Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Gilles Deleuze Nietzsche Et La Philosophie PDF
Gilles Deleuze Nietzsche Et La Philosophie PDF
5403459429
NIETZSCHE
ET
LA P H I L O S O P H I E
G IL L E S DELEUZE
&■=
*
V *'
PR ESSES U N IV E R S IT A IR E S DE FRANCE
ISBN 2 13 038175 8
LE TRAGIQUE
1) L E C O N C E P T D E G É N É A L O G I E
(1) B M , 211.
2) B M , V Ie Partie.
(3) GM, I, 2.
LE TRAGIQUE 3
2) L E S E N S
philosophie, la con q u ête du vrai con cep t, sa m atu rité, et non pas
son renon cem en t ni son enfance. Car l ’évalu a tio n de ceci et de
cela, la d élicate pesée des choses et des sens de ch acu n e, l ’esti
m ation des forces qui d éfinissent à chaque in sta n t les aspects
d ’une chose et de ses rapports avec les autres, — to u t cela (ou
to u t ceci) relève de l’art le plus h au t de la p hilosophie, celui de
l’in terp rétation . Interpréter et m êm e évaluer, c ’est peser. La
n otion d ’essen ce ne s ’y perd pas, m ais prend une n ou velle
sign ification ; car tous les sens ne se v a le n t pas. U ne chose a
a u tan t de sens q u ’il y a de forces capables de s ’en em parer. Mais
la chose elle-m êm e n ’est pas neu tre, et se trou ve plus ou m oins en
affinité avec la force qui s ’en em pare actu ellem en t. Il y a des
forces qui ne p eu v en t s ’em parer de quelque chose q u ’en lui
d onn ant un sens restrictif et une valeur n éga tiv e. On appellera
essence au contraire, parm i tous les sens d ’une chose, celui que
lui donne la force qui présente avec elle le plus d ’affinité. A insi,
dans un exem p le que N ietzsch e aim e à citer, la religion n ’a pas
un sens u nique, p u isq u ’elle sert tour à tour des forces m ultiples.
Mais quelle est la force en affinité m axim a a v ec la religion ?
Quelle est celle d ont on ne sait plus qui d om ine, elle-m êm e
d om in ant la religion ou la religion la d om in ant elle-m êm e (1) ?
« Cherchez H. » T ou t cela pour tou tes choses est encore question
de pesée, l ’art d élicat m ais rigoureux de la p hilosoph ie, l ’in ter
p rétation pluraliste.
L ’in terp rétation révèle sa co m p lexité si l ’on songe q u ’une
n ou velle force ne p eu t apparaître et s ’approprier un ob jet q u ’en
prenant, à ses d ébuts, le m asque des forces p récédentes qui
l ’occu p aien t déjà. Le m asque ou la ruse son t des lois de la n ature,
donc quelque chose de plus q u ’un m asque et une ruse. La v ie ,
à ses d ébuts, d oit m im er la m atière pour être seu lem en t possible.
Une force ne su rvivrait pas, si d ’abord elle n ’em p ru n tait le v isa g e
des forces précédentes contre lesqu elles elle lu tte (2). C’est ainsi
que le philosophe ne p eu t naître et grandir, avec quelque chance
de su rvie, q u ’en a y a n t l ’air co n tem p la tif du prêtre, de l ’hom m e
a scétiq u e et religieu x qui d om in ait le m onde a v a n t son appa
rition. Q u’une telle n écessité pèse sur nous, n ’en tém oign e pas
seu lem en t l ’im age ridicule q u ’on se fait de la p hilosoph ie :
l’im age du p hilosoph e-sage, am i de la sagesse et de l ’ascèse.
Mais plus encore, la p hilosoph ie elle-m êm e ne je tte pas son
( 1) N ietzsche dem ande : quelle est la force qui donne à la religion l’occasion
* d’agir souverainem ent par elle-m êm e * ? [ BM, 62).
(2) GM, III, 8, 9 et 10.
6 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
3) P H I L O S O P H I E D E L A VOLONTÉ
le rapport du vou loir a vec l ’in volon taire, m ais dans le rapport
d ’une v o lo n té qui com m ande à une v olon té qui ob éit, et qui
ob éit plus ou m oins. « La volo n té bien en ten du e ne p eu t agir
que sur une v o lo n té, et non sur une m atière (les nerfs, par
exem ple). Il faut en venir à l ’idée que p artout où l ’on co n sta te
des effets, c ’est q u ’une volo n té agit sur une v o lo n té (1). » La
v olon té est d ite une chose complexe parce que, en ta n t q u ’elle
v eu t, elle v eu t être obéie, m ais que seule une v o lo n té p eu t obéir à
ce qui la com m ande. A insi le pluralism e trou ve sa confirm ation
im m éd iate et son terrain de ch oix dans la p hilosoph ie de la
volon té. E t le p oin t sur lequel porte la rupture de N ietzsch e
avec Schopenhauer est précis : il s ’agit ju stem en t de savoir si
la v olon té est une ou m u ltip le. T ou t le reste en découle ; en effet,
si S chopenhauer est con d u it à nier la v o lo n té, c ’est d ’abord
parce q u ’il croit à l ’u nité du vouloir. Parce que la v o lo n té selon
Schopenhauer est une dans son essen ce, il arrive au bourreau
de com prendre q u ’il ne fait q u ’un avec sa propre v ic tim e : c ’est
la con scien ce de l’id en tité de la volo n té dans to u tes ses m an ifes
ta tion s qui am ène la volo n té à se nier, à se supprim er dans la
p itié, dans la m orale et dans l’ascétism e (2). N ietzsch e découvre
ce qui lui sem b le la m ystification proprem ent schop en hau e-
rienne : on d oit n écessairem en t nier la v o lo n té, quand on en
pose l ’u nité, l ’id en tité.
N ietzsch e dénonce l ’âm e, le m oi, l ’égoïsm e com m e les der
niers refuges de l ’atom ism e. L ’atom ism e p sych iq u e ne v a u t
pas m ieu x que le p h ysiq u e : « D ans to u t vouloir, il s ’a g it sim p le
m en t de com m ander et d ’obéir à l’intérieur d ’une structure
co llectiv e com p lexe, faite de plusieurs âm es (3). » Quand
N ietzsch e ch an te l ’égoïsm e, c ’est toujours d ’une m anière agres
sive ou p olém iq ue : contre les vertu s, contre la vertu de d ésin té
ressem ent (4). Mais en fait, l ’égoïsm e est u ne m auvaise in ter
p rétation de la volo n té, com m e l ’atom ism e, une m au vaise in ter
p rétation de la force. Pour q u ’il y a it égoïsm e, encore faudrait-il
q u ’il y ait un ego. Que to u te force se rapporte à une autre, soit
pour com m ander soit pour obéir, voilà ce qui nous m et sur la
vo ie de l ’origine : l ’origine est la différence dans l’origine, la diffé
rence dans l ’origine est la hiérarchie, c ’est-à-dire le rapport d ’une
force d om in ante à une force dom inée, d ’une v o lo n té obéie à
u ne volo n té ob éissante La hiérarchie com m e inséparable de
(1) B M , 36.
(2) S c h o p e n h a u e r , Le monde comme volonté et comme représentation, liv. IV.
(3) B M , 19.
(4) Z, III, « Des trois m aux ».
LE TRAGIQUE 9
4) C O N T R E L A D IA L E C T IQ U E
(1) H H, Préface, 7.
f4
j
10 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
5) L E P R O B L È M E D E L A T R A G É D IE
6) L ' É V O L U T I O N D E N I E T Z S C H E
V oici donc com m en t le tragiq ue dans son ensem ble est défini
dans VOrigine de la tragédie : la con trad iction originelle, sa
solu tion d ionysiaqu e et l ’expression dram atique de c e tte solu tion.
R eproduire et résoudre la con trad iction , la résoudre en la repro
d uisan t, résoudre la con trad iction originelle dans le fond originel,
tel est le caractère de la culture tragique et de ses représentants
m odernes, K an t, S chopenhauer, W agner. « Son tra it saillant
est q u ’elle rem place la scien ce par une sagesse qui fixe un regard
im passible sur la structure de l ’univers et cherche à y saisir la
douleur étern elle, où elle recon naît avec une tendre sym p ath ie
sa propre douleur (2). » Mais déjà, dans VOrigine de la tragédie,
m ille choses p oin ten t, qui nous font sentir l ’approche d ’une
con cep tion n ou velle peu conform e à ce schém a. E t d ’abord,
D ion ysos est présenté avec in sistan ce com m e le dieu affirmatif
et affirmateur. II ne se co n ten te pas de « résoudre » la douleur en
un plaisir supérieur et supra-personnel, il affirme la douleur et
en fait le plaisir de q u elq u ’un. C’est pourquoi D ion ysos se
métamorphose lu i-m êm e en affirm ations m u ltip les, plus q u ’il
ne se résou t dans l ’être originel ou ne résorbe le m u ltip le dans
un fond prim itif. Il affirme les douleurs de la croissance, plus
q u ’il ne reproduit les souffrances de Vindividuation. Il est le dieu
qui affirme la v ie , pour qui la v ie a à être affirm ée, mais non pas
justifiée ni rachetée. Ce qui em p êche, tou tefo is, ce second D io
n ysos de l ’em porter sur le prem ier, c ’est que l ’élém en t supra-
personnel accom pagn e toujours l ’élém en t affirm ateur e t s ’en
attribu e finalem en t le bénéfice. Il y a bien, par exem p le, un
7) D I O N Y S O S E T L E C H R I S T
douleur ; la joie q u ’il ép rou vait éta it encore une joie de la résou
dre, et aussi de la porter dans l’u nité prim itive. Mais m a in ten a n t
D ion ysos a p récisém ent saisi le sens et la valeur de ses propres
m étam orphoses : il est le dieu pour qui la vie n ’a pas à être ju s
tifiée, pour qui la v ie est essen tiellem en t ju ste. B ien plus, c ’est
elle qui se charge de justifier, « elle affirme m êm e la plus âpre
souffrance » (1). C om prenons : elle ne résout pas la douleur en
l ’intériorisant, elle l ’aflirme dans l ’élém en t de son extériorité. E t
à partir de là, l’op p osition de D ion ysos e t du Christ se développ e
p oin t par p oint, com m e l ’affirm ation de la v ie (son extrêm e
appréciation) et la négation de la vie (sa d épréciation extrêm e).
La mania d ionysiaque s ’oppose à la m anie ch rétien ne ; l’ivresse
dionysiaqu e, à u ne ivresse ch rétien ne ; la lacération d ionysiaque,
à la crucifixion ; la résurrection d ionysiaqu e, à la résurrection
ch rétien ne ; la tran svalu ation d ionysiaqu e, à la tran su b stan tia-
tion chrétienne. Car il y a d eu x sortes de souffrances et de sou f
frants. « C eux qui souffrent de la surabondance de v ie » fon t de
la souffrance une affirm ation, com m e de l ’ivresse une a ctiv ité ;
dans la lacération de D ion ysos, ils recon naissen t la form e extrêm e
de l ’affirm ation, sans p ossib ilité de sou straction , d ’ex cep tio n ni
de ch oix. « C eux qui souffrent, au contraire, d ’un ap pau vrissem en t
de v ie » fon t de l ’ivresse une con vu lsion ou un en gou rd issem ent ;
ils fon t de la souffrance un m oyen d ’accuser la v ie , de la co n tre
dire, et aussi un m oyen de justifier la v ie , de résoudre la con tra
diction (2). T ou t cela, en effet, entre dans l ’idée d ’un sauveur ;
il n ’y a pas de plus beau sau veu r que celu i qui serait à la fois
bourreau, v ic tim e et consolateur, la sain te T rinité, le rêve prodi
gieu x de la m auvaise con scien ce. Du p oin t de v u e d ’un sauveur,
« la v ie d oit être le ch em in qui m ène à la sain teté » ; du p oin t de
vu e de D ion ysos, « l ’ex isten ce sem ble assez sain te par elle-m êm e
pour justifier par surcroît une im m en sité de souffrance » (3).
La lacération d ionysiaqu e est le sym b ole im m éd ia t de l ’affir
m ation m ultip le ; la croix du Christ, le sign e de croix, so n t l ’im age
de la con trad iction et de sa solu tion , la v ie sou m ise au travail
du n égatif. C ontradiction développ ée, solu tion de la con trad ic
tion , réconciliation des con trad ictoires, to u tes ces n otion s son t
d even u es étrangères à N ietzsch e. C’est Zarathoustra qui s ’écrie :
« Quelque chose de plus haut que toute réconciliation » (4) — l ’affir-
8) V E S S E N C E D U TRA GIQU E
22 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
9) L E P R O B L È M E D E V E X I S T E N C E
C’est u ne lon gue h istoire, celle du sens de l ’ex isten ce. E lle
a ses origines grecques, préchrétiennes On s ’est donc servi
de la souffrance com m e d ’un m oyen pour prouver l ’injustice de
l ’ex isten ce, m ais en m êm e tem p s com m e d ’un m oyen pour lui
trou ver une justification supérieure et divin e. (E lle est coupable,
p u isq u ’elle souffre ; m ais parce q u ’elle souffre, elle exp ie, et
elle est rachetée.) L ’ex isten ce com m e dém esure, l ’ex isten ce
com m e hybris et com m e crim e, voilà la m anière d ont les Grecs,
déjà, l ’in terp rétaien t et l ’évalu aien t. L ’im age tita n esq u e (« la
n écessité du crim e qui s ’im pose à l ’in dividu tita n esq u e ») est,
h istoriq u em en t, le prem ier sens q u ’on accorde à l ’existen ce.
In terp rétation si sédu ctrice que N ietzsch e, dans VOrigine de
la tragédie, ne sait pas encore lui résister et la porte au bénéfice
de D ion ysos (2). Mais il lui suffira de découvrir le vrai D ion ysos
pour voir le p iège q u ’elle cache ou la fin q u ’elle sert : elle fait de
l ’ex isten ce un p hénom ène m oral et religieu x ! On a l ’air de donner
Sém ites est fém inine (1). » Il n ’y a pas de m isogyn ie n ietzsch éen n e :
A riane est le prem ier secret de N ietzsch e, la prem ière puissance
fém inine, l ’A nim a, la fiancée inséparable de l ’affirm ation d io n y
siaque (2). Mais to u t autre est la p uissance fém inine infernale,
n égative et m oralisante, la m ère terrible, la m ère du bien et du
m al, celle qui déprécie et nie la vie. « Il n ’y a plus d ’autre m oyen
de rem ettre la p hilosophie en honneur : il faut com m encer
par prendre les m oralistes. T an t q u ’ils parleront du bonheur
et de la vertu , ils ne con vertiron t à la p hilosophie que les v ieilles
fem m es. R egardez-les donc en face, tou s ces sages illustres,
depuis des m illénaires : tous de vieilles fem m es, ou des fem m es
m ûres, des m ères pour parler com m e F au st. Les m ères, les m ères !
m ot effroyable (3) ! » Les m ères et les sœ urs : c e tte seconde p uis
san ce fém inine a pour fonction de nous accuser, de nous rendre
responsables. C’est ta faute, dit la m ère, ta faute si je n ’ai pas
un m eilleur fils, plus resp ectu eu x de sa mère et plus con scien t
de son crim e. C’est ta faute, d it la sœ ur, ta faute si je ne suis pas
plus belle, plus riche et plus aim ée. L ’im p u ta tio n des torts et
des responsabilités, l ’aigre récrim ination, la perpétuelle accusa
tion, le ressentiment, voilà une p ieu se in terp rétation de l ’ex is
ten ce. C’est ta faute, c ’est ta faute, ju sq u ’à ce que l ’accusé dise à
son tour « c ’est m a faute », et que le m onde désolé reten tisse de
to u tes ces plain tes et de leur écho. « P artou t où l ’on a cherché des
responsabilités, c ’est l ’in stin ct de la v en gean ce qui les a cherchés.
Cet in stin c t de la v en gean ce s ’est tellem en t em paré de l ’hum anité,
au cours des siècles, que to u te la m étap h ysiq u e, la p sych ologie,
l ’histoire et su rtou t la m orale en p orten t l ’em preinte. D ès que
l ’h om m e a pensé, il a in trod u it dans les choses le bacille de la
v en gean ce (4). » D ans le ressen tim en t (c’est ta faute), dans la
m auvaise con scien ce (c ’est ma faute) et dans leur fruit com m un
(la resp onsab ilité), N ietzsch e ne v o it pas de sim ples évén em en ts
p sych ologiq ues, m ais les catégories fond am entales de la pensée
sém itiq u e et ch rétien ne, notre m anière de penser et d ’interpréter
l ’ex isten ce en général. U n n ou vel idéal, une n ou velle in terp réta
tion , une autre m anière de penser, N ietzsch e se propose ces
tâch es (5). « Donner à l ’irresponsabilité son sens p o s itif » ; « J ’ai
vou lu conquérir le se n tim en t d ’une pleine irresponsabilité, m e
(1) OT, 9.
(2) EH, III, « Ainsi parlait Zarathoustra », 8 ; « Qui donc, en dehors de
moi, sait qui est Ariane ? ».
(3) VP, III, 408.
(4) VP, III, 458.
(5) GM, III, 23.
LE TRAGIQUE 25
10) E X I S T E N C E E T I N N O C E N C E
(1) N ietzsche apporte des nuances à son interprétation. D ’une part, Héra
clite ne s ’est pas com plètem ent dégagé des perspectives du châtim ent et de la
culpabilité (cf. sa théorie de la com bustion totale par le feu). D ’autre part, il
n ’a fait que pressentir le vrai sens de l ’éternel retour. C’est pourquoi
N i e t z s c h e , dans N P , ne parle de l ’éternel retour chez Héraclite que par allu
sions ; et dans E H (III, « L’origine de la tragédie », 3), son jugem ent n’est pas
sans réticences.
(2) N P : « La Dikè ou gnom è im m anente ; le Polem os qui en est le lieu,
l'ensem ble envisagé com me un jeu ; et jugeant le tout, l ’artiste créateur, lui-
même identique à son œ uvre. »
LE T R A G I Q U E 29
m odicée ; non pas une som m e d ’in ju stices à expier, m ais la ju stice
com m e loi de ce m onde ; non pas l ’hybris, m ais le jeu , l ’innocence.
« Ce m ot dangereu x, l ’hybris, est la pierre de to u ch e de to u t
héraclitéen. C’est là q u ’il p eu t m ontrer s ’il a com pris ou m éconnu
son m aître. »
11) L E C O U P D E D É S
le douze qui ram ène le coup de dés. C’est vrai, m ais seu lem en t
dans la m esure où le joueur n ’a pas su d ’abord affirmer le hasard.
