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LA BIOMÉTRIE ÉLECTORALE AU TCHAD : CONTROVERSES

TECHNOPOLITIQUES ET IMAGINAIRES DE LA MODERNITÉ

Marielle Debos

Karthala | « Politique africaine »

2018/4 n° 152 | pages 101 à 120


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811126179
DOI 10.3917/polaf.152.0101
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2018-4-page-101.htm
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Politique africaine n° 152 • décembre 2018 • p. 101-120
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Le Dossier

Marielle Debos

La biométrie électorale au Tchad :


controverses technopolitiques
et imaginaires de la modernité
Les technologies d’identification biométrique, de plus en plus utilisées
lors des élections en Afrique, sont vendues comme un moyen de lutter
contre la fraude. À partir du cas de l’enregistrement des électeurs au
Tchad pour la présidentielle de 2016, l’article étudie comment s’est
développé un imaginaire de la biométrie qui oppose la rationalité et
la neutralité supposées de la technologie à la perversion de la politique.
Il montre que, si la biométrie a été construite comme une nécessité et
une « solution » pour résoudre la crise politique, elle a été repolitisée
par des controverses sur le choix de la « bonne » technologie, ses
utilisations et le rôle des acteurs internationaux, notamment des
industriels français.

L es technologies d’identification biométrique sont utilisées lors de nom-


breuses élections sur le continent africain1 : la moitié des pays ont désormais
recours à la saisie de données biométriques pour l’inscription des électeurs sur
les listes électorales2. Les technologies sont de plus en plus sophistiquées : le
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Somaliland a ainsi été le premier pays du continent à utiliser la reconnaissance
de l’iris des yeux lors de l’élection de 2017. Ces technologies sont présentées
comme des solutions à l’absence ou aux défaillances de l’état civil, mais aussi
comme un moyen de lutter contre la fraude. Si leurs limites sont désormais
documentées et reconnues, l’engouement pour les technologies électorales ne
faiblit pas. Les échecs ne semblent pas inciter les gouvernements à revenir à
des élections low-tech. Au contraire, la « solution » pour pallier les limites de
la technologie est souvent le recours à des produits encore plus sophistiqués
et plus chers. Résultat : le coût des élections en Afrique n’a jamais été aussi

1. L’auteure remercie les membres du comité de rédaction de Politique africaine, ainsi que Séverine
Awenengo Dalberto, Richard Banégas, Nora Bardelli, Armando Cutolo, Kelma Manatouma, Claude
Mbowou et Thomas Lesaffre pour leurs commentaires sur une version préliminaire du texte.
La recherche pour cet article a été financée par l’Institut universitaire de France (IUF) et par le
programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR) PIAF – La vie sociale des papiers
en Afrique.
2. Selon la base de données de l’Institute for Democracy and Electoral Assistance (Idea), <https://
www.idea.int/data-tools/continent-view/Africa/61>, consultée le 4 janvier 2019.
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Biomaîtriser les identités ?

élevé : de 5 dollars US par électeur en Tanzanie en 2015 à 22,60 dollars US au


Kenya en 2013, avec un coût record de 57,10 dollars US pour la Côte d’Ivoire
en 20103. Les enjeux économiques et financiers expliquent en partie le succès
de ces technologies. L’Afrique est un marché en pleine expansion et les entre-
prises du secteur, pour la plupart européennes, y font de bonnes affaires.
Les dirigeants des pays acheteurs voient également des opportunités dans
l’attribution des marchés publics de l’élection.
Le succès de la biométrie électorale ne peut cependant être réduit à une
simple histoire d’industriels européens qui parviendraient à vendre des
produits inutiles à des dirigeants africains crédules ou corrompus. L’affaire est
plus complexe et contrastée. Pour comprendre le développement de ce marché,
il faut également étudier comment les technologies ont été construites comme
des solutions aux dysfonctionnements (réels et supposés) des états civils et
des élections en Afrique. Comment la biométrie électorale a-t-elle été associée
à la modernité démocratique au point que la possession des technologies
les plus sophistiquées semble avoir plus de valeur pour les acteurs locaux
et internationaux que leurs effets concrets ? Pour Nic Cheeseman, Gabrielle
Lynch et Justin Willis, le développement des technologies électorales est
alimenté par une « fétichisation de la technologie4 ». Un premier enjeu de
cet article est de comprendre à partir d’une étude de cas, l’enregistrement
biométrique des électeurs en vue de l’élection présidentielle de 2016 au Tchad,
les logiques politiques, économiques et sociales de cette fétichisation. Comment
s’est développé un imaginaire de la biométrie qui oppose la rationalité et la
neutralité supposées de la technologie à la perversion de la politique et de son
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personnel ? Un second enjeu est de décortiquer le « fétiche » et de voir, derrière
la rupture promise par la technologie, les pratiques sociales, les arrangements
et les bricolages au cœur des pratiques d’identification biométrique.
On dispose aujourd’hui d’une littérature importante sur les technologies
électorales en Afrique et dans le Sud global. Des recherches ont déjà mis en
évidence les limites et, dans certains cas, leurs effets contre-productifs5. Elles
ont notamment montré que ces technologies ne permettent pas de réduire

3. A. Gelb et A. Diofasi, Biometric Elections in Poor Countries: Wasteful or a Worthwhile Investment,


Working Paper n° 435, Washington, Center for Global Development, 2016, p. 8.
4. N. Cheeseman, G. Lynch et J. Willis, « Digital Dilemmas: The Unintended Consequences of
Election Technology », Democratization, vol. 25, n° 8, 2018, p. 1397-1418.
5. A. Evrensel (dir.), Voter Registration in Africa: A Comparative Analysis, Johannesburg, EISA, 2010 ;
A. Wang Tova, Voter Identification Requirements and Public International Law: An Examination of Africa
and Latin America, Atlanta, The Carter Center, 2012 ; G. Piccolino, « Infrastructural State Capacity
for Democratization? Voter Registration and Identification in Côte d’Ivoire and Ghana Compared »,
Democratization, vol. 23, n° 3, 2016, p. 498-519 ; A. Gelb et J. Clark, Identification for Development: The
Biometrics Revolution, Working Paper n° 315, Washington, Center for Global Development, 2013.
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La biométrie électorale au Tchad

