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Aïsha Kandisha

Actuellement encore, cette sulfureuse histoire continue de


persister du Nord au Sud du Maroc, et bien au-delà ; les gens se la
racontent parfois les longs soirs d’hiver, comme une légende pour
grandes personnes, en prenant bien soin d’éviter la présence des
enfants, pour ne pas les effrayer ; même les esprits les plus
éclairés, les hommes les plus courageux éprouvent un certain
frisson en entendant prononcer ce nom terrible : « Aïsha
Kandisha » !

Mais qui était- elle ? Une femme ensorcelée ou un génie ? Quelle


était donc sa malédiction ? Les gens se montreront toujours
réticents à en parler, et si l’on insiste un peu plus, il y’aurait
toujours quelqu’un qui en aurait entendu parler et le plus hardi
des conteurs, celui qui semble le plus connaître les faits racontera
que par les nuits sans lune, surtout dans les campagnes, aucun
homme, surtout s’il fut jeune et en âge d’être marié ne devait
s’aventurer seul dehors, et s’il se trouvait contraint de le faire, il
ne devait surtout pas oublier de se munir d’une lame, n’importe
laquelle, un poignard, un couteau ou un rasoir, grand ou petit,
tranchant ou rouillé, qu’il devait rapidement planter dans le sol,
dès que lui apparaissait cette séduisante créature féminine, aux
pieds semblables aux sabots d’une chèvre ! il ne devait surtout pas
succomber à son charme irrésistible, car cette apparition était
d’une beauté incomparable, les cheveux couleur de feu retombant
sur des épaules blanches, à peine vêtue, elle susurrait d’une voix
charmeuse le nom de sa victime qu’elle connaît, et elle se plaît à
lui rappeler quelque détail secret de sa vie ; le malheureux qui
tombe sous à son charme la suit, inconscient de tout danger, et ne
revient plus jamais parmi les siens ! Combien de jeunes avaient
ainsi disparu et que l’on ne revit plus ! Imprudents, ils sortirent
seuls la nuit, et rencontrèrent assurément cette femme fatale qui
les avait entraînés avec elle au royaume de l’ombre d’où l’on ne
revient jamais. Rares furent les rescapés qui revinrent relater
l’insoutenable rencontre : quelques- uns, s’ils parvinrent à se
délivrer de l’ensorcelante créature succombèrent malgré tout à la
terreur qu’ils ressentirent, ou devinrent fous, livrés à leur
démence, errants par les chemins…

C’est ce qui advint de Moh, un brave gaillard d’une trentaine


d’années ; il portait sa malheureuse histoire comme un lourd
secret dont il ne parlait jamais, de peur de revivre l’abominable
aventure qui lui arriva une nuit. Il raconta cette rencontre
cauchemardesque une seule fois, à l’aube, lorsqu’il atteignit à
moitié fou d’épouvante la première maison qu’il trouva sur son
chemin. Le jeune homme fut accueilli tout tremblant, le visage
blême, par ses voisins alarmés et une fois qu’il eut bu un verre de
thé brûlant il parla de l’étrange femme qui lui était apparue sous
un olivier, à proximité de la rivière. Personne n’osa l’interrompre
quand il commença à raconter les faits d’une voix haletante,
tellement il semblait avoir hâte de se débarrasser au plus vite de
sa vision nocturne :

« Je rentrais hier chez moi, après avoir dîné chez les Aït Oumlil…
Le soleil venait de se coucher, nous étions exténués par une rude
et longue journée d’abattage des blés ; nous avions rentré le foin
et je devais repartir seul car je devais ramener le mulet et aider à
la moisson qui n’était pas toujours terminée chez nous. On me
retint, bien sûr, et j’aurais dû écouter le père Aït Oumlil qui me
demanda de dormir chez lui et de l’accompagner le lendemain,
puisqu’il devait à son tour venir nous aider. Je n’avais écouté que
ma raison, ne désirant trop m’attarder chez mes hôtes ; j’avais
donc harnaché mon pauvre mulet, encore plus fatigué que moi, et
j’entrepris de traverser la forêt des Ida- ou- Kazzou ; la nuit venait
de tomber mais je ne craignais rien ; mon mulet suivait docilement
le chemin, je n’avais même pas à le guider ni à le contraindre à
aller plus vite, on aurait dit qu’il était plus pressé que moi de
retrouver sa paille, son étable et de se reposer avant une autre
laborieuse journée…