Car, pas plus que l ’un ne supprim e ou ne nie le m u ltip le, la n éces
sité ne supprim e ou n ’ab olit le hasard. N ietzsch e id en tifie le
hasard au m u ltip le, au x fragm ents, au x m em bres, au chaos :
chaos des dés q u ’on choque et q u ’on lance. Nietzsche fait du
hasard une affirmation. Le ciel lu i-m êm e est appelé « ciel hasard »,
« ciel in nocen ce » (1) ; le règne de Z arathoustra est appelé « grand
hasard » (2). « P a r hasard, c ’est là la plus an cienn e n oblesse du
m onde, je l ’ai rendue à to u tes ch oses, je les ai délivrées de la
servitu d e du b u t... J ’ai trou vé dans to u tes choses c e tte certitud e
bienheureuse, à savoir q u ’elles préfèrent danser sur les pieds du
hasard » ; « Ma parole est : laissez ven ir à m oi le hasard, il est
in n ocen t com m e un p etit en fant (3). » Ce que N ietzsch e appelle
nécessité (destin) n ’est donc jam ais l ’abolition, m ais la com b i
n aison du hasard lui-m êm e. La n écessité s ’affirme du hasard
pour a u ta n t que le hasard est lu i-m êm e affirmé. Car il n ’y a
q u ’une seule com b inaison du hasard en ta n t que tel, u ne seule
façon de com biner tou s les m em bres du hasard, façon qui est
com m e l ’un du m u ltip le, c ’est-à-dire nom bre ou n écessité. Il y a
beaucoup de nom bres su iv a n t des probabilités croissantes ou
décroissan tes, m ais un seul nom bre du hasard com m e tel, un
seul nom bre fatal qui réunisse tous les fragm en ts du hasard,
com m e m idi rassem ble tou s les m em bres épars de m in u it. C’est
pourquoi il suffit au joueur d ’affirmer le hasard u ne fois, pour
produire le nom bre qui ram ène le coup de dés (4).
Savoir affirmer le hasard est savoir jouer. Mais nous ne savons
pas jouer : « T im id e, h on teu x , m aladroit, sem b lab le à un tigre qui
a m anqué son bond : c ’est ainsi, ô hom m es supérieurs, que je
vou s ai so u v en t v u s vou s glisser à part. V ous aviez m anqué un
coup de dés. Mais que vou s im p orte, à vou s autres joueurs de
dés ! V ous n ’a v ez pas appris à jouer et à narguer com m e il faut
12) C O N S É Q U E N C E S P O U R L ' É T E R N E L R E T O U R
Quand les dés lancés affirm ent u ne fois le hasard, les dés qui
retom b en t affirm ent nécessairem en t le nom bre ou le destin qui
ram ène le coup de dés. C’est en ce sens que le second tem p s du
jeu est aussi bien l ’en sem b le des d eu x tem ps ou le joueur qui
v a u t pour l ’ensem ble. L ’éternel retour est le second tem p s, le
résu ltat du coup de dés, l ’affirm ation de la n écessité, le nom bre
qui réun it tou s les m em bres du hasard, m ais aussi le retour du
prem ier tem p s, la répétition du coup de dés, la reproduction et la
re-affirm ation du hasard lui-m êm e. Le destin dans l ’éternel retour
est aussi la « b ien ven u e » du hasard : « Je fais bouillir dans ma
m arm ite to u t ce qui est hasard. E t ce n ’est que lorsque le hasard
est cu it à p oin t que je lui sou haite la b ien ven u e pour en faire ma
nourriture. E t en vérité, m ain t hasard s ’est approché de m oi en
m aître : m ais m a v olon té lui a parlé plus im périeu sem en t encore,
et déjà il é ta it à g en ou x d ev a n t m oi et m e su p p liait — m e su pp liait
de lui donner asile et accueil cordial, et m e parlait d ’une m anière
flatteuse : vois donc, Zarathoustra, il n ’y a q u ’un am i pour ven ir
ainsi chez un a fm i(l). » Ceci v e u t dire : Il y a bien des fragm ents
du hasard qui p réten d en t valoir pour soi ; ils se réclam ent de leur
p robabilité, ch acu n sollicite du joueur plusieurs coups de dés ;
répartis sur plusieurs coups, d evenus de sim ples p robabilités,
les fragm ents du hasard son t des esclaves qui v eu le n t parler en
m aître (2) ; m ais Zarathoustra sa it que ce n ’est pas ainsi q u ’il
faut jouer, ni se laisser jouer ; il faut, au contraire, affirmer to u t
le hasard en une fois (donc le faire bouillir et cuire com m e le
joueur qui chauffe les dés dans sa m ain), pour en réunir tous les
fragm ents et pour affirmer le nom bre qui n ’est pas probable, m ais
fatal et nécessaire ; alors seu lem en t le hasard est un am i qui v ie n t
voir son am i, et que celu i-ci fait revenir, un am i du d estin dont
le destin lu i-m êm e assure l ’étern el retour en ta n t que tel.
non-identité absolue » ( VP, II, 324) ; le monde étant posé com me grandeur de
force définie et le tem ps com me milieu infini, « toute com binaison possible
serait réalisée au m oins une fois, bien plus elle serait réalisée un nombre infini
de fois » {VP, II, 329). — Mais 1° Ces tex tes donnent de l ’éternel retour un
exposé seulem ent « hypothétique » ; 2° Us sont « apologétiques », en un sens
assez voisin de celui qu’on a parfois prêté au pari de Pascal. Il s’agit de prendre
au m ot le m écanism e, en m ontrant que le m écanism e débouche sur une conclu
sion qui « n ’est pas nécessairem ent m écaniste » ; 3° Ils sont « polém iques » :
d ’une manière agressive, il s ’agit de vaincre le mauvais joueur sur son propre
terrain.
(1) Z, III, « De la vertu qui am enuise ».
(2) C’est seulem ent en ce sens que N ietzsche parle des « fragm ents *
comme de « hasards épouvantables » : Z, II, « De la rédem ption ».
LE T R A G I Q U E 33
13) S Y M B O L I S M E D E N I E T Z S C H E
(1) Z, Prologue, 5.
(2) V P , IV, 155.
(3) E H , IV, 3.
LE T R A G I Q U E 35
14) N I E T Z S C H E E T M A L L A R M É
(1) T hibaudet, dans une page étrange (433), remarque lui-m êm e que le
coup de dés selon Mallarmé se fait en une fois ; mais il sem ble le regretter,
trouvant plus clair le principe de plusieurs coups de dés : « Je doute fort que le
développem ent de sa m éditation l ’eût amené à écrire un poème sur ce thèm e :
plusieurs coups de dés abolissent le hasard. Cela est pourtant certain et clair.
Qu’on se rappelle la loi des grands nom bres... » — Il est clair surtout que la
loi des grands nombres n ’introduirait aucun développem ent de la m éditation,
mais seulem ent un contresens. M. H yppolite a une vision plus profonde lors
qu’il rapproche le coup de dés m allarm éen, non pas de la loi des grands
nombres, m ais de la m achine cybernétique (cf. Etudes philosophiques, 1958).
Le même rapprochem ent vaudrait pour N ietzsche, d ’après ce qui précède.
(2) N P .
38 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
(1) Heidegger a insisté sur ces points. Par exem ple : « Le nihilism e m eut
l ’histoire à la manière d ’un processus fondam ental, à peine reconnu dans la
destinée des peuples d ’Occident. Le nihilism e n ’est donc pas un phénom ène
historique parmi d ’autres, ou bien un courant spirituel qui, dans le cadre de
l ’histoire occidentale, se rencontre à côté d ’autres courants spirituels... »
( H o lz w e g e : « Le m ot de N ietzsche Dieu est m ort », tr. fr., Arguments, n° 15.)
C :- '
40 j- NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
16) L A P IE R R E DE TOUCHE
ACTIF ET RÉACTIF
1) L E C O R P S
lui, n ’est pas con scien t. E lle n ’est pas conscience du m aître, mais
con scien ce de l ’esclave par rapport à un m aître qui n ’a pas à
être con scien t. « La con scien ce n ’apparaît d ’h abitud e que
lorsqu’un to u t v e u t se subordonner à un to u t supérieur... La
con scien ce n aît par rapport à un être d ont nous pourrions être
fonction (1). » T elle est la servilité de la conscience : elle tém oigne
seu lem en t de « la form ation d ’un corps supérieur ».
Q u’est-ce que le corps ? N ous ne le définissons pas en disant
q u ’il est un cham p de forces, un m ilieu nourricier que se dispute
une pluralité de forces. Car, en fait, il n ’y a pas de « m ilieu »,
pas de cham p de forces ou de bataille. Il n ’y a pas de q u an tité
de réalité, to u te réalité est déjà q uan tité de force. R ien que des
q u an tités de force « en relation de ten sion » les unes avec les
autres (2). T ou te force est en rapport avec d ’autres, so it pour
obéir, soit pour com m ander. Ce qui définit un corps est ce rapport
entre des forces d om inantes et des forces dom inées. T out rapport
de forces con stitu e un corps : chim ique, biologique, social, poli
tique. D eu x forces quelcon qu es, éta n t inégales, co n stitu en t un
corps dès q u ’elles en trent en rapport : c ’est pourquoi le corps est
toujours le fruit du hasard, au sens n ietzsch éen , et apparaît
com m e la chose la plus « surprenante », beaucoup plus surprenante
en vérité que la con scien ce et l ’esprit (3). Mais le hasard, rapport
de la force avec la force, est aussi bien l ’essence de la force ; on
ne se dem andera donc pas com m en t n aît un corps v iv a n t, puisque
to u t corps est v iv a n t com m e p rod uit « arbitraire » des forces qui
le com p osen t (4). Le corps est p hénom ène m ultip le, éta n t com posé
d ’une pluralité de forces irréductibles ; son u nité est celle d ’un
p hénom èn e m u ltip le, « u nité de d om ination ». D ans un corps, les
forces supérieures ou d om inantes son t dites actives, les forces
inférieures ou dom inées son t d ites réactives. A ctif e t réactif so n t
p récisém ent les q ualités originelles, qui exp rim en t le rapport
de la force avec la force. Car les forces qui en tren t en rapport
n ’o n t pas une q u an tité, sans que ch acu n e en m êm e tem ps n ’ait
la q ualité qui correspond à leur différence de q u a n tité com m e
telle. On appellera hiérarchie c e tte différence des forces qualifiées,
con form ém en t à leur q u an tité : forces a ctives et réactives.
3) Q U A N T I T É E T Q U A L I T É
4) N I E T Z S C H E E T L A SCIE N C E
(1) Cf. les jugem ents sur Mayer, dans les lettres à Gast.
(2) Ces trois thèm es ont une place essentielle dans V P , I et II.
(3) GM, III, 25.
52 NIE TZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
5) P R E M I E R A S P E C T D E L ' É T E R N E L R E T O U R :
C O M M E D O C T R I N E C O S M O L O G IQ U E E T P H Y S I Q U E
6) Q U 'E S T - C E Q U E L A VOLONTÉ D E P U IS S A N C E ?
(1) V P , i l , 309.
(2) VP , I, 204. — II, 54 : « Qui donc veu t la puissance ? Q uestion absurde,
si l ’être est par lui-m êm e volonté de puissance... *
ACTIF ET RÉACTIF 57
(1) V P, II, 23 : « Mon principe, c ’est que la volonté des psychologues anté
rieurs est une généralisation injustifiée, que cette volonté n'existe pas, qu’au
lieu de concevoir les expressions diverses d ’une volonté déterminée sous diverses
formes, on a effacé le caractère de la volonté en l ’am putant de son contenu,
de sa direction ; c ’est ém inem m ent le cas chez Schopenhauer ; ce qu’il appelle
la volonté n ’est qu’une formule creuse. »
58 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
7) L A TERMINOLOGIE DE NIETZSCHE
(1) GM, Introduction, 6 : « Nous avons besoin d ’une critique des valeurs
m orales, et la valeur de ces valeurs doit tout d ’abord être m ise en question. »
(2) La théorie des valeurs s ’éloigne d’autant plus de ses origines qu’elle
perd de vue le principe évaluer = créer. L’inspiration nietzschéenne revit par
ticulièrem ent dans des recherches comme celles de M. Polin, concernant la
création des valeurs. Toutefois, du point de vue de N ietzsche, le corrélatif de
la création des valeurs ne peut être, en aucun cas, leur contem plation, mais
doit être la critique radicale de toutes les valeurs « en cours ».
ACTIF ET RÉACTIF 63
8) O R I G I N E E T I M A G E R E N V E R S É E
(1) B M , 263.
(2) Cf. GM, I, 7.
ACTIF ET RÉACTIF 65
des figures du triom phe réactif dans le m onde hum ain : le ressen
tim en t, la m auvaise con scien ce, l ’idéal ascétiqu e ; dans chaque
cas, il m ontrera que les forces réactives ne triom p h en t pas en
com p osant une force supérieure, m ais en « séparant » la force
a ctiv e (1). E t dans chaque cas, c e tte séparation repose sur une
fiction, sur une m ystification ou falsification. C’est la v o lo n té de
n éa n t qui d évelopp e l ’im age n égative et renversée, c ’est elle
qui fait la sou straction . Or dans l ’opération de la sou straction ,
il y a toujours quelque chose d ’im aginaire d ont tém oign e l ’u tili
sa tio n n ég a tiv e du nom bre. Si donc nous vou lon s donner une
tran scription num érique de la victoire des forces réactives, nous
n e devons pas faire appel à une ad dition par laquelle les forces
réactives, to u tes ensem ble, d eviend raient plus fortes que la force
a ctiv e, m ais à une sou straction qui sépare la force a ctiv e de ce
q u ’elle p eu t, qui en nie la différence pour en faire elle-m êm e une
force réactive. Il ne suffit pas, dès lors, que la réaction l ’em porte
pour q u ’elle cesse d ’être u ne réaction ; au contraire. La force
a ctiv e est séparée de ce q u ’elle p eu t par une fiction, elle n ’en
d ev ien t pas m oins réellem en t réactive, c ’est m êm e par ce m oyen
q u ’elle d ev ien t réellem en t réactive. D ’où chez N ietzsch e l ’em ploi
des m ots « v il », « ign oble », « esclave » : ces m ots d ésign en t l ’éta t
des forces réactives qui se m e tte n t en h aut, qui a ttiren t la force
a ctiv e dans un piège, rem plaçant les m aîtres par des esclaves qui
ne cessen t pas d ’être esclaves.
10) L A H I É R A R C H I E
(1) GM, I, 9.
(2) GM, III, 24.
68 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
(1) GM, I, 9.
(2) Co. In., I, « U tilité et inconvénients des études historiques », 8.
3) VP, II, 133.
4 B M , 263.
5 H H , Préface, 7.
(6) V P , III, 385 et 391.
ACTIF ET RÉACTIF 69
(1) Les deux anim aux de Zarathoustra sont l ’aigle e t le serpent : l’aigle
est fort et fier ; mais le serpent n’est pas moins fort, étant rusé et charm ant ;
cf. Prologue, 10.
70 NIE TZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
affaire de sen tim en t et de sen sib ilité, a van t de l ’être com m e une
affaire de volon té. Mais quand il eu t élaboré le co n cep t com p let
de volo n té de puissance, c e tte prem ière caractéristique ne
disparut n u llem en t, elle d evin t la m anifestation de la v o lon té de
p uissance. V oilà pourquoi N ietzsch e ne cesse pas de dire que la
v o lon té de puissance est « la form e affective prim itive », celle
dont d ériven t tous les autres sen tim en ts (1). Ou m ieu x encore :
« La v olon té de p uissance n ’est pas un être ni un devenir, c ’est
un pathos (2). » C’est-à-dire : la volon té de puissance se m anifeste
com m e la sensibilité de la force ; l ’élém en t différentiel des forces
se m an ifeste com m e leur sensibilité différentielle. « Le fait est
que la volo n té de puissance règne m êm e dans le m onde inorga
nique, ou p lu tô t q u ’il n ’y a pas de m onde inorganique. On ne
p eu t élim iner l’action à d istance : une chose en attire une autre,
une chose se sen t attirée. V oilà le fait fond am ental... Po ur que
la volonté de puissance’puisse se manifester, elle a besoin de perce
voir les choses qu’elle voit, elle sent l ’approche de ce qui lui est
assimilable (3). » Les affections d ’une force son t a ctiv es dans la
m esure où la force s ’approprie ce qui lui résiste, dans la m esure
où elle se fait obéir par des forces inférieures. In versem en t elles
son t subies, ou p lu tô t agies, lorsque la force est affectée par
des forces supérieures au xqu elles elle obéit. Là encore, obéir
est une m an ifestation de la volo n té de p uissance. Mais une
force inférieure p eu t entraîner la désagrégation de forces supé
rieures, leur scission, l ’explosion de l’énergie q u ’elles a v a ien t
accum ulée ; N ietzsch e aim e en ce sens à rapprocher les phéno
m ènes de désagrégation de l ’atom e, de scission du protoplasm e
et de reproduction du v iv a n t (4). E t non seu lem en t désagréger,
scinder, séparer exp rim en t toujours la v olon té de p uissance, m ais
aussi être désagrégé, être scindé, être séparé : « La division appa
raît com m e la con séqu en ce de la volon té de puissance (5). » D eu x
forces éta n t données, l ’une supérieure et l ’autre inférieure, on
v o it com m en t le p ouvoir d ’être affecté de chacune est nécessaire
m en t rem pli. Mais ce pouvoir d ’être affecté n ’est pas rem pli sans
que la force correspondante n ’entre elle-m êm e dans u ne histoire
ou dans un devenir sensible : 1° force activ e, p uissance d ’agir ou
de com m ander ; 2° force réactive, p uissance d ’obéir ou d ’être
agi ; 3° force réactive développ ée, p uissance de scinder, de diviser,
72 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
12) L E D E V E N I R - R É A C T I F D E S FORCES X
(1) VP, II, 171 : « ... cette force à son m axim um qui, se retournant contre
elle-m êm e, une fois qu’elle n ’a plus rien à organiser, emploie sa force à désor
ganiser. »
(2) VP , II, 170 : « Au lieu de la cause et de l ’effet, lutte des divers deve
nirs ; souvent l ’adversaire est englouti ; les devenirs ne sont pas en nombre
constant. »
(3) VP , II, 311.
ACTIF ET RÉACTIF 73
(1) EH, I, l.
(2) GM, I, 6 : « C’est sur le terrain même de cette forme d ’existence, essen
tiellem ent dangereuse, l ’existence sacerdotale, que l’homme a com mencé à
devenir un animal intéressant ; c ’est ici que, dans un sens sublim e, l ’âme hu
maine a acquis la profondeur et la m échanceté... * — Sur l’am bivalence du
prêtre, GM, III, 15 : « Il faut qu'il soit malade lui-m êm e, il faut qu’il soit in ti
m ement affilié aux m alades, aux déshérités pour pouvoir les entendre, pour
pouvoir s ’entendre avec eux ; mais il faut aussi qu’il soit fort, plus maître de
lui-m êm e que des autres, inébranlable surtout dans sa volonté de puissance, afin
de posséder la confiance des m alades et d’en être craint... »
(3) GM, I, 7.