de façon significative la violence post-électorale6, et que ce sont les pays


où les pratiques démocratiques sont les plus fortes et où les commissions
électorales sont les plus indépendantes qui bénéficient le plus des technologies
électorales7. Dans cet article, je ne reprends pas cette approche en termes de
coûts et bénéfices de la technologie. Je ne cherche pas non plus à distinguer les
« échecs » de la démocratisation qui seraient imputables à la technologie de ceux
qui appartiendraient au jeu politique. J’analyse plutôt la biométrie électorale
comme une technologie porteuse en elle-même de logiques politiques par la
façon dont elle est conçue, utilisée et contestée. En m’inspirant des travaux
de Gabrielle Hecht sur la technopolitique, définie comme « la pratique stra­
tégique de concevoir ou d’utiliser une technologie pour constituer, incarner
ou mettre en œuvre des objectifs politiques8 », j’analyse la manière dont
la frontière est brouillée entre technologie et politique, et la façon dont les
acteurs politiques, les experts et les techniciens contestent et redessinent cette
frontière dans leurs prises de position et leurs décisions.
La première partie explore la fabrique du consensus autour de la nécessité
de la biométrie dans les milieux politiques au Tchad. J’étudie les processus
et les acteurs qui ont participé de la formation d’un « imaginaire biométrique »
au sens où l’emploie Kevin Donovan, c’est-à-dire une compréhension
collective de la technologie biométrique comme un moyen nécessaire,
adapté et efficace par rapport à l’objectif fixé9. Je montre que cet imaginaire
est une co-construction des acteurs politiques tchadiens et internationaux
(industriels, bailleurs de fonds et experts internationaux)10. On n’a cependant
pas affaire à un écrasement du politique par la technologie, ni à une simple
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dépolitisation des enjeux électoraux. Comme je le montre dans la seconde
partie, si la biométrie électorale a été considérée comme une évidence par les
acteurs politiques de la majorité et de l’opposition dans un contexte pourtant
peu favorable à des élections, il y a bien eu des controverses. Celles-ci ont porté
sur les définitions de la « bonne » technologie et sur les modalités concrètes
de sa mise en œuvre. Je montre ici que, si l’imaginaire biométrique repose sur

6. A. Gelb et A. Diofasi, Biometric Elections in Poor Countries…, op. cit.


7. N. Cheeseman et al., « Digital Dilemmas… », art. cité.
8.  G. Hecht « Introduction », in G. Hecht (dir.), Entangled Geographies: Empire and Technopolitics in the
Global Cold War, Cambridge, MIT Press, 2011, p. 3. Pour une première définition de la « techno­
politique » chez Gabrielle Hecht, voir Le rayonnement de la France : énergie nucléaire et identité nationale
après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, p. 46-47.
9. K. Donovan, « The Biometric Imaginary: Bureaucratic Technopolitics in Post-Apartheid Welfare »,
Journal of Southern African Studies, vol. 41, n° 4, 2015, p. 815-833.
10. Pour une analyse des imaginaires politiques et des modes de subjectivation à l’interface du
global et du local, voir R. Banégas, « Commodification of the Vote and Political Subjectivity in
Africa: Reflections Based on the Case of Benin », in R. Bertrand, J.-L. Briquet et P. Pels (dir), Cultures
of Voting: The Hidden History of the Secret Ballot, Londres, Hurst, 2007, p. 180-196.
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la promesse d’une rupture avec les pratiques anciennes, la réalité est bien plus
contrastée. Si comme le montre Keith Breckenridge, l’« État biométrique11 »
est constitué par des logiques radicalement différentes de celles de l’« État
documentaire », la biométrie est enchâssée dans le social et se combine plus
qu’elle ne s’oppose aux formes sociales et bureaucratiques d’identification.
Enfin, dans une troisième partie, j’étudie, au-delà de l’élection, le fichier élec­
toral comme registre national de population et la carte électorale comme pièce
d’identité. La constitution d’un tel registre n’est pas une opération neutre.
Il ne s’agit pas d’enregistrer des mesures du corps (la « biométrie ») et des
morceaux de vie (la biographie) qui existeraient à l’état de nature en dehors
du regard porté sur ces corps et ces vies. Par cette opération de recensement,
la population a été inventée et modelée selon des normes standardisées à un
niveau macro (dans la base de données) comme à un niveau individuel (sur les
cartes distribuées). Le recensement a produit une population répondant aux
normes internationales (avec des données biométriques et alpha-numériques
standardisées) et en a dessiné les frontières (par l’exclusion des étrangers).
L’enquête a porté sur les discours et les pratiques des acteurs politiques
et des professionnels des élections tchadiens, ainsi que des experts et des
industriels internationaux (pour la plupart français). Je n’étudie donc pas
les imaginaires de la biométrie au sein de la population – si une telle chose
existe. Au cours de l’enquête de terrain à N’Djamena menée en décembre
2014, avril 2016 (pendant l’élection présidentielle) et juin 2017, j’ai rencontré
et interviewé des membres du parti au pouvoir et de l’opposition, des orga­
nisations de la « société civile », des membres du Bureau permanent des
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élections et de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), des
experts internationaux spécialisés sur les questions électorales et la biométrie,
ainsi que des diplomates en poste au Tchad. J’ai également pu m’entretenir
hors du pays avec des cadres de l’entreprise qui a fourni les technologies
électorales au Tchad, ainsi qu’avec des cadres d’autres entreprises du secteur.

La fabrique du consensus sur la « solution » biométrique

La biométrie pour relancer le processus électoral

Au milieu des années 2000, le Tchad est considéré comme un pays « en
crise ». Si le terme n’a guère de sens pour qualifier un pays qui a connu une

11. K. Breckenridge, Biometric State: The Global Politics of Identification and Surveillance in South Africa,
1850 to the Present, Oxford, Cambridge University Press, 2014.
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La biométrie électorale au Tchad

succession de périodes de guerre et d’entre-guerres12, ce discours a des effets


très concrets puisque ceux qui parlent de « crise » appellent à des « solutions ».
La « crise » est alors politico-militaire : entre 2005 et 2009, plusieurs coalitions
rebelles soutenues par le Soudan voisin ont tenté de renverser le président
Idriss Déby. La « crise » est aussi politique : les principaux partis d’opposition
et les électeurs boycottent les élections. Lors du référendum de 2005, les oppo-
sants ont appelé au boycott des élections. Le président Idriss Déby a alors fait
approuver une modification de la constitution qui supprimait les dispositions
limitant à deux le nombre de mandats. Cette modification va lui permettre
de se faire réélire en 2006 lors d’un scrutin à nouveau largement boycotté.
La communauté internationale (c’est-à-dire essentiellement la France, l’Union
européenne et les États-Unis) considère que ces deux aspects de la « crise »
doivent être traités distinctement et avec des « solutions » différentes.
C’est dans ce contexte que la délégation de l’Union européenne au Tchad
organise et facilite des négociations entre le gouvernement et l’opposition
civile en 2007. Le Mouvement patriotique du salut (MPS, le parti au pouvoir
depuis 1990) et ses alliés font face à une coalition qui regroupe les princi-
paux partis d’opposition : la Coordination des partis politiques pour la
défense de la constitution (CPDC). Après six mois de négociations13, le
MPS et l’opposition signent un texte connu comme « l’Accord du 13 août14 ».
Plusieurs mesures doivent être prises pour « créer les conditions d’élections
libres, ouvertes et démocratiques ». Certaines concernent l’« environnement
démocratique » (par exemple, la neutralité politique des institutions de l’État),
d’autres portent sur l’organisation concrète des élections (révision du code
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électoral, instauration d’une commission électorale indépendante). Il est aussi
prévu que « le recensement électoral se fera selon les normes les plus modernes,
avec délivrance de cartes d’électeur comportant des données biométriques ».
En 2007, la biométrie électorale est encore une exception sur le continent et
les technologies d’identification biométrique restent méconnues au Tchad.
Un opposant qui a participé aux négociations m’expliquait : « La biométrie,
c’est notre idée, mais il est vrai qu’on a été très influencés par les gens de
l’Union européenne15. » L’enregistrement biométrique des électeurs est ainsi
introduit au Tchad comme une façon de faire revenir les opposants dans le
processus électoral. La violence marque pourtant encore le champ politique.

