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Transalpina

Études italiennes

9 | 2006
La traduction littéraire. Des aspects théoriques aux
analyses textuelles
Viviana Agostini-Ouafi et Anne-Rachel Hermetet (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/transalpina/3130
DOI : 10.4000/transalpina.3130
ISSN : 2534-5184

Éditeur
Presses universitaires de Caen

Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2006
ISBN : 978-2-84133-278-0
ISSN : 1278-334X

Référence électronique
Viviana Agostini-Ouafi et Anne-Rachel Hermetet (dir.), Transalpina, 9 | 2006, « La traduction littéraire.
Des aspects théoriques aux analyses textuelles » [En ligne], mis en ligne le 18 mai 2022, consulté le 05
juillet 2022. URL : https://journals.openedition.org/transalpina/3130 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
transalpina.3130

Tous droits réservés


INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Les interventions ici réunies, par la diversité des disciplines concernées et des
approches mises en œuvre, prennent en compte les aspects théoriques et pratiques de
la traduction littéraire. La variété des problématiques explorées est liée à la complexité
du phénomène traductif : la place de l’auteur, l’importance de l’original, le rôle du
traducteur, la nature du texte-cible et la relation de celui-ci avec le texte-source, enfin
la lecture du texte traduit faite par le critique et le lecteur. Quant aux pratiques
traduisantes étudiées, elles proposent un échantillon très large d’exemples tirés de la
littérature traduite. Tout en tenant compte du contexte international, ces interventions
privilégient les théories contemporaines de la traduction circulant en France et en
Italie. La pluralité d’approches théoriques et méthodologiques, de perspectives croisées
et d’analyses textuelles, présentée dans ce volume, se veut une contribution à
l’approfondissement de la réflexion sur la traduction littéraire, en particulier franco-
italienne.
TRANSALPINA

9
La traduction littéraire
Des aspects théoriques
aux analyses textuelles

Presses

universitaires

de Caen
La traduction littéraire
Des aspects théoriques aux analyses textuelles
Couverture : Maquette de Cédric Lacherez

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction,


sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

ISBN : 1278-334x
ISBN : 2-84133-278-0

© 2006. Presses universitaires de Caen


14032 Caen Cedex - France
TR A N S A L P I N A
É T U D E S I T A L I E N N E S

– 9 –

La traduction littéraire
Des aspects théoriques aux analyses textuelles
Textes recueillis et présentés par
Viviana Agostini-Ouafi et Anne-Rachel Hermetet

2006

Centre de recherche
« Identités, représentations, échanges (France-Italie) »
Université de Caen Basse-Normandie
Directeur de publication : Mariella Colin

Comité de lecture et de rédaction :


Viviana Agostini-Ouafi (Université de Caen Basse-Normandie), Christian Del
Vento (Université de Caen Basse-Normandie), Maria Pia De Paulis-Dalembert
(Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III), Laura Fournier-Finocchiaro
(Université de Caen Basse-Normandie), Anne-Rachel Hermetet (Université
d’Angers), Stefano Lazzarin (Université Jean Monnet – Saint-Étienne), Alain
Sarrabayrouse (Université de Paris X – Nanterre).
SOMMAIRE

Viviana AGostini-Ouafi, Anne-Rachel Hermetet : Introduction . . . 9


Nicolas Bonnet : Quelques aspects du caractère dialogique de la traduc-
tion littéraire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Viviana Agostini-Ouafi : La traduction d’après Umberto Eco : Dire
quasi la stessa cosa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
Jean-René Ladmiral : Le salto mortale de traduire : éléments culturels
et psycholinguistiques de théorie de la traduction . . . . . . . . . . . . . . . 55
Alain Sarrabayrouse : Le texte traduit comme jeu ou le « critique-
lectant-jouant » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Antonio Lavieri : Mises en scène du traduire : quand la fiction pense
la traduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Danielle Risterucci-Roudnicky : La fonction « palimpseste » du texte
traduit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
Anne-Rachel Hermetet : Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites. . 115
Sandra Garbarino : « Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français :
deux médiateurs, deux écritures narratives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
Mariella Colin : Comment Pinocchio a parlé français . . . . . . . . . . . . . . 149
Catherine Bougy : L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 169

Transalpina, no 7, 2004, Proust en Italie, p. 7-8


8 Transalpina 7
INTRODUCTION

Les études sur la traduction ont connu dans les années 1990 un changement
de perspective important, que la traductologie anglo-saxonne a appelé cul-
tural turn : une prise en compte accrue du milieu socio-culturel d’accueil
du texte traduit ainsi que des enjeux esthétiques et idéologiques caractéri-
sant sa réception en terre étrangère et, plus généralement, une conception
de la traduction comme communication interculturelle 1. Ce « virage cultu-
rel » a également marqué, d’une façon précoce et sûre, la réflexion sur la tra-
duction littéraire des enseignants-chercheurs italianistes de l’université de
Caen : dès le début de ces mêmes années 1990, l’un de leurs axes de recher-
che a porté sur la traduction littéraire en tant qu’aspect privilégié des échan-
ges culturels entre la France et l’Italie 2. Dans leurs travaux sur la traduction,
ils ont pris en compte des contextes historiques, linguistiques et littéraires
variés, et leurs recherches ont touché un très large éventail de conceptions
et de pratiques traductives. Épaulés par les chercheurs comparatistes, ils
se sont penchés sur les traductions d’œuvres littéraires pour mettre en
lumière, comprendre et expliquer les choix linguistiques et esthétiques des
traducteurs. Mais à la différence des études inscrites dans la mouvance du
cultural turn, leurs études ont constamment valorisé le texte-source qui est
resté un objet de référence indiscutable.
Toutefois les travaux de recherche caennais ont longtemps privilégié
les aspects de la réception, et la traduction a surtout porté sur des problé-
matiques ou sur des auteurs précis 3 ; aussi aucun numéro de Transalpina
n’avait-il été entièrement consacré à la traduction. Plus généralement, mal-
gré un nombre important de traductions de l’italien vers le français publiées
dans l’Hexagone, les ouvrages consacrés à la traduction par les italianistes

1. Cf. à ce sujet S. Nergaard, « Introduzione », in Teorie contemporanee della traduzione, S. Ner-


gaard (éd.), Milan, Bompiani, 1995, p. 15.
2. Cf. La France et l’Italie : traductions et échanges culturels, F. Decroisette (éd.), Caen, Centre
de publications de l’université de Caen, 1992 ; Traductions et Réécritures, M. Colin (éd.), Caen,
Presses universitaires de Caen (Cahiers de littératures et de civilisations romanes ; no 1), 1993.
3. Cf. V. Agostini-Ouafi, Giacomo Debenedetti traducteur de Marcel Proust, Caen, Presses uni-
versitaires de Caen (Cahiers de Transalpina), 2003.

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 9-18


10 Transalpina 9

français ont été rares dans ces dernières années 4. C’est donc dans le but de
faire le point sur les dernières publications, notamment dans le domaine
franco-italien, que nous avons consacré deux journées d’études aux pro-
blèmes linguistiques et culturels de la traduction littéraire (les 18 novembre
2005 et 13 janvier 2006). Une réflexion collective d’autant plus urgente que
les rencontres de ce type, en France, n’ont pas réellement pris en compte
les recherches de la traductologie italienne 5, et que, en Italie, les études sur
la théorie et la pratique de la traduction franco-italienne, à quelques excep-
tions près 6, ont été souvent remplacées par les translations studies anglo-
saxons.
Pour combler ces lacunes, nous avons convié à nos rencontres des lin-
guistes, des théoriciens de la traduction, des comparatistes et des italianistes.
L’interdisciplinarité ainsi que la pluralité des approches méthodologiques
et théoriques sont en effet indispensables aux études traductologiques, car
toute démarche partielle se révèle incapable de comprendre la complexité
de la traduction, et par là sa nature même. Les interventions réunies dans
ce numéro de Transalpina reflètent par conséquent un dialogue nourri,
que nous avons souhaité le plus large possible, entre différents courants et
tendances.
La progression de ces interventions dans le volume reflète le passage
des aspects théoriques (caractérisant les premières), aux analyses textuelles,
développées surtout par les suivantes. Certaines contributions proposent
une réflexion théorique autour d’aspects généraux ou particuliers de la tra-
duction littéraire, d’autres analysent des exemples précis dans une perspec-
tive historique et linguistique, d’autres encore se situent, à différents degrés,
entre les problématiques théoriques et l’étude des pratiques traduisantes.

4. On peut signaler à ce propos : La Traduction-migration : déplacements et transferts culturels,


Italie-France, xixe-xxe siècles, J.-C. Vegliante (éd.), Paris, L’Harmattan, 2000, et le numéro 7
de la revue de l’université de Provence Cahiers d’études romanes publié en 2002 et intitulé
Traduction et plurilinguisme.
5. Outre les travaux dirigés par Michel Ballard, cf. l’ouvrage collectif La Traduction : de la théo-
rie à la pratique et retour, J. Peeters (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
6. Cf. La poetica del tradurre di Henri Meschonnic, numéro spécial de la Rivista internazionale
di tecnica della traduzione (no 7, 2003) de l’université de Trieste, auquel Nadine Celotti et
Emilio Mattioli notamment ont contribué. Une activité éditoriale importante est celle de
L’Harmattan Italia à Turin : outre la collection « Cahiers du RAPT » dirigée par Michèle
Lorgnet, on doit signaler la collection « Indagini e prospettive » où ont paru plusieurs tra-
vaux franco-italiens. Cf. aussi la bibliographie, très riche mais non exhaustive, sur les études
traductologiques italiennes des années 1950 à nos jours publiée dans un volume de cette
deuxième collection : P. Cadeddu, « Gli studi italiani sul tradurre : una bibliografia », in La
traduzione tra filosofia e letteratura / La Traduction entre philosophie et littérature, A. Lavieri
(éd.), Turin – Paris, L’Harmattan Italia, 2004, p. 180-195.
Introduction 11

Les deux contributions initiales de Nicolas Bonnet et de Viviana Ago-


stini-Ouafi présentent les études traductologiques italiennes en les situant
dans le contexte français et international des études sur la traduction. Elles
s’intéressent en particulier à la question du rapport entre texte-source et
texte-cible : les sémioticiens italiens semblent, en effet, privilégier le moment
interprétatif de la lecture et revendiquer ainsi l’importance du texte origi-
nal. Nicolas Bonnet propose une réflexion théorique sur le caractère dialo-
gique de la traduction littéraire. En prenant pour point de départ les thèses
de Susan Petrilli, il montre comment la traduction relève d’un genre hybride,
à mi-chemin entre discours direct et discours indirect, qu’il nomme « dis-
cours direct libre » et qu’il définit comme une « modalité spécifique du dis-
cours rapporté ». En revenant sur la relation entre l’œuvre originale et sa
traduction, il rappelle les termes d’un débat qu’il articule avec la crise du
principe d’autorité dans la seconde moitié du xxe siècle avant d’examiner
dans une perspective historique les enjeux de la querelle entre « sourciers »
et « ciblistes ». Il s’interroge sur la nécessité d’une poétique du traducteur
et souligne, à partir d’exemples de traduction d’œuvres poétiques italien-
nes en français – en particulier La Divina Commedia – l’évolution du goût.
Son analyse le conduit à affirmer avec force l’existence d’une distance irré-
ductible entre l’original et la traduction, celle-là même qui sépare création
et recréation. Si le nouveau texte peut égaler voire dépasser l’original, il
reste à l’égard de celui-ci dans un rapport de filiation.
L’intervention de Viviana Agostini-Ouafi est consacrée à une présen-
tation critique des positions d’Umberto Eco relatives à la traduction. Elle
analyse le parcours de ce sémioticien et écrivain célèbre en partant de sa
traduction des Exercices de style de Raymond Queneau (parue en 1983),
pour arriver, étape après étape, à son ouvrage de 2003, Dire quasi la stessa
cosa. L’étude met en valeur l’articulation dialectique de l’expérience prati-
que et de la réflexion théorique chez l’auteur italien. Celui-ci inscrit son
propos dans une théorie de la lecture car le traducteur doit tenir compte
du lector in fabula, ce Lecteur Modèle déjà inscrit dans le récit par l’auteur :
son interprétation du texte-source est donc pour certains aspects déjà pré-
vue par le texte qui impose lui-même des lois de traduction. L’interpréta-
tion critique et l’intervention scripturaire du traducteur conduisent certes
inévitablement à une transformation du texte original. Mais Umberto Eco
affirme la nécessité, pour les études de traduction, de s’intéresser aux pro-
blèmes linguistiques et culturels inhérents au texte-source et pas seulement
aux conditions de réception de l’œuvre traduite dans le champ littéraire et
culturel d’arrivée. Il met ainsi l’accent sur l’analyse des stratégies discursi-
ves et stylistiques du texte-source que le traducteur est, d’après lui, censé
reproduire fidèlement.
12 Transalpina 9

Les deux interventions suivantes, de Jean-René Ladmiral et d’Alain


Sarrabayrouse, déplacent résolument l’accent de l’auteur vers le traducteur,
du texte-source vers le texte-cible. Le premier, notoirement contraire à la
sacralisation du signifiant-source, prône une démarche de dissimilation
et, dans la ligne de ses activités didactiques dans le domaine de la traduc-
tion, s’intéresse de plus en plus aux processus qui se passent « dans la tête
du traducteur », autrement dit à l’opération in fieri du traduire. Le second,
quant à lui, se pose la question de la critique du texte traduit, en s’efforçant
de reconstruire a posteriori le projet de traduction du traducteur. L’inter-
vention de Jean-René Ladmiral revient donc d’abord sur des oppositions
entrées dans l’usage, comme celle qu’il a forgée lui-même entre sourciers
et ciblistes, ou encore celle entre littéralisme et naturalisation, pour défen-
dre et illustrer sa position cibliste et pour souligner qu’il ne faut pas sures-
timer l’altérité culturelle du texte-source. Ce théoricien de la traduction ne
voit pas dans la traduction littéraire un cas particulier, mais plutôt un cas
emblématique des questions traductologiques puisque tout traducteur est
obligé « d’inventer un style-cible à son auteur-source ». Il envisage donc les
aspects théoriques de la traduction littéraire dans le cadre d’une réflexion
plus générale. Il définit ensuite plusieurs approches traductologiques (pres-
criptive, descriptive, productive ou inductive) en expliquant son engagement
actuel dans le camp des études productives, à savoir celui des processus en
traduction. C’est donc principalement aux aspects psycholinguistiques de
la traduction que s’attache ici Jean-René Ladmiral, à la subjectivité du tra-
ducteur plus qu’au texte traduit en tant que tel. Le salto mortale évoqué
dans le titre de l’article renvoie ainsi au processus mental de « déverbali-
sation » qui, tel un « saut périlleux », permet au traducteur de passer du
texte-source au texte traduit : entre-deux de la pratique traduisante qu’il
définit comme un « no-man’s-langue ».
Pour comprendre en revanche a posteriori ce qui s’est passé dans la tête
du traducteur, Alain Sarrabayrouse s’inscrit dans les perspectives dessinées
par Antoine Berman dans Pour une critique des traductions. Il tente de défi-
nir « l’horizon du traducteur », en l’occurrence celui du romancier Vasco
Pratolini, son « projet de traduction » et sa « position traductive », lorsqu’il
traduit en italien, en 1942-1943, Bubu de Montparnasse de Charles-Louis
Philippe. Alain Sarrabayrouse met en évidence une « volonté explicative »
dans la traduction, qu’il rapproche de l’écriture de l’écrivain transalpin, et
montre comment l’horizon du traducteur est lié à différents éléments qui
tiennent à la fois de la connaissance que pouvaient avoir les Italiens de
l’auteur français à la date de la traduction, de données spécifiques de la vie
culturelle italienne et, peut-être aussi, de la manière de traduire à cette
époque. L’étude de cet exemple précis permet au chercheur de s’interroger
Introduction 13

sur un prolongement possible des propositions formulées par Antoine


Berman pour l’évaluation des traductions : il s’agirait alors de « procéder,
avec des outils si possible précis, à une recherche de l’effet comparé sur le
lecteur en langue originale et sur le lecteur en langue traduite ». Il recourt
ainsi aux catégories établies par Vincent Jouve pour postuler que le critique
lecteur d’œuvres traduites est un lectant-jouant, disposé non seulement à
rechercher la stratégie narrative du romancier mais aussi à questionner la
manière dont celle-ci a été translatée. Alain Sarrabayrouse propose une
méthode expérimentale qui permet au critique-lectant-jouant d’approcher
et de comprendre le projet implicite de traduction à l’œuvre dans le texte.
L’intervention d’Antonio Lavieri nous ramène aux frontières de la
traduction littéraire, là où le texte-source disparaît pour devenir le simula-
cre d’une œuvre fictionnelle dans laquelle la traduction, non plus conçue
comme un dialogue entre deux langues mais comme une reformulation à
l’intérieur d’une seule langue, se fait le miroir du même. L’auteur de cette
contribution analyse les mises en fiction littéraires de la traduction dans le
but d’examiner la réflexion métanarrative, voire « métatraductionnelle »,
qui fonde de tels récits et donc de dévoiler leur poétique fictionnelle de la
traduction. Il envisage, dans un premier temps, le cas exemplaire que cons-
titue le célèbre récit « Pierre Ménard auteur du Quichotte » de Jorge Luis
Borges et rappelle les termes et les enjeux du débat critique qui a opposé,
au sujet de cette nouvelle, Nelson Goodman et Gérard Genette. L’argu-
mentation porte ensuite sur deux romans francophones, Le Désert mauve
de la québécoise Nicole Brossard et Amour bilingue du marocain Abdelke-
bir Khatibi, ainsi que sur le roman Di seconda mano de l’italienne Laura
Bocci. Nous avons affaire, dans tous ces cas de figure, à des poétiques du
traduire ou à des traductions endolinguistiques, c’est-à-dire à des refor-
mulations unilingues. Or, selon Antonio Lavieri, la traduction mise en fic-
tion dans la même langue, donc sans différences linguistiques marquantes,
a justement le pouvoir de mettre davantage en évidence le croisement riche
et fécond d’horizons culturels ainsi que la dimension métalinguistique à la
base de tout langage.
Si cette contribution analyse les poétiques du traduire mises en scène
dans des textes où il est souvent question de traductions dont le statut est
incertain, Danielle Risterucci-Roudnicky étudie, pour sa part, ces mêmes
poétiques inscrites par la volonté de l’auteur dans l’œuvre littéraire, ou dans
ses marges, lorsque le livre est réellement traduit dans une langue étrangère :
c’est ce qu’elle appelle la « fonction palimpseste » de l’œuvre traduite. Elle
considère en effet la traduction comme un acte de création littéraire où
l’auteur – par un détour « péritextuel auctorial » explicite, ou bien par des
signes textuels de décrochement sur le plan de la langue et de l’énonciation –
14 Transalpina 9

oriente également les lectures à venir de son œuvre. Elle distingue, à ce


propos, entre « fonction palimpseste externe » et « fonction palimpseste
interne ». Nous avons affaire à la première lorsque l’intervention de l’auteur
se situe dans les marges du texte ; la préface se révèle par exemple un lieu
stratégique fondamental et Danielle Risterucci-Roudnicky le montre en
examinant notamment la « Préface au lecteur français » d’Aldous Huxley
dans Le Meilleur des mondes et celle de Milan Kundera à la retraduction de
La Plaisanterie. Elle propose ensuite, pour illustrer la « fonction palimp-
seste interne », une lecture précise de la traduction française d’une nou-
velle de Julio Cortázar, « Las Babas del diablo ». Cet exemple lui permet de
montrer les effets de sens inattendus qui peuvent surgir du texte traduit et
qui témoignent de la productivité de la traduction : il arrive en effet que
l’intraduisible linguistique et culturel devienne, paradoxalement, un élé-
ment d’enrichissement du texte original. Elle considère enfin les pouvoirs
spéculaires du texte traduit, sa capacité à modifier en retour l’œuvre origi-
nale elle-même, en s’appuyant, d’une part, sur l’« épreuve » de l’autotra-
duction (en particulier celle de Vladimir Nabokov traduisant en russe son
autobiographie en langue anglaise Speak Memory) et, d’autre part, sur
l’expérience vécue par Antonio Tabucchi : celle d’un auteur italien traduit
en espagnol. Dans le cas de cet écrivain, sa poétique et ses thématiques
scripturaires ont été profondément bouleversées par une telle traversée
des langues et des cultures, comme en témoigne la deuxième édition de Il
gioco del rovescio, augmentée de certains textes précédemment publiés en
traduction espagnole dans le recueil Los volátiles del Beato Angélico. Si la
traduction peut modifier le texte-source en l’enrichissant, il en est de même,
comme chez Antonio Tabucchi, pour les auteurs : la traduction peut leur
dévoiler l’existence d’un autre moi.
Tout en exploitant un corpus d’exemples provenant de langues et de
cultures très différentes, Anne-Rachel Hermetet se place résolument du
point de vue du lecteur empirique pour mettre en évidence quelques as-
pects caractéristiques de la réception des traductions. N’ayant pas la maî-
trise de la langue-culture du texte-source, ce lecteur ne peut en effet lire que
le texte-cible pour accéder à l’œuvre. Or, la question se pose de la légitimité
et des limites d’un commentaire ne faisant appel qu’à la seule traduction.
L’auteur de cette intervention en postule la possibilité sans en méconnaître
les difficultés : une typologie des points de résistance atteste celles-ci et ques-
tionne les choix effectués par les traducteurs et la manière dont ils décident
ou non de les signaler, qu’ils recourent à une explicitation, à une glose ou
à l’insertion de notes, qu’ils insistent sur la distance culturelle ou préfèrent
la gommer. L’article aborde également le cas des œuvres plurilingues et fait
une place à l’étude de ce que Jean-Pierre Richard appelle « l’ignorance
Introduction 15

culturelle ». Qu’il s’agisse du titre, des noms propres, des realia, des idio-
matismes ou des références historiques ou littéraires, les options retenues
par le traducteur (et / ou l’éditeur) orientent ainsi considérablement l’inter-
prétation, qui se fait d’autant plus difficile chez le lecteur d’arrivée que le
traducteur avance masqué. L’intervention d’Anne-Rachel Hermetet tou-
che ainsi des aspects théoriques portant sur des questions textuelles préci-
ses, qui posent effectivement problème à tout traducteur en l’obligeant à
faire des choix souvent déterminants.
Les contributions suivantes de Sandra Garbarino et de Mariella Colin
analysent de façon approfondie des exemples de traduction de l’italien au
français, en s’attachant à la prose narrative d’Italo Calvino, pour la pre-
mière, de Carlo Collodi, pour la seconde. Sandra Garbarino adopte une
approche stylistique contrastive très fine pour mettre en évidence le rôle
du traducteur dans le passage d’une œuvre à valeur esthétique d’une lan-
gue-culture à une autre. En effet, en comparant deux versions françaises
chronologiquement rapprochées du même texte-source – une chronique
d’Italo Calvino, « Collezione di sabbia », qui constitue par ses caractéristi-
ques formelles un spécimen du style narratif rapide, léger et précis du grand
écrivain italien – on constate que les problèmes linguistiques et culturels
de la traduction littéraire peuvent être ramenés, en définitive, aux problè-
mes inhérents à la poétique du traducteur : à l’idée qu’il se fait de l’auteur
traduit, à sa conception de la traduction, au rapport qu’il entretient avec sa
propre langue maternelle. Pour mener à bien sa démonstration, Sandra
Garbarino s’appuie d’abord sur les thèses qu’Henri Meschonnic expose
dans Poétique du traduire notamment à propos de la question de la traduc-
tion du rythme narratif calvinien dans Si par une nuit d’hiver un voyageur.
Puis, elle propose une analyse détaillée des deux traductions en question,
l’une de l’écrivain Jean Thibaudeau, l’autre de l’italianiste Jean-Paul Man-
ganaro, en montrant qu’elles sont profondément différentes, du point de
vue des choix lexicaux, syntaxiques, rythmiques et sémantiques, non seu-
lement par rapport au texte-source, mais aussi entre elles. Ayant eu l’oppor-
tunité de questionner personnellement ces traducteurs, Sandra Garbarino
est en mesure de confronter leurs pratiques traduisantes avec leurs décla-
rations de poétique traductive. Tout en rappelant constamment les carac-
téristiques de l’écriture calvinienne en jeu, elle arrive à dégager les grands
traits de ces deux projets de traduction et à expliquer pourquoi Jean Thi-
baudeau s’écarte de la « lettre » calvinienne pour proposer une version
fidèle à son propre « esprit » plutôt qu’à celui de l’auteur, alors que Jean-
Paul Manganaro, sans jamais transgresser les règles de la langue française,
demeure remarquablement fidèle tant à la « lettre » qu’à l’« esprit » de l’écri-
vain italien.
16 Transalpina 9

Si la contribution de Sandra Garbarino, malgré son analyse minutieuse


des écarts parfois voyants entre texte original et variantes françaises, peut
s’achever sur une note positive, l’étude stylistique et linguistique contras-
tive de Mariella Colin nous fait surtout prendre conscience du nombre
important de transformations, omissions, erreurs, simplifications et tran-
stylisations dont a fait l’objet en France l’un des romans italiens les plus
célèbres : Le avventure di Pinocchio de Carlo Collodi. Alors que cette œuvre
s’adresse également aux adultes, et notamment à ceux qui maîtrisent une
certaine compétence textuelle, sa traduction française nous fait aborder la
question de la réception de la littérature d’enfance et de jeunesse, domaine
où la traduction devient souvent adaptation pour se conformer aux capa-
cités supposées des jeunes destinataires, ce qui conduit à diverses manipu-
lations du texte, à commencer par la francisation des traces linguistiques
de la culture-source. Mariella Colin en fait la preuve en passant au crible la
traduction « historique » de cet ouvrage, celle de la comtesse de Gencé, parue
en 1912. En s’appuyant sur les travaux critiques les plus importants consa-
crés à la dimension langagière et plurilinguistique du roman ainsi qu’à ses
dispositifs rhétoriques et narratifs marquants, qu’elle analyse savamment,
Mariella Colin met en lumière les difficultés qu’a posées à la traductrice un
texte particulièrement complexe : l’œuvre, en effet, est parcourue de mar-
ques d’oralité (mimesis du parlé) et de toscanismes qui permettent de dis-
tinguer les idiolectes des personnages et de mettre en place les stratégies
narratives parodiques du comique et du non-sens. Les choix de la traduc-
trice sont allés très clairement dans le sens d’une simplification, destinée à
faciliter la compréhension des jeunes lecteurs français. Le plurilinguisme
et la multiplicité des styles, de même qu’un certain nombre d’effets comi-
ques, disparaissent dans une version française, standardisée et littérairement
appauvrie, qui se coule dans le moule du « bon usage » scolaire. Mariella
Colin peut ainsi conclure que le Pinocchio français de la comtesse de Gencé
relève d’une littérature « non seulement enfantine mais infantile », ce qui a
durablement influé sur sa réception en France. Pour reprendre la distinc-
tion utilisée par Sandra Garbarino, cette adaptation de Pinocchio, qui a
connu la durée de lecture la plus longue en France, n’est fidèle ni à la lettre
ni à l’esprit du texte-source.
Le dernier article du volume propose une analyse linguistique et tex-
tuelle très poussée qui accentue la perspective historique ouverte par l’inter-
vention de Mariella Colin. Si celle-ci nous montre en effet une traduction /
adaptation d’un texte original du xixe siècle marqué par l’histoire de la lan-
gue littéraire italienne, Catherine Bougy nous présente, pour sa part, une
traduction / adaptation, à mi-chemin entre la chronique historique et le
récit narratif, qui constitue un cas très singulier, archéologique pourrait-on
Introduction 17

dire, des échanges culturels entre la France et l’Italie au Moyen Âge et con-
cerne tout particulièrement la conquête du sud de la péninsule par les Nor-
mands : elle analyse la traduction qu’un anonyme italien a proposée, en
français, au xive siècle, de l’Historia Normannorum, récit écrit au xie siècle
par un escriptor et historiographe, le moine Aimé du Mont Cassin, et dont
l’original latin est depuis longtemps perdu. On se trouve donc dans le cas
paradoxal d’une œuvre connue désormais par cette seule traduction : un
texte-cible d’autant plus précieux qu’il constitue la seule trace existante de
son propre texte-source. L’enquête de Catherine Bougy, qui présente à la
fois des considérations générales sur ce texte traduit et l’analyse d’un extrait
précis dont elle propose deux traductions, met en évidence les traits d’une
langue qui ne saurait être identifiée avec le français en usage au xive siècle :
d’où le casse-tête linguistique auquel elle est confrontée. Si le traducteur
sait du français, un certain nombre de traits morphosyntaxiques et lexi-
caux signalent son origine étrangère, vraisemblablement italienne. Cathe-
rine Bougy montre ainsi comment la traduction de l’Historia Normannorum,
l’Ystoire de li Normant, constitue un témoignage exceptionnel d’une inter-
langue – intermédiaire entre l’italien parlé au Moyen Âge, langue d’origine
du traducteur, et l’ancien français – riche en latinismes, italianismes, hellé-
nismes, dialectalismes transalpins et peut-être normands. Cette interlangue
est révélatrice des influences linguistiques variées présentes, à cette époque,
chez un locuteur italien du Sud.
Après cette dernière contribution, qui nous rappelle la longue aventure
historique et culturelle des relations traductives franco-italiennes et leur
inépuisable richesse, le temps est venu de conclure. Les interventions réu-
nies dans ce numéro de Transalpina, par la diversité des approches mises
en œuvre, permettent de prendre en compte les aspects théoriques et les
pratiques de la traduction littéraire dans leur variété. Elles développent en
effet un nombre important de problématiques liées à la complexité du phé-
nomène traductif : la place de l’auteur, l’importance de l’original, le rôle
du traducteur, la nature du texte-cible et la relation de ce dernier avec le
texte-source, la réception de l’œuvre traduite par le lecteur ou le critique.
Cette pluralité d’approches théoriques et méthodologiques, de perspectives
croisées et d’exemples précis constitue une contribution à l’approfondisse-
ment de la réflexion traductologique en France et en Italie. Elle pourra aider
à une meilleure connaissance réciproque de l’état des débats et accroître
l’intérêt pour les problèmes de la traduction littéraire, toujours centraux
dans nos échanges culturels.
Viviana Agostini-Ouafi Anne-Rachel Hermetet
Université de Caen Basse-Normandie Université d’Angers
18 Transalpina 9
QUELQUES ASPECTS DU CARACTÈRE DIALOGIQUE
DE LA TRADUCTION LITTÉRAIRE

Résumé : La traduction peut être considérée comme une forme particulière de dis-
cours rapporté qui implique nécessairement l’interprétation du discours de l’auteur
par le traducteur et un travail de réécriture donnant lieu à un nouveau texte qui peut
égaler ou dépasser l’original. Toutefois, il n’est pas légitime de mettre sur le même
pied écriture première et secondaire et d’identifier auteur et traducteur car toute
traduction s’inscrit dans un rapport de filiation par rapport au texte-source et doit
conserver la trace de son altérité originaire.

