e p osition que Schopenhauer : il ne ten te pas
com m e Schopenhauer une in terp rétation qui se proposerait
d ’arracher le k an tism e à ses avatars d ialectiqu es et de lui ouvrir
de n ou v ea u x débouchés. Car, pour N ietzsch e, les avatars dialec­
tiqu es n e v ie n n en t pas du dehors et on t, pour cause prem ière,
les insulfisances de la critique. U ne tran sform ation radicale
du k an tism e, une réin ven tion de la critique que K a n t trah issait
en m êm e tem p s q u ’il la co n cev a it, u ne reprise du p rojet critique
sur de n ou velles bases et a vec de n o u v ea u x con cep ts, voilà ce
que N ietzsch e sem b le avoir cherché (et avoir trou vé dans
« l ’étern el retour » et « la v o lo n té de p uissance »).

7) L A TERMINOLOGIE DE NIETZSCHE

M ême en an ticip a n t sur les an alyses qui resten t à faire, il est


tem ps de fixer certains p oints de la term in ologie de N ietzsch e.
E n dépend to u te la rigueur de c e tte p hilosoph ie, d ont on sus­
p ecte à to rt la précision systém a tiq u e. A tort, de to u te façon,
so it pour s ’en réjouir, so it pour regretter. E n v érité, N ietzsch e
em ploie de n o u v ea u x term es très précis pour de n o u v ea u x
con cepts très précis : 1° N ietzsch e ap pelle volo n té de p uissance
l’élém en t gén éalogiqu e de la force. G énéalogique v e u t dire dif­
férentiel et gén étiq u e. La volo n té de p u issan ce est l ’élém en t dif­
férentiel des forces, c ’est-à-dire l ’élém en t de prod uction de la dif­
férence de q u an tité entre d eu x ou plusieurs forces su pposées en
rapport. La v o lo n té de p uissance est l ’élém en t gén étiq u e de la
force, c ’est-à-dire l’élém en t de prod uction de la q ualité qui rev ien t
à chaque force dans ce rapport. La v o lo n té de p uissance com m e
principe n e supprim e pas le hasard, m ais l ’im pliqu e au contraire,
parce q u ’elle n ’aurait sans lui ni p lasticité, ni m étam orphose.
60 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

Le hasard est la m ise en rapport des forces ; la v o lo n té de p uis­


san ce, le principe d éterm in ant de ce rapport. La v o lo n té de
p uissance s’ajoute nécessairem en t au x forces, m ais ne p eu t
s ’ajouter q u ’à des forces m ises en rapport par le hasard. La
v olon té de p uissance com prend le hasard dans son cœ ur, elle
seule est capable d ’affirmer to u t le hasard ;
2° D e la v o lo n té de p uissance com m e élém en t gén éalogiqu e,
d écou len t à la fois la différence de q u an tité des forces en rapport
et la q ualité resp ective de ces forces. D ’après leur différence de
q u an tité, les forces son t d ites d om in antes ou dom inées. D ’après
leur q ualité, les forces son t d ites a ctives ou réactives. Il y a de
la volo n té de p uissance dans la force réactive ou dom inée, com m e
dans la force a ctiv e ou d om in ante. Or la différence de q u a n tité
éta n t irréductible dans chaque cas, il est v a in de vou loir la
m esurer si l ’on n ’in terp rète pas les q ualités des forces en présence.
Les forces son t essen tiellem en t différenciées et qualifiées. Leur
différence de q u an tité, elles l ’exp rim en t par la q ualité qui rev ien t
à chacune. Tel est le problèm e de l ’in terp rétation : un phéno­
m ène, un évén em en t éta n t donnés, estim er la q ualité de la force
qui lui donne un sens et, de là, m esurer le rapport des forces en
présence. N ’oublions pas que, dans ch aq ue cas, l ’in terp rétation
se h eu rte à to u tes sortes de difficultés et de problèm es délicats :
il y fau t une p ercep tion « ex trêm em en t fine », du genre de celle
q u ’on trou ve dans les corps ch im iq ues ;
3° Les q ualités des forces on t leur principe dans la v o lo n té
de p uissance. E t si nous d em andons : « Qui in terp rète ? », nous
répondons la volonté de puissance ; c ’est la v o lo n té de p uissance
qui in terp rète (1). Mais pour être ainsi à la source des q ualités
de la force, il fau t que la v o lo n té de p uissance a it elle-m êm e des
q u alités, p articu lièrem en t fluentes, plus su b tiles encore que
celles de la force. « Ce qui règne, c ’est la q ualité to u te m om en ­
tan ée de la v o lo n té de p uissance (2). » Ces q ualités de la v o lo n té
de p uissance qui se rap p orten t donc im m éd ia tem en t à l ’élém en t
gén étiq u e ou gén éalogiqu e, ces élém en ts q u a lita tifs fluents,
prim ordiaux, sém in au x, n e d oiven t pas être confondus a v ec les
q ualités de la force. A ussi est-il essen tiel d ’in sister sur les term es
em p loyés par N ietzsch e : actif et réactif d ésign en t les q ualités
originelles de la force, m ais affirmatif et négatif d ésign en t les
q ualités prim ordiales de la v o lo n té de p uissance. Affirmer et
nier, apprécier e t déprécier exp rim en t la v o lo n té de p uissance,

(1) V P , I, 204 e t II, 130.


(2) VP, II, 39.
ACTIF ET RÉACTIF 61

com m e agir et réagir exp rim en t la force. (E t de m êm e que les


forces réactives n ’en son t pas m oins des forces, la v o lo n té de
nier, le n ihilism e son t de la volon té de puissance : « ... une v o lo n té
d ’a n éan tissem en t, une h ostilité à la vie, un refus d ’ad m ettre les
con d itions fond am entales de la v ie , m ais c ’est du m oins et cela
dem eure toujours une volo n té » (1).) Or, si nous devons attacher
la plus grande im portan ce à c e tte d istin ction des deux sortes
de q u alités, c ’est parce q u ’elle se retrouve toujours au centre
de la p hilosophie de N ietzsch e ; entre l ’action et l ’affirm ation,
entre la réaction et la n égation , il y a u ne affinité profonde, une
com p licité, m ais nulle con fusion. B ien plus, la d éterm in ation de
ces affinités m et en jeu to u t l ’art de la philosophie. D ’une part,
il est év id e n t q u ’il y a de l ’affirm ation dans to u te action , de la
n égation dans to u te réaction. Mais d ’autre part, l ’action et la
réaction son t p lu tô t com m e des m oyen s, m oyen s ou in stru m ents
de la volon té de p uissance qui affirme et qui nie : les forces réac­
tiv es, in stru m ents du n ihilism e. D ’autre part encore, l ’action et
la réaction on t besoin de l’affirm ation et de la n égation , com m e
de quelque chose qui les dépasse, m ais qui est nécessaire pour
q u ’elles réalisent leurs propres buts. Enfin, plus profondém ent,
l ’affirm ation et la n égation d ébordent l ’action et la réaction,
parce q u ’elles son t les q ualités im m éd iates du devenir lui-m êm e :
l ’affirm ation n ’est pas l ’action , m ais la puissance de devenir actif,
le devenir act if en personne ; la n égation n ’est pas la sim ple
réaction , m ais un devenir réactif. T ou t se passe com m e si l ’affir­
m ation et la négation éta ien t à la fois im m an en tes et tran scen ­
dantes par rapport à l’action et à la réaction ; elles co n stitu e n t
la chaîne du devenir avec la tram e des forces. C’est l’affirm ation
qui nous fait entrer dans le m onde glorieux de D ion ysos, l ’être
du d evenir ; c ’est la négation qui nous p récipite dans le fond
in q u iéta n t d ’où sorten t les forces réactives ;
4° Pour to u tes ces raisons, N ietzsch e p eu t dire : la v o lo n té
de p uissance n ’est pas seu lem en t ce qui in terp rète, m ais ce qui
év alu e (2). Interpréter, c ’est déterm iner la force qui donne un
sens à la chose. E valuer, c ’est déterm iner la volo n té de p uissance
qui donne à la chose une valeur. Les valeurs ne se la issen t donc
pas plus abstraire du p oin t de v u e d ’où elles tiren t leur valeur,
que le sens, du p oin t de v u e d ’où il tire sa sign ification . La
v o lo n té de p uissance com m e élém en t gén éalogiqu e est ce d ont
d ériven t la sign ification du sens et la valeur des valeurs. C’est

(1) GM, III, 28.


(2) VP, II, 29 : « Toute volonté im plique une évaluation. »
G. DKLEUZF. a
62 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

elle d ont nous parlions sans l ’avoir n om m ée, au d éb ut du chapitre


précédent. La sign ification d ’un sens con siste dans la qualité de
la force qui s ’exprim e dans la chose : c e tte force est-elle a ctiv e ou
réactive, et de quelle n uan ce ? La valeur d ’une valeur con siste
dans la qualité de la v olon té de p uissance qui s ’exprim e dans la
chose correspondante : la volo n té de p uissance est-elle ici affir­
m ative ou n égative, et de quelle n uan ce ? L ’art de la philosophie
se trou ve d ’a u tan t plus com pliqué que ces problèm es d ’in ter­
p rétation et d’évalu ation se ren voien t l ’un à l ’autre, se p rolongent
l ’un l ’autre. — Ce que N ietzsch e appelle noble, haut, maître, c ’est
ta n tô t la force activ e, ta n tô t la v o lo n té affirm ative. Ce q u ’il
appelle bas, vil, esclave, c ’est ta n tô t la force réactive, ta n tô t la
volon té n égative. Pourquoi ces term es, là encore nous le com pren­
drons plus tard. Mais une valeur a toujours une gén éalogie, dont
d ép en dent la n oblesse ou la bassesse de ce q u ’elle nous in v ite
à croire, à sentir et à penser. Q uelle bassesse p eu t trouver son
expression dans une valeur, quelle noblesse dans une autre, seul
le gén éalogiste est ap te à le découvrir, parce q u ’il sa it m anier
l’élém en t différentiel : il est le m aître de la critique des valeurs (1).
N ous ôtons to u t sens à la n otion de valeur ta n t que nous ne v oyon s
pas dans les valeurs au ta n t de réceptacles q u ’il fau t percer, de
statu es q u ’il fau t briser pour trouver ce qu ’elles co n tien n en t, le
plus n oble ou le plus bas. Gomme les m em bres épars de D ion ysos,
seules se reform ent les sta tu es de noblesse. Parler de la noblesse
des valeurs en général, tém oign e d ’une pensée qui a trop d ’in té­
rêt à cacher sa propre bassesse : com m e si des valeurs entières
n ’avaien t pas pour sens, et p récisém ent pour valeur, de servir de
refuge et de m an ifestation à to u t ce qui est bas, v il, esclave.
N ietzsch e créateur de la p hilosoph ie des valeurs aurait v u , s ’il
a v a it vécu plus lon gtem p s, la n otion la plus critique servir et
tourner au conform ism e id éologiqu e le plus p lat, le plus bas ;
les coups de m arteau de la p hilosoph ie des valeurs devenir des
coups d ’encensoir ; la p olém ique et l ’agressivité, rem placées par
le ressentim en t, gardien p oin tilleu x de l ’ordre éta b li, ch ien des
valeurs en cours ; la gén éalogie, prise en m ain par les esclaves :
l ’oubli des q ualités, l ’oubli des origines (2).

(1) GM, Introduction, 6 : « Nous avons besoin d ’une critique des valeurs
m orales, et la valeur de ces valeurs doit tout d ’abord être m ise en question. »
(2) La théorie des valeurs s ’éloigne d’autant plus de ses origines qu’elle
perd de vue le principe évaluer = créer. L’inspiration nietzschéenne revit par­
ticulièrem ent dans des recherches comme celles de M. Polin, concernant la
création des valeurs. Toutefois, du point de vue de N ietzsche, le corrélatif de
la création des valeurs ne peut être, en aucun cas, leur contem plation, mais
doit être la critique radicale de toutes les valeurs « en cours ».
ACTIF ET RÉACTIF 63

8) O R I G I N E E T I M A G E R E N V E R S É E

A l ’origine, il y a la différence des forces activ es et réactives.


L ’action et la réaction ne son t pas dans un rapport de su ccession,
m ais de co ex isten ce dans l ’origine elle-m êm e. A ussi bien la
com p licité des forces a ctives et de l ’affirm ation, des forces réac­
tiv es et de la n égation se révèle dans le principe : le n ég a tif est
déjà to u t entier du côté de la réaction. In versem en t, seule la
force a ctive s ’affirme, elle affirme sa différence, elle fait de sa
différence un o b jet de jouissance et d ’affirm ation. La force
réactive, m êm e quand elle ob éit, lim ite la force activ e, lui im pose
des lim itation s et des restrictions p artielles, est déjà possédée
par l ’esprit du n égatif (1). C’est pourquoi l’origine elle-m êm e
com porte, en quelque m anière, une im age inversée de soi : v u du
côté des forces réactives, l ’élém en t différentiel généalogique
apparaît à l ’envers, la différence est deven u e n ég a tio n , l ’affirma­
tion est d even u e con trad iction . U ne im age renversée de l ’origine
accom pagn e l ’origine : ce qui est « oui » du p oint de v u e des forces
actives d ev ien t « non » du p oin t de v u e des forces réactives, ce
qui est affirm ation de soi d ev ien t négation de l ’autre. C’est ce
que N ietzsch e appelle « le renversem ent du coup d ’œ il appré­
ciateur » (2). Les forces a ctives son t nobles ; m ais elles se tro u v en t
elles-m êm es d evan t une im age p léb éienn e, réfléchie par les forces
réactives. La gén éalogie est l ’art de la différence ou de la d istin c­
tion , l ’art de la noblesse ; m ais elle se v o it à l ’envers dans le
m iroir des forces réactives. Son im age apparaît alors com m e
celle d ’une « évolu tion ». — E t c e tte évolu tion , on la com prend,
ta n tô t à l ’allem ande, com m e une évolu tion d ialectiqu e et h égé­
lienn e, com m e le d évelop p em en t de la con trad iction ; ta n tô t
à l ’anglaise, com m e une d érivation utilitaire, com m e le d évelop ­
p em en t du bénéfice et de l ’in térêt. Mais toujours la vraie
généalogie trou ve sa caricature dans l’im age q u ’en donne l ’évo-
lu tion n ism e, essen tiellem en t réactif : anglais ou allem and, l ’évolu-
tionn ism e est l’im age réactive de la généalogie (3). A insi, c ’est
le propre des forces réactives de nier dès l ’origine la différence

(1) GM, II, 11.


(2) GM, I, 10. (Au lieu de s’affirmer soi-m ême, et de nier par simple consé­
quence, les forces réactives com m encent par nier ce qui est différent d ’elles,
elles s ’opposent d ’abord à ce qui ne fait pas partie d ’elles-m êm es.)
(3) Sur la conception anglaise de la généalogie comme évolution : GM,
Introduction, 7, et I, 1-4. Sur la médiocrité de cette pensée anglaise : B M , 253.
Sur la conception allem ande de la généalogie comme évolution, et sur sa
m édiocrité : GS, 357 et B M , 244.
64 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

qui les con stitu e dans l ’origine, de renverser l ’élém en t différentiel


d ont elles dériven t, d’en donner une im age déform ée. « D ifférence
engendre haine (1). » C’est pour c e tte raison q u ’elles ne se
com p renn en t pas elles-m êm es com m e des forces, et préfèrent se
retourner contre soi p lu tô t que de se com prendre com m e telles et
d ’accepter la différence. La « m édiocrité » de pensée que N ietzsch e
dénonce renvoie toujours à la m anie d ’interpréter ou d ’évaluer les
p hénom ènes à partir de forces réactives, chaque espèce de pensée
n ation ale ch oisissant les siennes. Mais c e tte m anie elle-m êm e a son
origine dans l’origine, dans l ’im age renversée. La con scien ce et
les consciences, sim ple grossissem ent de c e tte im age réa ctiv e...
U n pas de plus : supposons que, à l ’aide de circonstances
favorables extern es ou in tern es, les forces réactives l ’em p orten t
et n eu tralisent la force active. N ous som m es sortis de l’origine :
il ne s ’agit plus d ’une im age renversée, m ais d ’un d évelop p em en t
de c e tte im age, d ’un renversem en t des valeurs elles-m êm es (2) ;
le bas s ’est m is en h aut, les forces réactives on t triom phé. Si elles
triom ph en t, c ’est par la volo n té n ég a tiv e, par la v o lo n té de
n éan t qui développ e l ’im age ; m ais leur triom phe, lui, n ’est pas
im aginaire. La q uestion est : com m en t les forces réactives triom ­
phent-elles ? C’est-à-dire : quand elles l ’em p orten t sur les forces
actives, les forces réactives d evien n en t-elles d om in antes à leur
tour, agressives et su bjugan tes, form en t-elles to u tes ensem ble
une force plus grande qui serait a ctiv e à son tour ? N ietzsch e
répond : les forces réactives, m êm e en s ’unissant, ne com p osen t
pas une force plus grande qui serait active. E lles p rocèdent
to u t au trem en t : elles d écom p osen t ; elles séparent la force active
de ce qu’elle peut ; elles sou straien t de la force a ctiv e une partie
ou presque to u t de son p ouvoir ; et par là elles ne d ev ien n en t pas
actives, m ais au contraire font que la force a ctiv e les rejoint,
d evien t elle-m êm e réactive en un n ouveau sens. N ous pressentons
que, à partir de son origine et en se d évelop p an t, le co n cep t de
réaction change de sign ification : une force a ctiv e devient réactive
(en un n ouveau sens), quand des forces réactives (au prem ier
sens) la séparen t de ce q u ’elle p eu t. C om m ent une telle séparation
est p ossible en d étail, N ietzsch e en fera l’an alyse. Mais déjà il
fau t con stater que N ietzsch e, avec soin, ne présente jam ais le
triom phe des forces réactives com m e la com p osition d ’une
force supérieure à la force activ e, m ais com m e une sou straction
ou u ne division . N ietzsch e consacrera to u t un livre à l ’analyse

(1) B M , 263.
(2) Cf. GM, I, 7.
ACTIF ET RÉACTIF 65

des figures du triom phe réactif dans le m onde hum ain : le ressen­
tim en t, la m auvaise con scien ce, l ’idéal ascétiqu e ; dans chaque
cas, il m ontrera que les forces réactives ne triom p h en t pas en
com p osant une force supérieure, m ais en « séparant » la force
a ctiv e (1). E t dans chaque cas, c e tte séparation repose sur une
fiction, sur une m ystification ou falsification. C’est la v o lo n té de
n éa n t qui d évelopp e l ’im age n égative et renversée, c ’est elle
qui fait la sou straction . Or dans l ’opération de la sou straction ,
il y a toujours quelque chose d ’im aginaire d ont tém oign e l ’u tili­
sa tio n n ég a tiv e du nom bre. Si donc nous vou lon s donner une
tran scription num érique de la victoire des forces réactives, nous
n e devons pas faire appel à une ad dition par laquelle les forces
réactives, to u tes ensem ble, d eviend raient plus fortes que la force
a ctiv e, m ais à une sou straction qui sépare la force a ctiv e de ce
q u ’elle p eu t, qui en nie la différence pour en faire elle-m êm e une
force réactive. Il ne suffit pas, dès lors, que la réaction l ’em porte
pour q u ’elle cesse d ’être u ne réaction ; au contraire. La force
a ctiv e est séparée de ce q u ’elle p eu t par une fiction, elle n ’en
d ev ien t pas m oins réellem en t réactive, c ’est m êm e par ce m oyen
q u ’elle d ev ien t réellem en t réactive. D ’où chez N ietzsch e l ’em ploi
des m ots « v il », « ign oble », « esclave » : ces m ots d ésign en t l ’éta t
des forces réactives qui se m e tte n t en h aut, qui a ttiren t la force
a ctiv e dans un piège, rem plaçant les m aîtres par des esclaves qui
ne cessen t pas d ’être esclaves.

9) P R O B L È M E D E L A MESURE DES FORCES

C’est pourquoi nous ne p ouvon s pas m esurer les forces avec


une u n ité ab straite, ni déterm iner leur q uan tité et leur qualité
resp ectives en prenant pour critère l ’é ta t réel des forces dans un
sy stèm e. N ous disions : les forces a ctives son t les forces su p é­
rieures, les forces d om in antes, les forces les plus fortes. Mais
les forces inférieures p eu v en t l ’em porter sans cesser d ’être
inférieures en q u an tité, sans cesser d ’être réactives en qualité,
sans cesser d ’être esclaves à leur m anière. U n des plus grands
m ots de L a volonté de puissance est : « On a toujours à défendre
les forts con tre les faibles (2). » On ne p eu t pas s ’appuyer sur
l’éta t de fait d ’un systèm e de forces, ni sur l ’issue de la lu tte
entre elles, pour conclure : celles-ci son t activ es, celles-là son t

(1) Cf. les trois dissertations de la GM.


(2) VP , I, 395.
66 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

réactives. Contre D arw in et l ’évolu tion n ism e, N ietzsch e rem arque :


« E n a d m etta n t que ce tte lu tte ex iste (et elle se présente en
effet), elle se term ine m alheureu sem ent d ’une façon contraire
à celle que désirerait l’école de D arw in ; à celle q u ’on oserait
peut-être désirer avec elle : elle se term in e m alheureu sem ent au
détrim ent des forts, des privilégiés, des excep tio n s heureuses (1). »
C’est en ce sens d ’abord que l ’in terp rétation est un art si difficile :
nous devons juger si les forces qui l’em p orten t son t inférieures
ou supérieures, réactives ou actives ; si elles l’em p orten t en ta n t
que dominées ou d om inantes. Dans ce dom aine il n ’y a pas de
fait, il n ’y a que des in terp rétation s. On ne d oit pas con cevoir
la m esure des forces com m e un procédé de physiq u e ab straite,
m ais com m e l ’acte fondam ental d ’une physiq u e concrète, non pas
com m e une techn iqu e indifférente, m ais com m e l ’art d ’interpréter
la différence et la qualité in dépend am m ent de l ’éta t de fait.
(N ietzsch e dit parfois : « E n dehors de l ’ordre social ex ista n t (2). »)
Ce problèm e réveille une ancienne polém ique, une discussion
célèbre entre Calliclès et Socrate. A quel p o in t N ietzsch e nous
paraît proche de C alliclès, et Calliclès im m éd ia tem en t com plété
par N ietzsch e. Calliclès s’efforce de distinguer la nature et la loi.
Il appelle loi to u t ce qui sépare une force de ce q u ’elle p eu t ; la
loi, en ce sens, exprim e le triom phe des faibles sur les forts.
N ietzsch e ajoute : triom phe de la réaction sur l ’action . E st
réactif, en effet, to u t ce qui sépare une force ; est réactif encore
l ’éta t d ’une force séparée de ce q u ’elle p eu t. E st a ctiv e, au
contraire, to u te force qui va ju sq u ’au b ou t de son pouvoir. Q u’une
force aille ju sq u ’au b out, cela n ’est pas une loi, c ’est m êm e le
contraire de la loi (3). — S ocrate répond à Calliclès : il n ’y a pas
lieu de d istingu er la nature et la loi ; car si les faibles l ’em portent,
c ’est en ta n t que, tous réunis, ils form ent une force plus forte
que celle du fort ; la loi triom phe du p oin t de v u e de la nature
elle-m êm e. Calliclès ne se p lain t pas de ne pas avoir été com pris,
il recom m ence : l ’esclave ne cesse pas d ’être un esclave en triom ­
p han t ; quand les faibles triom p h en t, ce n ’est pas en form ant
une force plus grande, m ais en séparant la force de ce q u ’elle
p eu t. On ne d oit pas com parer les forces ab straitem en t ; la force
concrète, du p o in t de vu e de la n ature, est celle qui va ju sq u ’au x

(1) Cr. Id., « Flâneries inactuelles *, 14.


(2) V P , III, 8.
(3) VP, II, 85 : « On constate qu’en chim ie, tout corps étend sa puissance
aussi loin qu’il le peut » ; II, 374 : « Il n’y a pas de loi ; toute puissance entraîne
à tout instant ses conséquences dernières » ; II, 369 : « Je me garde de parler
de lois chim iques, le m ot a un arrière-goût moral. Il s’agit bien plu tôt de
constater de façon absolue des relations de puissance. *
ACTIF ET RÉACTIF 67

conséquences dernières, ju sq u ’au b ou t de la puissance ou du


désir. Socrate ob jecte une seconde fois : ce qui com p te pour toi,
Calliclès, c ’est le plaisir... Tu définis to u t bien par le plaisir...
On rem arquera ce qui se passe entre le sop histe et le d ialecti­
cien : de quel côté est la bonne foi, et aussi la rigueur du raison­
n em en t. Calliclès est agressif, m ais n ’a pas de ressentim en t. II
préfère renoncer à parler ; il est clair que la prem ière fois Socrate
ne com prend pas, et la seconde fois parle d ’autre chose. C om m ent
expliquer à S ocrate que le « désir » n ’est pas l ’association d ’un
plaisir et d ’une douleur, douleur de l’éprouver, plaisir de le
satisfaire ? Que le plaisir et la douleur son t seu lem en t des
réactions, des propriétés des forces réactives, des con stats d ’adap­
ta tio n ou d ’in ad ap tation ? E t com m en t lui faire entendre que les
faibles ne com p osen t pas une force plus forte ? Pour une part
Socrate n ’a pas com pris, pour une part il n ’a pas écouté : trop
anim é de ressentim en t d ialectiqu e et d ’esprit de v en gean ce. Lui,
si ex igean t pour autrui, si p oin tilleu x quand on lui répond...

10) L A H I É R A R C H I E

N ietzsch e aussi rencontre ses Socrate. Ce so n t les libres


penseurs. Ils disen t : « De quoi vou s p laign ez-vou s ? com m en t
les faibles auraient-ils triom phé s ’ils ne form aient eux-m êm es
une force supérieure ? » « Inclinons-nous d evan t le fait
accom pli (1). » Tel est le p ositivism e m oderne : on prétend m ener
la critique des valeurs, on prétend refuser to u t appel au x valeurs
tran scend antes, on les déclare dém odées, m ais seu lem en t pour les
retrouver, com m e des forces qui m èn en t le m onde actu el. E glise,
m orale, E ta t, etc. : on n ’en d iscute la valeur que pour en adm irer
la force hum aine et le contenu hum ain. Le libre penseur a la
m anie singulière de vouloir récupérer tous les con ten u s, to u t le
p ositif, m ais sans jam ais s ’interroger sur la nature de ces co n te­
nus soi-d isant p ositifs, ni sur l ’origine ou la qualité des forces
hum aines correspondantes. C’est ce que N ietzsch e appelle le
« faitalism e » (2). Le libre penseur v e u t récupérer le contenu de
la religion, m ais ne se dem ande jam ais si la religion ne co n tien t
pas p récisém ent les forces les plus basses de l ’h om m e, d ont on
devrait p lu tô t souhaiter q u ’elles resten t à l ’extérieur. C’est
pourquoi il n ’est pas possible de faire confiance à l’athéism e d ’un

(1) GM, I, 9.
(2) GM, III, 24.
68 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

libre penseur, m êm e dém ocrate et socialiste : « L ’E glise nous


répugne, m ais non pas son p oison ... (1). » V oilà ce qui caractérise
essen tiellem en t le p ositivism e et l ’hum anism e du libre penseur :
le faitalism e, l ’im puissance à interpréter, l’ignorance des qualités
de la force. Dès que quelque chose apparaît com m e une force
hum aine ou com m e un fait hum ain, le libre penseur ap plau dit,
sans se dem ander si c e tte force n ’est pas de basse ex tra ctio n , et
ce fait, le contraire d ’un h au t fait : « H um ain trop hum ain. »
Parce q u ’elle ne tie n t pas com p te des qualités des forces, la
libre pensée est par vocation au service des forces réactives et
trad uit leur triom phe. Car le fait est toujours celui des faibles
contre les forts ; « le fait est toujours stup id e, a y a n t de tous
tem p s ressem blé à un veau p lu tôt q u ’à un dieu » (2). Au libre
penseur, N ietzsch e oppose l ’esprit libre, l ’esprit d ’in terp rétation
lui-m êm e qui ju ge les forces du p oin t de v u e de leur origine et
de leur qualité : « Il n ’y a pas de faits, rien que des in terp réta­
tions (3). » La critique de la libre pensée est un thèm e fond am ental
.dans l'œ u vre de N ietzsch e. Sans doute parce que c e tte critique
découvre un p oin t de v u e selon lequel des idéologies différentes
p eu v en t être attaq u ées à la fois : le p o sitivism e, l’h um anism e, la
d ialectiqu e. Le goû t du fait dans le p o sitivism e, l ’ex a lta tio n du
fait hum ain dans l ’hum anism e, la m anie de récupérer les con ten us
hum ains dans la d ialectiqu e.
Le m ot hiérarchie chez N ietzsch e a deu x sens. Il signifie
d ’abord la différence des forces actives et réactives, la supériorité
des forces a ctives sur les forces réactives. N ietzsch e p eu t donc
parler d ’un « rang im m uable et inné dans la hiérarchie » (4) ;
et le problèm e de la hiérarchie est lui-m êm e le problèm e des
esprits libres (5). Mais hiérarchie désigne aussi le triom phe des
forces réactives, la con tagion des forces réactives et l ’organisa­
tion com p lexe qui s ’en su it, où les faibles on t v a in cu , où les forts
so n t con tam in és, où l ’esclave qui n ’a pas cessé d ’être esclave
l ’em porte sur un m aître qui a cessé de l ’être : le règne de la loi
e t de la vertu . E n ce second sens, la m orale et la religion son t
encore des théories de la hiérarchie (6). Si l ’on com pare les deu x
sens, on v o it que le second est com m e l ’envers du prem ier. N ous
faisons de l ’E glise, de la m orale et de l ’E ta t les m aîtres ou déten -

(1) GM, I, 9.
(2) Co. In., I, « U tilité et inconvénients des études historiques », 8.
3) VP, II, 133.
4 B M , 263.
5 H H , Préface, 7.
(6) V P , III, 385 et 391.
ACTIF ET RÉACTIF 69

teurs de tou te hiérarchie. N ous avons la hiérarchie que nous


m éritons, nous qui som m es essen tiellem en t réactifs, nous qui
prenons les triom phes de la réaction pour une m étam orphose
de l’action , et les esclaves pour de n ou veau x m aîtres — nous
qui ne reconnaissons la hiérarchie q u ’à l ’envers.
N ietzsch e appelle faible ou esclave, non pas le m oins fort,
m ais celui qui, quelle que soit sa force, est séparé de ce q u ’il
p eu t. Le m oins fort est aussi fort que le fort s ’il va ju sq u ’au bout,
parce que la ruse, la su b tilité, la sp iritu alité, m êm e le charm e
par lesquels il com p lète sa m oindre force ap partienn en t précisé­
m en t à c e tte force et font q u ’elle n ’est pas m oindre (1). La m esure
des forces et leur qualification ne d ép en dent en rien de la q uan tité
absolue, m ais de l ’effectu ation relative. On ne p eu t pas juger de
la force ou de la faiblesse, en prenant pour critère l’issue de la
lu tte et le succès. Car, encore une fois, c ’est un fait que les faibles
triom ph en t : c ’est m êm e l’essen ce du fait. On ne p eu t juger des
forces que si l ’on tien t com p te en prem ier lieu de leur q ualité,
a ctif ou réactif ; en second lieu, de l ’aflinité de c e tte qualité avec
le pôle correspondant de la volo n té de p uissance, affirm atif ou
n égatif ; en troisièm e lieu, de la n uan ce de q ualité que la force
présen te à tel ou tel m om ent de son d évelop p em en t, en rapport
avec son affinité. Dès lors, la force réactive est : 1° force utilitaire,
d ’a d ap tation et de lim itation p artielle ; 2° force qui sépare la
force a ctive de ce q u ’elle peu t, qui nie la force a ctiv e (triom phe
des faibles ou des esclaves) ; 3° force séparée de ce q u ’elle peu t,
qui se nie elle-m êm e ou se retourne contre soi (règne des faibles ou
des esclaves). E t p arallèlem ent, la force active est : 1° force
p lastiqu e, d om in ante et su b ju gan te ; 2° force qui va ju sq u ’au
b out de ce q u ’elle p eu t ; 3° force qui affirme sa différence, qui
fait de sa différence un ob jet de jouissance et d ’affirm ation. Les
forces ne son t déterm inées con crètem en t et com p lètem en t que si
l ’on tien t com p te de ces trois couples de caractères à la fois.

11) VOLONTÉ DE PIH SSA NC E


ET SEN TIM EN T DE PUISSANCE

N ous savon s ce q u ’est la volo n té de puissance : l’élém en t diffé­


rentiel, l ’élém en t gén éalogiqu e qui d éterm ine le rapport de la
force avec la force et qui produit la q ualité de la force. A ussi la

(1) Les deux anim aux de Zarathoustra sont l ’aigle e t le serpent : l’aigle
est fort et fier ; mais le serpent n’est pas moins fort, étant rusé et charm ant ;
cf. Prologue, 10.
70 NIE TZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

volon té de p uissance doit-elle se manifester dans la force en ta n t


que telle. L ’étu de des m anifestation s de la v o lo n té de p uissance
doit être faite avec le plus grand soin, parce que le d ynam ism e
des forces en dépend to u t entier. Mais que signifie : la v o lo n té de
puissance se m anifeste ? Le rapport des forces est déterm iné
dans chaque cas pour a u tan t q u ’une force est affectée par d ’autres,
inférieures ou supérieures. Il s ’en su it que la v o lo n té de puissance
se m anifeste com m e un pouvoir d ’être affecté. Ce p ouvoir n ’est
pas une p ossibilité ab straite : il est n écessairem en t rem pli et
effectué à chaque in sta n t par les autres forces avec lesquelles
celle-ci est en rapport. On ne s ’étonnera pas du double asp ect
de la v olon té de p uissance : elle déterm ine le rapport des forces
entre elles, du p oin t de v u e de leur genèse ou de leur production ;
m ais elle est déterm inée par les forces en rapport, du p o in t de
v u e de sa propre m an ifestation . C’est, pourquoi la v o lo n té de
puissance est toujours déterm inée en m êm e tem ps q u ’elle d éter­
m ine, qualifiée en m êm e tem p s qu ’elle qualifie. En prem ier lieu,
donc, la v olon té de p uissance se m an ifeste com m e le pouvoir
d ’être affecté, com m e le pouvoir déterm iné de la force d ’être elle-
m êm e affectée. — Il est difficile, ici, de nier chez N ietzsch e une
in spiration sp inoziste. Spinoza, dans une théorie extrêm em en t
profonde, v o u la it q u ’à to u te q u an tité de force correspondît
un pouvoir d ’être affecté. U n corps a v a it d ’a u ta n t plus de force
q u ’il p ou v a it être affecté d ’un plus grand nom bre de façons ;
C’est ce pouvoir qui m esurait la force d ’un corps ou qui expri­
m ait sa p uissance. E t, d ’une part, ce p ouvoir n ’éta it pas une
sim ple p ossib ilité logique : il éta it à chaque in sta n t effectué par
les corps a vec lesqu els celui-ci éta it en rapport. D ’autre part,
ce pouvoir n ’éta it pas u ne p assivité p hysiq u e : seules éta ien t
p assives les affections dont le corps considéré n ’éta it pas cause
ad éq u ate (1).
Il en est de m êm e chez N ietzsch e : le p ouvoir d ’être affecté
ne signifie pas nécessairem en t p assivité, m ais affectivité, sensibi­
lité, sensation . C’est en ce sens que N ietzsch e, a v a n t m êm e
d ’avoir élaboré le con cep t de volon té de p uissance et de lui avoir
donné to u te sa sign ification , parlait déjà d ’un sentiment de
puissance : la p uissance fu t traitée par N ietzsch e com m e une

(1) Si notre interprétation est exacte, Spinoza a vu avant N ietzsche


qu’une force n ’était pas séparable d ’un pouvoir d ’être affecté, et que ce pou­
voir exprim ait sa puissance. N ietzsche n ’en critique pas m oins Spinoza, mais
sur un autre point : Spinoza n ’a pas su s’élever jusqu’à la conception d ’une
volonté de puissance, il a confondu la puissance avec la sim ple force et conçu
la force de manière réactive (cf. le conatus et la conservation).
ACTIF ET RÉACTIF 71

affaire de sen tim en t et de sen sib ilité, a van t de l ’être com m e une
affaire de volon té. Mais quand il eu t élaboré le co n cep t com p let
de volo n té de puissance, c e tte prem ière caractéristique ne
disparut n u llem en t, elle d evin t la m anifestation de la v o lon té de
p uissance. V oilà pourquoi N ietzsch e ne cesse pas de dire que la
v o lon té de puissance est « la form e affective prim itive », celle
dont d ériven t tous les autres sen tim en ts (1). Ou m ieu x encore :
« La v olon té de p uissance n ’est pas un être ni un devenir, c ’est
un pathos (2). » C’est-à-dire : la volon té de puissance se m anifeste
com m e la sensibilité de la force ; l ’élém en t différentiel des forces
se m an ifeste com m e leur sensibilité différentielle. « Le fait est
que la volo n té de puissance règne m êm e dans le m onde inorga­
nique, ou p lu tô t q u ’il n ’y a pas de m onde inorganique. On ne
p eu t élim iner l’action à d istance : une chose en attire une autre,
une chose se sen t attirée. V oilà le fait fond am ental... Po ur que
la volonté de puissance’puisse se manifester, elle a besoin de perce­
voir les choses qu’elle voit, elle sent l ’approche de ce qui lui est
assimilable (3). » Les affections d ’une force son t a ctiv es dans la
m esure où la force s ’approprie ce qui lui résiste, dans la m esure
où elle se fait obéir par des forces inférieures. In versem en t elles
son t subies, ou p lu tô t agies, lorsque la force est affectée par
des forces supérieures au xqu elles elle obéit. Là encore, obéir
est une m an ifestation de la volo n té de p uissance. Mais une
force inférieure p eu t entraîner la désagrégation de forces supé­
rieures, leur scission, l ’explosion de l’énergie q u ’elles a v a ien t
accum ulée ; N ietzsch e aim e en ce sens à rapprocher les phéno­
m ènes de désagrégation de l ’atom e, de scission du protoplasm e
et de reproduction du v iv a n t (4). E t non seu lem en t désagréger,
scinder, séparer exp rim en t toujours la v olon té de p uissance, m ais
aussi être désagrégé, être scindé, être séparé : « La division appa­
raît com m e la con séqu en ce de la volon té de puissance (5). » D eu x
forces éta n t données, l ’une supérieure et l ’autre inférieure, on
v o it com m en t le p ouvoir d ’être affecté de chacune est nécessaire­
m en t rem pli. Mais ce pouvoir d ’être affecté n ’est pas rem pli sans
que la force correspondante n ’entre elle-m êm e dans u ne histoire
ou dans un devenir sensible : 1° force activ e, p uissance d ’agir ou
de com m ander ; 2° force réactive, p uissance d ’obéir ou d ’être
agi ; 3° force réactive développ ée, p uissance de scinder, de diviser,
72 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

de séparer ; 4° force active d evenue réactive, p uissance d ’être


séparé, de se retourner contre soi (1).
T ou te la sensibilité n ’est q u ’un d evenir des forces : il y a
un cycle de la force au cours duquel la force « d ev ien t » (par
exem ple, la force a ctive d evien t réactive). Il y a m êm e plusieurs
devenirs de forces, qui p eu ven t lu tter les uns contre les autres (2).
A insi, il n ’est pas suffisant de m ettre en parallèle, ni d ’opposer
les caractères respectifs de la force activ e et de la force réactive.
A ctif et réactif son t les q ualités de la force qui d écou lent de la
volon té de p uissance. Mais la volon té de puissance elle-m êm e a
des q u alités, des sensibilia, qui son t com m e des devenirs de
forces. La v olon té de p uissance se m anifeste, en prem ier lieu,
com m e sensibilité des forces ; et, en second lieu, com m e devenir
sensible des forces : le p ath os est le fait le plus élém entaire d ’où
résulte un devenir (3). Le devenir des forces, en général, ne doit
pas se confondre avec les q ualités de la force : il est le devenir de
ces q ualités elles-m êm es, la q ualité de la volon té de p uissance
en personne. Mais ju stem en t, on ne pourra pas plus abstraire les
qualités de la force de leur devenir, que la force, de la v o lo n té de
p uissance : l ’étu de concrète des forces im plique n écessairem en t
une dynam ique.

12) L E D E V E N I R - R É A C T I F D E S FORCES X

Mais, en vérité, la d ynam iqu e des forces nous con d u it à une


conclusion désolan te. Quand la force réactive sépare la force
a ctive de ce q u ’elle p eu t, celle-ci d ev ien t réactive à son tour.
Les forces actives deviennent réactives. E t le m ot devenir d oit être
pris au sens le plus fort : le devenir des forces apparaît com m e un
d evenir-réactif. N ’y a-t-il pas d ’autres devenirs ? R este que nous
ne sen ton s pas, nous n ’exp érim en ton s pas, nous ne connaissons
pas d ’autre devenir que le devenir-réactif. N ous ne con staton s pas
seu lem en t l ’e x iste n c e de forces réactives, p artout nous con staton s
leur triom phe. Par quoi triom p h en t-elles ? Par la v o lo n té de
n éan t, grâce à l ’afTinité de la réaction a vec la n égation . Q u’est-ce
que la n égation ? C’est une q ualité de la v o lo n té de p uissance,
c ’est elle qui qualifie la volo n té de p uissance com m e nihilism e

(1) VP, II, 171 : « ... cette force à son m axim um qui, se retournant contre
elle-m êm e, une fois qu’elle n ’a plus rien à organiser, emploie sa force à désor­
ganiser. »
(2) VP , II, 170 : « Au lieu de la cause et de l ’effet, lutte des divers deve­
nirs ; souvent l ’adversaire est englouti ; les devenirs ne sont pas en nombre
constant. »
(3) VP , II, 311.
ACTIF ET RÉACTIF 73

ou v olon té de n éan t, c ’est elle qui co n stitu e le devenir-réactif


des forces. Il ne faut pas dire que la force active d ev ien t réactive
parce que les forces réactives triom p h en t ; elles triom p h en t au
contraire parce que, en séparant la force a ctiv e de ce q u ’elle
p eu t, elles la livren t à la volo n té de n éan t com m e à un devenir-
réactif plus profond q u ’elles-m êm es. C’est pourquoi les figures
du triom ph e des forces réactives (ressen tim ent, m auvaises con s­
cien ce, idéal ascétique) son t d ’abord les form es du n ihilism e. Le
devenir-réactif de la force, le devenir n ih iliste, vo ilà ce qui sem ble
essen tiellem en t com pris dans le rapport de la force avec la
force. — Y a-t-il un autre d evenir ? T ou t nous in v ite à le « penser »
p eu t-être. Mais il faudrait une autre sensibilité ; com m e dit
so u v en t N ietzsch e, u ne autre m anière de sentir. N ous ne pouvons
pas encore répondre à c e tte q uestion, à peine l ’envisager. Mais
nous p ouvon s dem ander pourquoi nous ne sentons et ne con n ais­
sons q u ’un devenir^réactif. N e serait-ce pas que l ’hom m e est
essen tiellem en t réactif ? Que le d even ir-réactif est co n stitu tif
de l ’hom m e ? /Le ressentim en t, la m auvaise con scien ce, le
n ihilism e ne son t pas des traits de p sych ologie, m ais com m e le
fon d em en t de l ’h um anité dans l ’h om m e. Ils son t le principe de
l ’être hum ain com m e tel. L ’h om m e, « m aladie de peau » de la
terre, réaction de la terre... (1). C’est en ce sens que Z arathoustra
parle du « grand m épris » des hom m es, et du « grand d égoû t ».
U ne autre sen sib ilité, un autre devenir seraient-ils encore de
l ’hom m e ?
C ette con d ition de l’hom m e est de la plus grande im portan ce
pour l ’étern el retour. E lle sem b le le com p rom ettre ou le con ta­
m iner si gravem en t q u ’il d ev ien t lui-m êm e ob jet d ’angoisse, de
répulsion et de dégoût. Même si les forces actives revien n en t, elles
redeviend ron t réactives, étern ellem en t réactives. L ’étern el retour
des forces réactives, bien plus : le retour du d even ir-réactif des
forces. Z arathoustra ne présente pas seu lem en t la pensée de
l ’éternel retour com m e m ystérieu se et secrète, m ais com m e
écœ u ran te, difficile à supporter (2). Au prem ier exp osé de l’éternel
retour succède une étrange vision : celle d ’un berger « qui se
tord, râlant et con vu lsé, le v isage décom posé », un lourd serp en t
noir p en d an t hors de sa b ouche (3). P lu s tard , Zarathoustra
lui-m êm e exp liq u e la vision : « Le grand d égoû t de l ’h om m e,
c ’est là ce qui m ’a étouffé et qui m ’éta it entré dans le gosier... Il
reviendra étern ellem en t, l ’hom m e d ont tu es fatigu é, l’hom m e

(1) Z, II, « Des grands événem ents. *


(2) Cf. aussi V P , IV, 235 et 246.
(3) Z, III, * De la vision et de l’énigm e. »
74 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

p e tit... H élas ! l ’hom m e reviendra étern ellem en t... E t l ’éternel


retour, m êm e du plus p etit — c ’éta it la cause de ma lassitu de de
to u te l ’existen ce ! H élas ! d égoû t, dégoû t, d égoû t (1) ! » L ’éternel
retour de l ’hom m e p etit, m esquin, réactif ne fait pas seulem ent
de la pensée de l ’éternel retour quelque chose d ’insupportable ;
il fait de l ’étern el retour lui-m êm e quelque chose d ’im possible,
il m et la con trad iction dans l ’éternel retour. Le serpent est un
anim al de l ’éternel retour ; m ais le serp en t se déroule, d ev ien t
un « lourd serp en t noir » et pend hors de la bouche qui s’ap prêtait
à parler, dans la m esure où l ’éternel retour est celui des forces
réactives. Car com m en t l ’éternel retour, être du devenir, pourrait-
il s ’affirmer d ’un devenir n ih iliste ? — Pour affirmer l ’éternel
retour, il faut couper et cracher la tê te du serpent. A lors le
berger n ’est plus ni h om m e ni berger : « il é ta it transform é,
auréolé, il riait ! Jam ais encore hom m e n ’a v a it ri sur terre com m e
il rit (2). » U n autre devenir, une autre sen sib ilité : le surhom m e.

13) A M B I V A L E N C E DU SENS ET DES VALEURS

U n autre devenir que celui que nous connaissons : un devenir-


a ctif des forces, un d even ir-actif des forces réactives. L ’évaluation
d ’un tel devenir sou lève plusieurs questions, et d oit nous servir
une dernière fois à faire l ’épreuve de la cohérence sy stém a tiq u e
des con cepts n ietzsch éen s dans la théorie de la force. — In terv ien t
une prem ière h yp oth èse. N ietzsch e appelle force a ctiv e celle qui
va ju sq u ’au b ou t de ses conséquences ; une force a ctiv e, séparée
de ce qu ’elle p eu t par la force réactive, d ev ien t donc réactive à
son tour ; m ais c e tte force réactive elle-m êm e, est-ce q u ’elle ne
va pas ju sq u ’au b ou t de ce q u ’elle p eu t, à sa m anière ? Si la force
a ctiv e d ev ie n t réactive, éta n t séparée, la force réactive in verse­
m en t ne d ev ien t-elle pas a ctiv e, elle qui sépare ? N 'est-ce pas sa
m anière à elle d ’être a ctiv e ? C oncrètem ent : n ’y a-t-il pas une
b assesse, une vilen ie, une b êtise, etc., qui d ev ien n en t a ctiv es, à
force d ’aller ju sq u ’au b ou t de ce q u ’elles p eu v en t ? « R igoureuse
e t grandiose b êtise... », écrira N ietzsch e (3). C ette h yp oth èse
rappelle l ’ob jection socratiqu e, m ais s ’en d istingu e en fait. On ne
d it plus, com m e Socrate, que les forces inférieures ne triom ph en t
q u ’en form ant u ne force plus grande ; on d it que les forces réac-

(1) Z, III, « Le convalescent ».


(2) Z, III, « De la vision et de l ’énigme ».
(3) B M , 188.
ACTIF ET RÉACTIF 75

tiv es ne triom ph en t q u ’en allan t au bout de leurs conséquences,


donc en form ant une force active.
Il est certain q u ’une force réactive p eu t être considérée
de points de vu e différents. La m aladie, par exem ple, m e sépare
de ce que je p eu x : force réactive, elle m e rend réactif, elle rétrécit
m es p ossib ilités et m e condam ne à un m ilieu am oindri auquel
je ne p eu x plus que m ’adapter. Mais, d ’une autre m anière, elle
m e révèle une n ou velle p uissance, elle m e dote d ’une n ouvelle
v o lon té que je p eu x faire m ien ne, allan t ju sq u ’au b out d ’un
étrange pouvoir. (Ce pouvoir extrêm e m et en jeu beaucoup
de choses, entre autres celle-ci : « Observer des concepts plus
sains, des valeurs plus saines en se p laçan t à un p oin t de v u e de
m alade... (1). » (On recon naît une am bivalen ce chère à N ietzsch e :
to u tes les forces d ont il dénonce le caractère réactif, il avoue
quelques pages ou quelques lignes plus loin q u ’elles le fascinent,
q u ’elles son t sublim es par le p oin t de vu e q u ’elles nous ou vren t
et par l ’in q u iétan te v olon té de puissance dont elles tém oign en t.
E lles nous séparen t de notre p ouvoir, m ais nous d onn en t en
m êm e tem p s un autre pouvoir, com bien « dangereux », com bien
« in téressan t ». E lles nous ap portent de n ouvelles affections, elles
nous ap pren nent de n ouvelles m anières d ’être affecté. Il y a
quelque chose d ’adm irable dans le devenir-réactif des forces,
adm irable et dangereux. N on seu lem en t l ’hom m e m alade, m ais
m êm e l’hom m e religieu x p résen tent ce double asp ect : d ’une part,
hom m e réactif ; d ’autre part, hom m e d ’une n ouvelle p uissance (2).
« L ’histoire de l ’hum anité serait, à vrai dire, une chose bien
in ep te sans l ’esprit d ont les im pu issan ts l ’on t anim ée (3). » Chaque
fois que N ietzsch e parlera de S ocrate, du Christ, du judaïsm e et
du ch ristianism e, d ’une form e de décadence ou de dégénéres­
cence, il découvrira ce tte m êm e am bivalen ce des choses, des
êtres et des forces.
T ou tefois : est-ce exa ctem en t la m êm e force, celle qui m e
sépare de ce que je p eu x et celle qui m e d ote d ’un nouveau
pouvoir ? E st-ce la m êm e m aladie, est-ce le m êm e m alade, celui

(1) EH, I, l.
(2) GM, I, 6 : « C’est sur le terrain même de cette forme d ’existence, essen­
tiellem ent dangereuse, l ’existence sacerdotale, que l’homme a com mencé à
devenir un animal intéressant ; c ’est ici que, dans un sens sublim e, l ’âme hu­
maine a acquis la profondeur et la m échanceté... * — Sur l’am bivalence du
prêtre, GM, III, 15 : « Il faut qu'il soit malade lui-m êm e, il faut qu’il soit in ti­
m ement affilié aux m alades, aux déshérités pour pouvoir les entendre, pour
pouvoir s ’entendre avec eux ; mais il faut aussi qu’il soit fort, plus maître de
lui-m êm e que des autres, inébranlable surtout dans sa volonté de puissance, afin
de posséder la confiance des m alades et d’en être craint... »
(3) GM, I, 7.
76 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

qui est esclave de sa m aladie et celui qui s ’en sert com m e d ’un
m oyen d ’explorer, de dom iner, d ’être p uissant ? E st-ce la m êm e
religion, celle des fidèles qui son t com m e des agneaux b êlants et
celle de certains prêtres qui son t com m e de n o u v ea u x « oiseaux
de proie » ? En fait, les forces réactives ne son t pas les m êm es et
ch an gen t de nuance su iv a n t q u ’elles d évelop p en t plus ou m oins
leur degré d ’affinité avec la v olon té de n éan t. U ne force réactive
qui, à la fois, ob éit et résiste ; une force réactive qui sépare la
force a ctive de ce q u ’elle p eu t ; une force réactive qui contam ine
la force activ e, qui l ’entraîne ju sq u ’au b out du devenir-réactif,
dans la volo n té de n éan t ; une force réactive qui fut d ’abord
a ctiv e, m ais qui d ev in t réactive, séparée de son p ouvoir, puis
entraînée dans l’abîm e et se retournan t contre soi : voilà des
nuances différentes, des affections différentes, des ty p es différents,
que le gén éalogiste d oit interpréter et que personne d ’autre ne
sa it interpréter. « A i-je besoin de dire que j ’ai l ’expérience de
to u tes les questions qui tou ch en t à la décadence ? J e l ’ai épelée
dans tous les sens, en a v a n t et en arrière. Cet art du filigrane, ce
sens du toucher et de la com préhension, cet in stin ct de la n uance,
c e tte p sych ologie du détour, to u t ce qui m e caractérise... (1). »
P roblèm e de l ’in terp rétation : interpréter dans chaque cas
l ’éta t des forces réactives, c ’est-à-dire le degré de d évelop p em en t
q u ’elles on t a tte in t dans le rapport a vec la n égation, a v ec la
volo n té de n éan t. — Le m êm e problèm e d ’in terp rétation se
poserait du côté des forces actives. D ans chaque cas, interpréter
leur n u an ce ou leur état, c ’est-à-dire le degré de d évelop p em en t
du rapport entre l ’action et l ’affirm ation. Il y a des forces réactives
qui d ev ien n en t grandioses et fascin an tes, à force de suivre la
v o lo n té de n éan t ; m ais il y a des forces activ es qui to m b en t,
parce q u ’elles ne sa v e n t pas suivre les p uissances d ’affirm ation
(nous verrons que c ’est le problèm e de ce que N ietzsch e appelle
« la cu lture » ou « l ’hom m e supérieur »). Enfin, l ’év a lu a tio n pré­
sen te des am b ivalen ces encore plus profondes que celles de l ’in ter­
p rétation . Ju ger l ’affirm ation elle-m êm e du p oin t de v u e de la
n égation elle-m êm e, et la n égation du p o in t de v u e de l ’affirm a­
tion ; juger la v o lo n té affirm ative du p o in t de v u e de la v o lo n té
n ih iliste, et la v o lo n té n ih iliste du p o in t de v u e de la v o lo n té qui
affirme : tel est l’art du g én éalogiste, et le g én éalogiste est
m éd ecin. « O bserver des con cep ts plus sains, des valeurs plus
sain es en se p laçan t d ’un p o in t de v u e de m alade, et in v ersem en t,
con scien t de la p lén itu d e et du se n tim en t de soi que possède la

(l) E H , I, l .
ACTIF ET RÉACTIF 77

v ie su rab ond ante, plonger les regards dans le travail secret de


l’in stin c t de décad en ce... »
Mais, quelle que so it l ’am b ivalen ce du sens et des valeurs,
nous ne pouvon s pas conclure q u ’une force réactive d evienne
a ctiv e en allan t ju sq u ’au b ou t de ce q u ’elle p eu t. Car « aller
ju sq u ’au b out », « aller ju sq u ’au x conséquences dernières », a
deux sens, su iv a n t q u ’on affirme ou q u ’on n ie, su iv a n t q u ’on
affirme sa propre différence ou q u ’on nie ce qui diffère. Quand
une force réactive d évelopp e ses conséquences dernières, c ’est
en rapport avec la n égation , a vec la volo n té de n éan t qui lui
sert de m oteur. Le d even ir-actif, au contraire, suppose l ’affinité
de l ’action avec l ’affirm ation ; pour devenir a ctiv e, il ne suffit
pas q u ’une force aille ju sq u ’au b ou t de ce q u ’elle p eu t, il faut
q u ’elle fasse de ce q u ’elle p eu t un ob jet d ’affirm ation. Le devenir-
actif est affirm ateur et affirm atif, com m e le d evenir-réactif,
n égateur et nihiliste.

14) D E U X I È M E A S P E C T D E L ' É T E R N E L R E T O U R :
COMME P EN SÉE ÉTHIQUE E T SÉLECTIVE

N i senti ni connu, un d even ir-actif ne p eu t être pensé que


com m e le produit d ’une sélection. D ouble sélection sim u ltan ée :
de l ’a ctiv ité de la force, et de l ’affirm ation dans la vo lo n té.
Mais qui p eu t opérer la sélection ? Qui sert de principe sélectif ?
N ietzsch e répond : l ’éternel retour. T ou t à l ’heure ob jet de
dégoût, l ’éternel retour surm onte le d égoû t et fait de Z arathous­
tra un « co n valescen t », un « consolé » (1). Mais en quel sens
l ’éternel retour est-il sélectif ? D ’abord parce que, à titre de
pensée, il donne une règle pratique à la v olon té (2). L ’éternel
retour donne à la volo n té une règle aussi rigoureuse que la règle
k antien ne. N ous avion s rem arqué que l ’étern el retour, com m e
doctrine p h ysiq u e, é ta it la n ou velle form ulation de la syn th èse
sp écu lative. Comm e p ensée éth iq u e, l ’éternel retour est la n ou ­
v elle form ulation de la sy n th èse pratique : Ce que lu veux, veuille-
le de telle manière que lu en veuilles aussi Véternel retour. « Si, dans
to u t ce que tu v eu x faire, tu com m ences par te dem ander : est-il
sûr que je veu ille le faire un nom bre infini de fois, ce sera pour
toi le centre de gravité le plus solide (3). » U ne chose au m onde

(1) Z, III, « Le convalescent ».


(2) V P , IV, 229, 231 : ♦ La grande pensée sélective. *
(3) VP, IV, 242.
78 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

écœ ure N ietzsch e : les p etites com p en sations, les p etits plaisirs,
les p etites joies, to u t ce q u ’on s ’accorde une fois, rien q u ’une
fois. T ou t ce q u ’on ne p eu t refaire le lendem ain q u ’à condition
de s ’être d it la v eille : dem ain je ne le ferai plus — to u t le cérém o­
n ial de l ’obsédé. E t aussi nous som m es com m e ces vieilles dam es
qui se p erm etten t un excès rien q u ’une fois, nous agissons com m e
r elles et nous pensons com m e elles. « H élas ! que ne vou s d éfaites-
( vou s de tous ces dem i-vouloirs, que ne vou s décidez-vous pour
I la paresse com m e pour l ’action ! hélas, que ne com prenez-vous
m a parole : faites toujours ce que vou s voudrez, m ais soyez
d ’abord de ceu x qui p eu ven t vouloir (1). » U ne paresse qui vou -
i drait son éternel retour, une b êtise, une bassesse, une lâcheté,
une m échan ceté qui vou draien t leur éternel retour : ce ne serait
plus la m êm e paresse, ce ne serait plus la m êm e b êtise... V oyons
m ieu x com m en t l ’éternel retour opère ici la sélection. C’est la
pensée de l ’éternel retour qui sélectionn e. E lle fait du vouloir
quelque chose d ’entier. La pensée de l ’éternel retour élim ine du
vouloir to u t ce qui tom b e hors de l ’éternel retour, elle fait du
vouloir une création, elle effectue l ’éq u ation vouloir = créer.
Il est clair q u ’une telle sélection reste inférieure aux am bitions
de Zarathoustra. E lle se con ten te d ’élim iner certains éta ts
réactifs, certains éta ts de forces réactives parm i les m oins d évelop ­
pés. Mais les forces réactives qui v o n t ju sq u ’au b out de ce q u ’elles
p eu ven t à leur m anière, et qui trou ven t dans la v o lo n té nihiliste
un m oteur p uissant, celles-là résisten t à la prem ière sélection.
Loin de tom b er hors de l ’éternel retour, elles en tren t dans
l ’éternel retour et sem b len t revenir avec lui. A ussi faut-il s ’a t­
tendre à une seconde sélection , très différente de la prem ière.
Mais ce tte seconde sélection m et en cause les parties les plus
obscures de la p hilosophie de N ietzsch e, et form e un élém ent,
presque in itiatiq u e dans la doctrine de l ’éternel retour. N ous
devons donc seu lem en t recenser les thèm es n ietzsch éen s, q u itte
à souhaiter plus tard une exp lication con cep tu elle d étaillée :
1° Pourquoi l ’étern el retour est-il d it « la form e outrancière du
n ihilism e » (2) ? E t si l ’éternel retour est la form e outrancière
du n ihilism e, le nihilism e de son côté, séparé ou ab strait de
l ’éternel retour, est toujours en lui-m êm e un « nihilism e

(1) Z, III, « De la vertu qui amenuise ». — II, « Des m iséricordieux » : ♦ Ce


qu’il y a de pire, ce sont les pensées mesquines. En vérité, m ieux vau t mal
faire que de penser petitem ent. Vous dites, il est vrai : la joie des petites
m échancetés nous épargne m aint grand m éfait. Mais dans ce dom aine, on
ne devrait pas vouloir économiser. »
(2) VP , III, 8.
ACTIF ET RÉACTIF 79

in com p let » (1) : si loin q u ’il aille, si p uissant q u ’il soit. Seul
l’éternel retour fait de la volo n té n ih iliste une vo lo n té com plète
et entière ; 2° C’est que la volon té de n éan t, telle que nous
l ’avons étu diée ju sq u ’à m ain ten an t, nous est toujours apparue
dans son alliance avec les forces réactives. C’éta it là son essence :
elle n ia it la force activ e, elle am en ait la force a ctiv e à se nier, à
se retourner contre soi. Mais en m êm e tem ps, elle fond ait ainsi
la con servation, le triom phe et la con tagion des forces réactives.
La v olo n té de n éan t, c ’é ta it le d evenir-réactif u niversel, le
d even ir-réactif des forces. V oilà donc en quel sens le nihilism e est
toujours in com p let par lui-m êm e : m êm e l ’idéal ascétiqu e est le
contraire de ce q u ’on croit, « c ’est un exp éd ien t de l ’art de conser­
ver la v ie » ; le n ihilism e est le principe de con servation d ’une
v ie faible, dim inuée, réactive ; la d épréciation de la v ie, la
négation de la v ie form ent le principe à l ’om bre duquel la v ie
réactive se conserve, su rvit, triom ph e et d evien t con tagieu se (2) ;
3° Que se p asse-t-il quand la volo n té de n éan t est rapportée à
l ’éternel retour ? C’est là seu lem en t q u ’elle brise son alliance
avec les forces réactives. C’est seu lem en t l ’éternel retour qui fait
du n ihilism e un n ihilism e com p let, parce qu’il fait de la négation
une négation des forces réactives elles-mêmes. Le n ihilism e, par et
dans l ’éternel retour, ne s ’exprim e plus com m e la con servation
et la victoire des faibles, m ais com m e la destru ction des faibles,
leur auto-destruction. « C ette disparition se présente sous l ’asp ect
d’une d estru ction , d’une sélection in stin ctiv e de la force destruc­
tiv e ... La volo n té de détruire, expression d ’un in stin ct plus
profond encore, de la volo n té de se détruire : la v o lo n té du
n éan t (3). » C’est pourquoi Zarathoustra, dès le prologue, ch an te
« celui qui v e u t son propre déclin » : « car il v e u t périr », « car il
ne v e u t pas se conserver », « car il franchira le p o n t sans hési­
ter » (4). Le prologue de Zarathoustra con tien t com m e le secret
prém aturé de l ’éternel retour ; 4° On ne confondra pas le retour­
n em en t contre soi a v ec cette d estru ction de soi, c e tte a u to-des­
tru ction . D ans le retournem ent contre soi, processus de la
réaction, la force a ctiv e d evien t réactive. D ans l ’au to-destru ction,
les forces réactives son t elles-m êm es niées et con d uites au n éan t.
C’est pourquoi l’au to-d estru ction est dite une opération a ctiv e,
une « destruction active » (5). C’est elle, et elle seu lem en t, qui

(1) VP, III, 7.


(2 GM, III, 13.
(3) V P , III, 8.
(4) Z, Prologue, 4.
(5) VP , III, 8 ; EH , III, 1.
80 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

exprim e le d even ir-actif des forces : les forces d evien n en t actives


dans la m esure où les forces réactives se n ien t, se su pprim ent au
nom du principe qui, naguère encore, assurait leur con servation
et leur triom phe. La négation a ctiv e, la d estru ction a ctiv e, est
l’éta t des esprits forts qui d étru isen t le réactif en eu x , le so u m et­
ta n t à l ’épreuve de l’étern el retour, et se so u m etta n t eux-m êm es
à c e tte ép reuve, q u itte à vouloir leur déclin ; « c ’est l’éta t des
esprits forts et des v o lon tés fortes, il ne leur est pas possible de
s ’en ten ir à un ju g em en t n égatif, la négation active tien t à leur
nature profonde » (1). T elle est la seule m anière d ont les forces
réactives deviennent actives. En effet et bien plus : voilà que la
n égation , se faisan t n égation des forces réactives elles-m êm es,
n ’est pas seu lem en t activ e, elle est com m e transmuée. E lle exprim e
l ’affirm ation, elle exprim e le d even ir-actif com m e puissance
d ’affirmer. N ietzsch e alors parle de « l ’éternelle joie du devenir,
c e tte joie qui porte encore en elle la joie de l ’a n éan tissem en t » ;
« l ’affirm ation de l ’an éan tissem en t et de la d estruction, ce q u ’il y
a de d écisif dans une p hilosoph ie d ion ysiaq u e... » (2) ; 5° La
seconde sélection dans l ’éternel retour con siste donc en ceci :
l’éternel retour produit le deven ir-actif. Il suffit de rapporter la
v olon té de n éan t à l ’éternel retour pour s ’apercevoir que les
forces réactives ne revien n en t pas. Si loin q u ’elles aillen t et si
profond que so it le devenir-réactif des forces, les forces réactives
ne reviend ron t pas. L ’hom m e p etit, m esquin, réactif ne reviendra
pas. Par et dans l’éternel retour, la n égation com m e qualité de
la volo n té de p uissance se transm ue en affirm ation, elle d evien t
une affirm ation de la négation elle-m êm e, elle d ev ien t u ne puis­
sance d ’affirmer, une p uissance affirm ative. C’est cela que
N ietzsch e présente com m e la guérison de Zarathoustra, et aussi
com m e le secret de D ion ysos : « Le n ihilism e vain cu par lui-
m êm e », grâce à l ’éternel retour (3). Or ce tte seconde sélection
est très différente de la prem ière : il ne s ’agit plus, par la sim ple
p ensée de l ’éternel retour, d ’élim iner du vouloir ce qui tom b e
hors de ce tte p ensée ; il s ’agit, par l ’éternel retour, de faire entrer
dans l ’être ce qui ne p eu t pas y entrer sans changer de nature.
Il ne s’agit plus d ’une pen sée sélectiv e, m ais de l ’être sélectif ;
car l’étern el retour est l ’être, et l ’être est sélection. (Sélec­
tion = hiérarchie.)