76 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
qui est esclave de sa m aladie et celui qui s ’en sert com m e d ’un
m oyen d ’explorer, de dom iner, d ’être p uissant ? E st-ce la m êm e
religion, celle des fidèles qui son t com m e des agneaux b êlants et
celle de certains prêtres qui son t com m e de n o u v ea u x « oiseaux
de proie » ? En fait, les forces réactives ne son t pas les m êm es et
ch an gen t de nuance su iv a n t q u ’elles d évelop p en t plus ou m oins
leur degré d ’affinité avec la v olon té de n éan t. U ne force réactive
qui, à la fois, ob éit et résiste ; une force réactive qui sépare la
force a ctive de ce q u ’elle p eu t ; une force réactive qui contam ine
la force activ e, qui l ’entraîne ju sq u ’au b out du devenir-réactif,
dans la volo n té de n éan t ; une force réactive qui fut d ’abord
a ctiv e, m ais qui d ev in t réactive, séparée de son p ouvoir, puis
entraînée dans l’abîm e et se retournan t contre soi : voilà des
nuances différentes, des affections différentes, des ty p es différents,
que le gén éalogiste d oit interpréter et que personne d ’autre ne
sa it interpréter. « A i-je besoin de dire que j ’ai l ’expérience de
to u tes les questions qui tou ch en t à la décadence ? J e l ’ai épelée
dans tous les sens, en a v a n t et en arrière. Cet art du filigrane, ce
sens du toucher et de la com préhension, cet in stin ct de la n uance,
c e tte p sych ologie du détour, to u t ce qui m e caractérise... (1). »
P roblèm e de l ’in terp rétation : interpréter dans chaque cas
l ’éta t des forces réactives, c ’est-à-dire le degré de d évelop p em en t
q u ’elles on t a tte in t dans le rapport a vec la n égation, a v ec la
volo n té de n éan t. — Le m êm e problèm e d ’in terp rétation se
poserait du côté des forces actives. D ans chaque cas, interpréter
leur n u an ce ou leur état, c ’est-à-dire le degré de d évelop p em en t
du rapport entre l ’action et l ’affirm ation. Il y a des forces réactives
qui d ev ien n en t grandioses et fascin an tes, à force de suivre la
v o lo n té de n éan t ; m ais il y a des forces activ es qui to m b en t,
parce q u ’elles ne sa v e n t pas suivre les p uissances d ’affirm ation
(nous verrons que c ’est le problèm e de ce que N ietzsch e appelle
« la cu lture » ou « l ’hom m e supérieur »). Enfin, l ’év a lu a tio n pré
sen te des am b ivalen ces encore plus profondes que celles de l ’in ter
p rétation . Ju ger l ’affirm ation elle-m êm e du p oin t de v u e de la
n égation elle-m êm e, et la n égation du p o in t de v u e de l ’affirm a
tion ; juger la v o lo n té affirm ative du p o in t de v u e de la v o lo n té
n ih iliste, et la v o lo n té n ih iliste du p o in t de v u e de la v o lo n té qui
affirme : tel est l’art du g én éalogiste, et le g én éalogiste est
m éd ecin. « O bserver des con cep ts plus sains, des valeurs plus
sain es en se p laçan t d ’un p o in t de v u e de m alade, et in v ersem en t,
con scien t de la p lén itu d e et du se n tim en t de soi que possède la
(l) E H , I, l .
ACTIF ET RÉACTIF 77
14) D E U X I È M E A S P E C T D E L ' É T E R N E L R E T O U R :
COMME P EN SÉE ÉTHIQUE E T SÉLECTIVE
écœ ure N ietzsch e : les p etites com p en sations, les p etits plaisirs,
les p etites joies, to u t ce q u ’on s ’accorde une fois, rien q u ’une
fois. T ou t ce q u ’on ne p eu t refaire le lendem ain q u ’à condition
de s ’être d it la v eille : dem ain je ne le ferai plus — to u t le cérém o
n ial de l ’obsédé. E t aussi nous som m es com m e ces vieilles dam es
qui se p erm etten t un excès rien q u ’une fois, nous agissons com m e
r elles et nous pensons com m e elles. « H élas ! que ne vou s d éfaites-
( vou s de tous ces dem i-vouloirs, que ne vou s décidez-vous pour
I la paresse com m e pour l ’action ! hélas, que ne com prenez-vous
m a parole : faites toujours ce que vou s voudrez, m ais soyez
d ’abord de ceu x qui p eu ven t vouloir (1). » U ne paresse qui vou -
i drait son éternel retour, une b êtise, une bassesse, une lâcheté,
une m échan ceté qui vou draien t leur éternel retour : ce ne serait
plus la m êm e paresse, ce ne serait plus la m êm e b êtise... V oyons
m ieu x com m en t l ’éternel retour opère ici la sélection. C’est la
pensée de l ’éternel retour qui sélectionn e. E lle fait du vouloir
quelque chose d ’entier. La pensée de l ’éternel retour élim ine du
vouloir to u t ce qui tom b e hors de l ’éternel retour, elle fait du
vouloir une création, elle effectue l ’éq u ation vouloir = créer.
Il est clair q u ’une telle sélection reste inférieure aux am bitions
de Zarathoustra. E lle se con ten te d ’élim iner certains éta ts
réactifs, certains éta ts de forces réactives parm i les m oins d évelop
pés. Mais les forces réactives qui v o n t ju sq u ’au b out de ce q u ’elles
p eu ven t à leur m anière, et qui trou ven t dans la v o lo n té nihiliste
un m oteur p uissant, celles-là résisten t à la prem ière sélection.
Loin de tom b er hors de l ’éternel retour, elles en tren t dans
l ’éternel retour et sem b len t revenir avec lui. A ussi faut-il s ’a t
tendre à une seconde sélection , très différente de la prem ière.
Mais ce tte seconde sélection m et en cause les parties les plus
obscures de la p hilosophie de N ietzsch e, et form e un élém ent,
presque in itiatiq u e dans la doctrine de l ’éternel retour. N ous
devons donc seu lem en t recenser les thèm es n ietzsch éen s, q u itte
à souhaiter plus tard une exp lication con cep tu elle d étaillée :
1° Pourquoi l ’étern el retour est-il d it « la form e outrancière du
n ihilism e » (2) ? E t si l ’éternel retour est la form e outrancière
du n ihilism e, le nihilism e de son côté, séparé ou ab strait de
l ’éternel retour, est toujours en lui-m êm e un « nihilism e
in com p let » (1) : si loin q u ’il aille, si p uissant q u ’il soit. Seul
l’éternel retour fait de la volo n té n ih iliste une vo lo n té com plète
et entière ; 2° C’est que la volon té de n éan t, telle que nous
l ’avons étu diée ju sq u ’à m ain ten an t, nous est toujours apparue
dans son alliance avec les forces réactives. C’éta it là son essence :
elle n ia it la force activ e, elle am en ait la force a ctiv e à se nier, à
se retourner contre soi. Mais en m êm e tem ps, elle fond ait ainsi
la con servation, le triom phe et la con tagion des forces réactives.
La v olo n té de n éan t, c ’é ta it le d evenir-réactif u niversel, le
d even ir-réactif des forces. V oilà donc en quel sens le nihilism e est
toujours in com p let par lui-m êm e : m êm e l ’idéal ascétiqu e est le
contraire de ce q u ’on croit, « c ’est un exp éd ien t de l ’art de conser
ver la v ie » ; le n ihilism e est le principe de con servation d ’une
v ie faible, dim inuée, réactive ; la d épréciation de la v ie, la
négation de la v ie form ent le principe à l ’om bre duquel la v ie
réactive se conserve, su rvit, triom ph e et d evien t con tagieu se (2) ;
3° Que se p asse-t-il quand la volo n té de n éan t est rapportée à
l ’éternel retour ? C’est là seu lem en t q u ’elle brise son alliance
avec les forces réactives. C’est seu lem en t l ’éternel retour qui fait
du n ihilism e un n ihilism e com p let, parce qu’il fait de la négation
une négation des forces réactives elles-mêmes. Le n ihilism e, par et
dans l ’éternel retour, ne s ’exprim e plus com m e la con servation
et la victoire des faibles, m ais com m e la destru ction des faibles,
leur auto-destruction. « C ette disparition se présente sous l ’asp ect
d’une d estru ction , d’une sélection in stin ctiv e de la force destruc
tiv e ... La volo n té de détruire, expression d ’un in stin ct plus
profond encore, de la volo n té de se détruire : la v o lo n té du
n éan t (3). » C’est pourquoi Zarathoustra, dès le prologue, ch an te
« celui qui v e u t son propre déclin » : « car il v e u t périr », « car il
ne v e u t pas se conserver », « car il franchira le p o n t sans hési
ter » (4). Le prologue de Zarathoustra con tien t com m e le secret
prém aturé de l ’éternel retour ; 4° On ne confondra pas le retour
n em en t contre soi a v ec cette d estru ction de soi, c e tte a u to-des
tru ction . D ans le retournem ent contre soi, processus de la
réaction, la force a ctiv e d evien t réactive. D ans l ’au to-destru ction,
les forces réactives son t elles-m êm es niées et con d uites au n éan t.
C’est pourquoi l’au to-d estru ction est dite une opération a ctiv e,
une « destruction active » (5). C’est elle, et elle seu lem en t, qui
15) L E P R O B L È M E D E L ' É T E R N E L R E T O U R
LA CRITIQUE
1) T R A N S F O R M A T I O N D E S SCIENCES D E L'HOMME
(1) GM, l, 2.
(2) GM, III, 23-25. — Sur la psychologie du savant, B M , 206-207.
(3) GM, III, 25.
84 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
(1) GM, I, 2.
(2) GM, 1, 4, 5, 10, 11.
(3) GM, I, note finale.
86 NIE TZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
2) L A F O R M U L E D E L A Q U E S T I O N C H E Z N I E T Z S C H E
les sop histes avec des vieillards et des gam ins est un procédé
d ’am algam e. Le sop h iste H ippias n ’é ta it pas un en fa n t qui se
co n ten ta it de répondre « qui », lorsqu ’on lui dem and ait « ce que ».
Il p en sait que la question Qui ? é ta it la m eilleure en ta n t que
q uestion, la plus apte à déterm iner l ’essence. Car elle ne ren
v o y a it pas com m e le croyait Socrate à des exem ples discrets,
m ais à la con tin u ité des objets concrets pris dans leur devenir,
au devenir-beau de tou s les ob jets citab les ou cités en exem ples.
D em ander qui est beau, qui est ju ste, et non ce q u ’est le beau,
ce q u ’est le ju ste, é ta it donc le fru it d ’une m éthod e élaborée,
im p liq u an t une con ception de l ’essence originale et to u t un
art sop histiq u e qui s ’op p osait à la d ialectiqu e. U n art em piriste
e t pluraliste.
« Quoi donc ? m ’écriai-je avec curiosité. — Qui donc ? devrais-
tu dem ander ! A insi parla D ion ysos, puis il se tu t de la façon qui
lui est particulière, c ’est-à-dire en séducteur (1). » La q uestion :
« Qui ? », selon N ietzsch e, signifie ceci : une chose éta n t considérée,
quelles son t les forces qui s ’en em parent, quelle est la v o lo n té qui
la possède ? Qui s ’exprim e, se m anifeste, et m êm e se cache en
elle ? N ous ne som m es conduits à l ’essence que par la question :
Qui ? Car l'essence est seulement le sens et la valeur de la chose ;
l’essence est déterm inée par les forces en affinité avec la chose
e t par la volo n té en affinité avec ces forces. B ien plus : quand nous
posons la q uestion : « Q u’est-ce que ? », nous ne tom b on s pas
seu lem en t dans la pire m étap h ysiq u e, en fa it nous ne faisons que
poser la question : Qui ?, m ais d ’une m anière m aladroite, aveugle,
in con scien te et confuse. « La q uestion : Q u’est-ce que c ’est ? est
une façon de poser un sens vu d ’un autre p o in t de vu e. L ’essence,
l ’être est une réalité p erspective et suppose une pluralité. Au
fond, c ’est toujours la question : Q u’est-ce que c ’est pour moi ?
(pour nous, pour to u t ce qui v it, etc.) (2). » Quand nous dem an
dons ce q u ’est le beau, nous d em andons de quel p o in t de v u e
les choses ap paraissent com m e belles : et ce qui ne nous apparaît
pas beau, de quel autre p oin t de vu e le d eviend rait-il ? E t pour
telle chose, quelles son t les forces qui la rend en t ou la rendraient
belle en se l ’appropriant, quelles so n t les autres forces qui se
so u m etten t à celles-ci ou, au contraire, qui lui résisten t ? L ’art
pluraliste ne nie pas l ’essence : il la fait dépendre dans chaque
cas d ’une affinité de phénom ènes et de forces, d ’une coordination
de force et de v olon té. L ’essence d ’une chose est décou verte
3) L A MÉTHODE DE NIETZSCHE
(1) VP , I, 204.
(2) DD, « Plainte d ’Ariane *.
(3) C’est la m éthode constante de N ietzsche, dans tous ses livres. On la
voit présentée de manière particulièrem ent systém atique dans GM.
LA CRITIQUE 89
(1) B M, 287.
90 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
4) C O N T R E S E S P R É D É C E S S E U R S
(1) B M , 23.
(2) GM, III, 14.
(3) B M , 2G1. — Sur « l ’aspiration à la distinction », cf. A, 113 : « Celui qui
aspire à la distinction a sans cesse l ’œil sur le prochain et veut savoir quels
92 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
sont les sentim ents de celui-ci ; m ais la sym pathie et l ’abandon, dont ce pen
chant a besoin pour se satisfaire, sont bien éloignés d’être inspirés par l ’inno
cence, la com passion ou la bienveillance. On veut, au contraire, percevoir ou
deviner de quelle façon le prochain souffre intérieurem ent ou extérieurem ent
à notre aspect, com m ent il perd sa puissance sur lui-m êm e et cède à l ’im pres
sion que notre main ou notre aspect font sur lui. »
(1) B M , 287.
(2) VP, III, 254.
(3) VP , IV, 522 : « Jusqu’où va l’im possibilité chez un démagogue de se
représenter clairem ent ce qu’est une nalure supérieure. Comme si le trait
essentiel et la valeur vraie des homm es supérieurs consistaient dans leur ap ti
tude à soulever les niasses, bref dans l ’effet q u ’ils produisent. Mais la nature
supérieure du grand homme réside en ce qu’il est différent des autres, incom
m unicable, d ’un autre rang. » (E ffet qu’ils produisent = représentation
dém agogique qu’on s’en fait = valeurs établies qui leur sont attribuées.)
LA CRITIQUE 93
5) CONTRE LE P ES SI M IS M E
E T CONTRE SCHOPENHAUER
(1) EH, II, 9 : « Dans toute nia vie on ne retrouve pas un seul trait de
lutle, je suis le contraire d ’une nature héroïque ; vouloir quelque chose, aspirer
à quelque chose, avoir en vue un but, un désir, tout cela je ne le connais pas
par expérience. »
(2) VP, II, 72.
LA CRITIQUE 95
6) P R I N C I P E S P O U R L A P H I L O S O P H I E D E L A V O L O N T É
(1) Z, III, « Des trois m aux » : « Désir de dominer, mais qui voudrait
appeler cela un désir... ? Oh 1 qui donc baptiserait de son vrai nom un
pareil désir ? Vertu qui donne — c ’est ainsi que Zarathoustra appela jadis
cette chose inexprim able. »
98 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
(1) Cf. Les jugem ents de Nietzsche sur Flaubert : il a découvert la bêtise,
mais non la bassesse d ’âme que celle-ci suppose ( BM, 218).
(2) Il ne peut pas y avoir de valeurs préétablies qui décident de ce qui
vaut mieux : cf. VP , II, 530 : « Je distingue un type de vie ascendante et un
type de décadence, de décom position, de faiblesse. Le croirait-on, la question
de la préséance entre ces deux typ es est encore en balance. *
LA CRITIQUE 99
7) P L A N D E « L A G É N É A L O G I E D E L A M O R A L E »
8) NIETZSCHE E T K A N T
DU POINT DE VUE DES PRINCIPES
(1) GS, 345 : « Les plus subtils... m ontrent e t critiquent ce qu’il peut y
avoir de fou dans les idées qu’un peuple se fait sur sa morale, ou que les hom
mes se font sur toute morale hum aine, sur l ’origine de cette morale, sa
sanction religieuse, le préjugé du libre arbitre, etc., e t ils se figurent qu’ils ont
île ce fait critiqué cette morale elle-m êm e. »
(2) EH, IV, 5.
( 3 ) VP, I, 1 8 9 .
(4) VP, II, 550.
(5) VP, I e t II (cf. la connaissance définie com me « erreur qui devient
organique et organisée »).
104 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
9) R É A L I S A T I O N D E L A CRITIQUE
(1) V P , I, 185.
(2) B M , 211. — V P , IV, 104.
LA CRITIQUE 105
adm irables de C hestov : « T outes les vérités pour nous d écou lent
du parere, m êm e les vérités m étap h ysiq u es. E t p ou rtan t l ’unique
source des vérités m étap h ysiq u es est le jubere , et ta n t que les
hom m es ne p articiperon t pas au jubere, il leur sem blera que la
m étaph ysiq ue est im possible » ; « Les Grecs sen ta ien t que la
soum ission, l ’accep tation ob éissante de to u t ce qui se présente
cachent à l ’hom m e l ’être véritable. Pour atteind re la vraie réalité,
il fa u t se considérer com m e le m aître du m onde, il fa u t apprendre
à com m ander et à créer...Là où m anque la raison suffisante et
où, d ’après nous, cesse to u te p ossib ilité de penser, eu x v o y a ie n t
le com m en cem ent de la vérité m étap h ysiq u e (1). » — On ne d it
pas que le philosophe d oit joindre à ses activ ités celle du législa
teur parce q u ’il est le m ieu x placé pour cela, com m e si sa propre
soum ission à la sagesse l’h ab ilita it à découvrir les lois les m eil
leures possibles, au xqu elles les hom m es à leur tour d ussent
être soum is. On v e u t dire to u t autre chose : que le philosophe en
ta n t que philosophe n ’est pas un sage, que le philosophe en ta n t
que philosophe cesse d ’obéir, q u ’il rem place la vieille sagesse par
le com m and em en t, q u ’il brise les anciennes valeurs et crée les
valeurs n ouvelles, que tou te sa science est législatrice en ce sens.
