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Chapitre 2

UTILITÉ DE LA THÉORIE
EN ENSEIGNEMENT DE LA TRADUCTION1

E
N TRADUCTOLOGIE , le mot «théorie» est une anguille concep-
tuelle. Ce concept est, en effet, aussi difficile à saisir que celui de
traduction, concept élastique s’il en est (Lilova 1984 : 301-304).
Son indétermination donne lieu à des acceptions subjectives multiples
et est une source de confusion, de mésentente, voire de polémique.
Cela tient sans doute au flou des «horizons épistémologiques» caracté-
ristique de la traductologie elle-même, comme l’a observé Yves
Gambier :

La traduction donne lieu depuis presque deux décennies à


maints discours théorisants, souvent auto-justificatifs, rare-
ment explicites quant à leurs postulats de départ, à leur visée
et surtout très lacunaires à propos de la logique qui les sous-
tend, les méthodes qui pourraient les valider. Discipline vite
institutionnalisée, elle n’en est pas pour autant devenue un
champ scientifique stable, avec un objet consensuel. La tra-
ductologie se cherche encore [...] (Gambier 1997 : 579-580).

Évoluant au carrefour de plusieurs disciplines, les études théo-


riques sur la traduction ont pris des orientations des plus diverses.
Mon propos n’est pas de brosser un tableau de toutes ces approches,
mais d’examiner dans quelle mesure et à quelles conditions la théorie
peut être mise au service de l’enseignement pratique de la traduction.
Je ne traiterai pas de l’utilité de la théorie pour les traducteurs pro-
fessionnels et ne tenterai pas non plus de décrire le contenu d’un cours
de théorie de la traduction dans un programme de formation de
traducteurs et d’interprètes2.
On peut aborder le phénomène de la traduction sous de nombreux
angles. C’est pourquoi il n’y a pas UNE théorie générale et unifiée de
la traduction, mais PLUSIEURS théories fragmentaires privilégiant un
point de vue, souvent aux dépens des autres. La traductologie étant
une science encore en gestation, nous voyons se multiplier, se juxta-

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ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

poser, pourrions-nous dire, les théories partielles de la traduction : lin-


guistique, sociolinguistique, interprétative, polysystémique, sociocri-
tique, du skopos, didactique, etc. L’absence d’une théorie unifiée est
parfois un argument invoqué par des praticiens ou des anti-théoriciens
de tout acabit pour justifier l’exclusion de la théorie du champ de la
pratique et minimiser sa valeur et son utilité en pédagogie. Mais
pourquoi devrait-il n’y avoir qu’UNE seule théorie de la traduction?
Existe-t-il UNE seule théorie de la linguistique? UNE seule théorie de la
critique littéraire? UNE seule théorie de la physique? Poser la question,
c’est y répondre. Il me semble plus pertinent de chercher à définir dans
un premier temps ce qu’est au juste une démarche théorique pour
ensuite chercher à savoir s’il est possible et souhaitable de réaliser un
arrimage opératoire entre théorie et pratique en enseignement de la
traduction.
Contrairement à une idée reçue, la théorie est fille de la pratique.
Elle n’est pas un ensemble d’observations disparates coupées de la réa-
lité. L’histoire de la traduction nous enseigne que la théorie est née de
l’observation, de l’analyse concrète de traductions. «La réflexion sur
la traduction a toujours épousé de près la vie des traductions elles-
mêmes» (D’hulst 1990 : 7). Faut-il rappeler que le mot «théorie» vient
du grec 2,TD,4< (theorein), qui signifie «observer»? Les traducteurs,
depuis Cicéron, Horace et saint Jérôme, ont été amenés à réfléchir sur
leur pratique, soit pour aller au-devant des critiques, soit pour se
défendre contre les attaques d’adversaires, soit pour réagir contre une
manière de traduire qu’ils désapprouvaient chez leurs précurseurs ou
leurs contemporains. Pensons à saint Jérôme qui fustige le littéralisme
excessif d’un Aquila et diverge d’opinion avec saint Augustin, à
Nicolas Perrot d’Ablancourt pris à partie par Pierre-Daniel Huet, à
Houdar de la Motte qui critique la traduction de l’Énéide d’Anne
Dacier, ou encore à Paul-Louis Courier, qui juge sévèrement le Daph-
nis et Chloé de Jacques Amyot.
Ces querelles, ces polémiques, ces critiques ont nourri pendant
près de deux millénaires la réflexion théorique en traduction. Mais
n’est-il pas abusif de qualifier de «théoriques» toutes ces observations
ponctuelles formulées bien souvent au sujet de cas d’espèces? Sûre-
ment pas. On a longtemps cru, cependant, que les traducteurs du passé
disposaient d’un arsenal théorique très pauvre constitué de notions
intuitives ou empiriques plutôt que d’un corps de préceptes clairement
formulés (Mounin 1963 : 12; 1976 : 89-90). Cette hypothèse est trop
réductrice : de tout temps, les traducteurs se sont doublés de théori-
ciens et se sont interrogés sur leur pratique pour tenter de la codifier.

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THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

La complexité même de l’opération traduisante les amenait à réfléchir


sur leur pratique et à consigner par écrit leurs observations. Ils n’au-
raient pas tant théorisé si la traduction était une opération simple.
«Nos grands anciens, remarque Jean-Paul Vinay, n’avaient peut-être
pas senti le besoin de bâtir une théorie, un modèle, dans le jargon
linguistique moderne; mais ils avaient réfléchi sur les principales
chausse-trappes de leur métier, plume à la main, l’œil sur l’original
[...]» (Vinay 1981 : 10).
Théoriser ce n’est pas exclusivement construire un ensemble inté-
gré, systématique et plus ou moins exhaustif qu’on appelle un «modèle
théorique». Il ne faut pas fétichiser la systématisation, les constructions
intellectuelles, méthodiques et synthétiques, et écarter du revers de la
main les innombrables observations que nous ont léguées les traduc-
teurs du passé. Pour émiettées et non systématiques qu’elles soient,
ces réflexions n’en ont pas moins une portée théorique réelle, même si
ces connaissances ne sont pas organisées en système3. De nos jours
encore, combien de considérations sur la traduction ressemblent de ce
point de vue à celles des traducteurs d’autrefois.
Théoriser c’est jeter un regard distancié sur une pratique, c’est
s’élever du particulier au général. C’est chercher à dégager des régu-
larités, des principes explicatifs, des règles fonctionnelles et récur-
rentes. Maurice Pergnier rappelle que par «théorie» on peut entendre
deux choses. Premièrement, «un corps de doctrine essayant d’appré-
hender les fondements et mécanismes» d’un domaine particulier, d’une
activité intellectuelle, d’une discipline (Pergnier 1993 : 262) . Cette
définition recoupe celle proposée par James S. Holmes : «We could
define a theory as a series of statements, each of which is derived
logically from a previous statement or from an axiom and which
together have a strong power of explanation and prediction regarding
a certain phenomenon» (Holmes 1978 : 56). La définition de
M. Pergnier correspond aussi à l’une des définitions proposée par
Georges Mounin : «La théorie au sens rigoureux, mathématique et
formel [est une] construction telle qu’elle permette de décrire la struc-
ture et le fonctionnement de tout un domaine à l’étude, et ce de façon
reproductible sans écart, quel que soit l’opérateur, [...]» (Mounin
1978 : 6170).
Deuxièmement, la théorie peut aussi signifier, selon Maurice
Pergnier, «un corps de doctrine visant à dire la manière de faire (c’est
dans ce sens que, pour un art quelconque [la traduction, par exemple,]
on parle de "passer de la théorie à la pratique" (Pergnier 1993 : 262)».
En ce sens, les procédés définis par les traducteurs tout au long de

