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Seuls comptent les innombrables stops obligatoires


aux check-points qui quadrillent la ville. De jour en
Lyudmyla : « Nous, nous sommes trop
jour, ils grossissent et se fortifient.
vieilles pour partir »
PAR FRANÇOIS BONNET
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 21 MARS 2022

Un check-point constitué, entre autres, de vieux tramways pour fermer


un boulevard dans le centre de Kyiv. © Hervé Lequeux (Hans Lucas)
Ici, des tranchées. Là, des vieux tramways sortis des
Lyudmyla : "Les jeunes sont plus mobiles. Nous,
toute notre vie est là." © Hervé Lequeux (Hans Lucas)
dépôts pour barrer des avenues et doublés de blocs
Pas à pas, la guerre entre dans la ville et les alertes se de béton. Ailleurs, ce sont des autobus promis à la
multiplient. Plus de la moitié de la population a fui la casse, des pelles mécaniques, des buttes de sable, des
capitale ukrainienne. Dans les grandes cités populaires éléments préfabriqués en béton pour les constructions
de l’arrondissement d’Obolon, beaucoup de personnes d’immeubles. Aux carrefours ou entrées stratégiques
âgées refusent de partir ou ne le peuvent pas, parce que de la ville, des stocks de mines attendent sur les
malades ou trop pauvres. trottoirs. Des blindés légers sont parfois enterrés.
Kyiv (Ukraine).– Ce ne peut pas être un dimanche Les hommes qui gardent ces checks-points, désormais
comme les autres. Ce 20mars, l’aube s’est annoncée tous militaires (policiers parfois) et tous armés,
par des bruits de bombardements, loin dans le nord de ont renforcé les contrôles. Souvent, les coffres de
Kyiv. Vers 13heures, une forte déflagration, un missile voiture doivent être ouverts. Des questions pièges sont
ou sa destruction par les défenses anti-aériennes, a posées et il s’agit de répondre sans réfléchir: numéro
déclenché les sirènes d’alerte. Et peu avant 20heures, d’immatriculation de la voiture, répétition de certains
des tirs soutenus de défense anti-aérienne ont pour la mots pour détecter un fort accent russe.
première fois perturbé le centre-ville. L’armée ukrainienne fait la chasse aux espions russes
Kyiv demeure une ville déserte. Les magasins ou à des commandos de forces spéciales infiltrés dans
d’alimentation sont les seuls à être ouverts. Les rares Kyiv. Il y a trois jours, un responsable de l’armée
conducteurs de voiture ont appris à ne plus respecter affirmait que « 35 groupes de sabotage, plus de
les feux de signalisation. On roule à vue et vite. 100personnes », ont été éliminés dans la capitale. Un
chiffre qui ne peut être vérifié.
La ville est donc en guerre, mais c’est tout de même
dimanche. Il fait beau, les températures remontent,
les bourgeons se laissent deviner. Quelques habitants
d’une cité d’Obolon ont décidé de prendre le soleil,
dans les espaces verts qui séparent de longues barres
d’immeubles de quinze ou huit étages, datant de
l’époque soviétique et souvent déglingués.
Obolon est un immense arrondissement (ou « raion »)
qui couvre une bonne partie du nord de Kyiv. C’est une
zone essentiellement résidentielle, faite de vastes cités