(1) VP , III, 102.


(2) E H, III, « Origine de la tragédie », 3.
(3) VP , III.
ACTIF ET RÉACTIF 81

15) L E P R O B L È M E D E L ' É T E R N E L R E T O U R

T ou t ceci d oit être pris com m e un sim ple recensem en t de


tex tes. Ces te x te s ne seron t élucidés q u ’en fonction des points
su iv a n ts : le rapport des deu x q ualités de la v olon té de p uissance,
la n égation et l ’affirm ation ; le rapport de la volo n té de puissance
elle-m êm e avec l’étern el retour ; la possib ilité d ’une transm u­
ta tio n com m e n ou velle m anière de sentir, de penser et su rtout
com m e n ou velle m anière d ’être (le surhom m e). D ans la termi-j
nologie de N ietzsch e, renversement des valeurs signifie l’a ctif au
lieu du réactif (à p roprem ent parler, c ’est le renversem ent
d ’un renversem ent, puisque le réactif a v a it com m encé par
prendre la place de l ’action) ; m ais transmutation des valeurs ou
transvaluation signifie l ’affirm ation au lieu de la n égation, bien
plus, la n égation transform ée en puissance d ’affirm ation, suprêm e
m étam orphose d ionysiaque. Tous ces points non encore analysés
form ent le som m et de la doctrine de l ’éternel retour.
A p eine voyon s-n ou s de loin où est ce som m et. L ’éternel
retour est l ’être du devenir. Mais le d evenir est double : devenir-
actif, et devenir-réactif, d even ir-actif des forces réactives et
d evenir-réactif des forces a ctives. Or seul le deven ir-actif a un
être ; il serait contradictoire que l ’être du devenir s ’affirm ât
d ’un devenir-réactif, c ’est-à-dire d ’un devenir lui-m êm e nihiliste.
L ’éternel retour d eviend rait contradictoire s ’il é ta it le retour
des forces réactives. L ’éternel retour nous apprend que le devenir-
réactif n ’a pas d ’être. E t m êm e, c ’est lui qui nous apprend l ’ex is­
ten ce d ’un d even ir-actif. Il produit n écessairem ent le devenir-
a ctif en reproduisant le devenir. C’est pourquoi l ’affirm ation va
par d eu x : on ne p eu t affirmer p lein em en t l ’être du devenir sans
affirmer l ’existen ce du d even ir-actif. L ’éternel retour a donc
un double asp ect : il est l ’être universel du devenir, m ais l ’être
universel du devenir se d it d ’un seul devenir. Seul le devenir-
a ctif a un être, qui est l ’être du devenir to u t entier. R evenir est
le to u t, m ais le to u t s ’affirme d ’un seul m om ent. Pour a u ta n t
q u ’on affirme l ’étern el retour com m e l ’être universel du devenir,
pour a u ta n t q u ’on affirme en plus le d even ir-actif com m e le
sy m p tôm e et le produit de l ’éternel retour universel, l ’affirm ation
change de nuance et d evien t de plus en plus profonde. L ’éternel
retour com m e doctrine p hysiq u e affirme l ’être du devenir. Mais,
en ta n t q u ’on tologie sélective, il affirme cet être du devenir
com m e « s ’affirm ant » du d even ir-actif. On v o it que, au sein de la
con n iven ce qui u n it Z arathoustra et ses an im au x, un m alen tend u
82 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

s ’élève, com m e un problèm e que les an im au x ne com prennent


pas, ne con n aissent pas, m ais qui est le problèm e du d égoû t et
de la guérison de Zarathoustra lui-m êm e : « 0 espiègles que vous
êtes, ô ressasseurs ! répondit Z arathoustra en sou rian t... vou s en
avez déjà fait une rengaine (1). » La rengaine, c ’est le cycle et le
to u t, l ’être universel. Mais la form ule com p lète de l ’affirm ation
est : le to u t, oui, l ’être universel, oui, m ais l ’être universel se dit
d ’un seul devenir, le to u t se d it d ’un seul m om ent.

(1) Z y III, « Le convalescent ».


Ch a pitr e III

LA CRITIQUE

1) T R A N S F O R M A T I O N D E S SCIENCES D E L'HOMME

Le bilan des sciences sem ble à N ietzsch e un triste bilan :


p artout la prédom inance de con cepts passifs, réactifs, négatifs.
P a rto u t l ’eiTort pour in terp réter les phénom ènes à partir des
forces réactives. N ous l ’avon s vu déjà pour la p hysiq u e et pour
la biologie. Mais à m esure q u ’on s ’enfonce dans les sciences de
l ’h om m e, on assiste au d évelop p em en t de l ’in terp rétation réac­
tiv e et n ég a tiv e des p hénom ènes : « l ’u tilité », « l ’a d ap tation »,
« la régulation », m êm e « l ’oubli » serven t de con cepts exp lica­
tifs (1). P artou t, dans les sciences de l’hom m e et m êm e de la
nature, apparaît l ’ignorance des origines et de la généalogie des
forces. On dirait que le sa v a n t s ’est donné pour m odèle le triom phe
des forces réactives, et v e u t y enchaîner la pensée. Il in voqu e son
resp ect du fait et son am our du vrai. Mais le fait est une interpré­
tation : quel ty p e d ’in terp rétation ? Le vrai exprim e une v o lo n té :
qui v e u t le vrai ? E t q u ’est-ce q u ’il v eu t, celui qui d it : Je cherche
le vrai ? Jam ais com m e au jou rd ’hui, on n ’a vu la science pous­
ser aussi loin dans un certain sens l ’exploration de la nature et
de l ’h om m e, m ais jam ais non plus on ne l ’a v u e pousser aussi
loin la soum ission à l ’idéal et à l ’ordre étab lis. Les sa v a n ts,
m êm e dém ocrates et socialistes, ne m anq uent pas de p iété ; ils
o n t seu lem en t in ven té une th éologie qui ne dépend plus du
cœ ur (2). « V oyez dans l’évolu tion d ’un peuple les époques où
le sa van t passe au prem ier plan, ce son t des époques de fatigu e,
so u v en t de crépuscule, de déclin (3). »
La m éconn aissan ce de l ’action , de to u t ce qui est actif, éclate

(1) GM, l, 2.
(2) GM, III, 23-25. — Sur la psychologie du savant, B M , 206-207.
(3) GM, III, 25.
84 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

dans les sciences de l’hom m e : par exem ple, on juge de l ’action


par son utilité. N e nous hâtons pas de dire que l ’utilitarism e est
une doctrine aujourd’hui dépassée. D ’abord, si elle l’est, c ’est en
partie grâce à N ietzsch e. Puis il arrive q u ’une doctrine ne se laisse
dépasser q u ’à con d ition d ’étendre scs principes, d ’en faire des
p ostu lats m ieu x cachés dans les doctrines qui la dépassent.
N ietzsch e dem ande : à quoi renvoie le con cept d ’u tilité ? C’est-à-
dire : à qui une action est-elle u tile ou nuisible ? Qui, dès lors,
considère l’action du p oin t de vu e de son u tilité ou de sa n o civ ité,
du p oin t de vu e de ses m otifs et de ses conséquences ? N on pas
celui qui ag it ; celui-là ne « considère » pas l’action. Mais le tiers,
p atien t ou sp ectateu r. C’est lui qui considère l ’action q u ’il
n ’entreprend pas, p récisém ent parce q u ’il ne l’entreprend pas,
com m e quelque chose à évaluer du p oint de vu e de l’avan ta g e
q u ’il en tire ou p eu t en tirer : il estim e q u ’il possède un droit
naturel sur l’action , lui qui n ’agit pas, q u ’il m érite d ’en recueillir
un avan tage ou bénéfice (1). P ressentons la source de « l ’u tilité » :
c ’est la source de tous les con cepts passifs en général, le ressenti­
m en t, rien d ’autre que les exigen ces du ressentim en t. — U tilité
nous sert ici d ’exem ple. Mais ce qui sem ble de to u te façon
appartenir à la scien ce, et aussi à la p hilosophie, c ’est le goû t
de su b stitu er au x rapports réels de forces un rapport ab strait
qui est censé les exprim er tous, com m e une « m esure ». A cet
égard, l ’esprit ob jectif de H egel ne v a u t pas m ieu x que l ’u tilité
non m oins « o b jective ». Or, dans ce rapport ab strait quel q u ’il
soit, on est toujours am ené à rem placer les a ctiv ités réelles
(créer, parler, aim er, etc.), par le p oin t de vue d ’un tiers sur ces
a ctiv ités : on confond l ’essence de l’a ctiv ité avec le bénéfice d ’un
tiers, d on t on prétend q u ’il d oit en tirer profit ou q u ’il a le droit
d ’en recueillir les eiïets (D ieu, l ’esprit ob jectif, l’h um anité, la
culture, ou m êm e le p rolétariat...).
S oit un autre exem ple, celui de la lin gu istiqu e : on a l ’habi­
tud e de juger du langage du p oin t de vu e de celui qui en ten d.
N ietzsch e rêve d ’une autre p hilologie, d ’une p hilologie a ctive.
Le secret du m ot n ’est pas plus du côté de celui qui en ten d , que
le secret de la v o lo n té du côté de celui qui ob éit ou le secret de
la force du côté de celui qui réagit. La p hilologie a ctiv e de
N ietzsch e n ’a q u ’un principe : un m ot ne v e u t dire quelque
chose que dans la m esure où celui qui le d it veut quelque chose
en le disant. E t une seule règle : traiter la parole com m e une
a c tiv ité réelle, se m ettre au p oint de v u e de celui qui parle. « Ce

(I) GM, I, 2 et 10 ; B M , 200.


LA CRITIQUE 85

droit de m aître en vertu duquel on donne des nom s va si loin


que l ’on p eu t considérer l ’origine m êm e du langage com m e un
acte d ’au torité ém an ant de ceu x qui dom inent. Ils on t dit : ceci
est telle et telle chose, ils on t a ttach é à un ob jet et à un fait tel
vocab le, et par là se les son t pour ainsi dire appropriés (1). » La
lin gu istiqu e a ctive cherche à découvrir celui qui parle et qui
nom m e. Qui se sert de tel m ot, à qui l ’applique-t-il d ’abord, à
lui-m êm e, à q uelqu ’un d ’autre qui en ten d, à quelque autre chose,
et dans quelle in ten tion ? Que veu t-il en disant tel m ot ? La
transform ation du sens d ’un m ot signifie que q uelqu ’un d ’autre
(une autre force et une autre volon té) s ’en em pare, l’applique à
autre chose parce q u ’il v e u t quelque chose de différent. T oute
la con ception n ietzschéen ne de l ’étym ologie et de la philologie,
so u v en t m al com prise, dépend de ce principe et de ce tte règle.
— N ietzsch e en donnera une application brillante dans La
généalogie de la morale, où il s ’interroge sur l ’étym o lo g ie du m ot
« bon », sur le sens de ce m ot, sur la transform ation de ce sens :
com m en t le m ot « bon » fut d ’abord créé par les m aîtres qui se
l’ap pliqu aien t à eu x-m êm es, puis saisi par les esclaves qui
l’ô ta ien t de la bouche des m aîtres, dont ils d isaient au contraire
« ce son t des m échan ts » (2).
Que serait une science vraim en t activ e, pénétrée de concepts
actifs, com m e ce tte n ouvelle p hilologie ? Seule une science
a ctiv e est capable de découvrir les forces actives, m ais aussi de
reconnaître les forces réactives pour ce q u ’elles sou t, c ’est-à-dire
com m e des forces. Seule une science a ctive est capable d ’in ter­
préter les a ctiv ités réelles, m ais aussi les rapports réels entre
les forces. E lle se présente donc sous trois form es. U ne symplo-
malologie, p u isq u ’elle in terp rète les p hénom ènes, les tra ita n t
com m e des sym p tôm es, d ont il fau t chercher le sens dans des
forces qui les produisent. U ne typologie, p uisq u ’elle interprète
les forces elles-m êm es du p oint de vu e de leur q ualité, a ctif ou
réactif. U ne généalogie, p uisq u ’elle évalue l’origine des forces
du p oin t de v u e de leur noblesse ou de leur b assesse, p u isq u ’elle
trou ve leur ascendance dans la volo n té de puissance e t dans la
q ualité de c e tte volo n té. Les différentes sciences, m êm e les
sciences de la nature, on t leur u nité dans une telle conception.
B ien plus, la p hilosophie et la scien ce on t leur u nité (3). Quand
la science cesse d ’utiliser des con cepts passifs, elle cesse d ’être
un p ositivism e, m ais la p hilosophie cesse d ’être une u top ie, une

(1) GM, I, 2.
(2) GM, 1, 4, 5, 10, 11.
(3) GM, I, note finale.
86 NIE TZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

rêverie sur l ’a ctiv ité qui com pense ce positivism e. Le philosophe


en ta n t que tel est sy m p tom atologiste, typ olog iste, généalogiste.
On recon naît la trin ité n ietzsch éen n e, du « philosophe de l ’ave­
nir » : philosophe médecin (c’est le m édecin qui interprète les
sym p tôm es), philosophe artiste (c’est l ’artiste qui m odèle les
ty p es), philosophe législateur (c’est le législateu r qui déterm ine
le rang, la généalogie) (1).

2) L A F O R M U L E D E L A Q U E S T I O N C H E Z N I E T Z S C H E

La m étap h ysiq u e form ule la question de l ’essence sous la


form e : Q u’est-ce que... ? P eu t-être avon s-n ous pris l ’habitude de
considérer que ce tte question va de soi ; en fait, nous en som m es
redevables à Socrate et à P laton . Il faut revenir à P la to n pour
voir à quel p oin t la question : « Qu’est-ce que... ? » suppose une
m anière particulière de penser. P laton dem ande : q u ’est-ce que
le beau, q u ’est-ce que le ju ste, etc. ? Il se soucie d ’opposer à cette
form e de q uestion to u te autre form e. Il oppose Socrate soit
à de très jeunes gens, soit à des vieillards têtu s, soit au x fam eux
sop histes. Or tous ceux-là sem b len t avoir en com m un de répondre
à la question, en cita n t ce qui est ju ste, ce qui est beau : une jeune
v ierge, une ju m en t, une m arm ite... Socrate triom phe : on ne
répond pas à la question : « Qu’est-ce que le beau ? » en cita n t
ce qui est beau. D ’où la d istin ction chère à P laton entre les
choses belles, qui ne son t belles que par exem ple, accid en tellem en t
e t selon le devenir ; et le Beau qui n ’est que beau, nécessairem ent
b eau, ce qu'est le beau selon l ’être et l ’essence. C’est pourquoi,
chez P laton , l ’op position de l ’essence et de l ’apparence, de
l ’être et du devenir, dépend d ’abord d ’une m anière de q ues­
tionner, d ’une form e de question. P ou rtan t il y a lieu de se
dem ander si le triom phe de Socrate, une fois de plus, est m érité.
Car il ne sem ble pas que ce tte m éthod e socratique soit fructueuse :
p récisém ent, elle dom ine les dialogues dits aporétiques, où le
n ihilism e est roi. Sans doute est-ce une b êtise de citer ce qui est
beau quand on vou s dem ande : q u ’est-ce que le beau ? Mais il
est m oins sûr que la q u estion : Qu’est-ce que le beau ? ne so it pas
elle-m êm e une b êtise. Il n ’est pas sûr q u ’elle soit légitim e et bien
posée, m êm e et su rtout en fonction d ’une essence à découvrir.
Parfois un éclair ja illit dans les dialogues, m ais v ite étein t, qui
nous in diqu e un in sta n t quelle éta it l ’idée des sop histes. M élanger

(1) Cf. N P ; VP, IV.


LA CRITIQUE 87

les sop histes avec des vieillards et des gam ins est un procédé
d ’am algam e. Le sop h iste H ippias n ’é ta it pas un en fa n t qui se
co n ten ta it de répondre « qui », lorsqu ’on lui dem and ait « ce que ».
Il p en sait que la question Qui ? é ta it la m eilleure en ta n t que
q uestion, la plus apte à déterm iner l ’essence. Car elle ne ren­
v o y a it pas com m e le croyait Socrate à des exem ples discrets,
m ais à la con tin u ité des objets concrets pris dans leur devenir,
au devenir-beau de tou s les ob jets citab les ou cités en exem ples.
D em ander qui est beau, qui est ju ste, et non ce q u ’est le beau,
ce q u ’est le ju ste, é ta it donc le fru it d ’une m éthod e élaborée,
im p liq u an t une con ception de l ’essence originale et to u t un
art sop histiq u e qui s ’op p osait à la d ialectiqu e. U n art em piriste
e t pluraliste.
« Quoi donc ? m ’écriai-je avec curiosité. — Qui donc ? devrais-
tu dem ander ! A insi parla D ion ysos, puis il se tu t de la façon qui
lui est particulière, c ’est-à-dire en séducteur (1). » La q uestion :
« Qui ? », selon N ietzsch e, signifie ceci : une chose éta n t considérée,
quelles son t les forces qui s ’en em parent, quelle est la v o lo n té qui
la possède ? Qui s ’exprim e, se m anifeste, et m êm e se cache en
elle ? N ous ne som m es conduits à l ’essence que par la question :
Qui ? Car l'essence est seulement le sens et la valeur de la chose ;
l’essence est déterm inée par les forces en affinité avec la chose
e t par la volo n té en affinité avec ces forces. B ien plus : quand nous
posons la q uestion : « Q u’est-ce que ? », nous ne tom b on s pas
seu lem en t dans la pire m étap h ysiq u e, en fa it nous ne faisons que
poser la question : Qui ?, m ais d ’une m anière m aladroite, aveugle,
in con scien te et confuse. « La q uestion : Q u’est-ce que c ’est ? est
une façon de poser un sens vu d ’un autre p o in t de vu e. L ’essence,
l ’être est une réalité p erspective et suppose une pluralité. Au
fond, c ’est toujours la question : Q u’est-ce que c ’est pour moi ?
(pour nous, pour to u t ce qui v it, etc.) (2). » Quand nous dem an­
dons ce q u ’est le beau, nous d em andons de quel p o in t de v u e
les choses ap paraissent com m e belles : et ce qui ne nous apparaît
pas beau, de quel autre p oin t de vu e le d eviend rait-il ? E t pour
telle chose, quelles son t les forces qui la rend en t ou la rendraient
belle en se l ’appropriant, quelles so n t les autres forces qui se
so u m etten t à celles-ci ou, au contraire, qui lui résisten t ? L ’art
pluraliste ne nie pas l ’essence : il la fait dépendre dans chaque
cas d ’une affinité de phénom ènes et de forces, d ’une coordination
de force et de v olon té. L ’essence d ’une chose est décou verte

(1) VO, projet de préface, 10 (trad. A lb e r t, II, p. 226).


(2) VP , I, 204.
88 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

dans la force qui la possède e t qui s ’exprim e en elle, d évelopp ée


dans les forces en affinité avec celle-ci, com prom ise ou d étru ite
par les forces qui s ’y op p osen t e t qui p eu v en t l ’em porter :
l’essence est toujours le sens et la valeur. E t ainsi la q uestion :
Qui ? résonne pour tou tes choses et sur tou tes choses : quelles
forces, quelle v o lo n té ? C’est la q uestion tragique. A u plus
profond, to u t entière elle est ten du e vers D ion ysos, car D ion ysos
est le dieu qui se cache et se m anifeste, D ion ysos est vouloir,
D ionysos e st celui qui... La question : Qui ? trou ve son in stance
suprêm e en D ion ysos ou dans la volo n té de puissance ; D ion ysos,
la volo n té de puissance, est ce qui la rem plit a u ta n t de fois q u ’elle
est posée. On ne dem andera pas « qui v e u t » « qui in terp rète ? »,
« qui évalue ? », car p artou t et toujours la v olo n té de puissance
est ce qui (1). D ion ysos est le dieu des m étam orphoses, l ’un du
m u ltip le, l ’un qui affirme le m ultip le e t s ’affirme du m u ltip le.
« Oui donc ? », c ’est toujours lui. C’est pourquoi D ion ysos se ta it
en sédu cteu r : le tem p s de se cacher, de prendre une autre form e
et de changer de forces. D ans l ’œ uvre de N ietzsch e, le poèm e
adm irable L a plainte d ’Ar ia ne exprim e ce rapport fond am ental
entre une façon de q uestionner et le personnage d ivin présent
sous tou tes les questions — entre la q uestion p luraliste et
l’affirm ation dionysiaqu e ou tragique (2).

3) L A MÉTHODE DE NIETZSCHE

De cette form e de question dérive une m éthod e. Un concept,


un sen tim en t, une croyance éta n t donnés, on les traitera com m e
les sym p tôm es d ’une volon té qui v e u t quelque chose. Q u’est-ce
q u ’il v eu t, celui qui d it ceci, qui pense ou éprouve cela ? Il s ’agit
de m ontrer q u ’il ne pourrait pas le dire, le penser ou le sentir,
s ’il n ’a v a it telle v o lo n té, telles forces, telle m anière d ’être.
Qu’est-ce q u ’il v eu t, celui qui parle, qui aim e ou qui crée ? E t
in versem en t, q u ’est-ce q u ’il v eu t, celui qui prétend au bénéfice
d ’une action q u ’il ne fait pas, celui qui fa it appel au « d ésin téres­
sem en t » ? E t m êm e l ’hom m e ascétiq u e ? E t les u tilita ristes,
avec leur con cep t d ’u tilité ? E t Schopenhauer, quand il form e
l’étrange con cep t d ’une négation de la volonté ? Serait-ce la v érité ?
Mais q u ’est-ce q u ’ils v eu le n t enfin, les chercheurs de v érité, ceux
qui d isen t : je cherche la vérité ? (3). — V ouloir n ’est pas un acte

(1) VP , I, 204.
(2) DD, « Plainte d ’Ariane *.
(3) C’est la m éthode constante de N ietzsche, dans tous ses livres. On la
voit présentée de manière particulièrem ent systém atique dans GM.
LA CRITIQUE 89

com m e les autres. V ouloir est l ’in stan ce à la fois g én étiq u e et


critique de to u tes nos action s, sen tim en ts et pensées. La m éthod e
con siste en ceci : rapporter un con cep t à la v olon té de puissance,
pour en faire le sym p tôm e d ’une volo n té sans laq uelle il ne
pourrait m êm e pas être pensé (ni le sen tim en t ép rou vé, ni
l ’action entreprise). U ne telle m éthod e correspond à la question
tragique. E lle est elle-m êm e la méthode tragique. Ou plus préci­
sém ent, si l’on ôte du m ot « dram e » to u t le pathos d ialectiqu e
e t chrétien qui en com p rom et le sens, elle est m éthod e de dramat i­
sation. « Que v eu x -tu ? », dem ande A riane à D ion ysos. Ce que
v e u t une volo n té, voilà le contenu la ten t de la chose corres­
p ondante.
N ous ne d evons pas être abusés par l ’expression : ce que la
v o lo n té veu t. Ce que v e u t une volon té n ’est pas un ob jet, un
ob jectif, une fin. Les fins et les ob jets, m êm e les m otifs son t
encore des sym p tôm es. Ce que v e u t une v olon té, su iv a n t sa
qualité, c ’est affirmer sa différence ou nier ce qui diffère. On
ne v e u t jam ais que des q ualités : le lourd, le léger... Ce q u ’une
v o lon té v eu t, c ’est toujours sa propre qualité et la q ualité des
forces correspondantes. Comme d it N ietzsch e, à propos de l’âme
noble, affirm ative et légère : « Je ne sais quelle certitu d e fonda­
m en tale d ’elle-m êm e, quelque chose q u ’il est im possible de cher­
cher, de trouver et p eu t-être m êm e de perdre (1). » D onc, quand
nous dem andons : q u ’est-ce que v e u t celui qui pense ceci ? », nous
ne nous éloignons pas de la question fondam entale : « Qui ?, nous
lui donnons seulem ent une règle et un d évelop p em en t m éth o ­
diques. N ous dem andons, en effet, q u ’on réponde à la question,
non pas par des exemples, m ais par la d éterm in ation d ’un type.
Or un typ e est p récisém ent con stitu é par la qualité de la v o lon té
de puissance, par la nuance de ce tte q ualité et par le rapport
de forces correspondant : to u t le reste est sym p tôm e. Ce que
v eu t une v o lo n té n ’est pas un ob jet, m ais un typ e, le ty p e de
celui qui parle, de celui qui pense, qui agit, qui n ’a g it pas, qui
réagit, etc. On ne d éfin it un ty p e q u ’en d éterm in ant ce que v e u t
la v o lo n té dans les exem plaires de ce typ e. Qu’est-ce q u ’il v eu t,
celui qui cherche la vérité ? Telle est la seule m anière de savoir qui
cherche la vérité.' La m éthode de dram atisation se présen te ainsi
com m e la seule m éthod e ad éq uate au projet de N ietzsch e et à la
form e des q uestions q u ’il pose : m éthod e différentielle, ty p o lo ­
gique et généalogique.
Il est vrai que cette m éthod e d oit surm onter une seconde

(1) B M, 287.
90 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

ob jection : son caractère anthropologique. Mais il nous suffît


de considérer quel est le type de l ’hom m e lui-m êm e. S ’il est
vrai que le triom ph e des forces réactives est co n stitu tif de
l ’hom m e, to u te la m éthod e de d ram atisation est ten d u e vers la
décou verte d ’autres ty p es exp rim an t d ’autres rapports de forces,
vers la décou verte d ’une autre q ualité de la v o lo n té de puissance
capable d ’en transm uer les nuances trop hum aines. N ietzsch e
d it : l ’inhum ain et le surhum ain. U ne chose, un anim al, un dieu
ne son t pas m oins dram atisables q u ’un hom m e ou des d éterm i­
n ation s hum aines. E u x aussi son t les m étam orphoses de D ion ysos,
les sym p tôm es d ’une volo n té qui v e u t quelque chose. E u x aussi I
exp rim en t un ty p e, un ty p e de forces inconnu à l ’hom m e. De I
to u te part, la m éth od e de dram atisation dépasse l ’hom m e. Une
volo n té de la terre, q u ’est-ce que serait une v o lo n té capaole
d ’affirmer la terre ? q u ’est-ce q u ’elle v eu t, cette v o lo n té dans
laquelle la terre reste elle-m êm e un non-sens ? Quelle e st sa
qualité, qui d ev ien t aussi la q ualité de la terre ? N ietzsch e répond :
« La légère... (1). »

4) C O N T R E S E S P R É D É C E S S E U R S

Que v e u t dire « v olon té de puissance » ? S u rtou t pas que la


v olo n té veu ille la p uissance, q u ’elle désire ou recherche la puis­
sance com m e une fin, ni que la p uissance en so it le m obile.
D ans l ’expression « désirer la p uissance », il n ’y a pas m oins
d ’absurdité que dans « vou loir vivre » : « Il n ’a assurém ent pas
rencontré la vérité, celui qui parlait de la vo lo n té de v ie, cette
v olo n té n ’ex iste pas. Car ce qui n ’est pas ne p eu t pas vou loir, et
com m en t ce qui est dans la v ie pourrait-il encore désirer la v ie ? » ;
« D ésir de dom iner, m ais qui vou d rait appeler cela un désir (2) ? »
C’est pourquoi, m algré les apparences, N ietzsch e estim e que la
volo n té de puissance est un con cep t en tièrem en t n ouveau q u ’il
a créé lui-m êm e e t in trod u it en philosophie. Il d it, avec la
m odestie nécessaire : « C oncevoir la psych ologie com m e je le
fais, sous les espèces d ’une m orphologie et d ’une gén étiq u e de
la v o lo n té de p uissance, c ’est une idée qui n ’a effleuré personne,
si ta n t e st q u ’on puisse d ’après to u t ce qui a été écrit, deviner

(1) Z, Prologue, 3 : « Le surhomme est le sens de la terre. Que votre v o ­


lonté dise : que le surhomm e soit le sens de la terre. » — III, « De l ’esprit de
lourdeur * : « Celui qui, un jour, apprendra à voler aux hom m es aura déplacé
toutes les bornes ; pour lui, les bornes m êm es s ’envoleront dans l ’air, il bap ti­
sera de nouveau la terre, il l ’appellera la légère... »
(2) Z, II, « De la victoire sur soi-m êm e » ; III, « D es trois m aux ».
LA CRITIQUE 91

aussi ce qui a été passé sous silence (1). » P ou rtan t, il ne m anque


pas d ’auteurs qui, a v a n t N ietzsch e, on t parlé d ’une v o lo n té de
puissance ou de quelque chose d ’analogue ; il n ’en m anque pas
qui, après N ietzsch e, en reparlèrent. Mais ceux-ci ne so n t pas
plus les d isciples de N ietzsch e que ceux-là, ses m aîtres. Ils en
parlèrent toujours au sens form ellem ent condam né par N ietzsch e :
com m e si la puissance é ta it le b u t u ltim e de la vo lo n té, et aussi
son m otif essen tiel. Comme si la puissance élait ce que la volonté
voulait. Or une telle con ception im plique au m oins trois contre­
sens, qui com p rom etten t la p hilosophie de la volo n té dans son
ensem ble :
1° On in terp rète alors la puissance com m e l ’o b jet d ’une
représentation. D ans l’expression : la volo n té v e u t la puissance ou
désire la d om in ation, le rapport de la représentation et de la
p uissance est m êm e tellem en t in tim e que to u te puissance est
représentée, et to u te représentation, celle de la p uissance. Le
b ut de la v olon té est aussi l ’o b jet de la représentation, et in ver­
sem ent. Chez H obbes, l ’hom m e à l’é ta t de nature v e u t voir
sa supériorité représentée et reconnue par les autres ; chez
H egel, la conscience v e u t être reconnue par un autre e t repré­
sen tée com m e conscience de soi ; chez A dler encore, il s ’agit
de la représentation d ’une supériorité, qui com pense au besoin
l’ex isten ce d ’une infériorité organique. D ans tous ces cas la
puissance est toujours o b jet d ’une représentation, d ’une réco­
gnition, qui suppose m atériellem en t une com paraison des
consciences. Il est donc nécessaire q u ’un m otif corresponde à
la v o lo n té de p uissance, qui serve aussi bien de m oteur à la
com paraison : la van ité, l ’orgueil, l ’am our-propre, l ’o sten ta tio n ,
ou m êm e un sen tim en t d ’infériorité. N ietzsch e dem ande :
Qui con çoit la v o lo n té de puissance com m e une v o lo n té de se
faire reconnaître ? Qui con çoit la puissance elle-m êm e com m e
l ’ob jet d ’une récogn ition ? Qui v e u t essen tiellem en t se repré­
senter com m e supérieur, et m êm e représenter son infériorité
com m e une supériorité ? C’est le m alade qui v e u t « représenter
la supériorité sous une form e quelconque » (2). « C’est l’esclave
qui cherche à nous persuader d ’avoir de lui bonne opinion ;
c ’est aussi l’esclave qui plie en su ite le genou d ev a n t ces opinions,
com m e si ce n ’é ta it pas lui qui les a v a it produites. E t je le répète,
la v a n ité est un atavism e (3). » Ce q u ’on nous présente com m e

(1) B M , 23.
(2) GM, III, 14.
(3) B M , 2G1. — Sur « l ’aspiration à la distinction », cf. A, 113 : « Celui qui
aspire à la distinction a sans cesse l ’œil sur le prochain et veut savoir quels
92 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

la puissance elle-m êm e e st seu lem en t la représentation que


l’esclave se fait de la p uissance. Ce q u ’on nous présente com m e
le m aître, c ’est l ’idée que s ’en fait l’esclave, c ’est l ’idée que
l ’esclave se fait de soi-m êm e quand il s ’im agine à la place du
m aître, c ’est l’esclave tel q u ’il est, lorsqu ’il triom phe effective­
m ent. « Ce besoin d ’atteind re à l ’aristocratie est foncièrem en t dif­
férent des aspirations de l’âm e aristocratique, il est le sy m p tôm e le
plus éloq u en t et le plus dangereux de son absence (1). » Pourquoi
les p hilosophes on t-ils accepté cette fausse im age du m aître,
qui ressem ble seulem ent à l ’esclave triom p h an t ? T o u t est prêt
pour un tour de p asse-passe ém in em m en t d ialectiqu e : a y a n t
m is l ’esclave dans le m aître, on s ’aperçoit que la v érité du m aître
est dans l ’esclave. E n fait, to u t s ’est passé entre esclaves, v a in ­
queurs ou vain cu s. La m anie de représenter, d ’être représenté,
de se faire représenter ; d ’avoir des représentants e t des repré­
sentés : telle est la m anie com m une à tous les esclaves, la seule
relation q u ’ils co n çoiven t entre eu x, la relation q u ’ils im posen t
avec eu x, leur triom phe. La n otion de représen tation em poisonne
la philosophie ; elle est d irectem en t le produit de l ’esclave et de
la relation des esclaves, elle con stitu e la pire in terp rétation de
la p uissance, la plus m édiocre et la plus basse (2) ;
2° En quoi con siste cette prem ière erreur de la philosophie
de la v o lo n té ? Q uand nous faisons de la puissance un o b jet de
représentation, nous la faisons forcém ent dépendre du facteur
selon lequel une chose est représentée ou n on, reconnue ou non.
Or seules des valeurs déjà en cours, seules des valeurs adm ises
d onn en t ainsi des critères à la récognition. Comprises com m e
v o lo n té de se faire reconnaître, la v o lo n té de puissance est
nécessairem en t volo n té de se faire attribu er des valeurs en
cours dans une société donnée (argent, honneurs, pouvoir,
répu tation ) (3). Mais là encore, qui con çoit la puissance com m e

sont les sentim ents de celui-ci ; m ais la sym pathie et l ’abandon, dont ce pen­
chant a besoin pour se satisfaire, sont bien éloignés d’être inspirés par l ’inno­
cence, la com passion ou la bienveillance. On veut, au contraire, percevoir ou
deviner de quelle façon le prochain souffre intérieurem ent ou extérieurem ent
à notre aspect, com m ent il perd sa puissance sur lui-m êm e et cède à l ’im pres­
sion que notre main ou notre aspect font sur lui. »
(1) B M , 287.
(2) VP, III, 254.
(3) VP , IV, 522 : « Jusqu’où va l’im possibilité chez un démagogue de se
représenter clairem ent ce qu’est une nalure supérieure. Comme si le trait
essentiel et la valeur vraie des homm es supérieurs consistaient dans leur ap ti­
tude à soulever les niasses, bref dans l ’effet q u ’ils produisent. Mais la nature
supérieure du grand homme réside en ce qu’il est différent des autres, incom ­
m unicable, d ’un autre rang. » (E ffet qu’ils produisent = représentation
dém agogique qu’on s’en fait = valeurs établies qui leur sont attribuées.)
LA CRITIQUE 93

l ’acq u isition de valeurs attribu ab les ? « L ’hom m e du com m un


n ’a jam ais eu d ’autre valeur que celle q u ’on lui a ttrib u a it ;
n ullem en t h abitué à fixer lui-m êm e les valeurs, il ne s ’en est pas
attribu é d ’autre que celle q u ’on lui reconnaissait », ou m êm e
q u ’il se faisait reconnaître (1). R ousseau reprochait à H obbes
d ’avoir fait de l ’hom m e à l ’é ta t de nature un p ortrait qui
su p p osât la société. D ans un esprit très différent, on trouve
chez N ietzsch e un reproche analogue : tou te la con ception de la
v o lo n té de p uissance, de H obbes à H egel, présuppose l ’existen ce
de valeurs étab lies que les v o lo n tés cherchent seu lem en t à se
faire attribuer. V oilà ce qui sem ble sym p tom atiq u e dans cette
philosophie de la volo n té : le conform ism e, la m éconnaissance
absolue de la volon té de puissance com m e création de valeurs
n ouvelles ;
3° N ous d evon s encore dem ander : com m en t des valeurs
étab lies son t-elles attribu ées ? C’est toujours à l ’issue d ’un
com b at, d ’une lu tte, quelle que soit la form e de cette lu tte,
secrète ou ou verte, loyale ou sournoise. De H obbes à H egel, la
vo lo n té de puissance est engagée dans un com b at, p récisém ent
parce que le com b at déterm ine ceu x qui recevront le bénéfice
des valeurs en cours. C’est le propre des valeurs étab lies d ’être
m ises en jeu dans une lu tte, m ais c ’est le propre de la lu tte de se
rapporter toujours à des valeurs étab lies : lu tte pour la puissance,
lu tte pour la reconnaissance ou lu tte pour la vie, le schém a est
toujours le m êm e. Or on ne saurait trop in sister sur le p oint
su iv a n t : combien les notions de lutte, de guerre, de rivalité ou
même de comparaison sont étrangères à Nietzsche et à sa conception
de la volonté de puissance. N on pas q u ’il nie l ’existen ce de la lu tte ;
m ais celle-ci ne lui paraît nullem en t créatrice de valeurs. Du
m oins, les seules valeurs q u ’elle crée son t celles de l ’esclave qui
triom phe : la lu tte n ’est pas le principe ou le m oteur de la hiérar­
chie, m ais le m oyen par lequel l ’esclave renverse la hiérarchie.
La lu tte n ’est jam ais l ’expression a ctive des forces, ni la m ani­
festation d ’une volo n té de puissance qui affirme ; pas plus que
son résu ltat n ’exprim e le triom phe du m aître ou du fort. La
lu tte, au contraire, est le m oyen par lequel les faibles l ’em p orten t
sur les forts, parce q u ’ils son t le plus grand nom bre. C’est pour­
quoi N ietzsch e s ’oppose à D arw in : D arw in a confondu la lu tte
et la sélection , il n ’a pas vu que la lu tte a v a it le résu ltat contraire
à celui q u ’il croyait ; q u ’elle sélection n ait, m ais ne sélec­
tion n ait que les faibles et assurait leur triom phe (2). B ien trop
(1) B M , 261.
(2) VP, I, 395 ; Cr. Id.
G. DELEUZK 4
94 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

poli pour lu tter, d it N ietzsch e de lui-m êm e (1). Il d it encore à


propos de la volo n té de puissance : « A bstraction faite de
la lu tte (2). »

5) CONTRE LE P ES SI M IS M E
E T CONTRE SCHOPENHAUER

Ces trois contresens ne seraient rien s ’ils n ’in trodu isaien t


dans la philosophie de la volon té un « ton », une ton alité affective
extrêm em en t regrettable. L ’essence de la v o lo n té est toujours
décou verte avec tristesse et accablem ent. Tous ceux qui décou­
vren t l ’essence de la v olon té dans une volo n té de puissance ou
dans quelque chose d ’analogue, ne cessent de gém ir sur leur
d écou verte, com m e s ’ils d evaien t en tirer l ’étrange résolution de
la fuir ou d ’en conjurer l ’effet. T ou t se passe com m e si l ’essence
de la volo n té nous m etta it dans une situ a tio n in v iv a b le, in te­
nable et trom peuse. E t cela s ’exp liq u e aisém ent : faisan t de la
volo n té une volo n té de puissance au sens de « désir de dom iner »,
les philosophes ap erçoivent l ’infini dans ce désir ; faisan t de la
puissance l ’ob jet d ’une représentation, ils aperçoivent le caractère
irréel d ’un tel représenté ; en gagean t la v o lo n té de puissance
dans un com bat, ils ap erçoivent la con trad iction dans la v o lon té
elle-m êm e. H obbes déclare que la volo n té de puissance est com m e
dans un rêve dont, seule, la crainte de la m ort la fait sortir.
H egel in siste sur l ’irréel dans la situ ation du m aître, car le
m aître dépend de l ’esclave pour être reconnu. Tous m ette n t
la con trad iction dans la volon té, et aussi la vo lo n té dans la contra­
d iction. La puissance représentée n ’est q u ’apparence ; l ’essence
de la v o lo n té ne se pose pas dans ce q u ’elle v e u t sans se perdre
elle-m êm e dans l ’apparence. A ussi les philosophes p rom ettent-ils
à la volon té une limitation, lim itation rationnelle ou contractuelle
qui pourra seule la rendre v ivab le et résoudre la contradiction.
A tous ces égards, Schopenhauer n ’instaure pas une n ouvelle
philosophie de la v olon té ; au contraire, son génie con siste à
tirer les conséquences extrêm es de l ’ancienne, à pousser l ’ancienne
ju sq u ’à ses dernières conséquences. Schopenhauer ne se con ten te
pas d ’une essence de la v olon té, il fait de la v o lo n té l ’essence
des choses, « le m onde vu du dedans ». La v o lo n té est devenue

(1) EH, II, 9 : « Dans toute nia vie on ne retrouve pas un seul trait de
lutle, je suis le contraire d ’une nature héroïque ; vouloir quelque chose, aspirer
à quelque chose, avoir en vue un but, un désir, tout cela je ne le connais pas
par expérience. »
(2) VP, II, 72.
LA CRITIQUE 95

l’essence en général et en soi. Mais, dès lors, ce q u ’elle v eu t


(son ob jectivation ) est devenu la représentation, l ’apparence
en général. Sa contradiction d ev ien t la contradiction originelle :
com m e essence, elle v e u t l’apparence dans laquelle elle se reflète.
« Le sort qui attend la volo n té dans le m onde où elle se reflète »
est précisém ent la souffrance de cette con trad iction . T elle est
la form ule du vou loir-vivre : le m onde com m e volo n té et com m e
représentation. On reconnaît ici le d évelopp em en t d ’une m y stifi­
cation qui com m en çait avec K ant. En faisan t de la v o lo n té
l’essence des choses ou le m onde vu du dedans, on refuse en
principe la d istin ction de deu x m ondes : c ’est le m êm e m onde
qui est sensible et supra-sensible. Mais to u t en n ia n t cette
d istin ction des m ondes, on y su b stitu e seulem ent la d istin ction
de l ’intérieur et de l ’extérieur, qui se tien n en t com m e l ’essence
et l’apparence, c ’est-à-dire com m e se ten aien t les deux m ondes
eux-m êm es. En faisan t de la v olon té l ’essence du m onde, Schopen­
hauer continue à com prendre le m onde com m e une illusion,
une apparence, une représentation (1). — U ne lim ita tio n de la
v o lo n té ne suffira donc pas à Schopenhauer. Il faut que la volon té
so it niée, q u ’elle se nie elle-m êm e. Le choix schopenhauerien :
« N ous som m es des êtres stup id es ou, pour to u t m ettre au m ieu x,
des êtres qui se su pprim ent eux-m êm es (2). » Schopenhauer
nous apprend q u ’une lim itation rationnelle ou con tractu elle
de la volon té n ’est pas suffisante, q u ’il faut aller ju sq u ’à la suppres­
sion m ystiqu e. E t voilà ce q u ’on a retenu de Schopenhauer,
voilà ce que W agner, par exem ple, en retien t : non pas sa critique
de la m étaph ysiq ue, non pas « son sens cruel de la réalité », non
pas son an ti-ch ristianism e, non pas ses analyses profondes de
la m édiocrité hum aine, non pas la m anière dont il m on trait que
les phénom ènes son t les sym p tôm es d ’une v olon té, m ais to u t
le contraire, la m anière d ont il a rendu la volon té de m oins en
m oins supportable, de m oins en m oins viv a b le, en m êm e tem ps
q u ’il la b ap tisait vou loir-vivre... (3).

6) P R I N C I P E S P O U R L A P H I L O S O P H I E D E L A V O L O N T É

La philosophie de la v olon té selon N ietzsch e d oit rem placer


l’ancienne m étap h ysiq u e : elle la d étru it et la dépasse. N ietzsch e
estim e avoir fait la prem ière philosophie de la volon té ; to u tes les

(1) BM , 3 6 ; VP, I, 2 1 6 ; III, 325.


(2) VP, III, 40.
(3) GS, 99.
96 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

autres éta ie n t les derniers avatars de la m étaph ysiq ue. Telle


q u ’il la con çoit, la philosophie de la volo n té a d eu x principes qui
form ent le jo y eu x m essage : vou loir = créer, v o lo n té = joie,
« Ma volo n té su rvien t toujours en libératrice et m essagère de joie.
V ouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la v o lo n té et
de la lib erté, c ’est ainsi que vou s l ’enseigne Z arathoustra » ;
« V olon té, c ’est ainsi que s ’ap pellen t le libérateur et le m essager de
joie. C’est là ce que je vou s enseigne, m es am is. Mais apprenez
cela aussi : la volo n té elle-m êm e est encore prisonnière. V ouloir
d élivre... (1). » — « Que le vouloir devienne n on-vouloir, pour­
ta n t m es frères, vou s connaissez cette fable de la folie ! je vou s
ai con d uits loin de ces chansons lorsque je vou s ai enseigné :
la volon té est créatrice » ; « Créer des valeurs, c ’est le véritable
droit du seigneur (2). » Pourquoi N ietzsch e présen te-t-il ces deux
principes, création et joie, com m e l ’essen tiel dans l’en seignem ent
de Zarathoustra, com m e les deux b outs d ’un m arteau qui d oit
enfoncer et arracher ? Ces principes p eu ven t paraître v agu es ou
indéterm inés, ils prennent une sign ification ex trêm em en t précise
si l ’on com prend leur asp ect critique, c ’est-à-dire la m anière
d on t ils s ’op posent aux con ception s antérieures de la v o lo n té.
N ietzsch e d it : On a conçu la volo n té de puissance com m e si la
volo n té v o u la it la p uissance, com m e si la puissance é ta it ce que
la volo n té v o u la it ; dès lors, on fa isait de la puissance quelque
chose de représenté ; dès lors, on se faisait de la puissance une
idée d ’esclave et d ’im pu issan t ; dès lors, on ju g ea it la puissance
d ’après l’attrib u tion de valeurs étab lies tou tes faites ; dès lors, on
ne co n cevait pas la v o lo n té de puissance in d ép en d am m en t d ’un
com b at d ont l ’enjeu m êm e é ta it ces valeurs étab lies ; dès lors,
on id en tifia it la v olon té de puissance à la con trad iction et à la
douleur de la con trad iction . Contre cet enchaînement de la v o lo n té,
N ietzsch e annonce que vou loir libère ; contre la douleur de la
v olo n té, N ietzsch e annonce que la v o lo n té est joyeuse. Contre
l ’im age d ’une volo n té qui rêve de se faire attribuer des valeurs
établies, N ietzsch e annonce que vou loir, c ’est créer les valeurs
n ouvelles.
V olon té de puissance ne v e u t pas dire que la v o lo n té veu ille
la puissance. V olon té de puissance n ’im plique aucun anth rop o­
m orphism e, ni dans son origine, ni dans sa sign ification , ni dans
son essence. V olon té de p uissance d oit s ’interpréter to u t autre­
m en t : la puissance est ce qui v e u t dans la vo lo n té. La puissance

(1) Z, II, « Sur les lies bienheureuses » ; II, « De la rédem ption ».


(2) Z, II, « De la rédem ption »; B M , 2 6 1 .
LA CRITIQUE 97

est dans la volo n té l ’élém en t gén étiq u e et différentiel. C’est


pourquoi la volon té de puissance est essen tiellem en t créatrice.
C’est pourquoi aussi la puissance ne se m esure jam ais à la repré­
sen ta tion : jam ais elle n ’est représentée, elle n ’est pas m êm e
in terp rétée ou évalu ée, elle est « ce qui » interprète, « ce qui »
évalue, « ce qui » v eu t. Mais q u ’est-ce q u ’elle v e u t ? E lle v e u t
p récisém ent ce qui dérive de l ’élém en t gén étiq ue. L ’élém en t ?
gén étiq ue (puissance) déterm ine le rapport de la force avec la ;
force et qualifie les forces en rapport. E lém en t plastiqu e, il se \
déterm ine en m êm e tem ps q u ’il d éterm ine et se qualifie en m êm e ;
tem ps q u ’il qualifie. Ce que v e u t la volon té de p uissance, c ’est '
tel rapport de forces, telle q ualité de forces. E t aussi telle q ualité
de puissance : affirmer, nier. Ce com p lexe, variable dans chaque
cas, form e un ty p e auquel correspondent des phénom ènes donnés.
T o u t phénom ène exprim e des rapports de forces, des q ualités
de forces et de p uissance, des nuances de ces q ualités, bref un
ty p e de forces et de vouloir. N ous devons dire con form ém en t à
la term inologie de N ietzsch e : to u t phénom ène renvoie à un ty p e
qui con stitu e son sens et sa valeur, m ais aussi à la v o lo n té de
puissance com m e à l ’élém en t d on t d ériven t la sign ification de son
sens et la valeur de sa valeur. C'est ainsi que la volonté de p u i s ­
sance est essentiellement créatrice et donatrice : elle n ’aspire pas,
elle ne recherche pas, elle ne désire pas, su rtou t elle ne désire pas
la puissance. E lle donne : la puissance est dans la v o lo n té quelque
chose d ’in exp rim ab le (m obile, variable, plastique) ; la puissance
est dans la v olon té com m e « la vertu qui donne » ; la v o lo n té
par la puissance est elle-m êm e donatrice de sens et de valeur (1).
La q uestion de savoir si la volo n té de puissance, en fin de com p te,
est une ou m u ltip le ne d oit pas être posée ; elle tém oign erait
d ’un contresens général sur la p hilosophie de N ietzsch e. La
v o lon té de puissance est p lastiqu e, inséparable de chaque cas
dans lequel elle se d éterm ine ; to u t com m e l ’éternel retour est
l’être, m ais l ’être qui s ’affirme du devenir, la vo lo n té de puis­
sance est l ’un, m ais l’un qui s ’affirme du m ultip le. Son u nité est
celle du m ultip le et ne se d it que du m u ltip le. Le m onism e de la
volon té de puissance est inséparable d ’une typ olo g ie pluraliste.
L ’élém en t créateur du sens et des valeurs se d éfin it néces­
sairem ent aussi com m e l ’élém en t critique. U n ty p e de forces
ne signifie pas seu lem en t une q ualité de forces, m ais un rapport

(1) Z, III, « Des trois m aux » : « Désir de dominer, mais qui voudrait
appeler cela un désir... ? Oh 1 qui donc baptiserait de son vrai nom un
pareil désir ? Vertu qui donne — c ’est ainsi que Zarathoustra appela jadis
cette chose inexprim able. »
98 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

entre forces qualifiées. Le typ e a ctif ne désigne pas seulem ent


des forces actives, m ais un ensem ble hiérarchisé où les forces
actives l’em p orten t sur les forces réactives et où les forces réac­
tiv es son t agies ; in versem en t, le typ e réactif désigne un ensem ble
où les forces réactives triom ph en t et séparen t les forces actives
de ce q u ’elles p eu ven t. C’est en ce sens que le ty p e im plique la
qualité de puissance, par laquelle certaines forces l ’em p orten t
sur d ’autres. Haut et noble d ésign en t pour N ietzsch e la su pé­
riorité des forceë actives, leur affinité avec l ’affirm ation, leur
tendance à m onter, leur légèreté. Bas et vil d ésign en t le triom phe
des forces réactives, leur affinité avec le n égatif, leur lourdeur ou
pesanteur. Or beaucoup de phénom ènes ne p eu v en t s ’interpréter
que com m e exp rim an t ce triom phe p esan t des forces réactives.
N ’est-ce pas le cas du phénom ène hum ain dans son ensem ble ?
Il y a des choses qui ne p eu ven t exister que par les forces réactives
e t par leur victoire. Il y a des choses q u ’on ne p eu t dire, sentir
ou penser, des valeurs auxquelles on ne p eu t croire que si l’on
est anim é par les forces réactives. N ietzsch e précise : si l ’on a
l’âm e lourde et basse. A u-delà de l ’erreur, au-delà de la bêtise
elle-m êm e : une certaine bassesse de l ’âm e (1). Voilà en quoi la
typ ologie des forces et la doctrine de la v olo n té de puissance ne
so n t pas séparables à leur tour d ’une critique, apte à déterm iner
la généalogie des valeurs, leur noblesse ou leur bassesse. — Il est
vrai q u ’on dem andera en quel sens e t pourquoi le noble « v a u t
m ieu x » que le v il, ou le h aut que le bas. De quel droit ? R ien ne
perm et de répondre à ce tte question, ta n t que nous considérons
la v o lo n té de puissance en elle-m êm e ou ab straitem en t, com m e
douée seu lem en t de deux q ualités contraires, affirm ation et
n égation . Pourquoi l ’affirm ation vau d rait-elle m ieu x que la
n égation (2) ? N ous verrons que la solu tion ne p eu t être donnée
que par l ’épreuve de l ’éternel retour : « v a u t m ieu x » e t v a u t
ab solum ent ce qui revient, ce qui supporte de revenir, ce qui
v e u t revenir. Or l ’épreuve de l ’éternel retour ne laisse pas sub­
sister les forces réactives, non plus que la p uissance de nier.
L ’éternel retour transm ue le n égatif : il fait du lourd quelque
chose de léger, il fa it passer le n égatif du côté de l ’affirm ation,
il fait de la n égation une puissance d ’affirmer. Mais précisé-

(1) Cf. Les jugem ents de Nietzsche sur Flaubert : il a découvert la bêtise,
mais non la bassesse d ’âme que celle-ci suppose ( BM, 218).
(2) Il ne peut pas y avoir de valeurs préétablies qui décident de ce qui
vaut mieux : cf. VP , II, 530 : « Je distingue un type de vie ascendante et un
type de décadence, de décom position, de faiblesse. Le croirait-on, la question
de la préséance entre ces deux typ es est encore en balance. *
LA CRITIQUE 99

m en t la critique est la n égation sous cette form e n ouvelle :


d estru ction devenue a ctive, agressivité profondém ent liée à
l’affirm ation. La critique est la d estru ction com m e joie, l ’agressi­
v ité du créateur. Le créateur des valeurs n ’est pas séparable
d ’un destructeur, d ’un crim inel e t d ’un critique : critique des
valeurs étab lies, critique des valeurs réactives, critique de la
bassesse (1).

7) P L A N D E « L A G É N É A L O G I E D E L A M O R A L E »

La généalogie de la morale est le livre le plus sy stém a tiq u e


de N ietzsch e. Son in térêt est double : d ’une part, il ne se présente
ni com m e un ensem ble d ’aphorism es ni com m e un poèm e,
m ais com m e une clef pour l ’in terp rétation des aphorism es et
pour l ’évalu ation du poèm e (2). D ’autre part, il analyse en détail
le ty p e réactif, la m anière d ont les forces réactives triom ph en t
et le principe sous lequel elles triom ph en t. La prem ière disser­
ta tion traite du ressentim en t, la d eu xièm e de la m auvaise
conscience, la troisièm e de l ’idéal ascétiqu e : ressentim en t,
m auvaise conscience, idéal ascétiqu e son t les figures du triom phe
des forces réactives, et aussi les form es du nihilism e. — Ce double
asp ect de La généalogie de la morale, clef pour l ’in terp rétation
en général et analyse du ty p e réactif en particulier, n ’est pas
dû au hasard. E n effet, q u ’est-ce qui fait ob stacle à l ’art de
l ’in terp rétation et de l’évalu ation , q u ’est-ce qui dénature la
généalogie et renverse la hiérarchie, sinon la poussée des forces
réactives elles-m êm es ? Les deux aspects de L a généalogie de la
morale form ent donc la crilique. Mais ce q u ’est la critique, en
quel sens la philosophie est une critique, to u t cela reste à analyser.
N ous savon s que les forces réactives triom ph en t en s ’ap p u yan t
sur une fiction. Leur victoire repose toujours sur le n ég a tif
com m e sur quelque chose d ’im aginaire : elles séparen t la force
a ctiv e de ce q u ’elle peut. La force active d evien t donc réellem ent
réactive, m ais sous l ’effet d ’une m y stification . 1° D ès la prem ière
d issertation , N ietzsch e présente le ressentim en t com m e « une
ven gean ce im aginaire », « une v in d icte essen tiellem en t spiri­
tuelle » (3). B ien plus, la co n stitu tion du ressentim en t im plique

(1) Z, Prologue, 9 : « ... Le destructeur, le criminel — or c ’est lui le créa­


teur »; 1, 15 : « Quiconque doit créer détruit toujours ».
(2) GM, A vant-Propos, 8.
(3) GM, I, 7 e t 10.
100 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

un paralogisme que N ietzsch e analyse en détail : paralogism e


de la force séparée de ce q u ’elle p eu t (1) ; 2° La seconde disserta­
tion souligne à son tour que la m auvaise conscience n ’est pas
séparable « d ’évén em en ts spirituels et im aginaires » (2). La
m auvaise conscience est par nature antinomique, exp rim an t
une force qui se retourne contre soi (3). En ce sens, elle est à
l ’origine de ce que N ietzsch e appellera « le m onde renversé » (4).
On rem arquera, en général, com bien N ietzsch e se p laît à souligner
l ’insuffisance de la conception k antien ne des antinom ies : K an t
n ’a com pris ni leur source, ni leur vérita b le ex ten sio n (5) ;
3° L ’idéal ascétiqu e renvoie enfin à la plus profonde m y stifica ­
tion , celle de VIdéal qui com prend to u tes les autres, to u tes les
fictions de la m orale et de la connaissance. Elegantia syllogismi,
d it N ietzsch e (6). Il s ’agit, cette fois, d ’une v o lo n té qui v e u t le
n éan t, « m ais c ’est du m oins, et cela dem eure toujours, une
volon té » (7).
N ous cherchons seulem ent à dégager la structure form elle
de L a généalogie de la morale. Si l ’on renonce à croire que l’orga­
n isation des trois dissertation s soit fortuite, il fa u t conclure :
N ietzsch e dans L a généalogie de la morale a vou lu refaire la
Critique de la raison pure. P aralogism e de l ’âm e, an tin om ie du
m onde, m ystification de l ’idéal : N ietzsch e estim e que l’idée
critique ne fait q u ’un avec la philosophie, m ais que K a n t a
p récisém ent m anqué cette idée, q u ’il l’a com prom ise et gâchée,
non seulem ent dans l ’ap plication, m ais dès le principe. C hestov
se p laisait à trouver chez D ostoïevsk i, dans les Mémoires écrits
dans un souterrain, la vraie Critique de la R aison pure. Que K an t
a it m anqué la critique, c ’est d ’abord une idée n ietzschéen ne. Mais
N ietzsch e ne se fie à personne d ’autre q u ’à lui-m êm e pour con ce­
voir et réaliser la vraie critique. E t ce projet est de grande im por­
tance pour l ’histoire de la philosophie ; car il ne porte pas seule­
m en t contre le k antism e, avec lequel il rivalise, m ais contre
la descendance k an tien n e, à laquelle il s’oppose avec violence.
Q u’est d evenue la critique après K an t, de H egel à Feuerbach

(1) GM, I, 13.


(2) GM, II, 18.
(3) GM, II, 18 : « Des notions contradictoires comme le désintéressem ent,
l ’abnégation, le sacrifice de soi... leur volupté est de la même essence que la
cruauté. »
(4) GM, III, 14.
(5) La source de l ’antinom ie est la m auvaise conscience ( GM, II). L ’an ti­
nomie s’exprime com me opposition de la morale et de la vie ( VP , I, 304 ; N P ,
I I ; GM, III).
(6) GM, III, 25.
(7) GM, III, 28.
LA CRITIQUE 101

en p assant par la fam euse « critique critique » ? Un art par lequel


l’esprit, la conscience de soi, le critique lui-m êm e s ’appropriaient
les choses et les idées ; ou encore un art selon lequel l ’hom m e se
réappropriait des d éterm in ations dont, d isait-il, on l’a v a it privé :
bref, la dialectique. Mais cette dialectique, cette n ouvelle critique,
év ite soign eu sem en t de poser la question préalable : Qui d oit
m ener la critique, qui est apte à la m ener ? On nous parle de
la raison, de l ’esprit, de la conscience de soi, de l’hom m e ; m ais
de qui s ’agit-il dans tous ces concepts ? On ne nous d it pas qui
est l ’hom m e, qui est esprit. L ’esprit sem ble cacher des forces
prom ptes à se réconcilier avec n ’im porte quelle p uissance, E glise
ou E ta t. Quand l ’hom m e p e tit se réapproprie des choses p etites,
quand l ’hom m e réactif se réapproprie des d éterm in ations
réactives, croit-on que la critique ait fait de grands progrès,
q u ’elle ait, par là m êm e, prouvé son a ctiv ité ? Si l ’hom m e est
l’être réactif, de quel droit m ènerait-il la critique ? E n récupérant
la religion, cessons-nous d ’être hom m e religieux ? E n faisan t de
la théologie une anthropologie, en m etta n t l ’hom m e à la place
de D ieu, supprim ons-nous l ’essen tiel, c ’est-à-dire la place ?
T outes ces am bigu ïtés on t leur p oin t de départ dans la critique
k antien ne (1). La critique chez K an t n ’a pas su découvrir l’ins­
tance réellem en t a ctive, capable de la m ener. E lle s ’épuise en
com prom is : jam ais elle ne nous fait surm onter les forces réactives
qui s ’exp rim en t dans l ’hom m e, dans la conscience de soi, dans
la raison, dans la m orale, dans la religion. E lle a m êm e le résu ltat
inverse : elle fait de ces forces quelque chose d ’un peu plus « nôtre »
encore. F in alem en t, il en est de N ietzsch e par rapport à K an t
com m e de Marx par rapport à H egel : il s ’agit pour N ietzsch e
de rem ettre la critique sur ses pieds, com m e pour Marx la dialec­
tique. Mais ce tte analogie, loin de rapprocher Marx et N ietzsch e,
les sépare encore plus profondém ent. Car la d ialectiqu e est née
de la critique k antien ne telle q u ’elle était. Jam ais il n ’y aurait
eu besoin de rem ettre la d ialectiqu e sur ses pieds, ni en aucune
m anière de « faire de la d ialectiqu e », si la critique elle-m êm e et
d ’abord n ’a v a it eu la tête en bas.

(1) AC, 10 : « Entre Allem ands on m ’entendrait de suite, si je disais que la


philosophie est corrompue par du sang de théologiens. Le pasteur protestant
est le grand-père de la philosophie allem ande, le protestantism e lui-même son
prccatum originale... le succès de K ant n ’est qu’un succès de théologien. »
102 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

8) NIETZSCHE E T K A N T
DU POINT DE VUE DES PRINCIPES

K an t est le prem ier philosophe qui a il com pris la critique


com m e d evan t être totale et p ositive en ta n t que critique : totale
parce que « rien ne d oit y échapper » ; p o sitiv e, affirm ative,
parce q u ’elle ne restreint pas la puissance de connaître sans
libérer d ’autres puissances jusque-là négligées. Mais quels son t
les résulta! s d ’un projet si grand ? Le lecteur croit-il sérieusem ent
que, dans la Crilique de la raison pure, « la victoire de K an t sur
la dogm atique des théologiens (D ieu, âm e, liberté, im m ortalité)
a it porté attein te à l’idéal correspondant », et m êm e peut-on
croire que K an t a it eu l ’in ten tion de lui porter a ttein te (1) ?
Q uant à la Crilique de la raison pratique, K an t n ’avou e-t-il pas,
dès les prem ières pages, q u ’elle n ’est pas du to u t une critique ?
Il sem ble que K an t ait confondu la p ositivité de la critique avec
une hum ble reconnaissance des droits du critiqué. On n ’a jam ais
vu de critique totale plus con cilian te, ni de critique plus respec­
tu eu x. Or cette op position , entre le projet et les résu ltats (bien
plus, entre le projet général et les in ten tio n s particulières),
s ’exp liq u e aisém ent. K an t n ’a fait que pousser ju sq u ’au b out
une très vieille con ception de la critique. II a conçu la critique
com m e une force qui d ev a it porter sur tou tes les p rétentions à
la connaissance et à la vérité, m ais non pas sur la connaissance
elle-m êm e, non pas sur la vérité elle-m êm e. Comme une force
qui d ev a it porter sur tou tes les p rétentions à la m oralité, m ais
non pas sur la m orale elle-m êm e. Dès lors, la critique to ta le
tourne en p olitiqu e de com prom is : a v a n t de partir en guerre,
on partage déjà les sphères d ’influence. On distingue trois id éau x :
que puis-je savoir ?, que dois-je faire ?, q u ’ai-je à espérer ?
On les lim ite resp ectivem en t, on dénonce les m auvais usages
e t les em p iétem en ts, m ais le caractère incritiquable de chaque
idéal reste au cœ ur du k antism e com m e le ver dans le fruit :
la vraie connaissance, la vraie m orale, la vraie religion. Ce que
K an t encore, dans son langage, appelle un fait : le fa it de la
m orale, le fait de la con n aissan ce... Le goû t k antien de délim iter
les dom aines apparaît enfin lib rem en t, jou a n t pour lui-m êm e
dans la Crilique du j ugement ; nous y apprenons ce que nous
savion s dès le d éb ut : la critique de K an t n ’a pas d ’autre ob jet
que de justifier, elle com m ence par croire à ce q u ’elle critique.

(1) GM, III, 25.