« Pour lui, connaissance est création, son œ uvre consiste à
légiférer, sa v olon té de vérité est volon té de puissance (2). » Or
s ’il est vrai que cette idée du philosophe a des racines pré-socra
tiqu es, il sem ble que sa réapparition dans le m onde m oderne
so it k antien ne et critique. Jubere au lieu de parere : n ’est-ce pas
l’essence de la révolu tion copernicienne, et la m anière d o n t la
critique s ’oppose à la vieille sagesse, à la soum ission d ogm atique
ou théologiq ue ? L ’idée de ta philosophie législatrice en tant que
philosophie, telle est bien l’idée qui v ie n t com pléter celle de la
critique in tern e en ta n t que critique : à elles d eux, elles form ent
l’apport principal du k an tism e, son apport libérateur.
Mais là encore, il faut dem ander de quelle m anière K a n t
com prend son idée de la philosoph ie-législation . Pourquoi
N ietzsch e, au m om en t m êm e où il sem ble reprendre et développer
l’idée k an tien n e, range-t-il K an t parm i les « ouvriers de la philo
sophie », ceux qui se co n ten ten t d ’in ven torier les valeurs en
cours, le contraire des philosophes de l ’avenir (3) ? P our K an t, en
effet, ce qui est législateu r (dans un dom aine) c ’est toujours
une de nos facu ltés : l’en ten d em en t, la raison. N ous som m es
10) NIETZSCHE E T K A N T
DU PO IN T DE VUE DES CONSÉQUENCES
qui son t de sim ples conditions pour de prétendus faits, m ais des
principes gén étiq ues et plastiques, qui rendent com pte du sens
et de la valeur des croyances, des in terp rétation s et év a lu a tio n s ;
2° N on pas une pensée qui se croit législatrice, parce q u ’elle
n’o b éit q u ’à la raison, m ais une pensée qui pense contre la raison :
« Ce qui sera toujours im possible, être raisonnable (1). » On se
trom pe beaucoup sur l ’irrationalism e ta n t q u ’on croit que cette
doctrine oppose à la raison autre chose que la pensée : les droits
du donné, les droits du cœ ur, du sen tim en t, du caprice ou de la
passion. D ans l’irrationalism e, il ne s ’agit pas d ’autre chose que
de la pensée, pas d ’autre chose que de penser. Ce q u ’on oppose à la
raison, c ’est la pensée elle-m êm e ; ce q u ’on oppose à l’être raison
nable, c ’est le penseur lui-m êm e (2). Parce que la raison pour son
com pte recueille et exprim e les droits de ce qui sou m et la pensée,
la pensée reconquiert ses droits et se fait législatrice contre la
raison : le coup de dés, tel é ta it le sens du coup de dés ; 3° N on
pas le législateur kantien , m ais le généalogiste. Le législateu r de
K ant est un juge de tribunal, un juge de paix qui surveille à la
fois la distrib ution des dom aines et la répartition des valeurs
établies. L ’inspiration généalogique s ’oppose à l ’inspiration
judiciaire. Le généalogiste est le vrai législateur. Le généalogiste
est un peu devin, philosophe de l’avenir. Il nous annonce, non
pas une p aix critique, m ais des guerres com m e nous n ’en avons
pas connues (3). Pour lui aussi, penser c ’est juger, m ais juger,
c ’est évaluer et interpréter, c’est créer les valeurs. Le problèm e
du ju gem en t d evien t celui de la ju stice, et de la hiérarchie ;
4° N on pas l ’être raisonnable, fonctionnaire des valeurs en
cours, à la fois prêtre et fidèle, législateur et su jet, esclave v a in
queur et esclave vaincu, hom m e réactif au service de soi-m êm e.
Mais alors, qui m ène la critique ? quel est le p oint de v u e critique ?
L ’in stance critique n ’est pas l ’hom m e réalisé, ni aucune forme
sublim ée de l ’hom m e, esprit, raison, conscience de soi. Ni Dieu
ni hom m e, car entre l ’hom m e et Dieu il n ’y a pas encore assez
de différence, ils prennent trop bien la place l’un de l ’autre.
L ’instance critique est la volo n té de puissance, le p oin t de vue
critique est celui de la volo n té de puissance. Mais sous quelle
form e ? N on pas le surhom m e, qui est le produit p o sitif de la
( 1) Z.
(2) Cf. Co. In., I, t D avid Strauss *, 1 ; II, « Schopenhauer éducateur »,
1 : l ’opposition du penseur privé et du penseur public (le penseur public est
un « philistin cultivé », représentant de la raison). — Thème analogue chez
Kierkegaard, Feuerbach, Chestov.
(3) EH, IV, 1.
108 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
11) L E C O N C E P T D E VÉRITÉ
« La vérité a toujours été posée com m e essence, com m e Dieu,
com m e in stance suprêm e... Mais la volo n té de vérité a besoin
d ’une critique. — D éfinissons ainsi notre tâche — il faut essayer
une bonne fois de m ettre en question la valeur de la v érité (3). »
C’est par là que K an t est le dernier des philosophes classiques :
jam ais il ne m et en question la valeur de la v érité, ni les raisons
de notre soum ission au vrai. A cet égard, il est aussi d ogm atique
q u ’un autre. N i lui ni les autres ne d em and en t : Qui cherche la
vérité ? C’est-à-dire : q u ’est-ce q u ’il v eu t, celui qui cherche la
vérité ? quel est son ty p e, sa v o lo n té de puissance ? C ette
insuffisance de la philosophie, essayons d ’en com prendre la
nature. T ou t le m onde sa it bien que l ’hom m e, en fait, cherche
rarem ent la vérité : nos in térêts et aussi notre stu p id ité nous
séparent du vrai plus encore que nos erreurs. Mais les philosophes
p réten d en t que la pensée en tan t que pensée cherche le vrai,
q u ’elle aim e « en droit » le vrai, q u ’elle v e u t « en droit » le vrai. En
étab lissa n t un lien de droit entre la pensée et la v érité, en rappor
ta n t ainsi la volo n té d ’un pur penseur à la vérité, la philosophie
év ite de rapporter la vérité à une volo n té concrète qui serait la
sienne, à un ty p e de forces, à une q ualité de la v o lo n té de p u is
sance. N ietzsch e accepte le problèm e sur le terrain où il est posé :
il ne s ’ag it pas pour lui de m ettre en doute la v o lo n té de vérité,
il ne s ’a g it pas de rappeler une fois de plus que les hom m es en
fait n ’aim en t pas la v érité. N ietzsch e dem ande ce que signifie la
vérité com m e con cep t, quelles forces et quelle v o lo n té qualifiées
ce con cep t présuppose en droit. N ietzsch e ne critique pas les
fausses p réten tion s à la v érité, m ais la vérité elle-m êm e et com m e
idéal. S u iv a n t la m éthod e de N ietzsch e, il fau t dram atiser le
con cep t de vérité. « T a volo n té du vrai, qui nous induira encore
à bien des aventures périlleuses, cette fam euse véracité dont tous
les philosophes on t toujours parlé avec respect, que de problèm es
elle nous a déjà posés !... Q u’est-ce en nous qui v e u t trouver
la vérité ? De fait, nous nous som m es lon guem ent attardés
d evan t le problèm e de l ’origine de ce vouloir, et pour finir nous
nous som m es trouvés com p lètem en t arrêtés d ev a n t un problèm e
plus fond am ental encore. En a d m etta n t que nous vou lion s le
vrai, pourquoi pas p lu tô t le non-vrai ? Ou l ’in certitud e ? Ou
m êm e l ’ignorance ?... E t le croirait-on ? il nous sem ble en défi
n itiv e que le problèm e n ’a v a it jam ais été posé ju sq u ’à présent,
que nous som m es les prem iers à le voir, à l’envisager, à l ’oser (1). »
Le con cep t de vérité qualifie un m onde com m e véridique.
Même dans la science la vérité des p hénom ènes form e un « m onde »
d istin ct de celui des phénom ènes. Or un m onde véridique suppose
un hom m e vérid iqu e auquel il renvoie com m e à son centre (2).
— Qui est cet hom m e vérid iqu e, q u ’est-ce q u ’il v e u t ? Prem ière
h yp oth èse : il v e u t ne pas être trom pé, ne pas se laisser trom per.
Parce q u ’il est « nuisible, dangereux, n éfaste d ’être trom pé ».
Mais une telle h yp oth èse suppose que le m onde lui-m êm e so it
déjà véridique. Car dans un m onde radicalem ent faux, c ’est la
v o lo n té de ne pas se laisser trom per qui d evien t n éfaste, dange
reuse et nuisible. E n fait, la v olon té de vérité a dû se form er
« m algré le danger et l ’in u tilité de la vérité à to u t prix ». R este
donc une autre h yp oth èse : j e veux la vérité signifie j e ne veux pas
tromper, et « je ne v e u x pas trom per com prend com m e cas p arti
culier, je ne v eu x pas m e trom per m oi-m êm e » (3). — Si q uelqu ’un
veu t la vérité, ce n ’est pas au nom de ce qu ’est le m onde, m ais
au nom de ce que le m onde n ’est pas. Il est entendu que « la v ie
v ise à égarer, à duper, à dissim uler, à éblouir, à aveugler ». Mais
celui qui v e u t le vrai v e u t d ’abord déprécier cette haute p uis
sance du faux : il fait de la vie une « erreur », de ce m onde une
« apparence ». Il oppose donc à la vie la connaissance, il oppose
au m onde un autre m onde, un outre-m onde, précisém ent le
m onde véridique. Le m onde véridique n ’est pas séparable de
cette volo n té, v olon té de traiter ce m onde-ci com m e apparence.
Dès lors, l ’op position de la connaissance et de la vie, la d istinction
des m ondes, révèlen t leur vrai caractère : c ’est une d istin ction
d ’origine m orale, une opposition d ’origine morale. L ’hom m e qui
(1) B M , 1.
(2) VP, I, 107 : « Pour pouvoir imaginer un monde du vrai et de l ’être, il
a fallu d’abord créer l’homme véridique (y compris le fait qu’il se croit
veridique). »
(3) GS, 344.
110 N I E T Z S C H E E T LA PHILOSOPHIE
ne v eu t pas trom per veut, un m onde m eilleur et, une vie m eil
leure ; tou tes ses raisons pour ne pas trom per son t des raisons
m orales. E t toujours nous nous heurtons au verluisme de celui
qui v eu t le vrai : une de ses occup ations favorites est la distribu
tion des torts, il rend responsable, il nie l ’innocence, il accuse et
juge la vie, il dénonce l’apparence. « J ’ai reconnu que dans toute
philosophie les in ten tion s m orales (ou im m orales) form ent le
germ e véritable d ’où n aît la p lante to u t en tière... Je ne crois
donc pas à l’existen ce d ’un in stin ct de connaissance qui serait
le père de la philosophie (1). » — T ou tefois, cette op position
m orale n ’est elle-m êm e q u ’un sym p tôm e. Celui qui v e u t un
autre m onde, une autre vie, v e u t quelque chose de plus profond :
« La vie contre la vie (2). » Il v e u t que la vie d evienn e vertueuse,
q u ’elle se corrige et corrige l ’apparence, q u ’elle serve de passage
à l ’autre m onde. Il v e u t que la vie se renie elle-m êm e et se
retourne contre soi : « T en ta tiv e d ’user la force à tarir la force (3). »
Derrière l’opposition m orale, se profile ainsi une con trad iction
d ’une autre espèce, la con trad iction religieuse ou ascétique.
De la posilion spéculative à /’opposition morale, de l'opposition
morale à la contradiction ascétique... Mais la con trad iction ascé
tiqu e, à son tour, est un sym p tôm e qui d oit être interprété.
Q u’est-ce q u ’il v eu t, l ’hom m e de l ’idéal ascétique ? Celui qui
renie la vie, c ’est encore celui qui v e u t une vie dim inuée, sa vie
dégénérescente et dim inuée, la con servation de son ty p e, bien
plus la puissance et le triom phe de son typ e, le triom phe des
forces réactives et leur contagion. A ce p oin t les forces réactives
d écou vrent l ’allié in q u iéta n t qui les m ène à la victoire : le
nihilism e, la volo n té de n éan t (4). C’est la v o lo n té de n éan t qui
ne supporte la vie que sous sa forme réactive. C’est elle qui se
sert des forces réactives com m e du m oyen par lequel la v ie doit
se contredire, se nier, s ’anéantir. C’est la vo lo n té de n éan t qui,
depuis le début, anim e tou tes les valeurs q u ’on appelle « su pé
rieures » à la vie. E t voilà la plus grande erreur de Schopenhauer :
il a cru que, dans les valeurs supérieures à la v ie, la v o lo n té se
n iait. En fait, ce n ’est pas la volon té qui se nie dans les valeurs
supérieures, ce son t les valeurs supérieures qui se rapportent à
une volon té de nier, d ’anéantir la vie. C ette vo lon té de nier d éfinit
« la valeur » des valeurs supérieures. Son arme : faire passer la
vie sous la dom ination des forces réactives, de telle m anière
(1) BM, 6.
(2) GM, III, 13.
(3) GM, III, 11.
(4) GM, III, 13.
LA CRITIQUE 111
12) C O N N A I S S A N C E , M O R A L E E T R E L I G I O N
14) L ' A R T
(1) N P .
(2) GM, III, 6.
LA CRITIQUE 117
15) N O U V E L L E I M A G E D E L A PENSÉE
aux valeurs et aux puissances étab lies ne fût-ce que l ’im age
d ’un hom m e libre. Après Lucrèce, com m en t est-il possible de
dem ander encore : à quoi sert la philosophie ?
Il est possible de le dem ander parce que l’im age du philosophe
est con stam m en t obscurcie. On en fait un sage, lui qui est
seulem ent l’am i de la sagesse, am i en un sens am bigu, c ’est-à-dire
l’an ti-sage, celui qui d oit se m asquer de sagesse pour survivre.
On en fait un am i de la vérité, lui qui fait subir au vrai l ’épreuve
la plus dure, d ont la vérité sort aussi dém em brée que D ion ysos :
l’épreuve du sens et de la valeur. L ’im age du philosophe est
obscurcie par tou s ses d égu isem en ts nécessaires, m ais aussi
par tou tes les trahisons qui fon t de lui le philosophe de la religion,
le philosophe de l ’E ta t, le collectionn eu r des valeurs en cours,
le fonctionnaire de l ’histoire. L ’im age au th en tiqu e du philosophe
ne su rvit pas à celui qui su t l ’incarner pour un tem ps, à son
époque. Il faut q u ’elle soit reprise, réanim ée, q u ’elle trou ve un
nouveau cham p d ’a ctiv ité à l ’époque su ivan te. Si la besogne
critique de la philosophie n ’e st pas activ em en t reprise à chaque
époque, la philosophie m eurt, et avec elle l ’im age du philosophe et
l ’im age de l ’hom m e libre. La b êtise et la bassesse ne finissent
pas de former des alliages n ou veau x. La b êtise et la bassesse son t
toujours celles de notre tem ps, de nos contem porains, notre bêtise
et notre bassesse (1). A la différence du con cept intem porel
d ’erreur, la bassesse ne se sépare pas du tem ps, c ’est-à-dire de ce
transport du p résent, de cette actu alité dans laquelle elle s ’in
carne et se m eu t. C’est pourquoi la philosophie a, avec le tem ps,
un rapport essen tiel : toujours contre son tem ps, critique du
m onde actuel, le philosophe form e des con cepts qui ne so n t ni
éternels ni h istoriques, m ais in tem p estifs et in actuels. L ’opposition
dans laquelle la philosophie se réalise est celle de l’in actuel avec
l ’actu el, de l ’in tem p estif avec notre tem p s (2). E t dans l ’in tem
pestif, il y a des vérités plus durables que les vérités historiques et
éternelles réunies : les vérités du tem ps à venir. P enser a ctiv em en t,
c ’est « agir d ’une façon in actuelle, donc contre le tem p s, et par là
m êm e sur le tem ps, en faveur (je l’espère) d ’un tem ps à ven ir » (3).
La chaîne des philosophes n ’est pas la chaîne éternelle des sages,
encore m oins l ’en ch aîn em en t de l ’histoire, m ais une chaîne
(1) AC, 38 : « Pareil à tous les clairvoyants, je suis d ’une grande tolérance
envers le passé, c ’est-à-dire que généreusem ent je me contrains m oi-m êm e...
Mais mon sentim ent se retourne, éclate, dès que j ’entre dans le temps
moderne, dans notre temps. »
(2) Co. In., I, « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques »,
Préface.
(3) Co. In., II, « Schopenhauer éducateur », 3-4.
LA CRITIQUE 123
brisée, la succession des com ètes, leur d iscon tin u ité et leur répé
tition qui ne se ram ènent ni à l ’étern ité du ciel q u ’elles traversent,
ni à l ’historicité de la terre q u ’elles survolent. Il n ’y a pas de
philosophie éternelle, ni de p hilosophie historique. L ’éternité
com m e l ’historicité de la philosophie se ram ènent à ceci : la p h ilo
sophie, toujours in tem p estiv e, in tem p estiv e à chaque époque.
E n m etta n t la pensée dans l ’élém en t du sens et de la valeur,
en faisan t de la pensée a ctive une critique de la b êtise et de la
bassesse, N ietzsch e propose une n ou velle im age de la pensée.
C’est que penser n ’est jam ais l ’exercice naturel d ’une faculté.
Jam ais la pensée ne pense tou te seule et par elle-m êm e ; jam ais
non plus elle n ’est sim p lem en t troublée par des forces qui lui
resteraient extérieures. Penser dépend des forces qui s ’em parent
de la pensée. T an t que notre pensée est occupée par les forces
réactives, ta n t q u ’elle trou ve son sens dans les forces réactives,
il faut bien avouer que nous ne pensons pas encore. P enser
désigne l ’a c tiv ité de la pensée ; m ais la pensée a ses m anières à elle
d ’être in active, elle p eu t s ’y em ployer to u t entière e t de to u tes
ses forces. Les fictions par lesquelles les forces réactives triom ph en t
form ent le plus bas dans la pensée, la m anière d on t elle reste
in a ctiv e et s ’occupe à ne pas penser. Lorsque H eidegger annonce :
nous ne pensons pas encore, une origine de ce thèm e est chez
N ietzsch e. N ous atten d on s les forces capables de faire de la
pensée quelque chose d ’actif, d ’ab solum ent actif, la puissance
capable d ’en faire une affirm ation. Penser, com m e a ctiv ité , est
toujours une seconde puissance de la pensée, non pas l ’exercice
naturel d ’une facu lté, m ais un extraordinaire évén em en t dans la
pensée elle-m êm e, pour la pensée elle-m êm e. P enser est une
n e... puissance de la pensée. E ncore faut-il q u ’elle so it élevée à
cette puissance, q u ’elle devienne « la légère », « l ’affirm ative ».