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ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

l’histoire constituent autant d’éléments de théorie trouvant leur


réalisation dans des «pratiques» traduisantes. La réflexion théorique
ramène des faits concrets disparates à un ensemble limité de variables
ou de paramètres. C’est au fond un outil d’observation qui facilite
l’analyse des textes à traduire, l’interprétation du sens, en un mot la
compréhension d’une des formes d’expression langagière les plus
complexes. De ce point de vue, théorie et pratique sont loin de s’ex-
clure mutuellement, comme l’a bien vu Georges Mounin en donnant
au mot théorie, comme Maurice Pergnier, le sens de «rassemblement
dans une construction organique systématique de tout ce que l’on sait
– ou que l’on croit savoir – à un moment donné sur un sujet donné,
construction destinée à décrire de manière ordonnée, à classer et à
expliquer un ensemble de faits connus» (Mounin 1978 : 6170). Cette
définition rejoint en tout point celle de Peter Newmark : «Translation
theory is the body of knowledge that we have about translating,
extending from general principles to guidelines, suggestions and
hints» (Newmark 1988 : 9). «It provides a framework of principles for
translating texts and criticizing translations, a background for
problem-solving» (Newmark 1982 : 19). Elle correspond aussi à la
conception de la théorie de Roda P. Roberts: «Translation theory is
an organized system of concepts which attempts to explain what
translation is and how it works, through an examination of the
various elements involved in the process» (Roberts 1985b : 322). Une
théorie qui

a) «rassemble et ordonne tout ce que l’on sait sur un sujet


donné»;
b) «classe et explique un ensemble de faits connus»;
c) «est un système structuré de concepts»;
d) «décrit une manière de faire»;
e) «énonce des principes et des règles»;
f) «décrit le processus de la traduction»;
g) «facilite la critique des textes»;
i) «fournit un cadre de référence permettant de résoudre les
problèmes ponctuels de traduction»;
j) «éclaire le traducteur sur les choix à faire au moment de la
formulation des équivalences»,

est une théorie qui se révèle éminemment utile en enseignement de la


traduction.

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THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

Mais une théorie de la traduction doit-elle forcément être utile


pour être pertinente? On peut convenir avec James S. Holmes et
Robert Larose que la théorie de la traduction n’a pas pour seule fin
d’être au service de la pratique et de son enseignement : «It needs not
be a main aim of translation studies to help the translator» (Holmes
1978 : 60). «La théorie de la traduction n’a pas nécessairement pour
but d’aider explicitement l’étudiant ou le praticien» (Larose 1985 :
406). La position d’André Lefevere est plus catégorique : «It is the
task of theoretical linguistics to describe how languages work, not to
formulate rules for good usage. In the same way, translation theory
should describe how translation works, not try to formulate the rules
leading to the production of good translations» (Lefevere 1983 : 18).
On peut être en désaccord avec ce point de vue, surtout si l’on a
l’ambition de mettre la théorie au service de l’enseignement. Pourtant,
rares sont les théoriciens qui prônent une telle étanchéité entre théorie
et pratique. Au contraire, la grande majorité d’entre eux sont plutôt
d’avis, comme Jean-Paul Vinay, que «la principale raison d’être d’une
[théorie de la traduction] est de faciliter l’acte de traduction» (Vinay
1975a : 17). Cet auteur l’a affirmé et réaffirmé dans ses nombreux
écrits :
«Theory for me is the springboard for practice» (Vinay
1991 : 157).

«I think that the chief, if not exclusive, aim of translation


theory, should be to help translators in their work» (ibid.)

«Translation theory should, first of all, support translators


in their quest for a good translation, serving as translators’
beacon and guide, [...]» (ibid. : 159).

«Yet the whole purpose of establishing a theory is to be able


eventually to apply it, [...]», (Vinay 1975b : 36).

«I have tried [...] to raise doubts about the usefulness of


theoretical works on translation which do not bring to bear
upon precise and clearly defined language phenomena, with
numerous examples relating to two given languages» (ibid. :
37).

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ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

«La réflexion langagière ne vient pas spontanément à


l’esprit : il faut qu’on nous en montre le chemin, et c’est
pourquoi la réflexion théorique est indispensable» (Vinay
1981 : 10).

«L’un des buts d’une théorie est l’élaboration d’une praxis


qui en applique les prolégomènes» (ibid. : 11).

Si le traducteur professionnel peut se contenter d’avoir une


conception intuitive de la théorie – et tous en ont une, l’histoire de la
traduction le prouve –, le professeur de traduction, lui, se doit, au
niveau universitaire en tout cas, de fonder son enseignement sur des
notions et des principes théoriques valides4. Dénués de fondements
théoriques, les cours pratiques de traduction risquent de se transformer
en exercices de traduction collective marqués par l’empirisme et
l’impressionnisme. J’ai toujours été d’avis que faire de la traduction en
groupe dans de telles conditions, ce n’est pas enseigner à traduire5. De
nombreux pédagogues sont aussi de cet avis et font écho aux propos
de Jean-Paul Vinay cité plus haut. Ils plaident eux aussi en faveur
d’une théorie explicative des phénomènes concrets de traduction :

Marilyn Gaddis Rose

«Theory should serve practice; indeed, if it never serves


practice, it will probably be discarded» (Gaddis Rose citée
par Danaher 1992 : 15).

Mona Baker

«An academic course always includes a strong theoretical


component. The value of this theoretical component is that
it encourages students to reflect on what they do, how they
do it, and why they do it in one way rather than another.
This last exercise, exploring the advantages and disad-
vantages of various ways of doing things, is itself impossible
to perform unless one has a thorough and intimate know-
ledge of the objects and tools of one’s work» (Baker 1992 :
1-2).