12. M. Debos, Living by the Gun in Chad: Combatants, Impunity and State Formation, Londres, Zed
Books, 2016.
13. Les organisations politico-militaires ne sont pas invitées à ces négociations en dépit des appels
répétés des organisations de la société civile pour un « dialogue inclusif ».
14. L’accord est intitulé « Accord politique en vue du renforcement du processus démocratique ».
15. Entretien, N’Djamena, juin 2018.
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Biomaîtriser les identités ?

Au moment de l’attaque rebelle de février 2008, Ibni Oumar Mahamat Saleh,


le porte-parole de la CPDC et l’un des principaux signataires de l’Accord, est
arrêté par les forces gouvernementales et disparaît16. Cette disparition forcée
ne remet pas en cause l’Accord. Dans les années qui suivent sa signature,
aucune mesure concrète n’est prise pour dépolitiser et démilitariser l’ad­
ministration territoriale. La « démocratisation » annoncée a ainsi été réduite
à une réforme de l’organisation des élections.

De la liste informatisée à la liste biométrique

Le recensement qui suit la signature de l’Accord de 2007 n’est pas bio­


métrique : une étude du Pnud commanditée par la Ceni en 2009 recommande
le report de la mise en place de la biométrie en raison des « contraintes d’en­
vironnement technique, politique et climatique », mais aussi d’un rapport
coût/efficacité défavorable17. La formulation imprécise et erronée du code
électoral de 2009 est révélatrice des incompréhensions autour des techno­
logies. On peut ainsi y lire que « lors de l’inscription des électeurs, des données
biométriques telles que la photographie numérisée et les empreintes digitales
sont également saisies ». Le terme « photographie numérisée » est ici utilisé
pour « photographie numérique », tandis que, dans l’expression « empreintes
digitales », le mot « digitales » peut renvoyer aux doigts (une empreinte prise à
l’encre est biométrique mais non numérisée) ou au numérique (si le législateur
a fait un anglicisme).
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Lors du recensement de 2010 (en vue des élections législatives de 2011),
les agents recenseurs ont rempli des fiches manuelles qui ont ensuite été
saisies dans un fichier informatique. Ce fichier est connu sous le nom de Lepi
pour « liste électorale permanente et informatisée ». La liste n’avait cependant
de « permanente » que le nom puisqu’elle n’a pas été mise à jour. Elle est
rapidement devenue inutilisable. La biométrie réapparaît dans les débats
quand il est question d’organiser les prochaines élections : les élections locales
et régionales de 2014 et les élections législatives de 2015 (ces trois scrutins
n’ont toujours pas eu lieu), ainsi que l’élection présidentielle de 2016. Elle
devient alors centrale dans le débat politique. La technologie suscite un fort
engouement (qui n’a rien de naïf comme on le verra plus loin) au sein de
l’opposition et de la société civile. Lors de la manifestation du 1er mai 2015,

16. République du Tchad, Rapport final de la commission d’enquête sur les événements du 28 janvier au
8 février 2008 et leurs conséquences, République du Tchad, N’Djamena, septembre 2008.
17. C. Aganahi, Étude de faisabilité technique du recensement électoral à base de technologies biométriques,
New York, Pnud, 2009, p. 78.
Marielle Debos
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La biométrie électorale au Tchad

les syndicats et la société civile ont défilé derrière une banderole en faveur
de la biométrie. Dans cette séquence, c’est l’absence de conflit sur la nécessité
de la biométrie qui est frappante. L’idée qu’elle pouvait être une « solution »
adaptée aux besoins du pays fait alors consensus.
Dans cette ancienne colonie française, les Français jouent un rôle clé dans
la biométrie électorale : une bonne partie des experts internationaux, mais
aussi deux des trois sociétés en compétition pour l’attribution du marché
sont français. Le choix de l’entreprise revient à un comité ad hoc mis en
place par la Ceni et composé de membres de la Ceni. Ce comité bénéficie de
l’appui d’un expert en biométrie français. Un cabinet d’études, lui aussi français,
avait au préalable rédigé une étude de faisabilité censée guider la Ceni dans
son choix. Un des membres de la Ceni m’explique : « Comme je n’y connaissais
rien, j’ai trouvé leur étude intéressante, mais d’autres l’ont critiquée », avant
d’ajouter « on n’avait de toute façon pas toutes les informations, il y avait
une Ceni dans la Ceni qui prenait les décisions18 ». Au Tchad, comme dans
bien des pays, les enjeux politiques et financiers sont si importants que les
décisions sont prises au plus haut niveau de l’État19. C’est finalement Morpho
qui remporte le contrat. L’entreprise est aussi connue comme Safran Identity
& Security – l’entreprise a fusionné en 2017 avec Oberthur Technologies et a
pris le nom d’Idemia. Elle était en compétition avec son principal concurrent
et l’un des leaders du marché, Gemalto, une multinationale dont le siège est
aux Pays-Bas mais dont le premier actionnaire est l’État français. L’offre de
Gemalto avait cependant été jugée en deçà de celle de Selp, une entreprise
du secteur plus discrète, dont le siège est en France20. Le coût de la biométrie
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est considérable : 16 milliards de francs CFA (près de 24,5 millions d’euros)
pour 6 millions d’électeurs. La biométrie n’est qu’une partie du coût total de
l’élection présidentielle estimée à 47,5 milliards de francs CFA (72,5 millions
d’euros) par la Commission électorale21 et à un peu plus de 52 milliards de
francs CFA (près de 80 millions d’euros) par le président réélu22. C’est l’État
tchadien lui-même qui a payé la plus grande partie de la facture. Les bailleurs
de fonds, qui avaient largement financé le recensement électoral de 2011,

18. Entretien, N’Djamena, mai 2016.


19. Entretien avec un cadre commercial d’une entreprise européenne bien positionnée sur le marché
de la biométrie électorale, Abuja, avril 2017.
20. Ceni, Rapport final sur le processus électoral 2013-2016, N’Djamena, Ceni, 2016.
21. Ibid.
22. Interview d’Idriss Déby sur Radio France Internationale : RFI, « Au Tchad, le président Déby
annonce le report des législatives “sine die” » [en ligne], RFI, 3 février 2017, <www.rfi.fr/
afrique/20170203-tchad-le-president-annonce-le-report-legislatives-sine-die>, consulté le
11 février 2019.
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Biomaîtriser les identités ?