LA CRITIQUE 103

E st-ce la grande p olitiqu e annoncée ? N ietzsch e con state


qu ’il n ’y a pas encore eu de « grande politique ». La critique
n ’est rien et ne d it rien ta n t q u ’elle se con ten te de dire : la vraie
m orale se m oque de la m orale. La critique n ’a rien fait ta n t
q u ’elle n ’a pas porté sur la vérité elle-m êm e, sur la vraie connais­
sance, sur la vraie m orale, sur la vraie religion (1). Chaque fois
que N ietzsch e dénonce la vertu , ce ne son t pas les fausses vertus
q u ’il dénonce, ni ceux qui se serven t de la vertu com m e d ’un
m asque. C’est la vertu elle-m êm e en elle-m êm e, c ’est-à-dire :
la p etitesse de la vraie vertu , l ’incroyable m édiocrité de la vraie
m orale, la bassesse de ses valeurs au th en tiqu es. « Z arathoustra
ne laisse ici aucun doute : il d it que c ’est la connaissance des
hom m es bons, des m eilleurs, qui lui a inspiré la terreur de
l’hom m e ; c ’est de cette répulsion que lui son t nées des ailes (2). »
T an t que nous critiquerons la fausse m orale ou la fausse religion,
nous serons de pauvres critiques, l ’op position de sa m ajesté, de
tristes ap ologistes. C’est une critique de juge de paix. N ous
critiquons les prétend ants, nous condam nons les em p iétem en ts
de dom aines, m ais les dom aines eux-m êm es nous paraissent
sacrés. Il en est de m êm e pour la connaissance : une critique
digne de ce nom ne d oit pas porter sur la pseudo-connais-
sance de l ’in connaissable, m ais d ’abord sur la vraie connais­
sance de ce qui p eu t être connu (3). C’est pourquoi N ietzsch e,
dans ce dom aine aussi bien que dans les autres, pense
avoir trou vé le seul principe possible d ’une critique to ta le dans
ce q u ’il appelle son « perspectivism e ». Q u’il n ’y a pas de fait
ni de phénom ène m oral, m ais une in terp rétation m orale des
p hénom ènes (4). Q u’il n ’y a pas d ’illusions de la connaissance,
m ais que la connaissance elle-m êm e est une illusion : la connais­
sance est une erreur, pire une falsification (5). (Cette dernière
proposition, N ietzsch e la d oit à Schopenhauer. C’est ainsi que
S chopenhauer in terp rétait le k antism e, le transform ant radi­
calem ent, dans un sens opposé à celui des dialecticiens. Sch o­
penhauer a donc su préparer le principe de la critiq ue : il a
trébuché sur la m orale, son p oin t faible.)

(1) GS, 345 : « Les plus subtils... m ontrent e t critiquent ce qu’il peut y
avoir de fou dans les idées qu’un peuple se fait sur sa morale, ou que les hom­
mes se font sur toute morale hum aine, sur l ’origine de cette morale, sa
sanction religieuse, le préjugé du libre arbitre, etc., e t ils se figurent qu’ils ont
île ce fait critiqué cette morale elle-m êm e. »
(2) EH, IV, 5.
( 3 ) VP, I, 1 8 9 .
(4) VP, II, 550.
(5) VP, I e t II (cf. la connaissance définie com me « erreur qui devient
organique et organisée »).
104 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

9) R É A L I S A T I O N D E L A CRITIQUE

Le génie de K an t, dans la Critique de la raison pure, fu t de


concevoir une critique im m an en te. La critique ne d ev a it pas
être une critique de la raison par le sen tim en t, par l ’expérience,
par une in stance extérieure quelle q u ’elle fût. E t le critiqué
n ’é ta it pas d avan tage extérieur à la raison : on ne d ev a it pas
chercher dans la raison des erreurs ven u es d ’ailleurs, corps,
sens ou passions, m ais des illusions p roven an t de la raison
com m e telle. Or, pris entre ces deux exigen ces, K a n t con clut
que la critique d ev a it être une critique de la raison par la raison
elle-m êm e. N ’est-ce pas la con trad iction k antien ne ? faire de la
raison à la fois le tribunal et l ’accusé, la con stituer com m e juge
et partie, ju gean te et jugée (1). — Il m anq uait à K a n t une
m éth od e qui perm ît de juger la raison du dedans, sans lui confier
pour au ta n t le soin d ’être juge d ’elle-m êm e. E t en fa it, K an t
ne réalise pas son projet de critique im m an en te. La philosophie
tran scend antale découvre des con d ition s qui resten t encore
extérieures au con d itionn é. Les principes tran scen d an tau x son t
des principes de con d ition n em en t, non pas de genèse interne.
N ous dem andons une genèse de la raison elle-m êm e, et aussi
une genèse de l ’en ten d em en t et de ses catégories : quelles son t
les forces de la raison et de l’en ten d em en t ? Quelle est la v o lo n té
qui se cache et qui s ’exprim e dans la raison ? Qui se tie n t derrière
la raison, dans la raison elle-m êm e ? A v ec la v o lo n té de puissance
e t la m éthod e qui en découle, N ietzsch e dispose du principe
d ’une genèse interne. Quand nous com parions la v o lo n té de
puissance à un principe tran scend antal, quand nous com parions
le n ihilism e dans la v o lo n té de puissance à une stru cture a
priori, nous vou lion s a v a n t to u t m arquer leur différence avec
des d éterm in ations p sych ologiq ues. R este que les principes
chez N ietzsch e ne son t jam ais des principes tran scen d an tau x ;
ceux-ci son t précisém ent rem placés par la généalogie. Seule la
v olon té de puissance com m e principe gén étiq u e et généalogique,
com m e principe législatif, e st apte à réaliser la critique interne.
Seule elle rend possible une tran sm u tation .
Le philosophe-législaleur, chez N ietzsch e, apparaît com m e
le philosophe de l ’avenir ; législation signifie création des valeurs.
« Les véritab les philosophes son t ceu x qui com m and en t et lég i­
fèren t (2). » C ette in spiration n ietzsch éen n e anim e des tex tes

(1) V P , I, 185.
(2) B M , 211. — V P , IV, 104.
LA CRITIQUE 105

adm irables de C hestov : « T outes les vérités pour nous d écou lent
du parere, m êm e les vérités m étap h ysiq u es. E t p ou rtan t l ’unique
source des vérités m étap h ysiq u es est le jubere , et ta n t que les
hom m es ne p articiperon t pas au jubere, il leur sem blera que la
m étaph ysiq ue est im possible » ; « Les Grecs sen ta ien t que la
soum ission, l ’accep tation ob éissante de to u t ce qui se présente
cachent à l ’hom m e l ’être véritable. Pour atteind re la vraie réalité,
il fa u t se considérer com m e le m aître du m onde, il fa u t apprendre
à com m ander et à créer...Là où m anque la raison suffisante et
où, d ’après nous, cesse to u te p ossib ilité de penser, eu x v o y a ie n t
le com m en cem ent de la vérité m étap h ysiq u e (1). » — On ne d it
pas que le philosophe d oit joindre à ses activ ités celle du législa­
teur parce q u ’il est le m ieu x placé pour cela, com m e si sa propre
soum ission à la sagesse l’h ab ilita it à découvrir les lois les m eil­
leures possibles, au xqu elles les hom m es à leur tour d ussent
être soum is. On v e u t dire to u t autre chose : que le philosophe en
ta n t que philosophe n ’est pas un sage, que le philosophe en ta n t
que philosophe cesse d ’obéir, q u ’il rem place la vieille sagesse par
le com m and em en t, q u ’il brise les anciennes valeurs et crée les
valeurs n ouvelles, que tou te sa science est législatrice en ce sens.
« Pour lui, connaissance est création, son œ uvre consiste à
légiférer, sa v olon té de vérité est volon té de puissance (2). » Or
s ’il est vrai que cette idée du philosophe a des racines pré-socra­
tiqu es, il sem ble que sa réapparition dans le m onde m oderne
so it k antien ne et critique. Jubere au lieu de parere : n ’est-ce pas
l’essence de la révolu tion copernicienne, et la m anière d o n t la
critique s ’oppose à la vieille sagesse, à la soum ission d ogm atique
ou théologiq ue ? L ’idée de ta philosophie législatrice en tant que
philosophie, telle est bien l’idée qui v ie n t com pléter celle de la
critique in tern e en ta n t que critique : à elles d eux, elles form ent
l’apport principal du k an tism e, son apport libérateur.
Mais là encore, il faut dem ander de quelle m anière K a n t
com prend son idée de la philosoph ie-législation . Pourquoi
N ietzsch e, au m om en t m êm e où il sem ble reprendre et développer
l’idée k an tien n e, range-t-il K an t parm i les « ouvriers de la philo­
sophie », ceux qui se co n ten ten t d ’in ven torier les valeurs en
cours, le contraire des philosophes de l ’avenir (3) ? P our K an t, en
effet, ce qui est législateu r (dans un dom aine) c ’est toujours
une de nos facu ltés : l’en ten d em en t, la raison. N ous som m es

(1) C h estov, La seconde dimension de la pensée, N .R .F ., septem bre 1932.


(2) BM, 211.
(3) BM, 211.
106 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

nous-m êm es législateurs pour a u tan t que nous observons le bon


usage de cette faculté, et que nous fixons à nos autres facultés
une tâche elle-m êm e conform e à ce bon usage. N ous som m es
législateurs pour a u tan t que nous obéissons à une de nos facultés
com m e à nous-m êm es. Mais à qui obéissons-nous sous telle
faculté, à quelles forces dans telle facu lté ? L ’en ten dem ent, la
raison on t une longue histoire : ils form ent les in stances qui
nous fon t encore obéir quand nous ne vou lons plus obéir à
personne. Quand nous cessons d ’obéir à D ieu, à l ’E ta t, à nos
parents, la raison su rvien t qui nous persuade d ’être encore dociles,
parce q u ’elle nous d it : c ’est toi qui com m andes. La raison repré­
sente nos esclavages et nos soum issions, com m e a u ta n t de supé­
riorités qui font de nous des êtres raisonnables. Sous le nom de
raison pratique, « K an t a in ven té une raison to u t exprès pour
les cas où l ’on n ’a pas besoin de se soucier de la raison, c ’est-à-dire
quand c ’est le besoin du cœur, la m orale, le devoir qui par­
len t (1). » E t finalem ent q u ’est-ce qui se cache dans la fam euse
u nité k antien ne du législateu r et du su jet ? R ien d ’autre q u ’une
théologie rénovée, la théologie au goû t p rotestan t : on nous
charge de la double besogne du prêtre et du fidèle, du législateur
et du su jet. Le rêve de K an t : non pas supprim er la d istinction
des deu x m ondes, sensible et suprasensible, m ais assurer l ’unilé
du personnel dans les deux m ondes. La m êm e personne com m e
législateu r et su jet, com m e su jet et ob jet, com m e noum ène et
phénom ène, com m e prêtre et fidèle. C ette économ ie est un
succès théologiq ue : « Le succès de K an t n ’est q u ’un succès de
th éologien (2). » Croit-on q u ’en in sta lla n t en nous le prêtre et le
législateur, nous cessions d ’être a van t to u t des fidèles et des
sujets ? Ce législateu r et ce prêtre exercen t le m inistère, la légis­
lation , la représen tation des valeurs étab lies ; ils ne fo n t q u ’in té­
rioriser les valeurs en cours. Le bon usage des facu ltés chez
K an t coïncide étran gem en t avec ces valeurs étab lies : la vraie
connaissance, la vraie m orale, la vraie religion...

10) NIETZSCHE E T K A N T
DU PO IN T DE VUE DES CONSÉQUENCES

Si nous résum ons l ’op position de la con ception n ietzschéen ne


de la critique et de la con ception k antien ne, nous v o y o n s q u ’elle
porte sur cinq p oin ts : 1° N on pas des principes tran scen d an tau x,

(1) VP , I, 78. — T exte analogue, AC, 12.


(2) AC, 10.
LA CRITIQUE 107

qui son t de sim ples conditions pour de prétendus faits, m ais des
principes gén étiq ues et plastiques, qui rendent com pte du sens
et de la valeur des croyances, des in terp rétation s et év a lu a tio n s ;
2° N on pas une pensée qui se croit législatrice, parce q u ’elle
n’o b éit q u ’à la raison, m ais une pensée qui pense contre la raison :
« Ce qui sera toujours im possible, être raisonnable (1). » On se
trom pe beaucoup sur l ’irrationalism e ta n t q u ’on croit que cette
doctrine oppose à la raison autre chose que la pensée : les droits
du donné, les droits du cœ ur, du sen tim en t, du caprice ou de la
passion. D ans l’irrationalism e, il ne s ’agit pas d ’autre chose que
de la pensée, pas d ’autre chose que de penser. Ce q u ’on oppose à la
raison, c ’est la pensée elle-m êm e ; ce q u ’on oppose à l’être raison­
nable, c ’est le penseur lui-m êm e (2). Parce que la raison pour son
com pte recueille et exprim e les droits de ce qui sou m et la pensée,
la pensée reconquiert ses droits et se fait législatrice contre la
raison : le coup de dés, tel é ta it le sens du coup de dés ; 3° N on
pas le législateur kantien , m ais le généalogiste. Le législateu r de
K ant est un juge de tribunal, un juge de paix qui surveille à la
fois la distrib ution des dom aines et la répartition des valeurs
établies. L ’inspiration généalogique s ’oppose à l ’inspiration
judiciaire. Le généalogiste est le vrai législateur. Le généalogiste
est un peu devin, philosophe de l’avenir. Il nous annonce, non
pas une p aix critique, m ais des guerres com m e nous n ’en avons
pas connues (3). Pour lui aussi, penser c ’est juger, m ais juger,
c ’est évaluer et interpréter, c’est créer les valeurs. Le problèm e
du ju gem en t d evien t celui de la ju stice, et de la hiérarchie ;
4° N on pas l ’être raisonnable, fonctionnaire des valeurs en
cours, à la fois prêtre et fidèle, législateur et su jet, esclave v a in ­
queur et esclave vaincu, hom m e réactif au service de soi-m êm e.
Mais alors, qui m ène la critique ? quel est le p oint de v u e critique ?
L ’in stance critique n ’est pas l ’hom m e réalisé, ni aucune forme
sublim ée de l ’hom m e, esprit, raison, conscience de soi. Ni Dieu
ni hom m e, car entre l ’hom m e et Dieu il n ’y a pas encore assez
de différence, ils prennent trop bien la place l’un de l ’autre.
L ’instance critique est la volo n té de puissance, le p oin t de vue
critique est celui de la volo n té de puissance. Mais sous quelle
form e ? N on pas le surhom m e, qui est le produit p o sitif de la

( 1) Z.
(2) Cf. Co. In., I, t D avid Strauss *, 1 ; II, « Schopenhauer éducateur »,
1 : l ’opposition du penseur privé et du penseur public (le penseur public est
un « philistin cultivé », représentant de la raison). — Thème analogue chez
Kierkegaard, Feuerbach, Chestov.
(3) EH, IV, 1.
108 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

critique elle-m êm e. Mais il y a un « typ e relativem en t surhu­


m ain » (1) : le typ e critique, l ’hom m e en tant qu'il veul être dépassé,
surmonté... « V ous pourriez vou s transform er en pères et en
ancêtres du surhom m e : que ceci so it le m eilleur de votre
œ uvre » (2) ; 5° Le b u t de la critique : non pas les fins de l ’homm e
ou de la raison, m ais enfin le surhom m e, l ’hom m e surm onté,
dépassé. Dans la critique, il ne s ’agit pas de justifier, m ais de
sentir au trem en t : une autre sensibilité.

11) L E C O N C E P T D E VÉRITÉ
« La vérité a toujours été posée com m e essence, com m e Dieu,
com m e in stance suprêm e... Mais la volo n té de vérité a besoin
d ’une critique. — D éfinissons ainsi notre tâche — il faut essayer
une bonne fois de m ettre en question la valeur de la v érité (3). »
C’est par là que K an t est le dernier des philosophes classiques :
jam ais il ne m et en question la valeur de la v érité, ni les raisons
de notre soum ission au vrai. A cet égard, il est aussi d ogm atique
q u ’un autre. N i lui ni les autres ne d em and en t : Qui cherche la
vérité ? C’est-à-dire : q u ’est-ce q u ’il v eu t, celui qui cherche la
vérité ? quel est son ty p e, sa v o lo n té de puissance ? C ette
insuffisance de la philosophie, essayons d ’en com prendre la
nature. T ou t le m onde sa it bien que l ’hom m e, en fait, cherche
rarem ent la vérité : nos in térêts et aussi notre stu p id ité nous
séparent du vrai plus encore que nos erreurs. Mais les philosophes
p réten d en t que la pensée en tan t que pensée cherche le vrai,
q u ’elle aim e « en droit » le vrai, q u ’elle v e u t « en droit » le vrai. En
étab lissa n t un lien de droit entre la pensée et la v érité, en rappor­
ta n t ainsi la volo n té d ’un pur penseur à la vérité, la philosophie
év ite de rapporter la vérité à une volo n té concrète qui serait la
sienne, à un ty p e de forces, à une q ualité de la v o lo n té de p u is­
sance. N ietzsch e accepte le problèm e sur le terrain où il est posé :
il ne s ’ag it pas pour lui de m ettre en doute la v o lo n té de vérité,
il ne s ’a g it pas de rappeler une fois de plus que les hom m es en
fait n ’aim en t pas la v érité. N ietzsch e dem ande ce que signifie la
vérité com m e con cep t, quelles forces et quelle v o lo n té qualifiées
ce con cep t présuppose en droit. N ietzsch e ne critique pas les
fausses p réten tion s à la v érité, m ais la vérité elle-m êm e et com m e
idéal. S u iv a n t la m éthod e de N ietzsch e, il fau t dram atiser le
con cep t de vérité. « T a volo n té du vrai, qui nous induira encore

(1) EH, IV, 5.


(2) Z, II, « Sur les îles bienheureuses *.
(3) GM, III, 24.
LA CRITIQUE 109

à bien des aventures périlleuses, cette fam euse véracité dont tous
les philosophes on t toujours parlé avec respect, que de problèm es
elle nous a déjà posés !... Q u’est-ce en nous qui v e u t trouver
la vérité ? De fait, nous nous som m es lon guem ent attardés
d evan t le problèm e de l ’origine de ce vouloir, et pour finir nous
nous som m es trouvés com p lètem en t arrêtés d ev a n t un problèm e
plus fond am ental encore. En a d m etta n t que nous vou lion s le
vrai, pourquoi pas p lu tô t le non-vrai ? Ou l ’in certitud e ? Ou
m êm e l ’ignorance ?... E t le croirait-on ? il nous sem ble en défi­
n itiv e que le problèm e n ’a v a it jam ais été posé ju sq u ’à présent,
que nous som m es les prem iers à le voir, à l’envisager, à l ’oser (1). »
Le con cep t de vérité qualifie un m onde com m e véridique.
Même dans la science la vérité des p hénom ènes form e un « m onde »
d istin ct de celui des phénom ènes. Or un m onde véridique suppose
un hom m e vérid iqu e auquel il renvoie com m e à son centre (2).
— Qui est cet hom m e vérid iqu e, q u ’est-ce q u ’il v e u t ? Prem ière
h yp oth èse : il v e u t ne pas être trom pé, ne pas se laisser trom per.
Parce q u ’il est « nuisible, dangereux, n éfaste d ’être trom pé ».
Mais une telle h yp oth èse suppose que le m onde lui-m êm e so it
déjà véridique. Car dans un m onde radicalem ent faux, c ’est la
v o lo n té de ne pas se laisser trom per qui d evien t n éfaste, dange­
reuse et nuisible. E n fait, la v olon té de vérité a dû se form er
« m algré le danger et l ’in u tilité de la vérité à to u t prix ». R este
donc une autre h yp oth èse : j e veux la vérité signifie j e ne veux pas
tromper, et « je ne v e u x pas trom per com prend com m e cas p arti­
culier, je ne v eu x pas m e trom per m oi-m êm e » (3). — Si q uelqu ’un
veu t la vérité, ce n ’est pas au nom de ce qu ’est le m onde, m ais
au nom de ce que le m onde n ’est pas. Il est entendu que « la v ie
v ise à égarer, à duper, à dissim uler, à éblouir, à aveugler ». Mais
celui qui v e u t le vrai v e u t d ’abord déprécier cette haute p uis­
sance du faux : il fait de la vie une « erreur », de ce m onde une
« apparence ». Il oppose donc à la vie la connaissance, il oppose
au m onde un autre m onde, un outre-m onde, précisém ent le
m onde véridique. Le m onde véridique n ’est pas séparable de
cette volo n té, v olon té de traiter ce m onde-ci com m e apparence.
Dès lors, l ’op position de la connaissance et de la vie, la d istinction
des m ondes, révèlen t leur vrai caractère : c ’est une d istin ction
d ’origine m orale, une opposition d ’origine morale. L ’hom m e qui

(1) B M , 1.
(2) VP, I, 107 : « Pour pouvoir imaginer un monde du vrai et de l ’être, il
a fallu d’abord créer l’homme véridique (y compris le fait qu’il se croit
veridique). »
(3) GS, 344.
110 N I E T Z S C H E E T LA PHILOSOPHIE

ne v eu t pas trom per veut, un m onde m eilleur et, une vie m eil­
leure ; tou tes ses raisons pour ne pas trom per son t des raisons
m orales. E t toujours nous nous heurtons au verluisme de celui
qui v eu t le vrai : une de ses occup ations favorites est la distribu­
tion des torts, il rend responsable, il nie l ’innocence, il accuse et
juge la vie, il dénonce l’apparence. « J ’ai reconnu que dans toute
philosophie les in ten tion s m orales (ou im m orales) form ent le
germ e véritable d ’où n aît la p lante to u t en tière... Je ne crois
donc pas à l’existen ce d ’un in stin ct de connaissance qui serait
le père de la philosophie (1). » — T ou tefois, cette op position
m orale n ’est elle-m êm e q u ’un sym p tôm e. Celui qui v e u t un
autre m onde, une autre vie, v e u t quelque chose de plus profond :
« La vie contre la vie (2). » Il v e u t que la vie d evienn e vertueuse,
q u ’elle se corrige et corrige l ’apparence, q u ’elle serve de passage
à l ’autre m onde. Il v e u t que la vie se renie elle-m êm e et se
retourne contre soi : « T en ta tiv e d ’user la force à tarir la force (3). »
Derrière l’opposition m orale, se profile ainsi une con trad iction
d ’une autre espèce, la con trad iction religieuse ou ascétique.
De la posilion spéculative à /’opposition morale, de l'opposition
morale à la contradiction ascétique... Mais la con trad iction ascé­
tiqu e, à son tour, est un sym p tôm e qui d oit être interprété.
Q u’est-ce q u ’il v eu t, l ’hom m e de l ’idéal ascétique ? Celui qui
renie la vie, c ’est encore celui qui v e u t une vie dim inuée, sa vie
dégénérescente et dim inuée, la con servation de son ty p e, bien
plus la puissance et le triom phe de son typ e, le triom phe des
forces réactives et leur contagion. A ce p oin t les forces réactives
d écou vrent l ’allié in q u iéta n t qui les m ène à la victoire : le
nihilism e, la volo n té de n éan t (4). C’est la v o lo n té de n éan t qui
ne supporte la vie que sous sa forme réactive. C’est elle qui se
sert des forces réactives com m e du m oyen par lequel la v ie doit
se contredire, se nier, s ’anéantir. C’est la vo lo n té de n éan t qui,
depuis le début, anim e tou tes les valeurs q u ’on appelle « su pé­
rieures » à la vie. E t voilà la plus grande erreur de Schopenhauer :
il a cru que, dans les valeurs supérieures à la v ie, la v o lo n té se
n iait. En fait, ce n ’est pas la volon té qui se nie dans les valeurs
supérieures, ce son t les valeurs supérieures qui se rapportent à
une volon té de nier, d ’anéantir la vie. C ette vo lon té de nier d éfinit
« la valeur » des valeurs supérieures. Son arme : faire passer la
vie sous la dom ination des forces réactives, de telle m anière

(1) BM, 6.
(2) GM, III, 13.
(3) GM, III, 11.
(4) GM, III, 13.
LA CRITIQUE 111

que la v ie to u t entière roule toujours plus loin, séparée de


ce q u ’elle p eu t, faisan t de plus en plus p etit, « ... vers le n éan t,
vers le sen tim en t p oign an t de son n éan t » (1). La v o lo n té de
n éan t et les forces réactives, tels son t les deux élém en ts co n sti­
tu an ts de l ’idéal ascétique.
A insi l’in terp rétation découvre en creusant trois épaisseurs :
la connaissance, la m orale e t la religion ; le vrai, le bien et le
divin com m e valeurs supérieures à la vie. Tous trois s’en ch aîn en t :
l’idéal ascétiqu e est le troisièm e m om ent, m ais aussi le sens et la
valeur des deu x autres. On a donc beau jeu de partager les
sphères d ’influence, on p eu t m êm e opposer chaque m om en t au x
autres. R affinem ent qui ne com prom et personne, l ’idéal ascétique
s ’y retrouve toujours, occup an t tou tes les sphères à l ’é ta t plus
ou m oins condensé. Qui p eu t croire que la connaissance, la
science et m êm e la science du libre penseur, « la v érité à to u t
prix », com p rom etten t l ’idéal ascétiqu e ? « Dès que l ’esprit est à
l’œ uvre avec sérieux, énergie et probité, il se passe absolum ent
d ’id éal... : à cela près q u ’il v e u t la vérité. Mais cette vo lo n té, ce
reste d ’idéal est, si l ’on v eu t m ’en croire, l ’idéal ascétiqu e lui-
m êm e sous sa form e la plus sévère, la plus spiritualisée, la plus
purem ent ésotérique, la plus dépouillée de to u te enveloppe
extérieure (2). »

12) C O N N A I S S A N C E , M O R A L E E T R E L I G I O N

T ou tefois, il y a peut-être une raison pour laquelle on aim e à


distinguer et m êm e à opposer connaissance, m orale e t religion.
N ous rem ontions de la vérité à l ’idéal ascétiqu e, pour découvrir
la source du con cept de vérité. S oyons un in sta n t plus sou cieux
d ’év olu tion que de généalogie : nous redescendons de l’idéal
ascétique ou religieux ju sq u ’à la volo n té de vérité. Il fa u t bien
reconnaître alors que la m orale a rem placé la religion com m e
dogm e, et que la science ten d de plus en plus à rem placer la
m orale. « Le christianism e en ta n t que dogm e a été ruiné par sa
propre m orale » ; « ce qui a triom phé du Dieu chrétien, c ’est la
m orale chrétienne elle-m êm e » ; ou bien « en fin de com p te l ’ins­
tin c t de vérité s ’in terd it le m ensonge de la foi en D ieu » (3). Il y a
des choses aujourd’hui q u ’un fidèle ou m êm e un prêtre ne p eu v en t
plus dire ni penser. Seuls quelques évêqu es ou papes : la provi­
dence et la bonté d ivin es, la raison d ivin e, la finalité divine,

(1) GM, III, 25.


(2) GM, III, 27.
(3) GM, III, 27, et GS, 357.
112 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

« voilà des façons de penser qui son t aujourd’hui passées, qui


o n t contre elles la v o ix de notre conscience », elles so n t immo­
rales (1). S ou ven t la religion a besoin des libres penseurs pour
survivre e t recevoir une form e adaptée. La m orale est la co n ti­
n uation de la religion, m ais avec d ’autres m oyen s ; la con n ais­
sance est la con tin u ation de la m orale et de la religion, m ais
avec d ’autres m oyen s. P artou t l’idéal ascétiqu e, m ais les m oyen s
changent, ce ne son t plus les m êm es forces réactives. C’est
pourquoi l ’on confond si volon tiers la critique avec un règlem ent
de com p te entre forces réactives diverses.
« Le christianism e en ta n t que dogm e a été ruiné par sa propre
m orale... » Mais N ietzsch e ajoute : « A insi le ch ristianism e en
ta n t que m orale d oit aussi aller à sa ruine. » V eu t-il dire que la
v olo n té de vérité d oit être la ruine de la m orale de la m êm e
m anière que la m orale, la ruine de la religion ? Le gain serait
faible : la volo n té de vérité est encore de l’idéal ascétiqu e, la
m anière est toujours chrétienne. N ietzsch e dem ande autre chose :
un ch an gem en t d ’idéal, un autre idéal, « sentir au trem en t ».
Mais com m en t ce ch an gem en t est-il possible dans le m onde
m oderne ? T an t que nous dem andons ce qu ’est l ’idéal ascétiqu e
et religieux, ta n t que nous posons cette question à cet idéal lui-
m êm e, la m orale ou la vertu s ’a v an cen t pour répondre à sa
place. La vertu d it : Ce que vou s attaq u ez c ’est m oi-m êm e, car
je réponds de l ’idéal ascétiqu e ; dans la religion il y a du m auvais,
m ais il y a aussi du bon ; j ’ai recueilli ce bon, c ’est m oi qui v eu x
ce bon. E t quand nous dem andons : m ais cette vertu , q u ’est-ce
q u ’elle est, q u ’est-ce q u ’elle v e u t ?, la m êm e histoire recom m ence.
C’est la vérité qui s ’avan ce en personne, elle d it : C’est m oi qui
v eu x la vertu , je réponds pour la vertu. E lle est m a m ère et m on
but. Je ne suis rien si je ne m ène à la vertu . Or qui niera que je
ne sois quelque chose ? — Les stades gén éalogiqu es que nous
avion s parcourus, de la vérité à la m orale, de la m orale à la
religion, on prétend nous les faire redescendre à v iv e allure, la
tête en bas, sous p rétexte d ’évolu tion . La vertu répond pour la
religion, la vérité pour la vertu . A lors il suffit de prolonger le
m ou vem en t. On ne nous fera pas redescendre les degrés sans que
nous ne retrou vions notre p o in t de d épart, qui e st aussi notre
trem plin : la vérité elle-m êm e n ’est pas in critiqu able ni de droit
d ivin , la critique d oit être critique de la vérité elle-m êm e. « L ’in s­
tin c t chrétien de vérité, de d éd uction en d éd uction , d ’arrêt en
arrêt, arrivera finalem en t à sa d éd uction la plus redoutable, à

(1) GM, III, 27.


LA CRITIQUE 113

son arrêt contre lui-m êm e ; m ais ceci arrivera quand il se posera


la question : que signifie la volo n té de vérité ? E t me voici revenu
à mon problème, ô m es am is in con nu s (car je ne m e connais encore
aucun ami) : que serait pour nous le sens de la v ie to u t entière, si
ce n ’est q u ’en nous cette volo n té de vérité arrive à prendre cons­
cience d ’elle-m êm e en ta n t que problèm e ? La v o lo n té de vérité
une fois con scien te d ’elle-m êm e sera, la chose ne fait aucun doute,
la m ort de la m orale : c ’est là le sp ectacle grandiose en cen t actes,
réservé pour les deux prochains siècles d ’histoire européenne,
sp ectacle terrifian t entre tous, m ais peut-être fécond entre tous
en m agnifiques espérances (1). » D ans ce te x te de grande rigueur,
chaque term e est pesé. « De d éd uction en d éduction », « d ’arrêt
en arrêt » signifie les degrés descen dan ts : de l ’idéal ascétiqu e à
sa form e m orale, de la conscience m orale à sa form e sp écu lative.
Mais « la d éd uction la plus redoutable », « l ’arrêt contre lui-m êm e »
signifie ceci : l ’idéal ascétiqu e n ’a plus de cach ette au-delà de la
v o lo n té de v érité, plus personne pour répondre à sa place. Il
suffit de continuer la d éd uction , de descendre encore plus loin
q u ’on ne v o u la it nous faire descendre. Alors l ’idéal ascétique
est débusqué, dém asqué, ne dispose plus d ’aucun personnage
pour tenir son rôle. Plus de personnage m oral, plus de personnage
sa v an t. N ous som m es revenus à notre problèm e, m ais aussi nous
som m es à l ’in sta n t qui préside à la rem ontée : le m om en t de
sentir au trem en t, de changer d ’idéal. N ietzsch e ne v e u t donc
pas dire que l’idéal de vérité doive rem placer l’idéal ascétiqu e ou
m êm e m oral ; il d it, au contraire, que la m ise en question de la
v o lo n té de vérité (son in terp rétation et son évaluation ) d oit
em pêcher l ’idéal ascétiqu e de se faire rem placer par d ’autres
id éau x qui le con tinu eraient sous d ’autres form es. Quand nous
d énonçons dans la volo n té de vérité la perm anence de l ’idéal
ascétiqu e, nous retirons à cet idéal la con d ition de sa perm a­
nence ou son dernier d éguisem ent. E n ce sens nous aussi, nous
som m es les « véridiques » ou les « chercheurs de connaissance » (2).
Mais nous ne rem plaçons pas l ’idéal ascétiqu e, nous ne laissons
rien su bsister de la place elle-m êm e, nous vo u lo n s brûler la
place, nous vou lon s un autre idéal à une autre place, une autre
m anière de connaître, un autre con cept de vérité, c ’est-à-dire
une vérité qui ne se présuppose pas dans une v o lo n té du vrai,
m ais qui suppose une loul autre volonté.

(1) GM, III, 27.


(2) « Nous les chercheurs de connaissance. * De même, N i e t z s c h e dira
que les m aîtres sont des hommes « véridiques », en un autre sens que précé­
dem m ent : GM, I, 5.
114 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

13) L A PENSÉE E T LA VIE

N ietzsch e reproche sou v en t à la connaissance sa p rétention


de s ’opposer à la vie, de m esurer et de juger la vie, de se prendre
elle-m êm e pour fin. C’est sous cette form e déjà que le renver­
sem en t socratique apparaît dans VOrigine de la Iragédie. E t
N ietzsch e ne cessera pas de dire : sim ple m oyen subordonné à la
vie, la connaissance s ’est érigée en fin, en juge, en in stance
suprêm e (1). Mais nous d evon s évaluer l ’im portance de ces
tex tes : l ’op position de la connaissance et de la v ie, l’opération
par laquelle la connaissance se fait juge de la vie, so n t des
sym p tôm es et seu lem en t des sym p tôm es. La connaissance
s ’oppose à la vie, m ais parce q u ’elle exprim e une vie qui con tred it
la vie, une vie réactive qui trou ve dans la connaissance elle-m êm e
un m oyen de conserver et de faire triom pher son ty p e. (Ainsi la
connaissance donne à la vie des lois qui la séparent de ce q u ’elle
peu t, qui lui é v ite n t d ’agir et lui d éfen dent d ’agir, la m a in ten a n t
dans le cadre étro it des réactions scien tifiq u em en t observables :
à peu près com m e l’anim al dans un jardin zoologique. Mais cette
connaissance qui m esure, lim ite et m odèle la vie, elle est faite
to u t entière elle-m êm e sur le m odèle d ’une vie réactive, dans les
lim ites d ’une v ie réactive.) — On ne s ’étonnera donc pas que
d ’autres tex tes de N ietzsch e soien t plus com p lexes, ne s ’en
ten a n t pas au x sym p tôm es et p én étran t dans l’in terp rétation .
Alors N ietzsch e reproche à la connaissance, non plus de se prendre
elle-m êm e pour fin, m ais de faire de la pensée un sim ple m oyen
au service de la vie. Il arrive à N ietzsch e de reprocher à Socrate,
non plus d ’avoir m is la vie au service de la connaissance, m ais
au contraire d ’avoir m is la pensée au service de la vie. « Chez
Socrate, la pensée sert la vie, alors que chez tous les p hilosophes
antérieurs la vie servait la pensée (2). » On ne verra aucune
con trad iction entre ces d eu x sortes de te x te s, si d ’abord on est
sensible au x différentes nuances du m o t vie : quand Socrate
m e t la v ie au service de la connaissance, il fau t entendre la v ie
to u t entière qui, par là, d ev ien t réactive ; m ais quand il m et la
pensée au service de la vie, il fau t entendre cette v ie réa ctiv e
en particulier, qui d evien t le m odèle de to u te la v ie e t de la
pensée elle-m êm e. E t l ’on verra encore m oins de con trad iction
entre les d eu x sortes de te x te s si l ’on e st sensible à la différence
entre « con n aissan ce » e t « pensée ». (Là encore, n ’y a-t-il pas
LA CRITIQUE 115

un thèm e kantien profondém ent transform é, retourné contre


K an t ?)
Quand la connaissance se fait législatrice, c ’est la pensée
qui est la grande soum ise. La connaissance est la pensée elle-
m êm e, m ais la pensée soum ise à la raison com m e à to u t ce qui
s ’exprim e dans la raison. L ’in stin ct de la connaissance est donc
la pensée, m ais la pensée dans son rapport avec les forces réac­
tiv es qui s ’en em parent ou la conquièrent. Car ce so n t les m êm es
lim ites que la connaissance rationnelle fixe à la vie, m ais aussi
que la vie raisonnable fixe à la pensée ; c ’est en m êm e tem ps que
la vie est soum ise à la connaissance, m ais aussi que la pensée
est soum ise à la vie. De tou te m anière, la raison ta n tô t nous
dissuade, et ta n tô t nous défend de franchir certaines lim ites :
parce que c ’est in u tile (la connaissance est là pour prévoir),
parce que ce serait m al (la vie est là pour être vertu eu se), parce
que c ’est im possible (il n ’y a rien à voir, ni à penser derrière
le vrai) (1). — Mais alors la critique, conçue com m e critique de la
connaissance elle-m êm e, n ’exp rim e-t-elle pas de nouvelles
forces capables de donner un autre sens à la pensée ? Une
pensée qui irait ju sq u ’au b out de ce que p eu t la vie, une pensée
qui m èn erait la vie ju sq u ’au b ou t de ce q u ’elle peu t. A u lieu
d ’une connaissance qui s ’oppose à la vie, une pensée qui affir­
merait la vie. La v ie serait la force activ e de la pensée, m ais la
pensée, la puissance affirm ative de la vie. T outes d eu x iraien t dans
le m êm e sens, s ’en traîn an t l ’une l ’autre et brisant des lim ites,
un pas pour l ’une, un pas pour l ’autre, dans l'effort d ’une création
inouïe. Penser sign ifierait ceci : découvrir, inventer de nouvelles
possibilités de vie. « Il y a des vies où les difficultés to u ch en t au
prodige ; ce son t les vies des penseurs. E t il fau t prêter l ’oreille
à ce qui nous est raconté à leur su jet, car on y découvre des possi­
b ilités de vie, d on t le seul récit nous donne de la joie et de la
force, et verse une lum ière sur la vie de leurs successeurs. Il y a là
a u tan t d ’in ven tion , de réflexion, de hardiesse, de désespoir et
d ’espérance que dans les v oyages des grands n avigateurs ; et, à
vrai dire, ce son t aussi des v oyages d ’exp loration dans les
dom aines les plus reculés et les plus périlleux de la vie. Ce que ces
v ies on t de surprenant, c ’est que deux in stin cts ennem is, qui
tiren t dans des sens opposés, sem b len t être forcés de marcher
sous le m êm e jou g : l ’in stin c t qui ten d à la connaissance est

(1) Déjà dans l'Origine de la tragédie, Apollon apparaissait sous cette


forme : il trace autour des individus des lim ites, « qu’il leur rappelle ensuite
sans cesse comme des lois universelles et sacrées, dans ses préceptes relatifs
A la connaissance de soi et à la mesure » (OT , 9).
116 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

con train t sans cesse à abandonner le sol où l’hom m e a coutum e


de vivre et à se lancer dans l’incertain, et l’in stin ct qui v e u t la
v ie se v o it forcé de chercher sans cesse à tâton s un n ouveau lieu
où s ’établir (1). » E n d ’autres term es : la vie dépasse les lim ites
que lui fixe la connaissance, m ais la pensée dépasse les lim ites
que lui fixe la vie. La pensée cesse d ’être une ratio, la v ie cesse
d ’être une réaction Le penseur exprim e ainsi la belle affinité de
la pensée et de la vie : la v ie faisan t de la pensée quelque chose
d ’actif, la pensée faisan t de la vie quelque chose d ’affirm atif.
C ette affinité en général, chez N ietzsch e, n ’apparaît pas seulem ent
com m e le secret pré-socratique par excellen ce, m ais aussi com m e
l ’essence de l ’art.

14) L ' A R T

La con ception nietzschéen ne de l ’art est une conception


tragique. E lle repose sur deux principes, q u ’il fa u t concevoir
com m e des principes très anciens, m ais aussi com m e des principes
de l ’avenir. D ’abord, l ’art est le contraire d ’une opération « désin­
téressée » : il ne gu érit pas, ne calm e pas, ne sublim e pas, ne
désintéresse pas, il ne « suspend » pas le désir, l’in stin ct ni la
v olon té. L ’art, au contraire, est « stim u la n t de la v o lo n té de
p uissance », « e x c ita n t du vou loir ». On com prend aisém en t le
sens critique de ce principe : il dénonce to u te con ception réactive
de l ’art. Quand A ristote com prenait la tragédie com m e une
p urgation m édicale ou com m e une su blim ation m orale, il lui
d on n ait un in térêt, m ais un in térêt qui se con fon d ait avec celui
des forces réactives. Lorsque K an t d istin gu e le beau de to u t
in térêt, m êm e m oral, il se place encore du p o in t de v u e des
réactions d ’un sp ectateu r, m ais d ’un sp ectateu r de m oins en
m oins doué, qui n ’a plus pour le beau q u ’un regard désintéressé.
Lorsque Schopenhauer élabore sa th éo rie du désin téressem ent,
de son propre aveu il généralise une expérience personnelle,
l ’exp érience du jeu ne hom m e sur qui l ’art (com m e sur d ’autres le
sport) a l ’effet d ’un calm an t sexuel (2). P lu s que jam ais, la ques­
tion de N ietzsch e s ’im pose : Qui regarde le beau d ’une façon
désin téressée ? Toujours l ’art est jugé du p oin t de v u e du spec­
tateu r, et d ’un sp ectateu r de m oins en m oins artiste. N ietzsch e
réclam e une esth étiq u e de la création, l’esth étiq u e de P ygm alion.
Mais pourquoi, de ce n ouveau p oin t de vu e p récisém ent, l ’art

(1) N P .
(2) GM, III, 6.
LA CRITIQUE 117

apparaît-il com m e stim u lan t de la volo n té de puissance ? P our­


quoi la v olon té de puissance a-t-elle besoin d ’un ex c ita n t, elle qui
n ’a pas besoin de m otif, de b u t ni de représen tation ? C’est
parce q u ’elle ne p eu t se poser com m e affirm ative q u ’en rapport
a vec des forces a ctives, avec une vie a ctive. L ’affirm ation est
le produit d ’une p ensée qui suppose une v ie a ctiv e com m e sa
con d ition et son con com itant. Selon N ietzsch e, on n ’a pas encore
com pris ce que signifie la vie d ’un artiste : l ’a ctiv ité de cette vie
servan t de stim u la n t à l ’affirm ation con ten ue dans l ’œ uvre d ’art
elle-m êm e, la v olon té de puissance de l ’artiste en ta n t que tel.
Le second principe de l’art con siste en ceci : l’art est la plus
haute puissance du faux, il m agnifie « le m onde en ta n t
q u ’erreur », il san ctifie le m ensonge, il fait de la vo lo n té de trom per
un idéal supérieur (1). Ce second principe apporte en quelque
m anière la réciproque du prem ier ; ce qui est actif dans la v ie ne
p eu t être effectué q u ’en rapport avec une affirm ation plus
profonde. L ’a ctiv ité de la vie est com m e une puissance du faux,
duper, dissim uler, éblouir, séduire. Mais pour être effectuée,
cette puissance du fau x d oit être sélectionn ée, redoublée ou
répétée, donc élevée à une plus h aute puissance. La puissance
du fau x d oit être portée ju sq u ’à une volonté de trom per, v o lon té
a rtiste seule capable de rivaliser avec l ’idéal ascétiqu e et de
s ’opposer à cet idéal avec succès (2). L ’art p récisém ent in v en te
des m ensonges qui élèv e n t le fau x à cette plus h aute puissance
affirm ative, il fa it de la volo n té de trom per quelque chose qui
s ’affirme dans la puissance du faux. Apparence, pour l’artiste,
ne signifie plus la négation du réel dans ce m onde, m ais cette
sélection , cette correction, ce redoublem ent, cette affirm ation (3).
Alors vérité prend p eu t-être une n ouvelle sign ification . V érité
est apparence. V érité signifie effectu ation de la puissance,
élév a tio n à la plus haute p uissance. Chez N ietzsch e, nous les
artistes = nous les chercheurs de connaissance ou de vérité =
nous les in ven teurs de n ouvelles p ossib ilités de vie.

(1) VO (projet de préface, 6) : t Ce n’est pas le monde en tan t que chose


en soi (celui-ci est vide, vide de sens et digne d ’un rire homérique !) c ’est le
monde en tan t qu’erreur qui est si riche en signification, si profond, si mer­
veilleux. » — VP, I, 453 : « L ’art nous est donné pour nous em pêcher de
mourir de la vérité. » — GM, III, 25 : « L’art, sanctifiant précisém ent le men­
songe et m ettan t la volonté de tromper du côté de la bonne conscience, est par
principe bien plus opposé à l ’idéal ascétique que la science. »
(2) GM, 111,25.
(3) Cr. Id., « La raison dans la philosophie », 6 : « Ici l’apparence signifie
la réalité répétée, encore une fois, mais sous forme de sélection, de redouble­
m ent, de correction. L ’artiste tragique n ’est pas un pessim iste, il dit oui à
tout ce qui est problém atique et terrible, il est dionysien. »
118 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

15) N O U V E L L E I M A G E D E L A PENSÉE

L ’im age d ogm atique de la pensée apparaît dans trois thèses


essen tielles : 1° On nous d it que le penseur en ta n t que penseur
v e u t et aim e le vrai (véracité du penseur) ; que la pensée com m e
pensée possède ou con tien t form ellem ent le vrai (innéité de
l ’idée, a priori des concepts) ; que penser est l ’exercice naturel
d ’une faculté, q u ’il suffit donc de penser « vraim ent » pour penser
avec vérité (nature droite de la pensée, bon sens universellem ent
partagé) ; 2° On nous d it aussi que nous som m es détournés du
vrai, m ais par des forces étrangères à la pensée (corps, passions,
in térêts sensibles). Parce que nous ne som m es pas seulem ent
des êtres p ensants, nous tom bons dans l ’erreur, nous prenons le
faux pour le vrai. L ’erreur : tel serait le seul effet, dans la pensée
com m e telle, des forces extérieures qui s ’op posent à la pensée ;
3° On nous d it enfin q u ’il suffit d ’une mélhode pour bien penser,
pour penser vraim ent. La m éthod e est un artifice, m ais par
lequel nous rejoignons la nature de la pensée, nous adhérons à
cette nature et conjurons l’efTet des forces étrangères qui l ’altèren t
et nous d istraient. Par la m éthod e, nous conjurons l’erreur.
P eu im p orten t l ’heure et le lieu, si nous appliquons la m éthod e : elle
nous fait pénétrer dans le dom aine de « ce qui v a u t en tous
tem ps, en tous lieu x ».
Le plus curieux dans cette im age de la pensée, c ’est la m anière
d on t le vrai y est conçu com m e un universel abstrait. Jam ais on
ne se rapporte à des forces réelles qui font la pensée, jam ais on ne
rapporte la pensée elle-m êm e aux forces réelles q u ’elle suppose
en tant que pensée. Jam ais on ne rapporte le vrai à ce q u ’il pré­
suppose. Or il n ’y a pas de vérité qui, a v a n t d ’être une vérité,
ne so it l ’effectu ation d ’un sens ou la réalisation d ’une valeur.
La vérité com m e con cept est tou t à fait indéterm inée. T ou t
dépend de la valeur et du sens de ce que nous pensons. Les
vérités, nous avon s toujours celles que nous m éritons en fonction
du sens de ce que nous con cevons, de la valeur de ce que nous
croyons. Car un sens pensable ou pensé est toujours effectué,
dans la m esure où les forces qui lui correspondent dans la pensée
s ’em parent aussi de quelque chose, s ’approprient quelque chose
hors de la pensée. Il est clair que jam ais la pensée ne pense par
elle-m êm e, pas plus q u ’elle ne trouve par elle-m êm e le vrai. La
vérité d ’une pensée d oit être interprétée et évaluée d ’après les
forces ou la puissance qui la d éterm in en t à penser, et à penser
ceci p lu tô t que cela. Quand on nous parle de la v érité « to u t
court », du vrai tel q u ’il est en soi, pour soi ou m êm e pour nous,
LA CRITIQUE 119

nous devons dem ander quelles forces se cachent dans la pensée


de cette vérité-là, donc quel est son sens et quelle est sa valeur.
F a it trou blan t : le vrai conçu com m e universel ab strait, la pensée
conçue com m e science pure n ’on t jam ais fait de m al à personne.
Le fait est que l ’ordre étab li et les valeurs en cours y tro u v en t
con stam m en t leur m eilleur sou tien . « La vérité apparaît com m e
une créature bonasse et aim ant ses aises, qui donne sans cesse
à tous les pouvoirs étab lis l’assurance q u ’elle ne causera jam ais
à personne le m oindre em barras, car elle n ’est après to u t que la
science pure (1). » Voilà ce que cache l ’im age d ogm atiq ue de la
pensée : le travail des forces étab lies qui d éterm in en t la pensée
com m e science pure, le travail des puissances étab lies qui
s ’exp rim ent id éalem en t dans le vrai tel q u ’il est en soi. L ’étrange
d éclaration de L eibniz pèse encore sur la philosophie : produire
des vérités n ouvelles, m ais su rtou t « sans renverser les sentim en ts
étab lis ». E t de K an t à H egel, on a vu le philosophe dem eurer,
som m e to u te, un personnage très civil et p ieu x, aim an t à confondre
les fins de la culture avec le bien de la religion, de la m orale ou
de l’E ta t. La science s’est b aptisée critique, parce q u ’elle
fa isait com paraître d ev a n t elle les puissances du m onde, m ais
afin de leur rendre ce q u ’elle leur d evait, la san ction du vrai tel
q u ’il est en soi, pour soi ou pour nous (2).
U ne n ouvelle im age de la pensée signifie d ’abord ceci : le
vrai n ’est pas l’élém en t de la pensée. L ’élém en t de la pensée
est le sens e t la valeur. Les catégories de la pensée ne so n t pas
le vrai et le faux, m ais le n o b l e et le v i l , le h a u t et le b a s , d ’après la
nature des forces qui s ’em parent de la pensée elle-m êm e. Du vrai
com m e du faux, nous avon s toujours la part que nous m éritons :
il y a des v érités de la bassesse, des vérités qui so n t celles de
l’esclave. Inversem en t, nos plus h autes pensées fon t la part
du faux ; bien plus, elles ne renoncent jam ais à faire du faux
une h aute puissance, une puissance affirm ative e t a rtiste, qui
trou ve dans l ’œ uvre d ’art son efTectuation, sa vérifica tio n , son
devenir-vrai (3). Il en découle une seconde con séqu en ce : l ’é ta t
n ég atif de la pensée n ’est pas l ’erreur. L ’in flation du con cept
d ’erreur en philosophie tém oigne de la p ersistance de l ’im age
dogm atiq ue. D 'après celle-ci, to u t ce qui s ’oppose en fa it à la
pensée n ’a q u ’un effet sur la p ensée com m e telle : l ’induire en

(1) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur *, 3.


(2) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 3, 4, 8.
(3) HH, 146 : « L’artiste a, quant à la connaissance de la vérité, une mora­
lité plus faible que le penseur ; il ne veu t absolum ent pas se laisser enlever les
interprétations de la vie brillantes... »
120 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

erreur. Le con cept d ’erreur exprim erait donc en droit ce qui


p eu t arriver de pire à la pensée, c ’est-à-dire l’é ta t d ’une pensée
séparée du vrai. Là encore N ietzsch e accepte le problèm e tel
q u ’il est posé en droit. Mais ju stem en t, le caractère peu sérieux des
exem ples couram m ent in voqu és par les philosophes pour illustrer
l ’erreur (dire bonjour T h éétète quand on rencontre Théodore,
dire 3 + 2 = 6), m ontre assez que ce con cep t d ’erreur est
seulem ent l ’extrap olation de situ ation s de fa it elles-m êm es
puériles, artificielles ou grotesques. Qui d it 3 + 2 = 6, sinon le
p etit en fan t à l ’école ? Qui d it « bonjour T h éétète », sinon le
m yope ou le d istrait ? La pensée, ad ulte et appliquée, a d ’autres
ennem is, des éta ts n égatifs au trem en t profonds. La b êtise est
une structure de la pensée com m e telle : elle n ’est pas une m anière
de se trom per, elle exprim e en droit le non-sens dans la pensée.
La b êtise n ’est pas une erreur ni un tissu d ’erreurs. On con n aît
des pensées im béciles, des discours im béciles qui so n t faits to u t
entiers de vérités ; m ais ces vérités son t basses, son t celles d ’une
âm e basse, lourde et de plom b. L a bêtise et, plus profondément,
ce dont elle est symptôme : une manière basse de penser. V oilà ce qui
exprim e en droit l’éta t d ’un esprit dom iné par des forces
réactives. D ans la vérité com m e dans l ’erreur, la pensée stup id e
ne découvre que le plus bas, les basses erreurs et les basses vérités
qui trad u isen t le triom phe de l ’esclave, le règne des valeurs
m esquines ou la puissance d ’un ordre étab li. N ietzsch e, en lu tte
avec son tem ps, ne cesse pas de dénoncer : Que de bassesse
pour p ouvoir dire ceci, pour p ouvoir penser cela !
Le con cep t de vérité ne se déterm ine q u ’en fonction d ’une
ty p ologie pluraliste. E t la typ ologie com m ence par une topo-
logie. Il s ’ag it de savoir à quelle région ap partienn en t telles
erreurs et telles vérités, quel est leur t ype, qui les form ule et les
conçoit. S oum ettre le vrai à l ’épreuve du bas, m ais aussi sou­
m ettre le faux à l ’épreuve du h au t : c ’est la tâch e réellem en t
critique et le seul m oyen de s ’y reconnaître dans la « vérité ».
Lorsque q u elq u ’un dem ande à quoi sert la p hilosophie, la réponse
d oit être agressive, puisque la question se v e u t ironique et
m ordante. La p hilosophie ne sert pas à l ’E ta t ni à l ’E glise, qui
o n t d ’autres soucis. E lle ne sert aucune puissance étab lie. La
philosophie sert à attrister. U ne philosophie qui n ’a ttriste personne
e t ne contrarie personne n ’est pas une philosophie. E lle sert à
nuire à la b êtise, elle fait de la b êtise quelque chose de h o n teu x (1).

(1) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 8 : « Diogène objecta, lorsqu’on


loua un philosophe devant lui : Qu’a-t-il donc à montrer de grand, lui qui s’est
si longtem ps adonné à la philosophie sans jam ais attrister personne ? En effet,
LA CRITIQUE 121

Elle n ’a pas d ’autre usage que celui-ci : dénoncer la bassesse de


pensée sous to u tes ses form es. Y a-t-il une d iscipline, hors la
philosophie, qui se propose la critique de to u tes les m y stifica tio n s,
quels q u ’en soien t la source e t le b ut ? D énoncer to u tes les fictions
sans lesquelles les forces réactives ne l’em p orteraien t pas.
D énoncer dans la m ystifica tio n ce m élange de bassesse et de
b êtise, qui form e aussi bien l ’éton n an te com p licité des v ictim es
et des auteurs. Faire enfin de la pensée quelque chose d ’agressif,
d ’actif et d ’affirm atif. Faire des hom m es libres, c ’est-à-dire des
hom m es qui ne con fond en t pas les fins de la culture avec le profit
de l’E ta t, de la m orale ou de la religion. C om battre le ressentim en t,
la m auvaise conscience qui nous tien n en t lieu de pensée. V aincre
le n égatif et ses fau x p restiges. Qui a in térêt à to u t cela, sauf la
philosophie ? La p hilosophie com m e critique nous d it le plus
positif d ’elle-m êm e : entreprise de d ém ystificatio n . E t q u ’on ne
se hâte pas de proclam er à cet égard l ’échec de la philosophie.
Si grandes q u ’elles soient, la b êtise et la bassesse seraient encore
plus grandes, si ne su b sista it un peu de philosophie qui les em pêche
à chaque époque d ’aller aussi loin q u ’elles vou d raien t, qui leur
in terd it resp ectivem en t, ne serait-ce que par ouï-dire, d ’être
aussi bête et aussi basse que chacune le sou h aiterait pour son
com pte. Certains excès leur son t in terd its, m ais qui leur in terd it
sauf la philosophie ? Qui les force à se m asquer, à prendre des
airs nobles et in telligen ts, des airs de penseur ? Certes, il ex iste
une m ystifica tio n p roprem ent philosophique ; l ’im age dogm a­
tiqu e de la pensée et la caricature de la critique en tém oign en t.
Mais la m ystifica tio n de la p hilosoph ie com m ence à partir du
m om en t où celle-ci renonce à son rôle... d ém ystificateu r, e t fait
la part des puissances étab lies : quand elle renonce à nuire à la
bêtise, à dénoncer la bassesse. C’est vrai, d it N ietzsch e, que les
p hilosophes aujourd’hui son t deven u s des comètes (1). Mais,
de Lucrèce au x philosophes du x v m e, nous d evons observer ces
com ètes, les suivre si p ossible, en retrouver le chem in fan tastiq u e.
Les p hilosoph es-com ètes su rent faire du pluralism e un art de
penser, un art critique. Ils on t su dire aux hom m es ce que cachaien t
leur m auvaise conscience et leur ressentim en t. Ils o n t su opposer

il faudrait m ettre en épitaphe sur la tom be de la philosophie d ’université.


Elle n ’a attristé personne. » — GS, 328 : les philosophes anciens ont tenu un
sermon contre la sottise, « ne nous dem andons pas ici si ce sermon est mieux
fondé que le sermon contre l’égoïsme ; ce qui est certain, c ’est q u ’il a dépouillé
la sottise de sa bonne conscience : ces philosophes ont nui à la bêtise. »
(1) N P — Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 7 : « La nature envoie
le philosophe dans l ’hum anité comme une flèche ; elle ne vise pas, mais elle
espère que la flèche restera accrochée quelque part. »
122 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

aux valeurs et aux puissances étab lies ne fût-ce que l ’im age
d ’un hom m e libre. Après Lucrèce, com m en t est-il possible de
dem ander encore : à quoi sert la philosophie ?
Il est possible de le dem ander parce que l’im age du philosophe
est con stam m en t obscurcie. On en fait un sage, lui qui est
seulem ent l’am i de la sagesse, am i en un sens am bigu, c ’est-à-dire
l’an ti-sage, celui qui d oit se m asquer de sagesse pour survivre.
On en fait un am i de la vérité, lui qui fait subir au vrai l ’épreuve
la plus dure, d ont la vérité sort aussi dém em brée que D ion ysos :
l’épreuve du sens et de la valeur. L ’im age du philosophe est
obscurcie par tou s ses d égu isem en ts nécessaires, m ais aussi
par tou tes les trahisons qui fon t de lui le philosophe de la religion,
le philosophe de l ’E ta t, le collectionn eu r des valeurs en cours,
le fonctionnaire de l ’histoire. L ’im age au th en tiqu e du philosophe
ne su rvit pas à celui qui su t l ’incarner pour un tem ps, à son
époque. Il faut q u ’elle soit reprise, réanim ée, q u ’elle trou ve un
nouveau cham p d ’a ctiv ité à l ’époque su ivan te. Si la besogne
critique de la philosophie n ’e st pas activ em en t reprise à chaque
époque, la philosophie m eurt, et avec elle l ’im age du philosophe et
l ’im age de l ’hom m e libre. La b êtise et la bassesse ne finissent
pas de former des alliages n ou veau x. La b êtise et la bassesse son t
toujours celles de notre tem ps, de nos contem porains, notre bêtise
et notre bassesse (1). A la différence du con cept intem porel
d ’erreur, la bassesse ne se sépare pas du tem ps, c ’est-à-dire de ce
transport du p résent, de cette actu alité dans laquelle elle s ’in ­
carne et se m eu t. C’est pourquoi la philosophie a, avec le tem ps,
un rapport essen tiel : toujours contre son tem ps, critique du
m onde actuel, le philosophe form e des con cepts qui ne so n t ni
éternels ni h istoriques, m ais in tem p estifs et in actuels. L ’opposition
dans laquelle la philosophie se réalise est celle de l’in actuel avec
l ’actu el, de l ’in tem p estif avec notre tem p s (2). E t dans l ’in tem ­
pestif, il y a des vérités plus durables que les vérités historiques et
éternelles réunies : les vérités du tem ps à venir. P enser a ctiv em en t,
c ’est « agir d ’une façon in actuelle, donc contre le tem p s, et par là
m êm e sur le tem ps, en faveur (je l’espère) d ’un tem ps à ven ir » (3).
La chaîne des philosophes n ’est pas la chaîne éternelle des sages,
encore m oins l ’en ch aîn em en t de l ’histoire, m ais une chaîne

(1) AC, 38 : « Pareil à tous les clairvoyants, je suis d ’une grande tolérance
envers le passé, c ’est-à-dire que généreusem ent je me contrains m oi-m êm e...
Mais mon sentim ent se retourne, éclate, dès que j ’entre dans le temps
moderne, dans notre temps. »
(2) Co. In., I, « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques »,
Préface.
(3) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 3-4.
LA CRITIQUE 123

brisée, la succession des com ètes, leur d iscon tin u ité et leur répé­
tition qui ne se ram ènent ni à l ’étern ité du ciel q u ’elles traversent,
ni à l ’historicité de la terre q u ’elles survolent. Il n ’y a pas de
philosophie éternelle, ni de p hilosophie historique. L ’éternité
com m e l ’historicité de la philosophie se ram ènent à ceci : la p h ilo ­
sophie, toujours in tem p estiv e, in tem p estiv e à chaque époque.
E n m etta n t la pensée dans l ’élém en t du sens et de la valeur,
en faisan t de la pensée a ctive une critique de la b êtise et de la
bassesse, N ietzsch e propose une n ou velle im age de la pensée.
C’est que penser n ’est jam ais l ’exercice naturel d ’une faculté.
Jam ais la pensée ne pense tou te seule et par elle-m êm e ; jam ais
non plus elle n ’est sim p lem en t troublée par des forces qui lui
resteraient extérieures. Penser dépend des forces qui s ’em parent
de la pensée. T an t que notre pensée est occupée par les forces
réactives, ta n t q u ’elle trou ve son sens dans les forces réactives,
il faut bien avouer que nous ne pensons pas encore. P enser
désigne l ’a c tiv ité de la pensée ; m ais la pensée a ses m anières à elle
d ’être in active, elle p eu t s ’y em ployer to u t entière e t de to u tes
ses forces. Les fictions par lesquelles les forces réactives triom ph en t
form ent le plus bas dans la pensée, la m anière d on t elle reste
in a ctiv e et s ’occupe à ne pas penser. Lorsque H eidegger annonce :
nous ne pensons pas encore, une origine de ce thèm e est chez
N ietzsch e. N ous atten d on s les forces capables de faire de la
pensée quelque chose d ’actif, d ’ab solum ent actif, la puissance
capable d ’en faire une affirm ation. Penser, com m e a ctiv ité , est
toujours une seconde puissance de la pensée, non pas l ’exercice
naturel d ’une facu lté, m ais un extraordinaire évén em en t dans la
pensée elle-m êm e, pour la pensée elle-m êm e. P enser est une
n e... puissance de la pensée. E ncore faut-il q u ’elle so it élevée à
cette puissance, q u ’elle devienne « la légère », « l ’affirm ative ».
« la danseuse ». Or elle n ’atteindra jam ais cette puissance, si des
forces n 'exercen t sur elle une violence. II faut q u ’une violence
s ’exerce sur elle en ta n t que pensée, il faut q u ’une puissance
la force à penser, la jette dans un devenir-actif. U ne telle
con train te, un tel dressage, est ce que N ietzsch e appelle « Culture »,
La culture, selon N ietzsch e, est essen tiellem en t dressage et
sélection (1). E lle exprim e la violence des forces, qui s ’em ­
p arent de la pensée pour en faire quelque chose d ’actif,
d ’affirm atif. — On ne com prendra ce con cep t de culture que
si l ’on saisit tou tes les m anières d ont il s ’oppose à la m éthod e.
La m éthode suppose toujours une bonne volo n té du penseur,

(1) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur *, 6. — VP, IV.