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THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

Robert Larose

«La théorie de la traduction fournit la réflexion globale et


fondamentale nécessaire pour mieux comprendre et systéma-
tiser le processus même de la traduction; elle permet à
l’étudiant, comme au spécialiste, de saisir plus facilement la
spécificité de la traduction et d’entretenir à son sujet le dis-
cours indispensable pour rendre compte de leur propre acti-
vité; elle leur fournit enfin nombre de principes qui guideront
leurs choix lors des opérations de traduction» (Larose 1985 :
406).

Mildred L. Larson

«Good theory is based on information gained from practice.


Good practice is based on carefully worked-out theory. The
two are interdependent. Along with the interdependence
there is tension. In order for a violin to make beautiful
music, the string must be taut; that is, there must be just the
right tension. Similarly, in order for a translation to be
"beautiful," the proper tension between theory and practice
must be achieved» (Larson 1991 : 1).

Antoine Berman

«Aucune "théorie" du traduire ne serait nécessaire si quelque


chose ne devait pas changer dans la pratique de la traduction»
(Berman 1984 : 39).

Vilen Komissarov

«Translation theory is supposed, in the final analysis, to


serve as a guide to translation practice, to illuminate the
devious ways a translator has to tread and to suggest
effective shortcuts in his arduous work» (Komissarov 1985a :
208).

«A proper organization of translators’ training is a


challenge to the theory of translation. The theory should
provide the teacher with understanding of what translation
is and what makes a good translator, it should rationalize

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ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

the choice of teaching materials and techniques. The


teaching process is always a reflection, explicit or implicit,
of a set of assumptions about the subject of study, even if the
teacher might believe that his approach is purely empirical.
It is an obvious advantage if these assumptions are made on
the basis of solid theoretical knowledge, rather than con-
cocted by the rule of thumb» (Komissarov 1985b : 309).

D’autres auteurs, en particulier Jean Darbelnet et Peter Newmark,


expriment certaines réserves et ne cachent pas leur scepticisme à
l’égard de l’utilité de la théorie en enseignement de la traduction6. S’ils
acceptent de parler théorie, c’est à la condition de la définir comme
une méthodologie. En font foi les extraits suivants :

Jean Darbelnet

«On peut se demander si l’opération traduisante est suffi-


samment complexe pour justifier, au niveau du 1er cycle
universitaire, une théorie très poussée. [...] La guerre est un
art simple et tout d’exécution. Il est permis de penser qu’il en
est de même de la traduction. Peut-être serions-nous sur un
terrain plus solide et plus accessible aux jeunes esprits peu
réceptifs aux abstractions, si au lieu de penser théorie, on
pensait principes» (Darbelnet 1981 : 265).

«J’ai dit que je fais peu de cas de la théorisation, mais j’ai en


même temps reconnu qu’il est normal et même nécessaire de
réfléchir à ce qu’on fait, donc à ce qu’on enseigne, et, par
conséquent, de s’élever du particulier au général, ce qui
implique pour le moins un rudiment de réflexion théorique.
Ceci dit, je suis quand même enclin à considérer que les théo-
ries contiennent une grande part de subjectivité et qu’elles ne
s’enchaînent pas cumulativement, comme c’est le cas pour les
découvertes scientifiques. C’est pourquoi je trouve plus
pertinent de dégager des principes, qu’on peut cerner et
concrétiser, et dont l’application est facile à vérifier et à
juger» (Darbelnet 1984 : 271).

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THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

Peter Newmark

«Translation theory’s main concern is to determine appro-


priate translation methods for the widest possible range of
texts or text-categories» (Newmark 1982 : 19).

«Translation theory is pointless and sterile if it does not


arise from the problems of translation practice, from the
need to stand back and reflect, to consider all the factors,
within the text and outside it, before coming to a decision»
(Newmark 1988 : 9)

«What translation theory does is, first, to identify and define


a translation problem (no problem–no translation theory!);
second, to indicate all the factors that have to be taken into
account in solving the problem; third, to list all the possible
translation procedures; finally, to recommend the most
suitable translation procedure, plus the appropriate trans-
lation» (ibid. : 9).
Ces réserves exprimées par Jean Darbelnet et Peter Newmark ne
changent rien au fait qu’une très grande majorité de pédagogues
reconnaissent que la théorie a bel et bien une utilité en didactique de
la traduction. Il est même permis d’affirmer que ce que James S.
Holmes écrivait en 1978 est toujours valable vingt ans plus tard : «It
seems to me that many of the theories of translation that we have had
up to now, while pretending to be theories of the translation process,
are in fact theories for translation didactics. They are giving us
material to train translators» (Holmes 1978 : 58-59). Des traducto-
logues comme Gideon Toury et Anthony Pym, pour ne citer que ces
deux auteurs, reprennent à leur compte la division désormais classique
de la traductologie en trois branches établie par James S. Holmes :
«théorique», «descriptive» et «appliquée» (Baker : 1998 : 278). L’ap-
proche descriptive comporte trois théories partielles dont l’objet est le
produit, le processus et la fonction de la traduction. Toutefois, les
auteurs restent muets sur la façon de faire le pont entre le volet
descriptif et le volet appliqué (celui de la formation des traducteurs).
Comment réduire l’écart qui les sépare? Les théoriciens sont étonnam-
ment silencieux sur ce point, qui revêt pourtant une importance
capitale. D’autant plus que les trois théories descriptives ne sont pas
normatives, alors que la théorie didactique de la traduction est par

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ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

nature normative (Holmes 1978 : 58). Personne ne s’est penché encore


sur la façon de passer du descriptif au normatif en pédagogie de la
traduction. Les manuels nous semblent être le lieu privilégié où s’effec-
tue la rencontre de la théorie et de la pratique et, sans doute, du
descriptif et du normatif. Et leur nombre augmente rapidement7. De
nombreux manuels d’initiation à la traduction portent d’ailleurs en
sous-titre : «Théorie et pratique». C’est bel et bien dans les manuels,
pensons-nous, que se réalise l’indispensable synthèse des notions
théoriques utiles pour guider les apprentis traducteurs dans leur
apprentissage. Mais que faut-il attendre concrètement d’une théorie
applicable à l’enseignement pratique de la traduction? Comment dans
les faits réaliser ce double et difficile arrimage : théorie/pratique, des-
criptif/ normatif?