« la danseuse ». Or elle n ’atteindra jam ais cette puissance, si des
forces n 'exercen t sur elle une violence. II faut q u ’une violence
s ’exerce sur elle en ta n t que pensée, il faut q u ’une puissance
la force à penser, la jette dans un devenir-actif. U ne telle
con train te, un tel dressage, est ce que N ietzsch e appelle « Culture »,
La culture, selon N ietzsch e, est essen tiellem en t dressage et
sélection (1). E lle exprim e la violence des forces, qui s ’em
p arent de la pensée pour en faire quelque chose d ’actif,
d ’affirm atif. — On ne com prendra ce con cep t de culture que
si l ’on saisit tou tes les m anières d ont il s ’oppose à la m éthod e.
La m éthode suppose toujours une bonne volo n té du penseur,
(1) N P .
(2) B M , 197.
C h a p itre IV
DU RESSENTIMENT
A LA MAUVAISE CONSCIENCE
1) R É A C T I O N ET RESSENTIM ENT
forces réactives l ’em p orten t sur les forces actives parce q u ’elles
se dérobent à leur action. Mais à ce p oint, d eu x q uestions su r
gissen t : 1° C om m ent l ’em p orten t-elles, com m en t se dérobent-
elles ? Quel est le m écanism e de cette « m aladie » ? 2° E t in v er
sem ent, com m en t les forces réactives son t-elles norm alem ent
agies ? N orm al ici ne signifie pas fréquent, m ais au contraire
norm atif et rare. Quelle est la d éfinition de cette norm e, de
cette « san té » ?
2) P R I N C I P E D U R E S S E N T I M E N T
(1) F r e u d , Science des rêves (tr. fr., pp. 442-443) ; article sur « l ’incons
cient » de 1915 (cf. Mélapsychologie) ; Au-delà du principe de plaisir.
(2) GM, II, 1 et I, 10. — On remarquera que, chez Nietzsche, il y a plu
sieurs sortes d’inconscient : l’activité par nature est inconsciente, mais cet
inconscient ne doit pas être confondu avec celui des forces réactives.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 129
par les traces m ném iq u es, par les em preintes durables. C’est
un systèm e digestif, v ég é ta tif et rum inant, qui exprim e « l ’im p os
sib ilité purem ent p assive de se soustraire à l ’im pression une fois
reçue ». E t sans doute, m êm e dans cette d igestion sans fin, les
forces réactives ex écu ten t une besogne qui leur est dévolue : se
fixer à l ’em preinte indélébile, in vestir la trace. Mais qui ne v o it
l ’insuffisance de cette prem ière espèce de forces réactives ?
Jam ais une ad ap tation ne serait possible si l ’appareil réactif ne
d isposait d ’un autre systèm e de forces. Il faut un autre systèm e,
où la réaction cesse d ’être une réaction aux traces pour devenir
réaction à l ’excita tio n présente ou à l ’im age directe de l ’objet.
Cette deuxièm e espèce de forces réactives ne se sépare pas de la
conscience : écorce toujours renouvelée d ’une récep tiv ité toujours
fraîche, m ilieu où « il y a de nouveau de la place pour les choses
n ouvelles ». On se sou v ien t que N ietzsch e v o u la it rappeler la
conscience à la m odestie nécessaire : son origine, sa nature, sa
fonction son t seulem ent réactives. Mais il n ’y en a pas m oins
une noblesse relative de la conscience. La d eu xièm e espèce de
forces réactives nous m ontre sous quelle forme et sous quelles
con d itions la réaction p eu t être agie : quand des forces réactives
p rennent pour ob jet l ’ex cita tio n dans la conscience, alors la
réaction correspondante d ev ien t elle-m êm e quelque chose d ’agi.
E ncore faut-il que les deux systèm es ou les deux espèces de
forces réactives soien t séparés. Encore faut-il que les traces
n ’en vah issen t pas la conscience. Il faut q u ’une force a ctive,
d istin cte et déléguée, appuie la conscience et en recon stitue à
chaque in sta n t la fraîcheur, la fluidité, l ’élém en t chim ique m obile
et léger. C ette facu lté activ e supra-consciente est la faculté
d ’oubli. Le tort de la psych ologie fut de traiter l ’oubli com m e
une d éterm in ation n égative, de ne pas en découvrir le caractère
a ctif et p ositif. N ietzsch e d éfinit la facu lté d ’oubli : « N on pas
une vis inerliae com m e le croient les esprits superficiels, m ais
bien p lu tô t une facu lté d ’en rayem en t, au vrai sens du m o t »,
« un appareil d ’am ortissem ent », « une force p lastiqu e, régén é
ratrice et cu rative » (1). C ’est donc en même temps que la réaction
devient quelque chose d ’a g i , parce qu'elle prend pour objet l’exci
tation dans la conscience, et que la réaction aux traces demeure dans
l ’inconscient comme quelque chose d ’insensible. « Ce que nous
absorbons se présente to u t aussi peu à notre conscience p en dan t
l ’é ta t de digestion que le processus m ultip le qui se passe dans
(1) GM, II, 1 et I, 10. — Thème déjà présent dans Co. In., I, « De l ’uti
lité et de l ’inconvénient des études historiques », 1.
130 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
3) T Y P O L O G I E D U R E S S E N T I M E N T (2)
(1) EH, I, 6.
(2) Note sur Nietzsche et Freud : De ce qui précède, faut-il conclure que
N ietzsche eut une influence sur Freud ? D ’après Jones, Freud le niait for
m ellem ent. La coïncidence de l ’hypothèse topique de Freud avec le schéma
nietzschéen s ’explique suffisamment par les préoccupations « énergétiques *
com munes aux deux auteurs. On sera d ’autant plus sensible aux différences
fondam entales qui séparent leurs œ uvres. On peut imaginer ce que N ietzsche
aurait pensé de Freud : là encore, il aurait dénoncé une conception trop
« réactive » de la vie psychique, une ignorance de la véritable « activité »,
une im puissance à concevoir et à provoquer la véritable « transm utation ».
On peut l ’imaginer avec d’autant plus de vraisem blance que Freud eut parmi
ses disciples un nietzschéen authentique. Otto Rank devait critiquer chez
Freud « l ’idée fade et terne de sublim ation ». Il reprochait à Freud de ne pas
avoir su libérer la volonté de la m auvaise conscience ou de la culpabilité. Il
voulait s ’appuyer sur des forces actives de l’inconscient inconnues du freu
disme, et remplacer la sublim ation par une volonté créatrice et artiste. Ce qui
l’am enait à dire : je suis à Freud ce que N ietzsche est à Schopenhauer.
Cf. R a n k , La volonté de bonheur.
(3) Cette seconde mémoire de la conscience se fonde sur la parole et se
m anifeste comme faculté de promettre : Cf. GM, II, 1. — Chez Freud aussi, il
y a une mémoire consciente dépendant de « traces verbales », lesquelles se
distinguent des traces mném iques et « correspondent probablem ent à un
enregistrem ent particulier » (cf. L'inconscient et Le moi et le soi).
132 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
4) C A R A C T È R E S DU RESSENTIM ENT
(1) EH, I, 6.
(2) EH, II, 1 : « L ’esprit allem and est une indigestion, il n ’arrive à en finir
avec rien... Tous les préjugés viennent des intestins. Le cul de plomb, je l ’ai
déjà dit, c ’est le véritable péché contre le saint esprit. » — GM, I, 6 : sur la
« débilité intestinale * de l’homme du ressentim ent.
(3) Expression familière à Jung, quand il dénonce le caractère i objecti-
viste » de la psychologie freudienne. Mais précisément Jung admire Nietzsche
d ’avoir, le premier, installé la psychologie sur le plan du sujet, c ’est-à-dire de
l ’avoir conçue comme une véritable typologie.
134 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
5) E S T - I L B O N ? EST-IL MÉCHANT?
sem ent en disant qu’ils ne sont pas bons. Voilà ce qui indique la contradiction
fondam entale de cette morale qu’on prône de nos jours : ses m otifs sont en
opposition avec son principe. »
(1) EH , I, 7.
(2) GM, I, 10.
/!A S S E N T I M E N T E T CONSCIENCE 137
riiàne qui prononce les deux, car le bon de l ’une est précisément
le méchant de l’autre. « Le con cep t de bon n ’est pas unique » (1) ;
l e s m ots bon, méchant, et m êm e donc, on t plusieurs sens. Là
encore, on vérifiera que la m éthod e de d ram atisation , essen tielle
m ent pluraliste e t im m an en te, donne sa règle à la recherche. Celle-
c i ne trouve pas ailleurs la règle scien tifiqu e qui la con stitu e
com m e une sém éiologie et une axiologie, lui p erm etta n t de
déterm iner le sens e t la valeur d ’un m ot. N ous dem andons :
q u e l est celui q ui commence par dire : « Je suis bon » ? Certes, ce
n ’e s t pas celu i q ui se com pare au x autres, ni qui com pare ses
.tel ions et ses œ u vres à des valeurs supérieures ou tran scend antes :
il n e com m en cerait pas... Celui qui d it : « Je suis bon », n ’atten d
p a s d ’être d it bon. Il s ’appelle ainsi, il se nom m e e t se d it ainsi,
dans la m esure m êm e où il agit, affirme et jou it. B on qualifie
l ' a d i v i t é , l ’affirm ation, la jouissance qui s ’ép rou ven t dans leur
exercice : une certaine qualité d ’âm e, « une certaine certitude
fondam entale q u ’une âm e possède au su jet d ’elle-m êm e, quelque
c h o s e q u ’i l est im possible de chercher, de trouver e t peut-être
même de perdre » (2). Ce que N ietzsch e appelle so u v en t la distinc-
11 un est le caractère interne de ce q u ’on affirme (on n ’a pas à le
c h e r c h e r ) , de ce q u ’on m et en action (on ne le trou ve pas), de ce
d o n t on jo u it (on ne p eu t pas le perdre). Celui qui affirme et qui
a^it. est en m êm e tem ps celui qui est : « Le m ot eslhlos signifie
d ’a p r è s sa racine q u elq u ’un qui est, qui a de la réalité, qui est
r é e l , q u i est vrai (3). » « Celui-là a conscience q u ’il confère de
l ' I i o n n e u r au x ch oses, q u ’il crée les valeurs. T ou t ce q u ’il trouve
en soi, il l ’honore ; une telle m orale con siste dans la glorification
de soi-m êm e. E lle m et au prem ier plan le sen tim en t de la p lén i
tude, de la p uissance qui v eu t déborder, le bien-être d ’une haute
t e n s i o n interne, la conscience d ’une richesse désireuse de donner
<t de s e prodiguer (4). » « Ce son t les bons eu x-m êm es, c ’est-à-dire
les hom m es de d istin ctio n , les p uissants, ceux qui so n t supérieurs
p a r l e u r situ a tio n et leur élévation d ’âm e qui se so n t eux-m êm es
c o n s i d é r é s com m e bons, qui on t jugé leurs action s bonnes, c ’est-à-
d ire d e prem ier ordre, étab lissan t ce tte ta x a tio n par op position
à tout c.e qui é ta it bas, m esquin, vu lgaire (5). » A ucune com p arai
son n ’in terv ien t p ou rtan t dans le principe. Que d ’autres soient
m é c h a n t s dans la m esure où ils n ’affirm ent pas, n ’agissen t pas,
i ) c m , I, i l .
V) U M } 287.
i. ('. M, I, 5 .
I ) ItM, 260 (cf. la volonté de puissance com me « vertu qui donne *).
138 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
I ) CM, I, 13.
') C.M, I, 17.
140 N I E T Z S C H E E T LA P H I L O S O P H I E
6) L E P A R A L O G I S M E
(1) GM, I, 8.
(2) GM, I, 13 : « Ces oiseaux de proie sont m échants ; et celui qui est un
oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un
agneau — celui-là ne serait-il pas bon ? »
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 141
7) D É V E L O P P E M E N T D U R E S S E N T I M E N T :
LE PRÊTRE JUDAÏQUE
L ’analyse nous a fait passer d ’un prem ier à un second asp ect
du ressentim en t. Lorsque N ietzsch e parlera de la m a u v a ise
conscience, il en distinguera exp licitem en t deux asp ects : un
prem ier où la m auvaise conscience e st « à l ’éta t brut », pure
m atière ou « question de p sych ologie anim ale, pas d a van tage » ;
un deuxièm e sans lequel la m auvaise conscience ne serait pas ce
q u ’elle est, m om en t qui tire parti de cette m atière préalable et
l ’am ène à prendre forme (2). C ette d istin ctio n correspond à la
topologie et à la typ ologie. Or to u t indique q u ’elle v a u t déjà
pour le ressentim en t. Le ressentim en t, lui aussi, a d eu x asp ects
ou deux m om ents. L ’un, topologiqu e, question de p sych ologie
anim ale, con stitu e le ressentim en t com m e m atière brute : il
exprim e la m anière d on t les forces réactives se d érobent à l ’action
des forces a ctives (déplacement des forces réactives, en v a h isse
m en t de la conscience par la m ém oire des traces). Le deu xièm e,
typ ologiq u e, exprim e la m anière d on t le ressen tim en t prend
forme : la m ém oire des traces d ev ien t un caractère ty p iq u e,
parce q u ’elle incarne l’esprit de ven gean ce et m ène une en tre
prise d ’accusation perpétuelle ; alors les forces réactives s ’o p p o
sen t aux forces a ctives et les séparent de ce q u ’elles p eu v en t
(renversement du rapport de forces, projection d ’une im age réac
tiv e). On rem arquera que la révolte des forces réactives ne serait
pas encore un triom phe, ou que ce triom phe local ne serait pas
encore un triom phe com p let, sans ce deuxièm e asp ect du res
sen tim en t. On rem arquera aussi que, dans aucun des deux
cas, les forces réactives ne triom p h en t en form ant une force
plus grande que celle des forces activ es : dans le prem ier cas,
to u t se passe entre forces réactives (déplacement) ; dans le
p oin t su ivan t : je suis l ’in ven teu r de la psych ologie du prêtre (1).
Il est vrai que les considérations raciales ne m an q u en t pas chez
N ietzsch e. Mais la race n ’in terv ien t jam ais que com m e élém en t
dans un croisement, com m e facteur dans un complexe p h y sio
logique, et aussi psych ologiq ue, politiqu e, historique et social.
Un tel com p lexe est p récisém ent ce que N ietzsch e appelle un
ty p e. Le typ e du prêtre, il n ’y a pas d ’autre problèm e pour
N ietzsch e. E t ce m êm e peuple ju if qui, à un m om en t de son
histoire, a trou vé ses con d ition s d ’existen ce dans le prêtre, est
aujourd’hui le plus apte à sauver l ’Europe, à la protéger contre
elle-m êm e, en in v en ta n t de n ouvelles con d itions (2). On ne lira
pas les pages de N ietzsch e sur le judaïsm e sans évoquer ce q u ’il
écrivait à F ritsch, auteur an tisém ite et raciste : « Je vou s prie de
bien vouloir ne plus m ’en voyer vos p u b lication s : je crains pour
m a p atience. »
8) M A U V A I S E CONSCIENCE E T IN T É R IO R IT É
leur : Moi qui t ’accuse, c ’est pour ton bien ; je t ’aim e, pour que
tu me rejoignes, ju sq u ’à ce que tu me rejoignes, ju sq u ’à ce que
lu d evienn es toi-m êm e un être douloureux, m alade, réactif,
un être bon... « Quand est-ce que les hom m es du ressentim en t
p arviendront au triom phe sublim e, définitif, écla ta n t de leur
vengeance ? In d u b itab lem en t quand ils arriveront à jeter dans
la conscience des heureux leur propre m isère et to u tes les m isères :
de sorte que ceux-ci com m en ceraient à rougir de leur bonheur
et à se dire peut-être les uns aux autres : il y a une honte à être
heureux en présence de ta n t de m isères (1). » D ans le ressentim en t,
la force réactive accuse et se projette. Mais le ressentim en t ne
serait rien s ’il n ’am en ait l ’accusé lui-m êm e à reconnaître ses
torts, à « se tourner en dedans » : Vinlrojeclion de la force activ e
n ’est pas le contraire de la projection, m ais la conséquence et la
su ite de la projection réactive. On ne verra pas dans la m auvaise
conscience un typ e nouveau : to u t au plus trouvons-nous dans le
typ e réactif, dans le typ e de l ’esclave, des variétés concrètes où
le ressen tim en t est presque à l ’é ta t pur ; d ’autres où la m auvaise
conscience, atteig n a n t son plein d évelopp em en t, recouvre le
ressentim ent. Les forces réactives n ’en finissent pas de parcourir
les étapes de leur triom phe : la m auvaise conscience prolonge
le ressentim en t, nous m ène encore plus loin dans un dom aine où
la con tagion gagne. La force a ctiv e d ev ien t réa ctiv e, le m aître
d ev ien t esclave.
Séparée de ce q u ’elle peu t, la force active ne s ’évapore pas.
Se retournan t contre soi, elle produit de la douleur. N on plus
jouir de soi, m ais produire la douleur : « Ce travail in q u iéta n t,
plein d ’une joie ép ou vantable, le travail d ’une âm e v o lo n ta ire
m en t d isjointe, qui se fait souffrir par plaisir de faire souffrir » ;
« la souffrance, la m aladie, la laideur, le dom m age volon taire,
la m u tilation , les m ortification s, le sacrifice de soi son t recherchés
à l ’égal d ’une jouissance » (2). La douleur, au lieu d ’être réglée
par les forces réactives, est produite par l ’ancienne force a ctive.
Il en résulte un curieux phénom ène, insondable : une m u lti
p lication , une au to-fécon d ation , une hyper-production de d o u
leur. La m auvaise conscience est la conscience qui m ultip lie sa
douleur, elle a trou vé le m oyen de la faire fabriquer : retourner la
force a ctive contre soi, l ’im m onde usine. Multiplication de la
douleur par intériorisation de la force, pa r inlrojeclion de la force,
telle est la prem ière d éfin ition de la m auvaise conscience.
9) L E P R O B L È M E D E L A DOULEUR
10) DÉVELOPPEMENT
DE LA M A U V A I S E CONSCIENCE :
LE PRÊTRE CHRÉTIEN
prêtre est celui qui se rend m aître de ceux qui souffrent (1).
En to u t cela, on retrouve l’am bition de N ietzsch e : là où les
d ialecticiens v o ie n t des an tith èses ou des op position s, m ontrer
q u ’il y a des différences plus fines à découvrir, des coordinations
et des corrélations plus profondes à évaluer : non pas la conscience
m alheureuse hégélienne, qui n ’est q u ’un sym p tôm e, m ais la
m auvaise conscience ! La d éfinition du prem ier asp ect de la
m auvaise conscience é ta it : m u l l i p l i c a l i o n de l a d o u l e u r p a r i nt é
r i o r i s a t i o n de l a f o r c e . La d éfinition du d eu xièm e asp ect est :
i n t é r i o r i s a t i o n de l a d o u l e u r p a r c h a n g e m e n t de d i r e c t i o n d u r e s s e n
t i m e n t . N ous avon s in sisté sur la m anière d on t la m auvaise
conscience prend le relais du ressentim en t. Il fau t in sister aussi
sur le parallélism e de la m auvaise conscience et du ressentim en t.