124 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

« une décision prém éditée ». La culture, au contraire, est une


violence subie par la pensée, une form ation de la pensée sous
l’action de forces sélectives, un dressage qui m et en jeu to u t
l ’in con scien t du penseur. Les Grecs ne parlaient pas de m éthod e,
m ais de paideia ; ils savaien t que la pensée ne pense pas à partir
d ’une bonne v o lo n té, m ais en vertu de forces qui s ’ex ercen t sur
elle pour la contraindre à penser. Même P la to n d istin g u a it
encore ce qui force à penser et ce qui laisse la pensée in a ctiv e ;
e t dans le m yth e de la caverne, il subordonnait la paideia à la
violence subie par un prisonnier soit pour sortir de la caverne,
so it pour y revenir (1). C’est cette idée grecque d ’une violen ce
sélective de la culture que N ietzsch e retrouve dans des te x te s
célèbres. « Que l ’on considère notre ancienne organisation pénale,
et l ’on se rendra com pte des difficultés q u ’il y a sur la terre pour
élever un peuple de penseurs... » : m êm e les supplices y son t
nécessaires. « A pprendre à penser : dans nos écoles, on en a
com p lètem en t perdu la n otio n ... » « Si étrange que cela puisse
sem bler, to u t ce qui existe et a jam ais ex isté sur la terre, en fa it de
lib erté, de finesse, d ’audace, de danse et de m agistrale assurance,
n ’a jam ais pu fleurir que sous la tyran n ie des lois arbitraires (2). »
E t, sans doute, il y a de l ’ironie dans ces tex tes : le « peuple de
penseurs », d on t parle N ietzsch e, n ’est pas le peuple grec, m ais se
trou ve être le peuple allem and. T ou tefois, où est l ’ironie ? N on
pas dans l ’idée que la pensée n ’arrive à penser que sous l ’action
de forces qui lui font violence. Non pas dans l ’idée de la culture
com m e v io len t dressage. L ’ironie apparaît p lu tô t dans un doute
sur le devenir de la culture. On com m ence com m e des Grecs,
on finit com m e des A llem ands. D ans plusieurs te x te s étranges,
N ietzsch e fait valoir cette d éception de D ion ysos ou d ’A riane :
Se trouver d evan t un A llem and quand on vou la it un Grec (3). —

(1) P la t o n , République, V II : Cf. non seulem ent le m ythe de la caverne,


mais le fam eux passage sur les « doigts * (distinction de ce qui force à penser
et de ce qui ne force pas à penser) — Platon développe alors une image de la
pensée très différente de celle qui apparaît dans d ’autres textes. Ces autres
textes nous présentent une conception déjà dogm atique : la pensée comme
amour et désir du vrai, du beau, du bien. N ’y aurait-il pas lieu d ’opposer chez
Platon ces deux im ages de la pensée, la seconde seule étant particulièrem ent
socratique ? N ’est-ce pas quelque chose de ce genre que N ietzsche veut dire,
quand il conseille : « Essayer de caractériser Platon sans Socrate ? * (cf. NP ) .
(2) GM, II, 3 — Cr. Id., « Ce que les Allem ands sont en train de perdre »,
7. — B M , 188.
(3) Cf. a) VP, II, 226 : « A ce m om ent Ariane perdit patience... : « Mais
« monsieur, dit-elle, vous parlez allem and com me un cochon ! — Allem and,
« dis-je sans me fâcher, rien qu’allem and... » ; b) VO, projet de préface, 10 :
« Le Dieu apparut devant moi, le dieu que je connaissais depuis longtem ps,
et il se prit à dire : « Eh bien ! attrapeur de rats, que viens-tu donc faire ici ?
« Toi qui es à m oitié jésuite et à m oitié musicien, et presque un Allemand V » ;
LA CRITIQUE 125

L ’a ctiv ité générique de la culture a un b ut final : form er l ’artiste,


le philosophe (1). T oute sa violen ce sélective est au service de
cette fin ; « je m ’occupe à l ’heure présente d ’une espèce d ’hom m e
d ont la téléologie con d u it un peu plus h au t que le bien d ’un
E ta t » (2). Les principales a ctiv ités culturelles des E glises et des
E ta ts form ent p lu tô t le lon g m artyrologe de la culture elle-m êm e.
E t quand un E ta t favorise la culture, « il ne la favorise que
pour se favoriser lui-m êm e, et jam ais ne con çoit q u ’il y a it un but
qui soit supérieur à son bien et à son existen ce ». P ourtan t,
(l’autre part, la confusion de l ’a c tiv ité culturelle avec le bien de
l ’E ta t repose sur quelque chose de réel. Le travail culturel des
forces a ctives risque, à chaque in sta n t, d ’être détourné de son
sens : il arrive p récisém ent q u ’il passe au profit des forces réac­
tives. C ette violen ce de la culture, il arrive que l ’E glise ou l ’E ta t
la prennent à leur com pte pour réaliser des fins qui s o n t les
leurs. C ette violen ce, il arrive que les forces réactives la d étou r­
n ent de la culture, q u ’elles en fassen t une force réactive elle-m êm e,
un m oyen d ’abêtir encore plus, d ’abaisser la pensée. Il arrive
q u ’elles con fon d en t la violen ce de la culture avec leur propre
violence, leur propre force (3). N ietzsch e appelle ce processus
« dégénérescence de la culture ». D ans quelle m esure il est in é ­
vitab le, dans quelle m esure évitab le, pour quelles raisons et
par quels m oyen s, nous le saurons plus tard. Quoi q u ’il en so it à
cet égard, N ietzsch e souligne ainsi l ’am bivalence de la culture :
de grecque elle d ev ien t allem ande...
C’est dire une fois de plus à quel p oin t la n ouvelle im age de
la pensée im plique des rapports de force extrêm em en t com plexes.
La théorie de la pensée dépend d ’une typ ologie des forces. E t là
encore la typ ologie com m ence par une topologie. P enser dépend
de certaines coordonnées. N ous avons les vérités que nous m éri­
tons d ’après le lieu où nous portons notre existen ce, l ’heure où
nous veillon s, l ’élém en t que nous fréquentons. L ’idée que la
v érité sorte du p u its, il n ’y a pas de plus fausse idée. N ous ne
trouvons les vérités que là où elles son t, à leur heure et dans leur
élém en t. T ou te vérité est vérité d ’un élém en t, d ’une heure et
d ’un lieu : le m inotaure ne sort pas du lab yrin th e (4). N ous ne
penserons pas ta n t q u ’on ne nous forcera pas à aller là où so n t

c) On se rappellera aussi que l ’admirable poème La plainte d'Ariane est, dans


Zarathoustra, attribué à Y Enchanteur ; mais l ’enchanteur est un m ystifica­
teur, un « faux-m onnayeur * de la culture.
(1) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 8.
(2) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 4.
(3) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 6.
(4) V P , III, 408.
G. D E L E U Z IÎ 5
126 NIETZSCHE ET LA PH1I.0S0PHIE

des vérités qui d onn en t à penser, là où s ’exercen t les forces qui


font de la pensée quelque chose d ’actif et d ’affirm atif. N on pas
une m éthode, m ais une paideia, une form ation, une culture. La
m éthode en général est un m oyen pour nous év iter d ’aller dans
tel lieu, ou pour nous garder la possib ilité d ’en sortir (le fil dans
le lab yrin the). « E t nous, nous vou s en prions in sta m m en t,
pendez-vous à ce fil ! » N ietzsch e d it : trois anecdotes suffisent
pour définir la v ie d ’un penseur (1). Sans doute une pour le lieu,
une pour l ’heure, une pour l ’élém ent. L ’anecdote est dans la v ie
ce que l ’aphorism e est dans la pensée : quelque chose à in te r­
préter. E m pédocle et son volcan , voilà une anecdote de penseur.
Le h aut des cim es et les cavernes, le lab yrin the ; m in u it-m id i ;
l’élém en t aérien, alcyonien, et aussi l ’élém en t raréfié de ce qui
est souterrain. A nous d ’aller dans les lieu x extrêm es, au x heures
extrêm es, où v iv e n t et se lèv en t les vérités les plus h autes, les
plus profondes. Les lieu x de la pensée son t les zones tropicales,
h antées par l ’hom m e tropical. N on pas les zones tem pérées, ni
l ’hom m e m oral, m éthodique ou m odéré (2).

(1) N P .
(2) B M , 197.
C h a p itre IV

DU RESSENTIMENT
A LA MAUVAISE CONSCIENCE

1) R É A C T I O N ET RESSENTIM ENT

D ans l ’é ta t norm al ou de san té, les forces réactives on t


toujours pour rôle de lim iter l ’action . E lles la d ivisen t, la retardent
ou l ’em p êchent en fonction d ’une autre action dont nous subissons
l ’efTet. Mais in versem en t, les forces actives font exploser la créa­
tion : elles la p récip iten t dans un in sta n t choisi, à un m om ent
favorable, dans une direction déterm inée, pour une tâch e d ’a d ap ­
ta tion rapide et précise. A insi se form e une riposte. C’est pourquoi
N ietzsch e p eu t dire : « La vraie réaction est celle de l ’action (1). »
Le ty p e actif, en ce sens, n ’est pas un typ e qui con tien drait
ex clu sivem en t des forces a ctives ; il exprim e le rapport « norm al »
entre une réaction qui retarde l ’action et une action qui précipite
la réaction. Le m aître est d it ré-agir, précisém ent parce q u ’il
a g it ses réactions. Le ty p e a ctif englobe donc les forces réactives,
m ais dans un tel éta t q u ’elles se d éfinissen t par une puissance
d ’obéir ou d ’être agies. Le ty p e a ctif exprim e un rapport entre
les forces a ctives et les forces réactives, tel que ces dernières son t
elles-m êm es agies.
On com prend, dès lors, q u ’il ne suffit pas d’une réaction pour
faire un ressentim en t. R essen tim en t désigne un ty p e où les
forces réactives l ’em p orten t sur les forces actives. Or elles ne
p eu ven t l ’em porter que d ’une façon : en cessan t d ’être agies.
N ous ne d evons su rtou t pas définir le ressentim en t par la force
d ’une réaction. Si nous dem andons ce q u ’est l ’hom m e du ressen ­
tim en t, nous ne devons pas oublier ce principe : il ne ré-agit pas.
E t le m ot de ressentim en t donne une in d ication rigoureuse : la
réaction cesse d ’être agie pour devenir quelque chose de senti. Les

(1) GM, I, 10.


128 N IE TZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

forces réactives l ’em p orten t sur les forces actives parce q u ’elles
se dérobent à leur action. Mais à ce p oint, d eu x q uestions su r­
gissen t : 1° C om m ent l ’em p orten t-elles, com m en t se dérobent-
elles ? Quel est le m écanism e de cette « m aladie » ? 2° E t in v er­
sem ent, com m en t les forces réactives son t-elles norm alem ent
agies ? N orm al ici ne signifie pas fréquent, m ais au contraire
norm atif et rare. Quelle est la d éfinition de cette norm e, de
cette « san té » ?

2) P R I N C I P E D U R E S S E N T I M E N T

Freud exp ose sou ven t un schém a de la vie q u ’il appelle « h y p o ­


thèse topiq ue ». Ce n ’est pas le m êm e systèm e qui reçoit une
ex cita tio n et qui en conserve une trace durable : un m êm e
systèm e ne pourrait pas à la fois garder fidèlem ent les tra n s­
form ations q u ’il su b it et offrir une récep tiv ité toujours fraîche.
« N ous supposerons donc q u ’un systèm e extern e de l ’appareil
reçoit les excita tio n s perceptibles, m ais n ’en retien t rien, n ’a
donc pas de m ém oire, et que derrière ce systèm e, il s ’en trou ve un
autre qui transform e l ’excita tio n m om entanée du prem ier en
traces durables. » Ces deux systèm es ou enregistrem ents corres­
pond en t à la d istin ction de la conscience et de l ’in con scien t :
« N os souvenirs son t par nature in con scien ts » ; et in versem en t :
« La conscience n aît là où s ’arrête la trace m ném ique. » A ussi
faut-il con cevoir la form ation du systèm e con scien t com m e le
résu ltat d ’une évolu tion : à la lim ite du dehors et du dedans,
du m onde intérieur et du m onde extérieur, « il se serait form é une
écorce tellem en t assouplie par les excitatio n s q u ’elle recevrait
sans cesse, q u ’elle aurait acquis des propriétés la rendant apte
u niq uem ent à recevoir de n ouvelles excita tio n s », ne gardant
des ob jets q u ’une im age directe et m odifiable to u t à fa it d is­
tin c te de la trace durable ou m êm e im m uable dans le systèm e
in con scien t (1).
C ette h yp oth èse topiq ue, Freud est loin de la prendre à son
com p te et de l ’accepter sans restrictions. Le fa it est que nous
trou vons tou s les élém en ts de l ’h ypothèse chez N ietzsch e.
N ietzsch e d istingu e d eu x systèm es de l ’appareil réactif : la
conscience e t l ’in con scien t (2). L ’in con scien t réactif est défini

(1) F r e u d , Science des rêves (tr. fr., pp. 442-443) ; article sur « l ’incons­
cient » de 1915 (cf. Mélapsychologie) ; Au-delà du principe de plaisir.
(2) GM, II, 1 et I, 10. — On remarquera que, chez Nietzsche, il y a plu­
sieurs sortes d’inconscient : l’activité par nature est inconsciente, mais cet
inconscient ne doit pas être confondu avec celui des forces réactives.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 129

par les traces m ném iq u es, par les em preintes durables. C’est
un systèm e digestif, v ég é ta tif et rum inant, qui exprim e « l ’im p os­
sib ilité purem ent p assive de se soustraire à l ’im pression une fois
reçue ». E t sans doute, m êm e dans cette d igestion sans fin, les
forces réactives ex écu ten t une besogne qui leur est dévolue : se
fixer à l ’em preinte indélébile, in vestir la trace. Mais qui ne v o it
l ’insuffisance de cette prem ière espèce de forces réactives ?
Jam ais une ad ap tation ne serait possible si l ’appareil réactif ne
d isposait d ’un autre systèm e de forces. Il faut un autre systèm e,
où la réaction cesse d ’être une réaction aux traces pour devenir
réaction à l ’excita tio n présente ou à l ’im age directe de l ’objet.
Cette deuxièm e espèce de forces réactives ne se sépare pas de la
conscience : écorce toujours renouvelée d ’une récep tiv ité toujours
fraîche, m ilieu où « il y a de nouveau de la place pour les choses
n ouvelles ». On se sou v ien t que N ietzsch e v o u la it rappeler la
conscience à la m odestie nécessaire : son origine, sa nature, sa
fonction son t seulem ent réactives. Mais il n ’y en a pas m oins
une noblesse relative de la conscience. La d eu xièm e espèce de
forces réactives nous m ontre sous quelle forme et sous quelles
con d itions la réaction p eu t être agie : quand des forces réactives
p rennent pour ob jet l ’ex cita tio n dans la conscience, alors la
réaction correspondante d ev ien t elle-m êm e quelque chose d ’agi.
E ncore faut-il que les deux systèm es ou les deux espèces de
forces réactives soien t séparés. Encore faut-il que les traces
n ’en vah issen t pas la conscience. Il faut q u ’une force a ctive,
d istin cte et déléguée, appuie la conscience et en recon stitue à
chaque in sta n t la fraîcheur, la fluidité, l ’élém en t chim ique m obile
et léger. C ette facu lté activ e supra-consciente est la faculté
d ’oubli. Le tort de la psych ologie fut de traiter l ’oubli com m e
une d éterm in ation n égative, de ne pas en découvrir le caractère
a ctif et p ositif. N ietzsch e d éfinit la facu lté d ’oubli : « N on pas
une vis inerliae com m e le croient les esprits superficiels, m ais
bien p lu tô t une facu lté d ’en rayem en t, au vrai sens du m o t »,
« un appareil d ’am ortissem ent », « une force p lastiqu e, régén é­
ratrice et cu rative » (1). C ’est donc en même temps que la réaction
devient quelque chose d ’a g i , parce qu'elle prend pour objet l’exci­
tation dans la conscience, et que la réaction aux traces demeure dans
l ’inconscient comme quelque chose d ’insensible. « Ce que nous
absorbons se présente to u t aussi peu à notre conscience p en dan t
l ’é ta t de digestion que le processus m ultip le qui se passe dans

(1) GM, II, 1 et I, 10. — Thème déjà présent dans Co. In., I, « De l ’uti­
lité et de l ’inconvénient des études historiques », 1.
130 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

notre corps, p en dan t que nous assim ilons notre nourriture... On


en conclura im m éd iatem en t que nul bonheur, nulle sérénité,
nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l ’in sta n t présent
ne pourraient exister sans faculté d ’oubli. » Mais on rem arquera
la situ ation très particulière de cette facu lté : force a ctive, elle est
déléguée par l ’a ctiv ité auprès des forces réactives. E lle sert
de « gardienne » ou de « surveillante », em p êchan t de se confondre
les d eu x systèm es de l ’appareil réactif. Force a ctiv e, elle n ’a
pas d ’autre a ctiv ité que fonctionnelle. Elle ém ane de l ’a ctiv ité,
m ais elle en est abstraite. E t pour renouveler la conscience, elle
d oit em prunter con stam m en t de l ’énergie à la seconde espèce
de forces réactives, faire sienne cette énergie pour la rendre à
la conscience.
C’est pourquoi, plus que tou te autre, elle est su jette à des
variations, à des troubles eux-m êm es fonctionnels, à des ratés.
« L ’hom m e, chez qui cet appareil d ’am ortissem ent est endom m agé
et ne peu t plus fonctionner, est sem blable à un d yspeptiq ue
(et non seulem ent sem blable) : il n ’arrive plus à en finir de rien. »
Supposons une défaillance de la faculté d ’oubli : la cire de la
conscience est com m e durcie, l ’excitation tend à se confondre
avec sa trace dans l ’in con scien t, et in versem en t, la réaction
aux traces m onte dans la conscience et l ’en vah it. C ’est donc en
même temps que la réaction aux traces devient quelque chose de
sensible et que la réaction à l ’excitation cesse d ’être agie. Les co n sé­
quences en son t im m enses : ne p ou van t plus agir une réaction,
les forces actives son t privées de leurs con d itions m atérielles
d ’exercice, elles n ’on t plus l ’occasion d ’exercer leur a ctiv ité,
elles sont séparées de ce q u’elles peuvent. N ous v o yon s donc enfin
de quelle m anière les forces réactives l ’em p orten t sur les forces
actives : quand la trace prend la place de l ’ex c ita tio n dans
l ’appareil réactif, la réaction elle-m êm e prend la place de l ’action,
la réaction l ’em porte sur l ’action. Or on admirera que, dans cette
m anière de l ’em porter, to u t se passe effectivem en t entre forces
réactives ; les forces réactives ne triom ph en t pas en form ant une
force plus grande que celle des forces actives. Même la défaillance
fonctionnelle de la facu lté d ’oubli v ie n t de ce que celle-ci ne
trouve plus dans une espèce de forces réactives l ’énergie n éces­
saire pour refouler l ’autre espèce et renouveler la conscience.
Tout se passe entre forces réactives : les unes em p êchent les autres
d ’être agies, les unes d étru isen t les autres. E trange com b at so u ­
terrain qui se déroule to u t entier à l’intérieur de l ’appareil
réactif, m ais qui n ’en a pas m oins une conséquence concernant
l ’a ctiv ité to u t entière. N ous retrouvons la d éfinition du ressen ­
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 131

tim en t : le ressentim en t est une réaction qui, à la fois, d ev ien t


sensible et cesse d ’être agie. F orm ule qui définit la m aladie en
général ; N ietzsch e ne se con ten te pas de dire que le ressentim en t
est une m aladie, la m aladie com m e telle est une forme du ressen­
tim en t (1).

3) T Y P O L O G I E D U R E S S E N T I M E N T (2)

Le prem ier aspect du ressentim en t est donc topologique : il y


a une topologie des forces réactives : c ’est leur ch an gem en t de
lieu, leur d ép lacem ent qui con stitu e le ressentim en t. Ce qui carac­
térise l ’hom m e du ressentim en t, c ’est l ’en vah issem ent de la
conscience par les traces m ném iques, la m ontée de la m ém oire
dans la conscience elle-m êm e. E t sans doute, avec cela, to u t n ’est
pas d it sur la m ém oire : il faudra se dem ander com m en t la co n s­
cience est capable de se construire une m ém oire à sa taille, une
m ém oire agie et presque active qui ne repose plus sur des traces.
Chez N ietzsch e, com m e chez Freud, la théorie de la m ém oire
sera théorie de deu x m ém oires (3). Mais ta n t que nous en restons
à la prem ière m ém oire, nous restons aussi dans les lim ites du
principe pur du ressentim en t ; l ’hom m e du ressentim en t est un
chien, une espèce de chien qui ne réagit q u ’au x traces (lim ier).
Il n ’in v e stit que des traces : l ’excita tio n pour lui se confondant
localem en t avec la trace, l ’hom m e du ressen tim en t ne peu t
plus agir sa réaction. — Mais ce tte d éfinition topologique doit

(1) EH, I, 6.
(2) Note sur Nietzsche et Freud : De ce qui précède, faut-il conclure que
N ietzsche eut une influence sur Freud ? D ’après Jones, Freud le niait for­
m ellem ent. La coïncidence de l ’hypothèse topique de Freud avec le schéma
nietzschéen s ’explique suffisamment par les préoccupations « énergétiques *
com munes aux deux auteurs. On sera d ’autant plus sensible aux différences
fondam entales qui séparent leurs œ uvres. On peut imaginer ce que N ietzsche
aurait pensé de Freud : là encore, il aurait dénoncé une conception trop
« réactive » de la vie psychique, une ignorance de la véritable « activité »,
une im puissance à concevoir et à provoquer la véritable « transm utation ».
On peut l ’imaginer avec d’autant plus de vraisem blance que Freud eut parmi
ses disciples un nietzschéen authentique. Otto Rank devait critiquer chez
Freud « l ’idée fade et terne de sublim ation ». Il reprochait à Freud de ne pas
avoir su libérer la volonté de la m auvaise conscience ou de la culpabilité. Il
voulait s ’appuyer sur des forces actives de l’inconscient inconnues du freu­
disme, et remplacer la sublim ation par une volonté créatrice et artiste. Ce qui
l’am enait à dire : je suis à Freud ce que N ietzsche est à Schopenhauer.
Cf. R a n k , La volonté de bonheur.
(3) Cette seconde mémoire de la conscience se fonde sur la parole et se
m anifeste comme faculté de promettre : Cf. GM, II, 1. — Chez Freud aussi, il
y a une mémoire consciente dépendant de « traces verbales », lesquelles se
distinguent des traces mném iques et « correspondent probablem ent à un
enregistrem ent particulier » (cf. L'inconscient et Le moi et le soi).
132 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

nous introduire à une « typ ologie » du ressentim en t. Car, lorsque


les forces réactives l ’em p orten t sur les forces actives par ce
biais, elles form ent elles-m êm es un typ e. N ous v o y o n s quel est
le sym ptôm e principal de ce typ e : une prodigieuse m ém oire.
N ietzsch e in siste sur cette in cap acité d ’oublier quelque chose,
sur cette faculté de ne rien oublier, sur la nature profondém ent
réactive de cette facu lté q u ’il faut considérer de tous les points
de vu e (1). Un ty p e, en effet, est une réalité à la fois biologique,
psych iqu e, historique, sociale et p olitique.
Pourquoi le ressentim en t est-il e s p r i t de v e n g e a n c e ? On
pourrait croire que l ’hom m e du ressentim en t s ’exp liq u e a cc i­
d en tellem ent : a y a n t éprouvé une ex c ita tio n trop forte (une d o u ­
leur), il aurait dû renoncer à réagir, n ’étan t pas assez fort pour
former une riposte. Il éprouverait donc un désir de ven gean ce et,
par voie de généralisation, vou d rait exercer cette v en gean ce sur
le m onde entier. U ne telle in terp rétation est erronée ; elle tien t
com pte seulem ent des q u an tités, q u an tité d ’ex cita tio n reçue que
l ’on com pare « o b jectivem en t » à la q u an tité de force d ’un su jet
réceptif. Or ce qui com pte pour N ietzsch e n ’est pas la q u a n tité
de force en visagée ab straitem en t, m ais un rapport déterm in é
dans le su jet lui-m êm e entre forces de différente nature qui le
com p osen t : ce q u ’on appelle un typ e. Quelle que so it la force
de l ’excita tio n reçue, quelle que so it la force to ta le du su jet
lui-m êm e, l ’hom m e du ressentim en t ne se sert de celle-ci que
pour in vestir la trace de celle-là, si bien q u ’il est incapable d ’agir,
et m êm e de réagir à l ’excitation . A ussi n ’est-il pas besoin q u ’il
ait éprouvé une excita tio n excessive. Cela peu t se faire, cela n ’est
pas nécessaire. Il n ’a pas plus besoin de généraliser pour concevoir
le m onde en tier com m e ob jet de son ressentim en t. E n vertu de
son typ e, l ’hom m e du ressentim en t ne « réagit » pas : sa réaction
n ’en finit pas, elle est sentie au lieu d ’être agie. E lle s ’en prend
donc à son ob jet quel q u ’il soit com m e à un ob jet d ont il faut tirer
ven gean ce, auquel il faut p récisém ent faire payer ce retard
infini. U e x c i t a t i o n p e u t être bette et b o n n e , et l ' h o m m e d u r e s s e n ­
t i m e n t l ’é p r o u v e r c o m m e telle : elle p eu t fort bien ne pas excéder
la force de l ’hom m e du ressentim en t, celui-ci p eu t bien avoir une
q u an tité de force abstraite aussi grande q u ’un autre. Il n ’en
sentira pas m oins l ’o b jet correspondant com m e une offense
personnelle et un affront, parce q u ’il rend l ’ob jet responsable
de sa propre im puissance à en in vestir autre chose que la trace,
im puissance q u a lita tiv e ou typ iq u e. L ’hom m e du ressentim en t

(l) GM, I, 10, et II, l.


RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 133

éprouve to u t être et to u t ob jet com m e une offense dans la m esure


ex a ctem en t proportionnelle où il en su b it l ’effet. La beauté,
la bonté lui son t n écessairem en t des outrages aussi considérables
q u ’une douleur ou un m alheur éprouvés. « On n ’arrive à se
débarrasser de rien, on n ’arrive à rien rejeter. T ou t blesse. Les
hom m es et les choses s ’approchent in d iscrètem en t de trop près ;
tous les évén em en ts laissen t des traces ; le souvenir est une plaie
purulente (1). » L ’hom m e du ressen tim en t est par lui-m êm e un
être douloureux : la sclérose ou le durcissem ent de sa conscience,
la rapidité avec laquelle tou te ex c ita tio n se fige et se glace en lui,
le poids des traces qui l ’en vah issen t son t a u tan t de souffrances
cruelles. E t plus profondém ent la mémoire des traces est haineuse
en elle-même par elle-même. E lle est ven im eu se et d épréciative,
parce q u ’elle s ’en prend à l ’ob jet pour com penser sa propre
im puissance à se soustraire aux traces de l ’ex c ita tio n corres­
pond ante. C’est pourquoi la ven gean ce du ressentim en t, m êm e
quand elle se réalise, n ’en est pas m oins « spirituelle », im aginaire
e t sym boliqu e dans son principe. Ce lien essen tiel entre la v e n ­
geance et la m ém oire des traces n ’est pas sans ressem blance
avec le com plexe freudien sadique-anal. N ietzsch e lui-m êm e
présente la m ém oire com m e une d igestion qui n ’en finit pas, et le
ty p e du ressen tim en t com m e un ty p e anal (2). C ette m ém oire
in testin ale et ven im eu se, c ’est elle que N ietzsch e appelle l ’arai­
gnée, la tarentule, l ’esprit de ven gean ce... — On v o it où N ietzsch e
v e u t en ven ir : faire une p sych ologie qui so it vraim en t une ty p o ­
logie, fonder la p sych ologie « sur le plan du su jet » (3). Même les
possib ilités d ’une guérison seron t subordonnées à la tran sform a­
tion des ty p es (renversem ent et tran sm u tation ).

4) C A R A C T È R E S DU RESSENTIM ENT

N ous ne d evons pas être abusés par l ’expression « esprit de


ven gean ce ». E s p ri t ne fa it pas de la ven gean ce une in ten tio n ,
une fin non réalisée, m ais, au contraire, donne à la ven gean ce
un m oyen. N ous ne com prenons pas le ressen tim en t ta n t que

(1) EH, I, 6.
(2) EH, II, 1 : « L ’esprit allem and est une indigestion, il n ’arrive à en finir
avec rien... Tous les préjugés viennent des intestins. Le cul de plomb, je l ’ai
déjà dit, c ’est le véritable péché contre le saint esprit. » — GM, I, 6 : sur la
« débilité intestinale * de l’homme du ressentim ent.
(3) Expression familière à Jung, quand il dénonce le caractère i objecti-
viste » de la psychologie freudienne. Mais précisément Jung admire Nietzsche
d ’avoir, le premier, installé la psychologie sur le plan du sujet, c ’est-à-dire de
l ’avoir conçue comme une véritable typologie.
134 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

nous n ’y voyon s q u ’un désir de ven gean ce, un désir de se révolter


et de triom pher. Le ressentim en t dans son principe topologique
entraîne un é ta t de forces réel : l ’éta t des forces réactives qui
ne se laissen t plus agir, qui se dérobent à l ’action des forces
actives. Il donne à la ven gean ce un m oyen : m oyen de renverser
le rapport norm al des forces a ctives et réactives. C’est pourquoi
le ressentim en t lui-m êm e est déjà une révolte, et déjà le triom phe
de cette révolte. Le ressentim en t est le triom phe du faible en
ta n t que faible, la révolte des esclaves et leur v ictoire en ta n t
q u ’esclaves. C’est dans leur v ictoire que les esclaves form ent un
type. Le ty p e du m aître (typ e actif) sera défini par la faculté
d ’oublier, com m e par la puissance d ’agir les réactions. Le ty p e de
l ’esclave (typ e réactif) sera défini par la prodigieuse m ém oire,
par la puissance du ressentim en t ; plusieurs caractères en d éco u ­
lent, qui d éterm in en t ce second typ e.
L ’impuissance à admirer, à respecter, à aimer ( 1). — -La m ém oire
des traces est haineuse par elle-m êm e. Même dans les souvenirs
les plus attend ris et les plus am oureux, la haine ou la vengeance
se cachent. On v o it les rum inants de la m ém oire déguiser cette
haine par une opération su btile, qui con siste à se reprocher à
eu x-m êm es to u t ce que, en fait, ils reprochent à l ’être d ont ils
feign en t de chérir le souvenir. Pour cette m êm e raison, nous
devons nous m éfier de ceux qui s ’accusen t d evan t ce qui est bon
ou beau, p rétend ant ne pas com prendre, ne pas être dignes :
leur m odestie fait peur. Quelle haine du beau se cache dans leurs
déclarations d ’infériorité. Haïr to u t ce q u ’on sen t aim able ou
adm irable, dim inuer tou te chose à force de bouffonneries ou
d ’in terp rétation s basses, voir en tou te chose un piège dans
lequel il ne faut pas tom ber : ne jouez pas au plus fin avec m oi.
Le plus frappant dans l ’hom m e du ressentim en t n ’est pas sa
m échan ceté, m ais sa d égoû tan te m alveillan ce, sa cap acité dépré-
ciative. R ien n ’y résiste. Il ne respecte pas ses am is, ni m êm e ses
ennem is. Ni m êm e le m alheur ou la cause du m alheur (2). Pensons
aux T royens qui, en H élène, adm iraient et resp ectaient la cause
de leur propre m alheur. Mais il faut que l ’hom m e du ressentim en t
fasse du m alheur lui-m êm e une chose m édiocre, q u ’il récrim ine et
distribue les torts : sa tendance à déprécier les causes, à faire du
m alheur « la faute de q uelqu ’un ». Au contraire, le respect aris­
tocratique pour les causes du m alheur ne fait q u ’un avec l ’im pos-

(1) B M , 260, et GM, I, 10.


(2) Jules Vallès, révolutionnaire « actif *, insistait sur cette nécessité de
respecter les causes du malheur (Tableau de Pari s) .
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 135

sib ilité de prendre au sérieux ses propres m alheurs. Le sérieux


avec lequel l ’esclave prend ses m alheurs tém oigne d ’une d igestion
m alaisée, d ’une pensée basse, incapable d ’un sen tim en t de respect.
L a « passivité ». —■Dans le ressen tim en t « le bonheur apparaît
su rtout sous forme de stup éfian t, d ’assou pissem en t, de repos,
de p aix, de sabbat, de relâchem ent pour l ’esprit et le corps, bref
sous forme passive » (1). P assif chez N ietzsch e ne v e u t pas dire
n on -actif ; n on-actif, c ’est réactif ; m ais passif v eu t dire non-agi.
Ce qui est passif, c ’est seulem ent la réaction en ta n t q u ’elle n ’est
pas agie. P assif désigne le triom phe de la réaction, le m om ent où,
cessan t d ’être agie, elle d evien t p récisém ent un ressentim ent.
L ’hom m e du ressentim en t ne sait pas et ne v eu t pas aim er, m ais
il v eu t être aim é. Ce q u ’il v eu t : être aim é, nourri, abreuvé,
carressé, endorm i. Lui, l ’im pu issan t, le dyspeptiq ue, le frigide,
l’insom niaque, l ’esclave. A ussi l ’hom m e du ressentim en t m ontre-
t-il une grande su scep tib ilité : face à tous les exercices q u ’il est
incapable d ’entreprendre, il estim e que la m oindre com pensation
qui lui est due est ju stem en t d ’en recueillir un bénéfice. Il co n si­
dère donc com m e une preuve de m échanceté notoire q u ’on ne
l ’aim e pas, q u ’on ne le nourrisse pas. L ’hom m e du ressentim en t
est l ’hom m e du bénéfice et du profit. Bien plus, le ressentim en t
n ’a pu s ’im poser dans le m onde q u ’en faisant triom pher le b én é­
fice, en faisan t du profit non seulem ent un désir et une pensée,
m ais un systèm e économ ique, social, théologiq ue, un systèm e
com plet, un divin m écanism e. Ne pas reconnaître le profit, voilà
le crime théologiq ue et le seul crim e contre l ’esprit. C’est en ce
sens que les esclaves on t une morale, et que cette m orale est celle
de l ’utilité (2). N ous dem andions : qui considère l ’action du p oint
de vu e de son u tilité ou de sa n ociv ité ? E t m êm e, qui considère
l ’action du p oin t de vu e du bien et du m al, du louable et du
blâm able ? Q u’on passe en revue tou tes les q ualités que la m orale
appelle « louables » en soi, « bonnes » en soi, par exem ple l ’in ­
croyable n otion de d ésintéressem ent. On s ’apercevra q u ’elles
cachent les exigences et les récrim inations d ’un tiers passif :
c ’est lui qui réclam e un in térêt des actions q u ’il ne fait pas ; il
va n te p récisém ent le caractère désintéressé des action s d ont il
tire un bénéfice (3). La m orale en soi cache le p oin t de vue u tili-

(1) GM, I, 10.


(2) B M , 260.
(3) GS, 21 : « Le prochain loue le désintéressem ent parce q u ’il en tire son
bénéfice. Si le prochain raisonnait lui-même d’une façon désintéressée, il ne
voudrait pas ce sacrifice de force, ce dommage dont il profite, il s’opposerait
à la naissance de ces penchants, surtout il m anifesterait son propre désintéres-
136 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

taire ; m ais l ’utilitarism e cache le p oin t de vue du tiers passif,


le p oin t de vu e triom ph an t d ’un esclave qui s ’interpose entre les
m aîtres.
L ’imputation des torts, la distribution des responsabilités,
l ’accusation perpétuelle. — T out cela prend la place de l ’agressi­
v ité : « Le p en ch ant à être agressif fait partie de la force aussi
rigoureusem ent que le sen tim en t de ven gean ce e t de rancune
ap partient à la faiblesse (1). » C onsidérant le bénéfice com m e
un droit, considérant com m e un droit de profiter des actions
q u ’il ne fait pas, l ’hom m e du ressentim en t éclate en aigres repro­
ches dès que son atten te est déçue. E t com m en t ne serait-elle
pas déçue, la frustration et la ven gean ce éta n t com m e les a priori
du ressentim en t ? C’est ta faute si personne ne m ’aim e, c ’est ta
faute si j ’ai raté ma vie, ta faute aussi si tu rates la tienne ;
tes m alheurs et les m iens son t égalem en t ta faute. N ous retrou ­
von s ici la redoutable puissance fém inine du ressentim en t : elle
ne se con ten te pas de dénoncer les crim es et les crim inels, elle
v e u t des fautifs, des responsables. N ous d evinons ce que v e u t la
créature du ressentim en t : elle v e u t que les autres soien t m échan ts
elle a besoin que les autres so ien t m échan ts pour pouvoir se
sentir bonne. Tu es méchant, donc je suis bon : telle e st la for­
m ule fondam entale de l ’esclave, elle trad u it l ’essen tiel du
ressentim en t du p oin t de vu e typologiqu e, elle résum e et réunit
tous les caractères précédents. Que l ’on com pare cette form ule
avec celle du m aître : je suis bon, donc tu es méchant. La différence
entre les deux m esure la révolte de l ’esclave et son triom phe :
« Ce renversem ent du coup d ’œ il appréciateur ap p artien t en
propre au ressentim en t ; la m orale des esclaves a toujours et
avan t to u t besoin pour prendre n aissance d ’un m onde opposé
e t extérieur (2). » L ’esclave a besoin d ’abord de poser que l ’autre
est m échan t.

5) E S T - I L B O N ? EST-IL MÉCHANT?

V oici les d eu x form ules : Je suis bon donc tu es m échant. —


Tu es m échan t donc je suis bon. N ous d isposons de la m éthode de
d ram atisation . Qui prononce l ’une de ces form ules, qui prononce
l ’autre ? E t q u ’est-ce que v e u t chacun ? Ce ne p eu t pas être le

sem ent en disant qu’ils ne sont pas bons. Voilà ce qui indique la contradiction
fondam entale de cette morale qu’on prône de nos jours : ses m otifs sont en
opposition avec son principe. »
(1) EH , I, 7.
(2) GM, I, 10.
/!A S S E N T I M E N T E T CONSCIENCE 137

riiàne qui prononce les deux, car le bon de l ’une est précisément
le méchant de l’autre. « Le con cep t de bon n ’est pas unique » (1) ;
l e s m ots bon, méchant, et m êm e donc, on t plusieurs sens. Là
encore, on vérifiera que la m éthod e de d ram atisation , essen tielle­
m ent pluraliste e t im m an en te, donne sa règle à la recherche. Celle-
c i ne trouve pas ailleurs la règle scien tifiqu e qui la con stitu e
com m e une sém éiologie et une axiologie, lui p erm etta n t de
déterm iner le sens e t la valeur d ’un m ot. N ous dem andons :
q u e l est celui q ui commence par dire : « Je suis bon » ? Certes, ce
n ’e s t pas celu i q ui se com pare au x autres, ni qui com pare ses
.tel ions et ses œ u vres à des valeurs supérieures ou tran scend antes :
il n e com m en cerait pas... Celui qui d it : « Je suis bon », n ’atten d
p a s d ’être d it bon. Il s ’appelle ainsi, il se nom m e e t se d it ainsi,
dans la m esure m êm e où il agit, affirme et jou it. B on qualifie
l ' a d i v i t é , l ’affirm ation, la jouissance qui s ’ép rou ven t dans leur
exercice : une certaine qualité d ’âm e, « une certaine certitude
fondam entale q u ’une âm e possède au su jet d ’elle-m êm e, quelque
c h o s e q u ’i l est im possible de chercher, de trouver e t peut-être
même de perdre » (2). Ce que N ietzsch e appelle so u v en t la distinc-
11 un est le caractère interne de ce q u ’on affirme (on n ’a pas à le
c h e r c h e r ) , de ce q u ’on m et en action (on ne le trou ve pas), de ce
d o n t on jo u it (on ne p eu t pas le perdre). Celui qui affirme et qui
a^it. est en m êm e tem ps celui qui est : « Le m ot eslhlos signifie
d ’a p r è s sa racine q u elq u ’un qui est, qui a de la réalité, qui est
r é e l , q u i est vrai (3). » « Celui-là a conscience q u ’il confère de
l ' I i o n n e u r au x ch oses, q u ’il crée les valeurs. T ou t ce q u ’il trouve
en soi, il l ’honore ; une telle m orale con siste dans la glorification
de soi-m êm e. E lle m et au prem ier plan le sen tim en t de la p lén i­
tude, de la p uissance qui v eu t déborder, le bien-être d ’une haute
t e n s i o n interne, la conscience d ’une richesse désireuse de donner
<t de s e prodiguer (4). » « Ce son t les bons eu x-m êm es, c ’est-à-dire
les hom m es de d istin ctio n , les p uissants, ceux qui so n t supérieurs
p a r l e u r situ a tio n et leur élévation d ’âm e qui se so n t eux-m êm es
c o n s i d é r é s com m e bons, qui on t jugé leurs action s bonnes, c ’est-à-
d ire d e prem ier ordre, étab lissan t ce tte ta x a tio n par op position
à tout c.e qui é ta it bas, m esquin, vu lgaire (5). » A ucune com p arai­
son n ’in terv ien t p ou rtan t dans le principe. Que d ’autres soient
m é c h a n t s dans la m esure où ils n ’affirm ent pas, n ’agissen t pas,

i ) c m , I, i l .
V) U M } 287.
i. ('. M, I, 5 .
I ) ItM, 260 (cf. la volonté de puissance com me « vertu qui donne *).
138 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

ne jou issen t pas, ce n ’est q u ’une conséquence secondaire, une


conclusion n égative. Bon désigne d ’abord le m aître. M échant
signifie la conséquence et désigne l ’esclave. M échant, c ’est n égatif,
passif, m auvais, m alheureux. N ietzsch e esquisse le com m entaire
du poèm e adm irable de Théognis, to u t en tier con stru it sur
l ’affirm ation lyrique fondam entale : nous les bons, eu x les
m échan ts, les m auvais. On chercherait en v a in la m oindre nuance
m orale dans cette appréciation aristocratique ; il s ’a g it d ’une
éth iqu e et d ’une typ ologie, typ ologie des forces, éth iqu e des
m anières d ’être correspondantes.
« Je suis bon, donc tu es m échant » : dans la bouche des m aîtres,
le m ot donc in trod u it seulem ent une conclusion n ég a tiv e. Ce qui
est n égatif, c ’est la conclusion. E t celle-ci est seulem ent posée
com m e la conséquence d ’une pleine affirm ation : « N ous les
aristocrates, les beaux, les heureux (1). » Chez le m aître to u t le
p ositif est dans les prém isses. Il lui fau t les prém isses de l ’action
et de l ’affirm ation, et la jouissance de ces prém isses, pour conclure
à quelque chose de n égatif qui n ’est pas l ’essen tiel et n ’a guère
d ’im portance. Ce n ’est q u ’un « accessoire, une nuance co m p lé­
m entaire » (2). Sa seule im portance est d ’augm enter la teneur de
l ’action et de l ’affirm ation, de souder leur alliance et de redoubler
la jouissance qui leur correspond : le bon « ne cherche son a n ti­
pode que pour s ’affirmer soi-m êm e avec plus de joie » (3). Tel
est le sta tu t de l’agressivité : elle est le n égatif, m ais le n égatif
com m e conclusion de prém isses p ositives, le n ég a tif com m e
produit de l ’a ctiv ité , le n égatif com m e conséquence d ’une p u is­
sance d ’affirmer. Le m aître se reconnaît à un syllogism e, où il
fau t d eu x propositions p ositives pour faire une n égation , la n ég a ­
tion finale éta n t seulem ent un m oyen de renforcer les prém isses.
— « Tu es m échan t, donc je suis bon. » T ou t a changé : le n égatif
passe dans les prém isses, le p ositif est conçu com m e une co n clu ­
sion, conclusion de prém isses n égatives. C’est le n ég a tif qui
co n tien t l ’essen tiel, et le p ositif n ’ex iste que par la n égation. Le
n égatif est devenu « l ’idée originale, le com m en cem ent, l ’acte
par excellen ce » (4). A l ’esclave, il faut les prém isses de la réaction
et de la négation, du ressentim en t et du n ihilism e, pour obtenir
une conclusion apparem m ent p ositive. E t encore n ’a-t-elle que
l ’apparence de la p o sitiv ité. C’est pourquoi N ietzsch e tie n t ta n t à
d istingu er le ressentim en t et l ’agressivité : ils diffèrent en nature.

(1) GM, I, 10.


(2) GM, I, 11.
(3) GM, I, 10.
(4) GM, I, 11.
/i'/'.v.VU N T 1 M E N T E T CONSCIENCE 139

I.’liomme du ressentim en t a besoin de concevoir un non-m oi,


I>nis de s ’opposer à ce non-m oi pour se poser enfin com m e soi.
l'il range syllogism e de l ’esclave : il lui faut deux n égations pour
l.uff une apparence d ’affirm ation. N ous sentons déjà sous quelle
f o r m e le syllogism e de l ’esclave a eu ta n t de succès en philosophie :
/ j diiileclique. La d ialectiqu e, com m e idéologie du ressentim ent.
« Tu es m échant, donc je suis bon. » D ans cette form ule, c ’est
l'esclave qui parle. On ne niera pas que là encore des valeurs
nf soient créées. Mais quelles valeurs bizarres ! On com m ence
par poser l ’autre m échan t. Celui qui se d isait bon, v o ilà m a in te­
n a n t , q u ’on le d it m échant. Ce m échan t, c ’est celui qui agit, qui
ne s e retient pas d ’agir, donc qui ne considère pas l ’action du
I nu ni, de vu e des conséquences q u ’elle aura sur des tiers. E t le
lion, m ainten an t, c ’est celui qui se retien t d ’agir : il est bon préci-
em ent en ceci, q u ’il rapporte to u te action au p o in t de vu e de
' -lui qui n ’agit pas, au p oin t de vu e de celui qui en éprouve les
•■ntmnjuences, ou m ieu x encore au p oin t de vu e plus su btil d ’un
tiers divin qui en scrute les intentions. « E st bon quiconque ne
fut violence à personne, quiconque n ’offense personne ni n ’at-
i ■i<Ine, n ’use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la ven -
'■eance, quiconque se tie n t caché com m e nous, év ite la rencontre
-lu mal et, du reste, atten d peu de choses de la vie, com m e nous,
I' - p a t ients, les hum bles et les ju stes (1). » V oici naître le bien et
le m a l : la déterm in ation éth iq u e, celle du bon et du m auvais,
( iil p l a c e au ju gem en t m oral. Le bon de l ’éth iqu e e st devenu le
mp i l i a n t de la m orale, le m auvais de l ’éthique est devenu le bon
■le la morale. Le bien et le m al ne son t pas le bon e t le m auvais,
m a i s au contraire l ’échange, l ’inversion, le renversement de leur
■tel erm ination. N ietzsch e insistera sur le p oin t su iv a n t : « Par-
I' là le bien et le m al » ne v e u t pas dire : « Par-delà le bon et le
m a u v a i s . » Au contraire... (2). Le bien et le m al so n t des valeurs
n"u velles, m ais quelle étrangeté dans la m anière de créer ces
ileurs ! on les crée en renversant le bon et le m auvais. On les
■ier n<m pas en agissant, m ais en se reten ant d ’agir. N on pas en
.iMirmant, m ais en com m en çan t par nier. C’est pourquoi on les
■lit mm créées, d ivin es, tran scend antes, supérieures à la vie.
Mais songeons à ce que ces valeurs cachent, à leur m ode de
'le a tio n . Elles cachent une haine extraordinaire, haine contre
I i vie, haine contre to u t ce qui est actif et affirm atif dans la vie.
II n'y a pas de valeurs m orales qui su rvivraient un seul in sta n t, si

I ) CM, I, 13.
') C.M, I, 17.
140 N I E T Z S C H E E T LA P H I L O S O P H I E

elles éta ie n t séparées de ces prém isses d ont elles so n t la conclusion.


E t plus profondém ent, pas de valeurs religieuses qui soien t sép a­
rables de cette haine et de cette ven gean ce dont elles tiren t la
conséquence. La p o sitiv ité de la religion est une p o sitiv ité ap pa­
rente : on con clu t que les m isérables, les pauvres, les faibles,
les esclaves son t les bons, puisque les forts sont « m échants »
e t « dam nés ». On a in v en té le m alheureux bon, le faible bon :
il n ’y a pas de m eilleure ven gean ce contre les forts e t les heureux.
Que serait l ’am our chrétien sans la puissance du ressentim en t
judaïque qui l ’anim e et le dirige ? L ’am our chrétien n ’est pas le
contraire du ressen tim en t judaïque, m ais sa conséquence, sa
conclusion, son couronnem ent (1). La religion cache plus ou
m oins (et sou ven t, dans les périodes de crise, elle ne cache plus
du tout) les principes d ont elle est d irectem ent issue : le poids
des prém isses n ég a tiv es, l ’esprit de vengeance, la puissance du
ressentim en t.

6) L E P A R A L O G I S M E

Tu es m éch an t ; je suis le contraire de ce que tu es ; donc je


suis bon. — E n quoi con siste le paralogism e ? Supposons un
agneau logicien. Le syllogism e de l ’agneau b êlan t se form ule
ainsi : les oiseau x de proie son t m échan ts (c’est-à-dire les oiseaux
de proie son t tou s les m échan ts, les m échants so n t oiseaux de
proie) ; or je suis le contraire d ’un oiseau de proie ; donc je suis
bon (2). Il est clair que, dans la m ineure, l ’oiseau de proie est
pris pour ce q u ’il est : une force qui ne se sépare pas de ses effets
ou de ses m an ifestation s. Mais dans la m ajeure, on suppose que
l ’oiseau de proie pourrait ne pas m anifester sa force, q u ’il pour­
rait retenir ses effets, et se séparer de ce q u ’il peut : il est m échan t,
p u isq u ’il ne se retien t pas. On suppose donc que c ’est une seule
e t m êm e force qui se retien t effectivem en t dans l ’agneau v ertu eu x
m ais qui se donne libre cours dans l ’oiseau de proie m échant.
P uisqu e le fort pourrait s ’em pêcher d ’agir, le faible est q u elq u ’un
qui pourrait agir, s ’il ne s ’em p êch ait pas.
V oici sur quoi repose le paralogism e du ressen tim en t : la
f i c t i o n d ' u n e f orce s é p a r é e d e ce q u ’elle p e u t . C’est grâce à cette
fiction que les forces réactives triom ph en t. Il ne leur suffit pas,
en effet, de se dérober à l ’a ctiv ité ; il fau t encore q u ’elles renversent

(1) GM, I, 8.
(2) GM, I, 13 : « Ces oiseaux de proie sont m échants ; et celui qui est un
oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un
agneau — celui-là ne serait-il pas bon ? »
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 141

le rapport des forces, q u ’elles s ’op p osen t au x forces actives et se


représentent com m e supérieures. Le processus de l’accusation
dans le ressentim en t rem plit cette tâche : les forces réactives
« p ro jetten t » une im age ab straite et neutralisée de la force ; une
telle force séparée de ses effets sera coupable d ’agir, méritante
au contraire si elle n ’agit pas ; bien plus, on imaginera q u ’il
faut plus de force (abstraite) pour se retenir que pour agir. Il
est d ’a u tan t plus im p ortan t d ’analyser le détail de cette fiction
que par elle, nous le verrons, les forces réactives acquièrent un
p ouvoir con tagieu x, les forces actives deviennent réellement
réactives : 1° M om ent de la cau salité : on dédouble la force. Alors
que la force ne se sépare pas de sa m anifestation , on fait de la
m a n ifestation un effet q u ’on rapporte à la force comme à une
cause d istin cte et séparée : « On tie n t le m êm e phénomène d ’abord
pour une cause et en su ite pour l ’effet de cette cause. Les p h y si­
ciens ne font pas m ieu x quand ils d isen t que la force action ne,
que la force produit tel ou tel effet (1). » On prend pour une
cause « un sim ple signe m ném otechn iq ue, une formule abrégée » :
quand on d it par exem ple que l ’éclair lu it (2). On substitue au
rapport réel de sign ification un rapport im aginaire de causalité (3).
On com m ence par refouler la force en elle-m êm e, puis on fa it
de sa m an ifestation quelque chose d ’autre qui trouve dans la
force une cause efficiente d istin cte ; 2° M om ent de la substance :
on p rojette la force ainsi dédoublée dans un substrat, dans un
su jet qui serait libre de la m anifester ou non. On neutralise la
force, on en fait l ’acte d ’un su jet qui pourrait aussi bien ne pas
agir. N ietzsch e ne cesse de dénoncer dans « le sujet » une fiction
ou une fonction gram m aticales. Que ce so it l ’atom e des épicuriens,
la su bstan ce de D escartes, la chose en soi de K ant, tous ces sujets
so n t la projection de « p etits incubes im aginaires » (4) ; 3° M om ent
de la d éterm in ation réciproque : on m oralise la force ainsi n eu tra ­
lisée. Car si l ’on suppose q u ’une force p eu t fort bien ne pas m a n i­
fester la force q u ’elle « a », il n ’est pas plus absurde inversem ent
de supposer q u ’une force pourrait m anifester la force qu’elle « n ’a
pas ». D ès que les forces son t projetées dans un sujet fictif,
ce su jet s ’avère coupable ou m éritan t, coupable de ce que
la force active exerce l ’a ctiv ité q u ’elle a, m éritant si la force
réactive n ’exerce pas celle q u ’elle... n ’a pas : « Comme si la

(1) GM, I, 13.


(2) VP, I, 100.
(3) Cf. Cr. Id., * Les quatre grandes erreurs » : critique détaillée de la
causalité.
(4) GM, I, 13 ; sur la critique du cogilo cartésien, cf. VP, I, 98.
142 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

faiblesse m êm e du faible, c ’est-à-dire son essence, to u te sa


réalité unique, in évitab le et in déléb ile, éta it un accom p lisse­
m en t libre, quelque chose de volon tairem en t choisi, un acte de
m érite (1). » A la d istin ction concrète entre les forces, à la diffé­
rence originelle entre forces qualifiées (le bon et le m auvais),
on su b stitu e l ’op position m orale entre forces su b stan tialisées
(le bien et le m al).

7) D É V E L O P P E M E N T D U R E S S E N T I M E N T :
LE PRÊTRE JUDAÏQUE

L ’analyse nous a fait passer d ’un prem ier à un second asp ect
du ressentim en t. Lorsque N ietzsch e parlera de la m a u v a ise
conscience, il en distinguera exp licitem en t deux asp ects : un
prem ier où la m auvaise conscience e st « à l ’éta t brut », pure
m atière ou « question de p sych ologie anim ale, pas d a van tage » ;
un deuxièm e sans lequel la m auvaise conscience ne serait pas ce
q u ’elle est, m om en t qui tire parti de cette m atière préalable et
l ’am ène à prendre forme (2). C ette d istin ctio n correspond à la
topologie et à la typ ologie. Or to u t indique q u ’elle v a u t déjà
pour le ressentim en t. Le ressentim en t, lui aussi, a d eu x asp ects
ou deux m om ents. L ’un, topologiqu e, question de p sych ologie
anim ale, con stitu e le ressentim en t com m e m atière brute : il
exprim e la m anière d on t les forces réactives se d érobent à l ’action
des forces a ctives (déplacement des forces réactives, en v a h isse­
m en t de la conscience par la m ém oire des traces). Le deu xièm e,
typ ologiq u e, exprim e la m anière d on t le ressen tim en t prend
forme : la m ém oire des traces d ev ien t un caractère ty p iq u e,
parce q u ’elle incarne l’esprit de ven gean ce et m ène une en tre­
prise d ’accusation perpétuelle ; alors les forces réactives s ’o p p o ­
sen t aux forces a ctives et les séparent de ce q u ’elles p eu v en t
(renversement du rapport de forces, projection d ’une im age réac­
tiv e). On rem arquera que la révolte des forces réactives ne serait
pas encore un triom phe, ou que ce triom phe local ne serait pas
encore un triom phe com p let, sans ce deuxièm e asp ect du res­
sen tim en t. On rem arquera aussi que, dans aucun des deux
cas, les forces réactives ne triom p h en t en form ant une force
plus grande que celle des forces activ es : dans le prem ier cas,
to u t se passe entre forces réactives (déplacement) ; dans le

(1) GM, I, 13.


(2) GM, III, 20.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 143

deuxièm e, les forces réactives séparent les forces a ctiv es de ce


q u ’elles p eu ven t, m ais par une fiction, par une m y stifica tio n ( r en ­
versement pa r projection). Dès lors, deux problèmes nous resten t
à résoudre pour com prendre l ’ensem ble du ressen tim en t :
1° C om m ent les forces réactives produisent-elles cette fiction ?
2° Sous quelle influence la produisent-elles ? C’est-à-dire : qui
fait passer les forces réactives de la première à la seconde étape ?
Qui élabore la m atière du ressen tim en t ? Qui m et en forme le
ressentim ent, quel est « l ’artiste » du ressentim ent ?
Les forces ne son t pas séparables de l’élém ent différentiel
d ont dérive leur qualité. Mais les forces réactives d onn en t de
cet élém en t une im age renversée : la différence des forces, vu e du
côté de la réaction, d evien t l ’op position des forces-réactives au x
forces actives. Il suffirait donc que les forces réactives a ien t
l ’occasion de développer ou de projeter cette im age, pour que le
rapport des forces et les valeurs qui correspondent à ce rapport
soient, à leur tour, renversés. Or, cette occasion, elles la ren ­
con trent en m êm e tem ps q u ’elles trou ven t le m oyen de se dérober
à l ’activ ité. C essant d ’être agies, les forces réactives projettent
l ’im age renversée. C’est cette projection réactive que N ietzsch e
appelle une fiction : fiction d ’un m onde supra-sensible en o p p o si­
tion avec ce m onde, fiction d ’un Dieu en contradiction avec la
vie. C’est elle que N ietzsch e d istingu e de la puissance a ctiv e du
rêve, et m êm e de l ’im age p ositive de dieux qui affirm ent et
glorifient la vie : « Alors que le m onde des rêves reflète la réa­
lité, le m onde des fictions ne fait que la fausser, la déprécier et
la nier (1). » C’est elle qui préside à tou te l’évolution du ressen ­
tim en t, c ’est-à-dire aux opérations par lesquelles, à la fois, la
force active est séparée de ce q u ’elle peu t (falsification), accusée
et traitée de coupable (dépréciation), les valeurs correspondantes
renversées (négation). C’est dans cette fiction, par cette fiction ,
que les forces réactives se représentent comme supérieures. « P our
p ouvoir dire non en réponse à to u t ce qui représente le m o u v e ­
m en t ascen dan t de la vie, à to u t ce qui est bien né, p uissance,
b eauté, affirm ation de soi sur terre, il fallut que l ’in stin c t de
ressen tim en t, devenu génie, s ’in v en tâ t un autre m onde, d ’où
cette affirm ation de la v ie nous apparût comme le m al, la chose
réprouvable en soi (2). »
E ncore fallait-il que le ressentim en t devînt « génie ». E ncore
fallait-il un artiste en fiction, capable de profiter de l ’occasion,

(1) A C , 15, et aussi 16 et 18.


(2) AC, 24.
144 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

et de diriger la projection, de m ener l ’accusation , d ’opérer le


renversem ent. N e croyons pas que le passage d ’un m om en t à
l ’autre du ressentim en t, si prom pt et ajusté soit-il, se réduise à
un sim ple en ch aîn em en t m écanique. Il faut l ’in terv en tio n d ’un
artiste génial. La question n ietzsch éen n e « Qui ? » re ten tit plus
pressante que jam ais. « L a Généalogie de la morale contient la
première psychologie du prêtre (1). » Celui qui m et en form e le
ressentim en t, celui qui m ène l ’accusation et p oursuit toujours
plus loin l ’entreprise de ven gean ce, celui qui ose le renversem ent
des valeurs, c ’est le prêtre. E t plus p articu lièrem ent le prêtre
juif, le prêtre sous sa form e judaïque (2). C’est lui, m aître en
d ialectiqu e, qui donne à l ’esclave l ’idée du syllogism e réactif.
C’est lui qui forge les prém isses n égatives. C’est lui qui con çoit
l ’am our, un n ou vel am our que les chrétiens prennent à leur
com pte, com m e la conclusion, le couronnem ent, la fleur v é n é ­
neuse d ’une haine incroyable. C’est lui qui com m ence par dire
« Les m isérables seuls son t les bons ; les pauvres, les im p u issan ts,
les p etits seuls so n t les bons ; ceux qui souffrent, les n écessiteu x ,
les m alades, les difform es son t aussi les seuls p ieu x, les seuls
bénis de D ieu ; c ’est à eu x seuls q u ’appartiendra la b éatitu d e.
Par contre, vou s autres, vou s qui êtes nobles et p uissants, vo u s
êtes de tou te étern ité les m auvais, les cruels, les avid es, les
in satiables, les im pies et, étern ellem en t, vou s dem eurerez aussi
les réprouvés, les m aud its, les dam nés (3) ! » Sans lui, jam ais
l ’esclave n ’aurait su s ’élever au-dessus de l ’é ta t brut du ressen ti­
m en t. D ès lors, pour apprécier correctem en t l ’in terv en tio n du
prêtre, il fau t voir de quelle m anière il est com plice des forces
réactives, m ais seu lem en t com plice et ne se con fond ant pas
avec elles. Il assure le triom phe des forces réactives, il a besoin
de ce triom phe, m ais il p oursuit un b u t qui ne se confond pas
avec le leur. Sa v o lo n té est v o lo n té de p uissance, sa v o lo n té de
puissance est le nihilism e (4). Que le n ihilism e, la p uissance de
nier ait besoin des forces réactives, nous retrouvons cette propo-

(1) EH, III, « Généalogie de la morale ».


(2) N i e t z s c h e résume son interprétation de l ’histoire du peuple juif dans
AC, 24, 25, 26 : le prêtre juif est déjà celui qui déforme la tradition des rois
d ’Israël et de l ’Ancien Testam ent.
(3) GM, III, 7.
(4) AC, 18 : « Déclarer la guerre, au nom de Dieu, à la vie, à la nature, à
la volonté de vivre. Dieu, la formule pour toutes les calom nies de l ’en-deçà,
pour tous les m ensonges de l ’au-delà ? Le néant divinisé en Dieu, la volonté
du néant sanctifiée... » — AC, 26 : « Le prêtre abuse du nom de Dieu : il
appelle règne de Dieu un état de choses où c ’est le prêtre qui fixe les valeurs,
il appelle volonté de Dieu les m oyens qu’il emploie pour atteindre ou m ain­
tenir un tel état de choses... »
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 145

sition fond am entale, m ais aussi sa réciproque : c ’est le n ihilism e,


la puissance de nier, qui m ène les forces réactives au triom phe.
Ce double jeu donne au prêtre ju if une profondeur, une a m b iv a ­
lence inégalées : « Il prend parti, lib rem en t, par une profonde
in telligen ce de con servation, pour tous les in stin cts de décadence,
non qu’il soil dominé p ar eux, m ais il a d evin é en eu x une p u is­
sance qui p o u v a it le faire ab outir contre le monde (1). »
N ous aurons à revenir sur ces pages célèbres, où N ietzsch e
traite du judaïsm e et du prêtre juif. E lles on t su scité so u v en t les
in terp rétation s les plus douteu ses. On sa it que les nazis eurent
avec l ’œ uvre de N ietzsch e des rapports am bigus : am bigus, parce
q u ’ils aim aient à s ’en réclam er, m ais ne p ou vaien t le faire sans
tronquer des citation s, falsifier des éd ition s, interdire des tex tes
principaux. E n revanche, N ietzsch e lui-m êm e n ’a v a it pas de
rapports am bigus avec le régim e bism arckien. Encore m oins
avec le pangerm anism e et l ’an tisém itism e. Il les m ép risait, les
haïssait. « Ne fréquentez personne qui so it im pliqu é dans cette
fum isterie éh on tée des races (2). » E t le cri du cœ ur : « Mais enfin,
que croyez-vous que j ’éprouve lorsque le nom de Z arathoustra
sort de la bouche des an tisém ites (3) ! » Pour com prendre le
sens des réflexions n ietzschéen nes sur le judaïsm e, il faut se
rappeler que la « question ju ive » é ta it devenue, dans l ’école
hégélienne, un thèm e d ialectiqu e par excellen ce. Là encore,
N ietzsch e reprend la q uestion, m ais conform ém ent à sa propre
m éthode. Il dem ande : com m en t le prêtre s ’est-il con stitu é dans
l ’histoire du peuple juif ? Dans quelles con d itions s ’est-il con stitué,
con d itions qui s ’avéreront décisives pour l ’ensemble de l'hisloire
européenne ? R ien n ’est plus frappant que l ’adm iration de
N ietzsch e pour les rois d ’Israël et l ’A ncien T esta m en t (4). Le
problèm e juif ne fait q u ’un avec le problèm e de la co n stitu tio n
du prêtre dans ce m onde d ’Israël : tel est le vrai problèm e de
nature typologiqu e. C’est pourquoi N ietzsch e in siste ta n t sur le

(1) AC, 24. — GM, I, 6, 7, 8 : ce prêtre ne se confond pas avec l ’esclave,


mais forme une caste particulière.
( 2 ) Œuvres posthumes (trad. B o l l e , Mercure).
(3) Lettres à Fritsch, 23 et 29 mars 1887. — Sur tous ces points, sur les
falsifications de N ietzsche par les nazis, cf. le livre de P. M. N i c o l a s , De
Nietzsche à Hitler (Fasquelle, 1936), où les deux lettres à Fritsch sont repro­
duites. — Un beau cas de texte de N i e t z s c h e , utilisé par les antisém ites,
alors que son sens est exactem ent inverse, se trouve dans B M , 251.
(4) B M , 52 : « Le goût pour l ’Ancien Testam ent est une pierre de touche
de la grandeur ou de la m édiocrité des âm es... Avoir relié ensem ble, sous une
môme couverture, l ’Ancien Testam ent et le Nouveau, qui est à tous égards le
triomphe du goût rococo, pour n ’en faire qu’un seul et même livre, la Bible,
le Livre par excellence, c ’est peut-être la plus grande im pudence et le pire
péché contre l’esprit dont l’Europe littéraire se soit rendue coupable. »
146 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

p oin t su ivan t : je suis l ’in ven teu r de la psych ologie du prêtre (1).
Il est vrai que les considérations raciales ne m an q u en t pas chez
N ietzsch e. Mais la race n ’in terv ien t jam ais que com m e élém en t
dans un croisement, com m e facteur dans un complexe p h y sio ­
logique, et aussi psych ologiq ue, politiqu e, historique et social.
Un tel com p lexe est p récisém ent ce que N ietzsch e appelle un
ty p e. Le typ e du prêtre, il n ’y a pas d ’autre problèm e pour
N ietzsch e. E t ce m êm e peuple ju if qui, à un m om en t de son
histoire, a trou vé ses con d ition s d ’existen ce dans le prêtre, est
aujourd’hui le plus apte à sauver l ’Europe, à la protéger contre
elle-m êm e, en in v en ta n t de n ouvelles con d itions (2). On ne lira
pas les pages de N ietzsch e sur le judaïsm e sans évoquer ce q u ’il
écrivait à F ritsch, auteur an tisém ite et raciste : « Je vou s prie de
bien vouloir ne plus m ’en voyer vos p u b lication s : je crains pour
m a p atience. »

8) M A U V A I S E CONSCIENCE E T IN T É R IO R IT É

V oici l ’ob jet du ressentim en t sous ses deux aspects : priver la


force active de ses con d itions m atérielles d ’exercice ; la séparer
form ellem ent de ce q u ’elle peut. Mais s ’il est vrai que la force
active est séparée de ce q u ’elle p eu t fictivem en t, il n ’est pas
m oins vrai que quelque chose de réel lui arrive, com m e résu ltat
de cette fiction. De ce p oin t de vu e, notre q uestion n ’a pas fini
de rebondir : que d evien t réellem en t la force a ctiv e ? La réponse
de N ietzsch e est extrêm em en t précise : quelle que so it la raison
pour laquelle une force active est faussée, privée de ses conditions
d ’exercice et séparée de ce q u ’elle peu t, elle se retourne en dedans,
elle se retourne contre soi. S ’intérioriser, se retourner contre soi,
telle est la façon d ont la force active d evien t réellem ent réactive.
« Tous les in stin cts qui n ’on t pas de débouché, que quelque force
répressive em pêche d ’éclater au-dehors, retournent en dedans :
c ’est là ce que j ’appelle l ’in tériorisation de l ’hom m e... C’est là l ’ori­
gine de la m auvaise conscience (3). » C’est en ce sens que la m a u ­
vaise conscience prend le relais du ressentim en t. Tel q u ’il nous est
apparu, le ressentim en t ne se sépare pas d ’une horrible in v i­
ta tio n , d ’une ten ta tio n com m e d ’une volo n té de répandre une
con tagion. Il cache sa haine sous les auspices d ’un am our ten ta -

(1) EH, III, « Généalogie de la morale ».


