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Marielle Debos
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Marielle Debos
1. L’auteure remercie les membres du comité de rédaction de Politique africaine, ainsi que Séverine
Awenengo Dalberto, Richard Banégas, Nora Bardelli, Armando Cutolo, Kelma Manatouma, Claude
Mbowou et Thomas Lesaffre pour leurs commentaires sur une version préliminaire du texte.
La recherche pour cet article a été financée par l’Institut universitaire de France (IUF) et par le
programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR) PIAF – La vie sociale des papiers
en Afrique.
2. Selon la base de données de l’Institute for Democracy and Electoral Assistance (Idea), <https://
www.idea.int/data-tools/continent-view/Africa/61>, consultée le 4 janvier 2019.
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la promesse d’une rupture avec les pratiques anciennes, la réalité est bien plus
contrastée. Si comme le montre Keith Breckenridge, l’« État biométrique11 »
est constitué par des logiques radicalement différentes de celles de l’« État
documentaire », la biométrie est enchâssée dans le social et se combine plus
qu’elle ne s’oppose aux formes sociales et bureaucratiques d’identification.
Enfin, dans une troisième partie, j’étudie, au-delà de l’élection, le fichier élec
toral comme registre national de population et la carte électorale comme pièce
d’identité. La constitution d’un tel registre n’est pas une opération neutre.
Il ne s’agit pas d’enregistrer des mesures du corps (la « biométrie ») et des
morceaux de vie (la biographie) qui existeraient à l’état de nature en dehors
du regard porté sur ces corps et ces vies. Par cette opération de recensement,
la population a été inventée et modelée selon des normes standardisées à un
niveau macro (dans la base de données) comme à un niveau individuel (sur les
cartes distribuées). Le recensement a produit une population répondant aux
normes internationales (avec des données biométriques et alpha-numériques
standardisées) et en a dessiné les frontières (par l’exclusion des étrangers).
L’enquête a porté sur les discours et les pratiques des acteurs politiques
et des professionnels des élections tchadiens, ainsi que des experts et des
industriels internationaux (pour la plupart français). Je n’étudie donc pas
les imaginaires de la biométrie au sein de la population – si une telle chose
existe. Au cours de l’enquête de terrain à N’Djamena menée en décembre
2014, avril 2016 (pendant l’élection présidentielle) et juin 2017, j’ai rencontré
et interviewé des membres du parti au pouvoir et de l’opposition, des orga
nisations de la « société civile », des membres du Bureau permanent des
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Au milieu des années 2000, le Tchad est considéré comme un pays « en
crise ». Si le terme n’a guère de sens pour qualifier un pays qui a connu une
11. K. Breckenridge, Biometric State: The Global Politics of Identification and Surveillance in South Africa,
1850 to the Present, Oxford, Cambridge University Press, 2014.
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12. M. Debos, Living by the Gun in Chad: Combatants, Impunity and State Formation, Londres, Zed
Books, 2016.
13. Les organisations politico-militaires ne sont pas invitées à ces négociations en dépit des appels
répétés des organisations de la société civile pour un « dialogue inclusif ».
14. L’accord est intitulé « Accord politique en vue du renforcement du processus démocratique ».
15. Entretien, N’Djamena, juin 2018.
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16. République du Tchad, Rapport final de la commission d’enquête sur les événements du 28 janvier au
8 février 2008 et leurs conséquences, République du Tchad, N’Djamena, septembre 2008.
17. C. Aganahi, Étude de faisabilité technique du recensement électoral à base de technologies biométriques,
New York, Pnud, 2009, p. 78.
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les syndicats et la société civile ont défilé derrière une banderole en faveur
de la biométrie. Dans cette séquence, c’est l’absence de conflit sur la nécessité
de la biométrie qui est frappante. L’idée qu’elle pouvait être une « solution »
adaptée aux besoins du pays fait alors consensus.
Dans cette ancienne colonie française, les Français jouent un rôle clé dans
la biométrie électorale : une bonne partie des experts internationaux, mais
aussi deux des trois sociétés en compétition pour l’attribution du marché
sont français. Le choix de l’entreprise revient à un comité ad hoc mis en
place par la Ceni et composé de membres de la Ceni. Ce comité bénéficie de
l’appui d’un expert en biométrie français. Un cabinet d’études, lui aussi français,
avait au préalable rédigé une étude de faisabilité censée guider la Ceni dans
son choix. Un des membres de la Ceni m’explique : « Comme je n’y connaissais
rien, j’ai trouvé leur étude intéressante, mais d’autres l’ont critiquée », avant
d’ajouter « on n’avait de toute façon pas toutes les informations, il y avait
une Ceni dans la Ceni qui prenait les décisions18 ». Au Tchad, comme dans
bien des pays, les enjeux politiques et financiers sont si importants que les
décisions sont prises au plus haut niveau de l’État19. C’est finalement Morpho
qui remporte le contrat. L’entreprise est aussi connue comme Safran Identity
& Security – l’entreprise a fusionné en 2017 avec Oberthur Technologies et a
pris le nom d’Idemia. Elle était en compétition avec son principal concurrent
et l’un des leaders du marché, Gemalto, une multinationale dont le siège est
aux Pays-Bas mais dont le premier actionnaire est l’État français. L’offre de
Gemalto avait cependant été jugée en deçà de celle de Selp, une entreprise
du secteur plus discrète, dont le siège est en France20. Le coût de la biométrie
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23. Union européenne, Mission d’observation électorale, Tchad : rapport final sur les élections législatives
du 13 février 2011, Union européenne, 2011, p. 8.