Riassunto : La traduzione può essere considerata una forma particolare di discorso indi-
retto che comporta necessariamente l’interpretazione del discorso dell’autore da parte
del traduttore e un lavoro di riformulazione che dà luogo ad un nuovo testo che può
uguagliare o superare l’originale. Tuttavia, non è legittimo mettere sullo stesso piano
scrittura primaria e secondaria né identificare autore e traduttore in quanto ogni tra-
duzione s’inscrive in un rapporto di filiazione rispetto al testo fonte e deve conservare
la traccia della sua alterità originaria.

L’intraduisible

L’écrivain Giuseppe Pontiggia établit une analogie entre la thèse de l’intra-


duisibilité et le célèbre paradoxe de Zénon d’Élée niant la possibilité du mou-
vement. Tous deux sont en effet démentis par l’expérience :
Eppure la freccia attraversa l’aria, la tartaruga è superata da Achille e la let-
teratura romana incomincia con la versione dell’Odissea ad opera di Livio
Andronico. I pensatori radicali portano in vicoli ciechi, ma aiutano a trovare
le uscite. L’illimitato consente la scoperta dei limiti e favorisce il loro supera-
mento. L’idea stessa di tradurre è stata dall’antichità a oggi un viaggio verso
Utopia, un avvicinamento progressivo all’impossibile 1.

1. G. Pontiggia, « Tradurre ed essere tradotti », in Les Écrivains italiens et leurs traducteurs


français : narration, traduction, réception (Actes du colloque de Caen, 11-13 mai 1995), M. Colin,
M.-J. Tramuta et V. Agostini-Ouafi (éd.), Caen, Presses universitaires de Caen, 1996, p. 32.

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 19-36


20 Nicolas Bonnet

Il existe une version radicale de « l’objection préjudicielle » 2 à la tra-


duction qui pose les langues comme des mondes clos et incommunicables 3,
et une version modérée qui réserve cette caractéristique au seul langage
poétique et littéraire 4. Gérard Genette synthétise en ces termes la problé-
matique :
Le seuil, s’il en est un, serait plutôt à la frontière du langage « pratique » et
de l’emploi littéraire du langage. Cette frontière aussi est à vrai dire con-
testée, et non sans raison : mais c’est qu’il y a déjà, souvent, du jeu (et donc
de l’art) linguistique dans le « langage ordinaire » et que, tout effet esthé-
tique mis à part et comme l’ont montré maintes fois les linguistes depuis
Humboldt, chaque langue a (entre autres) son partage notionnel spécifi-
que, qui rend certains de ses termes intraduisibles en quelque contexte que
ce soit. Il vaudrait mieux sans doute, distinguer non entre textes tradui-
sibles (il n’y en a pas) et textes intraduisibles, mais entre textes pour les-
quels les défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont
les littéraires) et ceux pour lesquels ils sont négligeables : ce sont les autres,
encore qu’une bévue dans une dépêche diplomatique ou une résolution
internationale puisse avoir de fâcheuses conséquences 5.
Dans quelle mesure peut-on affirmer qu’aucun texte n’est traduisible ?
Il est indubitable que toute réénonciation d’un message dans une langue
étrangère implique par définition sa transformation (même si l’on ne prend
pas cette transformation en mauvaise part). Si l’on pousse à ses dernières
conséquences la logique de l’intraduisibilité, on est amené à considérer l’opé-
ration comme impossible au sein d’une même langue : toute reformula-
tion d’un énoncé affecte nécessairement le message car deux expressions,
si proches soient-elles en apparence, ne sont jamais parfaitement synony-
mes. Toute traduction, qu’elle soit « intra » ou « interlinguale » 6, se fonde
sur une interprétation, mais cette dernière est au fondement même du fonc-
tionnement des signes 7.

2. Cf. J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction [1979], Paris, Gallimard, 1994,
p. 85-114.
3. Telle est notamment la thèse de Willard Van Orman Quine exposée dans Word and Object,
Cambridge, MIT Press, 1960. Cf. l’entrée « Traduire », in Vocabulaire européen des philoso-
phies, B. Cassin (éd.), Paris, Seuil – Robert, 2004, p. 1318-1319.
4. Fidèle à l’enseignement de Stéphane Mallarmé, Paul Valéry et Maurice Blanchot, Jean
Cohen voit dans la « traductibilité » le critère qui permet de différencier le langage poétique
du langage ordinaire (cf. Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, p. 35-36).
5. G. Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré [1982], Paris, Seuil (Points), 1992, p. 295.
6. Cf. R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction » [1959], in Essais de linguistique
générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 79.
7. Certains sémioticiens partagent avec les théoriciens de la tradition herméneutique comme
George Steiner la conviction que traduction et interprétation s’identifient. Pour Paolo Fabbri,
Quelques aspects du caractère dialogique… 21

Traduction et discours rapporté

À la suite des travaux de Barbara Folkart 8, la sémioticienne Susan Petrilli 9


propose une définition de la traduction en termes de discours rapporté 10.
Selon la théoricienne italienne, la traduction participe d’un genre hybride,
à mi-chemin entre le discours direct et le discours indirect. Bien que la tra-
duction se présente toujours sous la forme d’un discours directement rap-
porté, deux traits la distinguent de la forme usuelle du style direct : d’une
part, aucun des procédés typographiques conventionnels (guillemets, tirets,
etc.) ne signale la nature de l’énoncé ; d’autre part, le sujet réénonciateur
reste implicite. Bien que Susan Petrilli n’emploie pas cette expression, on
pourrait définir la traduction comme une sorte de « discours direct libre » 11.
Cet apparent effacement du sujet du discours rapporteur (le traducteur) a
lieu au profit du sujet du discours rapporté (l’auteur). La réénonciation
dans la langue-cible se donne pour la simple restitution du discours tenu
dans la langue-source.
La traduction n’est pas non plus sans liens avec le discours indirect.
Dans ce dernier, le discours rapporteur et le discours rapporté sont tou-
jours nettement distingués et coexistent dans un rapport dialogique. Le
discours rapporteur exerce sur le discours rapporté une fonction analyti-
que, explicative, interprétative, voire critique ; il précise le sens du message
et lui confère son orientation. La traduction semble n’avoir au contraire
qu’une fonction ostensive. Elle se limite, semble-t-il, à exposer le discours
d’autrui « tel quel ». En fait, la traduction implique nécessairement une inter-
prétation du discours et, quelque fidèle qu’il se veuille à la lettre de l’énoncé
ou à l’intention supposée de l’auteur, le traducteur ne saurait produire que
sa version du propos original.

8. il n’y aurait traduction à proprement parler qu’au sein d’un même système sémiotique :
« il vero limite della traduzione starebbe nella diversità delle materie dell’espressione » (La
svolta semiotica, Bari, Laterza, 1998, p. 117). C’est également la thèse que défend Umberto
Eco dans Dire quasi la stessa cosa : esperienze di traduzione, Milan, Bompiani, 2003, p. 320.
8. B. Folkart, Le Conflit des énonciations : traduction et discours rapporté, Candiac (Québec),
Balzac, 1991.
9. Susan Petrilli est responsable de l’édition de trois numéros spéciaux de la revue romaine
Athanor consacrés à la traduction : La traduzione, no 2, mars 2000 ; Tra segni, no 3, octobre
2000 ; Lo stesso altro, no 4, juin 2001.
10. S. Petrilli, « Traduzione e semiosi : considerazioni introduttive », Athanor, no 2, mars 2000,
p. 11-17.
11. Il s’agit en effet d’un discours directement rapporté sans explicitation du sujet énoncia-
teur. Ce procédé, inauguré par James Joyce dans Ulysse, a été exploité par différents
romanciers au cours du xxe siècle. En Italie, Raffaele La Capria y recourt notamment dans
certains chapitres de Ferito a morte (1961).
22 Nicolas Bonnet

La traduction doit donc être considérée comme une modalité spécifi-


que du discours rapporté. C’est un discours indirect sui generis qui se pré-
sente « sous le masque » du discours direct 12.
Le texte littéraire, contrairement au préjugé dominant, se prêterait par-
ticulièrement à la traduction en vertu de l’isomorphisme des deux types de
discours :
Per quanto riguarda la traduzione di un testo letterario, e soprattutto di un
testo poetico, a cui si fa spesso riferimento per dichiararne l’impossibilità, le
considerazioni che abbiamo fatto sul carattere distanziato e indiretto della
parola traducente possono essere richiamati per avvalorare, invece, la tesi della
traducibilità. Infatti, risultano rapporti di somiglianza, non superficiali ma
omologici, cioè per formazione e per struttura, tra la parola letteraria e la
parola poetica, da una parte, e la parola traduttiva, dall’altra. Entrambe si
differenziano dalla parola dei generi che, con Bachtin […] possiamo chia-
mare generi discorsuali primari o diretti. Essa non è più come normalmente
avviene nel parlare ordinario, o perlomeno come in esso si pretende, parola
diretta, parola propria, parola oggettiva coincidente con il soggetto del di-
scorso che in esso appunto si oggettiva e si realizza 13.

Il y aurait donc, dans le cas de la traduction littéraire, une parfaite adé-


quation entre l’opération et son objet. Si le traducteur reformule à sa façon le
discours de l’auteur, celui-ci est déjà par nature un « discours indirect » 14.

Dépassement

Une traduction peut-elle égaler, voire dépasser l’original ? Une telle ques-
tion est ambiguë. Faut-il entendre le verbe « pouvoir » au sens d’« être en
mesure de » ou d’« être autorisé à » ? Dans le premier cas, on s’interroge sur
la capacité du traducteur à surpasser l’auteur ; dans le deuxième, sur le droit
qu’il aurait à le faire. La première question est d’ordre ontologique ou esthé-
tique, la deuxième déontologique.
La tentative d’approcher l’original est-elle fatalement vouée à l’échec ?
Une distance irréductible sépare-t-elle nécessairement les deux textes ? Susan
Petrilli entend renverser le lieu commun selon lequel la traduction présen-
terait une essentielle déficience par rapport à l’original. La sous-évaluation

12. Cf. S. Petrilli, « Traduzione e semiosi… », p. 12 : « la traduzione è discorso indiretto masche-


rato da discorso diretto ».
13. Ibid., p. 19.
14. Cf. A. Ponzio, Tra semiotica e letteratura : introduzione a Michail Bachtin, Milan, Bom-
piani, 1992, p. 111.
Quelques aspects du caractère dialogique… 23

de la traduction tiendrait en grande partie au fait que celle-ci « vient après ».


Le texte original précède, par définition, sa traduction. Or précéder, au sens
classique du mot, c’est « avoir la prééminence » (une signification qui sub-
siste dans le mot italien precedenza qui signifie aussi bien « priorité » que
« préséance ») car l’on tend traditionnellement à considérer que ce qui est
premier dans l’ordre chronologique l’est aussi dans l’ordre de la valeur.
Pour illustrer son propos, la théoricienne se réfère elle aussi au paradoxe
de Zénon :
C’è da chiedersi se il piè veloce Achille che insegue la lenta ma irraggiungi-
bile tartaruga non somigli abbastanza all’abile e pertinente traduzione […]
che cerca di raggiungere l’originale, il quale come la tartaruga, ha soltanto
un piccolo vantaggio, quello di essere partito prima, quello di essersi messo
in moto prima. Per questo vantaggio esso, come la tartaruga, risulta irrag-
giungibile. […] il “paradosso della traduzione” consiste nel fatto che la tra-
duzione dovrebbe per poter raggiungere il testo da tradurre recuperare il
vantaggio che ha quest’ultimo per il fatto che in partenza esso è già primo 15.

L’original conservera toujours « une longueur d’avance » par rapport à


la traduction et celle-ci ne pourra jamais « rattraper » son retard et « l’attein-
dre ». L’analogie de la course est suggestive mais spécieuse : elle laisse entendre
que la seule différence qui sépare les deux textes est d’ordre chronologique ;
or le texte original n’est pas « premier » pour des raisons purement contin-
gentes, il ne l’est pas au sens où telle œuvre originale a pu voir le jour avant
telle autre ; la traduction est seconde parce qu’elle trouve son origine dans
le texte. Certes, la traduction ne se réduit pas à un nouvel état du texte, il
constitue bien un nouveau texte, mais celui-ci aurait été tout simplement
inconcevable sans celui-là 16.
Aux yeux de Petrilli, la traduction doit être considérée comme une des
modalités de la création et la figure du traducteur n’est qu’un des masques

15. S. Petrilli, « La metempsicosi del testo e la corsa della tartaruga : Borges e la traduzione »,
Athanor, no 3, octobre 2000, p. 220.
16. Si la traduction jouit d’une relative autonomie par rapport au texte, elle ne saurait, par
définition, être considérée comme totalement indépendante de celui-là. Dans quelle
mesure peut-on apprécier une traduction sans se référer à l’original ? La traduction peut
faire l’objet de deux évaluations distinctes : en tant que traduction, d’une part, et en tant
que création, d’autre part. L’helléniste verra dans l’Iliade de Vincenzo Monti une traduc-
tion très fautive de l’épopée homérique et le spécialiste de littérature italienne un chef-
d’œuvre de la littérature néoclassique. L’évaluation d’une traduction implique l’interven-
tion de critères hétérogènes. On entend généralement par « bonne traduction » une tra-
duction à la fois fidèle à l’original (quelque problématique que puisse être ce concept de
fidélité) et d’une bonne tenue littéraire. En ce sens, « la belle infidèle », dans la mesure où
elle ne satisfait qu’à la deuxième de ces exigences, ne saurait être considérée comme une
belle traduction.
24 Nicolas Bonnet

derrière lesquels peut se dissimuler l’auteur 17. Comme le rappelle Yves Her-
sant, le traducteur conteste dès la Renaissance le statut subalterne qui est le
sien et aspire à être reconnu comme auteur à part entière 18. Toutefois, ce
n’est que dans la deuxième moitié du xxe siècle que certains théoriciens sont
allés jusqu’à nier toute distinction entre production originale et traduction.
La remise en cause de la « priorité » du texte est symptomatique d’un phé-
nomène plus général lié à la crise du principe d’autorité. Roland Barthes
annonçait dans un célèbre article de 1968 « la mort de l’auteur » 19. Si le texte
est, comme le soutient Barthes, un composé d’écritures variées « dont aucune
n’est originelle » 20, si, pour paraphraser l’expression qui donne son titre au
premier ouvrage d’Antoine Compagnon, tout texte dérive d’un « travail de
la citation » 21, la distinction entre littérature au premier degré et littérature
au second degré semble perdre toute pertinence : tout texte est par défini-
tion reprise, imitation, pastiche ou traduction d’autres textes, cette dernière
ne représentant, pour reprendre une expression de Gérard Genette, que « la
forme de transposition la plus voyante » 22. Dans une telle perspective nive-
lante, il n’y aurait plus de différence substantielle entre « l’hypertexte » et « l’hy-
potexte », celui-ci n’étant lui-même que l’hypertexte d’un autre texte-source ;
la traduction ne serait ainsi que la transformation d’une transformation 23.
Gianfranco Folena rappelle que bien des littératures sont nées de tra-
ductions 24. Antoine Berman affirme à ce propos que :
Dans l’aire de la littérature, la moderne poétique et même la littérature
comparée ont montré que le rapport des œuvres (écriture première) et
de la traduction (écriture seconde) se caractérise par un engendrement

17. S. Petrilli, « Traduzione e semiosi… », p. 12. François Bouchard parle quant à lui de la
« cape d’invisibilité » que revêt le traducteur (cf. « Le traducteur et ses démons », in Les
Écrivains italiens…, p. 38).
18. Y. Hersant, « (N. D. T.) », Athanor, no 2, mars 2000, p. 252-253.
19. R. Barthes, « La mort de l’auteur », in Œuvres complètes, t. III, Paris, Seuil, 2002, p. 40-45.
Il convient de souligner que le dernier Barthes, au moment où il envisage de devenir lui-
même écrivain « à part entière », manifeste un regain d’intérêt pour la figure de l’auteur
et annonce son possible « retour » (cf. La Préparation du roman I et II, Cours et séminaires
au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, 2003, p. 276 sq.).
20. R. Barthes, « La mort de l’auteur », p. 43.
21. A. Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
22. G. Genette, Palimpsestes…, p. 293.
23. Nous ne pensons pas que Gérard Genette cautionnerait la thèse selon laquelle il n’est de
littérature qu’au second degré. À aucun moment dans l’ouvrage le statut de l’hypotexte
(le texte original) n’est remis en cause par le théoricien.
24. G. Folena, Volgarizzare e tradurre [1973], Turin, Einaudi, 1991, p. 4. Cf. H. Meschonnic,
Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 363 et M. Bakthine, Esthétique et théorie du
roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 193.
Quelques aspects du caractère dialogique… 25

réciproque. Loin d’être seulement, comme la définit encore le Droit, la sim-


ple « dérivation » d’un original supposé absolu, la traduction est a priori
présente dans tout original : toute œuvre, aussi loin qu’on puisse remonter,
est déjà à divers degrés un tissu de traductions ou une création qui a quel-
que chose à voir avec l’opération traduisante, dans la mesure même où elle
se pose comme « traduisible », ce qui signifie simultanément : « digne d’être
traduite », « possible à traduire » et « devant être traduite » pour atteindre
sa plénitude d’œuvre. Possibilité et injonction de traduction ne définis-
sent pas un texte après coup : elles constituent l’œuvre comme œuvre et,
en fait, doivent mener à une nouvelle définition de sa structure 25.

Il y a dans le raisonnement de Berman portant sur « l’engendrement


réciproque » des écritures un glissement de sens remarquable qui tend à esca-
moter la distinction entre texte premier et texte dérivé : la traduction serait
« a priori présente dans tout original » soit parce que le prétendu original
est lui-même déjà traduction, soit parce que tout texte a vocation à être tra-
duit pour se réaliser pleinement. Que la traduction soit déjà virtuellement
présente dans la création originale parce que celle-ci est par essence tradui-
sible dans tous les sens indiqués par Berman 26 n’implique pas que cette créa-
tion soit stricto sensu une traduction, sauf à donner, comme les romantiques,
une origine métaphysique à l’acte créateur en le définissant comme l’imi-
tation d’un modèle idéal. C’est dans cette perspective romantique que l’on
pourra estimer que tel traducteur a mieux que l’auteur interprété l’intention
profonde de l’œuvre 27 et que sa réécriture « réalise » mieux l’essence de cette

25. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l’Allemagne romantique,


Paris, Gallimard, 1984, p. 293-294.
26. Cette idée est réaffirmée avec force dans l’ouvrage posthume de Berman, Pour une critique
des traductions : John Donne, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 1995. Le théoricien,
s’attaquant au sens commun pour qui « la traduction n’est pas l’original », affirme : « L’évi-
dence de cette phrase commence à être ébranlée lorsque l’on se rappelle que le concept
même d’“original” date seulement du xvie siècle et qu’il appartient à l’essence la plus intime
de l’“original” de pouvoir, et devoir être traduit. Si la traduction n’est pas l’original, elle
n’est pas extérieure à celui-ci : elle en est une métamorphose » (ibid., p. 42, note 19). Le fait
que le mot d’original n’apparaisse qu’au xvie siècle n’est pas un argument sérieux contre
la distinction entre texte et traduction. L’original en littérature existait bien avant qu’on
ne s’avisât de lui trouver un nom. Au Moyen Âge, on considérait indûment l’Énéide comme
une « traduction » de l’Odyssée faute de distinguer entre les différentes modalités de déri-
vation. Virgile imite Homère mais ne le traduit pas comme le fit Lucius Livius Andronicus
et sa création, dans ce sens, est bien originale. D’ailleurs, Berman lui-même insiste dans
son livre sur la nécessité de distinguer la traduction de toutes les autres formes d’opéra-
tions transtextuelles.
27. Cf. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger…, p. 172 : « L’original lui-même, dans ce que les
Romantiques appellent sa “tendance”, possède une visée a priori : l’Idée de l’Œuvre que
l’œuvre veut être, tend à être (indépendamment ou non des intentions de l’auteur), mais
empiriquement n’est jamais ».
26 Nicolas Bonnet

dernière. Quelques traces de cette conception métaphysique subsistent chez


certains théoriciens contemporains qui posent l’existence d’une forme
sous-jacente au texte susceptible de s’actualiser à des degrés divers dans les
différentes réécritures 28. Or, si la traduction est virtuellement présente dans
l’original, celui-ci n’est contenu dans aucun possible qui lui préexisterait.
Admettons que tout texte soit déjà traduction. Reste que l’opération
n’est pas réversible : la traduction est toujours bien « seconde » par rapport
au texte qu’elle transforme, même si l’on conteste à celui-ci le statut de texte
original. Aussi Berman prend soin d’indiquer les limites de l’identification
« typiquement romantique » 29 de l’œuvre et de la traduction en rappelant
« l’irréductibilité de la relation original-traduction » car « toute traduction
n’a de sens que comme traduction d’un original ». En outre, même si l’on
considère la traduction comme une tâche infinie, ce travail ad infinitum
suppose à chaque fois un retour à l’œuvre première, il se fait toujours « à
partir » de l’original 30.
En fait, quelque excellente que soit la traduction, la distance irréducti-
ble qui la sépare de l’original est celle qui sépare la création de la « recréa-
tion ». L’argument selon lequel aucune création n’est à proprement parler
originale, dans la mesure où elle se fonde nécessairement sur la transfor-
mation de matériaux préexistants 31, ne suffit pas à abolir la différence de
statut entre ces deux productions. S’il est vrai que l’auteur ne crée rien ex
nihilo, son activité ne saurait être assimilée à celle du traducteur, car une
chose est de créer à partir de sources multiples, mais une autre chose est de
convertir dans une autre langue cette création ; composer la Divine Comé-
die c’est tout de même autre chose que de la traduire. On ne saurait mettre
sur le même plan ces deux opérations, même si l’on refuse toute hiérarchie
entre elles (refus qui, en l’occurrence, serait ridicule).
Le traducteur, s’il entre en concurrence avec l’auteur, pourra dans cer-
tains cas l’égaler, voire le surpasser 32, mais il ne saurait prétendre occuper

28. Cf. B. Folkart, Le Conflit des énonciations…, p. 352.


29. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger…, p. 295. Pour les citations suivantes, ibid.
30. Jean-Charles Vegliante ne part pas des traductions d’André Pézard et de Jacqueline Risset
pour retraduire la Divine Comédie, même s’il tient bien entendu compte des tentatives de
ses deux prédécesseurs. Seules les deux premières Cantiche ont déjà paru dans la traduc-
tion française de Vegliante : l’Enfer et le Purgatoire (Paris, Imprimerie nationale, respecti-
vement 1996 et 1999).
31. Cf. G. Pontiggia, « Tradurre ed essere tradotti », p. 33.
32. L’exemple du poème de Jules Supervielle exalté par la traduction de Paul Celan, qui constitue
selon George Steiner « le plus cruel des hommages » qu’un artiste puisse rendre à un autre
(Après Babel : une poétique du dire et de la traduction, Paris, Albin Michel, 1978, p. 373),
est devenu, comme le souligne Barbara Folkart, une sorte de paradigme de la traduction-
Quelques aspects du caractère dialogique… 27

sa place car celle-ci est déjà prise. Au mieux, le traducteur peut aspirer au
titre de coauteur ou de « réécrivain » 33 : son discours ne se substitue pas à
celui du premier auteur mais s’y ajoute, s’inscrivant, dans le cas des classi-
ques, dans une longue tradition. Au demeurant, il serait absurde de dénier
que cette réécriture opère, comme le pensaient les romantiques, une « poten-
tialisation », voire une « régénération » 34 ou une « émancipation » 35 du texte
quand elle n’est pas la simple condition de sa survie 36.
Une fois réfutée la thèse selon laquelle le traducteur serait condamné
à produire un texte inférieur à l’original, il reste à déterminer si, du point
de vue éthique, il peut se permettre de « faire mieux ». Non seulement le
traducteur n’y est pas tenu mais, selon certains théoriciens, il n’y serait même
pas autorisé. Eco, sans adopter une position excessivement catégorique et
normative à cet égard, estime qu’il n’appartient pas au traducteur d’amé-
liorer l’original 37. Prétendre améliorer le texte, n’est-ce pas abuser de lui
sous couvert de le servir ?
La traduction « hypertextuelle » qui consiste en une excessive « littéra-
risation » du texte d’arrivée est justiciable d’un tel reproche 38. Une telle pra-
tique, affirme Berman, est une violation du contrat « draconien » qui lie une
traduction à son texte-source et qui « interdit tout dépassement de la texture
de l’original » 39. On sait d’ailleurs que les critères d’évaluation esthétique
du traducteur sont culturellement et historiquement déterminés. Un exem-
ple canonique de ce phénomène est la séculaire résistance du goût français
au plurilinguisme dantesque qui inclut le registre vulgaire 40, ou au style de

33. transfiguration (Le Conflit des énonciations…, p. 352). Il serait difficile de produire un cas
comparable dans le domaine des traductions franco-italiennes. La supériorité peut d’ail-
leurs n’être que relative à tel aspect déterminé. Eco considère que le Cyrano de Bergerac
de Mario Giobbe est inférieur à celui d’Edmond Rostand du point de vue strictement lit-
téraire mais possède une plus grande efficacité dramatique (Dire quasi…, p. 114-116).
33. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 112. Antoine Berman écrit également : « Il se veut écrivain,
mais n’est que ré-écrivain. Il est auteur – et jamais l’Auteur. Son œuvre de traducteur est
une œuvre mais ce n’est pas l’Œuvre » (L’Épreuve de l’étranger…, p. 19).
34. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger…, p. 20.
35. Cf. S. Petrilli, « La metempsicosi del testo… », p. 224.
36. Cf. les célèbres réflexions de Walter Benjamin à ce propos (« La tâche du traducteur », in
Mythe et Violence, Paris, Denoël, 1971, p. 261-275).
37. « in linea di principio, direi che il traduttore non deve proporsi di migliorare il testo » (U. Eco,
Dire quasi…, p. 118).
38. A. Berman, « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain », in Les Tours de Babel,
A. Berman, G. Granel, A. Jaulin et al. (éd.), Mauzevin, Trans-Europ-Repress, 1985, p. 54.
39. Ibid., p. 58. C’est Berman qui souligne.
40. Cf. J. Risset, « Traduire Dante », in Dante, La Divine Comédie, L’Enfer [1985], édition bilin-
gue, Paris, Flammarion, 1992, p. 17.
28 Nicolas Bonnet

Boccace jugé à l’époque classique « prolixe » et « trop cru » 41. Certaines par-
ticularités perçues comme des défauts ou des maladresses par le traducteur
soucieux d’amender le texte peuvent en fait relever de l’idiolecte de l’auteur
et doivent par conséquent recevoir un traitement comparable à celui que
le traducteur réserve aux autres aspects du style. La redondance qui carac-
térise l’écriture du Comte de Montecristo répond à une exigence de rythme
et participe à la stratégie narrative que met en œuvre Alexandre Dumas 42.
De même, la période chancelante de ce roman réputé mal écrit qu’est La
coscienza di Zeno exprime parfaitement l’ethos tortueux du narrateur pro-
tagoniste et le premier traducteur du chef-d’œuvre svévien, Paul-Henri
Michel, fut par conséquent mal avisé de remanier la syntaxe svévienne pour
la rendre conforme au modèle harmonieux de la « prose française » 43.