Apport de la théorie à l’enseignement

Celui qui veut faire un apprentissage raisonné de la traduction peut


attendre d’une théorie qu’elle lui fournisse, tout d’abord, un outillage
conceptuel valable. Aucune science, aucune technique ne saurait
exister sans un métalangage servant à désigner les notions et les procé-
dures propres au domaine (Brisset 1990 : 239-240). Dans le meilleur
des cas, les concepts sont présentés dans une perspective historique
afin d’en montrer l’origine et l’évolution. La réflexion théorique a aussi
pour rôle de secouer les préjugés ou fausses conceptions entourant la
traduction. En voici quelques exemples cités par Brian Mossop :
«traduire est un exercice linguistique»; «le traducteur est une main
invisible qui ne transparaît jamais dans ses traductions»; «les traduc-
teurs cherchent toujours à être le plus précis possible»; «les traductions
publiées sont toujours des copies fidèles de l’original»; «il n’y a qu’une
seule bonne façon de traduire un texte» (Mossop 1994 : 405-406).
La théorie, nous l’avons dit, vise à faire réfléchir à ce que l’on fait
quand on traduit : pas de traduction raisonnée, pas d’enseignement
valable de la traduction. C’est grâce à la théorie que l’on passe d’une
démarche intuitive à une démarche consciente et réfléchie. La théorie
offre l’avantage inestimable d’apporter à l’apprenti traducteur une
vision intégrée des phénomènes de la traduction et de lui faire voir,
entre autres, l’interrelation existant entre l’auteur d’un texte, la
situation d’énonciation, le choix des équivalences et les destinataires.
On l’a dit et répété : la théorie n’a pas pour but de proposer des solu-
tions concrètes à tous les problèmes que soulève un texte à traduire.
Une théorie n’est ni un livre de recettes ni un catalogue de solutions

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THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

toutes faites. «Translation theory is not supposed to provide the


translator with ready-made solutions of his problems. Theory is no
substitute for proper thinking or decision-making» (Komissarov
1985a : 208; souligné dans le texte). La théorie enseigne plutôt la
relativité des choses. L’apprenti traducteur découvre que les procédés
qu’il applique plus ou moins instinctivement ne sont jamais des règles
absolues (l’histoire de la traduction le prouve de façon éclatante), mais
des règles qui varient en fonction du lieu, de l’époque, du contexte cul-
turel, etc. Alliée à la pratique, elle contribue à développer la compé-
tence professionnelle. En outre, sans cadre théorique, comment juger
efficacement de la validité des équivalences? Certains auteurs font
même de cette exigence l’objectif premier des études traductolo-
giques : «Obviously the goal of translation studies must be to describe
the conditions of validity for equivalence» (Hans-Jurgen Diller, cité
par Vinay 1991 : 164).
La théorie nous renseigne aussi sur les méthodes et les stratégies
de traduction qu’il convient d’adopter en fonction du genre de textes
à traduire et des destinataires; sur les types de solutions à apporter en
fonction des catégories de problèmes à résoudre. Comment traiter, par
exemple, les expressions toutes faites et les métaphores (Delisle 1997 :
406-419, Komissarov 1985a : 208-212, Newmark 1982 : 84-96).
Cette information de nature théorique vise à éclairer les choix à faire :
«Hints on strategy in handling source language idioms in the light of
translation theory will not guarantee the correct translation of a par-
ticular idiom under particular circumstances, but they will facilitate
decision-making and set the translator on the right path» (Komis-
sarov 1985a : 212).
La théorie contribue aussi à faire prendre conscience des usages
conventionnels et des normes à respecter (ou à transgresser) dans les
sociétés d’accueil. On pourrait énumérer bien d’autres contributions
de la théorie à l’enseignement pratique. Précisons qu’à elle seule, la
théorie ne pourra jamais faire d’un apprenti traducteur non doué un
traducteur talentueux. Un mauvais traducteur laissera toujours à l’état
d’ébauche l’information à transmettre. La théorie peut, toutefois, faci-
liter et accélérer l’apprentissage de ceux qui manifestent l’aptitude à
la traduction. Elle ne saurait être vue comme une panacée.
Par ailleurs, la formulation d’UNE théorie de la traduction se révèle
une tâche difficile, voire impossible. On peut même se demander si cela
est réellement souhaitable. C’est sans doute pourquoi la plupart des
auteurs soucieux de travailler à l’élaboration d’une théorie didactique
de la traduction préfèrent parler de préceptes, de principes, de règles,

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ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

de procédés, assimilant ainsi la théorie à une méthodologie. Mais à ce


propos, deux remarques s’imposent. Premièrement, force est de cons-
tater avec Christiane Nord que, bien que les traductologues s’enten-
dent en général sur les grands principes de traduction «there seems to
be little consent as far as concrete translational "rules" are con-
cerned» (Nord 1991b : 91-92) . La Renaissance pouvait reprocher au
Moyen Âge d’être riche en principes et pauvre en faits. En traduc-
tologie, il semble que ce soit l’inverse : nous sommes riches en faits,
mais relativement pauvres en règles et principes applicables à l’art de
traduire et à son enseignement. À telle enseigne qu’on a pu écrire que
«la traduction est une activité où l’on suit des règles sans disposer de
règles pour appliquer les règles» (Berner 1999 : 18). Deuxièmement,
rares sont les traductologues qui cherchent à préciser ce qui distingue
un principe d’une règle ou d’un procédé. Un flou terminologique
entoure ces notions. Tel auteur voit un principe là où un autre voit une
règle. Or, une terminologie n’est efficace et utile que si elle est rigou-
reuse, que si les notions décrites sont bien cernées. C’est le minimum
que l’on est en droit d’attendre de travaux de nature théorique et
scientifique. Toute science se caractérise par une terminologie formée
d’un nombre plus ou moins grand de termes univoques.
Pour notre part, nous avons tenté de circonscrire ces notions-clés
(principe, règle et procédé) en les définissant les unes par rapport aux
autres dans l’optique de la didactique de la traduction8 :

principe de traduction
Énoncé général qui régit l’établissement des équivalences interlinguis-
tiques et sur lequel se fondent des règles de traduction. Un principe de
traduction a valeur de loi générale et s’applique à tout genre de texte.
Exemples :

a) «On ne traduit pas des mots, mais leur sens en contexte.»


b) «L’équivalence de traduction se situe au niveau du discours
et non pas au niveau de la langue.»
c) «Le texte d’arrivée doit transmettre, autant que possible, la
même information que le texte de départ.»
d) «Le texte d’arrivée doit avoir le même ton que le texte de
départ, si l’un et l’autre ont la même fonction.»
e) «Un texte pragmatique doit normalement se lire comme un
texte original9.»