notamment l’Union européenne qui avait contribué à la hauteur de près de


11 millions euros23, ont été plus prudents en 2015-2016.
En 51 jours, les 6 000 agents mobilisés pour le recensement ont enregistré
les électeurs en capturant les empreintes de six doigts (celles des deux pouces,
des deux index et des deux majeurs), ainsi qu’une photographie du visage.
L’enregistrement biométrique des électeurs a pour principal intérêt de
permettre un « dédoublonnage », c’est-à-dire de s’assurer que chaque électeur
ou électrice n’apparaît qu’une fois dans la base de données. Cette opération
permet d’éviter les inscriptions multiples. C’est précisément ce qui s’est passé
au Tchad. Si l’on compare les listes électorales utilisées pour les élections
présidentielles de 2011 et de 2016, on observe d’importantes différences. En
2016, près de 6,3 millions d’électeurs ont été inscrits sur les listes contre un peu
plus de 4,8 millions cinq ans auparavant. Certaines régions de l’Est du pays,
considérées comme des fiefs électoraux du président-candidat Idriss Déby,
ont vu leur population stagner ou chuter en quelques années, alors que des
régions du Sud, historiquement proches de l’opposition, ont connu un fort
accroissement de la population en âge de voter. L’opération de dédoublon-
nage empêche les inscriptions multiples dues à des entreprises délibérées
de fraude ou au zèle des autorités locales qui ont intérêt à grossir le chiffre
des habitants du territoire qu’elles administrent. Elle permet également de
distinguer les homonymes, un phénomène fréquent au Tchad. En ce sens,
la biométrie a rempli sa mission : permettre l’établissement d’une liste plus
fiable que celles qui avaient été établies pour les précédentes élections. Elle
a également rempli sa mission sur un plan plus symbolique. Elle ne devait
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pas seulement établir une liste plus fiable, mais aussi plus crédible pour les
acteurs politiques. Cependant, et comme la suite de l’article le montrera, les
enregistrements multiples sur les listes électorales ne constituent que l’une
des fraudes possibles – et de surcroît pas la plus importante.

Une conception procédurale de la « démocratie »

La biométrie est à la fois une puissante machine « anti-politique24 » et


politique. Durant le recensement, la campagne électorale et au moment de
l’élection elle-même, les questions techniques et technologiques ont dominé le
débat politique et relégué au second plan des questions telles que : comment

23. Union européenne, Mission d’observation électorale, Tchad : rapport final sur les élections législatives
du 13 février 2011, Union européenne, 2011, p. 8.
24. J. Ferguson, The Anti-politics Machine: “Development”, Depoliticization, and Bureaucratic Power in
Lesotho, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
Marielle Debos
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La biométrie électorale au Tchad

créer un environnement social et politique propice à la participation politique ?


Quelle forme de démocratie les Tchadiens et les Tchadiennes veulent-ils ?
Est-ce que les élections ont un sens dans un pays où le parti au pouvoir est
un ancien mouvement rebelle devenu une immense machine clientéliste
et où l’opposition survit entre répression et cooptation ? À l’évidence de la
bio­métrie comme « solution » a ainsi succédé l’évidence de l’élection comme
mode privilégié de participation politique. La question du sens de l’élection
se pose certes bien au-delà des frontières du Tchad et jusque dans les pays
qualifiés un peu rapidement de « démocraties établies » dans les (mauvais)
manuels de science politique. Elle prend cependant une autre dimension dans
un pays où le boycott des opposants et l’abstention des électeurs ont longtemps
été (avec les armes) l’un des principaux modes de contestation politique.
Les acteurs locaux et internationaux ont organisé une vaste campagne de
sensibilisation des électeurs pour les inciter à se faire enregistrer. Celle-ci
est financée par le Pnud, dans le cadre de son Projet d’assistance au cycle
électoral au Tchad (Pacet). Le projet bénéficie d’un budget de 2,8 millions
de dollars alimenté par le Pnud lui-même, le gouvernement tchadien et
un don du Japon 25. Le Pacet fait imprimer 25 000 panneaux de taille A3,
2 600 banderoles et 200 000 brochures d’information. Le principal slogan de
cette campagne, diffusée en français et en arabe, est « J’ai ma carte biométrique,
je vote ». Présentée comme impartiale et apolitique, cette campagne fait
la promotion d’une certaine forme de participation politique, l’élection, et
diffuse l’idée que l’enregistrement sur la liste électorale et le vote sont les
bonnes attitudes citoyennes. Les principaux acteurs contestataires, c’est-
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à-dire les partis d’opposition et les organisations de la société civile, ont été
impliqués dans cette campagne de sensibilisation. Les 195 partis du pays
ont tout d’abord reçu un financement de l’Union européenne (5 millions de
francs CFA chacun) pour mener des campagnes de sensibilisation à destination
des électeurs. Parallèlement, dix ONG tchadiennes, dont les principales
organisations de défense des droits de l’homme, ont travaillé avec le Pacet.
Elles ont reçu un financement pour « sensibiliser les citoyennes et citoyens
à l’importance de leur participation aux élections26 ». Le guide méthodo-
logique met en garde les agents de la sensibilisation contre le risque de
partialité, mais il n’interroge pas la dimension éminemment politique du
discours qui associe la participation électorale à la démocratisation. Ceci
est d’autant plus problématique qu’au Tchad, le boycott et l’abstention ont

25. Pnud, Évaluation finale du Projet d’appui au cycle électoral au Tchad, New York, Pnud, 2017.
La contribution du Japon apparaît dans le rapport du Pnud mais pas dans celui de la Ceni.
26. Ceni, Guide méthodologique de sensibilisation électorale pour les organisations de la société civile
tchadienne : élection présidentielle de 2016, N’Djamena, Ceni, 2016.
Politique africaine n° 152 • décembre 2018
110
Biomaîtriser les identités ?

été au cours des précédents scrutins le mode de contestation privilégié


de l’opposition. Le refus ou le désinvestissement des élections était un
engagement politique à part entière.
En plus de cette participation à la sensibilisation, l’opposition et la
société civile ont été intégrées aux deux structures les plus importantes
pour l’organisation de l’élection. L’accord signé en avril 2013 par le MPS
et l’opposition prévoit que les partis de la majorité et de l’opposition béné-
ficient d’une représentation paritaire au sein du Cadre national de dialogue
politique (CNDP) et de la nouvelle commission électorale27. Les organisations
de la société civile y sont également représentées. Cette forme de cooptation
des leaders de la société civile n’a cependant pas empêché ces organisations
de participer à une mobilisation sociale de grande ampleur. Dans les semaines
qui précèdent l’élection, quatre leaders de la société civile sont arrêtés et
emprisonnés au motif qu’ils avaient tenté d’organiser une manifestation
contre la candidature du Président Déby28. Les membres de la société civile
contestataire démissionnent ou sont démissionnés de leur position au sein
du CNDP et de la Ceni dans les jours qui précèdent l’élection.