(2) Cf. B M , 251 (texte célèbre sur les juifs, les Russes et les Allem ands).
(3) GM, II, 16.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 147

leur : Moi qui t ’accuse, c ’est pour ton bien ; je t ’aim e, pour que
tu me rejoignes, ju sq u ’à ce que tu me rejoignes, ju sq u ’à ce que
lu d evienn es toi-m êm e un être douloureux, m alade, réactif,
un être bon... « Quand est-ce que les hom m es du ressentim en t
p arviendront au triom phe sublim e, définitif, écla ta n t de leur
vengeance ? In d u b itab lem en t quand ils arriveront à jeter dans
la conscience des heureux leur propre m isère et to u tes les m isères :
de sorte que ceux-ci com m en ceraient à rougir de leur bonheur
et à se dire peut-être les uns aux autres : il y a une honte à être
heureux en présence de ta n t de m isères (1). » D ans le ressentim en t,
la force réactive accuse et se projette. Mais le ressentim en t ne
serait rien s ’il n ’am en ait l ’accusé lui-m êm e à reconnaître ses
torts, à « se tourner en dedans » : Vinlrojeclion de la force activ e
n ’est pas le contraire de la projection, m ais la conséquence et la
su ite de la projection réactive. On ne verra pas dans la m auvaise
conscience un typ e nouveau : to u t au plus trouvons-nous dans le
typ e réactif, dans le typ e de l ’esclave, des variétés concrètes où
le ressen tim en t est presque à l ’é ta t pur ; d ’autres où la m auvaise
conscience, atteig n a n t son plein d évelopp em en t, recouvre le
ressentim ent. Les forces réactives n ’en finissent pas de parcourir
les étapes de leur triom phe : la m auvaise conscience prolonge
le ressentim en t, nous m ène encore plus loin dans un dom aine où
la con tagion gagne. La force a ctiv e d ev ien t réa ctiv e, le m aître
d ev ien t esclave.
Séparée de ce q u ’elle peu t, la force active ne s ’évapore pas.
Se retournan t contre soi, elle produit de la douleur. N on plus
jouir de soi, m ais produire la douleur : « Ce travail in q u iéta n t,
plein d ’une joie ép ou vantable, le travail d ’une âm e v o lo n ta ire­
m en t d isjointe, qui se fait souffrir par plaisir de faire souffrir » ;
« la souffrance, la m aladie, la laideur, le dom m age volon taire,
la m u tilation , les m ortification s, le sacrifice de soi son t recherchés
à l ’égal d ’une jouissance » (2). La douleur, au lieu d ’être réglée
par les forces réactives, est produite par l ’ancienne force a ctive.
Il en résulte un curieux phénom ène, insondable : une m u lti­
p lication , une au to-fécon d ation , une hyper-production de d o u ­
leur. La m auvaise conscience est la conscience qui m ultip lie sa
douleur, elle a trou vé le m oyen de la faire fabriquer : retourner la
force a ctive contre soi, l ’im m onde usine. Multiplication de la
douleur par intériorisation de la force, pa r inlrojeclion de la force,
telle est la prem ière d éfin ition de la m auvaise conscience.

(1) GM, III, 14.


(2) GM, II, 18 et III, 11.
148 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

9) L E P R O B L È M E D E L A DOULEUR

Telle est du m oins la d éfinition du prem ier asp ect de la


m auvaise conscience : asp ect topologiqu e, é ta t brut ou m atériel.
L ’in tériorité est une n otion com p lexe. Ce qui est intériorisé
d ’abord, c ’est la force active ; m ais la force intériorisée d ev ien t
fabricatrice de douleur ; et la douleur éta n t produite avec plus
d ’abondance, l ’in tériorité gagne « en profondeur, en largeur,
en hauteur », gouffre de plus en plus vorace. C’est dire, en second
lieu, que la douleur à son tour est intériorisée, sensualisée, spiri-
tualisée. Que sign ifien t ces expressions ? On invente un nouveau
sens pour la douleur, un sens interne, un sens intime : on fa it de la
douleur la conséquence d ’un péché, d ’une faute. Tu as fabriqué
ta douleur parce que tu as péché, tu te sauveras en fabriquant
ta douleur. La douleur conçue com m e la conséquence d ’une
faute in tim e et le m écanism e intérieur d ’un salu t, la douleur
intériorisée au fur et à m esure q u ’on la fabrique, « la douleur
transform ée en sen tim en t de faute, de crainte, de ch â tim en t » (1) :
voilà le d eu xièm e asp ect de la m auvaise conscience, son m om en t
typ ologiq u e, la m auvaise con scien ce com m e sen tim en t de cu lp a­
b ilité.
Pour com prendre la nature de cette in v en tio n , il faut estim er
l’im portance d'un problèm e plus général : quel est le sens de la
douleur ? Le sens de l ’existen ce en dépend to u t en tier ; l ’e x is ­
tence a un sens pour a u tan t que la douleur en a un dans l ’e x is ­
tence (2). Or la douleur est une réaction. Il sem ble bien que son
seul sens réside dans la p ossib ilité d ’agir cette réaction, ou du
m oins d ’en localiser, d ’en isoler la trace, afin d ’év iter to u te propa­
gation ju sq u ’à ce q u ’on puisse à nouveau ré-agir. Le sens actif
de la douleur apparaît donc com m e un sens externe. Pour juger la
douleur d ’un p o in t de vue actif, il fau t la m ainten ir dans l ’élé­
m en t de son extériorité. E t il y fau t to u t un art, qui est celui des
m aîtres. Les m aîtres on t un secret. Ils sa v en t que la douleur
n ’a q u ’un sens : faire plaisir à q u elq u ’un, faire plaisir à q u elq u ’un
qui l ’inflige ou qui la con tem ple. Si l ’hom m e a ctif e st capable de
ne pas prendre au sérieux sa propre douleur, c ’e st parce q u ’il
im agin e toujours q u elq u ’un à qui elle fait plaisir. U ne telle
im agin ation n ’e st pas pour rien dans la croyance au x d ieu x
actifs qui p eu p len t le m onde grec : « T ou t m al est ju stifié du
m om ent q u ’un dieu se com p laît à la regarder... Quel sens a v a ien t,

(1) GM, III, 20.


(2) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 5.
R E S S E N T I M E N T E T CONSCIENCE 149

en dernière an alyse, la guerre de Troie e t d ’autres horreurs


tragiques ? Il n ’y a aucun d oute : c ’éta ien t des jeu x pour réjouir
les regards des d ieu x (1). » On a ten dan ce aujourd’hui à invoquer
la douleur com m e argum ent contre l ’existen ce ; ce tte argum en­
ta tion tém oigne d ’une m anière de penser qui nous est chère,
une m anière réactive. N ous nous plaçons non seu lem en t du
p oint de vu e de celui qui souffre, m ais du p oin t de vu e de l ’hom m e
du ressentim en t qui n ’ag it plus ses réactions. Com prenons que le
sens a ctif de la douleur apparaît dans d ’autres p erspectives : la
douleur n ’est pas un argum ent contre la v ie , m ais au contraire
un ex c ita n t de la vie, « un ap p ât pour la v ie », un argum ent en sa
faveur. V oir souffrir ou m êm e infliger la souffrance e st une
structure de la vie com m e vie activ e, une m an ifesta tio n active
de la v ie . La douleur a un sens im m éd iat en faveur de la v ie :
son sens extern e. « Il répugne... à notre d élicatesse, ou p lu tô t à
notre tartuferie, de se représenter avec tou te l ’énergie vou lue
ju sq u ’à tel p o in t la cruauté é ta it la réjouissance préférée de
l ’h um anité p rim itive et en trait com m e in grédient dans presque
tous ses plaisirs... Sans cruauté pas de réjouissance, vo ilà ce que
nous apprend la plus ancienne et la plus longue histoire de
l’hom m e. E t le ch âtim en t aussi a des allures de fête (2). » Telle est
la con trib ution de N ietzsch e au problèm e p articu lièrem ent spiri-
tu a liste : quel e st le sens de la douleur e t de la souffrance ?
Il fau t d ’a u ta n t plus adm irer l ’éton n an te in v en tio n de la
m auvaise conscience : un n ouveau sens pour la souffrance, un
sens interne. Il n ’est plus q uestion d ’agir sa douleur, ni de la
juger d ’un p oin t de vu e actif. Au contraire, on s ’étou rd it contre
la douleur au m oyen de la passion. « Passion des plus sau vages » :
on fait de la douleur la conséquence d ’une faute e t le m oyen d ’un
sa lu t ; on se gu érit de la douleur en fabriquant encore plus de
douleur, en l ’in tériorisan t encore plus ; on s ’étou rd it, c ’est-à-dire
on se gu érit de la douleur en in fecta n t la blessure (3). D éjà,
dans VOrigine de la tragédie, N ietzsch e in d iq u a it une thèse
essen tielle : la tragédie m eurt en m êm e tem ps que le dram e d ev ien t
un con flit in tim e et que la souffrance est intériorisée. Mais qui
in v en te e t v e u t le sens in tern e de la douleur ?

(1) GM, II, 7.


(2) GM, II, 6.
(3) GM, III, 15.
150 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

10) DÉVELOPPEMENT
DE LA M A U V A I S E CONSCIENCE :
LE PRÊTRE CHRÉTIEN

In tériorisation de la force, puis in tériorisation de la douleur


elle-m êm e : le passage du prem ier au second m om en t de la
m auvaise conscience n ’est, pas plus au tom atiq u e que n ’éta it
l’en ch aîn em en t des deux aspects du ressentim en t. Là encore, il
faut l’in terven tion du prêtre. C ette seconde in carnation du
prêtre est l ’incarnation chrétienne : « Ce n ’est que dans les m ains
du prêtre, ce véritab le artiste pour le sen tim en t de faute, que ce
sen tim en t a com m encé par prendre forme (1). » C’est le prêtre-
chrétien qui fait sortir la m auvaise conscience de son é ta t brut
ou anim al, c ’est lui qui préside à l ’in tériorisation de la douleur.
C’est lui, p rêtre-m édecin, qui guérit la douleur en in fecta n t la
blessure. C’est lu i, p rêtre-artiste, qui am ène la m auvaise co n s­
cience à sa form e supérieure : la douleur, conséquence d ’un
péché. — Mais com m en t procède-t-il ? « Si l ’on v o u la it résum er
en une courte form ule la valeur de l ’existen ce du prêtre, il
faudrait dire : le prêtre est V h o m m e q u i c h a n g e l a d i r e c t i o n d u
r e s s e n t i m e n t (2). » On se rappelle que l ’hom m e du ressentim en t,
essen tiellem en t douloureux, cherche une cause de sa souffrance.
Il accuse, il accuse to u t ce qui est actif dans la v ie. Déjà le prêtre
su rgit ici sous une prem ière form e : il préside à l’accusation , il
l ’organise. V ois ces hom m es qui se d isen t bons, m oi je te dis : ce
son t des m échan ts. La puissance du ressen tim en t est donc to u t
entière dirigée sur l’autre, contre les autres. Mais le ressentim en t
est une m atière exp losive ; il fait que les forces actives d ev ie n ­
n en t réactives. Il faut, alors, que le ressentim en t s ’adapte à ces
con d ition s n ou velles ; il fau t q u ’il change de direction. C’est
e n l u i - m ê m e , m ain ten an t, que l ’hom m e réactif d oit trouver la
cause de sa souffrance. C ette cause, la m auvaise conscience lui
suggère q u ’il d o it la chercher « en lui-m êm e, dans une faute
com m ise dans le tem ps passé, q u ’il d oit l ’interpréter com m e un
ch â tim en t » (3). E t le prêtre apparaît une seconde fois pour pré­
sider à ce ch an gem en t de direction : « C’est vrai, ma brebis, q u el­
q u ’un d oit être cause de ce que tu souffres ; m ais tu es toi-m êm e
cause de to u t cela, tu es toi-m êm e cause de toi-m êm e (4). » Le
prêtre in v en te la n otion du p é c h é : « Le péché est resté ju sq u ’à

(1) GM, n i, 20.


(2) GM, III, 15.
(3) GM, III, 20.
(4) GM, III, 15.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 151

présent l'évén em en t cap ital dans l ’histoire de l ’âm e m alade ;


il représente pour nous le tour d ’adresse le plus n éfaste de l’in ter­
prétation religieuse (1). » Le m ot faute renvoie m a in ten a n t à la
faute que j ’ai com m ise, à m a propre faute, à m a cu lp abilité.
Voilà com m en t la douleur est intériorisée ; conséquence d ’un
péché, elle n ’a plus d ’autre sens q u ’un sens in tim e.
Le rapport du christianism e et du judaïsm e d oit être évalué
de d eu x p oints de vu e. D ’une part, le ch ristianism e est l ’abou­
tissem en t du judaïsm e. Il en poursuit, il en ach ève l ’entreprise.
T oute la puissance du ressen tim en t ab ou tit au D ieu des pauvres
gens, des m alades et des pécheurs. D ans des pages célèbres,
N ietzsch e in siste sur le caractère h aineux de sa in t P aul, sur la
bassesse du N ouveau T estam en t (2). Même la m ort du Christ
est un détour qui ram ène aux valeurs judaïques : par cette m ort,
on instaure une p seu do-opp osition entre l ’am our et la haine,
on rend cet am our plus séducteur com m e s ’il é ta it in dép en d an t
de cette haine, opposé à cette haine, victim e de cette haine (3).
On se cache la vérité que P once P ilate a v a it su découvrir : le
ch ristianism e est la conséquence du judaïsm e, il y trou ve to u tes
ses prém isses, il est seu lem en t la conclusion de ces prém isses. —
Mais il est vrai que, d ’un autre p oin t de vu e, le christianism e
apporte une n ote n ouvelle. Il ne se con ten te pas d ’achever le
ressentim en t, il en change la direction. Il im pose cette in ven tion
nouvelle, la m auvaise conscience. Or, là non plus, on ne croira pas
que la n ouvelle direction du ressentim en t dans la m auvaise
conscience s ’oppose à la direction prem ière. Là encore, il s ’agit
seulem ent d ’une ten ta tio n , d ’une sédu ction supplém entaires.
Le ressentim en t d isait « c ’est ta faute », la m auvaise conscience
dit « c ’est ma faute ». Mais précisém ent le ressentim en t ne s’apaise
pas ta n t que sa contagion n ’est pas répandue. Son b u t est que
to u te la v ie devienne réactive, que les bien portants d evien n en t
m alades. Il ne lui suffit pas d ’accuser, il fau t que l ’accusé se
sente coupable. Or c ’est dans la m auvaise conscience que le
ressentim en t m ontre l ’exem ple, et q u ’il a tte in t le som m et de sa
puissance con tagieu se : en ch an gean t de direction. C’est ma
faute, c ’est ma faute, ju sq u ’à ce que le m onde entier reprenne ce
refrain désolé, ju sq u ’à ce que to u t ce qui est actif dans la v ie
développe ce m êm e sen tim en t de cu lp abilité. E t il n ’y a pas
d ’autres con d itions pour la puissance du prêtre : par n ature, le

(1) GM, m , 20.


(2) AC, 42-43, 46.
(3) GM, I, 8.
152 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

prêtre est celui qui se rend m aître de ceux qui souffrent (1).
En to u t cela, on retrouve l’am bition de N ietzsch e : là où les
d ialecticiens v o ie n t des an tith èses ou des op position s, m ontrer
q u ’il y a des différences plus fines à découvrir, des coordinations
et des corrélations plus profondes à évaluer : non pas la conscience
m alheureuse hégélienne, qui n ’est q u ’un sym p tôm e, m ais la
m auvaise conscience ! La d éfinition du prem ier asp ect de la
m auvaise conscience é ta it : m u l l i p l i c a l i o n de l a d o u l e u r p a r i nt é ­
r i o r i s a t i o n de l a f o r c e . La d éfinition du d eu xièm e asp ect est :
i n t é r i o r i s a t i o n de l a d o u l e u r p a r c h a n g e m e n t de d i r e c t i o n d u r e s s e n ­
t i m e n t . N ous avon s in sisté sur la m anière d on t la m auvaise
conscience prend le relais du ressentim en t. Il fau t in sister aussi
sur le parallélism e de la m auvaise conscience et du ressentim en t.
N on seu lem en t chacune de ces v ariétés a deu x m om ents, to p o ­
logique et typ ologiq u e, m ais le passage d ’un m om en t à l ’autre
fait in tervenir le personnage du prêtre. E t le prêtre a git toujours
par fiction. N ous avons analysé la fiction sur laquelle repose le
renversem ent des valeurs dans le ressentim en t. Mais un problèm e
nous reste à résoudre : sur quelle fiction reposent l’intériorisation
de la douleur, le ch an gem en t de direction du ressentim en t dans
la m auvaise conscience ? Ce problèm e est d ’a u ta n t plus com p lexe
que, selon N ietzsch e, il m et en jeu l ’ensem ble du phénom ène
q u ’on appelle c ul t ure .

11) LA CULTURE ENVISAGÉE


DU POINT DE VUE PRÉHISTORIQUE

C ulture signifie dressage et sélection. N ietzsch e appelle le


m ou vem en t de la culture « m oralité des m œ urs » (2) ; celle-ci
n ’est pas séparable des carcans, des tortures, des m oyen s atroces
qui serven t à dresser l ’hom m e. Mais dans ce dressage v io le n t,
l ’œ il du gén éalogiste d istingu e deu x élém en ts (3) : 1° Ce à quoi
l ’on ob éit, dans un peuple, une race ou une classe, est toujours
h istorique, arbitraire, grotesque, stup id e et borné ; cela repré­
sente le plus sou v en t les pires forces ré a c t i v e s ; 2° Mais dans le
fait q u ’on obéisse à quelque chose, peu im porte à quoi, apparaît
un principe qui dépasse les peuples, les races et les classes. Obéir
à la loi parce que c ’est la loi : la form e de la loi signifie q u ’une

(1) GM, m , 15.


(2) A, 9.
(3) B M , 188.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 153

certaine activité, une certaine force a ctive s ’exerce sur l ’hom m e


et se donne pour tâch e de le dresser. Mê me inséparables dans
l'histoire, ces deux aspects ne d oiv en t pas être confondus : d ’une
part, la pression historique d ’un E ta t, d ’une E glise, etc., sur les
in dividu s q u ’il s ’a git d ’assim iler ; d ’autre part, l ’a ctiv ité de
l’hom m e com m e être générique, l ’a ctiv ité de l ’espèce hum aine
en ta n t q u ’elle s ’exerce sur l ’in dividu com m e tel. D ’où l ’em ploi
par N ietzsch e des m ots « p rim itif », « préhistorique » : la m oralité
des m œ u rs précède l ’histoire universelle (1) ; la culture est l ’a cti­
v ité générique, « le véritab le travail de l ’hom m e sur lui-m êm e
p en dan t la plus longue période de l ’espèce hum aine, to u t son
travail préhistorique..., quel que soit d ’ailleurs le degré de cruauté,
de tyran nie, de stu p id ité et d ’id iotie qui lui est propre » (2).
T oute loi historique est arbitraire, m ais ce qui n ’est pas arbi­
traire, ce qui est préhistorique et générique, c ’est la loi d ’obéir
à des lois. (Bergson retrouvera cette thèse, quand il m ontrera
dans Les deux sources que to u te habitude est arbitraire, m ais
q u ’est naturelle l ’habitude de prendre des h abitud es.)
Préhistorique signifie générique. La culture est l ’a ctiv ité
préhistorique de l ’hom m e. Mais en quoi consiste cette a c tiv ité ?
Il s ’agit toujours de donner à l ’hom m e des h abitud es, de le faire
obéir à des lois, de le dresser. Dresser l’hom m e signifie le form er
de telle m anière q u ’il puisse agir ses forces réactives. L ’a ctiv ité
de la culture s ’exerce en principe sur les forces réactives, leur
donne des h abitud es et leur im pose des m odèles, pour les rendre
aptes à être agies. E n ta n t que telle, la culture s ’exerce dans
plusieurs directions. E lle s ’attaq u e m êm e aux forces réactives de
l’in con scien t, aux forces d igestives et in testin ales les plus sou ter­
raines (régim e alim entaire, et quelque chose d ’analogue à ce
que Freud appellera l’éd u cation des sphincters) (3). Mais son
ob jet principal e st de renforcer la conscience. C ette conscience
qui se d éfin it par le caractère fu g itif des excita tio n s, cette cons­
cience qui s ’appuie elle-m êm e sur la facu lté d ’ou b li, il fa u t lui
donner une con sistan ce et une ferm eté q u ’elle n ’a pas par elle-
m êm e. La culture dote la conscience d ’une n ou velle facu lté qui
s ’oppose en apparence à la faculté d ’oubli : la m ém oire (4). Mais la
m ém oire d on t il s ’agit ici n ’est pas la m ém oire des traces. C ette

(1) A, 18.
(2) GM, II, 2.
(3) EH, II : « Pourquoi je suis si malin. »
(4) GM, II, 1 : « Cet animal nécessairem ent oublieux, pour qui l’oubli est
une force et la m anifestation d ’une santé robuste, s’est créé une faculté
contraire, la mémoire, par quoi dans certains cas, il tiendra l ’oubli en échec. »
154 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

m ém oire originale n ’est plus fonction du passé, m ais fonction


du futur. E lle n ’est pas m ém oire de la sen sib ilité, m ais de la
volon té. E lle n ’est pas m ém oire des traces, m ais des paroles (1).
E lle est facu lté de p rom ettre, en gagem en t de l ’avenir, souvenir
du futur lui-m êm e. Se sou ven ir de la prom esse q u ’on a faite n ’est
pas se rappeler q u ’on l ’a faite à tel m om en t passé, m ais q u ’on
d oit la ten ir à tel m om en t futur. V oilà p récisém ent l ’ob jet sélectif
de la culture : form er un hom m e capable de p rom ettre, donc de
disposer de l ’avenir, un hom m e libre e t puissant. Seul un tel
hom m e est a ctif ; il ag it ses réactions, en lui to u t est actif ou agi.
La facu lté de prom ettre est l'effet de la culture com m e a ctiv ité
de l ’hom m e sur l ’hom m e ; l ’h om m e qui p eu t prom ettre est le
p rod uit de la culture com m e a ctiv ité générique.
N ous com prenons pourquoi la culture ne recule en principe
d ev a n t aucune violen ce : « P eu t-être n ’y a -t-il rien de plus terrible
e t de plus in q u iéta n t dans la préhistoire de l ’hom m e que sa m n é­
m otech n iq u e... Cela ne se p assait jam ais sans su pplices, sans
m artyres n i sacrifices san glants, quand l ’hom m e ju g ea it n éces­
saire de se créer une m ém oire (2). » A v a n t d ’arriver au but
(l’hom m e libre, a ctif e t p uissant), com bien de supplices son t
nécessaires pour dresser les forces réactives, pour les contraindre
à être agies. La culture a toujours em p loyé le m oyen su iv a n t :
elle a fait de la douleur un m oyen d ’échange, une m onnaie,
un éq u ivalen t ; p récisém ent l ’e x a c t éq u iv a len t d ’un oubli,
d ’un dom m age causé, d ’une prom esse non ten ue (3). La
culture rapportée à ce m oyen s ’appelle j u s t i c e ; ce m oyen lui-
m êm e s ’appelle c h â t i m e n t . D om m age causé = douleur subie,
voilà l ’éq u ation du ch â tim en t qui d éterm ine un rapport de
l ’hom m e avec l ’h om m e. Ce rapport entre les hom m es est d éter­
m iné, d ’après l ’éq u ation , com m e r a p p o r t d ’u n c r é a n c i e r et d ’u n
d é b i t e u r : la ju stice rend l ’hom m e r e s p o n s a b l e d ’u n e dette. Le
rapport créancier-débiteur exprim e l ’a ctiv ité de la culture dans
son processus de dressage ou de form ation. C orrespondant à
l ’a ctiv ité préhistorique, ce rapport lui-m êm e est le rapport de
l ’hom m e avec l ’hom m e, « le plus p rim itif entre in d ivid u s »,

(1) GM, II, 1. — Sur ce point, la ressemblance entre Freud et Nietzsche


se confirme. Freud attribue au « préconscient » des traces verbales, distinctes
des traces m ném iques propres au systèm e inconscient. Cette distinction lui
perm et de répondre à la question : « Comment rendre (pré)conscients des élé­
m ents refoulés ? » La réponse est : « En rétablissant ces membres interm é­
diaires préconscients que sont les souvenirs verbaux. » La question de Nietzsche
s’énoncerait ainsi : com m ent est-il possible « d ’agir » les forces réactives ?
(2) GM, II, 3.
(3) GM, II, 4.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 155

antérieur m êm e « au x origines de n ’im porte quelle organisation


sociale » (1). B ien p lus, il sert de m odèle « au x com p lexions
sociales les plus p rim itives et les plus grossières ». C’est dans le
crédit, non dans l ’échange, que N ietzsch e v o it l ’archétype de
l’organ isation sociale. L ’hom m e qui paie par sa douleur le d o m ­
mage q u ’il cause, l ’hom m e ten u pour responsable d ’une d ette,
l ’hom m e traité com m e responsable de ses forces réactives : voilà
le m oyen m is en œ uvre par la culture pour parvenir à son but. —
N ietzsche nous présente donc la lignée gén étiq ue su iv a n te :
1° La culture com m e a ctiv ité préhistorique ou générique, en tre­
prise de dressage e t de sélection ; 2° Le m oyen m is en œ uvre par
cette a c tiv ité , l ’éq u ation du ch âtim en t, le rapport de la d ette,
l’hom m e responsable ; 3° Le p rod uit de cette a ctiv ité : l ’hom m e
actif, libre e t puissant, l ’hom m e qui p eu t prom ettre.

12) LA CULTURE ENVISAGÉE


DU POINT DE VUE POST-HISTORIQUE

Nous posions un problèm e con cern ant la m auvaise conscience.


La lign e gén étiq u e de la culture ne sem ble n u llem en t nous
rapprocher d ’une solu tion . A u contraire : la con clusion la plus
évid en te est que ni la m auvaise con scien ce, ni le ressentim en t
n’in terv ien n en t dans le processus de la culture et de la ju stice.
« La m auvaise conscience, cette p lante la plus étrange e t la plus
in téressan te de notre flore terrestre, n ’a pas sa racine dans
ce sol-là (2). » D ’une part, la ju stice n ’a n ullem en t pour origine la
vengeance, le ressentim en t. Il arrive à des m oralistes, m êm e à
des socialistes, de faire dériver la ju stice d ’un se n tim en t réactif :
sen tim en t de l'offense ressentie, esprit de ven gean ce, réaction
justicière. Mais une telle d érivation n ’exp liq u e rien : resterait à
m ontrer com m en t la douleur d ’autrui p eu t être une sa tisfa ctio n
de la ven gean ce, une réparation pour la ven gean ce. Or on ne
com prendra jam ais la cruelle éq u ation dom m age causé — d o u ­
leur su bie, si l ’on n ’in trod u it pas un troisièm e term e, le plaisir
q u ’on éprouve à infliger une douleur ou à la con tem pler (3). Mais

(1) GM, II, 8. — Dans la relation créancier-débiteur « la personne s ’oppo­


sera pour la première fois à la personne, se m esurant de personne à personne ».
(2) GM, II, 14.
(3) GM, II, 6 : « Celui qui, lourdem ent, introduit ici l’idée de vengeance,
ne fait que rendre les ténèbres plus épaisses au lieu de les dissiper. La ven ­
geance ramène au môme problème : com m ent faire souffrir peut-il être une
réparation ? * Voici ce qui manque à la plupart des théories : montrer de quel
point de vue « faire souffrir » fait plaisir.
156 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

ce troisièm e term e, sens extern e de la douleur, a lui-m êm e une


to u t autre origine que la ven gean ce ou la réaction : il renvoie
à un p o in t de vu e actif, à des forces activ es, qui se d on n en t pour
tâche e t pour plaisir de dresser les forces réactives. La ju stice
est l ’a c tiv ité générique qui dresse les forces réactives de l ’hom m e,
qui les rend ap tes à être agies et tie n t l ’hom m e pour responsable
de ce tte ap titu d e elle-m êm e. On opposera à la ju stice la m anière
d ont le ressen tim en t, puis la m auvaise conscience se form ent :
par le triom phe des forces réactives, par leur in a p titu d e à être
agies, par leur haine de to u t ce qui est actif, par leur résistance,
par leur in ju stice foncière. A ussi bien le ressentim en t, loin d ’être
à l ’origine de la ju stice, « est le dernier dom aine conquis par
l ’esprit de ju stic e... L ’hom m e actif, agressif, m êm e v io lem m en t
agressif, est encore cen t fois plus p rêt de la ju stice que l ’hom m e
réactif » (1).
E t pas plus que la ju stice n ’a le ressen tim en t pour origine,
le ch â tim en t n ’a pour produit la m auvaise conscience. Quelle
que so it la m u ltip licité des sens du ch âtim en t, il y a toujours un
sens que le ch â tim en t n ’a pas. Le ch â tim en t n ’a pas la propriété
d ’éveiller chez le coupable le sen tim en t de la faute. « Le v é r i­
tab le rem ords e st ex cessiv em en t rare, en p articu lier chez les
m alfaiteurs e t les crim inels ; les prisons, les bagnes ne son t pas
les en d roits propices à l ’éclosion de ce ver rongeur... E n thèse
générale, le ch â tim en t refroidit e t en d urcit ; il concentre ; il
aiguise les sen tim en ts d ’aversion ; il au gm ente la force de résis­
tance. S ’il arrive q u ’il brise l ’énergie e t am ène une p itoyab le
prostration, une h u m iliation volon taire, un tel résu lta t est
certain em en t encore m oins éd ifian t que l ’efïet m oy en du c h â ti­
m en t : c ’est le plus gén éralem ent une gravité sèche e t m orne. Si
nous nous reportons m ain ten a n t à ces m illiers d ’années qui
p r é c è d e n t l ’h istoire de l ’h om m e, nous prétendrons h ard im ent que
c ’est le ch â tim en t qui a le plus p u issam m en t retardé le d év elo p p e­
m en t du se n tim en t de cu lp ab ilité, du m oins chez les v ictim es
des au torités répressives (2). » On opposera p o in t par p o in t l ’éta t
de la culture où l ’h om m e, au p rix de sa douleur, se sen t resp on ­
sable de ses forces réactives, e t l ’é ta t de la m auvaise conscience où
l ’hom m e, au contraire, se sen t coupable pour ses forces a ctiv es
et les ressent com m e coupables. D e quelque m anière que nous
considérions la culture ou la ju stic e, p a rto u t nous y v o y o n s

(1) GM, II, 11 :« Le droit sur terre est précisém ent l ’em blèm e de la lu tte
contre les sentim ents réactifs, de la guerre que livrent à ces sentim ents les
puissances actives et agressives. »
(2) GM, II, 14.
I ! / A S S EN T I ME NT E T CONSCIENCE 157

l'exercice d ’une a ctiv ité form atrice, le contraire du ressentim ent,


ilr la m auvaise conscience.
C ette im pression se renforce encore si nous considérons le
produit de l ’a ctiv ité culturelle : l’hom m e actif et libre, l ’hom m e
*1ui p eu t prom ettre. De m êm e que la culture est l ’élém en t préhis­
torique de l ’hom m e, le produit de la culture est l ’élém en t p ost-
historique de l ’hom m e. « P laçons-nous au b ou t de l’énorm e
processus, à l’endroit où l ’arbre m ûrit enfin ses fruits, où la
société et sa m oralité des m œ urs p résen tent enfin ce pourquoi
■■Iles n ’éta ien t que des m oyen s ; et nous trouverons que le fruit
le plus m ûr de l’arbre est l'individu souverain, l ’in dividu qui
n’est sem blable q u ’à lui-m êm e, l ’individu affranchi de la m oralité
d es m œurs, l ’in dividu autonom e e t super-m oral (car autonom e
«■(. m oral s ’exclu en t), bref l ’hom m e à la v olon té propre, in d é­
pendante et p ersistante, l ’hom m e qui p eu t p rom ettre... (1). »
N ietzsche nous apprend ici q u ’il ne faut pas confondre le produit
de la culture avec son m oyen. L ’activ ité générique de l ’hom m e
con stitue l ’hom m e com m e responsable de ses forces réactives :
rrsponsabilité-delle. Mais cette responsabilité n ’est q u ’un m oyen
de dressage et de sélection : elle m esure p rogressivem ent l’apti-
I ude des forces réactives à être agies. Le produit fini de l ’a ctiv ité
générique n ’est n ullem en t l ’hom m e responsable lui-m êm e ou
l ’hom m e m oral, m ais l ’hom m e autonom e et super-m oral, c ’est-à-
dire celui qui agit effectivem en t ses forces réactives e t chez qui
Imites les forces réactives son t agies. Celui-là seul « p eu t » pro­
m ettre, p récisém ent parce q u ’il n ’est plus responsable d ev a n t
aucun tribunal. Le produit de la culture n ’est pas l ’hom m e qui
obéit à la loi, m ais l ’in dividu souverain et législateu r qui se
ih'finit par la puissance sur soi-m êm e, sur le destin , sur la loi :
le libre, le léger, l'irresponsable. Chez N ietzsch e la n otion de
responsabilité, m êm e sous sa form e supérieure, a la valeur lim itée
d ’un sim ple m oyen : l’in dividu au ton om e n ’est plus responsable
ih‘ ses forces réactives d evan t la ju stice, il en est le m aître, le
souverain, le législateur, l ’auteur e t l’acteur. C’est lui qui parle,
il n ’a plus à répondre. La resp onsab ilité-d ette n ’a pas d ’autre sens
actif que de disparaître dans le m ou vem en t par lequel l ’hom m e
se libère : le créancier se libère parce q u ’il participe au droit des
m aîtres, le débiteur se libère, m êm e au prix de sa chair et de sa
douleur ; tou s deu x se libèrent, se dégagen t du processus qui les
a dressés (2). Tel est le m ou vem en t général de la culture : que le

(1) GM, II, 2.


(2) GM, II, 5, 13 et 21.
G. D E LEU Z E G
158 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

m oyen disparaisse dans le produit. La responsabilité com m e


responsabilité d evan t la loi, la loi com m e loi de la ju stice, la
ju stice com m e m oyen de la culture, to u t cela d isparaît dans le
produit de la culture elle-m êm e. La m oralité des m œ urs p rod uit
l’hom m e affranchi de la m oralité des m œ urs, l ’esprit des lois
produit l ’hom m e affranchi de la loi. C’est pourquoi N ietzsch e
parle d ’une au to-destru ction de la justice (1). La culture est
l ’a ctiv ité générique de l ’hom m e ; m ais tou te cette a ctiv ité éta n t
sélective, elle produit l ’in d iv id u com m e son b ut final où le
générique est lui-m êm e supprim é.

13) LA CULTURE ENVISAGÉE


DU POINT DE VUE HISTORIQUE

N ous avons fait com m e si la culture allait de la préhistoire à la


post-histoire. N ous l’avons considérée com m e une a ctiv ité gén é­
rique qui, par un long travail de préhistoire, arrivait à l ’individu
com m e à son produit post-historiq ue. E t en effet, c ’est bien là son
essence, conform e à la supériorité des forces activ es sur les forces
réactives. Mais nous avons négligé un p o in t im portan t : le triom phe,
en fait, des forces inférieures et réactives. N ous avons négligé
l ’histoire. De la culture nous devons dire à la fois q u ’elle a disparu
depuis lon gtem p s et q u ’elle n ’a pas encore com m encé. L ’a ctiv ité
générique se perd dans la n u it du passé, com m e son produit,
dans la n u it du futur. La culture dans l ’histoire reçoit un sens
très différent de sa propre essence, éta n t capturée par des forces
étrangères d ’une to u t autre nature. L ’a ctiv ité générique dans
l ’histoire ne se sépare pas d ’un m ou vem en t qui la dénature, et
qui dénature son produit. B ien plus, l’histoire est cette dénatura­
tion m êm e, elle se confond avec la « dégénérescence de la culture ».
—■A la p lace de l’activ ité générique, l ’histoire nous présente des
races, des peuples, des classes, des E glises et des E ta ts. Sur l ’a cti­
v ité générique se greffrent des organisations sociales, des asso­
ciation s, des com m un autés de caractère réactif, parasites qui
v ie n n en t la recouvrir et l ’absorber. A la faveur de l ’a ctiv ité
générique, d ont elles faussent le m ou vem en t, les forces réactives
form en t des collectiv ités, ce que N ietzsch e appelle des « trou­
p eau x » (2). — A la place de la ju stice et de son processus d ’auto-

(1) GM, II, 10 : La justice « finit, comme toute chose excellente en ce


monde, par se détruire elle-m êm e ».
(2) GM, III, 18.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 159

destruction, l ’histoire nous présente des sociétés qui ne v eu len t


pas périr e t qui n ’im agin en t rien de supérieur à leurs lois. Quel
est l ’E ta t qui écouterait le conseil de Z arathoustra : « L aissez-
vous donc renverser (1) »? La loi se confond dans l ’histoire avec
le contenu qui la d éterm ine, contenu réactif qui la leste et
l’em pêche de disparaître, sauf au profit d ’autres contenus, plus
stup id es et plus pesants. — Au lieu de l ’individu souverain com m e
produit de la culture, l ’histoire nous présente son propre produit,
l’hom m e dom estiqu é, dans lequel elle trou ve le fam eux sens de
l’histoire : « l ’avorton sublim e », « l ’anim al grégaire, être docile,
m aladif, m édiocre, l ’E uropéen d ’aujourd’hui » (2). — T oute la
violence de la culture, l’histoire nous la présente com m e la
propriété légitim e des p euples, des E ta ts et des E glises, com m e la
m an ifestation de leur force. E t en fait, tous les procédés de
dressage son t em p loyés, m ais retournés, détournés, renversés.
Une m orale, une E glise, un E ta t son t encore des entreprises de
sélection, des théories de la hiérarchie. D ans les lois les plus stu ­
pides, dans les com m unautés les plus bornées, il s ’agit encore de
dresser l ’hom m e et de faire servir ses forces réactives. Mais les
faire servir à quoi ? Opérer quel dressage, quelle sélection ? On
se sert des procédés de dressage, m ais pour faire de l ’hom m e
l ’anim al grégaire, la créature docile et d om estiquée. On se sert
des procédés de sélection, m ais pour briser les forts, pour trier
les faibles, les souffrants ou les esclaves. La sélection et la hiérar­
chie son t m ises à l ’envers. La sélection d evien t le contraire de
ce q u ’elle é ta it du p oin t de vu e de l ’a ctivité ; elle n ’est plus q u ’un
m oyen de conserver, d ’organiser, de propager la vie réactive (3).
L ’histoire apparaît donc com m e l ’acte par lequel les forces
réactives s ’em parent de la culture ou la d étournent à leur profit.
Le triom phe des forces réactives n ’est pas un accid en t dans l’his­
toire, m ais le principe e t le sens de « l’histoire universelle. » C ette
idée d ’une dégénérescence historique de la culture occupe, dans
l ’œ uvre de N ietzsch e, une place prédom inante : elle servira d ’ar­
gu m ent dans la lu tte de N ietzsch e contre la p hilosophie de
l’histoire et contre la dialectique. Elle inspire la d éception de
N ietzsche : de « grecque » la culture d evien t « allem ande »... Dès
les Considérations inactuelles, N ietzsch e essaie d ’expliquer pour­
quoi et com m en t la culture passe au service des forces réactives
qui la d én atu rent (4). Plus profondém ent Z arathoustra développe

(1) Z, II, « Des grands événem ents ».


(2) B M , 62. — GM, I, 11.
(3) GM, III, 13-20. — B M , 62.
(4) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 6. — Nietzsche explique le
160 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

un sym bole obscur : le chien de feu (1). Le chien de feu est l ’im age
de l ’a ctiv ité générique, il exprim e le rapport de l ’hom m e avec
la terre. Mais ju stem en t la terre a d eu x m aladies, l ’hom m e et
le chien de feu lui-m êm e. Car l ’hom m e est l ’hom m e d om estiqué ;
l ’a ctiv ité générique est l ’a ctiv ité déform ée, dénaturée, qui se
m et au service des forces réactives, qui se confond avec l ’E glise,
avec l ’E ta t. — « Eglise ? c ’est une espèce d ’E ta t e t l ’espèce la
plus m ensongère. Mais tais-toi, chien h ypocrite, tu connais ton
espèce m ieu x que personne ! l ’E ta t est un chien h ypocrite com m e
toi-m êm e ; com m e toi, il aim e à parler en fum ée et en hurlem ents,
pour faire croire com m e toi que sa parole sort des entrailles des
choses. Car l ’E ta t v e u t ab solum ent être la bête la plus im p or­
tan te sur terre ; et on le croit. » — Zarathoustra en appelle à un
autre chien de feu : « Celui-là parle réellem ent du cœ ur de la
terre. » E st-ce encore l ’a ctiv ité générique ? Mais, cette fois, l’a c ti­
v ité générique saisie dans l ’élém en t de la préhistoire, auquel
correspond l ’hom m e en ta n t q u ’il e st produit dans l ’élém en t
de la post-histoire ? Même insuffisante, cette in terp rétation d oit
être en visagée. D ans les Considérations inactuelles, N ietzsch e
m e tta it déjà sa confiance dans « l ’élém en t non historique et
supra-historique de la culture » (ce q u ’il ap pelait le sens grec de
la culture) (2).
A vrai dire, il y a un certain nom bre de q uestions auxquelles
nous ne pouvons pas encore répondre. Quel est le sta tu t de ce
double élém en t de la culture ? A -t-il une réalité ? E st-il autre
chose q u ’une « vision » de Z arathoustra ? La culture ne se sépare
pas dans l ’histoire du m ou vem en t qui la dénature et la m et au
service des forces réactives ; m ais la culture ne se sépare pas
d avan tage de l ’histoire elle-m êm e. L ’a ctiv ité de la culture, l ’a c­
tiv ité générique de l ’hom m e : n ’est-ce pas une sim ple idée ?
Si l’hom m e est essen tiellem en t (c’est-à-dire génériquem ent) un
être r é a c t i f , com m en t pourrait-il avoir, ou m êm e avoir eu dans
une préhistoire, une a c t i v i t é générique ? C om m ent un hom m e actif
pourrait-il apparaître, m êm e dans une p ost-histoire ? Si l ’hom m e
e st essen tiellem en t réactif, il sem ble que l ’a ctiv ité d oive concerner
un être différent de l ’hom m e. Si l ’hom m e au contraire a une a c ti­
v ité générique, il sem ble q u ’elle ne puisse être déform ée que de
m anière accid en telle. Pour le m om ent, nous p ouvons seulem ent

détournem ent de la culture en invoquant « trois égoïsmes » : L’égoïsme des


acquéreurs, l’égoïsme de VEtat, l’égoïsm e de la science.
(1) Z, II, « Des grands événem ents ».
(2) Co. In., I, « De l ’utilité et de l ’inconvénient des études historiques *,
10 et 8.
R E S SE N TIM E N T ET CONSCIENCE 161

recenser les th èses de N ietzsch e, rem etta n t à plus tard le soin


d ’en chercher la sign ification : l ’hom m e est essen tiellem en t
réactif ; il n ’y en a pas m oins une a ctiv ité générique de l ’hom m e,
m ais n écessairem en t déform ée, ratan t n écessairem en t son but,
ab o u tissan t à l ’hom m e dom estiqu é ; ce tte a ctiv ité d o it être
reprise sur un autre plan, plan sur lequel elle produit, m ais
produit autre chose que l ’h om m e...
T ou tefois, il est déjà possible d ’exp liq u er pourquoi l ’a ctiv ité
générique tom b e n écessairem en t dans l ’histoire e t tourne au
profit des forces réactives. Si le schém a des Considérations inac-
Inelles est insuffisant, l ’œ uvre de N ietzsch e présente d ’autres
directions dans lesquelles une solu tion p eu t être trou vée. L ’a c ti­
v ité de la culture se propose de dresser l ’hom m e, c ’est-à-dire de
rendre les forces réactives aptes à servir, à être agies. Mais, en
cours de dressage, cette ap titu d e à servir reste profondém ent
am biguë. Car elle p erm et en m êm e tem ps aux forces réactives
de se m ettre au service d ’autres forces réactives, de donner à
celles-ci une apparence d ’a ctiv ité , une apparence de ju stice, de
former avec elles une fiction qui l ’em porte sur les forces actives.
On se rappelle que dans le ressentim en t, certaines forces réactives
em p êchaient d ’autres forces réactives d ’être agies. La m au­
vaise conscience em ploie pour la m êm e fin des m oy en s presque
contraires : dans la mauvaise conscience, des forces réactives se
servent de leur aptitude à être agies pour donner à d ’autres forces
réactives un air d ’agir. Il n ’y a pas m oins de fiction dans ce procédé
que dans le procédé du ressentim en t. C ’est ainsi que se forment,
à la faveur de l ’activité générique, des associations de forces réactives.
Celles-ci se greffent sur l ’a ctiv ité générique e t la d étournent
n écessairem ent de son sens. Les forces réactives tro u v en t à la
faveur du dressage une occasion prodigieuse : l ’occasion de
s ’associer, de form er une réaction collective u surpan t l ’a ctiv ité
générique.

14) M AUVAISE CONSCIENCE,


RESPONSABILITÉ, CULPABILITÉ

Quand les forces réactives se greffent ainsi sur l ’a ctiv ité


générique, elles en in terrom p en t la « lignée ». Là encore une
projection in te rv ien t : c ’est la d ette, c ’est la relation créancier-
débiteur qui est projetée, et qui change de nature dans cette
projection. Du p o in t de vu e de l ’a ctiv ité générique, l ’hom m e
cl ait ten u pour responsable de ses forces réactives ; ses forces
réactives elles-m êm es éta ie n t considérées com m e responsables
162 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

d ev a n t un tribunal actif. M aintenant, les forces réactives pro­


fiten t de leur dressage pour form er une association com plexe
avec d ’autres forces réactives : elles se sen ten t responsables
d ev a n t ces autres forces, ces autres forces se se n ten t juges et
m aîtresses des prem ières. L ’association des forces réactives
s ’accom pagne ainsi d ’une transform ation de la d ette ; celle-ci
d evien t d ette envers « la d iv in ité », envers « la société », envers
« l ’E ta t », envers des in stan ces réactives. T ou t se passe alors
entre forces réactives. La d ette perd le caractère actif par lequel
elle p articip ait à la lib ération de l ’hom m e : sous sa n ouvelle
form e, elle e st in ép uisable, i m p a y a b l e . « Il faudra que la pers­
pective d ’une libération d éfin itive disparaisse une fois pour tou tes
dans la brume p essim iste, il faudra que le regard désespéré se
décourage d evan t une im p ossib ilité de fer, il faudra que ces
n otion s de d ette et de d evoir se retournent. Se retournent contre
qui donc ? II n ’y a aucun doute : en prem ier lieu contre le d éb i­
teur... en dernier lieu contre le créancier (1). » Q u’on ex am in e ce
que le ch ristianism e appelle « rachat ». Il ne s ’a g it plus d ’une
libération de la d ette, m ais d ’un ap profon dissem en t de la d ette.
II ne s ’agit plus d ’une douleur par laquelle on paie la d ette, m ais
d ’une douleur par laquelle on s ’y enchaîne, par laquelle on se
sen t d éb iteur pour toujours. La douleur ne paie plus que les
in térêts de la d ette ; la d o u l e u r est i nt é r i o r i s é e , l a r e s p o n s a b i l i t é -
dett e est d e v e n u e r e s p o n s a b i l i t é - c u l p a b i l i t é . Si bien q u ’il faudra que
le créancier lui-m êm e prenne la d ette à son com pte, q u ’il prenne
sur soi le corps de la d ette. Coup de génie du ch ristianism e, d it
N ietzsch e : « D ieu lui-m êm e s ’offrant en sacrifice pour payer les
d ettes de l ’h om m e, Dieu se p ayan t à lui-m êm e, D ieu parven an t
seul à libérer l ’hom m e de ce qui, pour l ’hom m e m êm e, est devenu
irrém issible. »
On verra une différence de n ature entre les deu x form es de
responsabilité, la resp on sab ilité-d ette e t la resp onsab ilité-culp a­
bilité. L ’une a pour origine l ’a c tiv ité de la culture ; elle est
seu lem en t le m oyen de cette a ctiv ité , elle d évelopp e le sens
extern e de la douleur, elle d oit disparaître dans le p rod uit pour
faire place à la belle irresponsabilité. T ou t dans l ’autre e st réactif :
elle a pour origine l ’accusation du ressentim en t, elle se greffe sur
la culture e t la détourne de son sens, elle entraîne elle-m êm e un
ch an gem en t de direction du ressen tim en t qui ne cherche plus
un coupable au-dehors, elle s ’éternise en m êm e tem ps q u ’elle
intériorise la douleur. — N ous disions : le prêtre est celui qui

(1) GM, II, 21.


RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 163

intériorise la douleur en ch an gean t la direction du ressentim en t ;


par là, il donne une form e à la m auvaise conscience. N ous
dem andions : com m en t le ressentim en t p eu t-il changer de
direction to u t en gardant ses propriétés de haine et de ven gean ce ?
La longue an alyse p récédente nous donne les élém en ts d ’une
réponse : 1° A la faveur de l ’a ctiv ité générique et usurpant cette
a ctiv ité, les forces réactives co n stitu en t des associations (trou­
peaux). C ertaines forces réactives on t l ’air d ’agir, d ’autres
servent de m atière : « P artou t où il y a des trou p eau x, c ’est
l’in stin ct de faiblesse qui les a vou lu s, l ’habileté du prêtre qui
les a organisés » (1) ; 2° C’est dans ce m ilieu que la m auvaise
conscience prend form e. A b straite de l ’a ctiv ité générique, la
d ette se p rojette dans l ’association réactive. La d ette d ev ien t la
relation d ’un débiteur qui n ’en finira pas de payer, e t d ’un créan­
cier qui n ’en finira pas d ’épuiser les in térêts de la d ette : « D ette
envers la d ivin ité. » La douleur du débiteur est intériorisée, la
responsabilité de la d ette d ev ien t un sen tim en t de cu lp abilité.
C’est ainsi que le prêtre arrive à changer la direction du ressen­
tim en t : nous, êtres réactifs, n ’avon s pas à chercher de coupable
au-dehors, nous som m es tou s coupables envers lui, envers
l ’Eglise, envers D ieu (2) ; 3° Mais le prêtre n ’em poisonne pas seu le­
m ent le troupeau, il l’organise, il le défend. Il in ven te les m oyens
qui nous fon t supporter la douleur m ultip liée, intériorisée. Il
rend v iv a b le la cu lp abilité q u ’il in jecte. Il nous fa it participer à
une apparente a ctiv ité , à une apparente ju stice, le service
de D ieu ; il nous i nt é r e s s e à l ’association, il éveille en nous « le
désir de voir prospérer la com m unauté » (3). N otre insolence de
dom estiques sert d ’an tid ote à notre m auvaise conscience. Mais
su rtou t le ressentim en t, en ch an gean t de direction, n ’a rien perdu
de ses sources de satisfaction , de sa virulence ni de sa haine contre
tes a ut r e s . C’est m a faute, voilà le cri d ’am our par lequ el, nouvelles
sirènes, nous attirons les autres et les détournons de leur chem in.
En ch an gean t la direction du ressentim en t, les hom m es de la
m auvaise conscience o n t trou vé le m oyen de m ieu x satisfaire
la ven gean ce, de m ieu x répandre la contagion : « Ils so n t eux-
m êm es prêts à faire expier, ils on t soif de jouer le rôle de bour­
reaux... (4) » ; 4° On rem arquera en to u t ceci que la form e de la

(1) GM, III, 18.


(2) GM, II, 20-22.
(3) GM, III, 18-19.
(4) GM, III, 14 : « Ils passent au milieu de nous comme de vivants
reproches, comme s ’ils voulaient servir d ’avertissem ent — comme si la santé,
la robustesse, la fierté, le sentim ent de la puissance étaient sim plem ent des
vices q u ’il faudrait expier, am èrement expier ; car, au fond, ils sont eux-
164 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

m auvaise conscience im plique une fiction, non m oins que la


forme du ressentim en t. La m auvaise conscience repose sur le
détournem ent de l ’a ctiv ité générique, sur l ’usurpation de cette
activ ité, sur la p r o j e c t i o n de la d ette.

15) V ID É A L ASCÉTIQUE
E T L'ESSENCE DE LA RELIGION

Il arrive que N ietzsch e fasse com m e s ’il y a v a it lieu de dis­


tinguer deux et m êm e plusieurs ty p es de religions. En ce sens,
la religion ne serait pas essen tiellem en t liée au ressentim en t ni à
la m auvaise conscience. D ion ysos est un D ieu. « Je ne saurais
guère douter q u ’il n ’y a it de nom breuses v ariétés de dieux.
Il n ’en m anque pas qui sem b len t inséparables d ’un certain
alcyonism e, d ’une certaine insouciance. Les pieds légers font
p eu t-être partie des attribu ts de la d ivin ité (1). » N ietzsch e ne
cesse pas de dire q u ’il y a des d ieu x actifs et affirm atifs, des
religions actives et affirm atives. T ou te sélection im plique une
religion. S u ivan t la m éthod e qui lui est chère, N ietzsch e reconnaît
une pluralité de sens à la religion, d ’après les forces diverses
qui p eu ven t s’en em parer : aussi y a-t-il une religion des forts,
d on t le sens est profondém ent sélectif, éd u catif. Bien plus, si
l’on considère le Christ com m e ty p e personnel en le d istin gu an t
du christianism e com m e ty p e collectif, il fa u t reconnaître à quel
p oin t le Christ m an q u ait de ressentim en t, de m auvaise cons­
cience ; il se d éfinit par un jo y eu x m essage, il nous présente une
v ie qui n ’est pas celle du christianism e, a u ta n t que le ch ristia­
nism e une religion qui n ’est pas celle du Christ (2).
Mais ces rem arques typ ologiq u es risqu en t de nous cacher
l ’essen tiel. N on que la typ ologie ne soit pas l ’essen tiel, m ais il

mêmes prêts à faire expier, ils ont soif de jouer un rôle de bourreaux ! Parmi
eux, il y a quantité de vindicatifs déguisés en juges, ayant toujours à la bouche,
une bouche aux lèvres pincées, de la bave em poisonnée qu’ils appellent justice
et qu’ils sont toujours prêts à lancer sur tout ce qui n ’a pas l ’air m écontent,
sur tout ce qui, d ’un cœur léger, suit son chem in. »
(1) VP, IV, 580.
(2) La religion des forts et sa signification sélective : B M , 61. — Les reli­
gions affirmatives et actives, qui s’opposent aux religions nihilistes et réac­
tives : V P , I, 332, et AC, 16. — Sens affirmatif du paganisme comme religion :
VP, IV, 464. — Sens actif des dieux grecs : GM, II, 23. — Le bouddhism e, reli­
gion nihiliste, mais sans esprit de vengeance ni sentim ent de faute : AC, 20-23,
VP, I, 342-343. — Le type personnel du Christ, absence de ressentim ent, de
m auvaise conscience et d idée de péché : AC, 31-35, 40-41. — La fameuse for­
mule par laquelle Nietzsche résume sa philosophie de la religion : « Au fond,
seul le Dieu moral est réfuté », VP, III, 482 ; III, 8. — C’est sur tous ces textes
que s’appuient les com m entateurs qui veulent faire de l ’athéism e de Nietzsche
un athéism e tempéré, ou même qui veulent réconcilier N ietzsche avec Dieu.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 165

n’y a de bonne typ ologie que celle qui tien t com pte du principe
su ivan t : le degré supérieur ou l ’affinité des forces. (« En to u te
chose, seuls les degrés supérieurs im portent. ») La religion a
au tan t de sens q u ’il y a de forces capables de s ’en em parer. Mais
la religion elle-m êm e est une force en affinité plus ou m oins
grande avec les forces qui s ’en em parent ou d on t elle s ’em pare
elle-m êm e. T an t que la religion est tenue par des forces d ’une
autre nature, elle n ’a tte in t pas son degré supérieur, le seul qui
im porte, où elle cesserait d ’être un m oyen. Au contraire, quand
elle est conquise par des forces de m êm e nature ou bien quand,
grandissante, elle s ’em pare de ces forces et secoue le joug de
celles qui la d om in aient dans son enfance, alors elle découvre
sa propre essence avec son degré supérieur. Or, chaque fois que
N ietzsch e nous parle d ’une religion a ctive, d ’une religion des
forts, d ’une religion sans ressen tim en t ni m auvaise conscience,
il s ’a g it d ’un é ta t où la religion se trou ve p récisém ent subjuguée
par des forces d ’une to u t autre nature que la sienne et ne p eu t
pas se dém asquer : la religion com m e « procédé de sélection e t
d ’éd u cation entre les m ains des p hilosophes » (1). Même avec
le Christ, la religion com m e croyance ou com m e foi reste en tiè­
rem ent subjuguée par la force d ’une pratique, qui donne seule
« le sen tim en t d ’être d ivin » (2). En revanche, quand la religion
arrive à « agir sou verainem ent par elle-m êm e », quand c ’est aux
autres forces d ’em prunter un m asque pour survivre, on le paie
toujours « d ’un prix lourd e t terrible », en m êm e tem ps que la
religion trou ve sa propre essence. C’est pourquoi, selon N ietzsch e,
la r e l i g i o n d ' u n e p a r t et d ' a u t r e p a r t l a m a u v a i s e c o n s c i e n c e , le
r e s s e n t i m e n t , s o n t e s s e n t i e l l e m e n t l iés. E n visagés dans leur é ta t
brut, le ressen tim en t et la m auvaise conscience représen tent les
forces réactives, qui s ’em parent des élém en ts de la religion pour
les libérer du jou g où les forces actives les m ain ten aien t. D ans
leur é ta t form el, le ressen tim en t e t la m auvaise conscience
représen tent les forces réactives que la religion conquiert elle-
m êm e et d évelopp e en exerçan t sa n ou velle sou veraineté. R essen-
tim en t e t m au vaise con scien ce, tels son t les degrés supérieurs
de la religion com m e telle. L ’in ven teu r du ch ristianism e n ’est
pas le Christ, m ais sa in t P aul, l ’hom m e de la m au vaise co n s­
cience, l ’h om m e du ressen tim en t. (La q uestion « Qui ? » a p p li­
quée au ch ristianism e (3).)

( 1) BM, 62.
(2) AC, 33.
(3) AC, 42 : « Le joyeux message fut suivi de près par le pire de tous : celui
,1e saint Paul. En saint Paul s’incarne le type contraire du joyeux messager, le
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RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 161

La religion n ’est pas seu lem en t une force. Jam ais les forces
réactives ne triom pheraient, p ortan t la religion ju sq u ’à son degré
supérieur, si la religion de son côté n ’é ta it anim ée par une v o lo n té,
v o lon té qui m ène les forces réactives au triom phe. A u-delà du
ressentim en t et de la m auvaise con scien ce, N ietzsch e traite de
l’idéal ascétiqu e, troisièm e étap e. Mais aussi bien l ’i d é a l as c é t i que
ét ai t p r é s e n t dè s le d é b u t . S u ivan t un prem ier sens, l ’idéal ascétique
désigne le com p lexe du ressentim en t et de la m auvaise conscience :
il croise l ’un avec l ’autre, il renforce l ’un par l ’autre. En second
lieu, il exp rim e l’ensem ble des m oyen s par lesquels la m aladie
du ressentim en t, la souffrance de la m auvaise con scien ce d ev ie n ­
nen t viva b les, bien plus, s ’organ isent e t se prop agen t ; le prêtre
ascétique e st à la fois jardinier, éleveur, berger, m édecin. E nfin,
et c ’est son sens le plus profond, l ’idéal ascétiqu e exprim e la
volon té qui fait triom pher les forces réactives. « L ’idéal ascétique
exprim e une volon té (1). » N ous retrouvons l ’idée d ’une com p licité
fondam entale (non pas une id en tité , m ais une com p licité) entre
les forces réactives e t une form e de la volo n té de puissance (2).
Jam ais les forces réactives ne l’em p orteraien t sans une v o lo n té
qui d évelopp e les projections, qui organise les fictions nécessaires.
La fiction d ’un outre-m onde dans l’idéal ascétique : vo ilà ce qui
accom pagne les dém arches du ressentim en t et de la m auvaise
conscience, voilà ce qui perm et de déprécier la vie et to u t ce qui
est actif dans la v ie , voilà ce qui donne au m onde une valeur
d ’apparence ou de n éan t. La fiction d ’un autre m onde é ta it déjà
présente dans les autres fictions com m e la con d ition qui les ren­
d ait possibles. In versem en t, la volo n té de n éan t a besoin des
forces réactives : non seu lem en t elle ne supporte la v ie que sous
form e réactive, m ais elle a besoin de la vie réactive com m e
du m oyen par lequel la v ie d o i t se contredire, se nier, s ’anéantir.
Que seraient les forces réactives séparées de la v o lo n té de n éan t ?
Mais que serait la v o lo n té de n éan t sans les forces réactives ?
P eu t-être d eviend rait-elle to u t autre chose que ce que nous la
v o y o n s être. Le sens de l ’idéal ascétiqu e e st d onc celu i-ci :
exprim er l ’affinité des forces réactives a vec le n ih ilism e, exprim er
le n ih ilism e com m e « m oteur » des forces réactives.
génie dans la haine, dans la vision de la haine, dans l ’im placable logique de
la haine. Combien de choses ce dysangélisie n ’a-t-il pas sacrifiées à la haine I
A vant tout le Sauveur : il le cloua à sa croix. » — C’est saint Paul qui a
« inventé » le sens de la faute : il a « interprété » la mort du Christ com me si
le Christ m ourait pour nos péchés ( VP , I, 366 et 390).
Il) GM, III, 23.
(2) On se souvient que le prêtre ne se confond pas avec les forces'réactives :
il les mène, il les fait triompher, il en tire parti, il leur insuffle une volonté de
puissance ( GM, III, 15 et 18).
168 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

16) T R I O M P H E D E S FORCES R É A C T IV E S

La typ ologie n ietzschéen ne m et en jeu to u te une psych ologie


des « profondeurs » ou des « cavernes ». N o ta m m en t les m éca­
n ism es, qui correspondent à chaque m om en t du triom phe des
forces réactives, form ent une théorie de l ’in con scien t qui devrait
être confrontée avec l ’ensem ble du freudism e. On se gardera
p ou rtan t d ’accorder aux concepts n ietzschéen s une sign ification
exclu siv em en t p sych ologiq ue. N on seu lem en t un ty p e est aussi
une réalité biologique, sociologiq ue, historique et p olitiqu e ;
non seu lem en t la m étaph ysiq ue et la théorie de la connaissance
d ép en dent elles-m êm es de la typ ologie. Mais N ietzsch e, à travers
cette typ ologie, développe une p hilosoph ie qui d oit, selon lui,
rem placer la vieille m étaph ysiq ue et la critique tran scend antale,
et donner au x sciences de l ’hom m e un n ouveau fond em en t :
la p hilosophie généalogique, c ’est-à-dire la p hilosophie de la
volo n té de paissan ce. La v olon té de puissance ne d o it pas être
interprétée p sych ologiq u em en t, com m e si la v o lo n té v o u la it la
puissance en vertu d ’un m obile ; la généalogie ne d o it pas d a v a n ­
tage être interprétée com m e une sim ple genèse psychologique.
(Cf. tableau récap itu latif, p. 166.)
Cha pitr e V

LE SURHOMME :
CONTRE LA DIALECTIQUE

1) L E N I H I L I S M E

Dans le m ot n ihilism e, nihil ne signifie pas le non-être, m ais


d ’abord une valeur de n éan t. La v ie prend iine valeur de n éan t
pour a u ta n t q u ’on la nie, la déprécie. La dépréciation suppose
toujours une fiction : c’e st par fiction q u ’on fausse e t q u ’on
déprécie, c ’est par fiction q u ’on oppose quelque chose à la v ie (1).
La v ie to u t entière d ev ien t donc irréelle, elle est représentée
com m e apparence, elle prend dans son ensem ble une valeur de
n éan t. L ’idée d ’un autre m onde, d ’un m onde supra-sensible
avec to u tes ses form es (D ieu, l ’essence, le bien, le vrai), l ’idée de
valeurs supérieures à la vie n ’est pas un exem ple parm i d ’autres,
m ais l’élém en t co n stitu tif de to u te fiction. Les valeurs supérieures
à la v ie ne se séparent pas de leur effet : la dépréciation de la vie,
la négation de ce m onde. E t si elles ne se séparent pas de cet
effet, c ’est parce q u ’elles o n t pour principe une v o lo n té de nier,
de déprécier. Gardons-nous de croire que les valeurs supérieures
form ent un seuil où la volo n té s ’arrête, com m e si, face au d ivin ,
nous étion s délivrés de la con train te de vouloir. Ce n ’est pas la
v o lo n té qui se nie dans les valeurs supérieures, ce so n t les valeurs
supérieures qui se rapportent à une v o lo n té de nier, d ’an éan tir
la v ie. « N éa n t de v o lo n té » : ce con cept de Schopenhauer est
seu lem en t un sym p tôm e ; il signifie d ’abord une v o lo n té d ’a n éan ­
tissem en t, une v o lo n té de n éa n t... « Mais c ’est du m oins, et cela
dem eure toujours une volo n té (2). » N ih il dans nihilisme signifie

(1) AC, 15 (l’opposition du rêve et de la fiction).