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THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

règle de traduction
Énoncé qui oriente la réflexion du traducteur lorsqu’il analyse le texte
de départ et guide ses choix en langue d’arrivée au moment où il
formule une équivalence. Une règle de traduction est plus concrète et
plus spécifique qu’un principe. Pour un texte donné, les règles varient
en fonction de la visée du traducteur (cibliste, sourcier), de la stratégie
de traduction adoptée (adaptation, littéralité, traduction intégrale,
traduction sélective, etc.), du type de texte (littéraire, technoscienti-
fique, biblique), de son mode discursif (argumentatif, narratif) et de sa
finalité (informer, persuader, démontrer). Exemple :

«Une traduction publicitaire doit impérativement tenir


compte des "cordes sensibles" du public-cible». Cette règle
découle du principe suivant : «Le texte d’arrivée doit viser à
reproduire, dans la mesure du possible, le même contenu dé-
notatif et connotatif que le texte de départ». Cette règle peut
se concrétiser par l’application d’un ou plusieurs procédés de
traduction (adaptation, création lexicale, mot forgé, etc.).

procédé de traduction (syn. procédé de transfert )


Méthode de transfert linguistique des éléments de sens d’un texte de
départ appliquée par le traducteur au moment où il formule une
équivalence. Au nombre des procédés figurent le calque, l’emprunt,
l’adaptation, la compensation, la paraphrase explicative, etc.

Conclusion

En conclusion, nous pouvons dire que les auteurs s’étant prononcés


sur les liens que la théorie entretient avec l’enseignement pratique ont
observé que les apprentis traducteurs manifestent souvent une certaine
résistance à l’abstraction et à la théorisation. À propos du cours de
théorie de la traduction, Roda P. Roberts écrit : «Most students are
terrified by the very prospect of such a course10» (Roberts 1985b :
321). Pour sa part, Judith Woodsworth fait une constatation similaire :
«Theoretical courses–in linguistics, history of translation and
translation theory itself–are universally "unpopular." Students find
such courses dry and "irrelevant" [...].» (Woodsworth 1985 : 268) La
«pilule théorique» est plus facile à faire avaler dans les séminaires de

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ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

traduction, si l’on intègre les considérations d’ordre théorique aux


exercices pratiques et aux discussions en classe.
C’est de toute évidence pour cette raison que nombreux sont les
théoriciens qui conseillent de rester au niveau des faits concrets de
langage : «Il est utile de réfléchir à ce que l’on fait, et cette réflexion
tend infailliblement vers une certaine abstraction. Le danger est de s’y
maintenir sans redescendre vers la réalité langagière, celle que l’usager
lit ou manie du bout de la plume» (Vinay 1975a : 20-21). Christiane
Nord fait entendre un même son de cloche : «But if we want to apply
the model [skopos theory] to the daily routine of professional trans-
lation (and/or translation teaching) we have to get down from the
lofty heights of generalizing abstraction and deal with concrete
facts.» (Nord 1991b : 93). Quant à nous, nous avons énoncé sept con-
ditions pour qu’une théorie didactique de la traduction soit efficace.
Elle le sera si elle :

a) définit clairement l’objet de cette activité, sans être un


exercice futile de spéculation gratuite;
b) situe la traduction par rapport aux disciplines connexes
(linguistique, psychologie cognitive, enseignement des
langues, terminologie);
c) fournit un outillage conceptuel qui rende compte de la
spécificité de la traduction en tant qu’acte de communi-
cation interlinguistique;
d) pose en termes justes, clairs et cohérents la problématique
générale de la traduction;
e) décrit le processus cognitif et dynamique de la traduction et
non pas uniquement son résultat, dont la description relève
surtout de la stylistique comparée;
f) fait le pont entre l’étude de la langue et celle de son emploi
dans le discours;
g) est induite de l’observation minutieuse de la pratique
(Delisle 1981 : 136).

Cela exige évidemment que théoriciens et pédagogues aient une con-


ception juste de l’opération traduisante (ce qui n’est pas toujours le
cas) et qu’ils sachent clairement dissocier les difficultés de traduction
afin de les hiérarchiser et de faciliter ainsi l’acquisition du savoir-faire
propre au traducteur. Une théorie didactique de la traduction reste
donc près des réalités langagières, fuit l’ésotérisme et le dogmatisme,
énonce clairement les principes, règles et procédés à mettre en

116
THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

application et fournit un outillage conceptuel simple et précis. C’est à


ces conditions que la théorie peut faciliter l’apprentissage de la
traduction. Il faut reconnaître, par ailleurs, qu’il existe des théories de
la traduction sans visée didactique, et que ces théories ont évidemment
leur place en traductologie. Précisons, enfin, que tous les modèles
théoriques ne peuvent pas rendre compte de toutes les pratiques
traductives, ce qui en limite d’autant la portée.
En somme, une théorie didactique de la traduction est comparable
à une carte routière qui ne dit pas où il faut aller, mais étale les
possibilités. C’est au voyageur de tracer son itinéraire en fonction du
but à atteindre. S’il dispose d’une bonne carte, il risque moins de se
perdre. De même, devant les nombreuses voies qui s’ouvrent devant
lui à chaque détour de phrase, le traducteur risquera moins d’errer,
dans les deux sens du terme, s’il dispose d’une bonne «carte théo-
rique».

Notes

1. Conférence présentée lors du colloque Traduction : Approches et


Théorie, organisée en avril 1998 par Henri Awaiss et Jarjoura
Hardane à l’Université Saint-Joseph, Beyrouth.

2. Sur le contenu d’un cours de théorie de la traduction, on consul-


tera, entre autres, les articles de Peter Fawcett (1981), Roda P.
Roberts (1985b) et Brian Mossop (1994).
3. L’auteur russe Andrej V. Fedorov a écrit dans une introduction à
la théorie de la traduction : «Aucune science ne peut exister sans
tenir compte ni tirer profit des expériences du passé, du travail de
ceux qui ont autrefois exercé leur activité dans le même domaine.
Il faut donc avant tout utiliser les matériaux de l'histoire de la
traduction, en extraire l'essentiel et tirer des conclusions du choc
des opinions et des principes concernant la théorie de la traduction»
(cité par Radó 1967 : 171. Traduction).

4. «Tout professeur devant nécessairement et si peu que ce soit


réfléchir à son enseignement, il est inconcevable qu’un professeur
de traduction fasse exception et n’ait pas au moins un embryon de
théorie sur la matière qu’il enseigne» (Darbelnet 1984 : 271).

117
ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

5. On peut dire de cette forme d’enseignement ce que Georges


Mounin a écrit à propos du manuel d’Irène de Buisseret, Deux
langues, six idiomes (1975), dont le principal défaut, à ses yeux,
était l’absence de tout cadre analytique de nature théorique : «Tout
ceci aboutit à une présentation, simplement pittoresque et peu
cohérente, des grandeurs et des servitudes de la traduction». Au
lieu d’une analyse méthodique, on est en face d’une «somme de
faits bien collectés, mais mal analysés et mal classés» (Mounin
1978 : 6170) .

6. Raphael Salkie qualifie même Peter Newmark de «committed anti-


theoretician». «In the case of Newmark, ajoute-il, we have a writer
full of insight but who is implacably opposed to any theory (let
alone a school) of translation» (Salkie 1997 : 236).
7. Voir la Partie III – Manuels et métalangage.