Malgré la tombée de la nuit la lune éclairait suffisamment la route,


il faisait encore chaud et les cigales emplissaient la forêt de leur
vacarme assourdissant. Je n’y prêtai pas attention, bien au
contraire, leur chant me berçait, m’engourdissait davantage.
justement je m’éveillai de ma somnolence lorsque ce bruit familier
cessa brusquement. Mon mulet, qui fut placide jusqu’à ce moment
parut nerveux ; il secouait la tête, renâclait, les oreilles dressées
et rigides, comme s’il entendait quelque bruit dans cette
pénombre et ce silence étranges.

Je fus parcouru par un frisson subit lorsqu’il me sembla entendre


une voix à peine audible gémir… Mon nom ! C’était la voix d’une
femme qui m’appelait, elle semblait être dans la détresse, et je
crus reconnaître son timbre si familier ! Malgré l’attitude
inhabituelle de mon mulet qui s’affolait et cette voix mystérieuse
et douce qui me réclamait je me ressaisis de ma frayeur et voulus
découvrir malgré tout d’où venait cet appel, car une personne que
je connaissais certainement avait besoin d’aide…

Et c’est alors qu’elle m’apparut, tellement belle et saisissante,


vêtue d’un voile blanc étincelant, debout à côté d’un olivier. Je
sautai de ma selle car ma monture semblait pétrifiée et ni ma
harangue, ni mes coups ne semblaient vaincre sa détermination de
ne plus avancer. Je me dirigeai, comme subjugué vers elle car sa
silhouette fine, sa voix cristalline ne pouvaient être que celles
d’une jeune fille que je connaissais ; j’en fus convaincue lorsque je
vis son magnifique visage, légèrement éclairé par un rayon de
lune ; ses cheveux flamboyants d’un roux orangé ondulaient sur
ses frêles épaules et retombaient comme un châle de feu sur sa
poitrine, jusqu’à ses larges hanches… Elle avança son bras gauche
dénudé vers une branche qu’elle semblait tenir et tendit vers moi
sa main droite en me regardant, en me souriant affectueusement
comme pour m’inviter à m’approcher davantage .

Je fis alors quelques pas vers elle et ô stupeur ! Il me sembla


reconnaître nettement Danna, une jeune fille de mon voisinage,
dont j’étais éperdument amoureux et que je rêvais d’épouser…
Mais elle était morte depuis longtemps ! Emportée subitement par
une méningite fulgurante, pure et vierge, sans que nos projets
d’épousailles se concrétisent !

Mes cheveux se dressèrent littéralement sur ma tête et mon cœur


battit comme un tambour fou dans ma poitrine et il me sembla
qu’il allait sortir par ma gorge suffocante ou rompre. J’eus un
éclair de lucidité et je réalisai qu’il ne pouvait s’agir que d’une
seule créature, la terrible, l’ensorceleuse Aïsha Kandisha, la
maudite ! Je fus liquéfié d’une terreur mortelle ; elle se rendit
compte de mon effroi et cessa de sourire ; elle se fit plus
pitoyable, plus cajoleuse et d’une voix déchirante elle me supplia
d’approcher d’elle : « Moh, Moh, m’implora - t – elle, ô fils de mes
voisins, ne me reconnais – tu pas ? Ne te rappelles – tu plus de
moi ? Aide – moi, je t’en supplie, donne – moi la main… ».