24. J. Ferguson, The Anti-politics Machine: “Development”, Depoliticization, and Bureaucratic Power in
Lesotho, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
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25. Pnud, Évaluation finale du Projet d’appui au cycle électoral au Tchad, New York, Pnud, 2017.
La contribution du Japon apparaît dans le rapport du Pnud mais pas dans celui de la Ceni.
26. Ceni, Guide méthodologique de sensibilisation électorale pour les organisations de la société civile
tchadienne : élection présidentielle de 2016, N’Djamena, Ceni, 2016.
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27. Dans la Ceni, l’opposition et la majorité sont chacune représentées par douze membres.
La société civile a six sièges.
28. Les quatre militants seront libérés quelques jours après le scrutin. Ils ont été condamnés à
quatre mois de prison avec sursis.
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question est une forme de dépolitisation mais, en s’affrontant sur ses bons et
mauvais usages, les acteurs politiques l’ont repolitisée.
Les opposants politiques ont tout d’abord milité pour ce qu’ils appelaient
la « biométrie complète », c’est-à-dire l’utilisation de la biométrie à toutes les
étapes du processus électoral : le recensement mais aussi la distribution des
cartes et l’authentification des électeurs le jour du scrutin. Le gouvernement
a refusé que soient utilisés des kits de vérification de l’identité au moment de
la distribution des cartes comme le jour du scrutin. En avril 2015, la déclara-
tion du secrétaire national du parti au pouvoir, Emmanuel Nadingar, qui
affirme que « le kit biométrique est une option et non une obligation », suscite
un tollé parmi les partis d’opposition et la société civile. La réponse du
gouvernement est cependant économique : le Tchad ne peut pas se permettre
de nouvelles dépenses au moment où les finances de l’État sont mises à mal
par la chute des cours du pétrole. L’authentification des électeurs le jour du
scrutin aurait effectivement coûté beaucoup plus cher. Cette procédure, qui
a été utilisée dans plusieurs pays du continent29, suppose de mobiliser un ou
plusieurs kits biométriques dans chacun des bureaux de vote – contrairement
aux kits d’enregistrement qui circulent d’un centre de recensement à un
autre. Elle est en outre délicate : les dysfonctionnements d’un kit le jour
du scrutin ont plus de conséquences que ceux qui peuvent survenir lors de
l’enregistrement puisque celui-ci se déroule sur plusieurs jours.
Pourquoi l’opposition a-t-elle investi tant de ressources pour revendiquer
l’emploi d’une technologie coûteuse et sophistiquée ? Les opposants avaient
alors en mémoire l’alternance récente au Nigeria voisin : en 2015, Muhammadu
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29. L’authentification des électeurs le jour du scrutin a été mise en place dans des pays aussi divers
que le Kenya, le Ghana, le Nigeria ou le Somaliland.
30. N. Orji, « The 2015 Nigerian General Elections », Africa Spectrum, vol. 50, n° 2, 2015, p. 73-85.
31. Entretien, N’Djamena, mai 2016.
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marché parce que ce n’était pas la « bonne ». La question n’est pas de savoir si
les opposants croyaient sincèrement à ses effets en termes de démocratisation
ou si ce discours s’inscrivait dans leur stratégie politique. Comme le souligne
Jeanne Favret-Saada, la croyance est une attitude et un acte, et non l’expression
d’une certitude immuable logée dans le for intérieur des individus32. Au cours
de mon enquête, j’ai pu noter que les défenseurs de la biométrie électorale
peuvent par ailleurs tenir des propos critiques sur le business de la technologie
et son coût pour les États africains. La même ambivalence est perceptible chez
les experts des organisations internationales dont le travail est d’accompagner
le Tchad dans la mise en œuvre de la biométrie électorale et l’organisation de
l’élection. Comme le souligne Marie-Emmanuelle Pommerolle à propos des
bailleurs de fonds au Cameroun, tous les acteurs impliqués dans la fabrique
d’élections crédibles partagent la même illusio, au sens de Bourdieu : ils croient
tous, veulent et ont besoin que le jeu soit crédible et que le processus électoral
soit perçu comme digne de confiance33.