8. Ce travail a été effectué dans le cadre de l’élaboration d’un vocabu-


laire quadrilingue (français, anglais, espagnol, allemand) du méta-
langage de l’enseignement de la traduction, œuvre d’une équipe
internationale regroupant une quinzaine de pédagogues-traducto-
logues et de terminologues qui ont travaillé sous la codirection de
Jean Delisle, Hannelore Lee-Jahnke et Monique C. Cormier.
L’ouvrage, Terminologie de la traduction est paru en 1999 chez
John Benjamins Publishing.
9. Roda P. Roberts (1985b : 323-324) énumère huit autres principes
autour desquels est structuré son cours de théorie de la traduction.

10. Dans l’évaluation d’un séminaire d’Introduction à la théorie de la


traduction donné par Ingrid Meyer à l’École de traduction et
d’interprétation de l’Université d’Ottawa, un étudiant a écrit :
«When I first started this course, I was SCARED and MAD –scared
because I didn’t know whether I’d be good in theory, and mad
because I would much rather have taken a practical course.» Cet
étudiant eut tout de même l’honnêteté d’ajouter : «So I was plea-
santly surprised to find that theory was not only within my grasp,
but also satisfying to study. I now see that translators need to
broaden their horizons beyond the mechanics of the task, and
theory can provide an opportunity to do so» (Meyer 1985 : 14).

118
Chapitre 3

LES RISQUES
DE LA TRADUCTION LITTÉRALE1

L
E TRADUCTEUR N ’EST PAS un eunuque commis à la garde des
mots. Au moment où, ayant saisi le sens d’un énoncé, il lui faut
le réexprimer dans une autre langue, il ne jouit pas non plus
d’une liberté totale comme celle des créateurs. Le traducteur n’est ni
l’esclave des parties du discours, ni un adepte de l’à-peu-près. Le pro-
cessus cognitif de la traduction est une recherche de la coïncidence la
plus parfaite possible entre une idée et sa formulation, entre le sens et
son expression. S’il y a concordance formelle entre un segment de
l’énoncé original et sa reformulation dans une autre langue – situation
fréquente dans le cas de langues ayant une origine commune –, cela ne
revêt pas pour autant de valeur particulière du point de vue de
l’adéquation des concepts et de la valeur communicative des textes.
Au traducteur il incombe de cultiver le souci d’épouser le plus fidèle-
ment possible les contours de la pensée originale couchée sur papier
et non de viser à une identité de forme contingente.
Vue sous l’angle du procédé, la traduction interprétative évite le
décalque servile des mots au nom de la fidélité au sens et du respect du
caractère idiomatique de la langue d’arrivée. Or, confondant «pro-
cédé» et «résultat», certains partisans du littéralisme prêchent le culte
des mots. Ce faisant, ils transportent dans le champ des textes pragma-
tiques la querelle multiséculaire qui, dans les domaines littéraire et
biblique, a opposé, pour des raisons esthétiques ou théologiques, les
adeptes de la traduction littérale et ceux qui accordaient la primauté au
sens. Leurs mobiles se résument en deux mots : «vérité » et «exacti-
tude». Les citations suivantes, extraites de l’ouvrage de Peter New-
mark, A Textbook of Translation (1988), ne laissent aucun doute sur
le parti pris de l’auteur :

«I am somewhat of a "literalist", because I am for truth and


accuracy» (Newmark 1988 : xi).

119
ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

«We do translate words because there is nothing else to


translate; there are only the words on the page; there is
nothing else there» (ibid. : 73).

«The translator should not go beyond the words of the


original by promoting the sub-text to the status of the text»
(ibid. : 77-78).

«Untranslatable words are the ones that have no ready one-


to-one equivalent in the T[arget] L[anguage]. I do think that
more words are more or less context-free than most people
imagine» (ibid. : 34).

«Many translators say you should never translate words, you


translate sentences or ideas or messages. I think they are
fooling themselves. The SL texts consist of words, that is all
that is there on the page» (ibid. : 36-37; 193).

Partisan convaincu de la traduction littérale, Peter Newmark ac-


corde la primauté quasi absolue aux mots. Les affirmations très
contestables prises à témoin ci-dessus sont contraires à l’enseignement
dispensé dans les grandes Écoles de traduction et d’interprétation à
travers le monde. Elles ne résistent pas à un examen attentif du pro-
cessus cognitif conduisant aux équivalences fonctionnelles de traduc-
tion. Il convient de préciser que Peter Newmark les formule en
réaction à deux groupes de chercheurs et de pédagogues.
D’une part, il s’en prend aux auteurs de la Stylistique comparée
du français et de l’anglais (1958) qu’il accuse d’être à l’origine du
«mal» : leur préjugé défavorable à l’égard de la traduction littérale
aurait eu une influence néfaste sur la traduction et son enseignement.
Rien de moins. «Vinay and Darbelnet’s prejudice against literal
translation, écrit-il, has become notorious and has had a baneful
influence on translation teaching if not translation» (ibid. : 86).
D’autre part, Peter Newmark dénonce ceux qui reconnaissent au
traducteur une certaine marge de liberté au moment de la réexpression
des idées, une fois le sens isolé. Il s’insurge en particulier contre les
chercheurs et les pédagogues qui adhèrent à la «théorie interprétative»
(ESIT, Paris III). Cette théorie, comme on sait, appréhende le phéno-
mène du transfert linguistique du point de vue du processus cognitif,
de la dynamique du discours et de la communication humaine, tout en
intégrant les acquis les moins contestables de la linguistique moderne.