N on seu lem en t chacune de ces v ariétés a deu x m om ents, to p o
logique et typ ologiq u e, m ais le passage d ’un m om en t à l ’autre
fait in tervenir le personnage du prêtre. E t le prêtre a git toujours
par fiction. N ous avons analysé la fiction sur laquelle repose le
renversem ent des valeurs dans le ressentim en t. Mais un problèm e
nous reste à résoudre : sur quelle fiction reposent l’intériorisation
de la douleur, le ch an gem en t de direction du ressentim en t dans
la m auvaise conscience ? Ce problèm e est d ’a u ta n t plus com p lexe
que, selon N ietzsch e, il m et en jeu l ’ensem ble du phénom ène
q u ’on appelle c ul t ure .
(1) A, 18.
(2) GM, II, 2.
(3) EH, II : « Pourquoi je suis si malin. »
(4) GM, II, 1 : « Cet animal nécessairem ent oublieux, pour qui l’oubli est
une force et la m anifestation d ’une santé robuste, s’est créé une faculté
contraire, la mémoire, par quoi dans certains cas, il tiendra l ’oubli en échec. »
154 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
(1) GM, II, 11 :« Le droit sur terre est précisém ent l ’em blèm e de la lu tte
contre les sentim ents réactifs, de la guerre que livrent à ces sentim ents les
puissances actives et agressives. »
(2) GM, II, 14.
I ! / A S S EN T I ME NT E T CONSCIENCE 157
un sym bole obscur : le chien de feu (1). Le chien de feu est l ’im age
de l ’a ctiv ité générique, il exprim e le rapport de l ’hom m e avec
la terre. Mais ju stem en t la terre a d eu x m aladies, l ’hom m e et
le chien de feu lui-m êm e. Car l ’hom m e est l ’hom m e d om estiqué ;
l ’a ctiv ité générique est l ’a ctiv ité déform ée, dénaturée, qui se
m et au service des forces réactives, qui se confond avec l ’E glise,
avec l ’E ta t. — « Eglise ? c ’est une espèce d ’E ta t e t l ’espèce la
plus m ensongère. Mais tais-toi, chien h ypocrite, tu connais ton
espèce m ieu x que personne ! l ’E ta t est un chien h ypocrite com m e
toi-m êm e ; com m e toi, il aim e à parler en fum ée et en hurlem ents,
pour faire croire com m e toi que sa parole sort des entrailles des
choses. Car l ’E ta t v e u t ab solum ent être la bête la plus im p or
tan te sur terre ; et on le croit. » — Zarathoustra en appelle à un
autre chien de feu : « Celui-là parle réellem ent du cœ ur de la
terre. » E st-ce encore l ’a ctiv ité générique ? Mais, cette fois, l’a c ti
v ité générique saisie dans l ’élém en t de la préhistoire, auquel
correspond l ’hom m e en ta n t q u ’il e st produit dans l ’élém en t
de la post-histoire ? Même insuffisante, cette in terp rétation d oit
être en visagée. D ans les Considérations inactuelles, N ietzsch e
m e tta it déjà sa confiance dans « l ’élém en t non historique et
supra-historique de la culture » (ce q u ’il ap pelait le sens grec de
la culture) (2).
A vrai dire, il y a un certain nom bre de q uestions auxquelles
nous ne pouvons pas encore répondre. Quel est le sta tu t de ce
double élém en t de la culture ? A -t-il une réalité ? E st-il autre
chose q u ’une « vision » de Z arathoustra ? La culture ne se sépare
pas dans l ’histoire du m ou vem en t qui la dénature et la m et au
service des forces réactives ; m ais la culture ne se sépare pas
d avan tage de l ’histoire elle-m êm e. L ’a ctiv ité de la culture, l ’a c
tiv ité générique de l ’hom m e : n ’est-ce pas une sim ple idée ?
Si l’hom m e est essen tiellem en t (c’est-à-dire génériquem ent) un
être r é a c t i f , com m en t pourrait-il avoir, ou m êm e avoir eu dans
une préhistoire, une a c t i v i t é générique ? C om m ent un hom m e actif
pourrait-il apparaître, m êm e dans une p ost-histoire ? Si l ’hom m e
e st essen tiellem en t réactif, il sem ble que l ’a ctiv ité d oive concerner
un être différent de l ’hom m e. Si l ’hom m e au contraire a une a c ti
v ité générique, il sem ble q u ’elle ne puisse être déform ée que de
m anière accid en telle. Pour le m om ent, nous p ouvons seulem ent
15) V ID É A L ASCÉTIQUE
E T L'ESSENCE DE LA RELIGION
mêmes prêts à faire expier, ils ont soif de jouer un rôle de bourreaux ! Parmi
eux, il y a quantité de vindicatifs déguisés en juges, ayant toujours à la bouche,
une bouche aux lèvres pincées, de la bave em poisonnée qu’ils appellent justice
et qu’ils sont toujours prêts à lancer sur tout ce qui n ’a pas l ’air m écontent,
sur tout ce qui, d ’un cœur léger, suit son chem in. »
(1) VP, IV, 580.
(2) La religion des forts et sa signification sélective : B M , 61. — Les reli
gions affirmatives et actives, qui s’opposent aux religions nihilistes et réac
tives : V P , I, 332, et AC, 16. — Sens affirmatif du paganisme comme religion :
VP, IV, 464. — Sens actif des dieux grecs : GM, II, 23. — Le bouddhism e, reli
gion nihiliste, mais sans esprit de vengeance ni sentim ent de faute : AC, 20-23,
VP, I, 342-343. — Le type personnel du Christ, absence de ressentim ent, de
m auvaise conscience et d idée de péché : AC, 31-35, 40-41. — La fameuse for
mule par laquelle Nietzsche résume sa philosophie de la religion : « Au fond,
seul le Dieu moral est réfuté », VP, III, 482 ; III, 8. — C’est sur tous ces textes
que s’appuient les com m entateurs qui veulent faire de l ’athéism e de Nietzsche
un athéism e tempéré, ou même qui veulent réconcilier N ietzsche avec Dieu.
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 165
n’y a de bonne typ ologie que celle qui tien t com pte du principe
su ivan t : le degré supérieur ou l ’affinité des forces. (« En to u te
chose, seuls les degrés supérieurs im portent. ») La religion a
au tan t de sens q u ’il y a de forces capables de s ’en em parer. Mais
la religion elle-m êm e est une force en affinité plus ou m oins
grande avec les forces qui s ’en em parent ou d on t elle s ’em pare
elle-m êm e. T an t que la religion est tenue par des forces d ’une
autre nature, elle n ’a tte in t pas son degré supérieur, le seul qui
im porte, où elle cesserait d ’être un m oyen. Au contraire, quand
elle est conquise par des forces de m êm e nature ou bien quand,
grandissante, elle s ’em pare de ces forces et secoue le joug de
celles qui la d om in aient dans son enfance, alors elle découvre
sa propre essence avec son degré supérieur. Or, chaque fois que
N ietzsch e nous parle d ’une religion a ctive, d ’une religion des
forts, d ’une religion sans ressen tim en t ni m auvaise conscience,
il s ’a g it d ’un é ta t où la religion se trou ve p récisém ent subjuguée
par des forces d ’une to u t autre nature que la sienne et ne p eu t
pas se dém asquer : la religion com m e « procédé de sélection e t
d ’éd u cation entre les m ains des p hilosophes » (1). Même avec
le Christ, la religion com m e croyance ou com m e foi reste en tiè
rem ent subjuguée par la force d ’une pratique, qui donne seule
« le sen tim en t d ’être d ivin » (2). En revanche, quand la religion
arrive à « agir sou verainem ent par elle-m êm e », quand c ’est aux
autres forces d ’em prunter un m asque pour survivre, on le paie
toujours « d ’un prix lourd e t terrible », en m êm e tem ps que la
religion trou ve sa propre essence. C’est pourquoi, selon N ietzsch e,
la r e l i g i o n d ' u n e p a r t et d ' a u t r e p a r t l a m a u v a i s e c o n s c i e n c e , le
r e s s e n t i m e n t , s o n t e s s e n t i e l l e m e n t l iés. E n visagés dans leur é ta t
brut, le ressen tim en t et la m auvaise conscience représen tent les
forces réactives, qui s ’em parent des élém en ts de la religion pour
les libérer du jou g où les forces actives les m ain ten aien t. D ans
leur é ta t form el, le ressen tim en t e t la m auvaise conscience
représen tent les forces réactives que la religion conquiert elle-
m êm e et d évelopp e en exerçan t sa n ou velle sou veraineté. R essen-
tim en t e t m au vaise con scien ce, tels son t les degrés supérieurs
de la religion com m e telle. L ’in ven teu r du ch ristianism e n ’est
pas le Christ, m ais sa in t P aul, l ’hom m e de la m au vaise co n s
cience, l ’h om m e du ressen tim en t. (La q uestion « Qui ? » a p p li
quée au ch ristianism e (3).)
( 1) BM, 62.
(2) AC, 33.
(3) AC, 42 : « Le joyeux message fut suivi de près par le pire de tous : celui
,1e saint Paul. En saint Paul s’incarne le type contraire du joyeux messager, le
13
c S
o s d
S 3<v co
tn* O
{r”S
S1 *3 13 a) ce K D °
c re «- D- S *
cr o ts
iT 3
3 V
e " S COC/2 e te
O c
2 2
o S
S t/3G IOSS s
.a « æ a. T3 Xi
%
« c
as -2 ai
«-« tÆ
73 3 >- S S O C0 r*
~
V <— S »> *> Û-.2
o C C
O g D rt
c o J5 CU £
o .^
Ë 00 g o
•• bD
•• o > C3
S « rt z £ o 03 Z
u i c o .5 O
C3 ^ O H -, 0) P ai
U CO.5 (J™ U
-*J 03 u "O
co TD CO r” OC
Ê - S || fe
» ’O £ « “ ÏSg a> g
g £ g g Ë -~ C0 ^ Ë '
*3 •S o ï ï ü - 3 o £
C CO 0? 3 X « „ O is 3
53 *t-T3
4) ,2 —
«-
a S |® G xi) O 03
£ ^ fc O- £ °
eu H
C3 t —> - a> •
ü c c a
fi ^ 43 CO v CO
0^ ,&o 3-o fi o c c
P w 0; g ^ ’H ■S . 5 -S a o <u
«L
•* ^ « •• ® 3 •• o tjCL os *— 1 03
r"
a -o g
.. c X) C fc* 3 1 )--
S « 8 > g '- ë - s - 03 o 05.£ e
2 0>
“ T3 —
■a 3 « t 1 3 03 s c: « O) ® '« S
• •2’S-S r„ a ° 0
c r> 3 d .? C £ o -& “ Ë ±1
Tr3 > «fi
3i C
■g. g'S'S èP
O 2a3; «o tO « •§
’fcc-h -ë fco^3 3)
eB “o w *0-H ^ 3t- % -4 S « tw
r* *5 • 2 ^ 3 c« -
-2
O
CL «U
Ëjï
o a c » a c « ® •C c-
a / y .2 — « rt c c
ï o « “ > , v —« O § 03 K — - J o o • 'O .2 A
H E £ - E g^ ^ «uTD ^ e ! 5 S c 03 « 03 •<!)
^ C o g œ 03 O
O ü *- C B *- t.«3.Î;<u «6 m a
03 O 05 — V w 03 3 O
5.2 CU’S Io —I Io 0)
g .« V O a-a-o a a 5 3 °*TS
cfl*^ X 73
*< < -< S U
•3
03 S
O
C £
o co
U co
RESSENTIMENT ET CONSCIENCE 161
La religion n ’est pas seu lem en t une force. Jam ais les forces
réactives ne triom pheraient, p ortan t la religion ju sq u ’à son degré
supérieur, si la religion de son côté n ’é ta it anim ée par une v o lo n té,
v o lon té qui m ène les forces réactives au triom phe. A u-delà du
ressentim en t et de la m auvaise con scien ce, N ietzsch e traite de
l’idéal ascétiqu e, troisièm e étap e. Mais aussi bien l ’i d é a l as c é t i que
ét ai t p r é s e n t dè s le d é b u t . S u ivan t un prem ier sens, l ’idéal ascétique
désigne le com p lexe du ressentim en t et de la m auvaise conscience :
il croise l ’un avec l ’autre, il renforce l ’un par l ’autre. En second
lieu, il exp rim e l’ensem ble des m oyen s par lesquels la m aladie
du ressentim en t, la souffrance de la m auvaise con scien ce d ev ie n
nen t viva b les, bien plus, s ’organ isent e t se prop agen t ; le prêtre
ascétique e st à la fois jardinier, éleveur, berger, m édecin. E nfin,
et c ’est son sens le plus profond, l ’idéal ascétiqu e exprim e la
volon té qui fait triom pher les forces réactives. « L ’idéal ascétique
exprim e une volon té (1). » N ous retrouvons l ’idée d ’une com p licité
fondam entale (non pas une id en tité , m ais une com p licité) entre
les forces réactives e t une form e de la volo n té de puissance (2).
Jam ais les forces réactives ne l’em p orteraien t sans une v o lo n té
qui d évelopp e les projections, qui organise les fictions nécessaires.
La fiction d ’un outre-m onde dans l’idéal ascétique : vo ilà ce qui
accom pagne les dém arches du ressentim en t et de la m auvaise
conscience, voilà ce qui perm et de déprécier la vie et to u t ce qui
est actif dans la v ie , voilà ce qui donne au m onde une valeur
d ’apparence ou de n éan t. La fiction d ’un autre m onde é ta it déjà
présente dans les autres fictions com m e la con d ition qui les ren
d ait possibles. In versem en t, la volo n té de n éan t a besoin des
forces réactives : non seu lem en t elle ne supporte la v ie que sous
form e réactive, m ais elle a besoin de la vie réactive com m e
du m oyen par lequel la v ie d o i t se contredire, se nier, s ’anéantir.
Que seraient les forces réactives séparées de la v o lo n té de n éan t ?
Mais que serait la v o lo n té de n éan t sans les forces réactives ?
P eu t-être d eviend rait-elle to u t autre chose que ce que nous la
v o y o n s être. Le sens de l ’idéal ascétiqu e e st d onc celu i-ci :
exprim er l ’affinité des forces réactives a vec le n ih ilism e, exprim er
le n ih ilism e com m e « m oteur » des forces réactives.
génie dans la haine, dans la vision de la haine, dans l ’im placable logique de
la haine. Combien de choses ce dysangélisie n ’a-t-il pas sacrifiées à la haine I
A vant tout le Sauveur : il le cloua à sa croix. » — C’est saint Paul qui a
« inventé » le sens de la faute : il a « interprété » la mort du Christ com me si
le Christ m ourait pour nos péchés ( VP , I, 366 et 390).
Il) GM, III, 23.
(2) On se souvient que le prêtre ne se confond pas avec les forces'réactives :
il les mène, il les fait triompher, il en tire parti, il leur insuffle une volonté de
puissance ( GM, III, 15 et 18).
168 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
16) T R I O M P H E D E S FORCES R É A C T IV E S
LE SURHOMME :
CONTRE LA DIALECTIQUE
1) L E N I H I L I S M E
l a n é g a t i o n c o m m e q u a l i t é d e l a v o l o nt é d e p u i s s a n c e . D ans son
prem ier sens e t dans son fondem ent, n ihilism e signifie donc :
valeur de n éan t prise par la v ie , fiction des valeurs supérieures
qui lui d onn en t cette valeur de n éan t, v o lo n té de n éan t qui
s ’exprim e dans ces valeurs supérieures.
Le n ihilism e a un second sens, plus courant. Il ne signifie
plus une v olon té, m ais une réaction. On réagit contre le m onde
suprasensible et contre les valeurs supérieures, on nie leur
existen ce, on leur dénie tou te v a lid ité. N on plus d évalorisation
de la v ie au nom de valeurs supérieures, m ais d évalorisation des
valeurs supérieures elles-m êm es. D évalorisation ne signifie plus
valeur de n éan t prise par la vie, m ais n éan t des valeurs, des valeurs
supérieures. La grande n ouvelle se propage : il n ’y a rien à voir
derrière le rideau, « les signes d istin ctifs que l ’on a donnés de la
véritable essence des choses son t les signes caractéristiques du
non-être, du n éan t » (1). A insi le n ih iliste nie D ieu, le bien et
m êm e le vrai, tou tes les form es du suprasensible. R ien n ’est
vrai, rien n ’est bien, D ieu est m ort. N éan t de v o lo n té n ’est
plus seu lem en t un sym p tôm e pour une volo n té de n éan t, m ais,
à la lim ite, une n égation de tou te vo lo n té, un taedium vitae.
Il n ’y a plus de volo n té de l ’hom m e ni de la terre. « P a rto u t de
la neige, la v ie est m u ette ici ; les dernières corneilles d ont on
en ten d la v o ix croassent : A quoi bon ? E n vain ! N ada ! R ien ne
pousse et ne croît plus ici (2). » — Ce second sens resterait fam ilier,
m ais n ’en serait pas m oins incom préhensible si l ’on ne v o y a it
com m en t il découle du prem ier et suppose le prem ier. T ou t à
l ’heure, on dép réciait la v ie du h aut des valeurs supérieures, on
la n ia it au nom de ces valeurs. Ici, au contraire, on reste seul
avec la v ie , m ais cette vie est encore la v ie dépréciée, qui se pour
su it m ain ten a n t dans un m onde sans valeurs, dénuée de sens et
de b ut, rou lan t toujours plus loin vers son propre n éan t. T o u t à
l ’heure, on op p osait l ’essence à l ’apparence, on fa isa it de la v ie
une apparence. M ainten ant on n ie l ’essence, m ais on garde
l ’apparence : to u t n ’est q u ’apparence, cette v ie qui nous reste
est restée pour elle-m êm e apparence. Le prem ier sens du n ih i
lism e tro u v a it son principe dans la volo n té de nier com m e
v olon té de puissance. Le second sens, « p essim ism e de la faiblesse »,
trou ve son principe dans la v ie réactive tou te seule e t to u te nue,
dans les forces réactives réduites à elles-m êm es. Le prem ier sens
e s t un nihilisme négatif ; le second sens, un nihilisme réactif.
2) A N A L Y S E DE LA PITIÉ
(1) Sur l ’athéism e du ressentim ent : VP, III, 458 ; cf. EH, II, 1 : comment
Nietzsche oppose à l ’athéism e du ressentiment sa propre agressivité contre la
religion.
(2) Z, IV, « Le plus hideux des hommes ».
(3) Z, IV, « Hors de service ».
(4) Z, II, « Le devin ». — GS, 125 : « N ’allons-nous pas errant comme par
un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-
il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, toujours plus de nuits ? »
(5) Z, Prologue, 5.
174 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
(1) Z, Prologue, 5.