Poétiques de l’auteur et du traducteur


La traduction littéraire ne nécessite pas à proprement parler l’application
d’un art spécifique. Steiner soutient que « le mystère du transfert de signi-
fication est, par essence, le même, qu’on traduise un formulaire du bureau
de poste ou le Paradiso de Dante » 44. Henri Meschonnic et Susan Petrilli
affirment eux aussi que la traduction d’un texte poétique ne diffère pas en
soi de celle d’une recette de bouillon en poudre 45 ou d’un livre de cuisine 46.
Chaque texte, en fonction de son appartenance à tel ou tel genre ou régime
discursif, postule un traducteur doté d’une compétence adéquate.
Mais qu’est-ce au juste qu’une « compétence littéraire et poétique » ?
Suffit-il au traducteur de posséder une solide culture littéraire et rhétori-
que dans les deux langues (le traducteur étant nécessairement compara-
tiste) pour opérer convenablement ? Il est évident qu’il lui faut également
se familiariser avec l’idiolecte de l’auteur à travers une pratique assidue de
l’ensemble de son œuvre.

41. Cf. A. Lisei, « La metafora erotica del Decameron nelle traduzioni francesi del XVIII
secolo », in Regards croisés, M. Colin (éd.), Transalpina, no 1, 1996, p. 53-73.
42. Cf. U. Eco, Dire quasi…, p. 121-124.
43. Voir la préface de Mario Fusco à la nouvelle édition revue par ses soins du roman :
I. Svevo, La Conscience de Zeno, Paris, Gallimard, 1986, p. 9-12.
44. G. Steiner, Après Babel…, p. 237.
45. H. Meschonnic, Les États de la poétique, Paris, PUF, 1985, p. 82.
46. « È possibile tradurre un testo poetico ? La domanda dovrebbe essere posta anche nei con-
fronti di un testo di medicina, di un testo di filosofia, ma pure nei confronti di un testo di
cucina. Per tradurre l’Artusi (il celebre manuale ottocentesco di buona cucina toscana, ric-
chissimo di nomenclatura specifica) basta un “buon” traduttore generico ? Tradurre un testo
poetico non è semplicemente una faccenda di competenza traduttoria ma di competenza
“poetica” » (S. Petrilli, « Traduzione e semiosi… », p. 16).
Quelques aspects du caractère dialogique… 29

Fabio Scotto, auteur et traducteur, soutient que sa poétique de la traduc-


tion est indissociable de sa poétique d’auteur 47. Or, Emilio Mattioli observe
que si la notion de « poétique de l’auteur » est universellement admise, celle
de « poétique du traducteur » est au centre de nombreuses controverses 48.
Certains spécialistes estiment en effet que le traducteur, à la différence de
l’auteur, ne saurait avoir de poétique propre. Selon Jean-René Ladmiral le
traducteur doit « s’interdire » d’adopter une esthétique « car il lui faut être
disponible au discours de l’Autre » 49, c’est pourquoi « l’esthétique minima-
liste que pourra se donner le traducteur sera une esthétique de l’écoute et
de la réceptivité ». Notons d’ailleurs au passage que le terme d’esthétique
choisi par Ladmiral renvoie étymologiquement à la réception de l’œuvre.
Le traducteur devrait donc s’ouvrir à la poétique de l’auteur pour s’en lais-
ser pénétrer. Berman affirme également que le traducteur doit délibérément
sacrifier sa « poétique propre » 50, qu’il doit se garder de « plaquer » sa poé-
tique sur celle de l’original 51.
Toutefois il ne suffit pas que le traducteur s’imprègne de la poétique de
l’auteur car, comme ces grands théoriciens eux-mêmes n’ont pas manqué
de le signaler dans leurs ouvrages, celle-ci étant toujours plus ou moins
étroitement liée aux ressources spécifiques de la langue-source, elle n’est
que partiellement reproductible et transposable dans la langue-cible. Toute
traduction, il est banal de le rappeler, implique un filtrage et une remédia-
tion complexes. Peut-être vaut-il mieux, dès lors, que le traducteur assume
pleinement ses choix plutôt que de laisser agir à son insu les principes qui
gouvernent sa pratique. Il est vrai que dans son ouvrage posthume, à tra-
vers l’introduction de concepts comme « la position », « le projet » et « l’hori-
zon » du traducteur, Berman semble indirectement reconnaître l’existence
et la légitimité d’une poétique propre à ce dernier 52.
Le terme de poétique doit être entendu ici dans le sens que Luciano
Anceschi lui donne : une réflexion critique de l’artiste sur sa pratique qui
intéresse toutes les facettes de la création, des aspects techniques à la dimen-
sion éthique et spirituelle 53, ce que Paul Valéry nommait « poïétique » 54. La

47. F. Scotto, « Se traduire en l’autre », in Baratti : des îles littéraires, G. Thiers (éd.), Ajaccio,
Albiana, 2005, p. 355.
48. E. Mattioli, « La specificità della traduzione letteraria », Athanor, no 4, juin 2001, p. 106.
49. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 110. Pour la citation suivante, ibid.
50. A. Berman, « La traduction et la lettre… », p. 58.
51. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 48, note 28.
52. Voir à ce sujet les remarques d’E. Mattioli, « La specificità della traduzione letteraria », p. 106.
53. L. Anceschi, Progetto per una sistematica dell’arte [1962], Modène, Mucchi, 1983, p. 46.
54. Cf. l’entrée « Poïétique », in Vocabulaire d’esthétique, É. et A. Souriau (éd.), Paris, PUF,
1990, p. 1152-1153.
30 Nicolas Bonnet

poétique particulière d’un auteur se rattache presque toujours à telle école


ou tel mouvement contemporains, à moins qu’elle ne s’inscrive à contre-
courant de l’esthétique dominante, ou encore en marge de celle-ci. Le tra-
ducteur doit lui aussi définir sa pratique par rapport aux tendances de son
temps. Berman condamne le relativisme professé par l’École de Tel-Aviv
en matière de normes translationnelles 55. Mais ce n’est pas verser dans un
complet scepticisme que de rappeler que toute traduction, comme toute
création, est le fruit d’une époque. Comme le souligne Mattioli, la traduc-
tion de l’Iliade de Vincenzo Monti est l’expression d’une poétique néoclas-
sique ; celle des lyriques grecs de Salvatore Quasimodo, d’une poétique
hermétique 56.
La comparaison entre deux traductions contemporaines d’un même
texte est à cet égard révélatrice. Il est aisé de mesurer la distance qui sépare
la version « néoréaliste » du premier volume de À la recherche du temps perdu
proposée par Natalia Ginzburg du savant palimpseste que produit Giacomo
Debenedetti en traduisant Un amour de Swann. La première tire résolument
l’œuvre du côté de la modernité, le second choisit au contraire de réinscrire
le texte proustien dans une tradition littéraire spécifiquement italienne 57.
Ces deux « interprétations » sont également possibles dans la mesure où
Proust se situe lui-même « entre deux siècles » 58.
En ce qui concerne les grandes œuvres poétiques et la traduction de ce
qu’il est convenu d’appeler « le canon », les choix prosodiques sont particu-
lièrement révélateurs de l’évolution des sensibilités. Alors que le paradigme
du vers libre a tendu à dominer à partir de la fin des années soixante-dix,
on assiste aujourd’hui à un retour de la métrique régulière. Si Jean-Michel
Gardair déclare avoir fait, dans sa traduction de La Jérusalem délivrée, « la
chasse aux alexandrins et aux décasyllabes » 59, d’autres traducteurs ont redé-
couvert les vertus de la versification. Le Roland furieux et la Divine Comé-
die traduits respectivement par Michel Orcel 60 et Jean-Charles Vegliante
illustrent notamment cette mutation du goût. Jacqueline Risset, traduisant
la Comédie dans les années quatre-vingt, estimait qu’il était « impossible
[…] d’implanter la tierce rime dans une traduction moderne » 61 sans pro-

55. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 53 sq.


56. E. Mattioli, « La specificità della traduzione letteraria », p. 105.
57. Cf. V. Agostini-Ouafi, Giacomo Debenedetti traducteur de Marcel Proust, Caen, Presses
universitaires de Caen, 2003, p. 12.
58. Cf. A. Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989.
59. J.-M. Gardair, « Note sur la traduction », in Le Tasse, La Jérusalem délivrée, Paris, Flamma-
rion (Classiques Garnier), 1990, p. 46.
60. Arioste, Roland furieux, Paris, Seuil, 2000.
61. J. Risset, « Traduire Dante », p. 16-17. Pour la citation suivante, ibid., p. 17.
Quelques aspects du caractère dialogique… 31

voquer « une impression de mécanicité redondante » et décidait en consé-


quence d’adopter une prosodie résolument irrégulière 62. Or ce choix fait
aujourd’hui l’objet de controverses. Folkart reproche à Risset de s’être pri-
vée d’une des ressources fondamentales de la poésie de Dante au nom d’une
conception dogmatique de la modernité 63. Eco se garde, quant à lui, d’émet-
tre un jugement de valeur 64 mais s’interroge également sur la pertinence
d’une telle option et ne cache pas sa préférence pour les traductions versi-
fiées de la Comédie 65. Il y a, d’une part, ce qu’il est structurellement impossi-
ble de transporter sic et simpliciter d’une langue à l’autre (l’accent oxytonique
du français limite les possibilités prosodiques) et, d’autre part, ce que le tra-
ducteur refuse de transposer en fonction d’un choix qui engage sa propre
esthétique.

L’étranger et l’étrangeté

La querelle traditionnelle entre « sourciers » et « ciblistes » 66 doit être envi-


sagée dans une perspective historique. Gérard Genot soutenait à la fin des
années soixante que le public moderne attend d’une traduction qu’elle fasse
la part de l’altérité :

Ce que nous demandons maintenant aux traductions, c’est de nous res-


tituer, au moins en partie, l’effet produit par le texte sur le lecteur de la lan-
gue d’origine, et en même temps de laisser au texte quelque chose de son
étrangeté, certains caractères qui le révèlent comme appartenant à une
tradition que nous voulons assimiler, mais que nous voulons assimiler en
tant qu’elle nous est partiellement extérieure 67.

62. Yves Bonnefoy, bien qu’il mette l’accent sur le caractère primordial du rythme dans la
Divine Comédie, pense également que l’on ne saurait « imiter » la métrique du modèle (La
Communauté des traducteurs, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000,
p. 35-36).
63. B. Folkart, « The valency of poetic imagery », Athanor, no 3, octobre 2000, p. 236-237.
64. U. Eco, Dire quasi…, p. 187.
65. Cf. ibid., p. 296 : « Ma è davvero impossibile far sentire a un lettore moderno la terza rima,
l’endecasillabo, il sapore del testo dantesco senza peraltro ricorrere ad arcaismi che la lingua
di arrivo non potrebbe sopportare ? ». À propos des traductions françaises de la Divine
Comédie, et notamment de celle de Risset considérée comme l’emblème même de la
« mauvaise traduction », cf. H. Meschonnic, « Le rythme comme éthique et poétique du
traduire », in Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 203-212.
66. J.-R. Ladmiral, « Sourciers et ciblistes », in La Traduction, J.-R. Ladmiral (éd.), Revue
d’esthétique, no 12, 1986, p. 33-42.
67. G. Genot, « Note sur le texte et la traduction », in Pétrarque, Le Chansonnier, Paris, Aubier
Flammarion, 1969, p. 49.
32 Nicolas Bonnet

Il reste à définir en quoi consiste exactement cette étrangeté que le tra-


ducteur se propose de sauvegarder pour satisfaire l’attente du public con-
temporain et de quelle manière il doit s’y prendre pour y parvenir.
Il convient de distinguer entre deux couples d’oppositions : la traduc-
tion naturalisante par opposition à celle qui met en évidence l’extranéité de
l’œuvre, d’une part ; la traduction modernisante par opposition à la traduc-
tion archaïsante, d’autre part 68. Lorsque l’éloignement est double, culturel
et historique, comme dans le cas de la Comédie dantesque, le traducteur doit
opérer des choix d’une grande complexité pour trouver « la bonne distance »
entre la source et la cible. L’échec de l’entreprise de Pézard, selon Risset, tien-
drait à ce que « l’archaïsme, dans la langue de la traduction, renvoie à un
Moyen Âge français, et non italien » 69 et « qu’il donne l’image d’un texte nos-
talgique, alors que Dante, inventant sa langue, est tout entier tourné vers le
futur » 70. La traductrice, qui se veut quant à elle « absolument moderne » 71
mais entend produire un certain effet de dépaysement sur son lecteur, choi-
sit de ne pas traduire les noms propres « à chaque fois que c’est possible » 72
afin de rendre sensible « l’épaisseur du son étranger ». Ces deux traductions
qui se veulent littérales, chacune à sa façon, nous entraînent dans des direc-
tions diamétralement opposées. Pézard, qui pense le poème comme un
objet fort lointain, catapulte son lecteur dans un Moyen Âge reconstruit à
la façon de Viollet-le-Duc ; Risset, qui le perçoit comme « très proche de
nous », voire « en avant de nous », le projette dans une postmodernité non
moins improbable. Si Pézard, tout en cherchant à franciser le poème tos-
can, produit en définitive un texte plus « étranger » que l’original, Risset,
en dépit de sa tentative de réactualisation, échoue à arracher Dante à son
temps pour le transporter dans le nôtre.
Guido Paduano reproche aux partisans de la traduction littérale de
sacraliser indûment l’original 73. Mais ce n’est pas idolâtrer ce dernier que
de considérer la forme de l’œuvre comme indissociable de son contenu et
consubstantielle à ce qui constitue sa valeur littéraire. La question est plu-
tôt de savoir dans quelle mesure les qualités verbales que les sourciers cher-
chent à restituer sont transposables d’une langue à l’autre. Ce que Berman
nomme « l’écriture-de-traduction » 74, qui correspond d’après lui à une trans-

68. Cf. U. Eco, Dire quasi…, p. 172 sq.


69. J. Risset, « Traduire Dante », p. 18.
70. Ibid.
71. Ibid., p. 20.
72. Ibid., p. 21. Pour les citations suivantes, ibid.
73. G. Paduano, « Tradurre », in Il testo letterario : istruzione per l’uso, M. Lavagetto (éd.),
Bari, Laterza, 1996, p. 135.
74. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 66.
Quelques aspects du caractère dialogique… 33

formation de la langue-cible par la langue-source, implique-t-il nécessaire-


ment le recours à l’emprunt ou au calque ?
Bien que la traduction soit un facteur de diffusion des néologismes,
ceux-ci sont souvent considérés par les puristes comme des barbarismes 75.
Yves Bonnefoy évoque la rencontre de ces mots étrangers qui nous parais-
sent « curieusement familiers » 76 et Nathalie Castagné l’attrait qu’exerce sur
nous l’autre langue perçue comme « familière dans son étrangeté même » 77.
C’est un peu comme si la découverte de la langue étrangère venait combler
un manque que nous éprouvions confusément, qu’elle nous offrait les mots
pour dire ce que nous ne pouvions exprimer dans la nôtre. Toutefois, il n’est
pas du tout évident que le traducteur puisse faire partager ce paradoxal sen-
timent de familiarité en transplantant ou calquant tel ou tel idiotisme intra-
duisible dans la langue-cible. La greffe ne prend pas toujours. Aux yeux de
Ladmiral, le traducteur se doit d’être « conservateur » 78 en matière de lan-
gue et éviter dans la mesure du possible la néologie, cette dernière n’étant
assimilable que si elle s’insère dans un tissu idiomatique homogène 79. Il
s’agirait moins d’introduire un élément de la langue-source (lexical, syn-
taxique, etc.) dans la langue-cible que d’exploiter toutes les virtualités expres-
sives de celle-ci en la poussant, sans lui faire violence, jusqu’au bout de ses
propres possibilités.
Pour Berman, l’essence de la traduction est dialogique et implique un
« métissage » 80, la « mauvaise traduction » étant celle qui « opère une néga-
tion systématique de l’étrangeté de la langue étrangère » 81. Paduano estime
au contraire qu’un tel métissage n’est pas souhaitable car tout croisement
de deux cultures ne saurait accoucher que d’une créature chétive à cause
de la dévalorisation et du discrédit qui frappe nécessairement l’une d’elles,
privée de la force spécifique qu’elle est censée apporter au système issu de
leur union 82.
Selon Paduano, il convient de distinguer entre deux types d’étrangeté :
d’une part, l’étrangeté « accidentelle », celle qui tient à l’éloignement de l’œu-
vre par rapport à notre propre culture ; d’autre part, l’étrangeté « objective »

75. Cf. V. Agostini-Ouafi, « Réception et traduction dans les échanges culturels contempo-
rains entre la France et l’Italie », in Les Écrivains italiens…, p. 74.
76. Y. Bonnefoy, La Communauté des traducteurs, p. 10.
77. N. Castagné, « L’estraneità, réflexion sur un paradoxe », in Les Écrivains italiens…, p. 42.
78. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 225. C’est Ladmiral qui souligne.
79. Nathalie Castagné estime également que le traducteur doit résister à la tentation du néo-
logisme (« L’estraneità… », p. 46).
80. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger…, p. 16.
81. Ibid., p. 17.
82. Cf. G. Paduano, « Tradurre », p. 135.
34 Nicolas Bonnet

que contient l’œuvre et à laquelle son premier public devait être sensible.
De la première forme d’étrangeté, il ne devrait rester trace dans la traduc-
tion. Au contraire, l’étrangeté consubstantielle à l’œuvre originale devrait
être en quelque façon maintenue :
[…] salvaguardata dev’essere in tutti i casi l’alterità che corrisponde alla speci-
ficità e all’idiosincrasia del testo, che rappresenta il suo principio di indivi-
duazione e le ragioni del nostro cercarlo. Questa alterità, rappresentata da un
indissolubile intreccio di creatività e contestualità, di innovazione e tradizione,
di rispetto e violazione dei codici, è ciò che propriamente rappresenta la sfida
del tradurre […]. È assai diverso il discorso per quelle alterità che risultano
esclusivamente dalla discrepanza interculturale tra codici, e creano nella lin-
gua d’arrivo uno straniamento privo di corrispondenza nell’originale. In questi
casi una normalizzazione costruita attraverso forme di attualizzazione è a mio
parere necessaria proprio per salvare la persistenza nella traduzione del rap-
porto fra scarto e norma che è il punto più delicato del delicatissimo sistema 83.
Eco, en se référant à une distinction introduite par Karl Wilhelm von
Humboldt entre « étrangeté » et « étranger », met également l’accent sur cette
différence fondamentale :
[…] il lettore sente la stranezza quando la scelta del traduttore appare incom-
prensibile, come se si trattasse di un errore, e sente invece l’estraneo quando
si trova di fronte a un modo poco familiare di presentargli qualcosa che potrebbe
riconoscere, ma che ha l’impressione di vedere veramente per la prima volta.
Credo che questa idea dell’estraneo non sia così lontana da quella dell’“effetto
di straniamento” dei formalisti russi, un artificio grazie al quale l’artista con-
duce il lettore a percepire la cosa descritta sotto un profilo e una luce differente,
così da comprenderla meglio di quanto non gli fosse accaduto sino ad allora 84.
Il s’agirait par conséquent pour le traducteur de ne restituer que l’étran-
geté contenue dans l’original 85. La thèse est claire mais soulève, nous semble-
t-il, quelques réserves. En premier lieu, il est douteux que l’esthétique de
l’écart qui sous-tend le propos de Paduano, pour qui « l’événement esthé-
tique » coïncide (au moins partiellement) avec « la violation du code », puisse
s’appliquer à toute production littéraire 86. En outre, la différence de traite-

83. G. Paduano, « Tradurre », p. 137.


84. U. Eco, Dire quasi…, p. 173.
85. Giacomo Leopardi note dans son Zibaldone que le traducteur doit être capable d’identi-
fier la nouveauté d’une expression et de la rendre par une trouvaille équivalente (cf.
G. Leopardi, Società, lingua e letteratura d’Italia [1941], V. Brancati (éd.), Milan, Bom-
piani, 1987, p. 302-303).
86. On retrouve aussi chez Berman la thèse selon laquelle « l’œuvre, en surgissant comme
œuvre, s’institue toujours dans un certain écart à sa langue » (L’Épreuve de l’étranger…,
p. 201).
Quelques aspects du caractère dialogique… 35

ment préconisée pour les deux types d’étrangeté est problématique : d’une
part, il n’est pas évident que le traducteur puisse toujours prendre l’exacte
mesure de ce qui constituait l’étrangeté du texte aux yeux du premier des-
tinataire (sait-on ce qui pouvait paraître « défamiliarisant » à un Florentin
du xive siècle dans la Comédie de Dante ?) ; d’autre part, le processus de « nor-
malisation » et de « réactualisation » visant à abolir les différences entre codes
culturels risque de créer une proximité illusoire entre le texte et son nouveau
public. Une telle approche laisse entendre qu’il y aurait un noyau universel de
l’œuvre que l’on pourrait extraire de l’enveloppe historique contingente,
elle suggère que les différences culturelles sont extrinsèques, qu’elles n’affec-
tent pas l’essence du texte. Mais si ce dernier est une « forme sens » 87, il n’est
plus possible d’opérer de telles distinctions.
Le modèle dialectique selon lequel le processus de conversion de l’alté-
rité dans le cadre de référence de la langue-cible entraînerait nécessairement
en retour la transformation de ce cadre est purement spéculatif 88. Quelle
est la part d’étrangeté qui résiste concrètement à la traduction opérée par
un cibliste radical ? Seule une certaine pratique dialogique de la traduction
comporte l’inscription dans le texte traduit de la trace du passage d’une
langue à l’autre 89. En ce sens, même si le texte ne tient plus à proprement
parler au texte-source, même s’il tient de manière autonome, il conserve
en lui l’empreinte ombilicale et assume pleinement sa filiation.

Nicolas Bonnet
Université de Bourgogne – Dijon

87. H. Meschonnic, Pour la poétique II, p. 32.


88. Cf. A. Brisset, « Tradurre il senso degli altri », Athanor, Tra segni, p. 74-75.
89. Cf. J.-C. Vegliante, D’écrire la traduction, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1991, p. 73.
36 Nicolas Bonnet
LA TRADUCTION D’APRÈS UMBERTO ECO :
DIRE QUASI LA STESSA COSA

Résumé : Cette communication se propose d’étudier la place de plus en plus cen-


trale qu’occupent les problèmes de la traduction dans la pensée et l’œuvre d’Umberto
Eco comme traducteur, sémioticien et romancier. De 1983 à 2003, ce théoricien du
texte narratif passe d’une expérience de traduction à une réflexion sur le traduire,
d’abord ponctuelle, puis davantage articulée, axée en particulier sur l’interpréta-
tion comme repérage et analyse des stratégies discursives et stylistiques inscrites
par l’auteur dans le texte (-source). Le traducteur devient ainsi ce lector in fabula
privilégié qui est appelé, en traduisant, à transformer nécessairement le texte. La
question de la fidélité à l’intention du texte, notamment dans le cas d’œuvres à fina-
lité esthétique, joue un rôle déterminant dans cette réflexion sur le transfert d’un
texte écrit dans une autre langue-culture. Ainsi, ce qui se présente comme un ouvrage
sans prétentions théoriques devient, au fil des pages, un traité riche en exemples
focalisé sur l’interprétation critique et sur le fonctionnement sémiotique du texte
à traduire ou déjà traduit.

Riassunto : Questo intervento si propone di studiare la posizione sempre più centrale


occupata dai problemi della traduzione nel pensiero e nell’opera di Umberto Eco come
traduttore, semiotico e romanziere. Dal 1983 al 2003, questo teorico del testo narrativo
passa da un’esperienza di traduzione a una riflessione sul tradurre, prima puntuale,
poi maggiormente articolata, orientata in particolare sull’interpretazione come indi-
viduazione e analisi delle strategie discorsive e stilistiche inscritte dall’autore nel testo
(di partenza). Il traduttore diventa così quel lector in fabula privilegiato che è chia-
mato, nel tradurre, a trasformare necessariamente il testo. La questione della fedeltà
all’intenzione del testo, specialmente nel caso di opere a finalità estetica, ha un ruolo
determinante in questa riflessione sul trasferimento di un testo in un’altra lingua-cul-
tura. Così, quello che si presenta come un libro senza pretese teoriche diventa, pagina
dopo pagina, un trattato ricco d’esempi focalizzato sull’interpretazione critica e sul
funzionamento semiotico del testo da tradurre o già tradotto.

L’aventure traductologique d’Umberto Eco commence en 1983 avec sa tra-


duction des Exercices de style de Raymond Queneau 1 et aboutit en 2003 à

1. R. Queneau, Esercizi di stile, trad. it. U. Eco, édition bilingue, Turin, Einaudi, 1983.

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 37-54


38 Viviana Agostini-Ouafi

la publication d’un ouvrage : Dire quasi la stessa cosa 2. Il ne s’agit pas, vingt
ans après cette première expérience de traduction, d’une contribution d’Eco
qui surgirait ex novo de ses intérêts spéculatifs mais plutôt du mûrissement
d’une problématique qui est de plus en plus centrale dans sa réflexion sur le
fonctionnement sémiotique et l’interprétation des textes narratifs. La com-
position hétérogène du livre même témoigne de cette lente prise de cons-
cience : des conférences et des études ponctuelles accumulées au fil du temps
sont ici réunies et remaniées pour donner un sens global à une réflexion
riche en idées et en exemples, jamais réductrice et toujours cohérente dans
ses présupposés théoriques 3. Il s’agit d’un ouvrage écrit par un sémioticien
de renom qui est à la fois un professeur d’université, un directeur de collec-
tion dans des maisons d’édition, un traducteur d’œuvres littéraires françai-
ses 4 et un écrivain célèbre dont les romans sont traduits dans les langues
les plus variées 5.
Le sous-titre de l’ouvrage est déjà parlant : Esperienze di traduzione. Les
années 1990 ont signé aussi la fin (ou l’interruption ?) des tentatives d’appro-
che globalisante et déductive 6. Ainsi Eco va-t-il nous parler de la traduction
en s’appuyant sur des exemples tirés non seulement de ses expériences de
traducteur, d’auteur traduit ou de réviseur éditorial de traductions mais
aussi d’un répertoire, pour l’essentiel littéraire, riche et varié. Eco souligne
que son ouvrage ne se présente pas comme un livre de théorie de la traduc-
tion car il ne constitue pas une étude systématique visant à analyser toutes
les problématiques 7. Le vaste savoir de son auteur reste soumis aux critères
de la simplicité, de la clarté et, surtout, du bon sens. Par exemple, il ose affir-
mer que la fidélité, au même titre que l’équivalence, est un concept impor-
tant qui doit faire l’objet, au cas par cas, d’un acte de négociation de la part

2. U. Eco, Dire quasi la stessa cosa : esperienze di traduzione, Milan, Bompiani, 2003.
3. Certains chapitres du livre sont nés de conférences, tenues en 1988 à l’université de Toronto,
et publiées au Canada : U. Eco, Experiences in Translation, Toronto, Toronto University
Press, 2001 (cf. U. Eco, « Introduzione », in Dire quasi…, p. 10-12).
4. Outre Esercizi di stile de Queneau, cf. G. de Nerval, Sylvie, trad. it. U. Eco, Turin, Einaudi,
1999.
5. Cf. dans l’appendice « Traduzioni citate » (Dire quasi…, p. 382-383) quelques références
bibliographiques des traductions de ses œuvres. Un colloque s’est même tenu sur ce sujet à
Trieste en novembre 1989 : cf. Umberto Eco, Claudio Magris : autori e traduttori a confronto,
L. Avirovic, J. Dodds (éd.), Udine, Campanotto, 1993.
6. Cf. à ce sujet C. Segre, Ritorno alla critica, Turin, Einaudi, 2001, p. vii-ix. Le rêve de Georges
Mounin de fonder une science de la traduction (cf. ses Problèmes théoriques de la traduc-
tion, Paris, Gallimard, 1963) avait par ailleurs été déjà abandonné par Jean-René Ladmiral
qui, en 1979, s’était limité à proposer de simples théorèmes opérationnels (cf. son Traduire :
théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979).
7. U. Eco, Dire quasi…, p. 15.
La traduction d’après Umberto Eco… 39

du traducteur. Il critique toutefois le terme d’équivalence puisqu’il rappelle,


en bon lecteur de Roman Jakobson, qu’il est rare que deux synonymes signi-
fient exactement la même chose 8. Mais la nature en elle-même de cette chose
à traduire pose problème car elle dépend de l’intention guidant le texte-
source. Dans la mesure où il est impossible de dire exactement la même chose
dans une autre langue, Eco se contente d’affirmer que l’objectif à atteindre
par le traducteur est celui de « dire presque la même chose ». Ce sont la flexi-
bilité et l’étendue de ce « presque » qui feront alors l’objet à leur tour d’une
négociation. Ce procédé n’est autre que la recherche d’un compromis : on
renonce à une chose pour en obtenir une autre 9. Cette conception de la tra-
duction se veut réaliste car, même si certains linguistes au cours du xxe siè-
cle ont affirmé l’impossibilité de la traduction, Eco convient que, dans les
faits, depuis des millénaires, les gens traduisent. Il remarque alors que la
théorie aspire peut-être à une pureté dont l’expérience peut se passer. Selon
lui, un problème intéressant est alors de comprendre dans quelle mesure
l’expérience peut se passer de la théorie et de quoi elle peut se passer plus
particulièrement 10. C’est dans cette dialectique entre la démarche pratique
et la réflexion théorique qu’Eco situe son discours.
Pour mieux comprendre son approche de la traduction dans Dire quasi
la stessa cosa et les problématiques soulevées, nous avons décidé de recons-
tituer la genèse de cet ouvrage dans l’œuvre et la pensée de son auteur et d’en
analyser certains contenus, notamment en ce qui concerne les aspects lin-
guistiques et culturels de la traduction littéraire.