120
THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

En fait, il s’agit moins d’une théorie au sens strict du terme, comme


nous l’avons vu précédemment, que d’une méthodologie de la traduc-
tion, d’où son grand intérêt en didactique de la traduction. Mais là
n’est pas la question. «Many theorists believe that translation is more
a process of explanation, interpretation and reformulation of ideas
than a transformation of words; that the role of language is secon-
dary, it is merely a vector or carrier of thoughts. Consequently, every-
thing is translatable, and linguistic difficulties do not exist. This
attitude, [...] slightly caricatures the Seleskovitch School, ESIT,
Paris» (ibid. : 72).
Caricature, en effet, car cette description déforme la réalité et
dénote une méconnaissance évidente des travaux critiqués. Qui de ce
groupe a jamais prétendu que la traduction est une paraphrase expli-
cative, que les difficultés linguistiques sont inexistantes, qu’il faut
coûte que coûte éviter le mot à mot, que tout est traduisible avec le
même degré d’exactitude?
En brandissant l’étendard du littéralisme et en prônant les vertus
des traductions littérales par opposition aux traductions idiomatiques,
toujours suspectes à ses yeux, Peter Newmark reprend une vieille
dichotomie : «Faut-il traduire littéralement ou librement?» Cette dicho-
tomie est en fait une aporie. Formulé en ces termes, le problème est
mal posé. L’essentiel est de traduire intelligemment en fonction d’une
foule de paramètres, peu importe que ce soit en gardant intacte la
forme du texte original ou en la modifiant. Préserver l’intégrité à la fois
du sens du message et de la langue d’arrivée est l’idéal vers lequel tend
le traducteur consciencieux. Et, à cet égard, le littéralisme n’offre
aucune garantie de «vérité et d’exactitude».
Prenons l’exemple du message publicitaire suivant d’un fabricant
d’ampoules électriques qui veut vanter la qualité de ses ampoules : A
bulb that gives more light using less energy. La version littérale
(transcodée) de cet énoncé se lirait ainsi : «Une ampoule qui donne
plus de lumière en utilisant moins d’énergie». Bien qu’elle soit un
parfait décalque de son modèle, elle pêche par manque de fidélité au
sens et ne respecte pas non plus le caractère idiomatique de la langue
d’arrivée.
L’analyse du sens, en effet, contrairement au simple transcodage
des mots, conduit à déduire qu’une ampoule de 100 watts, par
exemple, ne peut pas donner «plus de lumière» en fournissant l’éclai-
rage, disons, d’une ampoule de 150 watts. C’est la logique même. Si
la puissance d’une ampoule ne peut pas varier, sa durée d’utilisation,
par contre, est variable. C’est ce que signifie more light. Par ailleurs,

121
ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

on sait que, dans ce genre de message, la langue française répugne


(quoique de moins en moins) à utiliser des comparatifs elliptiques (ou
comparaisons implicites), alors qu’ils sont très courants en anglais
publicitaire.
Cette réflexion sur le sens du message A bulb that gives more
light using less energy a mis en jeu : a) la connaissance de la langue
anglaise; b) l’apport de connaissances générales; c) un raisonnement
logique; d) la connaissance de la langue française et, enfin, e) la prise
en compte de la nature et de la fonction de l’énoncé (message
publicitaire). Ce cheminement cognitif aboutit à l’équivalence fonction-
nelle suivante : «L’ampoule qui consomme peu et dure longtemps». La
réflexion a été déclenchée, certes, par les mots de l’énoncé de départ
( pourrait-il en être autrement?), mais elle s’est prolongée bien au-delà
de ceux-ci et a nécessité la mobilisation de connaissances non linguis-
tiques.
On ne le répétera jamais assez : traduire c’est rendre intelligible.
Par conséquent, ce ne sont pas des mots que l’on transpose d’une
langue en une autre, mais le sens dont ils sont porteurs. Appliqué à la
traduction du chinois, ce postulat prend un relief tout particulier :
comment respecter les mots quand il n’y en a pas la moindre trace dans
le texte original?
Il est de plus en plus admis par les théoriciens que la traduction
n’est pas la recherche d’équivalences statiques au niveau des signes et
de leurs signifiés (fût-ce même en contexte), mais un phénomène prag-
matique qui fait intervenir des facteurs extra-linguistiques dynamiques.
La traduction vise à fournir des équivalences non à des signes consi-
dérés comme tels, mais à des signes insérés dans des situations spéci-
fiques (Pergnier et Roberts 1987 : 392).
Ceux qui connaissent les véritables enjeux du transfert interlinguis-
tique et ceux qui ont réfléchi à ce processus et ont analysé les qualités
des bonnes traductions, ceux-là ne prêchent pas la soumission au
despotisme des mots. Au contraire, ils multiplient les mises en garde
contre la fascination qu’exercent les mots du texte original. Voici
quelques exemples de ces mises en garde :

«La langue étrangère est un obstacle à surmonter plutôt


qu’un objet à traduire» (Lederer 1976 : 39).

«Le transcodage risque de gêner le bon déroulement du


processus normal de traduction en canalisant dès le départ les
efforts d’analyse et de réexpression dans des voies tracées par

122
THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

la langue source, au détriment d’une recherche "tous azi-


muts", qui seule permet de découvrir les traits sémantiques
pertinents dans la langue cible» (Déjean Le Féal 1987 : 22).

«Il est injustifié le scrupule des traducteurs qui croient qu’il


faut coller au texte pour être sûr de ne pas se tromper»
(Darbelnet 1969 : 140).

«Il faut se garder de croire que les similitudes de forme cor-


respondent toujours à des similitudes de sens» (ibid. : 138).

«The translator must be emancipated from the tyranny of the


part of speech, [...] for there is nothing sacred about the
part of speech any more than there is about the word»
(Tancock 1958).

«The famous dilemma of whether to translate "faithfully or


freely," in my opinion simply does not exist. It is a pseudo-
dilemma. The answer is like Columbus’s egg: everything
depends on everything else. The translator’s choice at every
step is a matter of all possible factors» (Andric cité dans
Homel et Simon 1988 : 32).

Les cas où le traducteur doit libérer le message original de sa


gangue linguistique sont si nombreux qu’il serait impossible de les
énumérer tous. Par quelques exemples, nous voudrions montrer que
si l’on s’éloigne de la formulation originale, c’est pour se rapprocher
du sens et respecter le plus possible les propriétés idiomatiques de la
langue d’arrivée, de même que les fonctions des textes.
Les équivalences recherchées ne sont pas toujours consignées
dans la langue d’arrivée. Il est fréquent que les rédacteurs donnent à
certains mots des acceptions discursives non répertoriées dans les
dictionnaires. Le traducteur doit alors procéder à une création discur-
sive, comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent. L’équiva-
lence à trouver n’étant pas lexicalisée (comme l’est box office :
«guichet»), le traducteur n’a d’autre choix que de puiser dans les
moyens d’expression de la langue d’arrivée. Ainsi, dans le passage ci-
dessous, les mots soft et ghostly ne peuvent être traduits que par
création discursive :

123
ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

Skinner is against freedom and against dignity and against


feelings and against values. He is against anything that
smacks of mind, because mind is soft and ghostly and gets
in the way of clear thinking about the control of behavior
(Packard 1977 : 37).

Skinner est contre la liberté, contre la dignité, contre les


sentiments et les valeurs. Il est contre tout ce qui touche de
près ou de loin à l’esprit parce que l’esprit est vague et
insaisissable et perturbe les raisonnements clairs sur le
contrôle du comportement. (Packard 1978 : 48).