Je fus sur le point de céder à son appel irrésistible, de lui tendre


ma main, je ne savais plus que faire, je récitai intérieurement des
prières, ce qui me redonna un peu plus d’assurance ; je voulus lui
dire quelque chose, la conjurer de disparaître, crier que Dieu me
protège d’elle, de Satan et de tous les diables, mais aucun son ne
sortit de ma gorge nouée. Plus je baissai la main vers ma ceinture
pour empoigner mon couteau plus sa physionomie se transformait
affreusement. Mon mulet derrière moi s’ébrouait, frappait le sol de
ses sabots, comme s’il me suppliait de reprendre courage ; lorsque
enfin je touchai la poignée de ma lame je vis son beau visage se
changer en un rictus hideux et une grimace affreuse la tordre de
dépit et de colère !

Elle détacha enfin son bras de l’arbre et s’avança lentement vers


moi ; c’est alors que je pus voir ses pieds apparaître sous le drapé
ample de son voile : c’était deux sabots noirs et fourchus, pareils à
ceux d’un bouc, recouverts d’un poil luisant qui montait jusqu’à
ses chevilles. Sa démarche était maladroite, sautillante, elle fit un
bond, se rua sur moi mais avant qu’elle m’atteignit je me jetai
brusquement à terre et plantai la pointe de mon poignard dans le
sol ! Elle hurla de douleur comme si ce fut elle qui était touchée à
mort. Je m’agrippai désespérément à la poignée de ma lame et ne
bougeai plus, terrorisé, replié sur moi – même, fermant de toutes
mes forces mes yeux pour ne plus voir l’ignoble créature qui se
démenait autour de moi, en vociférant de fureur !

Je sentais l’air qu’elle remuait de ses bras et de son voile et


j’entendais son terrible souffle, comme un sifflement de vipères
au-dessus de ma tête, ponctué de cris de souffrance. Elle me
suppliait de la délivrer, en retirant la lame plantée dans le sol, car
aussi longtemps que je resterais ainsi elle souffrirait et ne pourrait
rien faire. Je refusai d’obéir à ses déchirantes supplications, de
peur qu’elle ne tint pas parole. Je l’entendis alors me promettre
tout ce que je voulais, la puissance et la jeunesse, un coffre rempli
de pièces d’or et d’argent, mais rien ne m’importait plus à ce
moment que d’avoir la vie sauve et que cessât au plus vite cet
insoutenable cauchemar, que les choses redeviennent normales,
qu’elle disparaisse au plus vite et que je l’oublie !

Je ne voulais surtout pas négocier avec une diablesse, de peur de


perdre mon âme et ma raison et ni la puissance ni la richesse ne
m’ont jamais séduit. avec la force du désespoir je réussis à
articuler quelques paroles, à lui dire que je ne désirais rien et la
suppliai, en invoquant le nom de Dieu, de s’en retourner d’où elle
venait. De mes mains tremblantes je relevai légèrement la pointe
de la lame du sol et osai ouvrir mes yeux. Je vis alors sa silhouette
s’enfuir comme une nuée blanche puis disparaître parmi les troncs
d’arbres, du côté de la rivière ; je restai encore longtemps
agenouillé à ma place, tremblant de tous mes membres, mains
agrippés à mon poignard, récitant des louanges à Dieu pour avoir
eu pitié de moi.

Je repris peu à peu mon calme et lorsque je réalisai que tout était
vraiment fini je me suis finalement relevé ; je regardai les arbres
immobiles et muets qui avaient assisté à l’étrange scène, la lune
et les étoiles qui continuaient de scintiller, comme d’habitude,
comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé ; puis je me
rappelai d’où je venais, où j’allais, et je pensai à mon mulet. Il
s’était éloigné à une petite distance et s’était mis derrière le tronc
abattu d’un arganier, comme pour se protéger en se cachant là.