L’interprétation du texte (-source)

Dans son introduction aux Esercizi di stile de Queneau, Eco s’interroge avec
pertinence en 1983 sur sa propre pratique de traducteur 11. Nous retiendrons
de cette introduction quelques remarques fort éclairantes :

8. Ibid., p. 26. Cf. R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction » [1959], in Essais de


linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 80 : « en règle générale, qui dit
synonymie ne dit pas équivalence complète », « l’équivalence dans la différence est le pro-
blème cardinal du langage et le principal objet de la linguistique ».
9. U. Eco, Dire quasi…, p. 18.
10. Ibid.
11. U. Eco, « Introduzione », in R. Queneau, Esercizi di stile, p. v-xix ; U. Eco, « La traduction
des Exercices de style de Raymond Queneau », in Échos d’Italie : nos contemporains les tra-
ducteurs, trad. fr. R. Rosi, G. Silingardi, Écritures, no 3-4, novembre 1992, p. 52-65 (nos
citations sont tirées de cette traduction).
40 Viviana Agostini-Ouafi

[…] aucun exercice de ce livre n’est purement linguistique, et aucun n’est


complètement étranger à une langue donnée. Dans la mesure où il n’est
pas seulement linguistique, chacun est lié à l’intertextualité et à l’histoire ;
dans la mesure où il est lié à la langue française, chacun est tributaire de
son génie. Dans les deux cas il faut, plutôt que traduire, recréer dans une
autre langue et en se référant à d’autres textes, à une autre société, et à un
autre moment historique 12.
Après avoir établi qu’être fidèle, pour un livre de ce genre, ne voulait
pas dire être littéral, Eco peut conclure :
Queneau a inventé un jeu et en a explicité les règles au cours d’une partie
jouée avec éclat en 1947. Fidélité signifiait en comprendre les règles, les res-
pecter, et puis jouer une nouvelle partie avec le même nombre de coups 13.
C’est en tant que sémioticien qu’il analyse le fonctionnement de cette œu-
vre, notamment au niveau rhétorique, et c’est en tant qu’écrivain (son roman
Le Nom de la rose a paru en 1980) qu’il s’engage avec bonheur dans le défi de
la réécriture. Son introduction métatraductive constitue donc la réflexion a
posteriori d’un praticien – doublé d’un théoricien du texte narratif et d’un
écrivain – qui se limite à expliquer une expérience de traduction, une démar-
che traduisante valable à ses yeux pour ce genre précis de texte.
Puis, alors que la traduction devient dans les années suivantes un do-
maine de recherche de plus en plus prisé par les linguistes, les sémioticiens,
les philosophes, les littéraires et les comparatistes, Eco et les autres sémio-
ticiens italiens restent complètement à l’écart des débats. Il faut attendre
1992 pour assister à un virage déterminant : dans sa page hebdomadaire de
l’Espresso, « La bustina di Minerva », Eco annonce à ses lecteurs que la tra-
duction est devenue l’un des thèmes fondamentaux des années 1990, un
sujet à la mode motivé par l’Esprit du Temps 14. À cet égard, il fait savoir
que l’université de Bologne s’apprête à créer un doctorat de traduction 15
et que l’association des sémioticiens italiens, l’Associazione Italiana Studi
Semiotici, a décidé d’organiser à Venise, vingt ans après sa fondation, son

12. U. Eco, « La traduction… », p. 63. C’est Eco qui souligne.


13. Ibid., p. 64.
14. U. Eco, « Traduttori, l’Europa del futuro ha bisogno di voi », L’Espresso, 11 novembre 1992,
p. 254. Avant cette date, Eco n’a consacré qu’une brève étude à la traduction : « Due pen-
sieri sulla traduzione », in Atti della Fiera Internazionale della Traduzione (Riccione, 19-21
décembre 1990), Forlì, Editrice Ateneo, 1992, p. 10-13.
15. Cf. U. Eco, Dire quasi…, p. 11, note 3 : son intérêt pour la traduction a été sollicité par les
études de Siri Nergaard qu’il a dirigées à l’université de Bologne (sa tesi di Laurea et sa
thèse de doctorat) et par deux anthologies publiées dans une collection dont il est le
directeur (cf. S. Nergaard, La teoria della traduzione nella storia, Milan, Bompiani, 1993 ;
id., Teorie contemporanee della traduzione, Milan, Bompiani, 1995).
La traduction d’après Umberto Eco… 41

premier colloque sur la traduction 16. Cette découverte tardive de la traduc-


tion chez les sémioticiens italiens, et chez Eco en particulier, est d’autant
plus étrange que le Porter Institute for Poetics and Semiotics de Tel-Aviv
joue un rôle fondamental, dès le début des années 1970, grâce à Itamar Even-
Zohar, puis à son élève Gideon Toury, dans la construction d’une théorie
sémiotique de la littérature, dite théorie du polysystème, faisant une large
place à la traduction 17. La revue de ces sémioticiens, Poetics Today, qui est
publiée aux États-Unis et qui compte dans son comité international même
Cesare Segre et Umberto Eco, a consacré plusieurs contributions à ce sujet à
partir des années 1970. Or, dans un numéro de 1981 18, dans la bibliographie
qui clôt son article « TT-oriented approach to translation », Toury signale
la contribution d’Even-Zohar au premier colloque de l’Association inter-
nationale des sémioticiens, à Milan, en 1974 : les actes de cette première ren-
contre sont publiés sous la direction, entre autres, d’Umberto Eco 19 !
On peut supposer que la sémiotique systémique et globalisante des
Israéliens n’intéressait pas dans les années 1970-1980 la sémiotique inter-
prétative d’Eco : l’approche systémique, dans le sillage à la fois des forma-
listes russes et de Pierre Bourdieu, visait la compréhension des rôles, des
valeurs et des positions que les textes assument, en tant que genres, dans
l’évolution du champ littéraire et prônait l’élaboration d’une histoire de la

16. Pour les actes du colloque AISS de Venise cf. Carte semiotiche, no 2, 1995. Paolo Fabbri,
l’un des élèves historiques d’Eco, n’est pas étranger à cet intérêt nouveau des sémioticiens
pour la traduction. Au début des années 1990, en tant que directeur du Centre culturel
italien de Paris, en collaboration avec le directeur du Centre culturel français de Rome, il
publie un recueil d’études sur la traduction : Dossier Tradurre-traduire, P. Fabbri, G. Mon-
saingeon (éd.), Mezzavoce, 1re année, no 1, juillet 1994.
17. Cf. I. Even-Zohar, « Le relazioni tra sistema primario e sistema secondario all’interno del
polisistema letterario », Strumenti critici, no 26, 1975, p. 71-79 : cette traduction pionnière,
parue dans la revue de Cesare Segre, est passée complètement inaperçue. Siri Nergaard la
cite dans la bibliographie finale de son anthologie de 1995 où paraissent trois études de
l’école de Tel-Aviv.
18. Semiotics Today, vol. 2, no 4, été / automne 1981, Theory of Translation and Intercultural
Relations, p. 25.
19. Cf. I. Even-Zohar, « The Textemic Status of Signs in a Literary Text and its Translation »,
in A Semiotic Landscape : Proceedings of the 1st Congress of the IASS (Milan, June 1974),
S. Chatman, U. Eco, J.M. Klinkenberg (éd.), La Haye, Mouton, 1979, p. 629-633. L’approche
TT-oriented, c’est-à-dire orientée vers le texte d’arrivée (Text Target signifiant texte cible),
s’impose en Italie à partir de la fin des années 1980, en prônant parfois le déni total du
texte-source au nom des conventions de la culture d’arrivée (cf. G. Garzone, « Sull’intrinseca
vaghezza della definizione di traduzione : prospettive traduttologiche e linguistiche », in
Esperienze del tradurre : aspetti teorici e applicativi, G. Garzone (éd.), Milan, Franco An-
geli, 2005, p. 57-63). Il s’agit de l’annexion / adaptation au cœur des débats des années
1980 en France (cf. J.-R. Ladmiral, « Sourciers et ciblistes », in La Traduction, J.-R. Lad-
miral (éd.), Revue d’esthétique, no 12, 1986, p. 33-41).
42 Viviana Agostini-Ouafi

littérature davantage tournée vers une sociologie de la réception, alors que


l’approche interprétative d’Eco était tournée (et elle le demeure) vers l’inten-
tio operis (l’intention du texte : les stratégies discursives effectivement ins-
crites par l’auteur dans le texte, de façon délibérée ou inconsciente) et vers
le lector in fabula. Mais l’approche systémique TT-oriented a trouvé tout de
suite en Hollande, puis en Belgique, en Angleterre, au Canada et aux États-
Unis, des chercheurs qui ont repris le flambeau tout en ouvrant d’autres
perspectives d’analyse 20. Le fondateur même de cette théorie, Even-Zohar,
a de plus en plus délaissé le champ littéraire pour s’intéresser aux produc-
tions culturelles qui font l’objet d’échanges internationaux, en allant ainsi
vers l’histoire de la culture et l’étude sociologique des phénomènes sémio-
tiques 21. Dans Dire quasi la stessa cosa, Eco émet un avis sans appel au sujet
de ces approches TT-oriented : lorsque les études de traduction se désinté-
ressent des problèmes linguistiques et culturels inhérents au texte-source,
pour ne privilégier que la culture d’accueil, elles se situent d’après lui hors
de la traductologie proprement dite et ne concernent que l’histoire de la
culture et la littérature comparée. Sans nier l’importance de ces enquêtes,
Eco déclare ne pas vouloir s’occuper de ces problématiques car ce qui l’in-
téresse c’est le passage du texte-source au texte-cible 22. De même, il prend
position vis-à-vis des approches des sémioticiens qui, en Italie, s’intéressent
dans la seconde moitié des années 1990 à la traduction intersémiotique et
tendent à élargir la définition de traduction aux processus d’adaptation : la
version cinématographique d’un roman demeure pour lui une opération
différente de la traduction interlinguistique et relevant du domaine sémio-
tique de la transmutation 23. Mais même lorsqu’il se penche sur cette problé-

20. Pour une étude des tendances TT-oriented encore aujourd’hui dominantes, cf. M. Ulrych,
« La traduzione nella cultura anglosassone contemporanea : tendenze e prospettive », in
Tradurre : un approccio multidisciplinare, M. Ulrych (éd.), Turin, UTET, 1997, p. 213-248 ;
G. Garzone, « Sull’intrinseca vaghezza… », p. 53-79.
21. Cf. les études d’I. Even-Zohar, « La formazione del repertorio culturale e il ruolo del
trasferimento », in La traduzione, S. Petrilli (éd.), Athanor, 10e année, no 2, 1999 / 2000,
p. 201-206 ; « Alcune risposte à Lambert et Pym », in Lo stesso altro, S. Petrilli (éd.), Athanor,
12e année, no 4, 2001, p. 182-186.
22. U. Eco, Dire quasi…, p. 170-171.
23. Ibid., p. 23. Cf. le chapitre consacré à cet aspect ibid., p. 315-344. D’où aussi chez Eco ce
souci de définir la traduction proprement dite par le principe de réversibilité (ibid.,
p. 58) : si B est la traduction de A, en traduisant à nouveau B dans la langue de A on
obtient un texte A2 ayant d’une certaine façon le même sens que le texte A1. Outre le lexi-
que et la syntaxe, la réversibilité peut concerner les modalités d’énonciation dues à un
usage spécifique de la ponctuation (ibid., p. 64). Si le texte-source est complexe, tel un
roman ou un poème, la réversibilité peut concerner plusieurs niveaux, à commencer par
le rythme (ibid., p. 68-69). Eco affirme même qu’une traduction doit être quantitative-
ment équivalente, en nombre de mots, au texte original (ibid., p. 263-264).
La traduction d’après Umberto Eco… 43

matique spécifique, Eco ramène son intérêt vers le texte-source et rappelle la


distinction qu’il a forgée dans Lector in fabula entre interprétation et usage
d’un texte 24.
À la différence du parcours sémiotique d’Even-Zohar, celui d’Eco n’a
pas évolué jusqu’à se dénaturer. Son approche des questions du texte en géné-
ral et de la littérature en particulier demeure, dans les années 1980-1990,
celle indiquée dans ses travaux des années 1970 : le Lecteur Modèle et l’Au-
teur Modèle sont toujours inscrits dans le texte en tant que stratégies dis-
cursives 25. C’est dans ces stratégies textuelles que le lecteur empirique doit
chercher l’intentio operis : « l’iniziativa del lettore consiste principalmente nel
fare una congettura sull’intenzione del testo » 26, « un testo rimane il parametro
con cui misurare l’accettabilità delle sue interpretazioni » 27. Dans ses confé-
rences américaines, Eco polémique à plusieurs reprises avec les critiques
readers-oriented qui, ne se souciant ni de l’intention de l’auteur ni de celle
du texte, en toute liberté expliquent ce même texte selon leurs propres para-
mètres d’interprétation, convaincus qu’il existe un champ infini de lectures
possibles 28. En revanche pour Eco,
decidere come funziona un testo significa decidere quale dei suoi vari aspetti
sia o possa diventare rilevante e pertinente al fine di una interpretazione coe-
rente, e quali rimangono marginali e incapaci di legittimare una lettura coe-
rente 29.
Cet attachement à l’autonomie du texte, lorsqu’on aborde les problè-
mes de la traduction, implique une attention accrue aux caractéristiques
textuelles de l’original et donc une analyse de la traduction pour l’essentiel
sémiotique, sémantique et pragmatique. On peut ainsi interpréter l’entrée
d’Eco dans l’arène traductologique comme une réaction critique aux idées
TT-oriented dominantes où le lecteur est toujours un récepteur empirique
très influent : lector extra fabulam dont, dans une vision sociologique de la
consommation culturelle, la demande supposée impose ses règles à l’offre.

24. Ibid., p. 340-341. Cf. U. Eco, Lector in fabula : le rôle du lecteur ou la coopération interpréta-
tive dans les textes narratifs [1979], trad. fr. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p. 232-233.
25. U. Eco, Lector in fabula…, p. 75-77 ; id., « Sovrainterpretare i testi », in Interpretazione e
sovrainterpretazione : un dibattito con Richard Rorty, Jonathan Culler e Christine Brooke-
Rose [1992], trad. it. S. Cavicchioli, Milan, Bompiani, 1995, p. 78-80. Ce dernier livre con-
tient les conférences d’Eco aux États-Unis en 1990 (Tanner Lectures de Cambridge), dont
les arguments ont déjà été présentés dans son ouvrage I limiti dell’interpretazione (Milan,
Bompiani, 1990), s’y ajoutent les textes d’autres conférenciers et sa réplique finale.
26. U. Eco, « Sovrainterpretare… », p. 78.
27. U. Eco, « Replica », in Interpretazione e sovrainterpretazione…, p. 170.
28. U. Eco, « Interpretazione e storia », ibid., p. 33-35, 50-53.
29. U. Eco, « Replica », p. 175.
44 Viviana Agostini-Ouafi

Il en découle que le texte-source prend, dans cette théorie, une position


secondaire car le lecteur-traducteur interprète et réécrit ce texte pour son
public d’arrivée et c’est le texte-cible qui compte le plus au vu de l’histoire
littéraire du pays d’accueil : toute théorie de la description de la traduction
doit donc partir de l’hypothèse que « le traduzioni siano fatti appartenenti
a un solo sistema : il sistema di arrivo (target system) » 30. Dans ce cadre théo-
rique, l’existence de fait du texte-source n’est plus la condition nécessaire
et suffisante pour définir la traduction car il suffit de supposer que le texte
original existe indépendamment de son existence véritable :
L’unica via praticabile pare essere quella di procedere dall’assunto che, al fine
di una ricerca descrittiva, per traduzione si debba intendere ogni enunciato
nella lingua di arrivo che in quella stessa cultura venga presentato o ritenuto
come una traduzione sulla base di un qualsiasi plausibile fondamento 31.

Face à ces nouvelles tendances, on comprend mieux pourquoi, dans


son intervention de 1992, Eco souligne que « da San Gerolamo ad oggi, non
abbiamo ancora idee chiare su cosa voglia dire tradurre » 32. Après avoir tourné
en ridicule la traduction mot à mot faite à l’aide d’un simple dictionnaire
– critique que dans l’incipit de Dire quasi la stessa cosa il élargira aux logi-
ciels de traduction automatique disponibles sur Internet 33 – Eco affirme
que traduire a certainement affaire aux mots mais aussi aux contextes, et il
ajoute : « per esempio oggi si discute molto se una traduzione debba essere orien-
tata alla fonte [source] o alla destinazione [cible / target] » 34. Il nous propose
alors un exemple hypothétique où le traducteur serait obligé de présenter
une certaine Mary comme une jeune fille ayant l’habitude de fréquenter via
Montenapoleone, définition où la référence toponymique est connotée au
plan sociologique et culturel. Que devrait faire le traducteur de cette rue
chic de Milan ? Eco ne propose pas une solution univoque et rassurante,
confectionnée a priori par une idéologie traduisante, mais il analyse atten-
tivement la valeur sémantique précise de cette information toponymique

30. G. Toury, « Analisi descrittiva della traduzione » [1980], in S. Nergaard, Teorie contempo-
ranee…, p. 187. C’est Toury qui souligne. Cf. ibid., p. 186.
31. Ibid., p. 188. C’est dans une deuxième phase, lors de l’étude descriptive de la traduction
(cf. ibid., p. 195), que le texte-source est véritablement pris en compte mais il ne s’agit
plus, étant donné les présupposés ciblistes de cette démarche, que d’une simple analyse
linguistique, comparative ou contrastive : « La ricostruzione avviene infatti sempre attra-
verso un confronto tra i due testi di partenza e di arrivo piuttosto che sulla base dell’analisi
del solo testo di partenza » (ibid., p. 204. C’est Toury qui souligne).
32. U. Eco, « Traduttori, l’Europa… », p. 254.
33. U. Eco, Dire quasi…, p. 25-35 (« I sinonimi di Altavista »).
34. U. Eco, « Traduttori, l’Europa… », p. 254.
La traduction d’après Umberto Eco… 45

dans l’économie du texte car ce n’est que dans le fonctionnement du texte


que l’on trouvera d’après lui la réponse :
Se questa frase appare in un racconto su Milano il traduttore dovrà sfor-
zarsi di far capire al lettore inglese o cinese che cosa vuol dire – a Milano –
andare in via Montenapoleone. Ma supponiamo che io abbia scritto così
tanto per far capire ai lettori italiani che tipo è questa Mary, che magari vive
in un altro paese. Mi pare legittimo che il traduttore americano scriva che
Mary si trovava più a suo agio a Madison Avenue […]. Se il mio racconto
era un’opera d’arte, il traduttore ha certo cambiato il testo-fonte, non ha
tradotto ma interpretato, si è preoccupato del destinatario. Ma se lo stesso
traduttore avesse dovuto rendere « Quel ramo del lago di Como » non avrebbe
potuto scrivere « Quel ramo del Loch Ness », anche se traduceva per gli
inglesi. In quel caso la traduzione doveva esssere orientata alla fonte 35.

La démonstration d’Eco tient ici non pas à la nature du destinataire,


fût-il chinois ou anglais, mais à la nature du texte car « un texte est un arti-
fice syntaxico-sémantico-pragmatique dont l’interprétation prévue fait
partie de son propre projet génératif » 36. Cette définition du texte narratif
– comme artifice prévoyant sa propre interprétation et, par conséquent, sa
loi de traduction – n’est pas du tout en contradiction avec l’affirmation de
Walter Benjamin qu’« à un degré quelconque, toutes les grandes écritures,
mais au plus haut point l’Écriture sainte, contiennent entre les lignes leur
traduction virtuelle » 37. Chez Eco néanmoins les écritures ne sont ni gran-
des ni petites, ni profanes ni sacrées : sa théorie du texte doit expliquer le
fonctionnement de tous les textes narratifs écrits, qu’ils aient ou pas une
dimension religieuse ou une valeur esthétique. Sa conception de l’écriture
est profondément laïque et démocratique : Cendrillon, James Bond, Renzo
Tramaglino et Noé sont tous à ses yeux des personnages de textes narratifs 38.
Sa théorie du texte n’est donc pas susceptible de faire rêver les critiques de
la traduction fascinés par l’ineffable de l’art et les mystères insondables du
sacré 39.

35. Ibid. C’est nous qui soulignons.


36. U. Eco, Lector in fabula…, p. 84.
37. W. Benjamin, « La tâche du traducteur » [1923], in Mythe et Violence, trad. fr. M. de Gan-
dillac, Paris, Denöel, 1971, p. 275.
38. Cf. à ce sujet les remarques d’Eco sur la paralittérature et sur sa tentative de traduction en
italien du Comte de Monte-Cristo (Dire quasi…, p. 118-125).
39. Luciano Curreri reproche par exemple à Eco de ne pas caractériser son discours sur la tra-
duction par « une certaine tension utopique » présente en revanche chez Calvino (« Pensieri
sulla critica della traduzione e sulla sua ricezione », Palazzo Sanvitale, no 15-16, 2005, p. 183).
Derrière des conceptions différentes de la traduction, il y a toujours des conceptions dif-
férentes de la littérature et, partant, du langage (cf. G. Steiner, Après Babel : une poétique du
46 Viviana Agostini-Ouafi

En 1992, Eco nous dit donc que, pour bien traduire, il faut bien com-
prendre le fonctionnement du texte-source. On retrouvera cette affirmation
forte dans la première page de Dire quasi la stessa cosa à propos de la locu-
tion idiomatique it’s raining cats and dogs 40 où il démontre qu’une solution
traductive ne peut pas être décidée a priori car il faut d’abord évaluer la fonc-
tion textuelle spécifique de cette structure figée : dans un roman anglais
traduit en italien on doit en principe opter pour l’équivalent piove a catinelle
ou piove come Dio la manda mais que doit-on faire s’il s’agit d’un roman de
science-fiction où des chats et des chiens tombent vraiment du ciel ? Que
faut-il faire encore si le personnage se rend chez son psychanalyste pour lui
raconter son obsession des chats et des chiens ? Que peut-on faire par ailleurs
si la locution concerne un roman italien où le personnage est un étudiant
d’anglais qui adore faire usage d’anglicismes ? Que se passerait-il enfin si on
devait traduire en anglais ce même roman italien ? La question n’est donc
pas d’orienter a priori la traduction vers le destinataire ou vers la langue-
culture source : c’est le texte lui-même, et non pas le lecteur empirique, qui
détermine les choix traductifs.
Eco traite d’abord cette problématique dans son ouvrage de 1993 La
Ricerca della lingua perfetta 41, où il consacre à la traduction les dernières
pages du dernier chapitre : on lui saura gré d’avoir enfin remis le récit de la
Tour de Babel dans le contexte textuel de la Genèse 42 – ce qui modifie l’in-
terprétation courante de ce mythe biblique et démonte aussi le discours de
Jacques Derrida lecteur de Walter Benjamin 43 – et d’avoir rappelé, avec son
habituelle touche d’ironie, qu’après le désarroi provoqué par cette confusion
des langues, un deuxième récit sacré, celui de la Pentecôte, vient apporter
une lueur d’espoir : « [les apôtres] auraient donc reçu le don, sinon de la
xenoglossie (c’est-à-dire du polyglottisme), au moins d’un service mystique

40. dire et de la traduction [1975], trad. fr. L. Lotringer, Paris, Albin Michel, 1978, p. 262). Eco
par ailleurs corrige Steiner en remplaçant la théorie du langage sous-jacente à toute idée
de la traduction par une sémiotique, la sienne évidemment (cf. Dire quasi…, p. 232).
40. U. Eco, Dire quasi…, p. 9-10.
41. Nous citerons dans l’édition française : U. Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la
culture européenne, trad. fr. J.-P. Manganaro, Paris, Seuil, 1994.
42. Ibid., p. 22-24.
43. Cf. J. Derrida, « Des tours de Babel » [1985], in Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée,
1987, p. 203-235. À ce sujet, nous partageons cette affirmation de Segre : « Quello che fanno
troppo spesso i critici, non solo i decostruzionisti, è di creare discorsi su discorsi su discorsi,
senza quel continuo ritorno al testo che dovrebbe essere il primo comandamento del critico »
(C. Segre, « Critica e testualità », in Ritorno alla critica, p. 98). Or, si dans la Genèse 11, il
est question de la Tour de Babel, dans la Genèse 10 il est déjà question de la dispersion des
descendants de Noé selon leurs familles, leurs langues et leurs nations : la pluralité des lan-
gues précède donc l’écroulement de la tour (U. Eco, La Recherche de la langue…, p. 23-24).
La traduction d’après Umberto Eco… 47

de traduction simultanée » 44. On peut en revanche reprocher à Eco d’attri-


buer à Benjamin la priorité de l’intuition que le problème de la traduction
puisse présumer une langue parfaite, le pur langage 45 : en effet, si Benjamin
publie sa célèbre « Tâche du traducteur » en 1923 46, Giovanni Gentile, lui,
s’exprime exactement sur les mêmes sujets en 1920 47, en théorisant l’exis-
tence d’une langue unique, universelle, qui rend possible la traduction 48.
Son intervention, qui déclenche la réponse pleine de lieux communs de
Benedetto Croce 49, constitue l’un des moments les plus remarquables de la
réflexion sur la traduction au xxe siècle en Italie mais, nous en convenons,
un philosophe marxiste allemand d’origine juive victime de la barbarie
nazie, malgré son penchant mystique, suscite notre estime et notre sympa-
thie alors que le philosophe idéaliste italien, exécuté sur le pas de sa porte
à la libération de Florence par des résistants, continue de payer pour son
engagement d’intellectuel dans le camp fasciste. Pourtant, en 1920, Gentile
ne peut pas s’exprimer sur la traduction en général et sur la traduction esthé-
tique en particulier en tant que fasciste, il le fait en tant que penseur sûr et
original : son approche philosophique, l’actualisme, l’amène à affirmer dans
le sillage de Wilhelm von Humboldt : « la forme n’est autre que le contenu
arraché à sa staticité » 50 et à souligner, bien avant Martin Heiddeger et Hans-
Georg Gadamer, que, même à l’intérieur de sa propre langue, pour com-
prendre un texte ou exprimer sa pensée, on doit toujours interpréter, donc
traduire 51.
La langue parfaite, soit-elle pure ou unique, dont parle Eco dans cet
ouvrage de 1993 pourrait être ce tertium comparationis dont le puissant méta-
langage serait capable de convertir l’expression d’une langue A dans celle

44. U. Eco, La Recherche de la langue…, p. 396.


45. Ibid., p. 389-390.
46. W. Benjamin, « La tâche du traducteur », p. 261-275.
47. G. Gentile, « Il torto e il diritto delle traduzioni », in Frammenti di estetica e letteratura,
Lanciano, Carabba, 1920 ; nous citons du texte traduit en français et présenté par C. Alunni :
« Du tort et du droit des traductions », Le Cahier du Collège international de philosophie,
no 6, octobre 1988, p. 13-20.
48. Ibid., p. 17-19.
49. B. Croce, « Possibilità e impossibilità delle traduzioni » [1920], in Conversazioni critiche,
vol. 4, Bari, Laterza, 1951, p. 308-309.
50. G. Gentile, « Du tort et du droit… », p. 15.
51. Ibid., p. 18. À la relation entre interprétation et traduction, Eco consacre, en partant de
Roman Jakobson et de Charles S. Peirce, un chapitre fondamental de Dire quasi… (p. 225-
253) où il démontre la non-identité de ces deux phénomènes et la priorité du premier sur
le deuxième. En effet, si une traduction est toujours une interprétation, Eco tient à souli-
gner tout le long de son ouvrage qu’une interprétation n’est pas toujours une traduction
(ibid., p. 87, 229) et que, pour traduire, il faut d’abord interpréter le texte (ibid., p. 230).
48 Viviana Agostini-Ouafi

d’une langue B. Mais ceci présuppose que l’on tienne compte de l’existence
du texte-source et de la nécessité d’un transfert de l’expression linguistique
originaire dans un texte d’arrivée. À ce sujet, Eco remarque :
L’on pourrait échapper à ses inconvénients en supposant, comme le font
certains courants récents, que la traduction est un fait purement interne
à la langue de destination ; c’est pourquoi cette dernière doit résoudre en
son sein, et en fonction du contexte, les problèmes sémantiques et syn-
taxiques posés par le texte originaire. Nous sommes ainsi en dehors de la
problématique des langues parfaites, parce qu’il s’agit de comprendre des
expressions produites selon le génie d’une langue-source et d’inventer une
paraphrase « satisfaisante » (mais en fonction de quels critères ?), en res-
pectant le génie de la langue de destination 52.
Nous trouvons à nouveau cette réflexion, presque inchangée, dans
l’étude qu’Eco publie dans l’anthologie de Siri Nergaard en 1995 53. Qu’il
s’agisse du titre, « Riflessioni teorico-pratiche sulla traduzione », ou des pro-
blématiques traitées, on s’approche ici de Dire quasi la stessa cosa. L’affirma-
tion de l’incipit, par exemple, sera reprise dans l’introduction 54 : pour parler
de problèmes théoriques de la traduction, il est nécessaire aussi d’avoir une
connaissance passive ou active de cette pratique 55 ; en ce qui concerne Eco,
ses réflexions seront liées à son expérience d’auteur traduit qui suit le tra-
vail de ses traducteurs. Or, de ce point de vue, son souci premier en tant que
romancier est celui de la fidélité :
Capisco che questo termine possa parere desueto di fronte a proposte critiche
per cui, in una traduzione, conta solo il risultato che si realizza nel testo e
nella lingua d’arrivo – e per di più in un momento storico determinato, in
cui si tenti di attualizzare un testo concepito in altre epoche. Ma il concetto
di fedeltà ha a che fare con la persuasione che la traduzione sia una delle
forme dell’interpretazione (come il riassunto, la parafrasi, la valutazione
critica, la lettura ad alta voce di un testo scritto) e che l’interpretazione debba
sempre mirare, sia pure partendo dalla sensibilità e dalla cultura del lettore,
a ritrovare non dico l’intenzione dell’autore, ma l’intenzione del testo, quello
che il testo dice o suggerisce in rapporto alla lingua in cui è espresso e al con-
testo culturale in cui è nato 56.
La réflexion d’Eco est si libre de préjugés et d’autocensure qu’il peut se
permettre de revendiquer, à contre-courant, l’usage d’un terme, « fidélité »,

52. U. Eco, La Recherche de la langue…, p. 391-392.


53. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche sulla traduzione », in Teorie contemporanee…, p. 137.
54. U. Eco, Dire quasi…, p. 12-15.
55. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 121-122.
56. Ibid., p. 123.
La traduction d’après Umberto Eco… 49

banni des études contemporaines sur la traduction. D’après lui, le concept


que ce mot véhicule est lié à son idée que la traduction est toujours l’une
des formes de l’interprétation et que, même en partant de la sensibilité et
de la culture du lecteur d’arrivée, la traduction doit viser à retrouver, sinon
l’intention de l’auteur, au moins l’intention du texte-source, ce que ce texte
dit ou suggère par rapport à la langue qui l’exprime et au contexte culturel
qui l’a vu naître 57. Puis Eco se pose la question de savoir si une traduction
doit être source ou target oriented, pour conclure :
ritengo che non si possa elaborare una regola, ma usare i due criteri alterna-
tivamente, in modo flessibile, a seconda dei problemi posti dal testo a cui ci
si trova di fronte 58.