(2) GM, III, 28.
170 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

l a n é g a t i o n c o m m e q u a l i t é d e l a v o l o nt é d e p u i s s a n c e . D ans son
prem ier sens e t dans son fondem ent, n ihilism e signifie donc :
valeur de n éan t prise par la v ie , fiction des valeurs supérieures
qui lui d onn en t cette valeur de n éan t, v o lo n té de n éan t qui
s ’exprim e dans ces valeurs supérieures.
Le n ihilism e a un second sens, plus courant. Il ne signifie
plus une v olon té, m ais une réaction. On réagit contre le m onde
suprasensible et contre les valeurs supérieures, on nie leur
existen ce, on leur dénie tou te v a lid ité. N on plus d évalorisation
de la v ie au nom de valeurs supérieures, m ais d évalorisation des
valeurs supérieures elles-m êm es. D évalorisation ne signifie plus
valeur de n éan t prise par la vie, m ais n éan t des valeurs, des valeurs
supérieures. La grande n ouvelle se propage : il n ’y a rien à voir
derrière le rideau, « les signes d istin ctifs que l ’on a donnés de la
véritable essence des choses son t les signes caractéristiques du
non-être, du n éan t » (1). A insi le n ih iliste nie D ieu, le bien et
m êm e le vrai, tou tes les form es du suprasensible. R ien n ’est
vrai, rien n ’est bien, D ieu est m ort. N éan t de v o lo n té n ’est
plus seu lem en t un sym p tôm e pour une volo n té de n éan t, m ais,
à la lim ite, une n égation de tou te vo lo n té, un taedium vitae.
Il n ’y a plus de volo n té de l ’hom m e ni de la terre. « P a rto u t de
la neige, la v ie est m u ette ici ; les dernières corneilles d ont on
en ten d la v o ix croassent : A quoi bon ? E n vain ! N ada ! R ien ne
pousse et ne croît plus ici (2). » — Ce second sens resterait fam ilier,
m ais n ’en serait pas m oins incom préhensible si l ’on ne v o y a it
com m en t il découle du prem ier et suppose le prem ier. T ou t à
l ’heure, on dép réciait la v ie du h aut des valeurs supérieures, on
la n ia it au nom de ces valeurs. Ici, au contraire, on reste seul
avec la v ie , m ais cette vie est encore la v ie dépréciée, qui se pour­
su it m ain ten a n t dans un m onde sans valeurs, dénuée de sens et
de b ut, rou lan t toujours plus loin vers son propre n éan t. T o u t à
l ’heure, on op p osait l ’essence à l ’apparence, on fa isa it de la v ie
une apparence. M ainten ant on n ie l ’essence, m ais on garde
l ’apparence : to u t n ’est q u ’apparence, cette v ie qui nous reste
est restée pour elle-m êm e apparence. Le prem ier sens du n ih i­
lism e tro u v a it son principe dans la volo n té de nier com m e
v olon té de puissance. Le second sens, « p essim ism e de la faiblesse »,
trou ve son principe dans la v ie réactive tou te seule e t to u te nue,
dans les forces réactives réduites à elles-m êm es. Le prem ier sens
e s t un nihilisme négatif ; le second sens, un nihilisme réactif.

(1) Cr. Id., « La raison dans la philosophie », 6.


(2) GM, III, 26.
C ON T R E L A D I A L E C T I Q U E 171

2) A N A L Y S E DE LA PITIÉ

La com plicité fondam entale entre la volon té de n éan t et les


forces réactives consiste en ceci : c ’est la v olon té de n éan t qui
fait triom pher les forces réactives. Quand, sous la v o lo n té de
n éant, la v ie universelle d evien t irréelle, la vie com m e v ie p arti­
culière d evien t réactive. C’est en m êm e tem ps que la v ie d ev ien t
irréelle dans son ensem ble et réactive en particulier. D ans son
entreprise de nier la vie, pour une part la volon té de n éan t tolère
la v ie réactive, pour une autre part elle en a besoin. E lle la tolère
com m e é ta t de la vie voisin de zéro, elle en a besoin com m e du
m oyen par lequel la vie est am enée à se nier, à se contredire.
C’est ainsi que, dans leur victo ire, les forces réactives o n t un
témoin, pire un meneur. Or il arrive que les forces réactives,
triom phantes, su pp orten t de m oins en m oins ce m eneur et ce
tém oin. E lles v eu le n t triom pher seules, elles ne v eu le n t plus
devoir leur triom phe à personne. P eu t-être redou ten t-elles le
b ut obscur que la v olon té de puissance a tte in t pour son com pte
à travers leur propre victoire, peut-être craignent-elles que cette
volon té de puissance ne se retourne contre elles et ne les d étru i­
sent à leur tour. L a vie réactive brise son alliance avec la volonté
négative, elle v e u t régner tou te seule. V oilà que les forces réactives
p rojetten t leur im age, m ais cette fois pour prendre la place de
la v olon té qui les m enait. J u sq u ’où iront-elles dans cette v o ie ?
P lu tô t pas de « volo n té » du to u t que cette v olon té trop p uissante,
trop v iv a n te encore. P lu tô t nos trou peaux sta g n a n ts que le
berger qui nous m ène encore trop loin. P lu tô t nos seules forces
q u ’une volo n té d on t nous n ’avons plus besoin. J u sq u ’où les
forces réactives iront-elles ? Plutôt s ’éteindre passivement ! Le
« n ihilism e réactif » prolonge d ’une certaine façon le « n ih i­
lism e n égatif » : triom ph an tes, les forces réactives prennent la
place de cette puissance de nier qui les m en ait au triom phe.
Mais le « n ihilism e passif » est l’extrêm e ab o u tissem en t du
nihilism e réactif : s ’éteindre p a ssivem en t p lu tô t q u ’être m ené
du dehors.
C ette histoire se raconte aussi d ’une autre m anière. D ieu
est m ort, m ais de quoi est-il m ort ? Il est mort de pitié, d it
N ietzsch e. T a n tô t cette m ort est p résentée com m e a ccid en telle :
v ie u x et fatigu é, las de vouloir, D ieu « finit par étouffer un jour
de sa trop grande p itié » (1). T a n tô t cette m ort est l ’effet d ’un

(1) Z, IV, « Hors de service » : version du « dernier pape ».


172 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

acte crim inel : « Sa pitié ne con n aissait pas de pudeur ; il s ’insi­


n u ait dans m es replis les plus im m ondes. Il fa lla it que m ourût
ce curieux entre tous les curieux, cet indiscret, ce m iséricordieux.
Il m ’a sans cesse vu , m oi ; je vou lus m e venger d ’un tel témoin,
ou cesser de vivre m oi-m êm e. Le Dieu qui v o y a it to u t, m êm e
l ’hom m e : ce D ieu d ev a it m ourir ! l ’hom m e ne supporte pas
q u ’un tel tém oin v iv e (1). » — Q u’est-ce que la p itié ? Elle est
cette tolérance pour les éta ts de la v ie voisins de zéro. La pitié
est am our de la vie, m ais de la v ie faible, m alade, réactive.
M ilitante, elle annonce la victoire finale des pauvres, des souf­
frants, des im pu issan ts, des p etits. D ivin e, elle leur donne cette
victoire. Qui éprouve la p itié ? P récisém en t celui qui ne tolère
la v ie que réactive, celui qui a besoin de cette vie et de ce triom phe,
celui qui in stalle ses tem p les sur le sol m arécageux d ’une telle
vie. Celui qui h ait to u t ce qui est a ctif dans la v ie , celui qui se
sert de la v ie pour nier e t déprécier la vie, pour l ’opposer à
elle-m êm e. La p itié, dans le sym bolism e de N ietzsch e, désigne
toujours ce com p lexe de la volon té de n éan t et des forces réactives,
cette affinité de l’une avec les autres, cette tolérance de l ’une
pour les autres. « La p itié, c ’est la pratique du n ihilism e... La
p itié persuade du n éan t ! On ne d it pas le n éan t, on m et à la
place l’au-delà, ou bien D ieu, ou la v ie véritable ; ou bien le
nirvana, le salu t, la b éatitu d e. C ette in nocen te rhétorique, qui
rentre dans le dom aine de l ’idiosyncrasie religieuse et m orale,
paraîtra beaucoup m oins in nocen te dès que l ’on com prendra
quelle est la ten dan ce qui se drape ici dans un m anteau de paroles
sublim es : l ’in im itié de la vie (2). » P itié pour la v ie réactive au
nom des valeurs supérieures, pitié de Dieu pour l’hom m e réactif :
on d evin e la v olon té qui se cache dans cette m anière d ’aim er
la vie, dans ce D ieu de m iséricorde, dans ces valeurs su pé­
rieures.
D ieu s ’étouffe de p itié : to u t se passe com m e si la v ie réactive
lui rentrait dans la gorge. L ’hom m e réactif m et D ieu à m ort
parce q u ’il ne supporte plus sa p itié. L ’hom m e réactif ne sup­
porte plus de tém oin, il v e u t être seul avec son triom phe, et
avec ses seules forces. Il se met à la place de Dieu : il ne con n aît
plus de valeurs supérieures à la vie, m ais seu lem en t une v ie
réactive qui se co n ten te de soi, qui prétend sécréter ses propres
valeurs. Les arm es que D ieu lui donna, le ressentim en t, m êm e la
m auvaise conscience, to u tes les figures de son triom phe, il les

(1) Z, IV, « Le plus hideux des hommes » : version du « meurtrier de Dieu ».


(2) AC, 7.
C ON T R E L A D I A T Æ C T I Q U E 173

tourne contre D ieu, il les oppose à D ieu. Le ressentim en t d ev ien t


athée, m ais cet athéism e est encore ressentim en t, toujours res­
sen tim en t, toujours m auvaise conscience (1). Le m eurtrier de
Dieu est l’hom m e réactif, « le plus h ideux des hom m es », « gar­
gou illan t de fiel et plein de honte cachée » (2). Il réagit contre la
pitié de Dieu : « Il y a aussi un bon goû t dans le dom aine de la
pitié ; ce bon goû t a fini par dire : E nlevez-nous ce D ieu. P lu tô t
pas de Dieu du to u t, p lu tô t décider du d estin à sa tête, p lu tô t
être fou, p lu tô t être soi-m êm e Dieu (3). » — J u sq u ’où ira-t-il
dans cette voie ? J u sq u ’au grand dégoût. P lu tô t pas de valeurs
du to u t que les valeurs supérieures, p lu tô t pas de v o lo n té du
to u t, p lu tô t un n éan t de volon té q u ’une volon té de n éan t. P lu tô t
s ’éteindre p assivem ent. C’est le devin, « devin de la grande lassi­
tude », qui annonce les conséquences de la m ort de Dieu : la vie
réactive seule avec elle-m êm e, n ’a yan t m êm e plus la v o lo n té
de disparaître, rêvan t d ’une extin ctio n p assive. « T o u t est vid e,
to u t est égal, to u t est révolu !... T outes les sources son t taries
pour nous et la mer s ’est retirée. T ou t sol se dérobe, m ais l ’abîm e
ne v e u t pas nous engloutir. H élas ! où y a-t-il encore une mer où
l ’on puisse se noyer ?... En vérité, nous som m es déjà trop fatigués
pour m ourir (4). » Le dernier des hommes, voilà le d escen dan t du
m eurtrier de Dieu : p lu tô t pas de v olon té du to u t, p lu tô t un
seul troupeau. « On ne d evien t plus ni pauvre ni riche : c ’est
trop pénible. Qui vou d rait encore gouverner ? Qui vou drait
encore obéir ? C’est trop pénible. Poi nt de berger cl un seul trou­
peau ! Chacun v e u t la m êm e chose, tous son t ég a u x ... (5). »
A insi racontée, l ’histoire nous m ène encore à la m êm e conclu­
sion : le n i h i l i s m e n é g a t i f est rem placé par le n i h i l i s m e ré ac t i f ,
le nihilism e réactif ab ou tit au n i h i l i s m e p a s s i f . De D ieu au m eur­
trier de D ieu, du m eurtrier de D ieu au dernier des hom m es.
Mais cet ab ou tissem en t est le savoir du devin. A v a n t d ’en
arriver là, com bien d ’avatars, com bien de variation s sur le thèm e
n ihiliste. L ongtem ps la vie réactive s’efforce de sécréter ses pro­
pres valeurs, l ’hom m e réactif prend la place de D ieu : l’ad apta­
tion, l ’évolu tion , le progrès, le bonheur pour tous, le bien de la

(1) Sur l ’athéism e du ressentim ent : VP, III, 458 ; cf. EH, II, 1 : comment
Nietzsche oppose à l ’athéism e du ressentiment sa propre agressivité contre la
religion.
(2) Z, IV, « Le plus hideux des hommes ».
(3) Z, IV, « Hors de service ».
(4) Z, II, « Le devin ». — GS, 125 : « N ’allons-nous pas errant comme par
un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-
il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, toujours plus de nuits ? »
(5) Z, Prologue, 5.
174 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

com m unauté ; l ’H om m e-D ieu, l’hom m e m oral, l ’hom m e v ér id i­


que, l ’hom m e social. Telles son t les valeurs nouvelles q u ’on nous
propose à la place des valeurs supérieures, tels so n t les p erson ­
nages n ou veau x q u ’on nous propose à la place de Dieu. Les der­
niers des hom m es disen t encore : « N ous avons in v en té le b on ­
heur (1). » Pourquoi l ’hom m e aurait-il tué D ieu, sinon pour en
prendre la place tou te chaude ? H eidegger rem arque, com m en ta n t
N ietzsch e : « Si Dieu a q u itté sa place dans le m onde suprasensible,
cette place, quoique vid e, dem eure. La région vaca n te du m onde
suprasensible et du m onde idéal p eu t être m ainten u e. La
place vid e appelle m êm e en quelque sorte à être occupée de
n ouveau, et à rem placer le Dieu disparu par autre chose (2). »
B ien plus : c ’est toujours la m êm e v ie , cette v ie qui bén éficiait
en prem ier lieu de la dépréciation de l ’ensem ble de la v ie , cette
vie qui p rofitait de la volo n té de n éan t pour ob tenir sa v ictoire,
cette v ie qui triom p h ait dans les tem ples de D ieu, à l ’om bre des
valeurs supérieures ; puis, en second lieu, cette v ie qui se m et
à la place de D ieu, qui se retourne contre le principe de son
propre triom phe et ne reconnaît plus d ’autres valeurs que les
siennes ; enfin cette v ie extén u ée qui préférera ne pas vouloir
s ’éteindre p assivem en t p lu tôt q u ’être anim ée d ’une v o lo n té qui
la dépasse. C’est encore et toujours la m êm e v ie : v ie dépréciée,
réduite à sa form e réactive. Les valeurs p eu v en t changer, se
renouveler ou m êm e disparaître. Ce qui ne change pas et ne
disparaît pas, c ’est la perspective n ih iliste qui préside à cette
histoire, du d éb u t à la fin, e t d ont d ériven t to u tes ces valeurs
aussi bien que leur absence. C’est pourquoi N ietzsch e peu t
penser que le nihilism e n ’est pas un évén em en t dans l ’histoire,
m ais le m oteur de l ’histoire de l ’hom m e com m e histoire u n iv er­
selle. Nihi l i sme négatif, réactif et passif : c ’est pour N ietzsch e une
seule et m êm e histoire jalonnée par le judaïsm e, le christianism e,
la réform e, la libre pensée, l’id éologie dém ocratique e t socia­
liste, etc. J u sq u ’au dernier des hom m es (3).

(1) Z, Prologue, 5.
(2) H e i d e g g e r , Holzwege (« le m ot de N ietzsche : Dieu est mort », tr. fr.,
Arguments, n° 15).
(3) Nietzsche ne s’en tient pas à une histoire européenne. Le bouddhisme
lui semble une religion du nihilism e passif ; le bouddhisme donne même au
nihilism e passif une noblesse. Aussi N ietzsche pense-t-il que l ’Orient est en
avance sur l ’Europe : le christianisme en reste encore aux stades négatif et
réactif du nihilism e (cf. VP, I, 343 ; AC, 20-23).
CONTRE L A D IA L E C T I Q U E 175

3) D I E U E S T M O R T

Les propositions sp écu latives m ette n t en jeu l ’idée de Dieu


du p oin t de vu e de sa form e. Dieu n ’ex iste pas, ou ex iste , pour
a u ta n t que son idée im plique ou n ’im plique pas con trad iction .
Mais la form ule « D ieu est m ort » est d ’une to u t autre nature :
elle fait dépendre l ’existen ce de D ieu d ’une syn th èse, elle opère
la syn th èse de l ’idée de Dieu avec le tem ps, avec le devenir, avec
l ’histoire, avec l ’hom m e. E lle d it à la fois : D ieu a ex isté et il est
m ort et il ressuscitera, Dieu est devenu H om m e et l ’H om m e est
devenu D ieu. La form ule « D ieu est m ort » n ’est pas une prop o­
sitio n sp écu lative, m ais une proposition dram atique, la propo­
sition dram atique par excellen ce. On ne p eu t faire de Dieu l ’ob jet
d ’une connaissance sy n th étiq u e sans m ettre en lui la m ort. L ’e x is ­
ten ce ou la n on -existen ce cessen t d ’être des d éterm in ations
absolues qui d écou lent de l ’idée de D ieu, m ais la v ie et la m ort
d ev ien n en t des d éterm in ations relatives qui correspondent aux
forces en tran t en syn th èse avec l’idée de D ieu ou dans l’idée de
D ieu. La proposition dram atique est syn th étiq u e, donc essen ­
tiellem en t pluraliste, typologiqu e et différentielle. Qui m eurt,
et qui m et D ieu à m ort ? « Lorsque les d ieu x m eurent, ils m eurent
toujours de plusieurs sortes de m orts (1). »
1° D u point de vue du nihilisme négatif : moment de la cons­
cience judaïque et chrétienne. — L ’idée de D ieu exprim e la v o lo n té
de n éan t, la dépréciation de la v ie ; « quand on ne place pas le
centre de gravité de la vie dans la v ie , m ais dans l ’au-delà, dans le
néant, on a en levé à la v ie son centre de gravité » (2). Mais la dépré­
ciation , la haine de la v ie dans son ensem ble, entraîne une glori­
fication de la vie réactive en particulier : eu x les m échan ts, les
pécheurs... nous les bons. Le principe e t le conséquence. La
conscience judaïque ou conscience du ressentim en t (après la
belle époque des rois d ’Israël) présente ces deu x asp ects : l ’u n i­
versel y apparaît com m e cette haine de la vie, le particulier,
com m e cet am our pour la v ie , à con d ition q u ’elle so it m alade et
réactive. Mais que ces d eu x asp ects soien t dans un rapport de
prém isses e t de conclusion, de principe e t de conséquence, que
cet am our so it la conséquence de cette haine, il im porte au plus
haut p oin t de le cacher. Il fau t rendre la volo n té de n éan t plus
séductrice en op posan t un asp ect à l ’autre, en faisa n t de l ’am our
une a n tith èse de la haine. Le D ieu juif m e t son fils à m ort pour

(1) Z, IV, « Hors de service ».


( 2 ) AC, 4 3 .
176 NIE TZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

le rendre in d ép en d an t de lui-m êm e et du peuple ju if : tel est le


prem ier sens de la m ort de D ieu (1). Même Saturne n ’a v a it pas
cette su b tilité dans les m otifs. La conscience judaïque m et
D ieu à m ort dans la personne du F ils : elle in v en te un Dieu
d ’am our qui souffrirait de la h aine, au lieu d ’y trouver ses
prém isses et son principe. La conscience judaïque rend D ieu dans
son F ils in d ép en d an t des prém isses ju ives elles-m êm es. E n m e t­
ta n t D ieu à m ort, elle a trou vé le m oyen de faire de son D ieu un
D ieu universel « pour tous » e t vraim en t cosm op olite (2).
Le D ieu chrétien, c ’est donc le D ieu juif, m ais devenu cosm o­
p olite, conclusion séparée de ses prém isses. Sur la croix, D ieu
cesse d ’apparaître com m e juif. A ussi bien, sur la croix, est-ce le
v ie u x D ieu qui m eurt et le Dieu nouveau qui n aît. Il n aît orphelin
et se refait un père à son im age : D ieu d ’am our, m ais cet am our est
encore celui de la v ie réactive. V oilà le second sens de la m ort de
D ieu : le Père m eurt, le F ils nous refait un D ieu. Le F ils nous
dem ande seulem ent de croire en lui, de l ’aim er com m e il nous
aim e, de d evenir réactif pour éviter la haine. A la place d ’un
père qui nous faisait peur, un fils qui dem ande un peu de confiance,
un peu de croyance (3). A pp arem m en t détaché de ses prém isses
haineuses, il fau t que l ’am our de la v ie réactive v a ille par lui-
m êm e et d evienn e l ’universel pour la conscience chrétienne.
Troisièm e sens de la m ort de D ieu : sa in t P aul s ’em pare de
cette m ort, il en donne une in terp rétation qui con stitu e le chris-

8
(1) GM, I, : « N ’est-ce pas par l ’occulte magie noire d ’une politique vrai­
ment grandiose de la vengeance, d ’une vengeance prévoyante, souterraine,
lente à saisir et à calculer ses coups, q u ’Israël même a dû renier et m ettre en
croix à la face du monde le véritable instrum ent de sa vengeance, comme si
cet instrum ent était son ennemi mortel, afin que le monde entier, c ’est-à-dire
tous les ennem is d ’Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât ? »
(2) AC, 17 : « Autrefois Dieu n’avait que son peuple, son peuple élu. Depuis
lors, il s ’en est allé à l ’étranger, tout comme son peuple, il s ’est mis à voyager
sans plus jam ais tenir en place : jusqu’à ce que partout il fût chez lui, le grand
cosm opolite. »
(3) Le thèm e de la mort de Dieu, interprétée comme mort du Père, est cher
au rom antism e : par exem ple Jean-P aul (Choix de rêves, trad. B é g u i n ).
N i e t z s c h e en donne une version admirable dans VO, 84 : le gardien de prison
étant absent, un prisonnier sort des rangs et dit à voix haute : « Je suis le fils
du gardien de la prison et je puis tout sur lui. Je puis vous sauver, je v e u xvou s
sauver. Mais, bien entendu, jene sauveraique c eu x d ’entre vous qui croient que
je suis le fils du gardien de la prison. » Alors se répandla nouvelleque legardien
de la prison « vien t de mourir subitem ent ». Le fils parle à nouveau : « Je vous
l ’ai dit, je laisserai libre chacun de ceux qui ont foi en moi, je l ’afilrme avec
autant de certitude que j ’afïirme que mon père est encore vivant. » — Cette
exigence chrétienne : avoir des croyants, N ietzsche la dénonce souvent. Z, II,
« Des poètes » : « La foi ne sauve pas, la foi en moi-même moins qu’aucune
autre. » EH, IV, 1 : « Je ne veu x pas de croyants, je crois que je suis trop
méchant pour cela, je ne crois même pas en moi-même. Je ne parle jam ais aux
m asses... J ’ai une peur épouvantable qu’on ne veuille un jour me canoniser. »
CONTRE LA DIA LECTIQUE 177

tianism e. Les E van giles a v a ien t com m encé, sain t P aul pousse
à la perfection une falsification grandiose. D ’abord le Christ
serait m ort pour nos péchés ! Le créancier au rait donné son
propre fils, il se serait payé avec son propre fils, ta n t le débiteur
a v a it une d ette im m ense. Le père ne tu e plus son fils pour le
rendre in dépend ant, m ais pour nous, à cause de nous (1). D ieu
m et son fils en croix par am our ; nous répondrons à cet am our
pour a u tan t que nous nous sentirons coupables, coupables de
cette m ort, et que nous la réparerons en nous accusant, en p a yan t
les in térêts de la d ette. Sous l ’am our de D ieu, sous le sacrifice
de son fils, tou te la vie d evien t réactive. — La v ie m eurt, m ais
elle renaît com m e réactive. La vie réactive est le contenu de la
su rvivan ce en ta n t que telle, le contenu de la résurrection. E lle
seule est élue de D ieu, elle seule trouve grâce d eva n t D ieu, d evan t
la v olo n té de n éan t. Le D ieu m is en croix ressuscite : telle est
l’autre falsification de sain t Paul, la résurrection du Christ et
la survie pour nous, l ’unité de l ’am our et de la vie réactive. Ce
n ’est plus le père qui tue le fils, ce n ’est plus le fils qui tu e le
père : le père m eurt dans le fils, le fils ressuscite dans le père,
pour nous, à cause de nous. « Au fond sain t P aul ne p o u v a it pas
du to u t se servir de la vie du Sauveur, il a v a it besoin de la m ort
sur la croix, et encore de quelque chose d ’autre... » : la résurrec­
tion (2). — D ans la conscience chrétienne, on ne cache pas
seulem ent le ressentim en t, on en change la direction : la cons­
cience judaïque é ta it conscience du ressentim en t, la conscience
chrétienne est m auvaise conscience. La conscience chrétienne
est la conscience judaïque renversée, retournée : l ’am our de la
vie, m ais com m e vie réactive, est devenu l ’universel ; l’am our
est devenu principe, la haine toujours v iv a c e apparaît seule­
m en t com m e une conséquence de cet am our, le m oyen contre ce
qui résiste à cet am our. Jésus guerrier, Jésus h aineux, m ais par
amour.
2° D u point de vue du nihilisme réactif : moment de la cons­
cience européenne. — J u sq u ’ici la m ort de D ieu signifie la syn th èse
dans l ’idée de D ieu de la v o lo n té de n éan t et de la v ie réactive.
C ette syn th èse a des proportions diverses. Mais dans la m esure
où la vie réactive d ev ien t l ’essen tiel, le christianism e nous m ène
à une étrange issue. Il nous apprend que c ’est nous qui m etto n s
D ieu à m ort. Il sécrète par là son propre athéism e, athéism e de

(1) Premier élém ent de l ’interprétation de saint Paul, AC, 42, 49 ; VP , I,


390.
(2) AC, 42. — Deuxièm e élém ent de l’interprétation de saint Paul, AC,
42, 43 ; VP, I, 390.
178 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

la m auvaise conscience et du ressentim en t. La v ie réactive à la


place de la volo n té d ivin e, l’H om m e réactif à la place de D ieu,
l ’H om m e-D ieu non plus le D ieu -H om m e, l’Homm e européen.
L ’hom m e a tué D ieu, m ais qui a tué Dieu ? L ’hom m e réactif,
« le plus h id eu x des hom m es ». La volo n té divin e, la v o lo n té de
n éan t ne tolérait pas d ’autre vie que la vie réactive ; celle-ci ne
tolère m êm e plus de D ieu, elle ne supporte pas la p itié de D ieu,
elle le prend au m ot de son sacrifice, elle l’étou fïe au piège de sa
m iséricorde. E lle l ’em pêche de ressusciter, elle s ’assied sur le
couvercle. N on plus corrélation de la volon té d ivin e et de la v ie
réactive, m ais d ép lacem ent, rem placem en t de D ieu par l ’hom m e
réactif. V oilà le quatrièm e sens de la m ort de D ieu : D ieu s'étouffe
par am our de la vie réactive, D ieu est étouffé par l ’in grat q u ’il
aim e trop.
3 0 D u point de vue du nihilisme p a s s i f : moment de la conscience
bouddhique. — Si l ’on fait la part des falsification s qui com m en­
cen t avec les E van giles et qui trou ven t leur form e d éfin itive avec
sain t Paul, que reste-t-il du Christ, quel est son type personnel,
quel est le sens de sa m ort ? Ce que N ietzsch e appelle « la contra­
d iction béan te » de l ’E van gile d oit nous guider. Ce que les tex tes
nous laissen t d eviner du véritable Christ : le joyeu x message q u ’il
ap portait, la suppression de l’idée de péché, l ’absence de to u t
ressentim en t et de to u t esprit de ven gean ce, le refus de to u te
guerre m êm e par conséquence, la révélation d ’un royaum e de
D ieu ici-bas com m e éta t du cœ ur, et su rtout l ’acceptation de la
mort comme preuve de sa doctrine (1). On v o it où N ietzsch e v e u t
en ven ir : le Christ é ta it le contraire de ce q u ’en a fa it sa in t Paul,
le Christ véritab le é ta it une espèce de B ou dd h a, « un B ouddha sur
un terrain peu indou » (2). Il é ta it trop en avance sur son époque,
dans son m ilieu : il apprenait déjà à la vie réactive à m ourir
sereinem ent, à s ’éteindre p assivem en t, il m o n tra it à la v ie réac­
tiv e sa véritab le issue quand celle-ci en é ta it encore à se déb attre

(1) AC, 33, 34, 35, 40. — Le véritable Christ, selon N ietzsche, ne fait pas
appel à une croyance, il apporte une pratique : « La vie du Sauveur n ’était pas
autre chose que cette pratique, sa mort ne fut pas autre chose non plus...
Il ne résiste pas, il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner
de lui la chose extrêm e, plus encore ill la provoque. E t il prie, souffre et aime
avec ceux qui lui font du mal. Ne point se défendre, ne point se m ettre en
colère, ne point rendre responsable. Mais aussi ne point résister au mal, aimer
le m al... Par sa m ort, Jésus ne pouvait rien vouloir d ’autre, en soi, que de
donner la preuve la plus éclatante de sa doctrine ».
(2) AC, 31. — AC, 42 : « Un effort nouveau, tout à fait prim esautier, vers
un m ouvem ent d ’apaisem ent bouddhique » ; VP , I, 390 : « Le christianism e est
un naïf com m encem ent de pacifisme bouddhique, surgi du troupeau même
qu’anime le ressentim ent. »
CONTRE LA D I A L E C T I Q U E 179

avec la volo n té de puissance. Il donn ait un hédonism e à la vie


réactive, une noblesse au dernier des hom m es, quand les hom m es
en éta ie n t encore à se dem ander s ’ils prendraient ou non la place
de D ieu. Il donn ait une noblesse au nihilism e passif, quand les
hom m es en éta ien t encore au n ihilism e n égatif, quand le n ih i­
lisme réactif com m en çait à peine. A u-delà de la m auvaise cons­
cience et du ressentim en t, Jésus d on n ait une leçon à l ’hom m e
réactif : il lui apprenait à mourir. Il é ta it le plus d oux des déca­
dents, le plus in téressan t (1). Le Christ n ’éta it ni ju if ni chrétien,
mais bouddhiste ; plus proche du D alaï-L am a que du pape. T elle­
m ent en avan ce dans son pays, dans son m ilieu, que sa m ort
d evait être déform ée, tou te son histoire falsifiée, rétrogradée, m ise
au service des stades précédents, tournée au profit du nihilism e
n égatif ou réactif. « Tordue et transform ée par sa in t P aul en une
doctrine de m ystères païens, qui finit par se concilier avec toute
l’organisation p o litiq u e... et par apprendre à faire la guerre, à
condam ner, à torturer, à jurer, à haïr » : la haine devenue le
m oyen de ce Christ très d oux (2). Car voilà la différence entre le
bouddhism e et le christianism e officiel de sain t P aul : le boud­
dhism e est la religion du nihilism e passif, « le bouddhism e est
une religion pour la fin et la lassitu de de la civ ilisa tio n ; le
christianism e ne trouve pas encore cette civilisa tio n , il la crée
si cela est nécessaire » (3). Le propre de l ’h istoire chrétienne et
européenne est de réaliser, par le fer et le feu, une fin qui, ailleurs,
est déjà donnée et n atu rellem en t a ttein te : l ’ab ou tissem en t du
nihilism e. Ce que le bouddhism e é ta it arrivé à v ivre com m e fin
réalisée, com m e perfection a ttein te, le christianism e le v it seule­
m ent com m e m oteur. Il n ’est pas exclu q u ’il rejoigne cette fin ;
il n ’est pas exclu que le christianism e aboutisse à une « pratique »
débarrassée de tou te la m yth ologie p aulinienne, il n ’est pas exclu
q u ’il retrouve la vraie pratique du Christ. « Le bouddhism e pro­
gresse en silence dans tou te l ’Europe (4). » Mais que de haine et
de guerres pour en arriver là. Le Christ p ersonnellem ent s ’éta it
installé dans cette fin u ltim e, il l ’a v a it attein te d ’un coup d ’aile,
oiseau de B ouddha dans un m ilieu qui n ’é ta it pas bouddhique.
Il faut que le ch ristian ism e, au contraire, repasse par tous les
stades du nihilism e pour que ce tte fin d evienne aussi la sienne, à
l’issue d ’une longue et terrible p olitiq u e de ven gean ce.

(1) AC, 31.


(2) VP , I, 390.
(3) AC , 22.
(4) VP, III, 87.
180 NIE TZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

4) C O N T R E L E H É G É L I A N I S M E

On ne verra pas, dans cette p hilosophie de l’histoire et de la


religion, une reprise ou m êm e une caricature des con ception s de
H egel. Le rapport est plus profond, la différence, plus profonde.
Dieu est m ort, Dieu est devenu H om m e, l ’H om m e est devenu
D ieu : N ietzsch e, à la différence de ses prédécesseurs, ne croit pas
à cette m ort-là. Il ne parie pas sur cette croix. C’est-à-dire : il ne
fait pas de ce tte m ort un évén em en t qui posséderait son sens
en soi. La m ort de D ieu a au tan t de sens q u ’il y a de forces
capables de s ’em parer du Christ et de le faire m ourir ; m ais
précisém ent nous atten d on s encore les forces ou la puissance qui
p orteront cette m ort à son degré supérieur, et en feront autre
chose q u ’une m ort apparente et ab straite. Contre to u t le rom an­
tism e, contre tou te la d ialectiqu e, N ietzsch e se m éfie de la m ort
de D ieu. A vec lui cesse l ’âge de la confiance n aïve, où l ’on salu ait
ta n tô t la récon ciliation de l ’hom m e et de D ieu, ta n tô t le rem pla­
cem en t de Dieu par l ’hom m e. N ietzsch e n ’a pas foi dans les
grands évén em en ts b ruyants (1). A un évén em en t, il fau t b eau ­
coup de silence et de tem ps, pour q u ’il trouve enfin les forces
qui lui d onn en t une essence. — Sans d oute, pour H egel aussi,
il faut du tem ps pour q u ’un évén em en t rejoigne sa véritable
essence. Mais ce tem ps est seulem ent nécessaire pour que le
sens tel q u ’il e st « en soi » d evienn e aussi « pour soi ». La m ort
du Christ interprétée par H egel signifie l ’op position surm ontée,
la récon ciliation du fini et de l’infini, l ’u nité de Dieu et de
l’in dividu , de l ’im m uable et du particulier ; or il faudra que la
conscience chrétienne passe par d ’autres figures de l ’op position
pour que cette u nité d evienn e aussi pour soi ce q u ’elle est déjà
en soi. Le tem ps d ont parle N ietzsch e, au contraire, est n éces­
saire à la form ation de forces qui d on n en t à la m ort de D ieu un
sens q u ’elle ne con ten ait pas en soi, qui lui ap portent une essence
déterm inée com m e le spendide cadeau de l ’extériorité. Chez
H egel la d iversité des sens, le ch oix de l ’essence, la nécessité
du tem ps son t a u tan t d ’apparences, seu lem en t des apparences (2).

(1) Z, II, « Des grands événem ents » : « J ’ai perdu la foi dans les grands
événem ents, dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumée autour d ’eux...
Et avoue-le donc ! Peu de chose avait été accompli lorsque se dissipaient ton
fracas et ta fumée », GS, 125.
(2) Sur la mort de Dieu et son sens dans la philosophie de H egel, cf. les
com mentaires essentiels de M. W a h l (Le malheur de la conscience dans la phi ­
losophie de Hegel) et de M. H y p p o l i t e ( Genèse et structure de la phénoménolo­
gie de l'esprit). — Et aussi le bel article de M. B i r a u i . t (L’O nto-théo-logique
hégélienne et la dialectique, in Tijdschrift vnoz Philosophie, 1958).
CONTRE LA DIALECTIQUE 181

U niversel et singulier, im m uable et particulier, infini e t fini,


<|ii’est-ce que to u t cela ? R ien d ’autre que des sym p tôm es.
V*ui est ce particulier, ce singulier, ce fini ? E t q u ’est-ce que cet
universel, cet im m u ab le, cet infini ? L ’un est su jet, m ais qui
est, ce su jet, quelles forces ? L ’autre est prédicat ou ob jet, m ais
île quelle volonté est-il « ob jet » ? La d ialectiqu e n ’effleure m êm e
pas l ’in terp rétation , elle ne dépasse jam ais le dom aine des sy m p ­
tôm es. E lle confond l ’in terp rétation avec le d évelop p em en t du
sym ptôm e non interprété. C’est pourquoi, en m atière de d év elo p ­
pem ent e t de ch an gem en t, elle ne con çoit rien de plus profond
qu'une p erm u tation ab straite, où le su jet d ev ien t prédicat et le
prédicat, su jet. Mais celui qui est su jet e t ce q u ’e st le prédicat
n’ont pas changé, ils resten t à la fin aussi peu déterm inés q u ’au
début, aussi peu interprétés que possible : to u t s ’est passé dans
les régions m oyennes. Que la d ialectiqu e procède par op position ,
d évelopp em en t de l ’op position ou con trad iction , solu tion de la
contradiction, on ne p eu t s ’en étonner. E lle ignore l ’élém en t réel
dont d ériven t les forces, leurs q ualités, et leurs rapports ; elle
connaît seu lem en t de cet élém en t l ’im age renversée qui se
réfléchit dans les sym p tôm es ab straitem en t considérés. L ’o p p o ­
sition p eu t être la loi du rapport entre les produits abstraits,
mais la différence est le seul principe de genèse ou de production,
qui produit elle-m êm e l ’op position com m e sim ple apparence.
La dialectique se nourrit d ’op position s parce q u ’elle ignore les
m écanism es différentiels au trem en t su b tils e t souterrains : les
déplacem ents topologiqu es, les variation s typologiqu es. On le
v o it bien dans un exem ple cher à N ietzsch e : to u te sa théorie de
la m auvaise conscience d oit être com prise com m e une réin ter­
prétation de la conscience m alheureuse hégélienne ; cette co n s­
cience, apparem m ent déchirée, trou ve son sens dans les rapports
différentiels de forces qui se cach en t sous des op position s feintes.
De m êm e, le rapport du christianism e avec le judaïsm e ne laisse
pas su bsister l ’op position , sinon com m e couverture et com m e
prétexte. D estitu ée de tou tes ses am bition s, l ’op position cesse
d ’être form atrice, m otrice e t coordinatrice : un sym p tôm e, rien
q u ’un sym p tôm e à interpréter. D estitu ée de sa p rétention à
rendre com p te de la différence, la con trad iction apparaît telle
q u ’elle e st : contresens perpétuel sur la différence elle-m êm e,
renversem ent confus de la généalogie. En vérité, pour l ’œ il
du gén éalogiste, le travail du n égatif n ’est q u ’une grossière
ap p roxim ation des jeu x de la volo n té de puissance. C onsidérant
les sym p tôm es ab straitem en t, faisan t du m ou v em en t de l ’ap p a ­
rence la loi génétique des choses, ne reten ant du principe q u ’une
182 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

im age renversée, tou te la d ialectiqu e opère e t se m eu t dans


l ’élém en t de la fiction. C om m ent ses solu tions ne seraient-elles
pas fictives, ses problèm es éta n t eu x-m êm es fictifs ? P as une
fiction d ont elle ne fasse un m om ent de l’esprit, un de ses propres
m om ents. Marcher les pieds en l ’air n ’est pas une chose q u ’un
d ialecticien puisse reprocher à un autre, c ’est le caractère
fondam ental de la d ialectiqu e elle-m êm e. C om m ent dans cette
p osition garderait-elle encore un œ il critique ? De trois m anières
l ’œ uvre de N ietzsch e est dirigée contre la dialectique : celle-ci
m écon n aît le sens, parce q u ’elle ignore la nature des forces qui
s ’approprient con crètem en t les phénom ènes ; elle m éconn aît
l ’essence, parce q u ’elle ignore l ’élém en t réel d on t d ériven t les
forces, leurs q ualités et leurs rapports ; elle m écon n aît le chan­
gem ent e t la transform ation, parce q u ’elle se co n ten te d ’opérer
des p erm u tation s entre term es ab straits et irréels.
T outes ces insuffisances on t une m êm e origine : l ’ignorance
de la q uestion : Qui ? Toujours le m êm e m épris socratique pour
l ’art des sop histes. On nous annonce à la m anière hégélienne que
l ’hom m e e t D ieu se récon cilient, et aussi que la religion e t la
philosophie se réconcilient. On nous annonce à la m anière de
Feuerbach que l ’hom m e prend la place de D ieu, q u ’il récupère
le d ivin com m e son bien propre ou son essence, e t aussi que la
théologie d ev ie n t anthropologie. Mais qui est Hom m e et qu'est-ce
que D ieu ? Qui est particulier, qu’est-ce que l'universel ? Feuerbach
d it que l ’hom m e a changé, q u ’il est devenu D ieu ; D ieu a changé,
l ’essence de D ieu e st devenue l ’essence de l ’hom m e. Mais celui
qui est H om m e n ’a pas changé : l ’hom m e réactif, l ’esclave, qui
ne cesse pas d ’être esclave en se p résen tan t com m e D ieu, toujours
l ’esclave, m achine à fabriquer le d ivin . Ce q u ’est Dieu n ’a pas
d avan tage changé : toujours le d ivin , toujours l ’E tre suprêm e,
m achine à fabriquer l ’esclave. Ce qui a changé, ou p lu tô t ce qui
a échangé ses d éterm in ation s, c ’est le con cep t interm édiaire, ce
son t les term es m oyen s qui p eu ven t être aussi bien su jet ou pré­
d icat l ’un de l ’autre : D ieu ou l ’H om m e (1).
D ieu d ev ien t H om m e, l ’H om m e d ev ie n t D ieu. Mais qui est
H om m e ? Toujours l’être réactif, le représentant, le su jet d ’une
v ie faible et dépréciée. Q u’est-ce que D ieu ? Toujours l ’Etre

( 1 ) Sous les critiques de Stirner, Feuerbach en convenait : je laisse subsister


les prédicats de Dieu, « mais il (me) faut bien les laisser subsister, sans quoi (je)
ne pourrais même pas laisser subsister la nature et l ’homme ; car Dieu est un
être composé de réalités, c ’est-à-dire des prédicats de la nature et de l ’hum a­
nité » (cf. L’essence du christianism e dans son rapport avec l ’Unique et sa pro­
priété, Manifestes philosophiques, trad. A lt h u s s e r (Presses Universitaires
de France).
CONTRE L A D IA L E C T I Q U E 183

suprêm e com m e m oyen de déprécier la vie, « o b jet » de la volon té


de n éan t, « p réd icat » du n ihilism e. A v a n t et après la m ort de
D ieu, l ’hom m e reste « qui il est » com m e D ieu reste « ce q u ’il
est » : forces réactives et volo n té de n éan t. La d ialectiqu e nous
annonce la récon ciliation de l ’H om m e et de D ieu. Mais q u ’est-ce
que cette récon ciliation, sinon la vieille com p licité, la v ieille
affinité de la volo n té de n éan t et de la v ie réactive ? La dialec­
tique nous annonce le rem placem en t de Dieu par l ’hom m e.
Mais q u ’est-ce que ce rem placem ent, sinon la v ie réactive à la
place de la volo n té de n éan t, la vie réactive prod uisan t m a in te­
n an t ses propres valeurs ? A ce p oin t, il sem ble que to u te la d ia­
lectique se m eu ve dans les lim ites des forces réa ctiv es, q u ’elle
évolue to u t entière dans la p erspective n ihiliste. P récisém ent,
il y a bien un p oin t de vu e d ’où l ’op position apparaît com m e
l’élém en t gén étiq ue de la force ; c ’est le p oin t de vu e des forces
réactives. Vu du côté des forces réactives, l ’élém en t différentiel
est renversé, réfléchi à l’envers, devenu opposition. Il y a bien
une p erspective qui oppose la fiction au réel, qui d éveloppe la
fiction com m e le m oyen par lequel les forces réactives triom phent;
c ’est le n ihilism e, la p erspective n ih iliste. Le travail du n égatif est
au service d ’une vo lo n té. Il suffit de dem ander : quelle est cette
volon té ? pour pressentir l ’essence de la d ialectiqu e. La décou­
verte chère à la d ialectiqu e est la conscience m alheureuse, l ’appro­
fond issem ent de la conscience m alheureuse, la solu tion de la
conscience m alheureuse, la glorification de la conscience m alh eu ­
reuse et de ses ressources. Ce sont les forces réactives qui s'expri­
ment dans l'opposition, c’est la volonté de néant qui s'exprime dans
le travail du négatif. La d ialectiqu e est l ’idéologie naturelle du
ressentim ent, de la m auvaise conscience. E lle est la pensée dans
la p erspective du n ihilism e et du p oin t de vu e des forces réactives.
D ’un b ou t à l ’autre, elle est pensée fond am entalem ent chrétienne :
im pu issan te à créer de n ou velles m anières de penser, de n ou ­
velles m anières de sentir. La m ort de D ieu, grand évén em en t
d ialectiqu e e t b ru yan t ; m ais évén em en t qui se passe danr le
fracas des forces réactives, dans la fum ée du nihilism e.

5) L E S A V A T A R S DE LA D IA LE C TIQ U E

D ans l ’h istoire de la d ialectiqu e Stirner a une place à part, la


dernière, la place extrêm e. Stirner fu t ce d ialecticien audacieux
qui essaya de concilier la d ialectiqu e avec l ’art des sophistes.
Il su t retrouver le chem in de la q uestion : Qui ? Il su t en faire
184 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

la question essen tielle à la fois contre H egel, contre Bauer, contre


Feuerbach. « La question : Q u’est-ce que l ’H om m e ? d ev ien t :
Qui est l ’H om m e ?, et c ’est à Toi de répondre. Q u’est-ce que ?
v isa it le con cep t à réaliser ; com m en çan t par qui est, la question
n ’en est plus une, car la réponse est personnellem ent présente
dans celui qui interroge (1) ». E n d ’autres term es, il suffît de
poser la q uestion : Qui ? pour m ener la d ialectiqu e à sa véritable
issue : sallus morlalis. F euerbach an non çait l’H om m e à la place
de D ieu. Mais je ne suis pas plus l’hom m e ou l ’être générique, je
ne suis pas plus l ’essence de l ’hom m e que je n ’étais D ieu et l’es­
sence de D ieu. On fait perm uter l ’H om m e e t Dieu ; m ais le travail
du n égatif, une fois déclenché, est là pour nous dire : ce n ’est
pas encore Toi. « Je ne suis ni D ieu ni l’H om m e, je ne suis ni
l’essence suprêm e ni m on essence, et c ’est au fond to u t un que je
con çoive l’essence en m oi ou hors de m oi. » « Comme l ’hom m e
ne représente q u ’un autre être suprêm e, l ’être suprêm e n ’a
subi en som m e q u ’une sim ple m étam orph ose, et la crainte de
l ’H om m e n ’est q u ’un asp ect différent de la crainte de D ieu (2). »
— N ietzsch e dira : le plus h id eu x des hom m es, a y a n t tué Dieu
parce q u ’il n ’en su pp ortait pas la p itié, est encore en b u tte à la
p itié des H om m es (3).
Le m oteur sp éculatif de la d ialectiqu e est la con trad iction
e t sa solu tion. Mais son m oteur pratique est l ’aliénation et la
suppression de l ’aliénation , l ’aliénation et la réappropriation.
La dialectique révèle ici sa vraie nature : art procédurier entre
tous, art de discuter sur les propriétés et de changer de proprié­
taires, art du ressentim en t. Stirner encore a tte in t la vérité de la
d ialectiqu e dans le titre m êm e de son grand livre : L'u nique et sa
propriété. Il considère que la liberté h égélienne reste un con cept
ab strait ; « je n ’ai rien contre la liberté, m ais je te sou haite plus
que de la liberté. Tu ne devrais pas seu lem en t être débarrassé
de ce que tu ne veu x pas, tu devrais aussi posséder ce que tu v eu x ,
tu ne devrais pas seu lem en t être un hom m e libre, tu devrais
être égalem en t un propriétaire ». — Mais qui s ’approprie ou
se réapproprie ? Quelle est l ’in stance réappropriatrice ? L ’esprit
ob jectif de H egel, le savoir absolu n ’est-il pas encore une aliéna­
tion, une form e spirituelle e t raffinée d ’aliénation ? La conscience

( 1 ) S t i r n e r , L'unique et sa propriété, p. 449. — Sur Stirner, Feuerbach et


leurs rapports, cf. les livres de M. A r v o n : A u x sources de l'existentialisme :
M a x Stirner ; Ludwi g Feuerbach ou la transformation du sacré (Presses U niver­
sitaires de France).
(2) S t i r n e r , p. 36, p. 220.
(3) Z, IV, « Le plus hideux des hommes ».
CONTRE LA D I A L E C T I Q U E 185

(Je soi de Bauer, la critique hum aine, pure ou absolue ? L ’être


générique de Feuerbach, l ’hom m e en ta n t q u ’espèce, essence et
être sensible ? Je ne suis rien de to u t cela. Stirner n ’a pas de peine
à m ontrer que l ’idée, la conscience ou l ’espèce ne so n t pas m oins
des aliénation s que la théologie trad itionn elle. Les réappropriations
relatives so n t encore des aliénation s absolues. R iv a lisa n t avec la
théologie, l ’anthropologie fait de m oi la propriété de l ’H om m e.
Mais la d ialectiqu e ne s ’arrêtera pas ta n t que m oi ne deviendrai
pas enfin p ropriétaire... Q uitte à déboucher dans le n éan t, s’il
le faut. — E n m êm e tem ps que l’in stance réappropriatrice
dim inue en longueur, largeur et profondeur, l ’acte de réappro­
prier change de sens, s ’exerçant sur une base de plus en plus
étroite. Chez H egel, il s ’agissait d ’une réconciliation : la d ialec­
tique é ta it prom pte à se réconcilier avec la religion, avec l ’E glise,
avec l’E ta t, avec tou tes les forces qui nourrissaient la sienne.
On sait ce que sign ifien t les fam euses transform ations h égélien nes :
elles n ’ou b lien t pas de conserver pieusem ent. La transcendance
reste tran scend ante au sein de l ’im m anent. A vec Feuerbach, le
sens de « réapproprier » change : m oins récon ciliation que récupé­
ration, récupération hum aine des propriétés transcendantes. R ien
n ’est conservé, sauf tou tefois l ’hum ain com m e « être absolu et
divin ». Mais cette con servation, cette dernière aliénation dispa­
raît dans Stirner : l ’E ta t et la religion, m ais aussi l ’essence
hum aine so n t niés dans le m o i , qui ne se réconcilie avec rien
parce q u ’il a n éan tit to u t, pour sa propre « puissance », pour son
propre « com m erce », pour sa propre « jouissance ». Surm onter
l’aliénation signifie alors pur et froid an éan tissem en t, reprise
qui ne laisse rien subsister de ce q u ’elle reprend : « Le m oi n ’est
pas to u t, m ais il d étru it to u t (1). »
Le m oi qui an éa n tit to u t est aussi le m oi qui n ’est rien :
« Seul le m oi qui se décom pose lui-m êm e, le m oi qui n ’est jam ais
est réellem en t m oi. » « Je suis le propriétaire de ma puissance,
et je le suis quand je m e sais unique. D ans l ’unique, le posses­
seur retourne au rien créateur d on t il est sorti. T o u t être su p é­
rieur à m oi, que ce so it D ieu ou que ce soit l ’H om m e, fa ib lit
d evan t le sen tim en t de m on u nicité e t p âlit au so leil de cette
conscience. Si je base m a cause sur m oi, l ’unique, elle repose
sur son créateur éphém ère e t périssable qui se dévore lui-m êm e,
et je puis dire : je n ’ai basé m a cause sur R ien (2). » L ’in térêt du
livre de Stirner é ta it triple : une profonde analyse de l’insuffisance

(1) S t i r n e r , p. 216.
(2) S t i r n e r , p. 216, p. 449.
186 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

des réapproprialions chez ses précédesseurs ; la découverte du


rapport essentiel entre la dialectique et une théorie du moi, le moi
seul étant instance réappropriatrice ; une vision profonde de ce
qu'était l'aboutissement de la dialectique, avec le moi, dans le moi.
L ’histoire en général et le hégélianism e en particulier tro u v a ien t
leur issue, m ais leur plus com plète dissolu tion, dans un n ihilism e
triom ph an t. La dialectique aim e e t contrôle l ’histoire, m ais elle
a elle-m êm e une histoire d ont elle souffre e t q u ’elle ne contrôle
pas. Le sens de l ’histoire et de la d ialectiqu e réunies n ’e st pas
la réalisation de la raison, de la liberté ni de l ’hom m e en ta n t
q u ’espèce, m ais le n ihilism e, rien d ’autre que le n ihilism e. Stirner
est le dialecticien qui révèle le nihilisme comme vérité de la dialec­
tique. Il lui suffît de poser la q uestion : Qui ? Le m oi unique rend
au n éan t to u t ce qui n ’est pas lui, et ce n éan t est précisém ent
son propre n éan t, le n éan t m êm e du m oi. Stirner est trop d ia lec­
ticien pour penser au trem en t q u ’en term es de propriété, d ’a lié­
n ation e t de réappropriation. Mais trop exig ea n t pour ne pas
voir où m ène ce tte pensée : au m oi qui n ’est rien, au nihilism e.
— Alors le problèm e de Marx, dans l 'Idéologie allemande, trouve
un de ses sens les plus im portan ts : il s ’a g it pour Marx d ’arrêter
ce glissem en t fatal. Il accepte la découverte de Stirner, la d ia lec­
tiqu e com m e théorie du m oi. Sur un p oin t, il donne raison à
Stirner : l ’espèce hum aine de Feuerbach e st encore une aliénation.
Mais le m oi de Stirner, à son tour, e st une ab straction , une
projection de l ’égoïsm e bourgeois. Marx élabore sa fam euse
doctrine du m oi con d itionn é : l ’espèce e t l ’in d ivid u , l ’être g én é­
rique et le particulier, le social et l ’égoïsm e se réconcilient dans le
m oi con d itionn é su iv a n t les rapports historiques et sociaux.
E st-ce suffisant ? Q u’est-ce que l ’espèce, et qui est in d ivid u ?
La dialectique a-t-elle trou vé son p oin t d ’équilibre e t d ’arrêt, ou
seulem ent un dernier avatar, l ’avatar socialiste a v a n t l ’a b o u tis­
sem ent n ih iliste ? Difficile, en vérité, d ’arrêter la d ialectiqu e et
l’histoire sur la pente com m une où elles s ’en traîn en t l ’une
l ’autre : Marx fa it-il autre chose que m arquer une dernière étape
av a n t la fin, l ’étap e prolétarienne (1) ?

(1) M. M e r l e a u - P o n t y écrivit un beau livre sur Les aventures de la di a­


lectique. Entre autres choses, il dénonce l ’aventure objectiviste, qui s ’appuie
sur « l ’illusion d’une négation réalisée dans l ’histoire et dans sa matière »
(p. 1 2 3 ) , ou qui « concentre toute la négativité dans une formation historique
existante, la classe prolétaire » (p. 2 7 8 ) . Cette illusion entraîne nécessaire­
m ent la formation d’un corps qualifié : « les fonctionnaires du négatif »
(p. 1 8 4 ) . — Mais, à vouloir maintenir la dialectique sur le terrain d’une sub­
jectivité et d ’une intersubjectivité m ouvantes, il est douteux qu’on échappe à
ce nihilism e organisé. Il y a des figures de la conscience qui sont déjà les
fonctionnaires du négatif. La dialectique a moins d ’aventures que d’avatars ;
CONTRE LA D I A L E C T I Q U E 187

6) N I E T Z S C H E E T L A D IA LE C TIQ U E

N ous a v on s to u tes raisons de supposer chez N ietzsch e une


connaissance profonde du m ou vem en t hégélien, de H egel à
Stirner lu i-m êm e. Les connaissances philosophiques d ’un auteur
ni; s ’évalu en t pas au x cita tio n s q u ’il fait, ni d ’après des relevés
<le b ib lioth èq u es toujours fan taisistes e t conjecturaux, m ais
d ’après les d irection s ap ologétiq ues ou polém iques de son œ uvre
elle-m êm e. On com prend m al l ’ensem ble de l ’œ uvre de N ietzsch e
si l ’on ne v o it p as « contre qui » les principaux concepts en son t
dirigés. Les th èm es h égéliens son t présents dans cette œ uvre
com m e l ’çn n em i q u ’elle com bat. N ietzsch e ne cesse de dénoncer :
le caractère théologique et chrétien de la philosophie allemande
(le « sém inaire de T ubingue ») — l ’impuissance de cette philosophie
à sortir de la perspective nihiliste (nihilism e n ég a tif de H egel,
nihilism e réactif de Feuerbach, nihilism e extrêm e de Stirner) —
l'incapacité de cette philosophie d ’aboutir à autre chose que le moi,
l'homme ou les phantasmes de l ’humain (le surhom m e n ietzschéen
contre la d ialectiq u e) — le caractère mystificateur des prétendues
transformations dialectiques (la tran svalu ation contre la réappro-
prialion, contre les p erm u tation s abstraites). Il est certain que, en
t o u t ceci, S tirner joue le rôle de révélateur. C’est lui qui porte
la dialectique à ses dernières conséquences, m on tran t à quoi
elle a b ou tit et quel en est le m oteur. Mais ju stem en t, parce que
St irner pense encore en d ialecticien , parce q u ’il ne sort pas des
catégories de la propriété, de l ’aliénation e t de sa suppression,
il se jette lu i-m êm e dans le n éan t q u ’il creuse sous les pas de
la dialectique. Q ui est hom m e ? Moi, rien que m oi. Il se sert de
la question q ui ?, m ais seulem ent pour dissoudre la dialectique
dans le n éan t de ce m oi. Il est incapable de poser cette question
dans d ’autres p ersp ectives que celles de l ’hum ain, sous d ’autres
conditions que celles du n ihilism e ; il ne p eu t pas laisser cette
question se d évelop p er pour elle-m êm e, ni la poser dans un autre
clém ent qui lui d onn erait une réponse affirm ative. Il lui m anque
iim* m éthode, ty p o lo g iq u e, qui correspondrait à la q uestion.
La tâche p o sitiv e de N ietzsch e est double : le surhom m e et
la tran svalu ation . N on pas qui est hom m e ?, m ais qui surmonte
l'homme ? « Les plus sou cieu x d em and en t aujourd’hui : com m en t
conserver l ’h om m e ? Mais Z arathoustra dem ande, ce q u ’il est le

naturaliste ou ontologique, objective ou subjective, elle est, dirait Nietzsche,


nihiliste par principe ; et l ’image qu’elle donne de la positivité est toujours
nue image n égative ou renversée.
188 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

seul e t le prem ier à dem ander : com m en t l ’hom m e sera-t-il


surm onté ? Le surhom m e m e tie n t au cœ ur, c'est lui qui est
pour moi V Unique, et non pas l ’hom m e : non pas le prochain,
non pas le plus m isérable, non pas le plus affligé, non pas le
m eilleur (1). » Surm onter s ’oppose à conserver, m ais aussi à appro­
prier, réapproprier. T ransvaluer s ’oppose au x valeurs en cours,
m ais aussi aux p seudo-transform ations d ialectiqu es. Le surhom m e
n ’a rien de com m un avec l’être générique des dialecticiens, avec
l ’hom m e en ta n t q u ’espèce ni avec le m oi. Ce n ’est pas m oi qui
suis l ’unique, ni l ’hom m e. L ’hom m e de la dialectique est le plus
m isérable, parce q u ’il n ’est plus rien q u ’hom m e, a y a n t to u t
an éan ti de ce qui n ’é ta it pas lui. Le m eilleur aussi, parce q u ’il
a supprim é l ’aliénation , rem placé D ieu, récupéré ses propriétés.
N e croyons pas que le surhom m e de N ietzsch e so it une surenchère :
il diffère en nature avec l ’hom m e, avec le m oi. Le surhom m e se
d éfin it par une nouvelle manière de sentir : un autre su jet que
l ’h om m e, un autre typ e que le ty p e hum ain. Une nouvelle manière
de penser, d ’autres prédicats que le d ivin ; car le d ivin est encore
une m anière de conserver l ’hom m e, e t de conserver l ’essen tiel de
D ieu, D ieu com m e attrib u t. Une nouvelle manière d ’évaluer :
non pas un ch an gem en t de valeurs, non pas une perm u tation
ab straite ou un renversem ent d ialectiqu e, m ais un ch an gem en t
e t un renversem en t dans l ’élém en t d ont dérive la valeur des
valeurs, une « tran svalu ation ».
Du p oin t de vu e de cette tâche p o sitiv e to u tes les in ten tio n s
critiques de N ietzsch e trou ven t leur u nité. L ’am algam e, procédé
cher au x h égélien s, est retourné contre les h égéliens eux-m êm es.
D ans une m êm e polém ique N ietzsch e englobe le christianism e,
l ’hum anism e, l ’égoïsm e, le socialism e, le n ihilism e, les théories
de l ’h istoire et de la culture, la d ialectiqu e en personne. T ou t
cela, pris à p arti, form e la théorie de l ’homme supérieur : ob jet de
la critique n ietzschéen ne. D ans l ’hom m e supérieur, la disparité
se m anifeste, com m e le désordre e t l ’in discip lin e des m om ents
d ialectiqu es eu x-m êm es, com m e l ’am algam e des id éologies
hum aines e t trop h um aines. Le cri de l ’h om m e supérieur est
m ultip le : « C’é ta it un lon g cri, étrange e t m u ltip le, e t Zara­
thoustra d istin g u a it p arfaitem en t q u ’il se com p osait de b ea u ­
coup de v o ix ; quoique, à d istance, il ressem b lât au cri d ’une
seule bouche (2). » Mais l ’u nité de l ’hom m e supérieur est aussi

(1) Z, IV, « De l ’homme supérieur ». — L ’allusion à Stirner est évidente.


(2) Z, IV, « La salutation ». — « 11 me paraît pourtant que vous vous
accordez fort mal les uns aux autres lorsque vous êtes réunis ici, vous qui
poussez des cris de détresse. »
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 189

l ’unité critique : to u t fait de pièces et de m orceaux que la d ialec­


tique a ram assés pour son com p te, il a pour u n ité celle du fil
qui retien t l’ensem ble, fil du n ihilism e et de la réaction (1).

7) T H É O R I E D E V H O M M E SUPÉRIEUR

La théorie de l ’hom m e supérieur occupe le livre IV de Zara­


thoustra ; et ce livre IV est l’essen tiel du Z arathoustra publié.
Les personnages qui com p osen t l ’hom m e supérieur son t : le
d evin, les deu x rois, l ’hom m e à la sangsue, l ’en chanteur, le
dernier pape, le plus h ideux des hom m es, le m en d ian t volon taire
et l’om bre. Or, à travers cette d iversité de personnes, on découvre
v ite ce qui con stitu e l ’am bivalen ce de l ’hom m e supérieur : l ’être
réactif de l ’hom m e, m ais aussi l ’activ ité générique de l ’hom m e.
L ’hom m e supérieur est l ’im age dans laquelle l’hom m e réactif se
représente com m e « supérieur » et, m ieu x encore, se déifie. En
m êm e tem ps, l ’hom m e supérieur est l ’im age dans laquelle appa­
raît le produit de la culture ou de l ’a ctiv ité générique. —
Le devin est devin de la grande lassitu de, représen tan t du n ih i­
lism e passif, prophète du dernier des hom m es. Il cherche une m er
à boire, une m er où se noyer ; m ais to u te m ort lui paraît encore
trop active, nous som m es trop fatigu és pour m ourir. Il v e u t la
m ort, m ais com m e une ex tin ctio n p assive (2). L ’enchanteur est
la m auvaise conscience, « le faux-m on n ayeu r », « l’exp iateu r de
l’esprit », « le dém on de la m élancolie » qui fabrique sa souffrance
pour exciter la p itié, pour répandre la con tagion. « Tu farderais
m êm e ta m aladie si tu te m ontrais nu d ev a n t ton m éd ecin » :
l’enchanteur m aquille la douleur, il lui in v en te un nouveau sens,
il trah it D ion ysos, il s ’em pare de la chanson d ’A riane, lui, le
faux tragique (3). Le plus hideux des hommes représente le n ihi­
lism e réactif : l’hom m e réactif a tourné son ressen tim en t contre
D ieu, il s ’est m is à la place du D ieu q u ’il a tué, m ais ne cesse pas
d ’être réactif, plein de m auvaise conscience et de ressentim en t (4).
Les deux rois son t les m œ urs, la m oralité des m œ urs, et les

(1) Cf. Z, II, « Du pays de la culture » : L'homme de ce temps est à la fois la


représentation de l ’homme supérieur et le portrait du dialecticien. « Vous
M'inblez pétris de couleurs et de bouts de papier assemblés à la colle... Com­
ment pourriez-vous croire, bariolés comme vous l ’êtes ! Vous qui êtes des
peintures de tout ce qui a jam ais été cru. »
(2) Z, II, « Le devin » ; IV, « Le cri de détresse ».
(3) Z, I V, « L ’e n c h a n t e u r ».
(4) Z, IV, « Le plus hideux des hommes ».
C. D E L E U Z E 7
190 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

deux bouts de cette m oralité, les deu x ex trém ités de la culture.