La biométrie repolitisée : controverses technopolitiques


et ingérences postcoloniales

« Biométrie complète » et technologie au rabais


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La biométrie est actuellement utilisée dans la lutte contre toutes sortes
de fraudes, par exemple pour identifier les bénéficiaires d’aides sociales ou
recenser les employés d’une administration et exclure les « salariés fantômes ».
Elle n’est cependant pas un outil comme un autre de lutte contre la fraude. Les
acteurs investissent la biométrie de pouvoir. Au Tchad, les acteurs politiques
ont considéré les machines comme des solutions aux dysfonctionnements
dans l’organisation des élections et, à un niveau plus symbolique, comme
un rempart contre la corruption des individus. Si la nécessité de la biométrie
n’a été pas été remise en cause, les modalités de sa mise en œuvre ont en
revanche été discutées tout au long du processus. Le consensus sur cette

27. Dans la Ceni, l’opposition et la majorité sont chacune représentées par douze membres.
La société civile a six sièges.
28. Les quatre militants seront libérés quelques jours après le scrutin. Ils ont été condamnés à
quatre mois de prison avec sursis.
Marielle Debos
111
La biométrie électorale au Tchad

question est une forme de dépolitisation mais, en s’affrontant sur ses bons et
mauvais usages, les acteurs politiques l’ont repolitisée.
Les opposants politiques ont tout d’abord milité pour ce qu’ils appelaient
la « biométrie complète », c’est-à-dire l’utilisation de la biométrie à toutes les
étapes du processus électoral : le recensement mais aussi la distribution des
cartes et l’authentification des électeurs le jour du scrutin. Le gouvernement
a refusé que soient utilisés des kits de vérification de l’identité au moment de
la distribution des cartes comme le jour du scrutin. En avril 2015, la déclara-
tion du secrétaire national du parti au pouvoir, Emmanuel Nadingar, qui
affirme que « le kit biométrique est une option et non une obligation », suscite
un tollé parmi les partis d’opposition et la société civile. La réponse du
gouvernement est cependant économique : le Tchad ne peut pas se permettre
de nouvelles dépenses au moment où les finances de l’État sont mises à mal
par la chute des cours du pétrole. L’authentification des électeurs le jour du
scrutin aurait effectivement coûté beaucoup plus cher. Cette procédure, qui
a été utilisée dans plusieurs pays du continent29, suppose de mobiliser un ou
plusieurs kits biométriques dans chacun des bureaux de vote – contrairement
aux kits d’enregistrement qui circulent d’un centre de recensement à un
autre. Elle est en outre délicate : les dysfonctionnements d’un kit le jour
du scrutin ont plus de conséquences que ceux qui peuvent survenir lors de
l’enregistrement puisque celui-ci se déroule sur plusieurs jours.
Pourquoi l’opposition a-t-elle investi tant de ressources pour revendiquer
l’emploi d’une technologie coûteuse et sophistiquée ? Les opposants avaient
alors en mémoire l’alternance récente au Nigeria voisin : en 2015, Muhammadu
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Buhari a été le premier opposant à remporter l’élection présidentielle. L’élec­
tion de Buhari a été construite comme une success story de la biométrie
électorale alors même que les kits biométriques utilisés le jour de l’élection
se sont révélés défectueux dans de nombreux bureaux de vote, obligeant
la commission électorale à changer les règles en cours de journée pour
autoriser l’identification des électeurs sans recours aux kits30. L’un des experts
internationaux rencontrés au Tchad ironisait ainsi : « Il y a eu une alternance
au Nigeria non pas grâce à la biométrie mais malgré ses dysfonctionnements
le jour du scrutin31. » Il faut cependant aussi considérer la dimension stra­
tégique de cette mobilisation. Les opposants, qui savaient qu’Idriss Déby allait
probablement être réélu, préparaient avant l’élection ce qui allait être un de
leurs arguments après la proclamation des résultats : la technologie n’a pas

29. L’authentification des électeurs le jour du scrutin a été mise en place dans des pays aussi divers
que le Kenya, le Ghana, le Nigeria ou le Somaliland.
30. N. Orji, « The 2015 Nigerian General Elections », Africa Spectrum, vol. 50, n° 2, 2015, p. 73-85.
31. Entretien, N’Djamena, mai 2016.
Politique africaine n° 152 • décembre 2018
112
Biomaîtriser les identités ?

marché parce que ce n’était pas la « bonne ». La question n’est pas de savoir si
les opposants croyaient sincèrement à ses effets en termes de démocratisation
ou si ce discours s’inscrivait dans leur stratégie politique. Comme le souligne
Jeanne Favret-Saada, la croyance est une attitude et un acte, et non l’expression
d’une certitude immuable logée dans le for intérieur des individus32. Au cours
de mon enquête, j’ai pu noter que les défenseurs de la biométrie électorale
peuvent par ailleurs tenir des propos critiques sur le business de la technologie
et son coût pour les États africains. La même ambivalence est perceptible chez
les experts des organisations internationales dont le travail est d’accompagner
le Tchad dans la mise en œuvre de la biométrie électorale et l’organisation de
l’élection. Comme le souligne Marie-Emmanuelle Pommerolle à propos des
bailleurs de fonds au Cameroun, tous les acteurs impliqués dans la fabrique
d’élections crédibles partagent la même illusio, au sens de Bourdieu : ils croient
tous, veulent et ont besoin que le jeu soit crédible et que le processus électoral
soit perçu comme digne de confiance33.

Rumeurs et suspicions sur le rôle des industriels et des experts

Cette méfiance à l’égard de la part humaine et sociale du processus d’enre-


gistrement des électeurs se double d’une controverse sur le choix et le rôle de
l’opérateur. Morpho est une société française. Ce n’est pas passé inaperçu dans
un pays où la France a historiquement été l’un des soutiens des régimes en
place et où l’opération anti-terroriste Barkhane a établi son quartier général34.
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La biométrie électorale est en outre un marché risqué, comme Morpho-Safran
en a fait l’expérience en 2016 au Kenya où elle a été mise en cause par l’oppo-
sition. Si les critiques adressées à Morpho n’ont pas pris la même ampleur au
Tchad, l’entreprise a été au cœur de plusieurs rumeurs. Le fait que les cartes
soient imprimées en France a jeté le doute sur le processus – il n’y avait là
pas de complot, il n’aurait tout simplement pas été rentable pour le Tchad
de se procurer le matériel nécessaire à la production de plus de 6 millions
de cartes. Mais quand les opposants ont appris qu’il y avait une imprimante
au Bureau permanent des élections qui avait pour fonction de produire les
cartes qui devaient être rectifiées et celles des nouveaux majeurs, ils ont

32. J. Favret-Saada, Les mots, la mort et les sorts : la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977.
33. M.-E. Pommerolle, « Donors and the Making of “Credible” Elections in Camerooon », in
T. Hagmann et F. Reyntjens (dir.), Aid and Authoritarianism in Africa: Development without Democracy,
Londres, Zed Books, 2016, p. 120.
34. M. Debos et N. Powell, « L’autre pays des “guerres sans fin” : une histoire de la France militaire
au Tchad (1960-2016) », Les temps modernes, n° 693-694, 2017, p. 221-266.
Marielle Debos
113
La biométrie électorale au Tchad