Cette position pragmatique et sémiotique, qui nie toute démarche


dogmatique établie a priori et toute justification déterministe a posteriori,
ne peut que déranger les théoriciens de la traduction car, en définitive, elle
affirme que c’est le corpus textuel source qui détermine, au cas par cas, dans
sa relation dialectique avec la langue-culture d’arrivée, la démarche de tra-
duction à suivre 59. Le corpus est en général jugé par les théoriciens un fait
secondaire mais exemplaire, alors qu’en vérité il ne représente que lui-même :
ce n’est que le corpus qui peut confirmer ou désavouer le bien-fondé des
critères théoriques choisis. Chez Eco, la richesse et la variété du corpus ana-
lysé mettent délibérément en échec toute approche normative et prescrip-
tive de la traduction. Il cite le cas de Joyce qui traduit lui-même en italien
son œuvre, Anna Livia Plurabelle, en s’éloignant complètement des sonori-
tés et de l’univers linguistique du texte anglais, et il souligne que c’est juste-
ment cette adaptation / annexion qui met en évidence le principe constitutif
du texte original : l’agglutination lexicale, le mot-valise. Il raconte avoir
signalé à ses traducteurs qu’une référence intertextuelle au poème L’Infini
de Leopardi dans le Pendolo di Foucault avait une valeur symbolique en tant
qu’indice de citation littéraire, et qu’il fallait faire comprendre aux lecteurs
cette fonction remplie par la citation dans l’économie du texte : il les a donc
invités à remplacer la référence à Leopardi par d’autres allusions intertex-
tuelles, aisément identifiables dans les littératures d’arrivée 60. Mais il affirme

57. Cf. aussi U. Eco, Dire quasi…, p. 16.


58. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 125.
59. Dans Dire quasi… (p. 235-236), Eco ira jusqu’à refuser de donner une nouvelle typologie
de la traduction « per non rischiare d’ingabbiare in tipi definiti una attività che, proprio per-
ché procede per continue negoziazioni, testo per testo (e parte di un testo per parte di un
testo), si dispone lungo un continuum di equivalenze, reversibilità o fedeltà che dir si voglia ».
60. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 125-130. Cf. Dire quasi…, p. 151.
50 Viviana Agostini-Ouafi

aussi que dans d’autres cas l’adaptation n’est pas possible et donne l’exemple
de l’incipit de Guerre et Paix où les aristocrates russes parlent français. Dans
la traduction française de ce passage, l’opposition entre langue française et
langue russe disparaît : il faudrait faire parler les aristocrates en anglais mais
ce choix trahirait, selon Eco, le sens du texte original qui évoque une société
russe aux élites francophones en conflit justement avec la France 61. La ques-
tion du sens du texte à traduire est ainsi posée : source ou target-oriented,
une traduction doit véhiculer « se non tutto il senso almeno gran parte del
senso » 62.
Eco montre par quelques exemples très simples que la notion de con-
tenu d’un énoncé A n’est équivalente à celle d’un énoncé B que dans le cas
d’énoncés dépourvus d’ambiguïté (sans figures rhétoriques, par exemple)
et d’autoréflexivité (sans le jeu sur le signifiant caractérisant les valeurs pho-
nétiques ou prosodiques). Autrement dit, la notion de contenu proposi-
tionnel s’applique à la dénotation mais pas à la connotation : le sens de la
citation de L’Infini de Leopardi n’a rien à voir avec la haie évoquée par le
personnage du roman. Sa véritable signification est : ce personnage est inca-
pable d’apercevoir la nature sans l’aide de la médiation littéraire 63. Une tra-
duction satisfaisante doit donc, pour Eco, rendre le sens du texte original,
c’est-à-dire sauvegarder suffisamment le sens et éventuellement l’élargir
sans le contredire ; mais, pour ce faire, il ne faut pas oublier que traduire
signifie interpréter, et qu’interpréter veut dire aussi parier que le sens que
nous reconnaissons dans un texte, sans qu’il rencontre des contradictions
« co-textuelles » évidentes, c’est le sens de ce texte 64. Il souligne aussi, en refu-
sant ainsi toute tendance métaphysique, que le sens n’est à chercher dans
aucun langage pur situé dans un « no language’s land » 65. Chaque décision
est prise par rapport au contexte mais comprendre un contexte est un acte
herméneutique et un acte herméneutique implique un cercle : on parie en
faisant une hypothèse sur un tout que chaque partie du texte doit confir-
mer et on ne peut comprendre chaque partie du texte sans avoir émis une
hypothèse interprétative globale 66. Même s’il n’y a pas une règle précise pour
établir les raisons de la fidélité d’une traduction, la fidélité doit demeurer

61. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 132. Cf. Dire quasi…, p. 169 où il ajoute : « dei
francofoni mi hanno assicurato che si sente che il francese di quei personaggi (forse per colpa
dello stesso Tolstoj) è un francese chiaramente parlato da stranieri ».
62. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 134.
63. Ibid., p. 136.
64. Ibid., p. 138.
65. Ibid. Dans Dire quasi… (notamment p. 154-156), Eco approfondira la problématique sur
la traduction des actes de référence et la question du sens profond d’un texte.
66. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 139.
La traduction d’après Umberto Eco… 51

dans l’évaluation d’une traduction un principe indiscutable : les critères de


fidélité peuvent changer à l’intérieur d’une culture donnée selon les épo-
ques mais ce principe doit caractériser de façon cohérente le tissu textuel
de la traduction 67.

La substance de l’expression à valeur esthétique

Quant à la poésie, en reprenant la distinction de Hjelmselev entre les deux


plans de l’expression et du contenu (chacun à son tour partagé en forme et
substance), Eco remarque que la traduction poétique pose plus de problè-
mes car l’expression y semble plus déterminante que le contenu et souvent
la substance de l’expression plus importante que la forme de l’expression,
comme c’est le cas pour la synesthésie et le symbolisme phonique 68. En pre-
nant comme exemple A Silvia de Leopardi, Eco souligne néanmoins que
même un poème peut avoir un contenu pertinent : en effet, comme dans
tout texte narratif, il y a ici une histoire (fabula) et un récit (intreccio), mais
le charme du poème est dû notamment à sa manifestation discursive (dis-
corso). Or, pour que la traduction de ce poème puisse être considérée comme
adéquate, il faut aussi en respecter l’histoire et le récit 69. Dans la poésie le
mètre et la rime comptent beaucoup mais il peut y avoir des traductions
qui, par souci de la substance de l’expression, perdent des images haute-
ment poétiques au niveau du contenu. Pour Eco donc, même en poésie, il
ne faut pas négliger le plan du contenu lorsque celui-ci a une valeur poéti-
que importante. Il développe alors un exemple que l’on trouve aussi dans
Dire quasi la stessa cosa : The Love Song of J. Alfred Prufrock d’Eliot et, après
avoir analysé le fonctionnement de ce texte poétique, quelques variantes
de traduction italiennes et même proposé une tentative de traduction en
vers rimés, il arrive à la conclusion que la traduction en vers libres sans rime
était la seule possible : « la fedeltà alla desolazione eliotiana imponeva di non
ricorrere a rime che nel contesto italiano sarebbero apparse consolatorie » 70.

67. Ibid.
68. Le modèle hjelmslevien est développé dans Dire quasi… (p. 39-41, 48-56) et constamment
appliqué dans les analyses de traduction. Pour Eco (cf. aussi La Recherche de la langue…,
p. 35-39) la forme de l’expression d’une langue naturelle donnée est constituée par son
système phonologique, son répertoire lexical, ses règles syntaxiques mais l’actualisation
de cette forme par le locuteur ou le scripteur ne peut se réaliser que dans la substance de
l’expression. De même, la forme du contenu est constituée par tout ce qui peut être dit ou
pensé dans une langue naturelle et sa substance est le sens des énoncés singuliers que le
locuteur produit effectivement.
69. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 145.
70. Ibid., p. 141. Cf. Dire quasi…, p. 270-275.
52 Viviana Agostini-Ouafi

Cette traduction est d’après lui acceptable parce que, entre autres, elle s’in-
sère dans une tradition traductive italienne où les textes anglais canoni-
ques ont été toujours rendus par des versions en prose 71. Toutefois, certai-
nes caractéristiques de ce texte d’Eliot – indépendamment de la culture
d’accueil – peuvent également motiver un tel choix de traduction.
Dans Dire quasi la stessa cosa, dans le sillage de Hjelmselev, Eco affirme
qu’il existe plusieurs niveaux de la substance de l’expression et que, d’après
les développements de la sémiotique textuelle, la plupart de ces niveaux
sont considérés comme nettement étrangers au système linguistique 72. Pour
étayer son discours il propose l’exemple : « Passe-moi le sel » où l’intonation
du locuteur relève de phénomènes suprasegmentaux qui n’ont pas directe-
ment affaire au système de la langue et il range dans ce même lot la métrique,
la rime, les effets phonosymboliques, rythmiques et stylistiques. Il affirme
entre autres que la métrique est étrangère au système linguistique car l’hen-
décasyllabe peut être utilisé dans des langues autres que l’italien 73. Eco prête
à ces phénomènes une attention particulière, comme le démontre son ana-
lyse des réitérations phoniques de la voyelle /i/ et de l’anagramme Silvia /
salivi dans A Silvia, et il conclut en soulignant que, dans un texte à finalité
esthétique, se tissent des relations subtiles entre les différents niveaux de
l’expression et du contenu : le traducteur doit alors reconnaître ces niveaux,
transposer l’un ou l’autre (ou tous, ou aucun) et, quand cela est possible,
les mettre en relation comme ils étaient dans le texte de départ 74.
En citant Leonardo Bruni, qui demande au traducteur de faire con-
fiance à son oreille pour reproduire le rythme du texte-source, Eco sou-
ligne l’importance du rythme même dans des textes en prose comme son
Nom de la rose ou Sylvie de Nerval et il analyse, pour ce dernier ouvrage,
quatre variantes de traduction, dont la sienne 75. Si, en règle générale, d’après
Eco la rime et le rythme sont dans le discours prosaïque des accidents invo-
lontaires, « indesiderati », ce n’est pas le cas chez Nerval où l’effet rythmi-
que est délibérément recherché par l’auteur : le respect de cet effet textuel
est alors plus important que la fidélité littérale au contenu propositionnel 76.
Surtout dans les textes à finalité esthétique, l’équivalence sémantique dépasse

71. Cf. Dire quasi…, p. 273-274 où Eco reprend cette conclusion pour y développer, en se réfé-
rant à Itamar Even-Zohar, à Antoine Berman et à Patrick Catrysse, la notion d’« horizon
du traducteur ».
72. Ibid., p. 53, note 11.
73. Ibid., p. 54, 257 : il affirme même que l’on peut produire des hendécasyllabes dans une lan-
gue inventée.
74. Ibid., p. 55-56.
75. Ibid., p. 68-78.
76. Ibid., p. 72.
La traduction d’après Umberto Eco… 53

le niveau dénotatif de la substance linguistique : il faudra donc parler d’une


équivalence fonctionnelle soumise au but dominant proposé par le texte-
source. La skopos theory ne ferait alors que confirmer la thèse traductolo-
gique générale d’Eco : l’effet principal que poursuit le texte original doit
être reproduit par le traducteur car c’est cet effet qui constitue l’intentio
operis 77.
En étudiant de plus près le statut de la substance de l’expression dans
les textes poétiques, Eco souligne avec Ludwig Wittgenstein que l’effet es-
thétique n’est pas seulement la réponse émotive, physiologique, du lecteur
empirique mais aussi la compréhension des causes qui provoquent cet effet :
autrement dit, l’appréciation esthétique ne se réduit pas à la réaction psy-
chologique du récepteur mais englobe le repérage dynamique chez ce dernier
des stratégies textuelles engendrant cette réaction 78. Lors de son interpré-
tation critique du texte, le traducteur doit donc savoir reconnaître les stra-
tégies stylistiques mises en œuvre aux différents niveaux de la substance du
contenu et de l’expression, là où se manifeste ce que Jakobson appelle l’auto-
réflexivité du langage poétique.
Ces stratégies échappent pour Eco au simple domaine de la langue : il
s’agit de « phénomènes extralinguistiques » qui doivent être considérés plus
généralement d’un point de vue sémiotique 79. D’après lui, en effet, « certi
testi basano il loro effetto su caratteristiche ritmiche che pertengono alla sos-
tanza extralinguistica e sono indipendenti dalla struttura della lingua » 80.
Même si sa définition de substance « extralinguistique » ne peut que nous
laisser insatisfaits, Eco ose ici se pencher en sémioticien sur l’épineuse ques-
tion de la littérarité, c’est-à-dire sur ce qui est censé donner à un texte sa
valeur esthétique. Sa prise de position a du moins le mérite de poser encore
une fois une question essentielle mais considérée comme inactuelle : pour
définir d’une façon satisfaisante soit le processus transformant un texte ori-
ginal en sa traduction soit le fonctionnement spécifique du texte littéraire,

77. Ibid., p. 80.


78. Ibid., p. 292-293.
79. Ibid., p. 257.
80. Ibid., p. 265-266. Dans Langue et Techniques poétiques à l’époque romane (Paris, Klinck-
sieck, 1963, p. 47), Paul Zumthor considère en revanche comme un postulat qu’« une poé-
tique tient sa nature de la langue à laquelle elle s’applique » : la fonction poétique est donc
pour lui « totalement conditionnée, dans son exercice, par les structures de la langue » (c’est
Zumthor qui souligne). Comme le rappelle également G.L. Beccaria (« L’unità melodica
nella prosa italiana », Archivio glottologico italiano, no 44, 1959, p. 101-141), la continuité
mélodique reliant des écrivains d’époques différentes est due à certaines caractéristiques
du système phonologique italien, demeuré fondamentalement inchangé depuis ses origi-
nes, et au modèle illustre de la littérature du xive siècle.
54 Viviana Agostini-Ouafi

il faut dépasser les apories de la linguistique. Cela signifie, chez Eco, remet-
tre indirectement en question, au nom de sa sémiotique interprétative, la
conception dualiste, rigide et réductrice du signe linguistique. D’après lui,
dans un texte à valeur esthétique, l’expression et le contenu sont fortement
entremêlés et la pertinence de la substance « extralinguistique » est incon-
testable : le continuum expressif est en fait dans ce cas toujours ultérieure-
ment segmenté 81.
Il reste à savoir comment on peut situer cette segmentation hors de la
langue si c’est le principe même du discontinu qui fonde la conception scien-
tifique de la langue 82. Depuis toujours la traduction littéraire semble arriver
à se passer, tant bien que mal, de cette contradiction pratique-théorique
inscrite dans la nature même de l’écriture.

Viviana Agostini-Ouafi
Université de Caen Basse-Normandie

81. U. Eco, Dire quasi…, p. 296.


82. Cf. L.-J. Calvet, Essais de linguistique : la langue est-elle une invention des linguistes ?, Paris,
Plon, 2004.
LE SALTO MORTALE DE TRADUIRE :
ÉLÉMENTS CULTURELS ET PSYCHO-LINGUISTIQUES
DE THÉORIE DE LA TRADUCTION 1

Résumé : Cette étude fait d’abord le point sur quelques couples traductologiques
célèbres, dont notamment sourciers / ciblistes, littéralisme / naturalisation, pour
en mettre en évidence les enjeux épistémologiques et culturels fondamentaux. Par
ailleurs, on y part du constat que le traducteur – indépendamment du champ d’ap-
plication spécifique de sa pratique traduisante et de son approche traductologique
(qu’elle soit, selon les définitions ici même proposées : prescriptive, descriptive, pro-
ductive ou inductive) – est toujours obligé d’interpréter son texte-source en lui
inventant un style-cible. Les problèmes spécifiques mais exemplaires de la traduc-
tion littéraire sont alors ramenés dans cette étude aux problématiques générales de
la théorie de la traduction. C’est pourquoi on y développe en particulier les aspects
psycho-linguistiques de la traduction, les processus caractérisant l’acte même du
traduire. Ce n’est donc pas le produit a posteriori, mais la subjectivité du traduc-
teur qui est ici pour l’essentiel prise en compte. Le salto mortale, à savoir le proces-
sus de « déverbalisation » qui conduit du texte-source au texte-cible, de la lecture à
la réécriture, se passe en effet dans la tête du traducteur. C’est donc dans cette « boîte
noire » insaisissable et humaine que l’approche psycho-linguistique de la traduc-
tion, parallèlement aux sciences cognitives, entend faire la lumière.

Riassunto : Questo contributo fa dapprima il punto su alcune coppie traduttologiche


celebri, in particolare sourciers / ciblistes, letteralismo / naturalizzazione, per metterne
in evidenza le questioni epistemologiche e culturali fondamentali. Esso parte inoltre
dal constatare che il traduttore – a prescindere dallo specifico campo d’applicazione
della sua pratica traducente e dal suo approccio traduttologico (sia esso, secondo le
definizioni qui proposte : prescrittivo, descrittivo, produttivo o induttivo) – è sempre
costretto a interpretare il suo testo-source, inventandogli uno style-cible. I problemi
specifici ma esemplari della traduzione letteraria sono allora ricondotti in questo con-
tributo alle problematiche generali della teoria della traduzione. Per tale ragione, vi

1. Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une recherche d’ensemble et notamment dans
le prolongement de mon étude « Le “salto mortale de la déverbalisation” », in Processus et
cheminements en traduction et interprétation, H. Lee-Jahnke (éd.), Me ta, vol. 50, no 2, mars
2005, p. 473-487.

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 55-74


56 Jean-René Ladmiral

vengono particolarmente sviluppati gli aspetti psico-linguistici della traduzione, i pro-


cessi che caratterizzano l’atto stesso del tradurre. Non è dunque il prodotto a posteriori,
ma la soggettività del traduttore che è qui soprattutto considerata. Il salto mortale,
cioè il processo di « deverbalizzazione » che conduce dal testo-source al testo-cible,
dalla lettura alla riscrittura, avviene in effetti nella testa del traduttore. È dunque in
questa « scatola nera » inafferabile e umana che l’approccio psico-linguistico della tra-
duzione, parallelamente alle scienze cognitive, intende far luce.

Parmi les processus que met en œuvre la traduction, il se passe quelque


chose qu’il y aura lieu d’appeler une « déverbalisation ». Cela dit, ce concept
de déverbalisation fait problème. À d’aucuns, il « donne des boutons »,
comme à mon collègue et ami Jacky Martin 2. Pour un littéraire, et parti-
culièrement pour un littéraire de haut vol comme lui, on comprend que ce
concept soit irrecevable dans la mesure où ce qu’il paraît mettre en cause,
c’est la texture langagière qui fait la substance même de la littérature, tant
il est vrai qu’une œuvre littéraire est une œuvre d’art qui ne prend pour
matériau qu’elle travaille rien d’autre que le langage, dirai-je pour faire
écho à une formule devenue classique de Wolfgang Kayser (« Das sprach-
liche Kunstwerk ») 3. Pour un philosophe – comme moi ou plutôt, en l’occur-
rence, comme d’autres – il semble qu’il n’en aille pas autrement et qu’on en
revienne là tout simplement à la problématique traditionnelle des rapports
entre le langage et la pensée. En clair : existe-t-il une pensée avant le lan-
gage ? Existe-t-il une pensée sans le langage ? À quoi les Modernes inclinent
à répondre : non ! par opposition à la pensée classique, taxée d’idéalisme.
Plus concrètement, une des réserves qu’appellera le concept de déver-
balisation tient au fait qu’il est apparu dans le cadre de la « théorie inter-
prétative de la traduction » (TIT) qu’ont développée Danica Seleskovitch
et Marianne Lederer, au sein de l’École supérieure d’interprètes et de tra-
ducteurs (ÉSIT) de l’université de Paris III 4. Or il est indéniable que c’est
d’abord la traduction professionnelle que la théorie interprétative de la tra-
duction a pris pour champ d’étude et que, du coup, s’en trouvait écartée a
priori la traduction littéraire, et minimisée l’importance accordée aux signi-
fiants du langage. S’agissant en l’espèce d’un aspect tout à fait essentiel du
problème, on conçoit que pour ceux qui se sont assignés la traduction des
textes littéraires comme « terrain » de leur recherche traductologique, voire

2. Cf. L. Hewson, J. Martin, Redefining Translation : The Variational Approach, Londres – New
York, Routledge, 1999.
3. W. Kayser, Das sprachliche Kunstwerk : Eine Einführung in die Literaturwissenschaft, Berne,
Francke, 1948.
4. Cf. D. Seleskovitch, M. Lederer, Interpréter pour traduire, Paris, Didier Érudition (Traduc-
tologie ; no 1), 1984.
Le salto mortale de traduire… 57

de leur pratique traductive – comme c’est le cas d’un grand nombre de nos
collègues universitaires au sein des départements de langues vivantes (ou
anciennes) – il y ait là matière aux plus grandes réticences. Entre temps, il
est vrai qu’il a été décidé à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs
de Paris III de ne plus exclure la traduction littéraire et de la réintégrer dans
le champ des recherches menées dans la mouvance de la théorie interpré-
tative de la traduction 5.
Cela dit, la question n’est pas celle du champ d’application spécifique
de telle ou telle approche traductologique. Par exemple : je m’inscris réso-
lument en faux contre l’idée avancée par Antoine Berman que la traduc-
tion des œuvres (et donc notamment la traduction littéraire) relèverait
d’une théorie de la traduction littéraliste ou « sourcière » (pour reprendre
un de mes propres concepts) 6, alors que pour la traduction professionnelle
(c’est-à-dire, si l’on en croit le même Berman, la traduction de la « parole
creuse » 7 !) on pourrait se contenter d’une théorie « cibliste ». Pas plus, par
exemple, que la controverse qui nous a opposés (et aussi, en un sens, rap-
prochés), Henri Meschonnic et moi-même, ait tenu (comme il a semblé
vouloir le croire) au fait qu’il est traducteur de la Bible, où il décide de ne
voir que des textes poétiques, alors que je me suis adonné quant à moi à la
traduction des grands textes de la philosophie allemande 8. Si la théorie de
la traduction a quelque chance d’atteindre à la vérité (s’il lui revient un
Wahrheitsgehalt comme disent les philosophes allemands), elle doit rendre
compte de l’ensemble. Surtout : ce n’est pas au niveau du « langage-objet »
des différents domaines de la pratique traduisante que le problème se pose,
mais au niveau du métalangage épistémologique auquel renvoie la théorie
traductologique. Autant et plus qu’une discipline de savoir, apportant des
informations sur la réalité objective, la traductologie est une discipline de
réflexion ayant pour finalité principale de permettre la conceptualisation
d’une pratique, qui reste l’apanage de la subjectivité du traducteur et des
décisions qu’il lui faudra prendre.