Ils représen tent l ’a ctiv ité générique saisie dans le principe préhis­
torique de la d éterm in ation des m œ urs, m ais aussi dans le produit
p ost-historiq ue où les m œ urs son t supprim ées. Ils se désespèrent
parce q u ’ils assisten t au triom phe d ’une « populace » : ils v o ie n t
sur les m œ urs elles-m êm es se greffer des forces qui d éto u rn en t
l ’a ctiv ité générique, qui la déform ent à la fois dans son principe
et son p rod uit (1). L ’homme aux sangsues représente le produit
de la culture en ta n t que science. Il est « le con scien cieu x de
l ’esprit ». Il a vou lu la certitude, et s ’approprier la science, la
culture : « P lu tô t ne rien savoir du to u t que de savoir beaucoup
de choses à m oitié. » E t dans cet effort vers la certitud e, il apprend
que la science n ’est m êm e pas une connaissance ob jective de la
san gsue et de ses causes prem ières, m ais seulem ent une con n ais­
sance du « cerveau » de la sangsue, une connaissance qui n ’en est
plus une parce q u ’elle d oit s ’id en tifier à la sangsue, penser com m e
elle et se sou m ettre à elle. La connaissance est la vie contre la
v ie , la vie qui incise la vie, m ais seule la sangsue incise la vie,
seule elle est connaissance (2). Le dernier pape a fait de son ex is­
ten ce un long service. Il représente le produit de la culture com m e
religion. Il serv it D ieu ju sq u ’à la fin, il y perdit un œ il. L ’œ il
perdu, c ’est sans doute l ’œ il qui v it des d ieu x actifs, affirm atifs.
L ’œ il restan t su iv it le dieu ju if et chrétien dans to u te son h is­
toire : il a vu le n éan t, to u t le n ihilism e n égatif et le rem placem ent
de D ieu par l ’hom m e. V ieu x laquais qui se désespère d ’avoir
perdu son m aître : « Je suis sans m aître et n éan m oin s je ne suis
pas libre ; aussi ne suis-je plus jam ais jo y eu x sauf dans m es
souvenirs (3). » Le mendiant volontaire a parcouru to u te l’espèce
hum aine, des riches aux pauvres. Il ch erch ait « le royaum e des
cieu x », « le bonheur sur terre » com m e la récom pense, m ais aussi
le produit de l ’a ctiv ité hum aine, générique e t culturelle. Il
v o u la it savoir à qui reven ait ce royaum e, et qui représen tait
ce tte a ctiv ité . La science, la m oralité, la religion ? A utre chose
encore, la p au vreté, le travail ? Mais le royaum e des cieu x ne se
trou ve pas plus chez les pauvres que chez les riches : p a rto u t la
populace, « populace en h aut, p opu lace en bas » ! Le m en d ia n t
volon taire a trou vé le royaum e des cieu x com m e la seule
récom pense e t le vrai p rod uit d ’une a ctiv ité générique : m ais
seu lem en t chez les vaches, seu lem en t dans l ’a ctiv ité générique

(1) Z, IV, « E ntretien avec les rois ».


(2) Z, IV, « La sangsue ». — On se rappellera aussi l ’im portance du cer­
veau dans les théories de Schopenhauer.
(3) Z, IV, « Hors de service ».
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 191

des vaches. Car les vach es sa v e n t rum iner, e t rum iner est le
p roduit de la culture en ta n t que culture (1). L'ombre est le
voyageu r lui-m êm e, l ’a ctiv ité générique elle-m êm e, la culture et
son m ou vem en t. Le sens du voyageu r et de son om bre, c ’est que
seule l ’om bre v o y a g e. L ’om bre voyageu se est l ’a ctiv ité générique,
m ais en ta n t q u ’elle perd son produit, en ta n t q u ’elle perd son
principe e t les cherche follem en t (2). — Les d eu x rois son t les
gardiens de l’a ctiv ité générique, l ’hom m e au x sangsues est le
p roduit de cette a ctiv ité com m e science, le dernier pape est le
p roduit de cette a ctiv ité com m e religion ; le m en d ian t volon taire,
au-delà de la science et de la religion, v e u t savoir quel est le
produit ad éq u at de cette a ctiv ité ; l ’om bre est cette a ctiv ité
m êm e en ta n t q u ’elle perd son b u t et cherche son principe.
N ous avon s fait com m e si l ’hom m e supérieur se d iv isa it en
d eu x espèces. Mais en vérité, c ’est chaque personnage de l ’hom m e
supérieur qui a les deux aspects su iv a n t une proportion variable ;
à la fois représen tan t des forces réactives et de leur triom phe,
représentant de l’a ctiv ité générique et de son produit. N ous
d evons ten ir com p te de ce double asp ect afin de com prendre
pourquoi Z arathoustra traite l ’hom m e supérieur de d eu x façons :
ta n tô t com m e l ’ennem i qui ne recule d evan t aucun piège, aucune
infam ie, pour d étourner Zarathoustra de son chem in ; ta n tô t
com m e un h ôte, presque un com pagnon qui se lance dans une
entreprise proche de celle de Z arathoustra lui-m êm e (3).

8) V H O M M E E S T -IL
E SSE N TIE LLE M E N T « RÉ A C TIF » ?

C ette am bivalen ce ne p eu t être interprétée avec ex a ctitu d e


que si l ’on pose un problèm e plus général : dans quelle m esure
l ’hom m e est-il essen tiellem en t réactif ? D ’une part, N ietzsch e
présente le triom phe des forces réactives com m e quelque chose

(1) Z, IV, « Le m endiant volontaire ».


(2) Z, IV, « L’ombre ».
(3) Z, IV, « La salutation » : « Ce n ’est pas vous que j ’attendais dans ces
m ontagnes... Vous n ’êtes pas mon bras droit... Avec vous je gâcherais même
mes victoires... Vous n ’êtes pas ceux à qui appartiennent m on nom et mon
héritage. » Z, IV, « Le chant de la mélancolie » : « Tous ces homm es supérieurs,
peut-être, ne sentent-ils pas bon. » Sur le piège qu’ils tendent à Zarathoustra,
cf. Z, IV, « Le cri de détresse », « L’enchanteur », « Hors de service », « Le plus
hideux des hommes ». — Z, IV, « La salutation » : « Ceci est mon royaume
et mon dom aine : mais ils seront vôtres pour ce soir et cette nuit. Que mes
anim aux vous servent, que ma caverne soit votre lieu de repos. » Les hommes
supérieurs sont dits * des ponts », « des degrés », « des avant-coureurs » : « Il
se peut que de votre sem ence naisse un jour, pour moi, un fils et un héritier
parfait. »
192 N I E T Z S C H E E T LA PHILOSOPHIE

d ’essen tiel dans l'hom m e e t dans l ’histoire. Le ressentim en t,


la m auvaise conscience son t co n stitu tifs de l ’h um anité de
l ’hom m e, le n ih ilism e e st le con cep t a priori de l ’histoire u n i­
verselle ; c ’est pourquoi vaincre le n ihilism e, libérer la pensée
de la m auvaise conscience et du ressentim en t, signifie surm onter
l ’h om m e, détruire l ’hom m e, m êm e le m eilleur (1). La critique de
N ietzsch e ne s ’attaq u e pas à un accid en t, m ais à l ’essence m êm e
de l ’hom m e ; c ’e st dans son essence que l ’hom m e est d it m aladie
de peau de la terre (2). Mais, d ’autre part, N ietzsch e parle des
m aîtres com m e d ’un ty p e hum ain que l ’esclave aurait seu lem en t
vain cu , de la culture com m e d ’une a c tiv ité générique hum aine
que les forces réactives auraient sim p lem en t détournée de son
sens, de l ’in d ivid u libre et souverain com m e du p rod uit hum ain
de cette a ctiv ité que l ’hom m e réactif aurait seu lem en t déform é.
Même l ’histoire de l ’hom m e sem ble com porter des périodes
a ctiv e s (3). Il arrive à Z arathoustra d ’évoq u er ses hom m es
véritab les, e t d ’annoncer que son règne est aussi le règne de
l ’h om m e (4).
P lu s p rofond ém en t que les forces ou les q u alités de forces,
il y a les devenirs de forces ou q ualités de la v o lo n té de puissance.
A la q uestion « l ’hom m e est-il essen tiellem en t réactif ? », nous
d evon s répondre : ce qui con stitu e l ’hom m e est encore plus
profond. Ce qui con stitu e l ’hom m e e t son m onde n ’e st pas seu ­
lem en t un ty p e p articu lier de forces, m ais un d even ir des forces
en général. N on pas les forces réactives en particulier, m ais le
d even ir-réactif de to u tes les forces. Or, un tel d even ir exige
toujours, com m e son terminus a quo, la présence de la q ualité
contraire, qui passe dans son contraire en d even an t. Il y a une
san té d on t le gén éalogiste sa it bien q u ’elle n ’ex iste que com m e
le présupposé d ’un d evenir-m alade. L ’hom m e a ctif est cet hom m e
beau, jeu ne e t fort, m ais sur le v isa g e duquel on déchiffre les
signes discrets d ’une m aladie q u ’il n ’a pas encore, d ’une co n ta ­
gion qui ne l ’atteind ra que dem ain. Il fau t défendre les forts
contre les faibles, m ais on sa it le caractère désespéré de cette
entreprise. Le fort p eu t s ’opposer au x faibles, m ais non pas au
devenir-faible qui e st le sien, qui lu i ap p artien t sous une so llici­
ta tio n plus su b tile. Chaque fois que N ietzsch e parle des hom m es
actifs, ce n ’e st pas sans tristesse en v o y a n t la d estin ée qui leur

(1) Z, IV, « De l ’homme supérieur » : « Il faut qu’il en périsse toujours plus


et toujours des m eilleurs de votre espèce. »
(2) Z, II, « Des grands événem ents ».
(3) GM, I, 16.
(4) Z, IV, « Le signe ».
CONTRE LA D I A L E C T I Q U E 193

est prom ise com m e leur devenir essen tiel : le m onde grec renversé
par l ’hom m e théorique, R om e renversée par la Ju dée, la R en ais­
sance par la R éform e. Il y a donc bien une a ctiv ité hum aine, il y
a bien des forces a ctives de l ’hom m e ; m ais ces forces particulières
ne so n t que l ’alim en t d ’un d even ir universel des forces, d ’un
d evenir-réactif de to u tes les forces, qui d éfinit l ’hom m e et le
m onde hum ain. C’est ainsi que se con cilien t chez N ietzsch e les
deux asp ects de l ’hom m e supérieur : son caractère réactif, son
caractère actif. A prem ière vu e, l ’a ctiv ité de l ’hom m e apparaît
com m e générique ; des forces réactives se greffent sur elle, qui la
dén atu rent e t la d étournent de son sens. Mais plus profondém ent
le vrai générique est le d even ir réactif de tou tes les forces, l ’a c ti­
v ité n ’éta n t que le term e particulier supposé par ce devenir.
Z arathoustra ne cesse pas de dire à ses « visiteu rs » : vou s
êtes m anqués, vou s êtes des natures m anquées (1). Il faut
com prendre cette expression au sens le plus fort : ce n ’est pas
l'hom m e qui n ’arrive pas à être hom m e supérieur, ce n ’est pas
l'hom m e qui m anque ou qui rate son b ut, ce n ’est pas l ’a ctiv ité
de l ’hom m e qui m anque ou qui rate son produit. Les visiteurs
de Z arathoustra ne s ’ép rou ven t pas com m e de faux hom m es
supérieurs, ils ép rou ven t l ’hom m e supérieur q u ’ils so n t com m e
quelque chose de faux. Le b u t lui-m êm e est m anqué, raté, non
pas en vertu de m oyen s insuffisants, m ais en vertu de sa nature,
en vertu de ce q u ’il est com m e but. Si on le m anque, ce n ’est pas
dans la m esure où on ne l ’a tte in t pas ; c ’est com m e b u t a tte in t
q u ’il est aussi bien b u t m anqué. Le produit lui-m êm e est raté,
non pas en vertu d ’accid en ts qui su rviend raien t, m ais en vertu
de l ’a ctiv ité , de la nature de l ’a ctiv ité d ont il e st le produit.
N ietzsche v e u t dire que l ’a c tiv ité générique de l ’hom m e ou de la
culture n ’ex iste que com m e le term e supposé d ’un devenir-réactif
qui fait du principe de cette a ctiv ité un principe qui rate, du
produit de cette a ctiv ité un p rod uit raté. La d ialectiqu e est le
m ouvem ent de l ’a c tiv ité en ta n t que telle ; elle aussi est essen ­
tiellem en t ratée et rate essen tiellem en t ; le m ou vem en t des réap ­
propriations, l ’a ctiv ité d ialectiqu e, ne fait q u ’un avec le devenir-
réactif de l ’hom m e et dans l ’hom m e. Que l ’on considère la façon
d ont les hom m es supérieurs se p résen ten t : leur désespoir, leur
d égoût, leur cri de détresse, leur « conscience m alheureuse ».
Tous sa v en t et ép rou ven t le caractère m anqué du b u t q u ’ils
a tteig n en t, le caractère raté du produit q u ’ils son t (2). L ’om bre

(1) Z, IV, « De l ’homme supérieur ».


(2) Par exem ple, la manière dont les deux rois souffrent de la transfor­
mation des « bonnes mœurs » en « populace ».
194 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

a perdu le b ut, non pas q u ’elle ne l ’a it pas a tte in t, m ais le b u t


q u ’elle a tte in t est lui-m êm e un but perdu (1). L ’a ctiv ité générique
et culturelle est un faux chien de feu, non pas q u ’elle so it une
apparence d ’a ctiv ité , m ais parce q u ’elle a seu lem en t la réalité
qui sert de prem ier term e au devenir réactif (2). C’est bien en ce
sens que les deux aspects de l ’hom m e supérieur son t conciliés :
l ’hom m e réactif com m e l ’expression sublim ée ou d ivin isée des
forces réactives, l ’hom m e a ctif com m e le produit essen tiellem en t
m anqué d ’une a ctiv ité qui m anque essen tiellem en t son but.
N ous devons donc refuser tou te in terp rétation qui présenterait
le surhom m e com m e réussissant là où l ’hom m e supérieur échoue.
Le surhom m e n ’est pas un hom m e qui se surpasse e t réussit à se
surpasser. Entre le surhom m e et l ’hom m e supérieur la différence
est de nature, dans l ’in stance qui les produit resp ectivem en t,
com m e dans le b u t q u ’ils a tteig n en t resp ectivem en t. Zarathous*
tra d it : « Vous, les hommes supérieurs, croyez-vous que je sois là
pour réparer ce que vous avez mal fait (3) ? » N ous ne p ouvon s pas
d avantage suivre une in terp rétation com m e celle de H eidegger qui
fait du surhom m e la réalisation e t m êm e la d éterm in ation de
l ’essence hum aine (4). Car l ’essence hum aine n ’attend pas lé
surhom m e pour se déterm iner. E lle est d éterm inée com m e
hum aine, trop hum aine. L ’hom m e a pour essence le devenir
réactif des forces. Bien plus, il donne au m onde une essence, ce
devenir com m e d evenir universel. L ’essence de l ’hom m e, et du
m onde occupé par l ’hom m e, c ’est le d evenir réactif de tou tes
les forces, le nihilism e et rien que le nihilism e. L ’hom m e et son
a ctiv ité générique, voilà les deux m aladies de peau de la terre (5).
R este à dem ander : pourquoi l ’a ctiv ité générique, son but
e t son produit son t-ils essen tiellem en t m anqués ? Pourquoi
n ’ex iste n t-ils que com m e ratés ? La réponse est sim ple, si l’on se
rappelle que cette a ctiv ité v e u t dresser les forces réactives, les
rendre aptes à être agies, les rendre a ctiv es elles-m êm es. Or,
com m en t ce projet serait-il v iab le, sans la puissance d ’affirmer
qui con stitu e le d even ir-actif ? Les forces réactives pour leur
com pte on t su trouver l’allié qui les m ène à la v icto ire : le n ih i­
lism e, le n égatif, la puissance de nier, la v o lo n té de n éa n t qui
form e un d even ir-réactif universel. Séparées d ’une puissance

(1) Z, IV, « L ’ombre ».


(2) Z, II, « Des grands événem ents ».
(3) Z, IV, « De l ’homme supérieur ».
( 4 ) H e i d e g g e r , Qiïappelle-t-on penser? (trad. B ecker et Granel,
Presses Universitaires de France), pp. 53-55.
(5) Z, II, « Des grands événem ents ».
CONTRE LA D I A L E C T I Q U E 195

d ’affirmer, les forces actives ne p eu ven t rien de leur côté, sauf


devenir réactives à leur tour ou se retourner contre elles-m êm es.
Leur a ctiv ité , leur but et leur produit son t m anques de to u t
tem ps. E lles m anq uent d ’une volon té qui les dépasse, d ’une
qualité capable de m anifester, de porter leur supériorité. Il n ’y a
de devenir — actif que par et dans une volon té qui affirme, to u t
com m e il n ’y a de devenir-réactif que par et dans la v o lon té de
néant. U ne a ctiv ité qui ne s ’élève pas ju sq u ’aux puissances
d ’affirmer, une a ctiv ité qui se confie seulem ent au travail du
négatif est prom ise à l ’échec ; dans son principe m ôm e, elle tourne
en son contraire. — Lorsque Zarathoustra considère les hom m es
supérieurs com m e des hôtes, des com pagnons, des avant-coureurs,
il nous révèle ainsi que leur projet n ’est pas sans ressem blance
avec le sien : devenir actif. Mais nous apprenons v ite que ces
déclarations de Z arathoustra ne d oiven t être prises au sérieux
q u ’à m oitié. E lles s ’exp liq u en t par la pitié. D ’un bout à l ’autre du
livre IV les hom m es supérieurs ne cachent pas à Zarathoustra
q u ’ils lui ten d en t un piège, q u ’ils lui ap portent une dernière
ten tation . D ieu ép rou vait la p itié pour l’hom m e, cette pitié fut
la cause de sa m ort ; la pitié pour l ’hom m e supérieur, telle est
la ten ta tio n de Zarathoustra, qui le ferait mourir à son tour (1).
C’est dire que, quelle que soit la ressem blance entre le projet de
l ’hom m e supérieur et celui de Z arathoustra lui-m êm e, une
in stance plus profonde in tervien t qui d istingu e en nature les
deu x entreprises.
L ’hom m e supérieur en reste à l’élém en t ab strait de l ’a ctiv ité ;
jam ais il ne s ’élève, m êm e en pensée, ju sq u ’à l ’élém en t de
l ’affirm ation. L ’hom m e supérieur prétend renverser les valeurs,
convertir la réaction en action. Z arathoustra parle d ’autre chose :
transm uer les valeurs, convertir la n égation en affirm ation.
Or, jam ais la réaction ne deviendra action sans cette conversion
plus profonde : il faut d ’abord que la n égation d evienn e puissance
d ’affirmer. Séparée des con d itions qui la rendraient v iab le,
l’entreprise de l’hom m e supérieur est m anquée, non pas acciden­
tellem en t, m ais par principe et dans l ’essence. Au lieu de former
un d even ir-actif, elle nourrit le devenir inverse, le devenir-
réactif. Au lieu de renverser les valeurs, on change de valeurs,

(1) Z, IV, « Le cri de détresse » : « Le dernier péché qui m ’ait été réservé,
sais-tu quel est son nom ? — Pitié, répondit le devin d ’un cœur débordant,
e t il leva les deux mains : ô Zarathoustra, je viens pour t ’entraîner à ton der­
nier péché I » — Z, IV, « Le plus hideux des hommes » : « Toi-m êm e, garde-toi
de ta propre pitié !... Je connais la cognée qui peut l ’abattre. » E t Z, IV,
t Le signe » : un des derniers mots de Zarathoustra est : « Pitié, la pitié pour
l’homme supérieur !... Eh bien, cela a eu son tem ps. »
19G NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

on les fait perm uter, m ais en gardant le p oin t de vu e nihiliste


d ont elles d ériven t ; au lieu de dresser les forces et de les rendre
a ctives, on organise des associations de forces réactives (1).
In versem en t les con d itions qui rendraient viab le l ’entreprise de
l ’hom m e supérieur son t des con d itions qui en changeraient la
nature : l ’affirm ation dionysiaqu e, non plus l ’a ctiv ité générique
de l ’hom m e. L ’élém en t de l ’affirm ation, voilà l ’élém en t du sur­
hum ain. L ’élém en t de l ’affirm ation, voilà ce qui m anque à
l ’hom m e, m êm e et su rtou t à l ’hom m e supérieur. De quatre
façons, N ietzsch e exprim e sym b oliq u em en t ce m anque com m e
l’insuffisance au cœ ur de l ’hom m e : 1° il y a des choses que l ’hom m e
supérieur ne sait pas faire : rire, jouer et danser (2). R ire est
affirmer la vie et, dans la vie, m êm e la souffrance. Jouer est
affirmer le hasard et, du hasard, la n écessité. D anser est affirmer
le devenir et, du devenir, l’être ; 2° Les hom m es supérieurs
eu x-m êm es recon naissen t l ’âne com m e leur « supérieur ». Ils
l’adorent com m e s ’il é ta it un dieu ; à travers leur v ieille m anière
théologiq ue de penser ils p ressen tent ce qui leur m anque et ce qui
les dépasse, ce q u ’est le m ystère de l ’âne, ce que cachent son cri
et ses longues oreilles : l ’âne est l’anim al qui d it I-A, l ’anim al
affirm atif et affirm ateur, l ’anim al dionysiaqu e (3) ; 3° Le sy m b o ­
lism e de l ’om bre a un sens voisin. L ’om bre est l’a ctiv ité de
l ’hom m e, m ais elle a besoin de la lum ière com m e d ’une instance
plus haute : sans elle, elle se dissipe ; avec elle, elle se transform e
e t il lui arrive de disparaître d ’une autre façon, ch an gean t de
nature quand il est m idi (4) ; 4° Des deux Chiens de feu, l’un est
la caricature de l ’autre. L ’un s ’active à la surface, dans le fracas
et la fum ée. Il prend sa nourriture à la surface, il fait entrer la
fange en éb u llition : c ’est dire que son a ctiv ité ne sert q u ’à
nourrir, à chauffer, à entretenir dans l’univers un devenir-réactif,
un devenir cyn iq ue. Mais l ’autre chien de feu est anim al affirma­
tif : « Celui-là parle réellem ent du cœ ur de la terre... Le rire
v o ltig e autour de lui com m e une nuée colorée (5). »

(1) Cf. Z, IV, « La salutation » : Zarathoustra dit aux homm es supérieurs :


« En vous aussi, il y a de la populace cachée ».
(2) Z, IV, « De l ’homme supérieur ». — Le jeu : « Vous aviez manqué un
coup de dé. Mais que vous im porte, à vous autres joueurs de dés 1Vous n ’avez
pas appris à jouer et à narguer comme il faut jouer et narguer !» — La danse :
« Même la pire des choses a de bonnes jam bes pour danser : apprenez donc
vous-m êm es, ô homm es supérieurs à vous tenir droit sur vos jam bes !» — Le
rire : « J ’ai canonisé le rire : hommes supérieurs, apprenez donc à rire ! »
(3) Z, IV, « Le réveil », « La fête de l ’âne ».
(4j VO, cf. les dialogues de « L ’ombre et du voyageur ».
(5) Z, II, « Des grands événem ents ».
CONTRE L A DIA IÆ C TIQ U E 197

9) N I H I L I S M E E T T R A N S M U T A T I O N :
L E P O IN T FOCAL

Le règne du nihilism e est puissant. Il s ’exprim e dans les


valeurs supérieures à la vie, m ais aussi bien dans les valeurs
réactives qui en prennent la place, et encore dans le m onde sans
valeurs du dernier des hom m es. C’est toujours l ’élém en t de la
d épréciation qui règne, le n égatif com m e v olon té de puissance,
la v o lon té com m e v o lo n té de n éan t. Même quand les forces réac­
tiv es se dressent contre le principe de leur triom phe, m êm e quand
elles a b ou tissen t à un n éan t de v olon té p lu tô t q u ’à une v o lo n té
de n éan t, c ’est toujours le m êm e élém en t qui se m a n ifesta it dans
le principe, et qui, m ain ten an t, se nuance et se déguise dans la
conséquence ou dans l ’eiïet. Pas de volo n té du to u t, c ’est encore
le dernier avatar de la volon té de n éan t. Sous l ’em pire du n égatif,
c ’est toujours l ’ensem ble de la vie qui est déprécié, et la vie réac­
tive qui triom phe en particulier. L ’activ ité ne p eu t rien, m algré
sa supériorité sur les forces réactives ; sous l ’em pire du n égatif,
elle n ’a pas d ’autre issue que de se retourner contre soi ; séparée
de ce q u ’elle peu t, elle d evien t elle-m êm e réactive, elle ne sert
plus que d ’alim en t au d evenir-réactif des forces. E t, en vérité,
le d evenir-réactif des forces est aussi bien le n ég a tif com m e
q ualité de la volon té de puissance. — On sait ce que N ietzsch e
appelle tran sm u tation , tran svalu ation : non pas un ch an gem en t
de valeurs, m ais un ch an gem en t dans l ’élém en t d on t dérive la
valeur des valeurs. L ’appréciation au lieu de la dépréciation,
l ’affirm ation com m e volo n té de puissance, la v o lo n té com m e
volon té affirm ative. T an t q u ’on reste dans l ’élém en t du n égatif,
on a beau changer les valeurs ou m êm e les supprim er, on a beau
tuer D ieu : on en garde la place et l ’attrib u t, on conserve le sacré
et le d ivin , m êm e si on laisse la place v id e et le p réd icat non
attribu é. Mais quand on change l ’élém en t, alors, et alors seu le­
m ent, on p eu t dire q u ’on a renversé tou tes les valeurs connues
ou connaissables ju s q u ’à ce jour. On a vain cu le n ihilism e : l ’a cti­
v ité retrouve ses droits, m ais seu lem en t en rapport et en affinité
avec l’in stance plus profonde d on t ceux-ci d érivent. Le devenir-
a ctif apparaît dans l ’univers, m ais id en tiq u e à l ’affirm ation com m e
volon té de puissance. La q uestion est : com m en t vaincre le
nihilism e ? C om m ent changer l’élém en t des valeurs lui-m êm e,
com m en t su b stitu er l’affirm ation à la n égation ?
P eu t-être som m es-nous plus près d ’une solution que nous ne
pouvons le croire. On rem arquera que, pour N ietzsch e, to u tes
les form es du nihilism e précédem m ent an alysées, m êm e la forme
198 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

extrêm e ou p assive, constituent, un n ihilism e inachevé, incomplet.


N ’est-ce pas dire in versem en t que la tran sm u tation , qui vain c
le n ihilism e, est la seule forme com plète et achevée du nihilism e
lui-m êm e ? E n effet, le n ihilism e est vain cu , m ais vain cu par
lui-même (1). N ous nous approcherons d ’une solu tion dans la
m esure où nous com prendrons pourquoi la tran sm u tation
con stitu e le n ihilism e achevé. — U ne prem ière raison p eu t être
invoquée : c ’est seu lem en t en ch an gean t l ’élém en t des valeurs
q u ’on d étru it tou tes celles qui d ép en d en t du v ie il élém ent. La
critique des valeurs connues ju sq u ’à ce jour n ’est une critique
radicale et absolue, exclu a n t to u t com prom is, que si on la m ène
au nom d ’une tran sm u tation , à partir d ’une tran sm u tation . La
tran sm u tation serait donc un n ih ilism e ach evé, parce q u ’elle
donnerait à la critique des valeurs une forme ach evée, « t o ta ­
lisante ». Mais une telle in terp rétation ne nous d it pas encore
pourquoi la tran sm u tation est n ih iliste, non seu lem en t par ses
conséquences, m ais en elle-m êm e et par elle-m êm e.
Les valeurs qui d ép en dent de ce v ieil élém en t du n égatif,
les valeurs qui tom b en t sous la critique radicale, so n t to u tes
les valeurs connues ou connaissables ju sq u ’à ce jour. « J u sq u ’à
ce jour » désigne le jour de la tran sm u tation . Mais que signifie :
tou tes les valeurs connaissables ? Le n ihilism e est la n égation
com m e q ualité de la volo n té de puissance. T ou tefois, cette d éfi­
n ition reste insuffisante, si l ’on ne tie n t pas com pte du rôle et de
la fonction du n ihilism e : la volo n té de puissance apparaît dans
l ’hom m e et se fait connaître, en lui, com m e une v o lo n té de
n éant. E t à dire vrai, nous saurions peu de choses sur la v o lo n té
de puissance si nous n ’en saisissions la m a n ifestation dans le
ressen tim en t, dans la m auvaise con scien ce, dans l ’idéal ascé­
tique, dans le nihilism e qui nous force à la connaître. La v o lo n té
de puissance est esprit, m ais que saurions-nous de l ’esprit sans
l’esprit de ven gean ce qui nous révèle d ’étranges pouvoirs ? La
volo n té de puissance est corps, m ais que saurions-nous du corps
sans la m aladie qui nous le fait connaître ? A insi le n ihilism e, la
v olon té de n éan t, n ’est pas seu lem en t une v o lo n té de p uissance,
une q u alité de v o lo n té de p uissance, mais la ratio cognoscendi
de la volonté de puissance en général. T outes les valeurs connues
et connaissables son t par nature des valeurs qui d ériven t de
cette raison. — Si le n ihilism e nous fait connaître la v o lo n té de
puissance, in versem en t celle-ci nous apprend q u ’elle nous est

(1) VP, liv. III. — VP, I, 22 : « A yant poussé en lui-mêm e le nihilisme


jusqu’à son term e, il l ’a mis derrière lui, au-dessous de lui, hors de lui. »
CONTRE L A D IA L E C T I Q U E 199

connue sous une seule form e, sous la form e du n ég a tif qui n ’en
con stitue q u ’une face, une qualité. N ous « pensons » la v o lon té de
puissance sous une forme d istin cte de celle où nous la connaissons
(ainsi la pensée de l ’éternel retour dépasse tou tes les lois de notre
connaissance). L ointain e su rvivan ce des thèm es de K an t et de
Schopenhauer : ce que nous connaissons de la v o lo n té de p u is­
sance est aussi bien douleur et su pplice, m ais la v o lo n té de
puissance est encore la joie inconnue, le bonheur inconnu, le
dieu inconnu. Ariane chante dans sa plainte : « Je m e courbe et
je m e tords, tourm entée par tous les m artyrs éternels, frappée
par toi, chasseur le plus cruel, to i, le dieu — in con nu ... Parle
enfin, toi qui te caches derrière les éclairs ? Inconnu ! parle !
Que v eu x -tu ... ? O reviens, m on dieu inconnu ! ma douleur ! m on
dernier bonheur (1). » L ’autre face de la v olon té de puissance,
la face inconnue, l ’autre q ualité de la v olon té de p uissance, la
q ualité inconnue : l'affirm ation. E t l ’affirm ation, à son tour,
n ’est pas seulem ent une volon té de puissance, une qualité de
v o lon té de puissance, elle est ralio essendi de la volonté de p u i s ­
sance en général. E lle est ratio essendi de tou te la v o lo n té de
puissance, donc raison qui exp u lse le n égatif de cette vo lo n té,
com m e la négation é ta it ratio cognoscendi de to u te la v o lo n té
de puissance (donc raison qui ne m anq uait pas d ’élim iner l ’affir-
m atif de la connaissance de cette volon té). De l ’affirm ation
d ériven t les valeurs n ouvelles : valeurs inconnues ju sq u ’à ce
jour, c ’est-à-dire ju sq u ’au m om en t où le législateu r prend la
place du « sa v a n t », la création celle de la connaissance elle-même,
l ’affirm ation celle de tou tes les n égation s connues. — On v o it
donc que, entre le nihilism e et la tran sm u tation , il y a un rapport
plus profond que celui que nous indiquions d ’abord. Le nihilism e
exprim e la q ualité du n égatif com m e ratio cognoscendi de la
v o lon té de puissance ; m ais il ne s ’achève pas sans se transm uer
dans la q u alité contraire, dans l ’affirm ation com m e ralio essendi
de cette m êm e volon té. T ransm u tation d ionysiaque de la d ou ­
leur en joie, que D ion ysos en réponse à A riane annonce avec
le m ystère con ven ab le : « Ne faut-il pas d ’abord se haïr si l ’on
d oit s ’aim er (2) ? » C’est-à-dire : ne dois-tu pas m e connaître
com m e n égatif si tu dois m ’éprouver com m e affirm atif, m ’épouser
com m e l ’affirm atif, m e penser com m e l ’affirm ation (2) ?
Mais pourquoi la tran sm u tation est-elle le n ihilism e achevé,
s ’il est vrai q u ’elle se con ten te de su b stitu er un élém en t, à un

(1) DD, « Plainte d ’Ariane ».


(2) DD , • Plainte d ’Ariane ».
200 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

autre ? Une troisièm e raison d oit in terven ir ici, qui risque de


passer inaperçue ta n t les d istin ction s de N ietzsch e d ev ien n en t
su btiles ou m inu tieu ses. R eprenons l ’h istoire du n ihilism e e t de
ses stades successifs : n égatif, réactif, passif. Les forces réactives
d oiven t leur triom phe à la volo n té de n éan t ; une fois le triom phe
acquis, elles b risent leur alliance avec cette v o lo n té, elles v eu len t
tou tes seules faire valoir leurs propres valeurs. V oilà le grand
évén em en t b ru yant : l ’hom m e réactif à la place de D ieu. On
sait quelle en est l ’issue : le dernier des hom m es, celui qui préfère
un n éan t de volo n té, s ’éteindre p assivem en t, p lu tô t q u ’une
volo n té de n éan t. Mais ce tte issue est une issue pour l ’hom m e
réactif, non pas pour la volo n té de n éan t elle-m êm e. Celle-ci
poursuit son entreprise, cette fois dans le silence, au-delà de
l’hom m e réactif. Les forces réactives brisant leur alliance avec la
volonté de néant, la volonté de néant à son tour brise son alliance
avec les forces réactives. E lle inspire à l ’hom m e un goû t nouveau :
se détruire, m ais se détruire a ctivem en t. On ne confondra su rtou t
pas ce que N ietzsch e appelle au to-d estru ction , d estru ction
active, avec l ’ex tin ctio n passive du dernier des hom m es. On ne
confondra pas dans la term in ologie de N ietzsch e « le dernier des
hom m es » e t « l ’hom m e qui v e u t périr » (1). L ’un est le dernier
produit du d even ir réactif, la dernière façon d ont l ’hom m e
réactif se conserve, éta n t las de vouloir. L ’autre est le produit
d ’une sélection , qui passe sans doute par les derniers hom m es,
m ais qui ne s ’y arrête pas. Z arathoustra chante l ’hom m e de la
d estru ction a ctiv e : il v e u t être surm onté, il va au-delà de l ’h u ­
m ain, déjà sur la route du surhom m e, « fran ch issan t le p o n t »,
père et ancêtre du surhum ain. « J ’aim e celui qui v it pour connaître
et qui v e u t con n aître, afin q u ’un jour v iv e le surhom m e. A u s s i
veut-il son propre déclin (2). » Z arathoustra v e u t dire : j ’aim e celui
qui se sert du n ih ilism e com m e de la ratio cognoscendi de la v o lo n té
de p uissance, m ais qui trouve dans la v o lo n té de puissance une ratio
essendi dans laquelle l ’hom m e est surm onté, donc le nihilism e
vain cu .
La d estru ction a ctive signifie : le p oin t, le m om en t de tra n s­
m u ta tio n dans la v o lo n té de n éan t. La d estru ction d ev ie n t
active au m om en t où, l ’alliance éta n t brisée entre les forces réac­
tiv e s et la v o lo n té de n éan t, celle-ci se con v ertit et passe du côté
de Y affirmation, se rapporte à une puissance d ’affirmer qui d étru it

8
(1) Sur la destruction active, VP, 111, et 102. — Comment Zarathoustra
oppose « l ’homme qui veut périr » aux derniers hommes ou « prédicateurs de
la mort » : Z, Prologue, 4 et 5 ; I, « Des prédicateurs de la mort ».
(2) Z, Prologue, 4.
CONTRE LA DIALECTIQUE 201

les forces réactives elles-m êm es. La d estru ction d ev ien t a ctiv e


dans la m esure où le n égatif est transm ué, con verti en puissance
affirm ative : « étern elle joie du d even ir » qui se déclare en un
in sta n t, « joie de l ’an éan tissem en t », « affirmation de l ’a n éa n tis­
sem en t et de la d estru ction » (1). Tel est « le p o in t décisif » de
la p hilosophie d ionysiaque : le p oin t où la négation exprim e une
affirm ation de la v ie , d étru it les forces réactives e t restaure
l ’a ctiv ité dans ses droits. Le n ég a tif d ev ien t le coup de tonnerre
et l ’éclair d ’une puissance d ’affirmer. P o in t suprêm e, focal ou
tran scend ant, M in u it, qui ne se d éfin it pas chez N ietzsch e par
un équilibre ou une récon ciliation des contraires, m ais par une
conversion. C onversion du n ég a tif en son contraire, conversion
de la ratio cognoscendi dans la ratio essendi de la v o lo n té de
puissance. N ous dem andions : pourquoi la tran sm u tation est-elle
le n ihilism e ach evé ? C’est parce que, dans la tran sm u tation , il ne
s ’a g it pas d ’une sim ple su b stitu tio n , m ais d ’une conversion. C’est
en p assan t par le dernier des hom m es, m ais en a lla n t au-delà,
que le n ihilism e trou ve son ach èvem en t : dans l ’hom m e qui v e u t
périr. D ans l ’hom m e qui v e u t périr, qui v e u t être surm onté, la
n égation a rom pu to u t ce qui la reten ait encore, elle s ’est vain cu e
elle-m êm e, elle est d evenue puissance d ’affirmer, déjà puissance
du surhum ain, puissance qui annonce et prépare le surhom m e.
« V ous pourriez vou s transform er en pères e t ancêtres du Sur­
hom m e : que ceci so it le m eilleu r de votre œ uvre (2) ! » La n ég a ­
tion faisan t le sacrifice de tou tes les forces réactives, d even an t
« d estru ction im p itoyab le de to u t ce qui présente des caractères
dégénérés et parasitaires », p assan t au service d ’un excédent de
la v ie (3) : c ’est là seu lem en t q u ’elle trou ve son ach èvem en t.

10) L ' A F F I R M A T I O N ET LA N É G A TIO N

T ransm u tation , tran svalu ation sign ifien t : 1° Changement de


qualité dans la volonté de puissance. Les valeurs, e t leur valeur,
ne d ériven t plus du n égatif, m ais de l ’affirm ation com m e telle.
On affirme la v ie au lieu de la déprécier ; e t encore l ’expression
« au lieu » est fau tive. C’est le lieu m êm e qui change, il n ’y a
plus de place pour un autre m onde. C’est l ’élém en t des valeurs

(1) EH, III, « Origine de la tragédie », 3.


(2) Z, II, « Sur les îles bienheureuses ».
(3) EH, III, « Origine de la tragédie », 3-4.
202 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

qui change de place et de nature, la valeur des valeurs qui change


de principe, c ’est to u te l ’évalu ation qui change de caractère ;
2° P assage de la ratio cognoscendi à la ratio essendi dans la volonté
de puissance. La raison sous laquelle la v o lo n té de puissance est
connue n ’est pas la raison sous laquelle elle est. N ous penserons
la v o lo n té de puissance telle q u ’elle est, nous la penserons com m e
être, pour a u ta n t que nous nous servirons de la raison de connaître
com m e d ’une q u alité qui passe dans son contraire, et que nous
trouverons dans ce contraire la raison d ’être inconnue ; 3° Conver­
sion de l ’élément dans la volonté de puissance. Le n égatif d ev ien t
puissance d ’affirmer : il se subordonne à l ’affirm ation, il passe au
service d ’un excéd en t de la vie. La n égation n ’est plus la forme
sous laquelle la vie conserve to u t ce qui est réactif en elle, m ais au
contraire, l ’acte par lequel elle sacrifie to u tes ses form es réactives.
L ’hom m e qui v e u t périr, l ’hom m e qui v e u t être surm onté : en lui
la n égation change de sens, elle est d evenue puissance d ’affirmer,
con d ition prélim inaire au d évelop p em en t de l ’affirm atif, signe
avan t-cou reur et serviteu r zélé de l’affirm ation com m e telle ;
4° Règne de l ’affirmation dans la volonté de puissance. Seule l ’affir­
m ation su bsiste en ta n t que puissance in d ép en d an te ; le n égatif
en ém ane com m e l ’éclair, m ais aussi bien se résorbe en elle,
d isparaît en elle com m e un feu soluble. D ans l ’hom m e qui v e u t
périr le n ég a tif an n on çait le surhum ain, m ais seule l ’affirm ation
p rod uit ce que le n égatif annonce. P as d ’autre puissance que
d ’affirmer, pas d ’autre q ualité, pas d ’autre élém en t : la n égation
to u t entière est con vertie dans sa su b stan ce, transm uée dans sa
q u alité, rien ne subsiste de sa propre puissance ou de son auto­
nomie. C onversion du lourd en léger, du bas en h aut, de la d o u ­
leur en joie : ce tte trin ité de la danse, du jeu et du rire form e, à la
fois, la tran ssu b sta n tia tio n du n éan t, la tra n sm u ta tio n du
n égatif, la tra n svalu ation ou ch an gem en t de puissance de la
n égation . Ce que Zarathoustra appelle « la Cène » ; 5° Critique des
valeurs connues. Les valeurs connues ju sq u ’à ce jour perd en t
to u te leur valeur. La n égation réapparaît ici, m ais toujours sous
l ’espèce d ’une p uissance d ’affirmer, com m e la conséquence
inséparable de l ’affirm ation e t de la tran sm u tation . L ’affirm ation
sou veraine ne se sépare pas de la d estru ction de to u tes les
valeurs connues, elle fait de cette d estru ction une d estru ction
tota le ; 6° Renversement du rapport des forces. L ’affirm ation co n s­
titu e un d even ir-actif com m e devenir universel des forces. Les
forces réactives so n t niées, to u tes les forces d ev ien n en t a ctives.
Le renversem en t des valeurs, la d évalorisation des valeurs
réactives e t l ’in stau ration de valeurs activ es so n t a u ta n t d ’o p é­
CONTRE LA DIALECTIQUE 203

rations qui su p p osen t la tran sm u tation des valeurs, la conversion


du n égatif en affirm ation.
P eu t-être som m es-nous en m esure de com prendre les te x te s
de N ietzsch e qui concernent l ’affirm ation, la n égation e t leurs
rapports. E n prem ier lieu, la négation et l ’affirm ation s ’op posent
com m e d eu x q ualités de la v o lo n té de puissance, deu x raisons
dans la v o lo n té de p uissance. Chacune est un contraire, m ais
aussi le to u t qui ex c lu t l ’autre contraire. De la n égation , c ’est
peu de dire q u ’elle a dom iné notre pensée, nos m anières de sentir
et d ’évaluer ju sq u ’à ce jour. E n vérité, elle est co n stitu tiv e de
l ’hom m e. E t avec l ’hom m e, c ’est le m onde en tier qui s ’abîm e et
d ev ien t m alade, c ’est la v ie to u t entière qui est dépréciée, to u t
le connu qui glisse vers son propre n éan t. In versem en t l ’affirm a­
tion ne se m anifeste q u ’au-dessus de l ’hom m e, hors de l’hom m e,
dans le surhum ain q u ’elle produit, dans l ’inconnu q u ’elle apporte
avec soi. Mais le surhum ain, l ’inconnu, est aussi bien le to u t qui
chasse le n égatif. Le surhom m e com m e espèce est aussi bien
« l ’espèce supérieure de tout ce qui est ». Z arathoustra d it oui
et amen « d ’une façon énorm e et illim itée », il est lui-m êm e « l ’é ­
ternelle affirm ation de toutes choses » (1). « Je bénis e t j ’affirme
toujours, pourvu que tu sois autour de m oi, ciel clair, abîm e
de lum ière ! Je porte dans tous les gouffres m on affirm ation qui
b én it (2). » T an t que règne le n égatif, on chercherait v a in em en t
le grain d ’une affirm ation ici-bas e t dans l ’autre m onde : ce q u ’on
appelle affirm ation est grotesque, triste fantôm e a g ita n t les
chaînes du n égatif (3). Mais quand la tran sm u ta tio n su rvien t,
c ’est la négation qui se dissipe, rien n ’en subsiste comme puissance
indépendante, en q ualité ni en raison : « C onstellation suprêm e
de l ’être, que nul vœ u n ’a tte in t, que nulle n égation ne sou ille,
éternelle affirm ation de l ’être, étern ellem en t je suis ton affir­
m ation (4). »
Mais, alors, pourquoi arrive-t-il à N ietzsch e de p résenter
l ’affirm ation com m e inséparable d ’une con d ition prélim inaire
n ég ative, e t aussi d ’une conséquence prochaine n ég a tiv e ? « Je
connais la joie de détruire à un degré qui est conform e à m a
force de d estru ction (5). » 1° P as d ’affirm ation qui ne so it immé-

(1) EH, III, « Ainsi parlait Zarathoustra », . 6


(2) Z, III, « A vant le lever du soleil ».
(3) V P , IV, 14 : « Il faudra estim er au plus juste les aspects jusqu’alors
seuls affirmés de l ’existence ; comprendre d ’où vient cette affirmation et
com bien elle est peu convaincante dès qu’il s’agit d’une évaluation diony­
siaque de l ’existence. »
(4) DD, * Gloire et éternité ».
(5) E H , IV, 2.
204 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

diale ment suivie d ’une n égation non m oins énorm e et illim itée
q u ’elle-m êm e. Z arathoustra s ’élève à ce « suprêm e degré de
n égation ». L a destruction comme destruction active de toutes les
valeurs connues est la trace du créateur : « V oyez les bons et les
ju stes ! Qui h aïssen t-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des
valeurs, le d estructeur, le crim inel : or, c ’est lui le créateur. »
2° Pas d ’affirm ation qui ne se fasse précéder aussi d ’une n égation
im m ense : « U ne des con d ition s essen tielles de l ’affirm ation,
c ’est la n égation et la d estruction. » Z arathoustra d it : « Je suis
devenu celui qui b én it et qui affirme, e t j ’ai lon gtem p s lu tté pour
cela. » Le lion d ev ie n t en fant, m ais le « oui sacré » de l ’en fant d oit
être précédé par le « non sacré » du lion (1). La destruction comme
destruction active de l'homme qui veut périr et être surmonté est
l ’annonce du créateur. Séparée de ces deux n égation s, l ’affirm a­
tion n ’est rien, im pu issan te elle-m êm e à s ’affirmer (2).
On aurait pu croire que l ’âne, l ’anim al qui d it I-A , éta it l ’anim al
d ionysiaqu e par excellen ce. E n fait, il n ’en est rien ; son a p p a ­
rence e st d ionysiaqu e, m ais tou te sa réalité chrétienne. Il est
seu lem en t bon à servir de dieu au x hom m es supérieurs : sans
d oute, il représente l ’affirm ation com m e l ’élém en t qui dépasse
les hom m es supérieurs, m ais il la défigure à leur im age et pour
leurs besoins. Il d it toujours oui, mais ne sait pas dire non. « J ’ho-
nore les langues e t les estom acs récalcitran ts et difficiles qui
on t appris à dire : m oi et oui et non. Mais to u t m âcher et to u t
digérer, c ’est bon pour les cochons ! Dire toujours I-A , c ’est ce
que n ’on t appris que les ânes et ceu x de leur espèce (3) ! » Il
arrive à D ion ysos une fois, par p laisan terie, de dire à A riane q u ’elle
a de trop p etites oreilles : il v e u t dire q u ’elle ne sa it pas encore
affirmer, ni d évelopp er l ’affirm ation (4). Mais réellem en t
N ietzsch e lui-m êm e se v a n te d ’avoir l ’oreille p etite : « Cela ne
m anquera pas d ’intéresser quelque peu les fem m es. Il m e sem ble
q u ’elles se sen tiron t m ieu x com prises par m oi. Je suis l ’an ti-ân e
par excellen ce, ce qui fait de m oi un m onstre historique. Je suis

(1) Z, I, « Des trois m étam orphoses ».


(2) Cf. E H : com m ent la négation succède à l'affirmation (III, « Par-delà le
bien et le mal » : « Après avoir accom pli la partie affirmative de cette tûche,
c ’était le tour de la partie négative... » — Comment la négation précède l ’affir­
8
m ation (III, « Ainsi parlait Zarathoustra », ; et IV, 2 et 4).
(3) Z, III, « De l ’esprit de lourdeur ».
(4) Cr. Id., « Ce que les Allem ands sont en train de perdre, » 19 : « O D io­
nysos divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? demanda un jour Ariane à son
philosophique am ant, dans un de ces célèbres dialogues sur l ’île de Naxos.
— Je trouve quelque chose de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne
sont-elles pas plus longues encore ? »
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 205

en grec, et non pas seu lem en t en grec, l ’anti-chrétien (1). » A riane,


D ionysos lui-m êm e on t de p etites oreilles, p etites oreilles cir­
culaires propices à l ’éternel retour. Car les longues oreilles
p ointues ne son t pas les m eilleures : elles ne sa v en t pas recueillir
« le m ot avisé ', ni lui donner to u t son écho (2). Le m ot avisé,
c ’est oui, m ais un écho le précède et le su it qui est non. Le oui
de l ’âne est un faux oui : oui qui ne sa it pas dire non, sans écho
dans les ouïes de l ’âne, affirm ation séparée des deux négations
qui d evraien t l ’entourer. L ’âne ne sait pas plus form uler l ’affir­
m ation que ses oreilles ne sa v e n t la recueillir, elle e t ses échos.
Zarathoustra d it : « Mon cou p let ne sera pas pour les oreilles de
to u t le m onde. Il y a lon gtem p s que j ’ai désappris d ’avoir égard
pour les longues oreilles (3). »
On ne verra pas de con trad iction dans la pensée de N ietzsch e.
D ’une part, N ietzsch e annonce l ’affirm ation dionysiaque que
nulle négation ne souille. D ’autre part, il dénonce l ’affirm ation
de l’âne qui ne sa it pas dire non, qui ne com porte aucune n ég a ­
tion. D ans un cas, l ’affirm ation ne laisse rien subsister de la
n égation comme puissance autonome ou comme qualité première :
le n égatif est en tièrem en t exp u lsé de la con stella tio n de l ’être,
du cercle de l ’éternel retour, de la volo n té de puissance elle-m êm e
et de sa raison d ’être. Mais dans l ’autre cas, l ’affirm ation ne
serait jam ais réelle ni com p lète si elle ne se faisait précéder et
suivre par le n égatif. Il s ’ag it alors de n égation s, m ais de n ég a ­
tion s comme de puissances d ’affirmer. Jam ais l ’affirm ation ne
s ’affirm erait elle-m êm e, si d ’abord la négation ne brisait son
alliance avec les forces réactives et ne d even ait puissance affir­
m a tive dans l ’hom m e qui v e u t périr ; et, en su ite, si la n égation
ne réunissait, ne to ta lisa it to u tes les valeurs réactives pour les
détruire d ’un p oin t de vu e qui affirme. Sous ces deux formes, le
négatif cesse d ’être une qualité première et une puissance autonome.
T ou t le n ég a tif est devenu puissance d ’affirmer, il n ’est plus que
la manière d ’être de l ’affirm ation com m e telle. C’est pourquoi
N ietzsch e in siste ta n t sur la d istin ction du ressentim en t, p u is­
sance de nier qui s ’exprim e dans les forces réactives, e t de
l ’agressivité, m anière d ’être a ctive d ’une puissance d ’affirmer (4).
D ’un b ou t à l ’autre de Zarathoustra, Z arathoustra lui-m êm e

(1) EH, III, 3.


(2) DD, « Plainte d ’Ariane » : « Dionysos : Tu as de petites oreilles, tu as
mes oreilles « m ets-y un m ot avisé ». »
(3) Z, IV, « Entretien avec les rois ». — E t IV, « De l ’homme supérieur » :
« Les longues oreilles de la populace. »
(4) EH, I, 6 et 7.
206 N IETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

est su ivi, im ité, ten té , com prom is par son « singe », son « bouffon »,
son « nain », son « dém on » (1). Or, le dém on est le nihilism e :
parce q u ’il nie to u t, m éprise to u t, il croit lui aussi pousser la
n égation ju sq u ’au degré suprêm e. Mais v iv a n t de la négation
com m e d ’une puissance in d ép en d an te, n ’a y a n t pas d ’autre q u a­
lité que le n égatif, il est seulem ent créature du ressentim en t,
de la haine et de la ven gean ce. Z arathoustra lui d it : « Je m éprise
ton m épris... C’est de l ’am our seul que p eu t m e ven ir la v o lo n té
de m on m épris e t de m on oiseau avertisseur : m ais non du m aré­
cage (2). » Cela v e u t dire : c ’est seu lem en t com m e puissance
d ’affirmer (amour) que le n égatif a tte in t son degré supérieur
(l’oiseau avertisseur qui précède et su it l ’affirm ation) ; ta n t que le
n égatif est à lui-m êm e sa propre puissance ou sa propre qualité,
il est dans le m arécage, e t lui-m êm e m arécage (forces réactives).
C’est seu lem en t sous l ’em pire de l ’affirm ation que le n égatif
est élevé ju sq u ’à son degré supérieur, en m êm e tem ps q u ’il se
vain c lui-m êm e : il su bsiste non plus com m e puissance et qualité,
m ais com m e m anière d ’être de celui qui est puissant. A lors, et
alors seulem ent, le n égatif est l ’agressivité, la négation d ev ien t
a ctiv e, la d estru ction joyeu se (3).
On v o it où N ietzsch e v e u t en ven ir et à qui il s ’oppose. Il
s ’oppose à to u te form e de pensée qui se confie à la puissance du
n égatif. Il s ’oppose à to u te pensée qui se m eu t dans l ’élém en t
du n égatif, qui se sert de la négation com m e d ’un m oteur, d ’une
puissance et d ’une qualité. Comme d ’autres o n t le v in triste, une
telle pensée a la d estru ction triste, le tragique triste : elle est et
dem eure pensée du ressentim en t. A une telle pensée, il faut deux
négations pour faire une affirmation, c ’est-à-dire une apparence
d ’affirm ation, un fantôm e d ’affirm ation. (Ainsi le ressen tim en t a
besoin de ses d eu x prém isses n égatives pour conclure à la soi-
d isant p o sitiv ité de sa conséquence. Ou bien l ’idéal ascétique a
b esoin du ressentim en t e t de la m auvaise con scien ce, com m e de
d eu x prém isses n égatives, pour conclure à la soi-d isan t p o sitiv ité
du divin. Ou bien l’a ctiv ité générique de l ’hom m e a besoin deu x

6 8
(1) Z, Prologue, , 7, (première rencontre avec le bouffon, qui dit à Zara­
thoustra : « Tu as parlé comme un bouffon »). — II, « L’enfant du miroir »
(Zarathoustra rêve que, se regardant dans un miroir, il v oit le visage du
bouffon. « En vérité, je comprends trop bien le sens et l ’avertissem ent de ce
rêve : ma doctrine est en danger, l ’ivraie veut s ’appeler froment. Mes ennem is
sont devenus puissants et ils ont défiguré l ’image de ma doctrine »). — III,
« De la vision et de l ’énigme » (seconde rencontre avec le nain-bouffon, près
du portique de l ’éternel retour). — III, t En passant » (troisième rencontre :
« La parole de fou me fait tort, même lorsque tu as raison »).
(2) Z, III, « En passant ».
(3) E H , III, « L’origine de la tragédie », « Ainsi parlait Zarathoustra ».
CONTRE LA DIALECTIQUE 207

fois du n égatif pour conclure à la soi-d isan t p o sitiv ité des réap­
propriations.) T out est faux et triste dans cette pensée représentée
par le bouffon de Zarathoustra : l ’a ctiv ité n ’y est q u ’une réaction,
l ’affirm ation, un fantôm e. Zarathoustra lui oppose l ’affirm ation
pure : il faut et il suffit de iaffirmation pour faire deux négations,
deux négations qui font partie des puissances d ’affirmer, qui sont
les manières d ’être de l ’affirmation comme telle. E t d ’une autre
façon, nous le verrons, il fau t d eu x affirm ations, pour faire
de la négation dans son ensem ble une m anière d ’affirmer. —
Contre le ressen tim en t du penseur chrétien, l’agressivité du pen­
seur dionysiaqu e. A la fam euse p o sitiv ité du n égatif, N ietzsch e
oppose sa propre d écou verte : la n ég a tiv ité du p ositif.

11) L E SENS DE U A F F IR M A T IO N

L ’affirm ation selon N ietzsch e com porte d eu x n égations :


m ais ex a ctem en t de la m anière contraire à celle de la dialectique.
Un problèm e n ’en su bsiste pas m oins : pourquoi faut-il que l ’affir­
m ation pure com porte ces d eu x n égation s ? Pourquoi l ’affirma­
tion de l ’âne est-elle une fausse affirm ation, dans la m esure
m êm e où elle ne sait pas dire non ? — R evenon s à la litan ie
de l ’âne telle que la ch an te le plus h id eu x des hom m es (1). On y
d istingu e d eu x élém en ts : d ’une part, le p ressen tim en t de l ’affir­
m ation com m e de ce qui m anque aux hom m es supérieurs (« Quelle
sagesse cachée est-ce donc que ces longues oreilles, et q u ’il dise
toujours oui et jam ais non ?... Ton royaum e est par delà le bien
et le m al »). Mais d ’autre part, un contresens, tel que les hom m es
supérieurs son t capables de le faire, sur la nature de l ’affirm ation :
« Il porte nos fardeaux, il a pris figure de serviteur, il est p a tien t
de cœ ur et ne d it jam ais non. »
Par là, l ’âne est aussi bien cham eau ; c ’est sous les traits
du cham eau que Zarathoustra, au d éb ut du prem ier livre,
p résen tait « l ’esprit courageux » qui réclam e les fardeaux les
plus lourds (2). La liste des forces de l ’âne et celle des forces
du cham eau son t voisin es : l ’h um ilité, l ’accep ta tio n de la
douleur e t de la m aladie, la p atience à l ’égard de celui qui
ch âtie, le goû t du vrai m êm e si la vérité donne à m anger
des glands et des chardons, l ’am our du réel m êm e si ce réel
est un désert. Là encore le sym bolism e de N ietzsch e d oit

(1) Z, IV, « Le réveil ».


(2) Z, I, « Des trois m étam orphoses ».
208 NIE TZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

être in terp rété, recoupé par d ’autres tex tes (1). L ’âne et le
cham eau n ’on t pas seu lem en t des forces pour porter les plus
lourds fardeaux, ils on t un dos pour en estim er, pour en évaluer
le poids. Ces fardeaux leur sem b len t avoir le poids du réel. Le
réel tel q u ’il est, voilà com m en t l ’âne éprouve sa charge. C’est
pourquoi N ietzsch e présente l ’âne et le cham eau com m e im per­
m éables à to u tes form es de sédu ction et de ten ta tio n : ils ne son t
sensibles q u ’à ce q u ’ils on t sur le dos, à ce q u ’ils ap p ellen t réel.
On devine donc ce que signifie l ’affirm ation de l ’A ne, le oui qui
ne sait pas dire non : affirmer n'est rien d'autre ici que porter,
assumer. A cquiescer au réel tel q u ’il est, assum er la réalité telle
q u ’elle est.
Le réel tel q u ’il est, c ’est une idée d ’âne. L ’âne éprouve
com m e la p o sitiv ité du réel le poids des fardeaux d ont on l ’a
chargé, d ont il s ’est chargé. V oilà ce qui se passe : l ’esprit de
lourdeur est l ’esprit du n égatif, l ’esprit conjugué du nihilism e
e t des forces réactives ; dans to u tes les vertu s ch rétiennes de
l ’âne, dans to u tes les forces qui lui serv en t à porter, l ’œ il exercé
n ’a pas de peine à découvrir le réactif ; dans tou s les fardeaux
q u ’il porte, l ’œ il avisé v o it les produits du n ihilism e ; m ais l ’âne
ne saisit jam ais que des conséquences séparées de leurs pré­
m isses, des produits séparés du principe de leur p roduction,
des forces séparées de l ’esprit qui les anim e. A lo rs,les fardeaux
lui sem b len t avoir la p o sitiv ité du réel, com m e les forces d ont
il est doué, les q ualités p o sitives qui correspondent à une assom p-
tion du réel et de la vie. « D ès le berceau, on nous dote déjà de
lourdes paroles et de lourdes valeurs ; bien et m al, ainsi se nom m e
ce p atrim oin e... E t nous, nous traîn ons fidèlem ent ce d ont on
nous charge, sur des fortes épaules et par-dessus d ’arides m on ­
tagn es ! E t lorsque nous transpirons, on nous d it : Oui, la v ie est
lourde à porter (2). » L ’âne est d ’abord Christ : c ’est le Christ
qui se charge des plus lourds fardeaux, c ’est lui qui porte les
fruits du n ég a tif com m e s ’ils con ten aien t le m ystère p o sitif par
excellen ce. P uis, quand l ’hom m e prend la place de D ieu, l ’âne
d ev ien t libre penseur. Il s ’approprie to u t ce q u ’on lu i m et sur le
dos. On n ’a plus besoin de le charger, il se charge lui-m êm e. Il
récupère l ’E ta t, la religion, etc., com m e ses propres puissances.
Il est devenu D ieu : to u tes les v ieilles valeurs de l ’autre m onde
lui ap paraissent m ain ten a n t com m e des forces qui m èn en t ce
m ond e-ci, com m e ses propres forces. Le poids du fardeau se

(1) D eux textes reprennent et expliquent les thèm es du fardeau et du


désert : Z, II, * Du pays de la culture », et III, « De l ’esprit de lourdeur ».
(2) Z, III, « De l ’esprit de lourdeur ».
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 209

confond avec le poids de ses m uscles fatigu és. 11 s ’assum e lui-


m êm e en assu m an t le réel, il assum e le réel en s ’assu m an t lui-
m êm e. U n goû t effarant des resp onsab ilités, c ’est to u te la m orale
qui revien t au galop. Mais dans cette issue, le réel et son assom p-
tion resten t ce q u ’ils son t, fausse p o sitiv ité et fausse affirm ation.
F ace au x « hom m es de ce tem p s », Zarathoustra d it : « T ou t ce qui
est in q u iéta n t dans l ’avenir, et to u t ce qui a jam ais ép ou van té
les oiseau x égarés, est en vérité plus fam ilier et plus rassurant
que votre réalité. Car, c ’est ainsi que vou s parlez : N ous som m es
en tièrem en t attach és au réel, sans croyance ni su perstition . C’est
ainsi que vou s vou s rengorgez sans m êm e avoir de gorge ! Oui,
com m en t pourriez-vous croire, bariolés com m e vou s l ’êtes, vou s
qui êtes des peintures de to u t ce qui a jam ais été cru... E tres ép h é­
m ères, c ’est ainsi que je vou s appelle, vou s les hom m es de la
réalité !... V ous êtes des hom m es stériles... V ous êtes des portes
en trou vertes d evan t lesqu elles a tten d en t les fossoyeurs. E t c ’est
là votre réalité... (1). » Les hom m es de ce tem p s v iv e n t encore
sous une vieille idée : est réel et p ositif to u t ce qui pèse, est réel
et affirm atif to u t ce qui porte. Mais ce tte réalité, qui réunit le
cham eau e t son fardeau au p oin t de les confondre dans un m êm e
m irage, c ’est seu lem en t le désert, la réalité du désert, le n ih i­
lism e. Du cham eau déjà, Z arathoustra d isait : « S itô t chargé,
il se hâte vers le désert. » E t de l ’esprit courageux, « v igou reu x
e t p a tien t » : « ju sq u ’à ce que la vie lui paraisse un désert » (2).
Le réel com pris com m e ob jet, b u t et term e de l ’affirm ation ;
l ’affirm ation com prise com m e adhésion ou acq u iescem en t au
réel, com m e assom ption du réel : tel est le sens du braiem ent.
Mais cette affirm ation est une affirm ation de con séqu en ce,
conséquence de prém isses étern ellem en t n éga tiv es, un oui de
réponse, réponse à l ’esprit de lourdeur et à to u tes ses so llicita tio n s.
L ’âne ne sa it pas dire non ; m ais d ’abord il ne sa it pas dire non
au n ihilism e lui-m êm e. Il en recueille tous les p roduits, il les
p orte dans le désert et, là, les b aptise : le réel tel q u ’il est. C’est
pourquoi N ietzsch e p eu t dénoncer le oui de l ’âne : l ’âne ne s ’op­
pose n u llem en t au singe de Z arathoustra, il ne d évelopp e pas
une autre puissance que la p uissance de nier, il répond fidèlem ent
à cette p uissance. Il ne sait pas dire non, il répond toujours oui,
m ais répond oui chaque fois que le n ihilism e engage la con ver­
sation .
D ans cette critique de l ’affirm ation com m e assom ption ,

(1) Z, II, « Du pays de la culture ».