(2) H e i d e g g e r , Holzwege (« le m ot de N ietzsche : Dieu est mort », tr. fr.,
Arguments, n° 15).
(3) Nietzsche ne s’en tient pas à une histoire européenne. Le bouddhisme
lui semble une religion du nihilism e passif ; le bouddhisme donne même au
nihilism e passif une noblesse. Aussi N ietzsche pense-t-il que l ’Orient est en
avance sur l ’Europe : le christianisme en reste encore aux stades négatif et
réactif du nihilism e (cf. VP, I, 343 ; AC, 20-23).
CONTRE L A D IA L E C T I Q U E 175
3) D I E U E S T M O R T
8
(1) GM, I, : « N ’est-ce pas par l ’occulte magie noire d ’une politique vrai
ment grandiose de la vengeance, d ’une vengeance prévoyante, souterraine,
lente à saisir et à calculer ses coups, q u ’Israël même a dû renier et m ettre en
croix à la face du monde le véritable instrum ent de sa vengeance, comme si
cet instrum ent était son ennemi mortel, afin que le monde entier, c ’est-à-dire
tous les ennem is d ’Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât ? »
(2) AC, 17 : « Autrefois Dieu n’avait que son peuple, son peuple élu. Depuis
lors, il s ’en est allé à l ’étranger, tout comme son peuple, il s ’est mis à voyager
sans plus jam ais tenir en place : jusqu’à ce que partout il fût chez lui, le grand
cosm opolite. »
(3) Le thèm e de la mort de Dieu, interprétée comme mort du Père, est cher
au rom antism e : par exem ple Jean-P aul (Choix de rêves, trad. B é g u i n ).
N i e t z s c h e en donne une version admirable dans VO, 84 : le gardien de prison
étant absent, un prisonnier sort des rangs et dit à voix haute : « Je suis le fils
du gardien de la prison et je puis tout sur lui. Je puis vous sauver, je v e u xvou s
sauver. Mais, bien entendu, jene sauveraique c eu x d ’entre vous qui croient que
je suis le fils du gardien de la prison. » Alors se répandla nouvelleque legardien
de la prison « vien t de mourir subitem ent ». Le fils parle à nouveau : « Je vous
l ’ai dit, je laisserai libre chacun de ceux qui ont foi en moi, je l ’afilrme avec
autant de certitude que j ’afïirme que mon père est encore vivant. » — Cette
exigence chrétienne : avoir des croyants, N ietzsche la dénonce souvent. Z, II,
« Des poètes » : « La foi ne sauve pas, la foi en moi-même moins qu’aucune
autre. » EH, IV, 1 : « Je ne veu x pas de croyants, je crois que je suis trop
méchant pour cela, je ne crois même pas en moi-même. Je ne parle jam ais aux
m asses... J ’ai une peur épouvantable qu’on ne veuille un jour me canoniser. »
CONTRE LA DIA LECTIQUE 177
tianism e. Les E van giles a v a ien t com m encé, sain t P aul pousse
à la perfection une falsification grandiose. D ’abord le Christ
serait m ort pour nos péchés ! Le créancier au rait donné son
propre fils, il se serait payé avec son propre fils, ta n t le débiteur
a v a it une d ette im m ense. Le père ne tu e plus son fils pour le
rendre in dépend ant, m ais pour nous, à cause de nous (1). D ieu
m et son fils en croix par am our ; nous répondrons à cet am our
pour a u tan t que nous nous sentirons coupables, coupables de
cette m ort, et que nous la réparerons en nous accusant, en p a yan t
les in térêts de la d ette. Sous l ’am our de D ieu, sous le sacrifice
de son fils, tou te la vie d evien t réactive. — La v ie m eurt, m ais
elle renaît com m e réactive. La vie réactive est le contenu de la
su rvivan ce en ta n t que telle, le contenu de la résurrection. E lle
seule est élue de D ieu, elle seule trouve grâce d eva n t D ieu, d evan t
la v olo n té de n éan t. Le D ieu m is en croix ressuscite : telle est
l’autre falsification de sain t Paul, la résurrection du Christ et
la survie pour nous, l ’unité de l ’am our et de la vie réactive. Ce
n ’est plus le père qui tue le fils, ce n ’est plus le fils qui tu e le
père : le père m eurt dans le fils, le fils ressuscite dans le père,
pour nous, à cause de nous. « Au fond sain t P aul ne p o u v a it pas
du to u t se servir de la vie du Sauveur, il a v a it besoin de la m ort
sur la croix, et encore de quelque chose d ’autre... » : la résurrec
tion (2). — D ans la conscience chrétienne, on ne cache pas
seulem ent le ressentim en t, on en change la direction : la cons
cience judaïque é ta it conscience du ressentim en t, la conscience
chrétienne est m auvaise conscience. La conscience chrétienne
est la conscience judaïque renversée, retournée : l ’am our de la
vie, m ais com m e vie réactive, est devenu l ’universel ; l’am our
est devenu principe, la haine toujours v iv a c e apparaît seule
m en t com m e une conséquence de cet am our, le m oyen contre ce
qui résiste à cet am our. Jésus guerrier, Jésus h aineux, m ais par
amour.
2° D u point de vue du nihilisme réactif : moment de la cons
cience européenne. — J u sq u ’ici la m ort de D ieu signifie la syn th èse
dans l ’idée de D ieu de la v o lo n té de n éan t et de la v ie réactive.
C ette syn th èse a des proportions diverses. Mais dans la m esure
où la vie réactive d ev ien t l ’essen tiel, le christianism e nous m ène
à une étrange issue. Il nous apprend que c ’est nous qui m etto n s
D ieu à m ort. Il sécrète par là son propre athéism e, athéism e de
(1) AC, 33, 34, 35, 40. — Le véritable Christ, selon N ietzsche, ne fait pas
appel à une croyance, il apporte une pratique : « La vie du Sauveur n ’était pas
autre chose que cette pratique, sa mort ne fut pas autre chose non plus...
Il ne résiste pas, il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner
de lui la chose extrêm e, plus encore ill la provoque. E t il prie, souffre et aime
avec ceux qui lui font du mal. Ne point se défendre, ne point se m ettre en
colère, ne point rendre responsable. Mais aussi ne point résister au mal, aimer
le m al... Par sa m ort, Jésus ne pouvait rien vouloir d ’autre, en soi, que de
donner la preuve la plus éclatante de sa doctrine ».
(2) AC, 31. — AC, 42 : « Un effort nouveau, tout à fait prim esautier, vers
un m ouvem ent d ’apaisem ent bouddhique » ; VP , I, 390 : « Le christianism e est
un naïf com m encem ent de pacifisme bouddhique, surgi du troupeau même
qu’anime le ressentim ent. »
CONTRE LA D I A L E C T I Q U E 179
4) C O N T R E L E H É G É L I A N I S M E
(1) Z, II, « Des grands événem ents » : « J ’ai perdu la foi dans les grands
événem ents, dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumée autour d ’eux...
Et avoue-le donc ! Peu de chose avait été accompli lorsque se dissipaient ton
fracas et ta fumée », GS, 125.
(2) Sur la mort de Dieu et son sens dans la philosophie de H egel, cf. les
com mentaires essentiels de M. W a h l (Le malheur de la conscience dans la phi
losophie de Hegel) et de M. H y p p o l i t e ( Genèse et structure de la phénoménolo
gie de l'esprit). — Et aussi le bel article de M. B i r a u i . t (L’O nto-théo-logique
hégélienne et la dialectique, in Tijdschrift vnoz Philosophie, 1958).
CONTRE LA DIALECTIQUE 181
5) L E S A V A T A R S DE LA D IA LE C TIQ U E
(1) S t i r n e r , p. 216.
(2) S t i r n e r , p. 216, p. 449.
186 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
6) N I E T Z S C H E E T L A D IA LE C TIQ U E
7) T H É O R I E D E V H O M M E SUPÉRIEUR
des vaches. Car les vach es sa v e n t rum iner, e t rum iner est le
p roduit de la culture en ta n t que culture (1). L'ombre est le
voyageu r lui-m êm e, l ’a ctiv ité générique elle-m êm e, la culture et
son m ou vem en t. Le sens du voyageu r et de son om bre, c ’est que
seule l ’om bre v o y a g e. L ’om bre voyageu se est l ’a ctiv ité générique,
m ais en ta n t q u ’elle perd son produit, en ta n t q u ’elle perd son
principe e t les cherche follem en t (2). — Les d eu x rois son t les
gardiens de l’a ctiv ité générique, l ’hom m e au x sangsues est le
p roduit de cette a ctiv ité com m e science, le dernier pape est le
p roduit de cette a ctiv ité com m e religion ; le m en d ian t volon taire,
au-delà de la science et de la religion, v e u t savoir quel est le
produit ad éq u at de cette a ctiv ité ; l ’om bre est cette a ctiv ité
m êm e en ta n t q u ’elle perd son b u t et cherche son principe.
N ous avon s fait com m e si l ’hom m e supérieur se d iv isa it en
d eu x espèces. Mais en vérité, c ’est chaque personnage de l ’hom m e
supérieur qui a les deux aspects su iv a n t une proportion variable ;
à la fois représen tan t des forces réactives et de leur triom phe,
représentant de l’a ctiv ité générique et de son produit. N ous
d evons ten ir com p te de ce double asp ect afin de com prendre
pourquoi Z arathoustra traite l ’hom m e supérieur de d eu x façons :
ta n tô t com m e l ’ennem i qui ne recule d evan t aucun piège, aucune
infam ie, pour d étourner Zarathoustra de son chem in ; ta n tô t
com m e un h ôte, presque un com pagnon qui se lance dans une
entreprise proche de celle de Z arathoustra lui-m êm e (3).
8) V H O M M E E S T -IL
E SSE N TIE LLE M E N T « RÉ A C TIF » ?
est prom ise com m e leur devenir essen tiel : le m onde grec renversé
par l ’hom m e théorique, R om e renversée par la Ju dée, la R en ais
sance par la R éform e. Il y a donc bien une a ctiv ité hum aine, il y
a bien des forces a ctives de l ’hom m e ; m ais ces forces particulières
ne so n t que l ’alim en t d ’un d even ir universel des forces, d ’un
d evenir-réactif de to u tes les forces, qui d éfinit l ’hom m e et le
m onde hum ain. C’est ainsi que se con cilien t chez N ietzsch e les
deux asp ects de l ’hom m e supérieur : son caractère réactif, son
caractère actif. A prem ière vu e, l ’a ctiv ité de l ’hom m e apparaît
com m e générique ; des forces réactives se greffent sur elle, qui la
dén atu rent e t la d étournent de son sens. Mais plus profondém ent
le vrai générique est le d even ir réactif de tou tes les forces, l ’a c ti
v ité n ’éta n t que le term e particulier supposé par ce devenir.
Z arathoustra ne cesse pas de dire à ses « visiteu rs » : vou s
êtes m anqués, vou s êtes des natures m anquées (1). Il faut
com prendre cette expression au sens le plus fort : ce n ’est pas
l'hom m e qui n ’arrive pas à être hom m e supérieur, ce n ’est pas
l'hom m e qui m anque ou qui rate son b ut, ce n ’est pas l ’a ctiv ité
de l ’hom m e qui m anque ou qui rate son produit. Les visiteurs
de Z arathoustra ne s ’ép rou ven t pas com m e de faux hom m es
supérieurs, ils ép rou ven t l ’hom m e supérieur q u ’ils so n t com m e
quelque chose de faux. Le b u t lui-m êm e est m anqué, raté, non
pas en vertu de m oyen s insuffisants, m ais en vertu de sa nature,
en vertu de ce q u ’il est com m e but. Si on le m anque, ce n ’est pas
dans la m esure où on ne l ’a tte in t pas ; c ’est com m e b u t a tte in t
q u ’il est aussi bien b u t m anqué. Le produit lui-m êm e est raté,
non pas en vertu d ’accid en ts qui su rviend raien t, m ais en vertu
de l ’a ctiv ité , de la nature de l ’a ctiv ité d ont il e st le produit.
N ietzsche v e u t dire que l ’a c tiv ité générique de l ’hom m e ou de la
culture n ’ex iste que com m e le term e supposé d ’un devenir-réactif
qui fait du principe de cette a ctiv ité un principe qui rate, du
produit de cette a ctiv ité un p rod uit raté. La d ialectiqu e est le
m ouvem ent de l ’a c tiv ité en ta n t que telle ; elle aussi est essen
tiellem en t ratée et rate essen tiellem en t ; le m ou vem en t des réap
propriations, l ’a ctiv ité d ialectiqu e, ne fait q u ’un avec le devenir-
réactif de l ’hom m e et dans l ’hom m e. Que l ’on considère la façon
d ont les hom m es supérieurs se p résen ten t : leur désespoir, leur
d égoût, leur cri de détresse, leur « conscience m alheureuse ».
Tous sa v en t et ép rou ven t le caractère m anqué du b u t q u ’ils
a tteig n en t, le caractère raté du produit q u ’ils son t (2). L ’om bre
(1) Z, IV, « Le cri de détresse » : « Le dernier péché qui m ’ait été réservé,
sais-tu quel est son nom ? — Pitié, répondit le devin d ’un cœur débordant,
e t il leva les deux mains : ô Zarathoustra, je viens pour t ’entraîner à ton der
nier péché I » — Z, IV, « Le plus hideux des hommes » : « Toi-m êm e, garde-toi
de ta propre pitié !... Je connais la cognée qui peut l ’abattre. » E t Z, IV,
t Le signe » : un des derniers mots de Zarathoustra est : « Pitié, la pitié pour
l’homme supérieur !... Eh bien, cela a eu son tem ps. »
19G NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
9) N I H I L I S M E E T T R A N S M U T A T I O N :
L E P O IN T FOCAL
connue sous une seule form e, sous la form e du n ég a tif qui n ’en
con stitue q u ’une face, une qualité. N ous « pensons » la v o lon té de
puissance sous une forme d istin cte de celle où nous la connaissons
(ainsi la pensée de l ’éternel retour dépasse tou tes les lois de notre
connaissance). L ointain e su rvivan ce des thèm es de K an t et de
Schopenhauer : ce que nous connaissons de la v o lo n té de p u is
sance est aussi bien douleur et su pplice, m ais la v o lo n té de
puissance est encore la joie inconnue, le bonheur inconnu, le
dieu inconnu. Ariane chante dans sa plainte : « Je m e courbe et
je m e tords, tourm entée par tous les m artyrs éternels, frappée
par toi, chasseur le plus cruel, to i, le dieu — in con nu ... Parle
enfin, toi qui te caches derrière les éclairs ? Inconnu ! parle !
Que v eu x -tu ... ? O reviens, m on dieu inconnu ! ma douleur ! m on
dernier bonheur (1). » L ’autre face de la v olon té de puissance,
la face inconnue, l ’autre q ualité de la v olon té de p uissance, la
q ualité inconnue : l'affirm ation. E t l ’affirm ation, à son tour,
n ’est pas seulem ent une volon té de puissance, une qualité de
v o lon té de puissance, elle est ralio essendi de la volonté de p u i s
sance en général. E lle est ratio essendi de tou te la v o lo n té de
puissance, donc raison qui exp u lse le n égatif de cette vo lo n té,
com m e la négation é ta it ratio cognoscendi de to u te la v o lo n té
de puissance (donc raison qui ne m anq uait pas d ’élim iner l ’affir-
m atif de la connaissance de cette volon té). De l ’affirm ation
d ériven t les valeurs n ouvelles : valeurs inconnues ju sq u ’à ce
jour, c ’est-à-dire ju sq u ’au m om en t où le législateu r prend la
place du « sa v a n t », la création celle de la connaissance elle-même,
l ’affirm ation celle de tou tes les n égation s connues. — On v o it
donc que, entre le nihilism e et la tran sm u tation , il y a un rapport
plus profond que celui que nous indiquions d ’abord. Le nihilism e
exprim e la q ualité du n égatif com m e ratio cognoscendi de la
v o lon té de puissance ; m ais il ne s ’achève pas sans se transm uer
dans la q u alité contraire, dans l ’affirm ation com m e ralio essendi
de cette m êm e volon té. T ransm u tation d ionysiaque de la d ou
leur en joie, que D ion ysos en réponse à A riane annonce avec
le m ystère con ven ab le : « Ne faut-il pas d ’abord se haïr si l ’on
d oit s ’aim er (2) ? » C’est-à-dire : ne dois-tu pas m e connaître
com m e n égatif si tu dois m ’éprouver com m e affirm atif, m ’épouser
com m e l ’affirm atif, m e penser com m e l ’affirm ation (2) ?
Mais pourquoi la tran sm u tation est-elle le n ihilism e achevé,
s ’il est vrai q u ’elle se con ten te de su b stitu er un élém en t, à un
8
(1) Sur la destruction active, VP, 111, et 102. — Comment Zarathoustra
oppose « l ’homme qui veut périr » aux derniers hommes ou « prédicateurs de
la mort » : Z, Prologue, 4 et 5 ; I, « Des prédicateurs de la mort ».
(2) Z, Prologue, 4.
CONTRE LA DIALECTIQUE 201
diale ment suivie d ’une n égation non m oins énorm e et illim itée
q u ’elle-m êm e. Z arathoustra s ’élève à ce « suprêm e degré de
n égation ». L a destruction comme destruction active de toutes les
valeurs connues est la trace du créateur : « V oyez les bons et les
ju stes ! Qui h aïssen t-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des
valeurs, le d estructeur, le crim inel : or, c ’est lui le créateur. »
2° Pas d ’affirm ation qui ne se fasse précéder aussi d ’une n égation
im m ense : « U ne des con d ition s essen tielles de l ’affirm ation,
c ’est la n égation et la d estruction. » Z arathoustra d it : « Je suis
devenu celui qui b én it et qui affirme, e t j ’ai lon gtem p s lu tté pour
cela. » Le lion d ev ie n t en fant, m ais le « oui sacré » de l ’en fant d oit
être précédé par le « non sacré » du lion (1). La destruction comme
destruction active de l'homme qui veut périr et être surmonté est
l ’annonce du créateur. Séparée de ces deux n égation s, l ’affirm a
tion n ’est rien, im pu issan te elle-m êm e à s ’affirmer (2).