dénoncé une nouvelle source potentielle de fraude. De la même manière,


dans les jours qui entourent l’élection, une rumeur circule à N’Djamena :
des employés de Morpho seraient présents dans la salle de compilation des
résultats et participeraient à la fraude. Ils avaient cependant quitté le pays,
l’entreprise ne voulant pas prendre le risque d’être accusée de se mêler des
résultats de l’élection.
Les experts internationaux ont également été accusés de manquer
d’impartialité. L’un des experts du Pnud, un Franco-Béninois qui travaille
depuis plus d’une décennie en tant qu’expert sur les questions électorales dans
plusieurs pays africains, a ainsi été qualifié, dans la presse en ligne et sur les
réseaux sociaux proches de l’opposition, d’« expert en fraudes électorales ».
Il avait déjà été expert auprès de la Ceni lors du processus électoral de 2009-
201235 et avait alors été défavorable à l’adoption immédiate de la biométrie.
C’est cependant son rôle dans les élections précédentes au Togo qui a fait
polémique. Il met fin à sa mission en février 2015. Dans sa lettre de démission,
il mentionne les attaques dirigées contre sa personne et le Pnud, ainsi que ses
préoccupations pour sa sécurité personnelle. Au-delà du cas de cet expert,
les militants scrutent les allers et venues des responsables tchadiens et
internationaux du dossier biométrie et voient dans les lieux de leur rendez-
vous, par exemple Lomé et Bruxelles « loin des regards et des oreilles », des
indices d’une fraude en préparation36. Les militants tentent ainsi d’exercer une
forme de contrôle sur le processus électoral. Avec la technicisation de l’élection,
ce travail de contrôle devient cependant plus difficile. La mobilisation s’appuie
alors sur toutes les zones d’ombre du processus que celles-ci soient ou non
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des tentatives délibérées de fraude. En donnant un rôle clé à des experts et
à des techniciens, la sophistication des technologies électorales a bouleversé
les méthodes pour établir la « vérité électorale37 ».

35. Ceni, EISA, Rapport général sur le processus électoral 2009-2012, N’Djamena/Johannesburg,


Ceni/EISA, 2012.
36. Voir par exemple sur le site Makaila Nguebla, un blogueur militant exilé en France :
« La biométrie électorale au Tchad : stratégies et initiatives en œuvre de l’expert Clément Aganahi
et le zélé Abakar Adoum Haggar » [en ligne], 17 février 2015, <www.makaila.fr/2015/02/
la-biometrie-electorale-au-tchad-strategies-et-initiatives-en-oeuvre-de-l-expert-clement-aganahi-
et-le-zele-abakar-adoum-haggar.html>, consulté le 11 février 2019.
37. M.-E. Pommerolle et C. Passanti, « The Politics of Knowledge, Trust and Truth: Electoral
Technology in Kenyan Elections », Communication pour la conférence « The Empire of the Digital »,
Nairobi, Ifra Nairobi, 21-22 mai 2018.
Politique africaine n° 152 • décembre 2018
114
Biomaîtriser les identités ?

Nouvelles et anciennes technologies politiques

Comme le souligne l’introduction de ce numéro, le processus d’enregistre-


ment biométrique des individus est enchâssé dans le social. La technologie
n’existe que par les pratiques de ceux qui la font marcher. Si l’enregistre-
ment des électeurs a été biométrique, les autres étapes du processus ont
laissé une large place à l’intermédiation sociale. La distribution des cartes a
tout d’abord eu lieu sans technologie sophistiquée et en suivant des normes
ni biométriques ni bureaucratiques, mais sociales. La Ceni avait renoncé à
­l’utilisation de kits d’identification qui auraient retardé le processus. Les cartes
électorales livrées par Morpho et rangées par ordre alphabétique dans des
barquettes devaient être remises aux électeurs en mains propres grâce à une
liste d’émargement classique et aux récépissés délivrés le jour du recensement.
Dans les faits, la distribution a largement reposé sur l’interconnaissance. Les
cartes ont parfois été distribuées « à la criée ». De nombreux électeurs ne se
sont pas déplacés et ont confié à des proches la mission de récupérer leurs
cartes38. Cette distribution sociale des cartes a été relativement efficace, mais
les opposants ont vu dans cet apparent désordre une source potentielle de
fraudes. La part d’humain et de social a été conçue comme une remise en
cause de l’impartialité et de la neutralité supposées de la technologie.
Le jour du scrutin, il n’y a pas de kit d’identification biométrique mais
de simples listes d’émargement avec des photos des électeurs. Le reste du
matériel est sommaire : un drap noir comme isoloir et une urne en plastique
transparente dans laquelle les électeurs viennent déposer le bulletin unique
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qu’ils ont préalablement coché. Pour éviter les votes multiples, la technologie
est là aussi peu coûteuse et bien connue des Tchadiens : les électeurs trempent
un doigt dans de l’encre indélébile. L’authentification des électeurs, qui avait été
une revendication prioritaire pour les opposants, n’aurait pas empêché Idriss
Déby de gagner. La présence de représentants des candidats d’opposition dans
tous les bureaux de vote aurait en revanche permis de limiter l’intimidation
des électeurs et certaines pratiques de fraude. Il est cependant difficile pour
des partis qui disposent de moyens financiers limités et d’un nombre restreint
de militants d’être présents sur l’ensemble du territoire, plus encore dans
les régions du Nord et de l’Est. Le faible monitoring de l’élection est ainsi
une combinaison entre des questions proprement politiques (les rapports de
force sur la scène politique tchadienne) et des questions de ressources (les
opposants n’avaient pas les moyens d’être présents sur tout le territoire). On est

38. Entretiens avec des membres de la Ceni, N’Djamena, avril 2016.


Marielle Debos
115
La biométrie électorale au Tchad

ici face à l’un des paradoxes des technologies électorales : l’aide internationale
et les ressources locales mobilisées pour l’acquisition et le fonctionnement de
ces technologies sont autant de moyens qui ne vont pas là où ils pourraient
faire la différence39.
Sans surprise, Idriss Déby est réélu dès le premier tour avec 59,92 % des
scrutins et un taux de participation de 65,95 %, selon les résultats définitifs
validés par le Conseil constitutionnel. Il y avait treize candidats – tous sont des
hommes, le Conseil constitutionnel ayant invalidé les candidatures des quatre
femmes qui voulaient se présenter. L’opposant historique, Saleh Kebzabo,
arrive en seconde position : il n’obtient que 12,77 % des suffrages. Le détail
des résultats révèle de très probables fraudes. Dans plusieurs départements
du Nord et de l’Est du pays, le taux de participation approche et parfois même
dépasse les 100 %. Ce sont dans les départements de l’Est et du Nord du pays,
là où le contrôle politique et social est le plus fort et où les associations de
la société civile sont quasiment absentes, que les taux de participation et les
scores d’Idriss Déby sont les plus élevés. Dans le département d’Amdjararass,
celui d’où Idriss Déby est originaire, le taux de participation atteint un record
de 106,71 % et le candidat Déby recueille 93,48 % des suffrages. Il fait cependant
son meilleur score dans le Borkou avec 99,64 % : seuls 79 des 22 096 votants
auraient voté pour un autre candidat. Cela ne signifie pas que les électeurs
de ces régions sont de fervents partisans d’Idriss Déby mais qu’en raison
des intimidations et des fraudes, le vote n’y a guère de sens. Ironiquement,
les rebelles des années 2004-2009 (qui avaient trouvé des bases arrière au
Darfour) comme ceux d’aujourd’hui (basés dans le Sud libyen) sont pour la
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plupart originaires des régions où Idriss Déby a fait ses meilleurs scores. En
mai 2016, le Conseil constitutionnel rejette le recours déposé par six candidats
de l’opposition. Si l’élection ne change pas radicalement la vie politique du
pays, l’enregistrement biométrique des électeurs est en revanche un moment
important dans les rapports entre l’État et les citoyens. Comme nous le verrons
dans la dernière partie, les élections peuvent être analysées, au-delà de la
compétition politique, « dans le temps plus long de la construction simultanée
du citoyen et de l’État40 ».