(2) Z, I, « Des trois m étam orphoses », et III, « De l ’esprit de lourdeur ».
210 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

N ietzsch e ne pense pas sim p lem en t ni lo in ta in em en t à des


con ception s stoïcien nes. L ’ennem i est plus proche. N ietzsch e
m ène la critique contre to u te con ception de l'affirm ation qui
ferait de celle-ci une sim ple fonction , fonction de l ’être ou de
ce qui est. De quelque m anière que so it conçu cet être : com m e
vrai ou com m e réel, com m e noum ène ou phénom ène. E t de quelque
m anière que so it conçue cette fonction : com m e d évelop p em en t,
exp osition , d évoilem en t, révélation , réalisation, prise de cons­
cience ou de connaissance. D epu is Hegel la philosophie se présente
comme un bizarre mélange d ’ontologie et d ’anthropologie, de méta­
physique et d ’humanisme, de théologie et d ’athéisme, théologie de
la mauvaise conscience et athéisme du ressentiment. Car, ta n t que
l ’affirm ation est présentée com m e une fonction de l ’être, l ’hom m e
lui-m êm e apparaît com m e le fonctionnaire de l ’affirm ation :
l ’être s ’affirme dans l ’hom m e en m êm e tem ps que l ’h om m e affirme
l ’être. T an t que l ’affirm ation est définie par une assom ption,
c ’est-à-dire une prise en charge, elle éta b lit entre l ’hom m e et
l ’être une relation dite fond am entale, un rapport ath létiq u e et
d ialectique. Là encore en effet, et pour la dernière fois, on n ’a
pas de peine à id en tifier l ’ennem i que N ietzsch e com b at : c ’est
la d ialectiqu e qui confond l ’affirm ation avec la v éracité du vrai
ou la p o sitiv ité du réel ; et cette véracité, cette p o sitiv ité, c ’est
d ’abord la d ialectiqu e qui les fabrique elle-m êm e avec les pro­
duits du négatif. L ’être de la logique hégélienne est l ’être seule­
m en t pensé, pur et vid e, qui s ’affirme en p assan t dans son propre
contraire. Mais jam ais cet être ne fu t différent de ce contraire,
jam ais il n ’eu t à passer dans ce q u ’il é ta it déjà. L ’être hégélien
est le n éan t pur et sim ple ; et le devenir que cet être form e avec
le n éan t, c ’est-à-dire avec soi-m êm e, est un devenir p arfaitem en t
n ih iliste ; et l ’affirm ation passe ici par la négation parce q u ’elle
e st seu lem en t l ’affirm ation du n égatif e t de ses produits. F euer­
bach poussa très loin la réfu tation de l ’être hégélien. A une
vérité seu lem en t pensée, il su b stitu e la vérité du sensible. A
l ’être ab strait, il su b stitu e l ’être sensible, déterm iné, réel, « le
réel dans sa réalité », « le réel en ta n t que réel ». Il v o u la it que
l ’être réel fût l ’ob jet de l ’être réel : la réalité to ta le de l ’être com m e
ob jet de l ’être réel et to ta l de l ’hom m e. Il v o u la it la pensée affir­
m ativ e, et com p renait l ’affirm ation com m e la p osition de ce qui
est (1). Mais ce réel tel q u ’il est, chez F euerbach, conserve tous
les a ttrib u ts du n ihilism e com m e le prédicat du divin ; l ’être

(1) F e u e r b a c h , Contribution à la critique de la philosophie de H egel, et


Principes de la philosophie de l ’avenir (Manifestes philosophiques, trad.
A lthusser, Presses U niversitaires de France).
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 211

réel de l ’h o m m e conserve tou tes les propriétés réactives co m m e


la force et le goû t d ’assum er ce divin. D ans « les hom m es de ce
tem ps », dans « les hom m es de la réalité », N ietzsch e dénonce la
d ialectiqu e et le dialecticien : peinture de to u t ce qui a jam ais
été cru.
N ietzsch e v e u t dire trois choses : 1° L ’être, le vrai, le réel
son t des avatars du n ihilism e. M anières de m utiler la vie, de la
nier, de la rendre réactive en la so u m etta n t au travail du n égatif,
en la chargeant des fardeaux les plus lourds. N ietzsch e ne croit
pas plus à l ’autosufïisance du réel q u ’à celle du vrai : il les pense
com m e les m an ifestation s d ’une volo n té, volo n té de déprécier
la vie, v o lo n té d ’opposer la vie à la vie ; 2° L ’affirm ation conçue
com m e assom ption , com m e affirm ation de ce qui est, com m e
véracité du vrai ou p o sitiv ité du réel, est une fausse affirm ation.
C’est le oui de l ’âne. L ’âne ne sait pas dire non, m ais parce q u ’il
d it oui à to u t ce qui est non. L ’âne ou le cham eau so n t le contraire
du lion ; dans le lion, la négation d even ait puissance d ’affirmer,
m ais chez eu x l ’affirm ation reste au service du n égatif, sim ple
puissance de nier ; 3° C ette fausse con ception de l ’affirm ation
est encore une façon de conserver l ’hom m e. T an t que l’être est à
charge, l’hom m e réactif est là pour porter. Où l ’être s ’affirm era-t-il
m ieu x que dans le désert ? E t où l ’hom m e se conservera-t-il
m ieu x ? « Le dernier hom m e v it le plus lon gtem p s. » Sous le
soleil de l ’être, il perd ju sq u ’au goû t de m ourir, s ’en fonçant dans
le désert pour y rêver lon gtem p s d ’une ex tin ctio n passive (1).
— T ou te la philosophie de N ietzsch e s ’oppose aux p ostu lats de
l ’être, de l ’hom m e et de l ’assom ption. « L ’être : nous n ’en avons
d ’autre représentation que le fait de vivre. C om m ent ce qui est
m ort pourrait-il être (2) ? » Le m onde n ’est ni vrai, ni réel, m ais
v iv a n t. E t le m onde v iv a n t est volon té de p uissance, volonté du
faux qui s ’effectue sous des puissances diverses. E ffectuer la v o lo n té
du faux sous une puissance quelconque, la volo n té de puissance
sous une q ualité quelconque, est toujours évaluer. V ivre est év a ­
luer. Il n ’y a pas de vérité du m onde pensée ni de réalité du m onde
sensible, to u t est évalu ation , m êm e et su rtou t le sensible et le

(1) Heidegger donne une interprétation de la philosophie nietzschéenne


plus proche de sa propre pensée que de celle de Nietzsche. Dans la doctrine de
l ’éternel retour et du surhom m e, H eidegger voit la déterm ination « du rapport
de l ’Etre à l ’être de l ’homme comme relation de cet être à l ’Etre » (cf. Qu'ap­
pelle-t-on penser?, p. 81). Cette interprétation néglige toute la partie critique
de l ’œ uvre de N ietzsche. Elle néglige tout ce contre quoi Nietzsche a lutté.
N ietzsche s’oppose à toute conception de l'affirmation qui en trouverait le
fondem ent dans l ’Etre, et la déterm ination dans l ’être de l ’homme.
8
(2) V P , II, .
212 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

réel. « La volon té de paraître, de faire illusion, de trom per, la


volo n té de devenir et de changer (ou l ’illusion ob jectivée) est
considérée dans ce livre com m e plus profonde, plus m étaph ysiq ue
que la volo n té de voir le vrai, la réalité, l’être, cette dernière
n ’éta n t encore q u ’une form e de la ten dan ce à l’illusion. » L ’être,
le vrai, le réel ne v a le n t eu x-m êm es que com m e évalu ation s,
c ’est-à-dire com m e m ensonges (1). Mais, à ce titre, m oyens
d ’effectuer la v o lo n té sous une de ses puissances, ils ont ju sq u ’à
m ain ten an t servi la puissance ou q ualité du n égatif. L ’être, le
vrai, le réel lui-m êm e son t com m e le divin dans lequel la vie
s ’oppose à la vie. Ce qui règne alors, c ’est la négation en ta n t que
q ualité de la volo n té de puissance qui, op posan t la vie à la vie,
la nie dans son ensem ble et la fait triom pher com m e réactive
en particulier. Au contraire, une p uissance sous laquelle le vouloir
est ad éq uat à to u te la vie, une plus h aute puissance du faux,
une q ualité sous laquelle la vie to u t entière est affirmée, et sa
particularité, d even u e a ctive : telle est l ’autre q ualité de la
v olo n té de p uissance. Affirmer, c ’est encore évaluer, m ais évaluer
du p oin t de vu e d ’une volo n té qui jo u it de sa propre différence
dans la vie, au lieu de souffrir les douleurs de l ’op position q u ’elle
inspire elle-m êm e à cette vie. Affirmer n'est pas prendre en
charge, assumer ce qui est, mais délivrer, décharger ce qui vit.
Affirmer, c ’est alléger : non pas charger la vie sous le poids des
valeurs supérieures, m ais créer des valeurs n ou velles qui soient
celles de la vie, qui fassen t de la vie la légère et l ’a ctive. Il n ’y a
création à p roprem ent parler que dans la m esure où, loin de
séparer la vie de ce q u ’elle peut, nous nous servons de l ’ex céd en t
pour in ven ter de n ou velles form es de vie. « E t ce que vo u s avez
appelé m onde, il fau t que vou s com m enciez par le créer : votre
raison, votre im agin ation , votre volo n té, votre am our d o iv en t
d evenir ce m onde (2). » Mais cette tâch e ne trou ve pas son
accom plissem en t dans l ’hom m e. Au plus loin q u ’il puisse aller,
l ’hom m e élève la négation ju sq u ’à une puissance d ’affirmer.
Mais affirmer dans toute sa puissance, affirmer l'affirmation elle-
même, voilà ce qui dépasse les forces de l'homme. « Gréer des valeurs
n ou velles, le lion m êm e ne le p eu t pas encore : m ais se rendre
libre pour des créations n ou velles, c ’est là ce que p eu t la p uis­
sance du lion (3). » Le sens de l ’affirm ation ne p eu t se dégager que
si l ’on tie n t com p te de ces trois points fon d am en tau x dans la

8
(1) V P , IV, . — Le « livre » auquel N ietzsche fait allusion est VOrigine
de la tragédie.
(2) Z , II, « Sur les îles bienheureuses ».
(3) Z, I, « Des trois m étam orphoses ».
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 213

philosophie de N ietzsch e : non pas le vrai, ni le réel, m ais l ’év a ­


lu ation ; non pas l'affirm ation com m e assom ption , m ais com m e
création ; non pas l ’h om m e, m ais le surnom m e com m e n ou velle
forme de vie. Si N ietzsch e attach e ta n t d ’im portance à l ’art,
c ’est précisém ent parce que l ’art réalise to u t ce program m e : la
plus haute puissance du faux, l ’affirm ation d ionysiaqu e ou le
génie du surhum ain (1).
La thèse de N ietzsch e se résum e ainsi : le oui qui ne sa it pas
dire non (oui de l ’âne) est une caricature de l ’affirm ation. P réci­
sém en t parce q u ’il d it oui à to u t ce qui est non, parce q u ’il sup­
porte le n ihilism e, il reste au service de la puissance de nier com m e
du dém on d ont il porte tous les fardeaux. Le oui dionysiaqu e,
au contraire, est celui qui sait dire non : il est l ’affirm ation pure,
il a vain cu le n ihilism e et d estitu é la négation de to u t p ouvoir
au ton om e, m ais cela, parce q u ’il a m is le n égatif au service des
puissances d ’affirmer. Affirmer, c ’est créer, non pas porter,
supporter, assum er. R idicule im age de la pensée, qui se form e
dans la tête de l ’âne : « Penser et prendre une chose au sérieux, en
assumer le p o id s, c ’est to u t un pour eux, ils n ’en o n t pas d ’autre
expérience (2). »

12) L A DOUBLE A F F IR M A T IO N : A R IA N E

Q u’est-ce que l ’affirm ation dans to u te sa puissance ? N ietzsch e


ne supprim e pas le con cept d ’être. Il propose de l ’être une
n ouvelle con ception . L ’affirm ation est..ê tr e. L ’être n ’est pas
l’ob jet de l ’affirm ation, pas d avan tage un élém en t qui s ’offrirait,
qui se donnerait en charge à l ’affirm ation. L ’affirm ation n ’est
pas la puissance de l ’être, au contraire. L ’affirm ation elle-m êm e
est l ’être, l ’être est seu lem en t l ’affirm ation dans to u te sa puis­
sance. On ne s ’étonnera donc pas q u ’il n ’y a it chez N ietzsch e ni
analyse de l ’être pour lui-m êm e, ni analyse du n éan t pour lui-
m êm e ; on évitera de croire que N ietzsch e, à cet égard, n 'a it pas
livré sa dernière pensée. L'être et le néant sont seulement l’expression
abstraite de l’affirmation et de la négation comme qualités (q u alia)
de la volonté de puissance (3). Mais to u te la q uestion est : en quel
sens l ’affirm ation est-elle elle-m êm e l ’être ?

(1) VP , IV, 8.
(2) B M , 213.
(3) Trouver dans l ’affirmation et la négation les racines mêmes de l ’être
et du néant n’est pas nouveau ; cette thèse s ’inscrit dans une longue tradition
philosophique. Mais N ietzsche renouvelle et bouleverse cette tradition par sa
conception de l ’alfirmation et de la négation, par sa théorie de leur rapport et
de leur transform ation.
214 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

L ’affirm ation n ’a pas d ’autre o b jet que soi-m êm e. Mais


précisém ent, elle est l ’être en ta n t q u ’elle est à elle-m êm e son
propre objet. L ’affirm ation com m e ob jet de l ’affirm ation : tel
e st l ’être. En elle-m êm e e t com m e l ’affirm ation prem ière, elle
est devenir. Mais elle est l ’être, en ta n t q u ’elle est l ’ob jet d ’une
autre affirm ation qui élève le d evenir à l ’être ou qui ex tra it l ’être
| du devenir. C’est pourquoi l ’affirm ation dans to u te sa puissance
| est double : on affirme l ’affirm ation. C’est affirma tig n prem ière
(le dev e n ir) qui est être, m ais elle ne l ’est<<jüe com m e ob jet de
la seconde affirm ation. Les d eu x affirm ations co n stitu en t la
puissance d ’affirmer dans son ensem ble. Que cette puissance soit
n écessairem en t double est exprim é par N ietzsch e dans des tex tes
de haute portée sym boliqu e (f 1°JLes deux anim aux de Zarathous­
tra, l'aijjle et te serpent. Interprétés du p oint de vu e de l ’éternel
retour, l ’aigle est com m e la grande année, la période cosm ique,
et le serpent, com m e la d estin ée in dividu elle insérée dans cette
grande période. Mais cette in terp rétation ex a cte n ’en e st pas
m oins insuffisante, parce q u ’elle suppose l ’éternel retour et ne
d it rien sur les élém en ts p récon stitu an ts d on t il dérive. L ’aigle
plane en larges cercles, un serpent enroulé autour de son cou,
« non pareil à une proie, m ais com m e un am i » (1) : on y verra
la n écessité, pour l ’affirm ation la plus fière d ’être accom pagnée,
doublée d ’une affirm ation seconde qui la prend pour ob jet ;
2° L e couple divin, DionysQS-Ariane. « Qui donc sa it en dehors
de m oi, qui est A rian e (2) ! » E t sans doute le m ystère d ’Ariane
a -t-il une pluralité de sens. A riane aim a Thésée. T hésée est une
représen tation de l ’hom m e supérieur : c ’est l ’hom m e sublim e et
héroïque, celui qui assum e les fardeaux et qui v ain c les m onstres.
Mais il lui m anque p récisém ent la vertu du taureau, c ’est-à-dire
le sens de la terre quand il est attelé, et aussi la cap acité de
dételer, de rejeter les fardeaux (3). T an t que la fem m e aim e
l ’h om m e, ta n t q u ’elle est m ère, sœ ur, épouse de l ’hom m e, serait-ce
l ’hom m e supérieur, elle est seu lem en t l ’im age fém inine de
l ’hom m e : la puissance fém inine reste enchaînée dans la fem m e (4).
Mères terribles, sœ urs et épouses terribles, la fém inité représente
ici l ’esprit de ven gean ce et le ressen tim en t qui an im ent l ’hom m e
lui-m êm e. Mais A riane abandonnée par T hésée sen t venir une

(1) Z, Prologue, 10.


(2) EH, III, « Ainsi parlait Zarathoustra », . 8
(3) Z, II, « Des hom mes sublim es ». — « R ester les muscles inactifs et la
volonté de dételer : c’est ce qu’il y a de plus difficile pour vous autres, hom mes
sublim es. »
(4) Z, III, « De la vertu qui am enuise ».
CONTRE LA DIALECTIQUE 215

tran sm u tation qui lui est propre : la puissance fém inine affran­
chie, deven u e b ien faisante et affirm ative, l ’A nim a. « Que le reflet
d ’une étoile luise dans votre am our ! Que votre espoir dise :
Oh, puissé-je m ettre au m onde le surhom m e (1) ! » B ien plus :
par rapport à D ion ysos, A riane-A nim a est com m e une seconde
affirm ation. L ’affirm ation dionysiaqu e réclam e une autre affir­
m ation qui la prend pour objet. Le devenir d ionysiaqu e est
l ’être, l ’étern ité, m ais en ta n t que l ’affirm ation correspondante
est elle-m êm e affirmée : « Eternelle affirmation de l’être, éternelle­
ment j e suis ton affirmation (2). » L ’éternel retour « rapproche au
m axim u m » le devenir et l ’être, il affirme l ’un de l ’autre (3) ;
encore faut-il une seconde affirm ation pour opérer ce rapproche­
m ent. C’est pourquoi l ’éternel retour est lui-m êm e un anneau
n up tial (4). C’est pourquoi l ’univers d ionysiaque, le cycle éternel,
est un anneau n u p tial, un m iroir de noces qui atten d l’âm e
( a n im a ) capable de s ’y mirer, m ais aussi de le réfléchir en se
m iran t (5). C’est pourquoi D ion ysos v e u t une fiancée : « C’est
m oi, m oi que tu v e u x ? Moi, to u t entière (6) ?... » (Là encore on
rem arquera que, su iv a n t le p oin t où l ’on se place, les noces
ch an gen t de sens ou de partenaires. Car, selon l ’éternel retour
con stitu é, Z arathoustra apparaît lui-m êm e com m e le fiancé,
et l ’étern ité, com m e une fem m e aim ée. Mais d ’après ce qui co n sti­
tue l ’éternel retour, D ion ysos est la prem ière affirm ation, le d eve­
nir e t l’être, m ais ju stem en t le devenir qui n ’est être que com m e
ob jet d ’une seconde affirm ation ; A riane est cette seconde affir­
m ation , A riane est la fiancée, la puissance fém inine am ante.)
3° Le labyrinthe ou les oreilles. Le lab yrin the est une im age
fréquente chez N ietzsch e. Il désigne d ’abord l ’in con scien t, le
soi ; seule l ’A nim a est capable de nous réconcilier avec l ’in­
con scien t, de nous donner un fil conducteur pour son exp loration.
E n second lieu, le lab yrin the désigne l ’éternel retour lui-m êm e :
circulaire, il n ’est pas le chem in perdu, m ais le chem in qui nous
ram ène au m êm e p oin t, au m êm e in sta n t qui est, qui a été et
qui sera. Mais plus profondém ent, du p oin t de v u e de ce qui
con stitu e l ’éternel retour, le lab yrin the est le devenir, l ’affirma­
tion du devenir. Or l ’être sort du devenir, il s ’affirme du devenir
lui-m êm e, pour a u ta n t que l ’affirm ation du devenir est l ’ob jet

(1) Z, I, « Des fem m es jeunes et vieilles ».


(2) DD , * Gloire et éternité ».
(3) VP , II, 170.
(4) Z, III, « Les sept sceaux ».
(5) VP , II, 51 : autre développem ent de l ’im age des fiançailles et de
l’anneau nuptial.
6
( ) D D , « Plainte d ’Ariane ».
216 NIETZSCHE ET LA PH IL O SO P HI E

d ’une autre affirm ation (le fil d ’Ariane). T an t q u ’Ariane fréquenta


T hésée, le lab yrin the é ta it pris à l ’envers, il s ’o u vrait sur les
valeurs supérieures, le fil é ta it le fil du n égatif et du ressentim en t,
le fil m oral (1). Mais D ion ysos apprend à A riane son secret :
le vrai lab yrin th e est D ion ysos lui-m êm e, le vrai fil est le fil de
l ’affirm ation. « Je suis ton lab yrin the (2). » D ion ysos est le la b y ­
rinthe et le taureau, le d evenir et l ’être, m ais le devenir qui n ’est
être que pour au ta n t que son affirm ation est elle-m êm e affirmée.
D ion ysos ne dem ande pas seu lem en t à A riane d ’entendre, m ais
d ’affirmer l ’affirm ation : « Tu as de p etites oreilles, tu as m es
oreilles : m ets-y un m ot avisé. » L ’oreille est lab yrin thiq ue, l ’oreille
est le lab yrin the du devenir ou le dédale de l ’affirm ation. Le
lab yrin the est ce qui nous m ène à l ’être, il n ’y a d ’être que du
devenir, il n ’y a d ’être que du lab yrin the lui-m êm e. Mais A riane
a les oreilles de D ion ysos : l ’affirm ation d oit être elle-m êm e
affirmée pour q u ’elle soit p récisém ent l ’affirm ation de l ’être.
A riane m et un mot avisé dans les oreilles de D ion ysos. C’est-à-dire :
a y a n t elle-m êm e entendu l ’affirm ation d ionysiaqu e, elle en fait
l’ob jet d ’une seconde affirm ation que D ion ysos entend.
Si nous considérons l ’affirm ation et la n égation com m e
q ualités de la v o lo n té de puissance, nous vo y o n s q u ’elles n ’on t
pas un rapport u nivoq ue. La négation s ’oppose à l ’affirm ation,
m ais l ’affirm ation diffère de la négation. N ous ne p ouvon s pas
penser l ’affirm ation com m e « s ’op posan t » pour son com p te à la
négation : ce serait m ettre le n égatif en elle. L ’op position n ’est
pas seulem ent la relation de la négation avec l ’affirm ation, m ais
l ’essence du n ég a tif en ta n t que tel. E t la différence est l ’essence
de l ’affirm atif en ta n t que tel. L ’affirm ation est jouissance et jeu
de sa propre différence, com m e la n égation , douleur et travail
de l ’op position qui lui est propre. Mais quel est ce jeu de la diffé­
rence dans l ’affirm ation ? L ’affirm ation est posée une prem ière
fois com m e le m ultip le, le devenir et le hasard. Car le m u ltip le
e st la différence de l ’un e t de l ’autre, le devenir est la différence
avec soi, le hasard est la différence « entre tous » ou d istrib utive.
P uis l ’affirm ation se dédouble, la différence est réfléchie dans

(1) VP, III, 408 : « Nous som m es particulièrem ent curieux d ’explorer le
labyrinthe, nous nous efforçons de lier connaissance avec M. le Minotaure
dont on raconte des choses si terribles ; que nous im portent votre chemin qui
monte, votre fil qui mène dehors, qui mène au bonheur et à la vertu, qui mène
vers vous, je le crains... vous pouvez nous sauver à l ’aide de ce fil ? E t nous,
nous vous en prions instam m ent, pendez-vous à ce fil ! »
(2) DD , « P lainte d ’Ariane » : * Sois prudente Ariane ! Tu as de petites
oreilles, tu as mes oreilles : M ets-y un m ot avisé ! Ne faut-il pas d ’abord se
haïr si l ’on doit s ’aimer ?... Je suis ton labyrinthe... »
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 217

l ’affirm ation de l ’affirm ation : m om en t de la réflexion où une


seconde affirm ation prend pour ob jet la prem ière. Mais ainsi l ’affir­
m ation redouble : com m e ob jet de la seconde affirm ation, elle est
l ’affirm ation elle-m êm e affirmée, l ’affirm ation redoublée, la diffé­
rence élevée à sa plus h aute p uissance. Le d evenir est l ’être, le m u l-/
tiple est l ’un, le hasard est la n écessité. L ’affirm ation du d evenir
est l ’affirm ation de l ’être, etc., m ais pour a u ta n t q u ’elle est l ’ob jet
de la seconde affirm ation qui la porte à cette puissance n ouvelle.
L ’être se d it du devenir, l ’un du m u ltip le, la n écessité du hasard,
m ais pour a u tan t que le devenir, le m ultip le et le hasard se réflé­
ch issen t dans la seconde affirm ation qui les prend pour objet.
A insi, c ’est le propre de l’affirm ation de revenir, ou de la diffé­
rence de se reproduire. R evenir est l ’être du devenir, l ’un du
m ultip le, la n écessité du hasard : l ’être de la différence en ta n t
que telle, ou l ’éternel retour. Si nous considérons l ’affirm ation
dans son en sem b le, nous ne d evon s pas confondre, sauf par
com m odité d ’expression, l ’existen ce de d eu x puissances d ’affirmer
avec l ’existen ce de deux affirm ations d istin ctes. Le devenir et
l ’être so n t une m êm e affirm ation, qui passe seu lem en t d ’une
puissance à l ’autre en ta n t q u ’elle est l ’ob jet d ’une seconde
affirm ation. L ’affirm ation prem ière est D ion ysos, le devenir.
L ’affirm ation seconde est A riane, le m iroir, la fiancée, la réflexion.
Mais la seconde puissance de l ’affirm ation prem ière e st l ’éternel
retour ou l ’être du devenir. C’est la v o lo n té de puissance com m e
élém en t différentiel qui produit et d éveloppe la différence dans
l ’affirm ation, qui réfléchit la différence dans l ’affirm ation de
l ’affirm ation, qui la fait revenir dans l ’affirm ation elle-m êm e
affirmée. D ion ysos développ é, réfléchi, élevé à la plus h aute p u is­
sance : tels son t les aspects du vou loir dionysiaqu e qui sert de
principe à l ’éternel retour.

13) D I O N Y S O S E T Z A R A T H O U S T R A

La leçon de l ’éternel retour est q u ’il n ’y a pas de retour du


n égatif. L ’éternel retour signifie que l ’être est sélection. Seul
rev ien t ce qui affirme, ou ce qui est affirmé. L ’étern el retour
e st la reproduction du devenir, m ais la reproduction du devenir
est aussi la prod uction d ’un d even ir a ctif : le surhom m e, en fan t
de D ion ysos e t d ’A riane. D ans l ’éternel retour, l ’être se d it du
devenir, m ais l ’être du devenir se d it du seul d even ir-actif. L ’en ­
seign em en t sp écu latif de N ietzsch e est le su iv a n t : le devenir,
218 N IETZSCHE E T LA PHII.OSOPHIE

le m ultip le, le hasard ne con tien n en t aucune n égation ; la diffé­


rence est l’affirm ation pure ; revenir est l ’être de la différence
exclu a n t to u t le n égatif. E t p eu t-être cet en seignem ent resterait-il
obscur sans la clarté pratique où il baigne. N ietzsch e dénonce
tou tes les m ystification s qui défigurent la philosophie : l ’appareil
de la m auvaise conscience, les faux prestiges du n ég a tif qui font
du m u ltip le, du devenir, du hasard, de la différence elle-m êm e
a u ta n t de m alheurs de la conscience, et des m alheurs de la
conscience, au ta n t de m om ents de form ation, de réflexion ou
de d évelop p em en t. Que la différence est heureuse ; que le m u ltip le,
le devenir, le hasard son t suffisants, par eu x-m êm es o b jets de
joie ; que seule la joie revien t : tel est l ’en seignem ent pratique
de N ietzsch e. Le m ultip le, le devenir, le hasard son t la joie
proprem ent p hilosophique où l ’un se réjouit de lui-m êm e, et aussi
l ’être et la nécessité. Jam ais depuis Lucrèce (excep tion faite pour
Spinoza) l ’on n ’a v a it poussé si loin l ’entreprise critique qui carac­
térise la p hilosophie. Lucrèce d én onçant le trouble de l ’âm e et
ceu x qui on t besoin de ce trouble pour asseoir leur puissance
— Spinoza d én onçant la tristesse, to u tes les causes de la tristesse,
tous ceu x qui fond en t leur puissance au sein de cette tristesse —
N ietzsch e d én onçant le ressentim en t, la m auvaise conscience, la
puissance du n ég a tif qui leur sert de principe : « in a ctu a lité »
d ’une p hilosophie qui se donne pour ob jet de libérer. Il n ’y a
pas de conscience m alheureuse qui ne so it en m êm e tem p s l ’asser­
v issem en t de l ’h om m e, un piège pour le vouloir, l ’occasion de
to u tes les bassesses pour la pensée. Le règne du n ég a tif est
le règne des b êtes p u issan tes, E glises et E ta ts, qui nous en ch aî­
n en t à leurs propres fins. Le m eurtrier de D ieu a v a it le crime
triste parce q u ’il m o tiv a it son crim e tristem en t : il v o u la it prendre
la place de D ieu, il tu a it pour « voler », il restait dans le n égatif
en assu m an t le d ivin . Il faut du tem ps pour que la m ort de Dieu
trou ve enfin son essence e t d evienn e un év én em en t jo y eu x . Le
tem ps d ’exp u lser le n égatif, d ’exorciser le réactif, le tem p s d ’un
d even ir-actif. E t ce tem ps est p récisém ent le cycle de l ’éternel
retour.
Le n ég a tif expire au x portes de l ’être. L ’op p osition cesse
son travail, la différence com m ence ses jeu x. Mais où est l ’être,
qui n ’e st pas un autre m onde, et com m en t se fait la sélection ?
N ietzsch e appelle transmutation le p oin t où le n ég a tif est converti.
Celui-ci perd sa puissance e t sa qualité. La n ég a tio n cesse d ’être
une puissance au ton om e, c ’est-à-dire une q ualité de la v o lo n té
de p uissance. La tran sm u tation rapporte le n ég a tif à l ’affirm ation
dans la v o lo n té de p uissance, il en fait une sim ple m anière d ’être
CONTRE LA DIA LECTIQUE 219

des puissances d ’affîrmer. N on plus travail de l ’op p osition ni


douleur du n égatif, m ais jeu guerrier de la différence, affirm ation
e t joie de la d estru ction . Le non d estitu é de son p ouvoir, passé
dans la q ualité contraire, devenu lui-m êm e affirm atif et créateur :
telle est la tran sm u tation . E t ce qui d éfinit essen tiellem en t Zara­
th ou stra, c ’est cette tran sm u tation des valeurs. Si Z arathoustra
passe par le n égatif, com m e en tém o ig n en t ses d égoû ts et ses
ten ta tio n s, ce n ’est pas pour s ’en servir com m e d ’un m oteur, ni
pour en assum er la charge ou le produit, m ais pour atteind re le
p o in t où le m oteur est changé, le produit su rm onté, to u t le
n ég a tif v a in c 1 ou transm ué.
T oute l ’histoire de Zarathoustra tie n t dans ses rapports
avec le n ihilism e, c ’est-à-dire avec le dém on. Le dém on est
l ’esprit du n égatif, la puissance de nier qui rem plit des rôles
divers, en apparence opposés. T a n tô t il se fait porter p a r l ’homme,
lui su ggérant que le poids dont il le charge est la p o sitiv ité m êm e.
T a n tô t, au contraire, il saute par-dessus l'homme, lui retirant
to u tes forces et to u t vou loir (1). La con trad iction n ’est q u ’appa­
rente : dans le prem ier cas, l ’hom m e est l ’être réactif qui v e u t
s ’em parer de la p uissance, su b stitu er ses propres forces à la
puissance qui le dom in ait. Mais en vérité le dém on trou ve ici
l ’occasion de se faire porter, de se faire assum er, de poursuivre
sa besogne, déguisé sous une fausse p ositiv ité. D ans le second
cas, l ’hom m e est le dernier des hom m es : être réactif encore,
il n ’a plus la force de s ’em parer du vou loir ; c ’est le dém on
qui retire à l ’hom m e to u tes ses forces, qui le laisse sans
forces et sans vouloir. D ans les d eu x cas, le dém on apparaît
com m e l ’esprit du n égatif qui, à travers les avatars de l ’hom m e,
conserve sa puissance et garde sa qualité. Il signifie la v o lo n té de
n éan t qui se sert de l ’hom m e com m e d ’un être réactif, qui se
fait porter par lui, m ais aussi bien qui ne se confond pas avec
lui et « saute par-dessus ». De tou s ces p oints de vu e la tran sm u ­
ta tio n diffère de la v o lo n té du n éan t, com m e Zarathoustra de son
dém on. C’est avec Z arathoustra que la n égation perd sa puissance

(1) Sur le premier aspect du démon, cf. la théorie de l ’âne et du chameau.


Mais aussi, Z, III, « De la vision et de l ’énigme », où le démon (l’esprit de lour­
deur) s’est assis sur les épaules de Zarathoustra lui-m êm e. E t IV, « De l’homme
supérieur » : « Si vous voulez monter haut, servez-vous de vos propres jam bes I
Ne vous faites pas porter en haut, ne vous asseyez pas sur le dos et sur le chef
d ’autrui: » — Sur le deuxièm e aspect du dém on, cf. la scène célèbre du Pro­
logue, où le bouffon rattrape le funam bule et saute par-dessus. Cette scène est
expliquée en III, « Des vieilles et des nouvelles tables » : « On peut arriver à se
surm onter par des chemins et des m oyens nom breux : c ’est à toi d ’y parvenir.
Mais le bouffon seul pense : on peut aussi sauter par-dessus l ’homm e. »
220 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

et sa q u alité : au-delà de l ’hom m e réactif, le destructeur des


valeurs connues ; au-delà du dernier des h om m es, l ’homme qui
veut périr ou être surmonté. Zarathoustra signifie l ’affirm ation,
l ’esprit de l ’affirm ation com m e p uissance qui fa it du n ég a tif
un m ode, et de l ’h om m e, un être a ctif qui v e u t être surm onté
(non pas « sur-sauté »). Le signe de Zarathoustra est le signe du
lion : le prem ier livre de Z arathoustra s ’ouvre sur le lion, le dernier
se ferme sur le lion. Mais le lion, c ’est précisém ent le « non sacré »
d evenu créateur et affirm atif, ce non que l ’affirm ation sa it dire,
dans lequel to u t le n égatif est con verti, transm ué en puissance et
en qualité. A v ec la tran sm u tation , la v o lo n té de puissance
cesse d ’être enchaînée au n égatif com m e à la raison qui nous la
fait connaître, elle tend sa face in con nu e, la raison d ’être inconnue
qui fait du n égatif une sim ple m anière d ’être.
A ussi bien Zarathoustra a-t-il avec D ion ysos, et la tran sm u ­
ta tio n avec l ’éternel retour, un rapport com p lexe. D ’une certaine
m anière, Z arathoustra est cause de l ’éternel retour et père du
surhom m e. L ’hom m e qui v e u t périr, l ’hom m e qui v e u t être
su rm onté, est l ’ancêtre et le père du surhom m e. Le destru cteu r
de tou tes les valeurs connues, le lion au non sacré prépare sa
dernière m étam orph ose : il d ev ien t en fant. E t les m ains plongées
dans la to iso n du lion , Zarathoustra sen t que ses en fants son t
proches ou que le surhom m e arrive. Mais en quel sens Z arathous­
tra est-il père du surhom m e, cause de l ’éternel retour ? Au sens
de con d ition. D ’une autre m anière, l ’éternel retour a un principe
in con dition né auquel Z arathoustra lui-m êm e est soum is. L ’éternel
retour dépend de la tran sm u tation du p oin t de v u e du principe
qui le con d ition n e, m ais la tran sm u tation dépend plus profon­
d ém en t de l ’étern el retour du p oin t de vu e de son principe in con di­
tionn é. Zarathoustra est soum is à D ion ysos : « Que suis-je ?
J ’en atten d s un plus digne que m oi ; je ne suis pas digne m êm e
de m e briser contre lui (1). » D ans la trin ité de l ’A n téch rist,
D ion ysos, A riane et Z arathoustra, Zarathoustra est le fiancé
con d itionn el d ’A riane, m ais A riane est la fiancée in con dition née
de D ion ysos. C’e st pourquoi Z arathoustra, par rapport à l ’éternel
retour e t au surhom m e, a toujours une p osition inférieure. Il
est cause de l ’éternel retour, m ais cause qui tarde à produire son
effet. P rop hète qui h ésite à livrer son m essage, qui co n n a ît le
vertige e t la ten ta tio n du n égatif, qui d oit être encouragé par ses
an im au x. Père du surhom m e, m ais père d ont les produits son t
m ûrs a v a n t q u ’il so it m ûr pour ses p roduits, lion qui m anque

(1) Z, II, « L ’heure la plus silencieuse ».


CONTRE LA D I A LE C TI Q U E 221

encore d ’une dernière m étam orphose (1). En vérité, l ’éternel


retour et le surhom m e son t à la croisée de deux généalogies, de
d'?ux lignées gén étiq ues inégales.
D ’une part, ils renvoien t à Z arathoustra com m e au principe
co n d ition n an t qui les « pose » de m anière seulem ent h y p o th étiq u e.
D ’autre part, à D ion ysos com m e au principe in con dition né qui
fonde leur caractère ap odictiqu e et absolu. A insi dans l ’exposé
de Zarathoustra, c ’est toujours l’en ch evêtrem en t des causes ou
la con n exion des in stan ts, le rapport syn th étiq u e des in stan ts
les uns avec les autres, qui sert d ’h yp oth èse au retour du m êm e
in stan t. Mais du p oin t de vue de D ion ysos au contraire, c ’est le
rapport sy n th étiq u e de l ’in sta n t avec soi, com m e présent, passé
et à venir, qui d éterm ine ab solum ent son rapport avec tous les
autres in stan ts. R evenir n ’est pas la passion d ’un in sta n t poussé
par les autres, m ais l ’a ctiv ité de l ’in stan t, qui déterm ine les
autres en se d éterm in ant lui-m êm e à partir de ce q u ’il affirme.
La con stellation de Zarathoustra est la con stellation du lion, m ais
celle de D ion ysos est la con stellation de l ’être : le oui de l’enfant-
joueur, plus profond que le non sacré du lion. Zarathoustra to u t
entier est affirm atif : m êm e quand il d it non, lui qui sa it dire non.
Mais Z arathoustra n ’est pas l ’affirm ation to u t entière, ni le
plus profond de l ’affirm ation.
Z arathoustra rapporte le n égatif à l ’affirm ation dans la
v o lo n té de puissance. Encore faut-il que la volo n té de puissance
so it rapportée à l ’affirm ation com m e à sa raison d ’être, et
l ’affirm ation à la v o lo n té de puissance com m e à l ’élém en t qui
produit, réfléchit et d évelopp e sa propre raison : telle est la tâche
de D ion ysos. T ou t ce qui est affirm ation trou ve en Z arathoustra
sa con d ition, m ais en D ion ysos son principe in con dition né.
Zarathoustra déterm ine l ’éternel retour ; bien plus, il déterm ine
l ’éternel retour à produire son effet, le surhom m e. Mais cette
d éterm in ation ne fait q u ’un avec la série des con d itions qui
trouve son term e u ltim e dans le lion, dans l’hom m e qui v e u t
être surm onté, dans le destructeur de tou tes les valeurs connues.
La d éterm in ation de D ion ysos est d ’une autre nature, id en ­
tique au principe absolu sans lequel les con d itions resteraient
elles-m êm es im pu issan tes. E t précisém ent, c ’est le suprêm e
d égu isem en t de D ion ysos, de sou m ettre ses produits à des

(1) Z, II, * L’heure la plus silencieuse » : « O Zarathoustra, tes fruits sont


mûrs, mais tu n’es pas mûr encore pour tes fruits. » — Sur les hésitations et
dérobades de Zarathoustra à dire l ’éternel retour, cf. II, « Des grands événe­
m ents », et surtout « L ’heure la plus silencieuse » (« C’est au-dessus de mes
forces ») ; III, t Le convalescent ».
G. D E L E U Z E 8
222 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

con d itions qui lui son t elles-m êm es soum ises, et que ces produits
d épassent. C’est le lion qui d evien t en fant, c ’est la destruction
des valeurs connues qui rend possible une création des valeurs
n ouvelles ; m ais la création des valeurs, le oui de l ’enfant-joueur
ne se form eraient pas sous ces con d itions s ’ils n ’éta ien t ju sti­
ciables en m êm e tem ps d ’une généalogie plus profonde. On ne
s ’étonnera donc pas que to u t con cept nietzschéen so it à la croisée
des deux lignées gén étiq ues inégales. N on seu lem en t l ’éternel
retour et le surhom m e, m ais le rire, le jeu, la danse. R apportés
à Zarathoustra, le rire, le jeu, la danse son t les puissances affirma­
tiv es de tran sm u tation : la danse transm ue le lourd en léger, le
rire la souffrance en joie, le jeu du lancer (les dés) le bas en haut.
Mais rapportés à D ion ysos, la danse, le rire, le jeu son t les puis­
sances affirm atives de réflexion et de développ em en t. La danse
affirme le devenir et l ’être du devenir ; le rire, les éclats de rire,
affirm ent le m ultip le et l ’un du m ultip le ; le jeu affirme le hasard
et la n écessité du hasard.
CONCLUSION

La philosophie m oderne présente des am algam es, qui tém o i­


gn en t de sa vigu eu r et de sa v iv a c ité, m ais qui com p orten t aussi
des dangers pour l ’esprit. Bizarre m élange d ’on tologie et d ’an­
thropologie, d ’athéism e et de théologie. D ans des proportions
variables, un peu de sp iritu alism e chrétien, un peu de dialectique
hégélienne, un peu de phénom énologie com m e scolastiqu e
m oderne, un peu de fulguration nietzschéen ne form ent d ’étranges
com binaisons. On v o it Marx et les présocratiques, H egel et
N ietzsch e, se donner la m ain dans une ronde qui célèbre le dépas­
sem ent de la m étap h ysiq u e et m êm e la m ort de la philosophie
proprem ent dite. E t il est vrai que N ietzsch e se p roposait exp res­
sém ent de « dépasser » la m étap h ysiq u e. Mais Jarry aussi, dans
ce q u ’il ap pelait « p atap h ysiq u e », in voq u a n t l ’étym ologie.
N ous avon s essayé dans ce livre de rom pre des alliances dange­
reuses. N ous avon s im aginé N ietzsch e retiran t sa m ise d ’un jeu
qui n ’est pas le sien. Des philosophes et de la philosophie de
son tem ps, N ietzsch e d isait : peinture de to u t ce qui a jam ais
été cru. P eu t-être le dirait-il encore de la p hilosophie actu elle,
où n ietzschéism e, hégélianism e et husserlianism e son t les m or­
ceaux de la n ou velle pensée bariolée.
Il n ’est pas de com prom is possible entre H egel et N ietzsch e.
La philosophie de N ietzsch e a une grande portée polém ique ; elle
forme une an ti-d ialectiq u e absolue, se propose de dénoncer
tou tes les m ystification s qui trou ven t dans la d ialectiqu e un
dernier refuge. Ce que Schopenhauer a v a it rêvé, m ais non
réalisé, pris com m e il é ta it dans le filet du k antism e et du pessi­
m ism e, N ietzsch e le fait sien, au prix de sa rupture avec Schopen­
hauer. Dresser une n ouvelle im age de la pensée, libérer la pensée
des fardeaux qui l ’écrasent. Trois idées d éfinissen t la dialectique :
l ’idée d ’un pouvoir du n égatif com m e principe théorique qui se
m anifeste dans l ’op position e t la con trad iction ; l ’idée d ’une
valeur de la souffrance et de la tristesse, la valorisation des
« passions tristes », com m e principe pràtique qui se m anifeste
224 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

dans la scission, dans le déchirem ent ; l ’idée de la p o sitiv ité


com m e produit théorique et pratique de la négation m êm e.
Il n ’est pas exagéré de dire que to u te la philosophie de N ietzsch e,
dans son sens polém ique, est la d én onciation de ces trois idées.
Si la d ialectiqu e trou ve son élém en t sp éculatif dans l ’op po­
sition et la con trad iction , c ’est d ’abord parce q u ’elle reflète une
fausse im age de la différence. Gomme l ’œ il du b œ uf, elle réfléchit
de la différence une im age inversée. La d ialectiqu e h égélien ne est
bien réflexion sur la différence, m ais elle en renverse l ’im age.
A l ’affirm ation de la différence en ta n t que telle, elle s ib s titu e
la négation de ce qui diffère ; à l ’affirm ation de soi, la n égation
de l ’autre ; à l ’affirm ation de l ’affirm ation, la fam euse négation
de la négation. -— Mais ce renversem en t n ’aurait pas de sens,
s ’il n ’é ta it p ratiqu em en t anim é par des forces qui o n t in térêt à
le faire. La d ialectiqu e exprim e to u tes les com binaisons des
forces réactives et du n ihilism e, l ’h istoire ou l ’év o lu tio n de
leurs rapports. L ’op position m ise à la place de la différence,
c ’est aussi bien le triom phe des forces réactives qui tro u v en t
dans la volo n té de n éan t le principe qui leur correspond. Le
ressentim en t a besoin de prém isses n égatives, de d eu x négations,
pour produire un fantôm e d ’affirm ation ; l ’idéal ascétiqu e a
besoin du ressentim en t lui-m êm e et de la m auvaise conscience,
com m e le p restid igitateu r avec ses cartes truquées. P a rto u t les
passions tristes ; la conscience m alheureuse est le su jet de to u te
la d ialectiqu e. La d ialectiqu e est d ’abord la pensée de l ’hom m e
théorique, en réaction contre la vie, qui prétend juger la v ie, la
lim iter, la m esurer. E n second lieu, elle est la pensée du prêtre
qui sou m et la vie au travail du n égatif : il a besoin de la négation
pour asseoir sa p uissance, il représente l ’étrange v o lo n té qui
m ène les forces réactives au triom phe. La d ialectiqu e en ce sens
est l ’idéologie proprem ent chrétienne. E nfin, elle e st la pensée
de l ’esclave, exp rim an t la vie réactive en elle-m êm e et le devenir-
réactif de l ’univers. Même l ’athéism e q u ’elle nous propose est un
athéism e clérical, m êm e l ’im age du m aître, une figure d ’es­
clave. — On ne s ’étonnera pas que la d ialectiqu e produise seu­
lem en t un fantôm e d ’affirm ation. O pposition surm ontée ou con­
trad iction résolue, l ’im age de la p o sitiv ité se trou ve rad icalem en t
faussée. La p o sitiv ité d ialectiq u e, le réel dans la d ialectiqu e,
c ’est le oui de l ’âne. L ’âne croit affirmer parce q u ’il assum e,
m ais il assum e seu lem en t les produits du n égatif. Au dém on,
sin ge de Z arathoustra, il suffisait de sau ter sur nos épaules ;
ceu x qui p orten t son t toujours ten tés de croire q u ’ils affirm ent
en p ortan t, e t que le p ositif s ’évalue au poids. L ’âne sous la peau
CONCLUSION 225

du lion, c ’est ce que N ietzsch e appelle « l ’hom m e de ce tem ps ».


Grandeur de N ietzsch e d ’avoir su isoler ces deux plantes,
ressentim en t et m auvaise conscience. N ’aurait-elle que cet asp ect,
la p hilosophie de N ietzsch e serait de la plus grande im portance.
Mais, chez lui, la polém ique est seu lem en t l ’agressivité qui découle
d ’une in stance plus profonde, active et affirm ative. La dialectique
é ta it sortie de la Critique k antien ne ou de la fausse critique.
Faire la critique véritab le im plique une philosophie qui se
d évelopp e pour elle-m êm e et ne retien t le n ég a tif que com m e
m anière d ’être. A ux d ialecticiens, N ietzsch e reprochait d ’en
rester à une con ception abstraite de l ’universel et du particulier ;
ils éta ien t prisonniers des sym p tôm es, et n ’atteig n a ien t pas les
forces ni la v o lo n té qui d onn en t à ceux-ci sens et valeur. Ils
év o lu a ien t dans le cadre de la question : Qu’est-ce que... ?, q ues­
tion contradictoire par excellen ce. N ietzsch e crée sa propre
m éthod e : dram atique, typ ologiq u e, différentielle. Il fait de la
philosophie un art, l ’art d ’interpréter e t d ’évaluer. Pour to u tes
choses, il pose la question : « Qui ? » Celui q ui..., c ’est D ion ysos.
Ce q u i..., c ’est la volo n té de puissance com m e principe p lastiqu e
et généalogique. La v o lo n té de puissance n ’est pas la force, m ais
l ’élém en t différentiel qui déterm ine à la fois le rapport des
forces (q u antité) et la q ualité resp ective des forces en rapport.
C’est dans cet élém en t de la différence que l ’affirm ation se
m anifeste e t se d éveloppe en ta n t que créatrice. La v o lo n té de
puissance est le principe de l ’affirm ation m u ltip le, le principe
donateur ou la vertu qui donne.
Que le m u ltip le, le devenir, le hasard soien t ob jet d ’affir­
m ation pure, tel est le sens de la philosophie de N ietzsch e. L ’affir­
m ation du m ultip le est la proposition sp écu la tiv e, com m e la
joie du divers, la p roposition pratique. Le joueur ne perd que
parce q u ’il n ’affirme pas assez, parce q u ’il in trod u it le n ég a tif dans
le hasard, l ’op position dans le d evenir et le m ultiple. Le vrai
coup de dés produit n écessairem en t le nom bre gagn ant, qui
reproduit le coup de dés. On affirme le hasard, et la n écessité
du hasard ; le devenir, et l ’être du devenir ; le m u ltip le, et l ’un
du m u ltip le. L ’affirm ation se dédouble, puis redouble, portée à
sa plus h aute puissance. La différence se réfléchit, et se répète
ou se reproduit. L ’éternel retour est cette plus h au te puissance,
sy n th èse de l’affirm ation qui trou ve son principe dans la V olonté.
La légèreté de ce qui affirme, contre le poids du n ég a tif ; les jeu x
de la v o lo n té de p uissance, contre le travail de la dialectique ;
l ’affirm ation de l ’affirm ation, contre cette fam euse négation de
la n égation .
226 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

La n égation, il est vrai, apparaît d ’abord com m e une q ualité


de la v o lo n té de puissance. Mais au sens où la réaction est une
q ualité de la force. P lus profondém ent la n égation n ’est q u ’une
face de la v o lo n té de p uissance, la face sous laquelle elle nous
est connue, dans la m esure où la connaissance elle-m êm e est
l ’expression des forces réactives. L ’hom m e n ’habite que le côté
désolé de la terre, il en com prend seulem ent le devenir-réactif
qui le traverse et le con stitue. C’est pourquoi l ’histoire de l ’hom m e
est celle du n ihilism e, n égation et réaction. Mais la longue histoire
du n ihilism e a son ach èvem en t : le p oin t final où la n égation se
retourne contre les forces réactives elles-m êm es. Ce p oin t définit
la tran sm u tation ou tran svalu ation ; la négation perd sa puissance
propre, elle d evien t a ctive, n ’est plus que la m anière d ’être des
puissances d ’affirmer. Le n égatif change de q ualité, passe au
service de l ’affirm ation ; il ne v a u t plus que com m e prélim inaire
offensif ou com m e agressivité con séqu en te. La n ég a tiv ité com m e
n ég a tiv ité du positif fait partie des d écouvertes an ti-d ialectiqu es
de N ietzsch e. De la tran sm u tation , il revien t au m êm e de dire
q u ’elle sert de condition à l ’éternel retour, m ais aussi q u ’elle en
dépend du p oin t de vue d ’un principe plus profond. Car la v o lo n té
de puissance ne fait revenir que ce qui est affirmé : c ’est elle à la
fois qui con vertit le n égatif et qui reproduit l'affirm ation. Que
l ’un soit pour l ’autre, que l ’un soit dans l ’autre, signifie que l ’éter­
nel retour est l ’être, m ais l ’être est sélection. L ’affirm ation
dem eure com m e seule q ualité de la v o lo n té de puissance, l ’action ,
com m e seule q ualité de la force, le d even ir-actif, com m e id en tité
créatrice de la puissance et du vouloir.
TABLE ANALYTIQUE

ja pitr e P r e m ie r . — Le tr a g i q u e ....................................................
1) L e concept de g é n é a lo g ie .............................................................
V aleur et év alu a tio n . — C ritique e t créatio n . — Sens du
m o t généalogie.
2) Le sens ............................................................................................
Sens e t force. — Le p luralism e. — Sens e t in te rp ré ta ­
tion. — « Seuls les degrés sup érieu rs im p o rte n t. »
3) P hilosophie de la volonté ...........................................................
R a p p o rt de la force avec la force : la volonté. — O rigine
e t hiérarchie.
- 4) Contre la dialectique ....................................................................
D ifférence e t co n tra d ic tio n . — Influence de l ’esclave su r
la dialectique.
5) L e problèm e de la tr a g é d ie ........................................................
C onception dialectique du trag iq u e e t « Origine de la
trag éd ie ». — Les trois thèses de l ’origine de la tragédie.
6) L ’évolution de N ie tzsc h e ...............................................................
E lém en ts nou v eau x dans l ’origine de la trag éd ie. —
L ’affirm ation. — Socrate. — Le christianism e.
7) D io n yso s et le Christ .................................................................
P o u r ou contre la vie. — C aractère chrétien de la pensée
dialectique. — O pposition de la pensée d ialectique e t de
la pensée dionysiaque.
8) L ’essence d u tragique .................................................................
Le trag iq u e e t la joie. — Du dram e au héros. — Sens de
l ’existence e t justice.
9) L e problèm e de l'existence ........................................................
L ’existence crim inelle e t les Grecs. — A n ax im an d re. —
L ’existence fau tiv e e t le christianism e. — V aleur de
l ’irresponsabilité.
10) E xistence et in n o ce n c e .................................................................
Innocence e t pluralism e. — H éraclite. — Le d ev en ir et
l ’être du devenir, le m u ltip le e t l’un du m u ltip le. —
L ’étern el re to u r ou le jeu.
11) L e coup de d é s ...............................................................................
Les d eux tem p s. — H asard e t nécessité : la double affir­
m ation. — O pposition du coup de dés et du calcul des
chances.
12) Conséquences p o u r l ’éternel r e to u r ...........................................
Cuisson du h asard . — Chaos e t m o u v em en t circulaire.
228 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE

13) S ym bolism e de N ietzsche .......................................................... 34


T erre, feu, étoile. — Im p o rta n c e de l’aphorism e e t du
poèm e.
14) N ietzsche et M a lla r m é ................................................................. 36
Les ressem blances. — L ’opposition : abolition ou affir­
m atio n du h asard ?
15) L a pensée tr a g iq u e ........................................................................ 39
Le trag iq u e contre le nihilism e. -— A ffirm ation, joie et
création.
16) L a pierre de to u c h e ................................................. .................... 41
D ifférence en tre N ietzsche e t d ’au tres philosophes t r a ­
giques. — Le pari de P ascal. — Im p o rtan c e du problèm e
du nihilism e e t du ressen tim en t.

C h a p i t r e II. — Actif et ré a ctif ............................................................... 44


1) L e c o r p s ............................................................................................ 44
Q u’est-ce que p e u t un corps ? — S upériorité du corps
su r la conscience. — Forces actives e t réactives, co n sti­
tu tiv e s du corps,
2) L a distin ctio n des f o r c e s ............................................................. 46
L a réaction. — Les conceptions réactives de l’orga­
nism e. — Force active p lastique.
3) Q uantité et q u a l i t é ........................................................................ 48
Q u a n tité et qualité de la force. — Q ualité et différence de
q u a n tité .
4) N ietzsche et la s c ie n c e ................................................................. 50
C onception nietzschéenne de la q u a n tité . — L ’éternel
re to u r e t la science. — L ’éternel re to u r e t la différence.
5) P rem ier aspect de l'éternel retour : comme doctrine cosm olo­
gique et p h y s i q u e .......................................................................... 53
C ritique de l ’é ta t term inal. — Le devenir. — S ynthèse du
d ev en ir e t étern el reto u r.
6) Q u ’est-ce que la volonté de puissance ? .................................. 56
L a volonté de puissance comm e élém ent différentiel (généa­
logique) de la force. — V olonté de puissance e t forces. —
E tern e l re to u r e t syn th èse. — P osition de N ietzsche p a r
ra p p o rt à K an t.
7) L a term inologie de N ie tz s c h e .................................................... 59
A ction et réaction, affirm ation e t négation.
8) O rigine et im age re n v e rs é e ........................................................ 63
C om binaison de la réactio n e t de la négation. — C om m ent
en so rt une im age renversée de la différence. — C om m ent
une force activ e d ev ien t réactive.
9) Problèm e de la m esure des f o r c e s ........................................... 65
« On a to u jo u rs à défendre les forts contre les faibles. » —
Les contresens de Socrate.
10) L a hiérarchie ................................................................................. 67
Le libre p enseur e t l’esp rit libre. — L a hiérarchie. — Les
différents sens des m ots actif e t réactif.
1

TABLE A NA LYTIQ U E 229

11) Volonté de pu issan ce et sen tim en t de p u is s a n c e ................ 69


V olonté de puissance e t sensibilité (pathos). — Le dev en ir
des forces.
12) Le devenir-réactif des f o r c e s ...................................................... 72
D evenir-réactif. — Le d ég o û t de l’hom m e. — L ’éternel
re to u r com m e pensée déso lan te.
13) A m bivalen ce du sens et des v a l e u r s ...................................... 74
A m bivalence de la réactio n . — D iversité des forces réac­
tives. — R é actio n e t négatio n .
14) D euxièm e aspect de Véternel retour : comm e pensée éthique et
sélective ............................................................................................ 77
L ’éternel re to u r com m e pensée consolante. — P rem ière
sélection : élim inatio n des dem i-vouloirs. — Seconde sélec­
tio n : ach èv em en t du nihilism e, tra n s m u ta tio n du
négatif. — Les forces réactiv es ne rev ie n n e n t pas.
15) L e problèm e de V E ternel R e t o u r ............................................. 81
D evenir-actif. — Le to u t et le m om ent.

Chapitre III. — La critique ............................................................ 83


1) T ransform ation des sciences de l ’homme ............................. 83
M odèle réactif des sciences. — P o u r une science activ e : la
linguistique. — Le philosophe m édecin, a rtiste e t législa­
teu r.
2) L a form ule de la question chez N ie tzsc h e ............................. 86
L a q uestion Q u ’est-ce que ? e t la m é tap h y siq u e. — L a
question Q ui ? e t les sophistes. — D ionysos e t la q u es­
tio n Qui ?
3) L a méthode de N ie tz s c h e ............................................................. 88
Q ui ?... = Q u’est-ce q u ’il v e u t ?... — M éthode de d ra m a ­
tisatio n : différentielle, ty p o lo g iq u e, généalogique.
4) Contre ses prédécesseurs ............................................................. 90
Les trois contresens d an s la philosophie de la vo lo n té. —
F aire de la puissance un o b je t de rep ré se n tatio n . — L a
faire dépendre des v aleurs en cours. — E n faire l’enjeu
d ’une lu tte ou d ’un co m b at.
5) Contre le p essim ism e et contre S c h o p e n h a u e r .................... 94
C om m ent ces con tresen s co n d u isen t le philosophe à
lim ite r ou m êm e à n ier la volonté. — S chopenhauer, a b o u ­
tissem en t de c ette tra d itio n .
6) P rin cip es p o u r la philosoph ie de la v o lo n té ....................... 95
V olonté, créatio n e t joie. — L a puissance n ’est pas ce que
v e u t la volonté, m ais ce qui v e u t d an s la volonté. — L a
v e rtu qui donne. — L ’élém en t d ifférentiel e t critiq u e.
7) P la n de « L a généalogie de la m orale » ............................. 99
F aire la v éritab le critiq u e. — Les tro is d issertatio n s dans
la généalogie de la m orale : paralogism e, a n tin o m ie e t
idéal.

j
230 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

8) N ietzsche et K a n t du p o in t de vue des p rin c ip es ........... 102


Les insuffisances de la critiq u e k a n tie n n e. — E n quel sens
elle n ’est pas du to u t une « c ritiq u e ».
9) R éalisation de la c r i t i q u e ........................................................... 104
L a critique e t la volonté de puissance. — P rincipe tran scen -
d a n ta l e t p rincipe généalogique. — Le philosophe comm e
législateur. — « Le succès de K a n t n ’est q u ’un succès de
théologien. »
10) N ietzsche et K a n t du p o in t de vue des conséquences . . . . 106
L ’irrationalism e e t l ’in stan ce critiq u e.
11) L e concept de v é r i t é ...................................................................... 108
E xercice de la m éth o d e de d ra m a tisa tio n . — P osition
spéculative, opposition m orale, co n tra d ictio n ascétique.
— Les valeurs supérieures à la vie.
12) C onnaissance, m orale et r e l i g i o n ............................................. 111
Les deux m ouvem ents. — « L a d éduction la plus red o u ­
tab le. »
13) L a pensée et la v ie ........................................................................ 114
L ’opposition de la connaissance e t de la vie. — L ’affinité
de la vie e t de la pensée. — Les nouvelles possibilités
de vie.
14) L ' a r t ................................................................................................... 116
L ’a rt comm e e x c ita n t d u vouloir. — L ’a r t com m e h au te
puissance du faux.
15) N ouvelle im age de la p en sé e ...................................................... 118
Les p o stu la ts dans la d octrine de la v érité. — Sens e t
v aleu r comm e élém ents de la pensée. — L a bassesse. —
R ôle de la philosophie : le philosophe-com ète. — L ’in te m ­
pestif. — O pposition de la m éthode e t de la cu ltu re. — L a
cu ltu re est-elle grecque ou allem ande ? — L a pensée e t
les trois anecdotes.

C hapitre IV. — Du ressentiment à la mauvaise conscience .. 127


1) R éaction et ressen tim en t ............................................................... 127
L a réaction com m e riposte. — Le ressen tim en t comm e
im puissance à réagir.
2) P rin c ip e du ressentim ent ........................................................... 128
L ’h y pothèse to p iq u e chez F reu d . — L ’e x citatio n e t la
trace selon N ietzsche. — C om m ent une réactio n cesse
d ’ê tre agie. — T o u t se passe en tre forces réactives.
3) T ypo lo g ie du ressentim ent ...................................... .................. 131
Les d eux aspects du resse n tim e n t : topologique e t ty p o ­
logique. — L ’e sp rit de vengeance. — L a m ém oire des
traces.
4) Caractères du ressen tim en t ........................................................... 133
L ’im puissance à ad m irer. — L a passivité. — L ’accusation.
5) E s t-il bon ? E s t-il m échant ? .................................................. 136
J e suis bon donc tu es m éch a n t. — T u es m é c h a n t donc je
suis bon. — Le p o in t de vue de l’esclave.
TABLE A N A L YT IQ U E 231

6) L e p a r a lo g is m e ............................................................................... 140
Le syllogism e de l ’agneau. — M écanism e de la fiction dans
le ressen tim en t.
7) D éveloppem ent du ressentim ent : le prêtre ju daïqu e . . . . 142
De l ’asp ect topologique à l’asp ect typo lo g iq u e. — R ôle
du p rêtre. — Le p rê tre sous sa form e ju d aïq u e.
8) M a u va ise conscience et in té r io r ité ........................................... 146
R e to u rn e m e n t co ntre soi. — L ’in tério risatio n .
9) Le problèm e de la d o u l e u r ........................................................ 148
Les d eu x aspects de la m auvaise conscience. — Sens
ex tern e e t sens in tern e de la douleur.
10) D éveloppem ent de la m auvaise conscience : le prêtre chré­
tien ...................................................................................................... 150
Le p rêtre sous sa forme ch rétien n e. — Le péché. — C h ristia­
nism e et judaïsm e. — M écanism e de la fiction d an s la
m auvaise conscience.
11) L a culture envisagée du p o in t de vue p ré h isto riq u e ......... 152
L a cu ltu re com m e dressage e t sélection. — L ’ac tiv ité
générique de l ’hom m e. — L a m ém oire des paroles. — L a
d e tte et l’é q u a tio n du c h â tim e n t.
12) L a culture envisagée d u p o in t de vue p o st-h isto riq u e . . . . 155
Le p ro d u it de la cu ltu re . — L ’indiv id u souverain.
13) L a culture envisagée du p o in t de vue h isto riq u e ................ 158
Le d é to u rn e m e n t de la cu ltu re. — Le chien de feu. —
C om m ent la fiction de la m auvaise conscience se greffe
nécessairem ent su r la cu ltu re.
14) M au vaise conscience , respon sabilité, c u l p a b i l i t é ................ 161
Les d eux form es de la responsabilité. — A ssociation des
forces réactives.
15) L 'id é a l ascétique et Vessence de la r e l i g i o n ......................... 164
Pluralism e e t religion. — L ’essence ou l’affinité de la
religion. — L ’alliance des forces réactiv es e t de la volonté
de n é a n t : nihilism e e t réaction.
16) T riom ph e des forces réactives .................................................. 168
T ableau ré cap itu latif, 166.

C hapitre V. — Le surhomme : contre la dialectique ............. 169


1) L e n ih ilism e ...................................................................................... 169
Ce que signifie « nihil ».
2) A n a ly se de la p i t i é ...................................................................... 171
Les trois nihilism es : n égatif, ré ac tif e t passif. — Dieu
est m o rt de pitié. — Le d e rn ie r des hom m es.
^ 3) D ie u est m o r t .................................................................................................................................................... 175
L a proposition d ra m atiq u e . — P lu ra lité des sens de « Dieu
est m o rt ». — L a conscience ju d a ïq u e , la conscience ch ré­
tienne (saint P au l), la conscience européenne, la conscience
bouddhique. — Le C h rist e t B oud d h a.
232 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE

4) Contre le h é g é lia n is m e .................................................................. 180


L ’universel e t le p a rtic u lie r d an s la d ialectiq u e. —
C aractère a b s tra it des oppositions. — L a q u estio n Q ui ?
contre la d ialectiq u e. — F ictio n , nihilism e e t réactio n dans
la d ialectiq u e.
s 5) L es avatars de la dialectique .................................................... 183
Im p o rta n c e de S tirn e r dans l’h isto ire de la dialectiq u e. —
P roblèm e de la ré a p p ro p riatio n . — L a d ialectiq u e com m e
th éo rie du Moi.
6) N ietzsche et la d ia le c tiq u e ........................................................... 187
S ignification du su rh o m m e e t de la tra n sm u ta tio n .
7) Théorie de l ’hom m e s u p é r i e u r .................................................. 189
L es personnages m u ltip les de l ’hom m e su p érieu r. — A m b i­
valence de l’hom m e su p érieu r.
8) L ’hom m e e st-il essentiellem ent « réactif » ? ......................... 191
L ’hom m e e st le d ev en ir-réactif. — « V ous êtes des n a tu res
m anquées. » — L ’actio n e t l ’affirm atio n . — Sym bolism e
de N ietzsche en ra p p o rt avec l ’hom m e sup érieu r. — Les
d eu x chiens de feu.
9) N ih ilism e et tran sm u tation : le p o in t focal ....................... 197
N ihilism e achevé, v ain cu p a r lui-m êm e. — L a v o lo n té de
puissance : ratio cognoscendi e t ratio essendi. — L ’hom m e
qui v e u t p érir ou la n ég atio n activ e. — L a conversion du
n égatif, le p o in t de conversion.
10) L ’a ffirm ation et la n é g a tio n ...................................................... 201
Le oui de l ’âne. — Le singe de Z a ra th o u stra , le dém on. —
L a n ég ativ ité du positif.
11) L e sens de l ’a ffirm ation ............................................................. 207
L ’âne e t le nihilism e. — C ontre la p réten d u e p o sitiv ité
d u réel. — Les « hom m es de ce tem p s ». — A ffirm er n ’est
pas p o rte r ni assum er. — C ontre la théorie de l’être.
12) L a double a ffirm a tio n : A r ia n e ............................................... 213
L ’affirm atio n de l’affirm atio n (double affirm ation). —
Le m y stère d ’A riane, le la b y rin th e . — L ’affirm atio n
affirm ée (seconde puissance). — D ifférence, affirm ation
e t étern el re to u r. — Le sens de D ionysos.
13) D io n yso s et Z a ra th o u stra ............................................................. 217
L ’être com m e sélection. — Z a ra th o u stra e t la tra n sm u ­
ta tio n : le lion. — De la tra n s m u ta tio n à l’éternel
re to u r, e t in v ersem en t. — Le rire, le jeu, la danse.
C onclusion ................................................................................................... 223
Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73
, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Septembre 1983 — N° 29364

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