32. J. Favret-Saada, Les mots, la mort et les sorts : la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977.
33. M.-E. Pommerolle, « Donors and the Making of “Credible” Elections in Camerooon », in
T. Hagmann et F. Reyntjens (dir.), Aid and Authoritarianism in Africa: Development without Democracy,
Londres, Zed Books, 2016, p. 120.
34. M. Debos et N. Powell, « L’autre pays des “guerres sans fin” : une histoire de la France militaire
au Tchad (1960-2016) », Les temps modernes, n° 693-694, 2017, p. 221-266.
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ici face à l’un des paradoxes des technologies électorales : l’aide internationale
et les ressources locales mobilisées pour l’acquisition et le fonctionnement de
ces technologies sont autant de moyens qui ne vont pas là où ils pourraient
faire la différence39.
Sans surprise, Idriss Déby est réélu dès le premier tour avec 59,92 % des
scrutins et un taux de participation de 65,95 %, selon les résultats définitifs
validés par le Conseil constitutionnel. Il y avait treize candidats – tous sont des
hommes, le Conseil constitutionnel ayant invalidé les candidatures des quatre
femmes qui voulaient se présenter. L’opposant historique, Saleh Kebzabo,
arrive en seconde position : il n’obtient que 12,77 % des suffrages. Le détail
des résultats révèle de très probables fraudes. Dans plusieurs départements
du Nord et de l’Est du pays, le taux de participation approche et parfois même
dépasse les 100 %. Ce sont dans les départements de l’Est et du Nord du pays,
là où le contrôle politique et social est le plus fort et où les associations de
la société civile sont quasiment absentes, que les taux de participation et les
scores d’Idriss Déby sont les plus élevés. Dans le département d’Amdjararass,
celui d’où Idriss Déby est originaire, le taux de participation atteint un record
de 106,71 % et le candidat Déby recueille 93,48 % des suffrages. Il fait cependant
son meilleur score dans le Borkou avec 99,64 % : seuls 79 des 22 096 votants
auraient voté pour un autre candidat. Cela ne signifie pas que les électeurs
de ces régions sont de fervents partisans d’Idriss Déby mais qu’en raison
des intimidations et des fraudes, le vote n’y a guère de sens. Ironiquement,
les rebelles des années 2004-2009 (qui avaient trouvé des bases arrière au
Darfour) comme ceux d’aujourd’hui (basés dans le Sud libyen) sont pour la
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41. J. C. Scott, Seeing Like a State: How Certain Schemes to Improve Human Conditions Have Failed, New
Haven, Yale University Press, 1998. Pour une analyse du rôle du recensement électoral dans la
formation de l’État au Bénin, voir G. Piccolino, « Making Democracy Legible? The Politics of Voter
Registration and the Experience of the Permanent Electronic Electoral List in Benin », Development
and Change, vol. 46, n° 2, p. 269-292.
42. Au Tchad, il y avait eu un premier recensement de la population et de l’habitat en 1993 et un
second en 2009.
43. S. Szreter et K. Breckenridge, « Recognition and Registration: The Infrastructure of Personhood
in World History », in K. Breckenridge et S. Szreter (dir.), Registration and Recognition: Documenting
the Person in World History, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 18-19.
44. Ces chiffres sont tirés de Ceni, Rapport final sur le processus électoral…, op. cit.
45. A. A. Hissein, « Le recensement électoral biométrique de la population : une approche
fondamentale dans le développement des registres électoraux permanents », Communication pour
la conférence d’ID4Africa, Kigali, 2016.
46. Ibid.
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47. D. M. do Rosário et E. E. Muendane, « “Se faire recenser ? Oui, mais voter ?” : le cens caché du
matériel de vote au Mozambique au cours des élections de 2014 au Mozambique », Politique africaine,
n° 144, 2016, p. 73-94.
48. Je reprends ici l’une des hypothèses clés du projet collectif sur « La vie sociale et politique des
papiers d’identité en Afrique » porté par Séverine Awenengo et Richard Banégas et financé par
l’ANR. S. Awenengo et R. Banégas (dir.), « Citoyens de papier en Afrique », Genèses, n° 112, 2018.
49. A. C. Rader, « Politiques de la reconnaissance et de l’origine contrôlée : la construction du
Somaliland à travers ses cartes d’électeurs », Politique africaine, n° 144, 2016, p. 51-71.
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d’identité. Celui-ci était même plus important que la carte nationale d’identité
puisque le récépissé était parfois exigé de ceux qui présentaient pourtant une
pièce officielle.
Abstract
Electoral Biometrics in Chad: Technopolitical Controversies and Imaginaries
of Modernity
Biometric identification technologies are increasingly used in elections in Africa.
They have been sold as a way to fight fraud. Based on the case study of voter
registration in Chad for the 2016 presidential election, the article examines how a
biometric imaginary has developed that pits the supposed rationality and neutrality
of technology against the perversion of politics. It shows that while biometrics has
been construed as a necessity and a “solution” to the political crisis, it has been
repoliticized by controversies over the choice of the “right” technology, its uses and
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