5. Cf. l’ouvrage collectif, à paraître en trois volumes, à la mémoire de D. Seleskovitch, La Théo-


rie interprétative de la traduction, dont le premier tome a déjà été publié sous le titre : Genèse
et Développement, F. Israël, M. Lederer (éd.), Paris – Caen, Lettres modernes – Minard, 2005.
6. Cf. J.-R. Ladmiral, « Sourciers et ciblistes », in La Traduction, J.-R. Ladmiral (éd.), Revue
d’esthétique, no 12, 1986, p. 33-42. Les sourciers sont ceux qui traduisent (ou qui, du moins,
prétendent traduire) en mettant l’accent sur le signifiant, sur la langue, et, évidemment, sur
la langue-source. Les ciblistes, à l’opposé, mettent l’accent non pas sur le signifiant, ni même
sur le signifié, mais sur le sens du message, non pas sur la langue, mais sur la parole, c’est-à-
dire sur le discours, sur le texte, sur l’œuvre à traduire ; et il s’agit pour eux de mobiliser tous
les moyens propres dont dispose la langue-cible.
7. A. Berman, « L’essence platonicienne de la traduction », Revue d’esthétique, no 12, 1986, p. 65.
8. Cf. La Traduction, J.-R. Ladmiral, H. Meschonnic (éd.), Langue française, no 51, septembre 1981.
58 Jean-René Ladmiral

Il existe certains couples conceptuels désignant des dichotomies tra-


ductologiques dont la polarité scande toute l’histoire de la traduction : la
Lettre et l’Esprit (la Bible) 9, traduire ut orator ou ut interpres (Cicéron) 10,
verres transparents et verres colorés (Georges Mounin) 11, équivalence
dynamique et équivalence formelle (Eugene A. Nida) 12, mes sourciers et
mes ciblistes, et quelques autres encore. Une chose semble sûre : on ne par-
viendra pas à marier l’eau et l’huile ! Et ce, quand bien même on voudrait
se cantonner à une approche purement conceptuelle. Ainsi ne peut-on pas
être à la fois sourcier et cibliste, comme d’aucuns en font profession – sauf
à méconnaître entièrement la problématique de la Lettre en traduction et
à en revenir à la banalité d’un pur et simple truisme qui se contente de
prendre en compte ce fait d’évidence que la traduction opère la transfor-
mation d’un texte-source en un texte-cible. Cela dit, il est clair qu’il peut y
avoir des coïncidences ponctuelles, au sens où il arrive parfois, rarement,
qu’une traduction littérale se révèle tout compte fait parfaitement dissimi-
lée 13 ou « orthonymique » (comme dirait Marie-France Delport 14), c’est-
à-dire totalement adéquate à la langue-cible et, en même temps, exactement
fidèle aux effets induits par le texte-source. Autrement dit, pour reprendre
une formule que j’affectionne, je dirai que les sourciers n’ont jamais raison
– que pour des raisons ciblistes…
Dans Les Belles Infidèles, sans doute son meilleur livre sur la traduction,
Georges Mounin articule selon trois registres les deux termes de ce binôme

9. C’est Saint Paul qui, dans la seconde Épître aux Corinthiens (3, 6), affirme : « La Lettre en
effet tue, mais l’Esprit vivifie ».
10. Traduire comme un orateur (ut orator), c’est traduire comme un écrivain, puisqu’il y a
une sorte de synecdoque de l’histoire littéraire qui fait que, pour les Romains et pour les
Grecs, l’art oratoire était la Littérature. À l’opposé, traduire ut interpres, ce sera traduire
comme un pur et simple traducteur, de façon plus littérale.
11. Cf. G. Mounin, Les Belles Infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 109-157. On a longtemps
dû déplorer que ce livre fût épuisé : heureusement Michel Ballard l’a fait reparaître dans
sa collection « Étude de la traduction » aux Presses universitaires de Lille en 1994.
12. Cf. E.A. Nida, Toward a Science of Translating, Leyde, E.J. Brill, 1964.
13. La dissimilation me paraît représenter l’essence même de la traduction et elle se situe de
plain-pied avec le vécu de celui qui traduit : en ce sens, ce serait le théorème fondamental
de ma traductologie (cf. J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction [1979], Paris,
Gallimard (Tel ; no 246), 2002, p. 190, 218 et passim). En effet, paradoxalement, c’est dans
le même mouvement contradictoire que j’épouse au plus près l’Esprit du texte-source
dans le moment même où je le rends (dans la langue-cible) en m’éloignant résolument de
la Lettre de sa textualité.
14. Rappelons que, pour elle, ce concept a une valeur critique : cf. J.-C. Chevalier, M.-F. Delport,
Problèmes linguistiques de la traduction : l’horlogerie de Saint Jérôme, Paris, L’Harmattan,
1995. Je suis souvent en désaccord avec ces deux auteurs, qui sont des sourciers ; mais il est
vrai qu’il y a chez eux des analyses souvent si fines qu’il m’arrive d’être tenté de reconsi-
dérer mes positions ciblistes…
Le salto mortale de traduire… 59

que forment, d’une part, ses « verres colorés », c’est-à-dire mes sourciers et,
d’autre part, ses « verres transparents », c’est-à-dire mes ciblistes, à savoir :
l’étrangeté de la langue (la question étant de savoir si et comment il est pos-
sible de rendre un effet de langue, de la langue-source, dans la langue-cible) ;
l’odeur du siècle, c’est-à-dire la question du décalage historique (ou diachro-
nique) entre l’original et la traduction qui est envisagée ; et puis, bien sûr,
le décalage interculturel 15.
Il y aura donc lieu aussi de prendre en compte la question de l’altérité
de l’œuvre étrangère à traduire. En quoi réside-t-elle ? D’abord : j’entends
rappeler que, contrairement à un discours actuellement très répandu (et
qui, pour une part, relève de l’idéologie dominante du politically correct),
il conviendra de ne pas surestimer l’altérité culturelle du texte-source. Il
m’apparaît qu’il y a là une tentation de fuite, la tentation de fuir devant le
véritable problème, c’est-à-dire qu’on semble vouloir abdiquer sa liberté
de traducteur en renonçant à la subjectivité de son appréciation esthétique
et littéraire au profit d’une sorte d’objectivité cognitive ou savante plus ou
moins imaginaire ; à quoi viennent s’ajouter les surdéterminations idéolo-
giques inhérentes au littéralisme de ceux que j’ai appelés les sourciers 16.
J’insisterai d’autant plus sur la critique de cette dérive culturaliste que, par
ailleurs, il est indéniable que la traduction est quand même aussi un des
modes de la communication interculturelle 17.
Le fait d’acclimater, de naturaliser le texte-source serait pour certains
traductologues une façon de réduire l’altérité de l’œuvre étrangère. Au de-
meurant, j’aime bien ce terme de naturaliser pour le foisonnement séman-
tique inattendu dont il se trouve être porteur. Ce dont il s’agit ici, c’est bien
sûr qu’on entend rendre les choses naturelles et qu’en l’occurrence une tra-
duction se devrait d’être « aisée ». Cela dit, on rejoint là le sens politique et
institutionnel du terme : le texte-source, étranger, est une sorte d’immigré
qui va bénéficier d’une naturalisation lui ouvrant la voie d’une intégration
à part entière ; ainsi la traduction va-t-elle permettre d’assimiler l’œuvre
étrangère à notre langue-culture, dans une perspective cibliste.
Mais le terme qui nous occupe peut aussi revêtir une signification beau-
coup moins positive : le mot « naturalisé » peut aussi être un synonyme
d’empaillé (pour un animal) et, de proche en proche, on en viendra même
à penser à l’embaumement d’un défunt (humain). Significativement, l’idée

15. G. Mounin, Les Belles Infidèles, p. 110.


16. Cf. J.-R. Ladmiral, « La langue violée ? », in L’Étranger dans la langue, P. Bensimon (éd.),
Palimpsestes, no 6, octobre-décembre 1991, p. 23-33.
17. Cf. J.-R. Ladmiral, E.M. Lipiansky, La Communication interculturelle [1989], Paris, Armand
Colin, 1995.
60 Jean-René Ladmiral

d’assimilation et d’annexion dont il vient d’être question prend une valeur


excessivement critique chez un sourcier comme Henri Meschonnic, par
exemple 18. Toujours est-il que ce que les sourciers se croient fondés à repro-
cher à la position cibliste, c’est bien de réduire l’altérité de l’œuvre étran-
gère, de la méconnaître et de la sous-estimer, en un mot d’en affaiblir la
tonalité. Je dirai tout de suite que je ne partage évidemment pas ce point de
vue : si tant est que parfois un tel procès puisse être instruit, c’est bien plu-
tôt à ceux que j’appelle les ultra-ciblistes qu’il méritera d’être intenté.
En forçant un peu les choses, on pourrait rajouter une quatrième cou-
che sémantique à cette isotopie lexicale. Il nous est loisible de prendre cette
idée d’embaumement au sens fort où, non seulement elle renvoie à la mort
– à l’indéniable mort de l’original, qui est la condition de sa renaissance en
s’incarnant dans sa traduction – mais aussi au sens où embaumer, c’est
embellir, conférer pour ainsi dire, sinon une « odeur de sainteté » théolo-
gique et religieuse, du moins une sorte d’« odeur de beauté » esthétique et
littéraire. Et là encore, on rejoint la problématique du clivage sourciers /
ciblistes : pour un sourcier comme Antoine Berman, l’embellissement est
précisément l’une des diverses déformations systémiques auxquelles est
sujette la traduction, dès lors qu’elle se laisse entraîner sur la pente cibliste
qui, à l’en croire, lui est inhérente comme la pesanteur d’une dégradation 19.
S’agissant de traduire un texte-source dont l’altérité fait problème, il
conviendra d’abord de prendre une option herméneutique consistant à en
assigner la spécificité. À cet égard, il n’est pas sûr que l’altérité culturelle
soit toujours l’essentiel. Si je traduis un texte original fortement enraciné
au sein de sa langue-culture, la question préjudicielle que j’aurai à me poser
est celle de savoir si, de ce texte-source, j’entends faire un document-cible
ou une Œuvre-cible 20. En quoi résidait l’étrangeté de ce texte original ? Et
quelle est la part de cette altérité qu’il me faudra en priorité respecter ? En
clair : est-ce que, dans ma traduction, je devrai ethnologiser et / ou philolo-
giser le texte ? Si c’est bien une œuvre littéraire qu’il s’agit de traduire, l’essen-
tiel qu’il y aura lieu d’y privilégier n’en est pas la texture socioculturelle,

18. Cf. H. Meschonnic, « Poétique de la traduction », in Pour la poétique II, Paris, Gallimard,
1973, p. 309 et passim. Dans l’ouvrage plus récent qu’il a consacré à la même problémati-
que, H. Meschonnic semble vouloir en rabattre de la virulence de ses anathèmes, ainsi
que de leur teneur politique et idéologique, pour en revenir à la dimension proprement
esthétique et littéraire de sa poétique ; mais, sur le fond, ses positions restent essentielle-
ment les mêmes : cf. H. Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999.
19. Cf. A. Berman, « L’essence platonicienne… », p. 70 sq.
20. J’ai déjà évoqué cette question dans le cadre du colloque qu’a organisé Paul Bensimon à
Paris, en mai 1996, sur le thème Traduire la culture : cf. J.-R. Ladmiral, « Le prisme inter-
culturel de la traduction », Palimpsestes, no 11, 1997, p. 13-28.
Le salto mortale de traduire… 61

voire ethnolinguistique – ce qui reviendrait à ravaler le texte au rang de


simple document – mais bel et bien sa littérarité !
Mais on conçoit qu’alors les difficultés commencent… Une fois assumé
le risque herméneutique d’une appréciation esthétique de ce qui fait la qua-
lité littéraire d’un texte-source, il faudra prendre le risque proprement lit-
téraire d’écrire. Il me sera imparti à moi traducteur, dans la faible mesure
de mes modestes moyens, d’inventer un style-cible à mon auteur-source,
dirai-je pour reprendre une formule qui m’est chère. Ainsi le traducteur se
doit-il (à lui-même, mais aussi à son auteur) d’être, au niveau qui est le
sien, un « co-auteur », un « réécrivain » 21. Encore une fois, ce n’est pas facile
dans la mesure où il faut assumer la subjectivité de son travail. Or, compte
tenu du fait que le traducteur est toujours obligé, dans tous les cas de figure,
d’inventer un style-cible à son texte-source, on peut sans doute dire que
toute traduction est, en quelque façon, une traduction littéraire. Par ailleurs,
la question de la subjectivité que l’on vient d’évoquer nous ramène direc-
tement au vécu du traducteur et au théorème de dichotomie 22. Cette rapide
mise à jour des dichotomies conceptuelles de la traduction nous conduit
donc au cœur même du sujet que nous abordons dans cette étude : le salto
mortale de la déverbalisation.
Au plan des faits, de quoi s’agit-il ? Au départ, il y a une évidence de
bon sens, incontournable. Dès lors que traduire un texte, c’est le faire pas-
ser d’une langue à une autre, d’une langue-source à une langue-cible, il
faut supposer – on ne peut pas ne pas supposer qu’il y a eu un décroche-
ment des signifiants linguistiques, c’est-à-dire d’abord un décrochement
des signifiants de la langue-source. Et par quel miracle s’imaginerait-on que
ce texte se trouverait d’emblée réincarné dans les signifiants de la langue-
cible, dans un corps de signifiants tout autres ? Entre ces deux moments, il
y a nécessairement une interface qui les articule l’un à l’autre, et que je me
plais à appeler un « no-man’s-langue ». C’est là très précisément en quoi
réside ladite déverbalisation, tout simplement.
Ainsi y a-t-il lieu de s’étonner que ce malheureux concept déclenche
une telle levée de boucliers. Encore une fois, dans l’opposition frontale d’un
Jacky Martin à l’idée même de déverbalisation, ce qui est en cause, ce n’est
pas tant une différence de terrains traductologiques qu’une divergence de
nature épistémologique, à l’arrière-plan de laquelle on sera à vrai dire fondé
à soupçonner la surdétermination de motivations d’ordre psychologique

21. Cf. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 22, 112 et passim.


22. Cf. J.-R. Ladmiral, « Le prisme interculturel… », p. 21 sq. De façon schématique : il s’agit
du fait qu’en traduction on doit toujours faire des choix et prendre des décisions.
62 Jean-René Ladmiral

et sociologique plus ou moins conscientes. En effet, ce qui indispose des


universitaires qui s’occupent de traduction, qu’ils soient littéraires ou même
éventuellement linguistes, c’est aussi le côté dogmatique des positions de
Danica Seleskovitch et la façon polémique qu’elle avait de les défendre.
Mais cette virulence était elle-même en grande partie une réaction, qui
à son tour mettait en jeu des ressorts d’ordre psychorelationnel et socio-
institutionnel, venant interférer là encore avec les considérations propre-
ment théoriques. Pour donner à la traduction la place qui lui revient et lui
conférer (enfin !) un statut universitaire, il a fallu que Danica Seleskovitch
affronte en son temps bien des résistances émanant d’une « vieille garde »
universitaire élitiste et traditionaliste qui, au pire, refusait de voir les étu-
des supérieures commises aux tâches « ancillaires » de la traduction et qui,
au mieux, voulait ne voir dans cette dernière que le je-ne-sais-quoi inspiré
de l’artiste, une prouesse littéraire qui ne s’enseigne pas, pour autant qu’on
n’en saurait révéler « les coulisses de l’exploit ».
Au reste, au-delà des personnalités que je viens de citer nommément
d’un côté ou de l’autre, ce qui est en cause, c’est une problématique plus
générale, concernant les processus en traduction mais aussi les problèmes
institutionnels, notamment en matière de formation. En l’occurrence, l’atti-
tude des individus ne fait qu’illustrer ici (et ailleurs) la logique des « fronts
scientifiques » – et didactiques – qui traverse nécessairement la recherche
et l'enseignement ; tant il est vrai qu’il n’y a pas de genèse intellectuelle sans
genèse sociale 23. Il reste que les appartenances sociales et professionnelles
tendent à surdéterminer les attitudes intellectuelles de ces individus que
sont encore les chercheurs. Au niveau psychologique individuel, il se produit
ce que j’appellerai une identification disciplinaire, en vertu de laquelle on
est porté à « se cramponner » à sa méthodologie, c’est-à-dire à la méthodo-
logie dominante au sein du cadre disciplinaire dans lequel on se reconnaît.
Ainsi, par exemple, les spécialistes de didactique des langues n’ont-ils
longtemps voulu voir que la dimension linguistique des problèmes que
pose l’apprentissage d’une langue seconde et cela reste encore assez large-
ment le cas, en raison tout simplement du fait que ce sont très majoritaire-
ment des linguistes… En sorte que les déterminations psychologiques et
sociologiques, mais aussi culturelles et même politiques de la question n’ont
été que très insuffisamment prises en compte – en dépit du travail de pion-
nier qu’avait en son temps entrepris une Danielle Bailly par exemple 24. Et,

23. Cf. à ce sujet R. Lourau, Sociologie à plein temps, Paris, L’Épi, 1978.
24. Cf. D. Bailly, Éléments de didactique des langues : l’activité conceptuelle en classe d’anglais,
Lyon, Les Langues modernes, 1984, 2 vol.
Le salto mortale de traduire… 63

au bout du compte, les choses ne sont pas fondamentalement différentes


dans le domaine de la traduction : encore maintenant, l’essentiel de la lit-
térature traductologique est d’obédience linguistique et ressortit à ce que
j’ai appelé la traductologie descriptive 25.
Mais si, au lieu de s’en tenir à une telle approche linguistique et « des-
criptive » prenant pour objet l’après-coup d’une traduction déjà faite, on
va du côté d’une traductologie productive 26, qui prend en compte les pro-
cessus en traduction et s’efforce d’anticiper la traduction à faire (ou « se
faisant », comme dirait Bergson), si donc on se place in medias res, alors on
se retrouvera nécessairement confronté à ce moment de l’entre-deux qui
implique la déverbalisation. Il m’apparaît en effet que la traduction est
foncièrement un phénomène binaire. Le vécu du traducteur est radicale-
ment clivé entre ces deux phases : une phase I de lecture-interprétation,
une phase II de « réexpression » (rewording), c’est-à-dire de réécriture, dès
lors qu’il s’agit de traduction stricto sensu, portant donc sur des textes écrits.
Je veux bien qu’on dise que la traduction est une opération triangulaire
(comme on l’enseigne à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs),
au sens où le processus de la traduction n’est pas un processus linéaire,
c’est-à-dire qu’on ne passe pas directement du texte-source au texte-cible,
dans la mesure où le moment de la déverbalisation est à l’articulation des
deux phases qui viennent d’être indiquées. Mais, à mon sens, il n’y a pas
lieu de traiter ce moment médian (et médiateur) comme une phase spéci-
fique : tout au plus est-ce là ce que qu’on pourrait appeler une « interphase ».
En somme, il y aurait trois moments définissant deux phases – et si je vou-
lais jargonner, en faisant un usage métaphorique du langage mathémati-
que, je dirai : trois points délimitant deux segments orientés ou vectoriels.
Car, quand on traduit, c’est dans le même mouvement de la phase I qu’on
va du moment de la lecture au moment de la déverbalisation, pour autant
qu’on peut faire fond sur la disponibilité constante du texte-source auquel
il est toujours possible de revenir ; et c’est encore dans le même mouvement

25. J.-R. Ladmiral, « Traductologiques », in Retour à la traduction, M.-J. Capelle, F. Debyser,


J.-L. Goester (éd.), Le Français dans le monde, août-septembre 1987, p. 20-22. Ici je fais
référence à la typologie des « âges de la traductologie » que je me suis hasardé à proposer
– et que je me suis plu à appeler (cum grano salis) mon quatrain traductologique dans la
mesure où les quatre termes que j’ai retenus riment deux à deux et forment un double
homéotéleute. En l’occurrence, j’ai proposé de distinguer quatre approches : la traducto-
logie normative ou prescriptive (qu’on pourra dire encore « pré-linguistique ») et la traduc-
tologie descriptive, la traductologie scientifique ou inductive et la traductologie productive.
Cf. également mon étude, « Les quatre âges de la traductologie : réflexions sur une dia-
chronie de la théorie de la traduction », in L’Histoire et les théories de la traduction (Actes
du colloque de Genève, 3-5 octobre 1996), Berne, ASSTI & ETI, 1997, p. 11-42.
26. J.-R. Ladmiral, « Traductologiques », p. 24-25.
64 Jean-René Ladmiral

de la phase II qu’on va du moment de la déverbalisation au moment de la


réécriture du texte-cible.
Quoi qu’il en soit de savoir si la communication traductive est binaire
ou triangulaire, les processus de traduction (et, plus généralement, de « com-
munication interlinguistique ») mettent effectivement en œuvre un moment
médiateur de déverbalisation. Dans le cas de la traduction proprement dite,
s’agissant de textes écrits, cette interphase est de nature psychologique ou,
si l’on veut, « mentale ». Plus précisément, le message (le contenu du mes-
sage) passe du niveau verbolinguistique à un niveau psychocognitif. C’est
un point sur lequel on insiste à juste titre à l’École supérieure d’interprètes
et de traducteurs en parlant aussi de conceptualisation pour qualifier ce
moment intermédiaire de la déverbalisation. Cela dit, sur la dimension
psychologique du problème, il convient de faire trois remarques.
D’abord, la psychologie dont il est question en l’occurrence est une
psychologie pour non-psychologues, comme je l’ai déjà souligné ailleurs 27.
Sans doute pourra-t-on parler à ce propos d’une « psychologie linguistique ».
Surtout, il s’agit de « psychologie de l’intelligence » (comme on disait encore
aux temps où j’étais étudiant en « psycho ») qui, contrairement à une mode
qui n’est que trop répandue actuellement dans le milieu des sciences humai-
nes, ne prétend pas, en invoquant le concept-shibboleth de cognition, se
créditer du prestige épistémologique des sciences cognitives, lequel reste
encore très largement programmatique pour les disciplines qui nous con-
cernent 28. Enfin, pour en revenir au concept de déverbalisation lui-même,
j’ai longtemps cru et dit parfois (peut-être même écrit !) que ce concept
était emprunté aux psychologues jusqu’à ce que Danica Seleskovitch m’en
inflige oralement un démenti formel et m’assure que c’était un concept
original, créé dans la dynamique de la recherche traductologique qu’elle
animait.
Mais si l’on est bien forcé d’admettre que le processus de la traduction
passe par le saltus de ce que j’ai appelé un « no-man’s-langue », qui se situe

27. J.-R. Ladmiral, « Dichotomies traductologiques », in Linguistique et Traductologie, C. Tatilon


(éd.), La Linguistique, vol. 40, fasc. 1, 2004, p. 39-40.
28. Il y aurait là matière à toute une discussion touchant l’épistémologie des sciences humai-
nes à laquelle il ne peut être fait référence qu’allusivement ici et dont j’ai traité notamment
dans la préface à la dernière édition de Traduire : théorèmes pour la traduction. Cf. égale-
ment J.-R. Ladmiral, « De la linguistique à la littérature : la traduction », in Le Signe et la
Lettre : hommage à Michel Arrivé, J. Anis, A. Eskénazi, J.-F. Jandillou (éd.), Paris, L’Harmat-
tan, 2002, p. 337 sq. ; id., « La traductologie au xxie siècle : de la linguistique à la psycho-
logie », in Traduire au xxie siècle : tendances et perspectives (Actes du colloque international
de Thessalonique, 27-29 septembre 2002), T. Nenopoulou (éd.), Thessalonique, Faculté
des Lettres de l’université Aristote de Thessalonique, 2003, p. 341-345.
Le salto mortale de traduire… 65

entre le déjà plus du message-source et le pas encore du message-cible, alors


comment se fait-il que d’aucuns se montrent radicalement « allergiques »
à l’idée même de déverbalisation ? Ainsi qu’il a été indiqué, cette surdité
conceptuelle remonte en partie à des considérations d’ordre philosophi-
que ou épistémologique. Dès lors qu’on a décroché de l’approche littéraire
ou de la méthodologie linguistique, qui prennent pour objet des énoncés
observables, il semble en effet qu’on veuille réactiver l’interdit béhavioriste
de tout « mentalisme » et que certains soient la proie d’une régression fai-
sant une fixation (comme diraient les psychanalystes), pour ainsi dire « cram-
ponnés » à leur méthodologie de départ.
Au reste, cet interdit méthodologique et épistémologique trouvera à se
soutenir de considérations plus concrètes, relevant d’une philosophie du
langage. Dans cet esprit, ce n’est pas seulement l’inconscient qui est struc-
turé comme un langage (comme disait Jacques Lacan), c’est aussi la cons-
cience et la pensée elle-même. Du coup, le concept de déverbalisation lui-
même ne fait-il pas figure de contradictio in terminis ? Ce que j’appelle le
salto mortale de la déverbalisation semblerait en appeler à un état de grâce
insaisissable, voué à une thaumaturgie indéfinissable du je-ne-sais-quoi, à
une métaphysique de l’ineffable.
Cette double objection appelle une réponse globale. Que notre vie men-
tale soit fondamentalement conditionnée par notre rapport au langage, on
n’en disconviendra pas ; et quand la psychanalyste Françoise Dolto nous
dit que, dès la première enfance, l’être humain est ce qu’elle s’est plu à appe-
ler un parlêtre, nous en sommes aisément convaincus. Encore faudra-t-il
faire la différence entre plusieurs niveaux de communication verbale, et de
communication non verbale, ou plutôt sans doute « paraverbale ». Le con-
cept de déverbalisation ne présuppose pas un moment de la vie mentale
qui soit mutique entre deux moments d’expression, mais bien plutôt que,
dans cet entre-deux, il y a nécessairement un décrochement d’avec la forme
achevée, et conforme à la norme, des deux langues en contact. Il paraît
incontestable que toutes nos représentations et toute communication ne
peuvent exister sans un support. Mais ce support n’est pas forcément cons-
titué par les signifiants d’une langue, d’une seule langue, ni surtout par des
signifiants organisés en un énoncé bien formé, conforme à la norme d’une
langue naturelle donnée.
En somme, la traduction d’un texte implique qu’en soit dégagé le sens,
en donnant à ce concept une acception très large, qui reste une sorte de nébu-
leuse dans la mesure où le salto mortale de la déverbalisation fait que le sens
se trouve privé de son support normal, ce support que constituent les signi-
fiants d’une langue naturelle (déjà plus langue-source et pas encore langue-
cible). Autrement dit, comme se plaisait à le répéter Daniel Moskowitz, on
66 Jean-René Ladmiral

ne traduit pas des mots mais des idées 29. Ces idées – que j’ai proposé d’appe-
ler aussi des sémantèmes 30, en donnant à ce terme vieilli le sens renouvelé
d’un concept traductologique – quel support hétéroclite et schématique
auront-elles ? Qu’ils en restent au stade d’une espèce de brouillon mental
ou qu’ils aillent jusqu’à prendre la forme matérielle d’une sorte de prise de
notes plus ou moins rudimentaire, ce seront des items hétérogènes au nom-
bre desquels pourront figurer des signifiants très divers : des mots isolés et
diffluents au plan sémantique (des « mots-idées »), appartenant à l’une ou
l’autre des deux langues en présence ou aux deux, ou même à d’autres lan-
gues ; des abréviations ; des opérateurs logiques, auxquels correspondent
les symboles de la logique formelle et qu’on peut paraphraser en langue
naturelle (si… alors…, ou, et, la négation, etc.) ; ce que j’appellerai des opé-
rateurs binaires de clivage orienté, qui tendront souvent à prendre la valeur
d’« opérateurs axiologiques » : droite / gauche, haut / bas, oui / non, bon /
mauvais, passé / futur, etc. ; des images mentales (comme on disait au bon
temps de l’associationnisme) ; etc.
On se situe là à un niveau qui oscille entre le verbal et le protoverbal,
le paraverbal et le non-verbal, par exemple l’iconique. S’agissant d’une telle
nébuleuse sémantique, on pourra en chercher des éléments d’analyse du
côté de la linguistique cognitive. Mais, au sein des sciences cognitives, c’est
plus profondément du côté de la psycholinguistique qu’il y aura lieu d’atten-
dre des éclaircissements au plan de la réalité objective du fonctionnement
mental. Cela dit, on est encore loin du compte. C’est pourquoi, en atten-
dant, on ne doit pas s’interdire d’enfreindre le tabou épistémologique du
« mentalisme ». Plusieurs chercheurs n’ont pas craint depuis déjà quelques
années de recourir aux données de l’introspection. Telle était, par exemple,
la méthodologie empruntée par Hans Peter Krings pour décrire ce qui se
passe dans la tête des traducteurs 31.
Quant au concept de déverbalisation lui-même, je tiens à préciser que
c’est un concept « minimaliste » et qu’il est purement phénoménologique.
Il s’agit d’un simple étiquetage qui prend en compte la réalité d’un vécu
qui est celui du traducteur. Pour ceux qui y ont recours, le terme de déver-
balisation ne constitue pas un concept auquel serait attachée la valeur d’une
explication scientifique. Il n’est pas question en l’occurrence de prétendre
qu’on aurait ouvert la « boîte noire » – dirai-je pour reprendre un concept
de la psychologie béhavioriste qui, avec Burrhus Frederick Skinner 32, a été

29. Cf. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 220.


30. Ibid., p. 206.
31. Cf. H.P. Krings, Was in den Köpfen von Übersetzern vorgeht, Tübingen, G. Narr, 1986.
32. Cf. B.F. Skinner, Verbal Behavior, New York, Appleton Century Crofts, 1957.
Le salto mortale de traduire… 67

introduit en linguistique (black box) – qu’on aurait vu ce qu’il y a dedans,


qu’on saurait vraiment ce qui s’y passe et qu’on serait en mesure de l’expli-
quer. Sur cet aspect de la question, on ne peut dans l’état actuel de nos con-
naissances que continuer à faire une impasse épistémologique dans l’esprit
de ce qu’un Werner Heisenberg a appelé la connaissance incomplète 33.
Mon propos va seulement opérer un déplacement de la ligne d’interdit
épistémologique. Certes, on ne sait pas encore ce qui se passe vraiment
dans le cerveau du traducteur. C’est l’objet de ce que j’ai appelé la traduc-
tologie inductive, c’est-à-dire d’une traductologie proprement scientifique
qui se situe en aval de ce versant des sciences cognitives que constituent les
neurosciences. Mais, dans la foulée de ce qui vient d’être dit et compte
tenu des échéances de recherche en cours, il m’est apparu que ce ne pou-
vait être encore que la « traductologie de demain », voire d’après-demain 34.
En revanche, il est possible de prendre connaissance de ce qui se passe dans
la tête des traducteurs. C’est ce que s’est efforcé de faire Hans Peter Krings
de façon empirique, en ayant recours à une méthode introspective pour
étudier les parcours de résolution de problèmes suivis par différents sujets
engagés dans un processus de traduction ; et c’est aussi ce que j’ai fait moi-
même ici en adoptant une approche phénoménologique, avec mon schéma
binaire censé illustrer ledit salto mortale de la déverbalisation.
Plus généralement, c’est dans cet esprit que je me suis attaché à définir
l’idée de traductologie productive – à la fois par défaut et par excès, pour
ainsi dire. Par défaut : dans la mesure où la traductologie inductive est la
traductologie de demain et où elle n’est donc pas encore en mesure de nous
fournir un modèle général dont il serait possible de dégager aujourd’hui
des applications susceptibles d’être mises en œuvre dans le cadre de la pra-
tique traduisante, il conviendra de se forger une morale par provision, comme
disait Descartes. C’est-à-dire qu’on devra gérer le processus de la traduc-
tion au jour le jour à partir d’une connaissance incomplète, en attendant
un savoir objectif et plus assuré. C’est au demeurant ce qu’on ne cesse de
faire dans la pratique en général, d’autant qu’il y a une clairvoyance propre
à la pratique qui lui est inhérente. Autrement dit : dans savoir-faire, il y a
déjà savoir 35.