Je m’empressai de le monter pour quitter au plus vite ce lieu


maudit qui était encore tout imprégné de cette diabolique
présence. Je ne savais plus où j’allais… Revenir d’où je venais ?
Rentrer chez moi et continuer mon chemin comme si rien ne s’était
passé ? Je talonnai ma monture et sortis de l’obscurité lugubre de
la forêt. Je savais qu’il y avait un hameau à proximité et c’est vers
là que je me suis dirigé sans plus hésiter, car j’étais encore trop
obsédé par l’effroyable apparition et je voulais rapidement
retrouver des humains, la lumière, la vie… »

Personne autour de Moh ne bougeait ni n’osait interrompre le


silence qui suivit son récit ; la lumière des bougies ondulait sur les
visages aux yeux grands ouverts, aux bouches bées ; tous
ressentaient la peur encore palpable qui l’étreignait et
demeuraient assis, groupés autour de lui, figés comme sous
l’emprise d’un charme maléfique. Un vieillard qui semblait
impassible se rabroua, se redressa le premier à l’aide de sa canne
et d’une voix calme et autoritaire il ordonna à l’auditoire de se
relever et de vaquer à ses occupations. Le jour se levait et il y
avait tant à faire à la maison ; tous lui obéirent et le laissèrent seul
avec le jeune homme qui semblait toujours livide, le regard
absent, absorbé par le jeu de l’ombre et de la lumière des bougies
sur le mur.

Le vieillard prit une épaisse couverture de laine qu’il étendit sur le


jeune homme, couché sur une simple natte. Il éteignit ensuite les
bougies et le laissa dormir. Tard dans la journée il se réveilla et
émit le désir de rentrer chez lui ; on lui attela son mulet et le
vieillard, qui semblait encore vaillant pour son grand âge souhaita
l’accompagner. Malgré les protestations polies du jeune homme il
se fit harnacher une belle jument et tous deux partirent.

Bien des jours après cet événement Moh ne sortait plus de chez
lui ; il ne travaillait plus, non par paresse ou maladie, mais sa
famille désirait le préserver des grands efforts ; ils voulaient lui
laisser tout le temps nécessaire pour qu’il se remette de sa terrible
expérience ; en effet, il ne parlait guère, ou rarement, pour dire
seulement qu’il allait bien, qu’il ne fallait surtout pas le déranger
ni plus jamais lui reparler de son étrange nuit.

Il semblait complètement changé : du jeune homme dynamique


qu’il était, toujours présent pour aider son entourage, ou
bavarder, blaguer avec ses amis, il devint un être pensif,
silencieux, restant de longues heures sur la terrasse à mâchouiller
des brindilles de paille, à méditer on ne savait quoi. Il pensait
moins à la diablesse à la chevelure rousse qui avait failli
l’emmener on ne sait vers quel abîme, qu’au souvenir de la belle
Danna qu’elle avait fait renaître violemment en lui.

« Danna, Danna… » Répétait – il souvent, quand il se croyait seul


sur la terrasse, ou dans sa chambre. Les enfants qui restaient avec
lui à la maison et qui l’épiaient l’avaient souvent entendu répéter
inlassablement ce nom, qui semblait être sa seule raison de vivre.
Il était devenu ensorcelé, disait – on dans son entourage. On
l’emmena chez un médecin de la ville qui s’était déclaré incapable
de le guérir, puis chez tous les marabouts de la région, on
convoqua les uns après les autres tous les guérisseurs de la
contrée pour le sauver de son délire, mais en vain…

Il dépérissait jour après jour, et paraissait complètement détaché


du monde des vivants. Il semblait irrémédiablement perdu,
"habité" comme disent les anciens. Petit à petit plus personne ne
prenait soin de lui, non qu’on le négligeât, mais il refusait
absolument d’être approché, et se débattait dès qu’on le forçait ; il
n’était apaisé que lorsqu’on le laissait seul, livré à ses divagations
et à ses songes ; une barbe hirsute et sale avait envahi son visage
et sa tunique qu’il ne changeait plus était devenue sale, durcie par
la crasse et la boue. Son entourage qui n’avait plus d’emprise sur
lui se désintéressa peu à peu de lui et on le laissa errer à sa guise ;
certains le rencontraient vagabondant sur les sentiers, très loin de
son hameau et parfois, on le retrouvait seul dans le cimetière,
prostré devant une tombe portant l’épitaphe consacrée :

« Tout ce qui est de ce monde retourne au néant et ne demeure


que la face de ton Dieu glorieux et généreux », suivie du nom de la
défunte : « Danna bent Salem, décédée le… ».
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Abdelilah Alilou

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