39. N. Cheeseman et al., « Digital Dilemmas… », art. cité.


40. S. Perrot, M.-E. Pommerolle et J. Willis, « La fabrique du vote : placer la matérialité au cœur de
l’analyse », Politique africaine, n° 144, 2016, p. 5-26.
Politique africaine n° 152 • décembre 2018
116
Biomaîtriser les identités ?

Des corps et des biographies « lisibles » par l’État

Registre national et carte électorale : l’invention d’une population

Les recensements électoraux appartiennent à première vue à ces politiques


d’État et ces « high modernity schemes » qui visent à standardiser les pratiques et
les populations et à les rendre ainsi « lisibles41 ». Il faut cependant distinguer
d’une part les recensements organisés par l’État pour construire des statis-
tiques sur sa population42, et d’autre part les recensements qui reposent sur la
participation des individus qui viennent se faire enregistrer. Comme le sou-
lignent Keith Breckenridge et Simon Szreter, qui discutent les thèses inspirées
de Michel Foucault et James Scott, cette seconde forme de recense­ment laisse
une place à la négociation des identités et ouvre la voie à la reconnaissance de
la personne et de ses droits43. Le recensement électoral de 2015 est en ce sens
historique : pour la première fois, le Tchad s’est doté d’un registre national de
la population majeure. Pour la première fois, les adultes se sont mobilisés pour
être identifiés. La proportion de femmes sur les listes électorales est passée de
43 % en 2011 à 52,3 % en 2015. Ce chiffre cache cependant de fortes disparités :
dans les trois régions du Nord, les femmes sont sous-représentées sur les
listes (27,61 % dans le Tibesti, 44,79 % dans le Borkou et 35,45 % dans l’Ennedi
Ouest)44. Des projets prévoyaient que cette base de données soit utilisée pour
l’émission de pièces d’identité, le contrôle aux frontières ou l’état civil45. Ces
projets n’ont cependant jamais vu le jour et la base de données de 2015 ne
sera vraisemblablement jamais utilisée pour d’autres usages que les élections.
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Pour la première fois également, l’État a fourni une carte à l’ensemble des
personnes qui apparaissent sur le fichier électoral. C’est un tournant dans
un pays où seuls 12 % des enfants sont déclarés à l’état civil et où seuls 30 %
des adultes possèdent une carte d’identité46. Le recensement électoral était

41. J. C. Scott, Seeing Like a State: How Certain Schemes to Improve Human Conditions Have Failed, New
Haven, Yale University Press, 1998. Pour une analyse du rôle du recensement électoral dans la
formation de l’État au Bénin, voir G. Piccolino, « Making Democracy Legible? The Politics of Voter
Registration and the Experience of the Permanent Electronic Electoral List in Benin », Development
and Change, vol. 46, n° 2, p. 269-292.
42. Au Tchad, il y avait eu un premier recensement de la population et de l’habitat en 1993 et un
second en 2009.
43. S. Szreter et K. Breckenridge, « Recognition and Registration: The Infrastructure of Personhood
in World History », in K. Breckenridge et S. Szreter (dir.), Registration and Recognition: Documenting
the Person in World History, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 18-19.
44. Ces chiffres sont tirés de Ceni, Rapport final sur le processus électoral…, op. cit.
45. A. A. Hissein, « Le recensement électoral biométrique de la population : une approche
fondamentale dans le développement des registres électoraux permanents », Communication pour
la conférence d’ID4Africa, Kigali, 2016.
46. Ibid.
Marielle Debos
117
La biométrie électorale au Tchad

d’ailleurs avant tout vu comme une opportunité d’obtenir gratuitement une


pièce d’identité. Alors que la délivrance d’une carte d’identité est longue et
coûteuse, l’obtention de la carte électorale était facile et gratuite. Au Tchad,
comme dans d’autres pays marqués par les fraudes électorales, se faire
recenser ne signifie en outre pas automatiquement adhérer au processus
électoral47. Si l’obtention d’une pièce d’identité avait une vraie valeur aux yeux
de ceux qui n’en avaient pas, l’objet s’est révélé au final décevant. La part de
technologie est visible au moment de l’enregistrement : le kit d’identification,
rangé dans une valise noire, est composé d’un ordinateur portable, d’un
capteur d’empreintes, d’une webcam et d’autres accessoires. Dans toutes les
zones qui ne sont pas électrifiées, les recenseurs arrivent en outre avec un
générateur. Le kit appartient ainsi indéniablement au monde des nouvelles
technologies. La carte, en revanche, est un petit objet plastifié. Sur le recto,
on peut lire, à droite de la photo, les informations ordinaires d’une pièce
d’identité : noms, prénoms, lieu et date de naissance, mais aussi noms du père
et de la mère. Au dos de la carte apparaît la seule marque apparente de la
technologie : le code-barres dont la signification est par définition mystérieuse.
Pour ses usages quotidiens, le caractère biométrique de la carte et le lien entre
l’objet et la base de données importent peu : ce sont les éléments biographiques
et la traditionnelle photo qui en font la valeur. Mais je ne compte plus le
nombre de personnes qui m’ont confié leur déception et parfois leur doute
sur la carte : si elle est véritablement « biométrique », comment se fait-il qu’elle
ressemble à une carte ordinaire ?
Les cartes électorales ont enfin une vie sociale et politique en dehors
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du temps de l’élection48. Elles peuvent fonctionner comme des « emblèmes
d’authentification », c’est-à-dire des objets qui témoignent de la demande
d’un statut particulier (celui de citoyen d’un État) et peuvent être porteurs de
récits concurrents49. Au Tchad, la carte été détournée de ses premiers usages
électoraux et est devenue de facto une pièce d’identité. Ce ne sont pas seulement
les citoyens mais aussi les agents de l’État qui ont par leurs pratiques érigé la
carte électorale en pièce d’identité. Dans la période qui a suivi le recensement,
les agents de forces de l’ordre qui contrôlent les voyageurs et les commerçants
sur les routes du pays ont accepté le récépissé du recensement comme pièce

47. D. M. do Rosário et E. E. Muendane, « “Se faire recenser ? Oui, mais voter ?” : le cens caché du
matériel de vote au Mozambique au cours des élections de 2014 au Mozambique », Politique africaine,
n° 144, 2016, p. 73-94.
48. Je reprends ici l’une des hypothèses clés du projet collectif sur « La vie sociale et politique des
papiers d’identité en Afrique » porté par Séverine Awenengo et Richard Banégas et financé par
l’ANR. S. Awenengo et R. Banégas (dir.), « Citoyens de papier en Afrique », Genèses, n° 112, 2018.
49. A. C. Rader, « Politiques de la reconnaissance et de l’origine contrôlée : la construction du
Somaliland à travers ses cartes d’électeurs », Politique africaine, n° 144, 2016, p. 51-71.
Politique africaine n° 152 • décembre 2018
118
Biomaîtriser les identités ?

d’identité. Celui-ci était même plus important que la carte nationale d’identité
puisque le récépissé était parfois exigé de ceux qui présentaient pourtant une
pièce officielle.