33. Cf. J.-R. Ladmiral, « Le discours scientifique », Revue d’ethnopsychologie, vol. 26, no 2-3,
septembre 1971, p. 153-191.
34. Cf. J.-R. Ladmiral, « Traductologiques », p. 22-23.
35. Ce serait là ma façon de « traduire » le concept auquel a recours Heidegger pour traiter
cette problématique : Umsicht (cf. J.-R. Ladmiral, « Théorie de la traduction : la question
du littéralisme », Transversalités, no 65, janvier-mars 1998, p. 139 et passim).
68 Jean-René Ladmiral

Il ne sera guère possible, dans le cadre limité de la présente étude, de


définir par excès la traductologie productive. Je me contenterai d’indiquer
qu’il s’agira de mettre en place la discursivité d’une culture traductologique
qui permettra d’éclairer la pratique, de désinhiber le sujet traduisant et de
lui permettre, quand il est encore en formation, de prendre la mesure de
son « idiosyncrasie de traducteur ». Il s’agira de développer une discursi-
vité traductologique dont certains moments cruciaux pourront donner
lieu à la formulation de concepts et principes qui seront autant de théorèmes
pour la traduction 36. La traductologie productive est une « praxéologie »
dont la finalité est d’anticiper la traduction à faire (alors que la traductolo-
gie descriptive s’en tient à analyser a posteriori la traduction déjà faite, et le
plus souvent par d’autres !).
Entre temps, il m’est apparu que la différence entre traductologie pro-
ductive et traductologie inductive n’est pas seulement une affaire de calen-
drier de la recherche, mais qu’elle correspond à l’alternative épistémologique
de deux approches théoriques distinctes que sous-tendent deux modalités
cognitives respectivement spécifiques.
Plus précisément, la fonction de la traductologie productive est d’appor-
ter une aide au traducteur en difficulté. Ce n’est pas toujours le cas : il y a
des plages entières de texte que nous traduisons sans grande difficulté ; et
quand ça va tout seul, pour ainsi dire, point n’est besoin de traductologie,
ni de traductologues. Mais l’une des difficultés à laquelle on se trouve assez
souvent confronté en traduisant est la nécessité de devoir s’éloigner com-
plètement des signifiants de la langue-source, de la Lettre du texte-source,
pour produire une bonne traduction qui ne « sente » pas la traduction, qui
soit donc à la fois fidèle à l’Esprit du texte-source et conforme aux ressour-
ces spécifiques de la langue-cible : c’est ce que j’appelle la dissimilation 37.
En effet, certains textes « habitent » si bien la langue dans laquelle ils ont été
écrits qu’on a la plus grande peine à les en arracher et qu’on s’hypnotise sur
les signifiants-source, si parfaitement adéquats, que le texte met en œuvre :
on le lit, on le relit, on le re-relit, on le re-re-relit… comme s’il allait mira-
culeusement sourdre d’entre les lignes de l’original, comme en filigrane, sa
traduction par effet de palimpseste fantasmatique. Il y a là un processus en
traduction bien connu de ceux qui la pratiquent, avec corrélativement l’ex-

36. C’est le titre que j’ai donné à mon livre, Traduire : théorèmes pour la traduction, sans revendi-
quer bien sûr les certitudes de la géométrie pour la théorie traductologique (cf. p. 211-247).
Mais tel est bien pourtant le sens que prend le concept de théorème en géométrie : c’est une
station importante dans le déroulement de la démonstration qui se trouve « capitalisée »
dans une formulation permettant le réemploi.
37. Ibid., p. 57, 198, 218 ; id., « Théorie de la traduction… », p. 149-150.
Le salto mortale de traduire… 69

périence frustrante d’une perte des moyens expressifs qui serait comme
une sorte de « castration linguistique » 38.
À la réflexion, ce qui vient d’être évoqué n’est qu’une illustration rela-
tivement marquante du processus de déverbalisation dans la traduction
qui fait l’objet de la présente étude. Et si j’ai cru bon d’y ajouter une touche
personnelle, en en faisant le « théorème du salto mortale de la déverbalisa-
tion », c’est précisément pour y apporter un élément de dramatisation sou-
lignant la tension psychologique qu’implique un tel travail mental de réé-
criture quand il lui faut ainsi rompre toutes les amarres d’avec la forme de
l’énoncé-source 39.
Cela dit, il est vrai aussi que tout n’est pas toujours aussi tendu et que
le traducteur n’est pas toujours en difficulté. Il arrive même qu’il semble-
rait qu’on pût traduire en restant en « structure de surface » et en opérant
de simples transformations linguistiques, comme s’il y avait des « axes para-
phrastiques » d’une langue à une autre. Cela n’est certainement pas la réa-
lité 40. Mais l’idée qu’il y ait des équivalences traductives constantes d’une
langue à une autre paraît en partie vraisemblable du moment que la plu-
part des langues qui nous occupent pour ce qui est de la traduction sont
des langues apparentées (indo-européennes), ayant notamment les mêmes
parties du discours, et que rapproche tout un ensemble de cousinages cul-
turels (au moins jusqu’à présent). En ce sens, il y aurait lieu peut-être d’amo-
dier (un peu) la critique des « contrastivistes » que j’ai faite 41 et de procéder
parallèlement à une ébauche de rapprochement entre traductologie pro-
ductive et traductologie descriptive. Il reste toutefois que ces équivalences
(ou concordances) interlinguistiques, qui sembleraient aller à identifier
parfois la traduction à un pur et simple transcodage, ne sont pas la règle ;
et quand la chose apparaît possible, il reste que ces équivalences linguisti-
ques sont pour ainsi dire enchâssées dans le cadre métacommunicationnel
d’une pragmatique de l’énonciation qui assigne aux énoncés la réalité de
leur sémantique en dernière instance.
Quoi qu’il en soit – par opposition à la traductologie descriptive, qui
s’en tient à une approche a posteriori du « traduit » (comme on dit un « pro-
duit ») et en reste à l’étude linguistique de ce que certains se plaisent à ap-
peler un bi-texte, c’est-à-dire à l’analyse contrastive de l’original et de sa

38. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 25.


39. Cf. J.-R. Ladmiral, « La traduction, un concept aporétique ? », in Identité, altérité, équiva-
lence ? La traduction comme relation (Actes du colloque international tenu à l’ÉSIT, 24-26
mai 2000), F. Israël (éd.), Paris – Caen, Lettres modernes – Minard, 2002, p. 117-144.
40. Cf. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 121-126.
41. J.-R. Ladmiral, « Traductologiques », p. 21-22.
70 Jean-René Ladmiral

traduction – l’approche productive et l’approche inductive ont ceci de com-


mun qu’elles s’assignent pour tâche de prendre pour objet la traduction au
sens dynamique, le processus de la traduction ou, si l’on veut, le traduire.
Outre la différence déjà notée dans l’échéancier de la recherche, ce qui les
distingue, c’est aussi une attitude différente vis-à-vis du processus de la tra-
duction. La traductologie productive s’efforce d’anticiper et, donc, de con-
tribuer à débloquer, à produire ce processus : en ce sens, elle est une praxéo-
logie, dont la méthodologie s’apparente à celle d’une recherche-action. Son
affaire, c’est le processus de la traduction à venir ; alors que la traductolo-
gie inductive entend procéder à l’étude de ce processus en cours. Pour être
en mesure d’en produire une connaissance scientifique, cette dernière devra
objectiver le phénomène ; et, partant, elle se retrouve confrontée aux apo-
ries épistémologiques inhérentes aux sciences humaines et évoquées plus
haut. Pour l’heure, je voudrais seulement mettre l’accent sur deux ou trois
aspects particuliers ou dérivés de cette vaste problématique.
D’abord, il semble qu’il y ait une tendance à la parcellarisation des ob-
jets de recherche. C’est ce à quoi on assiste en linguistique où, par exemple,
les recherches extrêmement pointues que mènent des personnalités mar-
quantes comme Pierre Cadiot ou Jean-Jacques Frankel dans le domaine de
la sémantique en viennent à mettre en lumière des aspects nouveaux mais
excessivement restreints du langage, débouchant sur une formalisation de
ces phénomènes que je me hasarderai à qualifier de « micrologique » (« micro-
glossique » en l’occurrence) 42. Il n’en va pas autrement de la traductologie
inductive. Point n’est besoin, au demeurant, de souligner la pertinence des
recherches sémantiques pour la traduction. Cela dit, pour une traductologie
inductive ou scientifique, l’essentiel regarde du côté de la psychologie cogni-
tive, autant et plus que du côté de la linguistique. Encore que les recherches
de pointe en sciences du langage (en sémantique, par exemple) conduisent
ces dernières à rejoindre les sciences cognitives, sinon à s’y intégrer.
Par ailleurs, la neurolinguistique a mis en évidence le fait que la fonc-
tion du langage réside en un faisceau de compétences très spécialisées et que
l’organisation cérébrale qui en est le support présente un caractère modu-
laire. Dans cet esprit général, il est inévitable que la traductologie inductive
dégage certaines variables isolées, artificialisées du point de vue méthodo-
logique, au sein des processus en traduction, en y privilégiant souvent l’inter-

42. Cf. P. Cadiot, « Représentations d’objets et sémantique lexicale », in Atti della Fiera Inter-
nazionale della Traduzione II (Actes du colloque de Forlì, 3-6 décembre 1992), M. Lorgnet
(éd.), Bologne, CLUEB, 1994, p. 111-130 ; P. Cadiot, Y.-M. Visetti, Pour une théorie des formes
sémantiques : motifs, profils, thèmes, Paris, PUF, 2001 ; J.-J. Frankel, « Sentir / sens », LINX,
no 50, 2004, p. 103-134.
Le salto mortale de traduire… 71

prétation par rapport à la traduction et qu’elle débouche donc sur des études
ponctuelles. En attendant que vienne le temps, dans un avenir plus ou moins
lointain, de la grande synthèse de tous ces résultats isolés sous les auspices
d’une théorie générale dans le cadre des sciences cognitives, il est clair que
ces différents acquis de recherche (en traductologie inductive comme en
sémantique) ne sont pas actuellement exploitables au plan de la pratique
traduisante.
En outre, alors que pendant toute une période initiale du développe-
ment de la science il a pu sembler que la simplicité d’un modèle ou d’une
théorie (son « élégance » mathématique) était un gage de scientificité, il
apparaît qu’il n’en est plus vraiment ainsi. C’est pourquoi il n’y a sans doute
pas lieu de voir une faiblesse épistémologique dans la sophistication des
modèles sur lesquels débouchent provisoirement ces recherches : ce n’est
pas tant la théorie qui est compliquée que le réel qu’elle prend pour objet
qui est complexe. Jointe aux exigences de la méthode expérimentale, cette
complexité concourt à faire que ladite parcellarisation tende à être inévi-
table ; et elle contribue aussi à retarder le calendrier de la recherche.
Curieusement, ce qui est vrai des objets de recherche semble l’être aussi
des chercheurs eux-mêmes et on dirait que la recherche en traductologie
inductive obéit à la même logique de parcellarisation, comme si elle ne pou-
vait avancer que par à-coups. En sorte qu’au bout du compte on n’aurait
encore qu’un archipel de connaissances, mais pas encore un continent de
savoir 43…

43. Parmi les pionniers, dans l’étude des processus en traduction, il convient de citer Jacques
Barbizet, Maurice Pergnier, Danica Seleskovitch : cf. Comprendre le langage (Actes du col-
loque de Créteil, 25-27 septembre 1980), J. Barbizet, M. Pergnier, D. Seleskovitch (éd.), Paris,
Didier Érudition, 1981 ; on peut ensuite rappeler les recherches de traductologie inductive
faites par Erika Diehl et, plus récemment, par Hannelore Lee-Jahnke : cf. E. Diehl, « Psycho-
linguistik und Dolmetscherpraxis », in Translation Theory and its Implementation in the
Teaching of Translating and Interpreting, Tübingen, G. Narr, 1983 ; H. Lee-Jahnke, « L’intro-
spection à haute voix », in L’Enseignement de la traduction et la traduction dans l’enseigne-
ment, J. Delisle, H. Lee-Jahnke (éd.), Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa, 1998, p. 155-
183. Il faut également signaler que, dans la mouvance de l’université de Bologne et de son
école de traducteurs sise à Forlì, la SSLMIT (Scuola Superiore di Lingue Moderne per
Interpreti e Traduttori), Michèle Lorgnet a mis en place le projet d’une collection qu’elle
dirige actuellement chez L’Harmattan Italia, les Cahiers du RAPT (Recherches sur les aspects
psycholinguistiques de la traduction). Le premier volume a paru en 2004 : M. Lorgnet, Le
Traducteur et ses mémoires, Turin – Paris, L’Harmattan (Cahiers du RAPT ; no 1), tout de
suite suivi par trois autres (le no 2 en 2004 : L’a-perçu du texte dans la traduction, M. Lorgnet
(éd.) ; le no 3 et le no 5 en 2005 : L. Sini, Mots transfuges et unités sémiotiques transglossiques :
onomatopées et noms propres de marques ; et Quand la traduction se réfléchit… Entretiens
avec Jean-René Ladmiral, Antonio Lavieri, Michèle Lorgnet, Emilio Mattioli, C. Cortesi (éd.) ;
le quatrième volume est encore en préparation).
72 Jean-René Ladmiral

Le caractère éclaté de ces études, sinon leur manque de suivi, tient en


partie au fait que la recherche en la matière en est encore au stade des com-
mencements et il en va souvent ainsi en histoire des sciences. Il y a aussi les
difficultés propres à l’« objet » (humain) étudié, et notamment sa complexité
déjà notée. À quoi vient s’ajouter une difficulté spécifique : la traductologie
inductive (ou scientifique) se trouve d’emblée confrontée au problème épi-
neux de l’accès aux données. S’agissant de connaître la réalité des processus
en traduction tels qu’ils se produisent dans le cerveau du traducteur, on va
devoir mettre au point différents dispositifs d’investigation qui ne pourront
recueillir et interpréter que des données indirectes – sauf à s’imaginer qu’on
pourrait ouvrir le crâne d’un traducteur (horresco referens) et qu’on verrait
tout ! Un peu comme dans le conte espagnol où le diable boiteux soulève
le toit des maisons pour percer les secrets des hommes… Sauf qu’on n’y
verrait rien.
Toujours est-il que ces contraintes sont à l’origine de ce que j’appelle-
rai des cas d’hybridation épistémologique. C’est ainsi que, pour rendre opé-
rationnelle l’approche inductive, Hannelore Lee-Jahnke est conduite à avoir
recours à ce qu’elle appelle joliment (dans le titre même de son article déjà
cité) « l’introspection à haute voix », démarche présente également chez
Hans Peter Krings. De même, Michèle Lorgnet prend bien pour objet de
connaissance la réalité psycholinguistique des processus en traduction,
mais il lui faut en passer par un dispositif d’analyse des données (les énon-
cés) qui se situe au niveau linguistique et rhétorique 44. Maintenant, si j’en
reviens à l’analogie métaphorique du diable boiteux et à l’idée d’un accès
plus direct aux mécanismes cérébraux qui sous-tendent les processus en
traduction, je dirai qu’on n’a sans doute pas encore assez mis à contribu-
tion les moyens récents de l’imagerie médicale pour examiner empirique-
ment les zones du cerveau qui sont activées pendant qu’un sujet traduit.
C’est ce qu’à fait notamment un Howard Gardner, dans un tout autre do-
maine, pour en venir à sa théorie des intelligences multiples 45.
Quant au concept de déverbalisation qui, encore une fois, relève à mes
yeux de la traductologie productive pour laquelle je plaide, il n’y a point
d’apparence qu’il dût être validé par une traductologie inductive. La recher-
che entreprise en ce sens par William P. Isham ne semble pas pouvoir être
concluante. Peut-être est-ce un concept trop général, tant il est vrai qu’il

44. Au reste, l’intérêt que porte cet auteur aux ressources de la rhétorique n’est pas nouveau :
cf. M. Lorgnet, Pour une traduction holistique : recueil d’exemples pour l’analyse et la tra-
duction, Bologne, CLUEB, 1995. Il s’agit d’un ouvrage d’ordre didactique.
45. H. Gardner, Les Intelligences multiples, trad. fr. P. Evans-Clark, M. Muracciole, N. Wein-
wurzel, Paris, Retz, 1996.
Le salto mortale de traduire… 73

est découpé aux mesures du vécu mental, alors que la réalité modulaire du
fonctionnement cérébral obéit à une logique spécifique, et différente. Quant
au salto mortale, il ressortit à la rhétorique d’une phénoménologie existen-
tielle du processus de la traduction ; et si l’on se figurait pouvoir en trouver
le répondant dans la réalité objective, ce serait opérer un saut aventuré par
rapport aux données de l’expérience – un saut qu’à bon droit on pourra
dire au plan épistémologique périlleux…

Jean-René Ladmiral
Université de Genève
Institut supérieur d’interprétation et de traduction (ISIT), Paris
74 Jean-René Ladmiral
LE TEXTE TRADUIT COMME JEU
OU LE « CRITIQUE-LECTANT-JOUANT »

Résumé : Dans un ouvrage posthume, Pour une critique des traductions : John Donne
(1995), Antoine Berman offre « l’esquisse d’une méthode » d’évaluation des traduc-
tions. Cette esquisse propose quelques temps forts : la recherche notamment de la
position traductive, celle du projet de traduction, ou celle de l’horizon du traducteur.
Mais elle suggère aussi l’obligation d’une « simple » lecture préalable des deux œu-
vres, l’œuvre traduite d’abord, puis l’original. S’appuyant sur une brève étude de la
traduction de Bubu de Montparnasse, de Charles-Louis Philippe, par Vasco Prato-
lini, l’article tend à montrer que, si les temps forts proposés sont opérationnels, la
contrainte d’une lecture complète des deux textes fait quant à elle abstraction de ce
que Vincent Jouve – s’appuyant sur les travaux de Michel Picard – nomme le « régime
de lecture ». À ce titre, l’article en arrive à la conclusion que la seule position envi-
sageable pour le critique de traduction est celle de « lectant-jouant » : c’est à partir
de cette position, de ce « régime », que le critique pourra comprendre en partie le
projet implicite de traduction.

Riassunto : In un’opera postuma, Pour une critique des traductions : John Donne
(1995), Antoine Berman offre « l’abbozzo d’un metodo » di valutazione delle traduzioni.
Quest’abbozzo si fonda su alcuni tempi forti : la ricerca in particolare della posizione
traduttiva, del progetto di traduzione e dell’orizzonte del traduttore. Ma prevede anche
l’obbligo di una « semplice » lettura preliminare delle due opere, dapprima dell’opera
tradotta, poi dell’originale. Basandosi su un breve studio della traduzione di Bubu de
Montparnasse, di Charles-Louis Philippe, fatta da Vasco Pratolini, il contributo tende
a mostrare che, se i tempi forti proposti sono operativi, l’obbligo d’una lettura completa
dei due testi non tiene invece conto di ciò che Vincent Jouve – appoggiandosi sugli scritti
di Michel Picard – definisce il « regime di lettura ». Da questo punto di vista, il contri-
buto giunge alla conclusione che la sola postura concepibile per il critico di traduzione
è quella di « leggente-giocante » : è a partire da questa postura, da questo « regime »,
che il critico potrà capire in parte il progetto implicito di traduzione.

L’idée de ce titre m’est apparue à la lecture de quelques ouvrages d’un cri-


tique peut-être pas assez connu qui s’appelle Michel Picard. Entre le milieu
et la fin des années 1980, cet auteur a notamment écrit deux essais, La

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 75-86


76 Alain Sarrabayrouse

Lecture comme jeu et Lire le temps 1. Ces essais, partant d’une approche
freudienne de la littérature, s’intéressent au premier chef, comme les titres
d’ailleurs le suggèrent, à la question de la lecture.
Je ne chercherai pas à résumer la réflexion de Michel Picard, d’une part
parce qu’elle est difficilement résumable, d’autre part parce que ce n’est
pas le lieu. En revanche, pour étayer mon raisonnement, je serai amené à
reprendre et à tenter d’appliquer certains éléments théoriques contenus
dans ces deux essais, éléments qui ont d’ailleurs été réutilisés et modifiés
par Vincent Jouve, dans un ouvrage paru quelques années plus tard et inti-
tulé L’Effet-personnage dans le roman 2.
Mais auparavant, et pour rester dans l’espace de la critique « purement »
liée à la traduction, j’aimerais partir d’une étude qui devrait à mon sens
– avec L’Épreuve de l’étranger et « La traduction et la lettre ou l’auberge du
lointain », toutes deux du même auteur que je vais bientôt citer – être l’un
des points d’appuis essentiels de toute réflexion sur la traduction : je veux
parler de l’essai intitulé Pour une critique des traductions, qui fut publié qua-
tre ans après la mort de son auteur, Antoine Berman 3.
La seconde partie de cette étude est essentiellement une application à
l’élégie XIX de John Donne, Going to bed, des théories énoncées dans la
première partie. Ce ne sera évidemment pas cette seconde partie qui retien-
dra notre attention, mais, là encore, quelques-uns des éléments qui com-
posent la première partie, théorique.
L’idée fondamentale de cette première partie est d’une part que, selon
l’auteur, il n’existe (ou il n’existait, au début des années 1990) que deux types
d’évaluation des traductions. L’une, selon l’auteur essentiellement négative
et destructrice, qu’on trouverait, dit-il, dans l’œuvre d’Henri Meschonnic.
L’autre, plus positive, façonnée par l’École de Tel-Aviv et par ses correspon-
dants en Belgique et en Allemagne, et qui développerait, ou développe
une sémiocritique de la traduction elle-même coiffée par une sociocriti-
que des traductions, ou plutôt ce qu’elle appelle la littérature traduite. C’est
au sein de cet ensemble sociocritique que l’on trouve et des analyses des
textes traduits, et une réflexion théorique sur l’analyse des traductions 4.

1. M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit, 1986 ; id., Lire le temps, Paris,
Éditions de Minuit, 1989.
2. V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
3. A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard (Bibliothèque
des idées), 1995. Cf. également id., L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984 ; id., « La
traduction et la lettre ou l’auberge du lointain », in Les Tours de Babel, A. Berman, G. Granel,
A. Jaulin et al. (éd.), Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1985.
4. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 14. Dans cette citation comme dans celles
qui suivent, les italiques sont de l’auteur.
Le texte traduit comme jeu… 77

Partant de ces postulats, Berman en vient, dans sa préface, à présenter


les fondements de ce qu’il nomme son projet critique. Revenant sur les
deux premières tendances de la critique dégagées auparavant, voici ce qu’il
dit pour mieux tenter de poser son projet, sa méthode :
Mon propre projet critique se réclame, lui, de l’herméneutique tels que l’ont
développée Paul Ricœur et Hans Robert Jauss à partir de L’Être et le Temps
de Heidegger. […] C’est mon choix. L’herméneutique moderne, sous la
forme qu’elle revêt chez Ricœur et Jauss, me permet d’éclairer mon expé-
rience de lecteur, de lecteur de traduction, d’analyste des traductions, et,
même, d’historien de la traduction 5.
Dans cette optique, Antoine Berman propose l’« esquisse d’une mé-
thode » en plusieurs temps. D’abord, il y a la lecture et relecture de la tra-
duction (en laissant de côté l’original) ; puis les lectures de l’original (en
laissant de côté la ou les traductions) ; puis vient une réflexion intitulée à
la recherche du traducteur ; enfin, les trois derniers temps, que je qualifierai
de temps forts de sa méthode, sont intitulés la position traductive, le projet
de traduction et l’horizon du traducteur.
C’est précisément sur ces trois derniers points que j’aimerais à présent
m’arrêter. À propos de la position traductive, Berman dit, par exemple, ceci :
Ces positions peuvent être reconstituées à partir des traductions elles-
mêmes, qui les disent implicitement, et à partir de diverses énonciations
que le traducteur a faites sur ses traductions, le traduire ou tout autres
« thèmes ». Elles sont par ailleurs liées à la position langagière des traduc-
teurs : leurs rapports à la langue maternelle, leur être-en-langues (qui
prend mille formes empiriques différentes, mais est toujours un être-en-
langues spécifique, distinct des autres être-en-langues qui ne sont pas con-
cernés par la traduction), et leur position scripturaire (leur rapport à l’écri-
ture et aux œuvres) 6.
À propos du projet de traduction, l’auteur tient les propos suivants :
Toute traduction conséquente est portée par un projet, ou visée articulée.
Le projet ou visée sont déterminés à la fois par la position traductive et
par les exigences à chaque fois spécifiques posées par l’œuvre à traduire.
Ils n’ont nul besoin, eux aussi, d’être énoncés discursivement, et a fortiori
théorisés. Le projet définit la manière dont, d’une part, le traducteur va
accomplir la translation littéraire, d’autre part, assumer la translation
même, choisir un « mode » de traduction, une « manière de traduire » 7.

5. Ibid., p. 15.
6. Ibid., p. 75.
7. Ibid., p. 76.
78 Alain Sarrabayrouse

Enfin, à propos de l’horizon du traducteur, Antoine Berman indique


qu’on peut définir en première approximation l’horizon comme « l’ensem-
ble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et historiques qui “déter-
minent” le sentir, l’agir et le penser du traducteur » 8. Plus loin, il ajoute
[que] la notion d’horizon a une double nature. D’une part, désignant ce-
à-partir-de-quoi l’agir du traducteur a sens et peut se déployer, elle pointe
l’espace ouvert de cet agir. Mais, d’autre part, elle désigne ce qui clôt, ce qui
enferme le traducteur dans un cercle de possibilités limitées. L’usage de la
langue le confirme, qui parle, pour le premier sens, d’une « vie sans hori-
zon » (sans ouvertures, sans perspectives) et, pour le second, de quelqu’un
qui a un « horizon limité » 9.
Afin d’éviter toute ambiguïté, je tiens à préciser derechef que le travail
de définition auquel s’attache le critique ne sous-tend pas une recherche
taxinomique en soi, une volonté de classification pour la classification,
même si les éléments conceptuels produits peuvent éventuellement avoir,
précisément, un intérêt clarificateur. L’idée de Berman est de créer ces con-
cepts dans un but bien précis, qui est, je le rappelle, d’aboutir à une méthode
de critique des traductions. En outre, je tiens à ajouter que ces données
sont assorties d’exemples qui permettent de mieux les appréhender.
Mais comme ces exemples relèvent dans son texte de la traduction en
français d’œuvres anglaises ou allemandes, je vais tenter de faire rapide-
ment la même démarche à propos d’une œuvre de Charles-Louis Philippe
traduite en 1942-1943 par l’écrivain italien Vasco Pratolini.
L’œuvre en question s’appelle Bubu de Montparnasse, et a été publiée
en 1901. Il s’agit de l’histoire de Pierre Hardy, un employé de bureau pro-
vincial travaillant à Paris, qui tombe amoureux d’une jeune prostituée,
Berthe. Il l’héberge après un séjour de la malheureuse à l’hôpital Broca (où
on la soigne de la syphilis), puis est contraint par la force de la voir se retrou-
ver sous la coupe de son souteneur, Maurice Bélu – dit Bubu –, lorsque
celui-ci sort à son tour de prison.
À la lecture du texte original de Bubu, le lecteur français peut être un
moment dérouté, comme il peut l’être, d’ailleurs, à la lecture de tous les
textes de Philippe à partir de La Mère et l’Enfant. Le style est éminemment
personnel et faussement maladroit, dégagé en tout cas des poncifs et de
tous les maniérismes de l’époque 10.

8. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 79.