On aurait pu croire que l ’âne, l ’anim al qui d it I-A , éta it l ’anim al
d ionysiaqu e par excellen ce. E n fait, il n ’en est rien ; son a p p a
rence e st d ionysiaqu e, m ais tou te sa réalité chrétienne. Il est
seu lem en t bon à servir de dieu au x hom m es supérieurs : sans
d oute, il représente l ’affirm ation com m e l ’élém en t qui dépasse
les hom m es supérieurs, m ais il la défigure à leur im age et pour
leurs besoins. Il d it toujours oui, mais ne sait pas dire non. « J ’ho-
nore les langues e t les estom acs récalcitran ts et difficiles qui
on t appris à dire : m oi et oui et non. Mais to u t m âcher et to u t
digérer, c ’est bon pour les cochons ! Dire toujours I-A , c ’est ce
que n ’on t appris que les ânes et ceu x de leur espèce (3) ! » Il
arrive à D ion ysos une fois, par p laisan terie, de dire à A riane q u ’elle
a de trop p etites oreilles : il v e u t dire q u ’elle ne sa it pas encore
affirmer, ni d évelopp er l ’affirm ation (4). Mais réellem en t
N ietzsch e lui-m êm e se v a n te d ’avoir l ’oreille p etite : « Cela ne
m anquera pas d ’intéresser quelque peu les fem m es. Il m e sem ble
q u ’elles se sen tiron t m ieu x com prises par m oi. Je suis l ’an ti-ân e
par excellen ce, ce qui fait de m oi un m onstre historique. Je suis
est su ivi, im ité, ten té , com prom is par son « singe », son « bouffon »,
son « nain », son « dém on » (1). Or, le dém on est le nihilism e :
parce q u ’il nie to u t, m éprise to u t, il croit lui aussi pousser la
n égation ju sq u ’au degré suprêm e. Mais v iv a n t de la négation
com m e d ’une puissance in d ép en d an te, n ’a y a n t pas d ’autre q u a
lité que le n égatif, il est seulem ent créature du ressentim en t,
de la haine et de la ven gean ce. Z arathoustra lui d it : « Je m éprise
ton m épris... C’est de l ’am our seul que p eu t m e ven ir la v o lo n té
de m on m épris e t de m on oiseau avertisseur : m ais non du m aré
cage (2). » Cela v e u t dire : c ’est seu lem en t com m e puissance
d ’affirmer (amour) que le n égatif a tte in t son degré supérieur
(l’oiseau avertisseur qui précède et su it l ’affirm ation) ; ta n t que le
n égatif est à lui-m êm e sa propre puissance ou sa propre qualité,
il est dans le m arécage, e t lui-m êm e m arécage (forces réactives).
C’est seu lem en t sous l ’em pire de l ’affirm ation que le n égatif
est élevé ju sq u ’à son degré supérieur, en m êm e tem ps q u ’il se
vain c lui-m êm e : il su bsiste non plus com m e puissance et qualité,
m ais com m e m anière d ’être de celui qui est puissant. A lors, et
alors seulem ent, le n égatif est l ’agressivité, la négation d ev ien t
a ctiv e, la d estru ction joyeu se (3).
On v o it où N ietzsch e v e u t en ven ir et à qui il s ’oppose. Il
s ’oppose à to u te form e de pensée qui se confie à la puissance du
n égatif. Il s ’oppose à to u te pensée qui se m eu t dans l ’élém en t
du n égatif, qui se sert de la négation com m e d ’un m oteur, d ’une
puissance et d ’une qualité. Comme d ’autres o n t le v in triste, une
telle pensée a la d estru ction triste, le tragique triste : elle est et
dem eure pensée du ressentim en t. A une telle pensée, il faut deux
négations pour faire une affirmation, c ’est-à-dire une apparence
d ’affirm ation, un fantôm e d ’affirm ation. (Ainsi le ressen tim en t a
besoin de ses d eu x prém isses n égatives pour conclure à la soi-
d isant p o sitiv ité de sa conséquence. Ou bien l ’idéal ascétique a
b esoin du ressentim en t e t de la m auvaise con scien ce, com m e de
d eu x prém isses n égatives, pour conclure à la soi-d isan t p o sitiv ité
du divin. Ou bien l’a ctiv ité générique de l ’hom m e a besoin deu x
6 8
(1) Z, Prologue, , 7, (première rencontre avec le bouffon, qui dit à Zara
thoustra : « Tu as parlé comme un bouffon »). — II, « L’enfant du miroir »
(Zarathoustra rêve que, se regardant dans un miroir, il v oit le visage du
bouffon. « En vérité, je comprends trop bien le sens et l ’avertissem ent de ce
rêve : ma doctrine est en danger, l ’ivraie veut s ’appeler froment. Mes ennem is
sont devenus puissants et ils ont défiguré l ’image de ma doctrine »). — III,
« De la vision et de l ’énigme » (seconde rencontre avec le nain-bouffon, près
du portique de l ’éternel retour). — III, t En passant » (troisième rencontre :
« La parole de fou me fait tort, même lorsque tu as raison »).
(2) Z, III, « En passant ».
(3) E H , III, « L’origine de la tragédie », « Ainsi parlait Zarathoustra ».
CONTRE LA DIALECTIQUE 207
fois du n égatif pour conclure à la soi-d isan t p o sitiv ité des réap
propriations.) T out est faux et triste dans cette pensée représentée
par le bouffon de Zarathoustra : l ’a ctiv ité n ’y est q u ’une réaction,
l ’affirm ation, un fantôm e. Zarathoustra lui oppose l ’affirm ation
pure : il faut et il suffit de iaffirmation pour faire deux négations,
deux négations qui font partie des puissances d ’affirmer, qui sont
les manières d ’être de l ’affirmation comme telle. E t d ’une autre
façon, nous le verrons, il fau t d eu x affirm ations, pour faire
de la négation dans son ensem ble une m anière d ’affirmer. —
Contre le ressen tim en t du penseur chrétien, l’agressivité du pen
seur dionysiaqu e. A la fam euse p o sitiv ité du n égatif, N ietzsch e
oppose sa propre d écou verte : la n ég a tiv ité du p ositif.
11) L E SENS DE U A F F IR M A T IO N
être in terp rété, recoupé par d ’autres tex tes (1). L ’âne et le
cham eau n ’on t pas seu lem en t des forces pour porter les plus
lourds fardeaux, ils on t un dos pour en estim er, pour en évaluer
le poids. Ces fardeaux leur sem b len t avoir le poids du réel. Le
réel tel q u ’il est, voilà com m en t l ’âne éprouve sa charge. C’est
pourquoi N ietzsch e présente l ’âne et le cham eau com m e im per
m éables à to u tes form es de sédu ction et de ten ta tio n : ils ne son t
sensibles q u ’à ce q u ’ils on t sur le dos, à ce q u ’ils ap p ellen t réel.
On devine donc ce que signifie l ’affirm ation de l ’A ne, le oui qui
ne sait pas dire non : affirmer n'est rien d'autre ici que porter,
assumer. A cquiescer au réel tel q u ’il est, assum er la réalité telle
q u ’elle est.
Le réel tel q u ’il est, c ’est une idée d ’âne. L ’âne éprouve
com m e la p o sitiv ité du réel le poids des fardeaux d ont on l ’a
chargé, d ont il s ’est chargé. V oilà ce qui se passe : l ’esprit de
lourdeur est l ’esprit du n égatif, l ’esprit conjugué du nihilism e
e t des forces réactives ; dans to u tes les vertu s ch rétiennes de
l ’âne, dans to u tes les forces qui lui serv en t à porter, l ’œ il exercé
n ’a pas de peine à découvrir le réactif ; dans tou s les fardeaux
q u ’il porte, l ’œ il avisé v o it les produits du n ihilism e ; m ais l ’âne
ne saisit jam ais que des conséquences séparées de leurs pré
m isses, des produits séparés du principe de leur p roduction,
des forces séparées de l ’esprit qui les anim e. A lo rs,les fardeaux
lui sem b len t avoir la p o sitiv ité du réel, com m e les forces d ont
il est doué, les q ualités p o sitives qui correspondent à une assom p-
tion du réel et de la vie. « D ès le berceau, on nous dote déjà de
lourdes paroles et de lourdes valeurs ; bien et m al, ainsi se nom m e
ce p atrim oin e... E t nous, nous traîn ons fidèlem ent ce d ont on
nous charge, sur des fortes épaules et par-dessus d ’arides m on
tagn es ! E t lorsque nous transpirons, on nous d it : Oui, la v ie est
lourde à porter (2). » L ’âne est d ’abord Christ : c ’est le Christ
qui se charge des plus lourds fardeaux, c ’est lui qui porte les
fruits du n ég a tif com m e s ’ils con ten aien t le m ystère p o sitif par
excellen ce. P uis, quand l ’hom m e prend la place de D ieu, l ’âne
d ev ien t libre penseur. Il s ’approprie to u t ce q u ’on lu i m et sur le
dos. On n ’a plus besoin de le charger, il se charge lui-m êm e. Il
récupère l ’E ta t, la religion, etc., com m e ses propres puissances.
Il est devenu D ieu : to u tes les v ieilles valeurs de l ’autre m onde
lui ap paraissent m ain ten a n t com m e des forces qui m èn en t ce
m ond e-ci, com m e ses propres forces. Le poids du fardeau se
8
(1) V P , IV, . — Le « livre » auquel N ietzsche fait allusion est VOrigine
de la tragédie.
(2) Z , II, « Sur les îles bienheureuses ».
(3) Z, I, « Des trois m étam orphoses ».
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 213
12) L A DOUBLE A F F IR M A T IO N : A R IA N E
(1) VP , IV, 8.
(2) B M , 213.
(3) Trouver dans l ’affirmation et la négation les racines mêmes de l ’être
et du néant n’est pas nouveau ; cette thèse s ’inscrit dans une longue tradition
philosophique. Mais N ietzsche renouvelle et bouleverse cette tradition par sa
conception de l ’alfirmation et de la négation, par sa théorie de leur rapport et
de leur transform ation.
214 N IETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
tran sm u tation qui lui est propre : la puissance fém inine affran
chie, deven u e b ien faisante et affirm ative, l ’A nim a. « Que le reflet
d ’une étoile luise dans votre am our ! Que votre espoir dise :
Oh, puissé-je m ettre au m onde le surhom m e (1) ! » B ien plus :
par rapport à D ion ysos, A riane-A nim a est com m e une seconde
affirm ation. L ’affirm ation dionysiaqu e réclam e une autre affir
m ation qui la prend pour objet. Le devenir d ionysiaqu e est
l ’être, l ’étern ité, m ais en ta n t que l ’affirm ation correspondante
est elle-m êm e affirmée : « Eternelle affirmation de l’être, éternelle
ment j e suis ton affirmation (2). » L ’éternel retour « rapproche au
m axim u m » le devenir et l ’être, il affirme l ’un de l ’autre (3) ;
encore faut-il une seconde affirm ation pour opérer ce rapproche
m ent. C’est pourquoi l ’éternel retour est lui-m êm e un anneau
n up tial (4). C’est pourquoi l ’univers d ionysiaque, le cycle éternel,
est un anneau n u p tial, un m iroir de noces qui atten d l’âm e
( a n im a ) capable de s ’y mirer, m ais aussi de le réfléchir en se
m iran t (5). C’est pourquoi D ion ysos v e u t une fiancée : « C’est
m oi, m oi que tu v e u x ? Moi, to u t entière (6) ?... » (Là encore on
rem arquera que, su iv a n t le p oin t où l ’on se place, les noces
ch an gen t de sens ou de partenaires. Car, selon l ’éternel retour
con stitu é, Z arathoustra apparaît lui-m êm e com m e le fiancé,
et l ’étern ité, com m e une fem m e aim ée. Mais d ’après ce qui co n sti
tue l ’éternel retour, D ion ysos est la prem ière affirm ation, le d eve
nir e t l’être, m ais ju stem en t le devenir qui n ’est être que com m e
ob jet d ’une seconde affirm ation ; A riane est cette seconde affir
m ation , A riane est la fiancée, la puissance fém inine am ante.)
3° Le labyrinthe ou les oreilles. Le lab yrin the est une im age
fréquente chez N ietzsch e. Il désigne d ’abord l ’in con scien t, le
soi ; seule l ’A nim a est capable de nous réconcilier avec l ’in
con scien t, de nous donner un fil conducteur pour son exp loration.
E n second lieu, le lab yrin the désigne l ’éternel retour lui-m êm e :
circulaire, il n ’est pas le chem in perdu, m ais le chem in qui nous
ram ène au m êm e p oin t, au m êm e in sta n t qui est, qui a été et
qui sera. Mais plus profondém ent, du p oin t de v u e de ce qui
con stitu e l ’éternel retour, le lab yrin the est le devenir, l ’affirma
tion du devenir. Or l ’être sort du devenir, il s ’affirme du devenir
lui-m êm e, pour a u ta n t que l ’affirm ation du devenir est l ’ob jet
(1) VP, III, 408 : « Nous som m es particulièrem ent curieux d ’explorer le
labyrinthe, nous nous efforçons de lier connaissance avec M. le Minotaure
dont on raconte des choses si terribles ; que nous im portent votre chemin qui
monte, votre fil qui mène dehors, qui mène au bonheur et à la vertu, qui mène
vers vous, je le crains... vous pouvez nous sauver à l ’aide de ce fil ? E t nous,
nous vous en prions instam m ent, pendez-vous à ce fil ! »
(2) DD , « P lainte d ’Ariane » : * Sois prudente Ariane ! Tu as de petites
oreilles, tu as mes oreilles : M ets-y un m ot avisé ! Ne faut-il pas d ’abord se
haïr si l ’on doit s ’aimer ?... Je suis ton labyrinthe... »
CONTRE LA D IA L E C T I Q U E 217
13) D I O N Y S O S E T Z A R A T H O U S T R A
con d itions qui lui son t elles-m êm es soum ises, et que ces produits
d épassent. C’est le lion qui d evien t en fant, c ’est la destruction
des valeurs connues qui rend possible une création des valeurs
n ouvelles ; m ais la création des valeurs, le oui de l ’enfant-joueur
ne se form eraient pas sous ces con d itions s ’ils n ’éta ien t ju sti
ciables en m êm e tem ps d ’une généalogie plus profonde. On ne
s ’étonnera donc pas que to u t con cept nietzschéen so it à la croisée
des deux lignées gén étiq ues inégales. N on seu lem en t l ’éternel
retour et le surhom m e, m ais le rire, le jeu, la danse. R apportés
à Zarathoustra, le rire, le jeu, la danse son t les puissances affirma
tiv es de tran sm u tation : la danse transm ue le lourd en léger, le
rire la souffrance en joie, le jeu du lancer (les dés) le bas en haut.
Mais rapportés à D ion ysos, la danse, le rire, le jeu son t les puis
sances affirm atives de réflexion et de développ em en t. La danse
affirme le devenir et l ’être du devenir ; le rire, les éclats de rire,
affirm ent le m ultip le et l ’un du m ultip le ; le jeu affirme le hasard
et la n écessité du hasard.
CONCLUSION
ja pitr e P r e m ie r . — Le tr a g i q u e ....................................................
1) L e concept de g é n é a lo g ie .............................................................
V aleur et év alu a tio n . — C ritique e t créatio n . — Sens du
m o t généalogie.
2) Le sens ............................................................................................
Sens e t force. — Le p luralism e. — Sens e t in te rp ré ta
tion. — « Seuls les degrés sup érieu rs im p o rte n t. »
3) P hilosophie de la volonté ...........................................................
R a p p o rt de la force avec la force : la volonté. — O rigine
e t hiérarchie.
- 4) Contre la dialectique ....................................................................
D ifférence e t co n tra d ic tio n . — Influence de l ’esclave su r
la dialectique.
5) L e problèm e de la tr a g é d ie ........................................................
C onception dialectique du trag iq u e e t « Origine de la
trag éd ie ». — Les trois thèses de l ’origine de la tragédie.
6) L ’évolution de N ie tzsc h e ...............................................................
E lém en ts nou v eau x dans l ’origine de la trag éd ie. —
L ’affirm ation. — Socrate. — Le christianism e.
7) D io n yso s et le Christ .................................................................
P o u r ou contre la vie. — C aractère chrétien de la pensée
dialectique. — O pposition de la pensée d ialectique e t de
la pensée dionysiaque.
8) L ’essence d u tragique .................................................................
Le trag iq u e e t la joie. — Du dram e au héros. — Sens de
l ’existence e t justice.
9) L e problèm e de l'existence ........................................................
L ’existence crim inelle e t les Grecs. — A n ax im an d re. —
L ’existence fau tiv e e t le christianism e. — V aleur de
l ’irresponsabilité.
10) E xistence et in n o ce n c e .................................................................
Innocence e t pluralism e. — H éraclite. — Le d ev en ir et
l ’être du devenir, le m u ltip le e t l’un du m u ltip le. —
L ’étern el re to u r ou le jeu.
11) L e coup de d é s ...............................................................................
Les d eux tem p s. — H asard e t nécessité : la double affir
m ation. — O pposition du coup de dés et du calcul des
chances.
12) Conséquences p o u r l ’éternel r e to u r ...........................................
Cuisson du h asard . — Chaos e t m o u v em en t circulaire.
228 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE
j
230 NIETZSCHE E T LA PHILOSOPHIE
6) L e p a r a lo g is m e ............................................................................... 140
Le syllogism e de l ’agneau. — M écanism e de la fiction dans
le ressen tim en t.
7) D éveloppem ent du ressentim ent : le prêtre ju daïqu e . . . . 142
De l ’asp ect topologique à l’asp ect typo lo g iq u e. — R ôle
du p rêtre. — Le p rê tre sous sa form e ju d aïq u e.
8) M a u va ise conscience et in té r io r ité ........................................... 146
R e to u rn e m e n t co ntre soi. — L ’in tério risatio n .
9) Le problèm e de la d o u l e u r ........................................................ 148
Les d eu x aspects de la m auvaise conscience. — Sens
ex tern e e t sens in tern e de la douleur.
10) D éveloppem ent de la m auvaise conscience : le prêtre chré
tien ...................................................................................................... 150
Le p rêtre sous sa forme ch rétien n e. — Le péché. — C h ristia
nism e et judaïsm e. — M écanism e de la fiction d an s la
m auvaise conscience.
11) L a culture envisagée du p o in t de vue p ré h isto riq u e ......... 152
L a cu ltu re com m e dressage e t sélection. — L ’ac tiv ité
générique de l ’hom m e. — L a m ém oire des paroles. — L a
d e tte et l’é q u a tio n du c h â tim e n t.
12) L a culture envisagée d u p o in t de vue p o st-h isto riq u e . . . . 155
Le p ro d u it de la cu ltu re . — L ’indiv id u souverain.
13) L a culture envisagée du p o in t de vue h isto riq u e ................ 158
Le d é to u rn e m e n t de la cu ltu re. — Le chien de feu. —
C om m ent la fiction de la m auvaise conscience se greffe
nécessairem ent su r la cu ltu re.
14) M au vaise conscience , respon sabilité, c u l p a b i l i t é ................ 161
Les d eux form es de la responsabilité. — A ssociation des
forces réactives.
15) L 'id é a l ascétique et Vessence de la r e l i g i o n ......................... 164
Pluralism e e t religion. — L ’essence ou l’affinité de la
religion. — L ’alliance des forces réactiv es e t de la volonté
de n é a n t : nihilism e e t réaction.
16) T riom ph e des forces réactives .................................................. 168
T ableau ré cap itu latif, 166.