La standardisation biométrique et bureaucratique des corps et des vies

Les dispositifs d’identification reposent sur des bricolages et des arrange-


ments. Ces derniers doivent être analysés non comme des dysfonctionnements,
mais comme des révélateurs des impensés politiques sur ce que signifie
­l’identité dans un contexte donné50. Concrètement, l’identification biométrique
est associée à d’autres dispositifs identificatoires qui sont ancrés socialement.
Si la biométrie permet de distinguer les individus en fonction de carac­
téristiques physiques qui leur sont propres, elle ne permet pas d’établir leur
identité. Les données biométriques sont mises en relation avec les données
biographiques : les noms, prénoms, date et lieu de naissance. Or ce sont ces
données biographiques qui sont paradoxalement les plus difficiles à saisir.
Pour toutes celles et tous ceux qui n’étaient pas enregistrés à l’état civil et qui
ne disposaient pas de pièce d’identité, la biométrie a été aussi et surtout le
moment de la mise au pas bureaucratique de leur identité par l’État.
L’identification a été un processus de fixation et de standardisation d’identités
plurielles et fluides. Ce processus commence par la date de naissance : tous
ceux qui sont « nés vers » se sont vus attribuer automatiquement le premier
janvier de l’année supposée de leur naissance. L’identification d’un individu
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par son nom n’a ensuite rien d’une évidence51. Dans certaines régions, les noms
donnés par la famille du père et de la mère sont différents. Quand la naissance
est déclarée, c’est généralement le nom donné par le père qui apparaît à
l’état civil. Dans le Sud, les hommes peuvent adopter un nouveau prénom
après l’initiation. J’avais déjà noté, au cours de mes enquêtes précédentes,
que certains de mes interlocuteurs et amis changeaient de nom en fonction
des cercles sociaux dans lesquels ils se trouvaient et que l’on ne pouvait
distinguer une identité vraie d’une identité qui serait usurpée. Ces pratiques
d’identification sociale sont mises à mal par la bureaucratisation étatique des
identités qui ne retient, selon une logique patriarcale, que le nom du père. De
la même façon, l’orthographe des noms, souvent fluctuante, est standardisée
et figée. Le lieu de résidence n’a enfin rien d’une évidence. En déterminant
un lieu unique, l’État crée (au Tchad comme ailleurs dans le monde) la fiction

50. Voir à ce sujet la recherche doctorale en cours de Claude Mbowou.


51. Sur cette question, voir la recherche doctorale en cours de Kelma Manatouma.
Marielle Debos
119
La biométrie électorale au Tchad

d’un individu localisé et localisable. Deux catégories de la population ont


cependant pu échapper à cette entreprise de localisation : les nomades qui
ont été identifiés comme tels, ainsi que des personnes vivant en ville et issues
des classes sociales supérieures qui ont choisi de faire apparaître la mention
« nomade ». Un peu plus de 8 % des électeurs se sont ainsi fait enregistrer
comme nomades, un chiffre élevé si on le compare aux 3,5 % de la population
identifiée comme nomade dans le recensement de 200952. Il y a ainsi une part
de négociation même si tout le monde n’a pas le même pouvoir d’écriture de
sa biographie officielle face aux agents du recensement. L’enregistrement des
électeurs est enfin une opération de distinction entre les individus reconnus
comme nationaux et les étrangers. La nationalité ne va cependant pas de
soi, en particulier dans les zones frontières. Si la question de la nationalité
et de l’autochtonie n’est pas aussi sensible au Tchad qu’en Côte d’Ivoire53 par
exemple, l’inscription potentielle de réfugiés comme Tchadiens a été politisée
par l’opposition. Saleh Kebzabo a ainsi dénoncé lors d’une conférence de
presse des « couacs techniques » et des « pratiques très graves » et exigé la
mise en place d’une commission paritaire chargée de valider la liste électorale
grâce à l’élimination des mineurs et des réfugiés54. Là encore, le mécanisme
prévu reposait sur des témoignages et des formes d’identification sociale. Les
électeurs pouvaient dénoncer les mineurs et les étrangers qui apparaîtraient
sur les listes, mais la plupart des demandes de rectification ont concerné des
personnes décédées après le recensement55.
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L’ analyse des pratiques concrètes de l’identification biométrique montre
qu’elle repose sur un enchevêtrement de logiques identificatoires (à la fois
biométriques, documentaires et sociales) et une bonne dose de bricolages.
Pourtant, la biométrie est vendue et promue comme une révolution dans
l’identification et une « solution » à des situations de « crise » politique. J’ai ana-
lysé dans cet article un double mouvement de technicisation de la politique
et de politisation de la technologie : c’est autour des différents usages de la
technologie que se sont reformées les oppositions politiques. L’analyse de ces

52. Inseed, Deuxième recensement général de la population et de l’habitat, N’Djamena, République du


Tchad, 2009, p. 17.
53. A. Cutolo et R. Banégas, « Les margouillats et les papiers kamikazes. Intermédiaires de l’identité,
citoyenneté et moralité à Abidjan », Genèses, n° 112, 2018, p. 81-102.
54. N. Lokar, « Saleh Kebzabo s’inquiète pour les prochaines élections de 2016 » [en ligne], Tchadinfos.
com, 28 décembre 2015, <https://tchadinfos.com/politique/saleh-kebzabo-sinquiete-pour-
les-prochaines-elections-de-2016/>, consulté le 11 février 2019.
55. Entretien avec un expert du Pnud, N’Djamena, avril 2016.
Politique africaine n° 152 • décembre 2018
120
Biomaîtriser les identités ?

controverses montre également la force de l’imaginaire biométrique : la techno­


logie est non seulement associée à une forme de modernité démocratique,
mais aussi considérée comme impartiale et fiable. Ce sont les mobilisations
des acteurs contestataires qui ont construit la technologie comme un recours
contre les dérives et la corruption du personnel politique. Il y a là une forme
d’ironie puisque ce sont au final les moyens humains qui ont manqué aux
candidats de l’opposition dans leurs efforts pour limiter l’intimidation des
électeurs et la fraude n
Marielle Debos
Université Paris Nanterre
Institut des sciences sociales du politique (ISP)

Abstract
Electoral Biometrics in Chad: Technopolitical Controversies and Imaginaries
of Modernity
Biometric identification technologies are increasingly used in elections in Africa.
They have been sold as a way to fight fraud. Based on the case study of voter
registration in Chad for the 2016 presidential election, the article examines how a
biometric imaginary has developed that pits the supposed rationality and neutrality
of technology against the perversion of politics. It shows that while biometrics has
been construed as a necessity and a “solution” to the political crisis, it has been
repoliticized by controversies over the choice of the “right” technology, its uses and
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the role of international actors, including the french industry.

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