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où sont majoritairement logées les classes populaires. prendre cette ville, elle est trop défendue. Et ils ne la
Au pied d’un de ces grands ensembles que borde bombarderont pas comme Marioupol, sinon Biden va
l’avenue des Héros de Stalingrad, Anatoly, 69 ans, arriver… euh, enfin, nous l’espérons. »
ancien chauffeur routier, fait calmement le point avec Trois amies, retraitées elles aussi, quittent un autre
un ami en se chauffant au soleil. banc pour leurs appartements. La sirène d’alerte
« Tout ira bien. Nous résistons, nous sommes unis, aérienne s’est arrêtée mais la crainte est là. Pour l’une
ensemble, Poutine est seul. Je crois qu’il veut refaire d’elles, c’est la première sortie depuis le 24 février,
l’URSS, mais personne ne veut de ça, c’est stupide. Je premier jour de la guerre. « C’est un cauchemar,
n’étais pas fan de Zelensky, je trouve maintenant que pourquoi cette guerre ? Qui aurait pu imaginer
c’est le meilleur président qu’on ait eu. Je n’aime pas cela ? », dit-elle en pressant le pas.
trop les autres mais lui, oui », liste-t-il. Dans ces cités populaires, beaucoup de jeunes couples
ou de familles avec enfants ont quitté la ville
pour l’ouest du pays, plus sûr, ou pour l’étranger.
Dimanche, les Nations unies ont estimé que 10
millions d’Ukrainiens (sur 44 millions) ont quitté leur
logement (des « déplacés », selon la terminologie),
dont 3,5 millions qui ont fui à l’étranger. Kyiv (3,7
millions d’habitants) s’est vidé de plus de la moitié de
sa population.
Anatoly, 69 ans : "Je vis depuis 40 ans ici,
pourquoi partir ?" © Hervé Lequeux (Hans Lucas)
Anatoly, à la différence de beaucoup d’habitants
âgés du quartier, s’efforce de sortir tous les jours
à 11heures. « Vivre ici, ça va, assure-t-il. Il y a
l’eau, l’électricité, le chauffage, des magasins avec
des produits et du pain. Et après la guerre, ce sera
encore mieux, l’Europe nous aidera, on reconstruira
tout cela de nos mains. »
Lyudmyla : "Les jeunes sont plus mobiles. Nous,
« Bon, pour l’instant l’Europe parle beaucoup, nous toute notre vie est là." © Hervé Lequeux (Hans Lucas)
livre quelques armes, mais il en faut plus, beaucoup Dans les quartiers d’Obolon, les personnes âgées sont
plus », ajoute-t-il. « Dites-le : l’armée ukrainienne est ainsi surreprésentées. Parce qu’elles ne veulent pas
le bouclier de l’Europe. Si elle lâche, ce sera ensuite partir ou ne le peuvent pas. « Je vis là, au quinzième
la Pologne, les pays Baltes, la Moldavie et peut-être étage, depuis 40ans. C’est ma maison. Ma fille vit en
vous ! », promet-il, en prenant soin de dire en français Israël, elle m’appelle, me dit de venir, insiste, mais
« peut-être vous », un vieux reste de l’apprentissage qu’est-ce que je vais aller faire là-bas ? », dit Anatoly.
de la langue à l’école.
Quelques bancs plus loin, c’est Lyudmyla et son amie
Anatoly a renoncé à se rendre dans les abris, aménagés qui expliquent la même chose : « Partir? Pourquoi, et
dans les caves des immeubles. Comme une voisine, pour aller où ? Nous, nous sommes trop vieilles, toute
âgée elle-aussi, qui prend le soleil sur un banc tout notre vie est là. Les jeunes sont plus mobiles. Et cette
proche. « On a peur, bien sûr, mais il arrivera ce guerre va s’arrêter. C’est un tel non-sens, ça ne peut
qui doit arriver », dit-elle seulement. De toute façon, pas continuer », dit la première.
Anatoly n’y croit pas. « Les Russes ne peuvent pas

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Au septième étage d’un immeuble tout proche, c’est qui ont détruit cette ville. Donc, je connais la guerre.
Lyda qui dit vouloir rester chez elle. « Ma fille vit en Oui, c’est une horreur, mais je ne partirai pas, je ne
France, au Plessis-Robinson, elle a trois enfants, a fait peux pas de toute façon », explique-t-il.
sa vie là-bas. Elle m’appelle, me soutient, me dit de
Dans les immeubles, beaucoup de personnes âgées
partir en Pologne. Mais je ne veux pas, j’ai 80ans »,
malades, isolées, pauvres demeurent cloîtrées chez
explique-t-elle.
elle. Ce dimanche matin, Edward et Andrey, qui
habitent la cité et sont « volontaires » dans un
centre d’entraide de l’arrondissement, livrent des colis
alimentaires à domicile. « Thé, lait, pâtes, semoule,
boîtes de légumes, gâteaux, biscottes, détaille Andrey.
Cela aide les gens qui ont peur de descendre au
magasin ou ont des difficultés à se déplacer. »
Les portes s’entrouvrent. Une femme très âgée
Lyda, 80 ans : "Ma fille vit en France et me dit de partir en sanglote. « Ne vous inquiétez pas, tout ira bien.
Pologne. Je ne veux pas." © Hervé Lequeux (Hans Lucas)
Mangez, mangez surtout, et essayer de sortir », veut la
Devant l’entrée d’une cage d’escalier, German, 93 ans, rassurer Andrey. Autre étage et là, les remerciements.
prend l’air assis sur un accoudoir de fauteuil fatigué. « Bravo les gars, vous êtes formidables, merci, merci!
« J’ai été officier soviétique en Angola dans les années », dit une dame. La solidarité se construit ainsi cité par
1970. Mon père a fait la guerre contre les Allemands cité. Dans une ville qui est chaque jour un peu plus
plongée dans la guerre.

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