Le Harrap ne se révèle ici d’aucune utilité : «SOFT : mou, tendre,


doux, douillet». «GHOSTLY : spirituel, spectral, de fantôme». Les effets
de sens qu’ont revêtus les mots soft et ghostly dans ce contexte ne
seront jamais lexicalisés ni consignés dans aucun dictionnaire bilingue.
Ils sont le produit de la dynamique du discours, des courants
sémantiques qui traversent tout texte. C’est bien là que l’on peut dire,
à la suite de Julien Green, que «la pensée vole et que tous les mots
vont à pied» (Journal). On comprend mieux aussi pourquoi traduire
«à coups de dictionnaire» est si contraire à la démarche interprétative.
Ce défaut de méthode a pour effet de limiter l’expression aux
acceptions les plus courantes des mots et, ce qui est plus grave encore,
de court-circuiter la réflexion indispensable pour débusquer le sens.
En fait, le sens est un bernard-l’hermite qui loge dans les coquilles
des mots. When passions flow, the first casualty is perspective. Cet
énoncé résiste à toute tentative de traduction par équivalences «mor-
phologiques» de vocabulaire. «Le déchaînement des passions obscurcit
le jugement». Où sont donc passés les mots de l’original? Par quelle
alchimie le sens a-t-il pu se réincarner sous d’autres formes tout en
restant intact? Danica Seleskovitch a décrit ce genre de métamorphose
au moyen d’une comparaison empruntée aux sciences.

Le langage est chimie pour le sens et physique pour les


formes. Il est chimie, car il se crée, à partir d’un nombre
restreint d’éléments linguistiques, un nombre infini de combi-
naisons à significations nouvelles; cependant les éléments qui
entrent en combinaisons pour donner une signification
nouvelle ne perdent par leur identité formelle comme c’est le
cas des éléments d’un composé chimique, et la forme du

124
THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

langage est donc pour l’essentiel, physique (Seleskovitch


1975 : 49-50).

Si certaines créations discursives sont obligatoires, d’autres, en


revanche, sont facultatives. Ces dernières se justifient d’un point de
vue stylistique, car elles renforcent la charge idiomatique d’un texte
traduit. Soit les exemples suivants :

In the second act Giselle returns as a spirit; to be exact, as


a Wili, whose fate it is to wander the woods by night. It all
sounds terribly silly and melodramatic doesn’t it? Well, to
audiences of the 1840's such stuff was quite acceptable.
(Ballet Giselle)

Au deuxième acte, Giselle réapparaît sous la forme d’un


esprit, plus précisément d’un Wili dont le destin est de hanter
les bois la nuit. Tout cela nous semble aujourd’hui un peu
niais et mélodramatique mais, en 1840, ce genre d’histoires
passait la rampe.

It is not surprising that Mila Mulroney [femme d’un ancien


Premier ministre du Canada] is dominated by the sign of the
snake. Her natural beauty and sensuousness are clear.
(Magazine à grand tirage)

Il n’est pas surprenant que Mila Mulroney soit née sous le


signe du serpent. Sa beauté et sa sensualité naturelles sautent
aux yeux.

The Bureau for Translations makes extensive use of the


services of freelance translators, who are carefully screened
to meet a high standard of proficiency. (Document admi-
nistratif)

Le Bureau des traductions a recours à de nombreux traduc-


teurs indépendants triés sur le volet et répondant à des
normes de compétence strictes.

125
ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION

Traduire quite acceptable par «passait la rampe», are clear par


«sautent aux yeux» et carefully screened par «triés sur le volet» est
inacceptable, aux yeux du littéraliste de stricte obédience qu’est Peter
Newmark, dont la conception étriquée de la traduction n’autorise pas
ce genre de «liberté2». «The danger of this procedure, prétend-il, is
that it tends to devaluate literal language at the expense of "idiom-
atic" language, as though it were unnatural. If anything, the reverse
is the case» (Newmark 1988 : 28). Une traduction idiomatique serait
moins «naturelle» qu’une version littérale! En vertu de quel principe
le traducteur de textes pragmatiques est-il obligé de singer l’original,
de limiter son expression aux seules formes suggérées par la langue de
départ? La langue vers laquelle il traduit est déjà en situation de
dépendance. Faut-il en plus la dénaturer et l’appauvrir en gardant
systématiquement dans l’ombre tous les idiotismes et toutes les locu-
tions qui lui sont propres et font sa richesse? Il suffit de feuilleter les
traductions des bons traducteurs pour constater qu’une langue traduite
peut s’orner de toutes les qualités d’un texte original bien rédigé. La
meilleure traduction n’est-elle pas celle qui ressemble le moins à une
traduction?
Au fond, les littéralistes purs et durs dénient au traducteur ce qui
le distingue d’une machine : sa créativité et sa possibilité de faire des
choix raisonnés. «The recreative part of translation is often exagger-
ated» (ibid. : 73). Là où le linguiste, examinant le signifié, proclame la
non-équivalence, le traducteur, lui, travaillant sur le sens, conclut à
l’équivalence. Le non-équivalent en langue peut devenir équivalent en
discours. Ce sont deux choses totalement différentes que de considérer
le problème de l’équivalence du point de vue des signifiés ou du point
de vue du sens (Pergnier et Roberts 1987 : 393).
Du traducteur de textes pragmatiques qui connaît son métier, on
attend qu’il préserve le froment du sens sans nécessairement garder la
paille des mots. Il y a plus de deux mille ans, Cicéron en avait déjà eu
l'intuition. À propos de sa traduction de deux discours de Démosthène
et d'Eschine, il a écrit dans son De optimo genere oratum : «Ce qui
importait au lecteur, c'était de lui offrir non pas le même nombre, mais,
pour ainsi dire, le même poids.»

Notes
1. Version remaniée d’un texte paru dans Études traductologiques en
hommage à Danica Seleskovitch, textes réunis par Marianne
Lederer, Paris, Minard, 1990, coll. «Lettres modernes», p. 61-73.

126
THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

2. Nous en voulons pour preuve sa condamnation dans The Incorpo-


rated Linguist (22 mars 1983 : 137) de deux exemples de traduc-
tion nous ayant servi à illustrer, dans L’Analyse du discours comme
méthode de traduction (1980), le principe de la création discursive
obligatoire et facultative. Les deux passages incriminés sont smooth
traduit pas «hydrodynamique» (Delisle 1980 : 63-64) et Her sur-
geon was able to do just that rendu par «Elle avait frappé à la
bonne porte» (ibid. : 65). Or, le hasard a voulu que nous relevions
cette dernière expression dans deux articles de presse traitant pré-
cisément de questions médicales : «Les hommes atteints d’impuis-
sance ne savaient pas à quelle porte frapper.» (Le Nouvel observa-
teur, 22-28 juillet 1983 : 51); «Je découvrais qu’en matière médi-
cale, si on savait frapper à la bonne porte, on avait la chance de
[...]» (La Presse, 14 janvier 1989 : A-90).

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