9. Ibid., p. 80-81.
10. Voir à ce propos C.-L. Philippe, Bubu de Montparnasse, Paris, Flammarion, 1978, et notam-
ment l’introduction de B. Vercier, qui écrit par exemple ceci : « Les répétitions ne l’effraient
pas, et s’il abuse des “parce que” et des “car”, c’est pour mieux faire ressortir le désordre
Le texte traduit comme jeu… 79

Or, qu’en reste-t-il dans le Bubu de Pratolini 11 ? Si du point de vue de


la poéticité, la traduction fait écho à l’œuvre originale, si elle se tient, si elle
est parfaitement lisible (il ne manquerait plus que cela), du point de vue de
l’éthicité, c’est-à-dire du respect de l’original, il y aurait sans doute plus
long à dire que je ne puis le faire ici.
Trois reproches essentiels peuvent être faits à cette traduction : d’abord,
elle ne respecte pas les cadences de l’original ; Pratolini allonge ou raccour-
cit les phrases à sa guise. Puis, elle explicite et en quelque sorte « normalise »
le texte. Enfin, elle n’hésite pas, éventuellement, à effectuer des glissements
de sens et des changements de temps.
Voici par exemple, pris au hasard, le premier paragraphe du chapitre IV
dans le texte original et dans la traduction italienne :
Dans la chambre de l’hôtel, rue Chanoinesse, à midi, la fenêtre donnant
sur la cour, avec ses rideaux gris et ses carreaux sales, envoyait un jour sale
et gris 12.
Nella camera ammobiliata, rue Chanoinesse, a mezzogiorno. La finestra dà
sulla corte e la luce che entra nella stanza attraverso le tendine grigie, è
anch’essa grigia e sporca 13.
Critique : rupture de rythme, léger glissement de sens (chambre d’hôtel,
camera ammobiliata), changement de temps, perte d’un « sale », donc d’un
chiasme.
Le papier des murs à fond jaune, le parquet mal soigné, les quatre meu-
bles et la malle formaient un intérieur de fille publique à cinq francs la
semaine.
I parati gialli ai muri, il pavimento sconnesso, i quattro mobili e il baule
compongono un interno di prostituta che possiede soltanto cinque franchi
per il fitto della settimana.
Critique : « Le papier des murs à fond jaune » devient le plus élégant,
ou en tout cas le plus classique « parati gialli ai muri ». « Mal soigné », étrange

11. profond d’un monde aussi injuste qu’illogique. […] Philippe détraque les mécanismes
pour mieux faire ressortir l’artificiel. N’est-ce pas là la seule issue laissée à l’écrivain venu
du peuple, et qui entend ne pas le trahir : pervertir de l’intérieur le langage de la société,
et donc de sa morale ? […] Si Philippe n’est pas devenu un classique, n’est-ce pas d’abord
parce qu’il est trop dérangeant ? Cette écriture, cette vision du pauvre, ne seraient-elles
pas inadmissibles par une société dont les valeurs sont tout à l’opposé ? » (ibid., p. 36-37).
11. C.-L. Philippe, Bubu di Montparnasse, trad. it. V. Pratolini, Turin, Einaudi (Scrittori tra-
dotti da scritttori ; no 32), 1989.
12. C.-L. Philippe, Bubu de Montparnasse, p. 93. Ibid., pour les citations suivantes.
13. C.-L. Philippe, Bubu di Montparnasse, p. 39. Ibid., pour les citations suivantes.
80 Alain Sarrabayrouse

aussi pour un parquet, devient « sconnesso », « disjoint » : c’est plus logique.


On passe de l’imparfait au présent. Mais surtout, « un intérieur de fille pu-
blique à cinq francs la semaine », forme là encore peu ordinaire, fait l’objet
de toute une périphrase.

La table en bois blanc, pénétrée d’humidité, les deux chaises éventrées,


l’autre table avec la cuvette, ne semblaient pas des choses vieilles, mais
des choses tristes et moisies que le vice a rongées.
La tavola verniciata di bianco e chiazzata dall’umidità, le due sedie spagliate
e l’altra tavola con la catinella, danno l’impressione più che di cose vecchie,
di cose triste e ammuffite, corrose dal vizio.

Critique : sans doute dans son souci d’expliquer, l’auteur de la traduc-


tion transforme le bois blanc – legno dolce – en bois peint en blanc. Les
chaises ne sont plus éventrées mais « spagliate ». Très logiquement, Prato-
lini continue au présent. Le point-virgule est devenu un point.

[…] et il y avait le lit défait où les deux corps marquèrent leur place de
sueur brune sur des draps usés, ce lit des chambres d’hôtel, où les corps
sont sales et les âmes aussi.
Il letto disfatto reca le impronte scure dei due corpi sudati sulle lenzuola
logore – è un letto di camera ammobiliata ove i corpi sono sudici come le
anime.

Critique : toujours le présent en dépit du passé simple dans le texte


original. « Les corps sont sales et les âmes aussi » fait l’objet d’une explica-
tion qui en altère le sens.
Le même travail pourrait être fait sur n’importe quel autre paragraphe
du roman. Que peut-on en conclure à propos de la position traductive et de
l’horizon du traducteur, étant entendu que Vasco Pratolini ne semble avoir
laissé aucune trace de ses émois, de ses difficultés et de ses solutions de
traduction ?
On pourra dire sans doute que la volonté explicative perceptible dans
la traduction rappelle l’être en langue de l’auteur Pratolini, dont on a – c’est
exceptionnel dans ce cas d’un écrivain / traducteur – facilement l’occasion
de connaître l’écriture. De ce point de vue, il y a nivellement du style du
texte original, et la position scripturaire de Pratolini par rapport à Bubu
renvoie sans doute à une étude sur l’écriture de l’auteur Pratolini. Quant à
l’horizon du traducteur, il est lié à la fois à la connaissance (ou à la mécon-
naissance) de Charles-Louis Philippe en Italie lorsque Pratolini entame sa
traduction, aux données spécifiques liées à la vie culturelle italienne en
1942 et, peut-être aussi, à la manière générale de traduire à cette époque.
Le texte traduit comme jeu… 81

Sous cet angle, on peut se dire que, si la traduction n’avait pas été expli-
cative et fluide, elle n’aurait sans doute eu aucune chance de « passer » auprès
de quelque public et de quelque éditeur que ce soit à cette époque donnée.
Avec cet exemple, on aura compris, je l’espère, ce que veut dire Berman,
notamment en ce qui concerne le troisième volet du triptyque que j’ai pointé
du doigt, l’horizon du traducteur. À ce propos, le critique ajoute encore ceci :
Ici, il est question, comme le disent Ricœur et Jauss, d’horizon, d’expérience,
de monde, d’action, de dé- et de recontextualisation, tous concepts fonda-
mentaux de l’herméneutique moderne étroitement corrélés et qui ont en
outre, au moins pour les quatre premiers, la même dualité : ce sont des
concepts à la fois « objectifs » et « subjectifs », « positifs » et « négatifs »,
qui pointent tous une finitude et une in-finitude. Ce ne sont certes pas
des concepts « fonctionnels », en ce sens qu’ils se prêtent moins à la cons-
truction de modèles ou d’analyses formels, mais ils permettent, à mon
avis, de mieux saisir la dimension traductive dans sa vie immanente et ses
diverses dialectiques 14.

Cela posé (avec lequel je me trouve d’ailleurs en parfait accord) une


question vient, ou plutôt me vient irrésistiblement à l’esprit, notamment à
propos des tout premiers moments d’approche proposés par Berman – la
lecture du texte traduit suivie de la lecture de l’original. Cette question est
liée à une réflexion désormais ancienne sur l’observation scientifique : de
quelle manière et dans quelle mesure l’observateur influe-t-il sur l’objet de
son étude ?
Dans le cas qui nous occupe, la question peut se poser ainsi : n’existe-
rait-il pas un moyen de lire le texte traduit qui irait au-delà des données
produites par Berman, et qui, si cela est possible, les compléterait en quel-
que sorte, en prenant à la fois en compte l’horizon du traducteur et une
approche de l’effet produit sur le lecteur ? Autrement dit, la lecture préala-
ble des textes en traduction puis en langue originale, les éléments de recher-
che sur le traducteur, plus le triptyque que je viens de tenter d’illustrer à
partir du court exemple sur le Bubu de Pratolini (triptyque que Berman
rappelle et met lui-même en évidence à la fin de son chapitre « Esquisse
d’une méthode ») suffisent-ils à la critique des traductions ? Ne faudrait-il
pas lui adjoindre un autre moment de réflexion sur l’effet comparé sur le
lecteur ?
Le but serait de procéder, avec des outils si possible précis, à une re-
cherche de l’effet comparé sur le lecteur en langue originale et sur le lecteur
en langue traduite. Autrement dit encore, la question peut se poser de la

14. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 81.


82 Alain Sarrabayrouse

manière suivante : l’étude des conditions dans lesquelles une traduction a


été faite suffit-elle, et ne faut-il pas lui ajouter une étude des effets possibles,
à une époque donnée ? Cela permettrait peut-être de mieux comprendre
implicitement ce que le traducteur a voulu faire (ce que Berman appelle
d’ailleurs « la manière dont le traducteur va accomplir sa translation litté-
raire », et qu’il place dans le moment qu’il intitule le projet de traduction 15) ;
et cela permettrait aussi, peut-être, au passage, de voir si les ressorts du jeu
de lecture, inscrits dans le texte original, ont été préservés ou non dans le
texte traduit.
Une ou deux objections s’imposent d’évidence. La première, et certai-
nement la principale, c’est qu’Antoine Berman lui-même inclut en quelque
sorte ce travail dans les premières étapes de sa méthode, lorsqu’il propose,
nous l’avons dit, une lecture et relecture de la traduction sans l’original et des
lectures de l’original. Sauf que, précisément, il refuse absolument d’aller au-
delà de la « simple lecture » comme préparation à la confrontation. Et d’ail-
leurs, dit-il, « ces lectures sont plus liées, plus systématiques que celles du
traducteur, mais elles ne sont pas non plus inféodées à tel type d’analyse » 16.
La seconde objection est d’ordre épistémologique : à supposer même qu’on
brave l’interdit de Berman, pourra-t-on jamais s’appuyer sur une analyse
de l’effet qui soit probante, précise et rigoureuse, au point de pouvoir dire
qu’elle suffit à effectuer une comparaison sinon exacte, ou du moins assez
proche, de la perception globale des lecteurs dans les deux zones linguisti-
ques et culturelles concernées ? S’il n’y a qu’un auteur, on sait que les poten-
tialités d’expression sous-jacentes à un texte sont multiples, et les percep-
tions puis les interprétations des différents lecteurs plus nombreuses encore.
D’où le caractère assez improbable, et sans nul doute présomptueux, d’une
analyse qui se voudrait générale au point d’englober les perceptions, récep-
tions et éventuellement implications des différents lecteurs, avec de sur-
croît la difficulté supplémentaire du parallèle entre langue-culture source
et langue-culture cible.
Tentons tout de même de braver l’interdit bermanien, et d’appréhen-
der au moins une part de l’effet de lecture, par un aspect qui soit le moins
sujet à caution possible. Pourquoi ce défi au « maître » ? Parce que de toute
manière, il n’y a pas de lecture critique anodine. C’est pour le moins un
leurre en effet – et ce peut-être dans certains cas une tromperie – que de
croire ou de faire croire qu’on peut se cantonner, dans la lecture première
de la traduction, puis dans la lecture de l’original, à une simple imprégna-

15. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 76.


16. Ibid., p. 69-70.
Le texte traduit comme jeu… 83

tion par les textes, au jeu des impressions, dont Berman dit que ce seraient
elles, elles seules, qui vont orienter notre travail ultérieur. Il est certes vrai,
reconnaissons-le, que, pour ce qui concerne la lecture du texte traduit, l’au-
teur ajoute immédiatement
[qu’] il ne faut certes pas en rester là, car non seulement toute impression
peut être trompeuse, mais mainte traduction est trompeuse, et donc pro-
duit des impressions trompeuses 17.

Il est vrai également qu’il concède


[que] ce que la linguistique, la poétique, l’analyse structurale, la stylistique
nous ont révélé du langage, des œuvres et des textes au xxe siècle est un
« incontournable » du travail critique 18.

Mais ce que Berman omet de dire, c’est que, si soumis qu’il soit à ses
« impressions », le lecteur-critique qu’il appelle de ses vœux est, qu’il le
veuille ou non, identifiable par ce qu’on est fondé à définir comme son
« régime de lecture », ou pour parler plus simplement, par sa façon de lire.
De ce point de vue, il se situe plus dans la catégorie que Vincent Jouve,
modifiant les termes de la tripartition introduite par Michel Picard, nomme
la catégorie, ou le régime, du lectant :
Il est plusieurs façons de lire un roman. Certains, oubliant la nature lin-
guistique du texte, se laissent duper par l’illusion représentative et vivent,
le temps de la lecture, dans un monde différent du monde réel. D’autres,
au contraire, ne perdent jamais de vue que tout texte, romanesque ou
non, est d’abord une construction. C’est à cette seconde catégorie que
l’on réservera le nom de « lectant ». […] Le lectant a donc pour horizon
une image de l’auteur qui le guide dans sa relation au texte. L’auteur peut
être perçu de deux façons : il est aussi bien l’instance narrative qui préside
à la construction de l’œuvre que l’instance intellectuelle qui, par le canal
du texte, s’efforce de transmettre un « message ». Le lectant peut ainsi être
dédoublé en lectant jouant (qui s’essaye à deviner la stratégie narrative du
romancier) et en lectant interprétant (qui vise à déchiffrer le sens global
de l’œuvre) 19.

Qu’il soit jouant ou interprétant, et tout dégagé qu’il soit, tout « non
inféodé » 20 qu’il soit à tel type d’analyse, il me semble clair que, dès lors

17. Ibid., p. 66.


18. Ibid., p. 70.
19. V. Jouve, L’Effet-personnage…, p. 83-84.
20. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 70.
84 Alain Sarrabayrouse

justement qu’il est critique ou s’apprête à l’être, dès lors que, comme le dit
Berman – je le répète –, dans son travail pré-analytique ses « lectures sont
plus liées, plus systématiques que celles du traducteur » 21, il me semble
clair, donc, que ce lecteur-critique des traductions se situe bien du côté du
lectant.
Dans son travail de déchiffrement préalable de la qualité d’une traduc-
tion, notre lecteur-critique bermanien a donc moins de chances que d’au-
tres lecteurs (même s’il en a tout de même) de se situer dans l’une des deux
autres catégories que définissent d’un commun accord Picard et Jouve, celle
du lisant (c’est-à-dire la part du lecteur victime de l’illusion romanesque)
et celle, plus profonde et plus subjective, du lu. À propos du lu, Vincent
Jouve le définit ainsi :
Le lu, tel qu’il est défini par Michel Picard, recouvre une partie des phé-
nomènes de lecture que nous avons rangés sous le concept de lisant aux-
quels vient s’ajouter la satisfaction de certaines pulsions inconscientes 22.
Le concept de lectant, auquel semble donc se rattacher tout critique, y
compris le critique de traduction, présente cet intérêt de renvoyer à une
réflexion sur ce que Berman lui-même, sans développer outre mesure le
concept, nomme la « consistance immanente » 23 du texte traduit (défini
comme le fait que le texte « tienne » : sa systématicité et sa corrélativité,
l’organicité de tous ses constituants). Mais, à mon sens, ce concept de lec-
tant permet aussi d’aller au-delà. Car ce que recherche Berman, c’est une
consistance immanente en soi du texte traduit, qu’il veut lire d’ailleurs,
rappelons-le, avant même de lire l’original.
Or, on peut se demander si, dans le cadre d’un travail d’évaluation de
la qualité de la translation, le critique-lectant ne devrait pas (ou ne doit pas,
malgré qu’il en ait) se poser aussi la question de la « consistance comparée »
des deux textes qu’il a sous les yeux.
Je m’explique. Qu’elle soit originale ou traduite, l’œuvre d’art pose le
problème de son interprétation, et ce, d’autant plus que la distance tempo-
relle est grande par rapport à sa production, et d’autant plus également
que la distance spatiale est grande entre le spectateur, le lecteur, et le lieu de
production (qu’on pense par exemple, pour nous, à des textes contempo-
rains, en français, s’appuyant sur des référents québécois ou maghrébins).
La question de la recherche de la « vérité », en dépit de sa distance, de l’œu-
vre d’art, et en particulier de l’œuvre littéraire, telle qu’elle a été posée au

21. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 69-70.


22. V. Jouve, L’Effet-personnnage…, p. 89.
23. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 65.
Le texte traduit comme jeu… 85

départ par Schleiermacher, a notamment reçu pour réponse au fil du temps


qu’il convenait de procéder à une reconstitution patiente de tous les élé-
ments partiels ou occasionnels entrant dans la constitution de l’œuvre. Il
s’agirait de les retrouver tels qu’ils sont, ou supposés être, à l’origine de sa
mise en œuvre, pour restituer précisément la « vérité » de l’œuvre, en se
fondant sur ce cercle herméneutique à partir duquel la vérité de l’ensemble
naîtrait de la connaissance précise des détails, lesquels à leur tour seraient
éclairés par la vérité de l’ensemble.
À cela, Gadamer a répondu que la méthode
n’est finalement pas moins absurde que le serait la restitution ou la res-
tauration de la vie passée. Comme toute restauration, le rétablissement
des conditions originelles est une tentative que l’historicité de notre être
voue à l’échec. Ce que l’on a rétabli, la vie que l’on a fait revenir de l’alié-
nation, n’est pas la vie originelle. Elle ne fait qu’acquérir avec la persis-
tance de l’aliénation une persistance seconde dans la culture 24.

Ces propos efficaces semblent condamner – et d’ailleurs, ils condam-


nent de fait – tout travail de restitution, et particulièrement, à plus forte
raison, le travail de restitution par la traduction. En conséquence de quoi,
ce lectant qu’est le lecteur critique des traductions ne pourra jamais préten-
dre retrouver, dans le texte traduit, et quelle que soit la qualité des éventuels
appareils interprétatifs et des divers auxiliaires qui l’accompagnent, autre
chose qu’une nouvelle œuvre, « une persistance seconde dans la culture ».
Ce lectant-là ne pourra éventuellement prétendre être interprétant que sur
l’œuvre originale.
En revanche, ce même critique-lectant peut, et à mon sens doit pouvoir
être un lectant jouant, et cela, dans la même mesure pour les deux textes en
présence, qu’il s’agisse du texte original ou du texte traduit. Ou plutôt, en
tant que critique-lectant-jouant, il pourra (et il le fera sans doute malgré
lui), chercher à mesurer si tous les éléments de la traduction permettent,
ou non, au lecteur de la traduction, dans une même mesure que pour l’ori-
ginal, de s’essayer à deviner la stratégie narrative du romancier.
Or si, globalement, il n’y aura pas de divergence (il faut l’espérer) du
point de vue de la macrostructure, se posera en revanche simplement, et
presque banalement, la question des distances à propos d’objets occasion-
nels. Pour le critique-lectant-jouant – que nous sommes tous peu ou prou –
la question pourra être de savoir comment, dans le texte d’arrivée, a été
mise ou non en œuvre une stratégie telle qu’il y ait une même distance, ou

24. H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 186.


86 Alain Sarrabayrouse

une même distance probable, entre la perception que le lecteur en langue


originale a, ou peut avoir, ou a pu avoir, non seulement avec le style parti-
culier de l’œuvre, mais par exemple, avec des situations historiques don-
nées, avec certains référents précis, avec l’utilisation d’autres langues dans
le corps même du texte, etc.
Nous sommes ici particulièrement dans ce que j’appellerai « l’intra-
textuel à effet extratextuel ». Pour donner des exemples volontairement
limite : comment Gadda joue-t-il avec la langue, et comment telle traduc-
tion de Gadda a-t-elle translaté ce jeu ? Comment tel auteur italien à la
mode introduit-il une langue sicilienne ou un ersatz de langue sicilienne
dans ses polars, et comment les traductions ont-elles translaté ces intro-
ductions ? Dans l’autre sens, que faire des expressions étranges d’un texte
de Charles-Louis Philippe, de ses référents strictement parisiens et com-
ment les translater en italien ? Au-delà de ces cas limites, les problèmes de
distance et de translation existent pour toute traduction, et concernent les
objets littéraires les plus divers.
N’appartient-il pas au critique, dès lors qu’il est – presque forcément –
un critique-lectant-jouant, de pointer la nature de ces translations, de mesu-
rer la longueur et la qualité des distances, pour avoir, dès la première lec-
ture (et quel que soit le sens des lectures), une idée, non pas de la « qualité »
ou non d’une traduction, mais du projet implicite ? La méthode critique
que proposait Antoine Berman a le mérite de la rigueur, mais elle a le défaut
de la lourdeur. Dès lors qu’on postule, encore une fois, que jamais, ou seu-
lement exceptionnellement, un critique ne pourra être un lisant qui se perd
dans le monde irréel de la fiction, mais qu’il ne peut être qu’un lectant, un
lectant-jouant par-dessus le marché, certaines étapes de la méthode parais-
sent inutiles. Et la simple lecture de l’échantillon de texte original et de
l’échantillon de texte traduit que nous avons eu sous les yeux permet d’en-
visager, on l’a vu, certains aspects du processus de translation – le rythme,
le caractère explicatif – qui à eux seuls forment d’ores et déjà des éléments,
même si ce ne sont certainement pas les seuls, aptes non pas à caractériser,
et encore moins à stigmatiser la traduction, mais à comprendre en partie
le projet implicite de traduction.

Alain Sarrabayrouse
Université de Paris X – Nanterre
MISES EN SCÈNE DU TRADUIRE :
QUAND LA FICTION PENSE LA TRADUCTION

Résumé : L’auteur de cette contribution se propose d’explorer les implications épis-


témologiques – poétiques, esthétiques, rhétoriques, génériques, formelles – existant
entre les fictions littéraires sur la traduction (les stratégies narratives de mise en fic-
tion de la traduction) et les formes fonctionnelles de l’argumentation théorique.
Son attention sera retenue par deux romans relevant du champ de production lit-
téraire francophone, Amour bilingue d’Abdelkebir Khatibi (1983) et Le Désert mauve
de Nicole Brossard (1987), par un roman italien paru récemment, Di seconda mano
de Laura Bocci (2004) et par l’œuvre incontournable de Jorge Luis Borges. Les
modalités et les conditions de coexistence d’une intention cognitive et d’une fina-
lité esthétique ne manqueront pas d’éveiller un double questionnement sur le sta-
tut de la représentation dans son rapport avec la langue ainsi que sur l’évolution et
le brouillage des genres littéraires.

Riassunto : L’autore di questo contributo si propone di analizzare le implicazioni epi-


stemologiche – poetiche, estetiche, retoriche, generiche e formali – esistenti tra le finzioni
letterarie sulla traduzione (le strategie narrative di messa in scena della traduzione) e
le forme funzionali dell’argomentazione teorica. La sua attenzione si rivolge in partico-
lare a due romanzi appartenenti alla produzione letteraria francofona, Amour bilin-
gue di Abdelkebir Khatibi (1983) e Le Désert mauve di Nicole Brossard (1987), a un
romanzo italiano di recente pubblicazione, Di seconda mano di Laura Bocci (2004) e
all’opera fondamentale di Jorge Luis Borges. Le modalità e le condizioni di coesistenza
di una intenzione cognitiva e di una finalità estetica non mancheranno di suscitare
una duplice questione, tanto sullo statuto della rappresentazione in relazione alla lin-
gua quanto sull’evoluzione e la confusione dei generi letterari.

J’ai une grande nouvelle à vous apprendre, dit le traducteur, je


viens de donner mon Horace au public. – Comment !, dit le
géomètre, il y a deux mille ans qu’il y est. – Vous ne m’entendez
pas, reprit l’autre : c’est une traduction de cet ancien auteur
que je viens de mettre à jour ; il y a vingt ans que je m’occupe à
faire des traductions. – Quoi ! Monsieur, dit le géomètre, il y a
vingt ans que vous ne pensez pas ? Vous parlez pour les autres,
et ils pensent pour vous ?
Montesquieu, Lettres persanes

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 87-102


88 Antonio Lavieri

Aucun problème n’est aussi consubstantiel aux lettres et à leur


modeste mystère que celui que propose une modeste traduction.
Jorge Luis Borges, Les Traductions d’Homère

Or, nous aimerions isoler la réalité de la fiction, nous qui aime-


rions que ça compte vraiment, nous voici, par un incalculable
retour des choses imagées, à nouveau parmi les bruits familiers,
à égale distance du hasard et de la finalité.
Nicole Brossard, Le Désert mauve

La bi-langue ! La bi-langue ! Elle-même, un personnage de ce


récit, poursuivant sa quête intercontinentale, au-delà de mes
traductions.
Abdelkebir Khatibi, Amour bilingue

Le récit de la théorie
La traductologie se caractérise aujourd’hui par une telle diversité d’appro-
ches qu’elle ne semble plus se référer à un seul paysage, à un seul horizon,
de telle manière qu’il devient difficile de s’y orienter en suivant des repères
légitimes 1. Qu’il s’agisse de Traductologie, de Translation Studies ou de Über-
setzungswissenchaft, cette discipline, dont le caractère prescriptif n’échap-
pera à personne, se prête à une variété de dérives herméneutiques où les
visions du monde qui y sont incluses – réalisme, nominalisme, postmoder-
nisme, postcolonialisme, etc. – loin de s’intégrer, se heurtent en revanche,
finissant par prendre la forme d’idéologies rigides et stagnantes qui n’ont
que peu de chances de contribuer au renouvellement d’une pensée critique.
En effet, dans le souci d’ôter tout soupçon à la solidité de leurs fonde-
ments épistémologiques, les « sciences de la traduction » finissent souvent
par imposer un masque normatif et dogmatique à une pensée qui ne s’en-
racine que dans le mythique et le sacré. Le péché théologique et politique 2

1. Cf. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l’Allemagne romantique,


Paris, Gallimard, 1985 ; id., Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard,
1995 ; id., La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999 ; E. Gentzler,
Contemporary Translation Theories, Londres – New York, Routledge, 1993 ; J.-R. Ladmiral,
Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979 ; L. Venuti, The Translator’s Invi-
sibility : a History of Translation, Londres – New York, Routledge, 1995 ; id., The Scandals of
Translation : towards an ethics of difference, Londres – New York, Routledge, 1998 ; E. Mattioli,
Contributi alla teoria della traduzione letteraria, Aesthetica Preprint, no 37, 1993 ; id., Ritmo e
traduzione, Modène, Mucchi, 2001 ; H. Meschonnic, Pour la poétique II : Épistémologie de
l’écriture. Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973 ; id., Poétique du traduire, Lagrasse,
Verdier, 1999 ; P. Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.
2. Par ailleurs, j’ai déjà eu l’occasion de souligner la nécessité de reconsidérer les étapes de
la construction symbolique de l’autorité lettrée et savante dans le monde occidental : une
poétique et une anthropologie critiques et comparatives du traduire qui nous permettront
Mises en scène du traduire… 89

de notre tradition et de nos habitudes conceptuelles pèse encore lourdement,


par exemple, sur les formalisations des notions de « fidélité » et d’« équi-
valence », que nous retrouvons ipso facto dans la transmission du savoir
théorique, dans la formation dispensée aux traducteurs dans les écoles
professionnelles, mais aussi dans les textes littéraires traduits et publiés par
des maisons d’édition et livrés à un lecteur qui ne pourra que très rare-
ment en apprécier les conséquences. Or, pour sortir de cette impasse, je
crois que les études traductologiques se doivent de prendre le risque de
leur instabilité épistémologique, d’assumer leur configuration hybride,
transdisciplinaire et transgénérique, pour s’ouvrir à l’espace imprévisible
de la subjectivité 3.
Mais, quel rapport y a-t-il entre littérature et savoirs ? Et, plus précisé-
ment, entre littérature et savoir traductologique ? Que peut savoir une fic-
tion littéraire des théories et des pratiques traductives ? La réflexion sur le
pouvoir heuristique de la fiction, sur la « fictionnalité » du savoir et le con-
tenu cognitif de l’art et de la littérature 4 a été développée d’une part, par
les études issues de la crise du structuralisme des années soixante de Paul
Ricœur (sur la narrativité du savoir et le pouvoir heuristique de la fiction 5)
et de Michel de Certeau (portant sur le caractère performatif du récit his-
torique 6) ; de l’autre, par les recherches issues de l’épistémologie des scien-
ces naturelles (Paul Feyerabend, Ilya Prigogine, etc.) 7 qui, en proposant

3. d’analyser, de réviser et d’affiner les métalangages dont nous disposons pour l’étude inter-
culturelle de la traduction et de ses pratiques (cf. A. Lavieri, Esthétique et poétiques du tra-
duire, Modène, Mucchi, 2005, p. 71-73 ; cf. également La traduzione fra filosofia e letteratura /
La Traduction entre philosophie et littérature, A. Lavieri (éd.), Turin – Paris, L’Harmattan, 2004).
3. Cf. J.-R. Ladmiral, Della traduzione : dall’estetica all’epistemologia, A. Lavieri (éd.), Modène,
Mucchi, à paraître.
4. Les colloques organisés et les études publiées dans les dernières années en témoignent, à
commencer par la célèbre conférence de Jürgen Habermas : « La philosophie et la science
font-elles partie de la littérature ? » [1988], trad. fr. R. Rochlitz, Revue des Sciences humaines,
no 221, 1991, p. 13-32. Dans Fiction & connaissance, Catherine Coquio souligne qu’« une même
culture, la nôtre, fait donc coexister le registre véridictionnel du témoignage et le perspecti-
visme radical de Goodman ou le fictionnalisme postmoderne. La critique de la vérité, de la
science classique et du réel objectif au nom du paradigme fictionnel se présente comme une
théorie de la multiplicité, contemporaine et proche du discours postmoderne et de la phi-
losophie cognitive » (Fiction & connaissance : essais sur le savoir à l’œuvre et l’œuvre de fiction,
C. Coquio, R. Salado (éd.), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 12). Et encore : « la réflexion sur le
pouvoir heuristique de la fiction est plus précisément le produit conjugué de deux mouve-
ments de pensée différents, qui mettent l’accent sur la production historique des sciences et
sur la créativité de leurs discours » (ibid.).
5. P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983.
6. M. de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
7. Cf. P. Feyerabend, Contre la méthode : esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance,
trad. fr. B. Jurdant, A. Schlumberger, Paris, Seuil, 1979 et id., La Science en tant qu’art, trad. fr.
90 Antonio Lavieri

une nouvelle alliance entre art et science, étendent le modèle fictionnel à la


science moderne ainsi qu’à tout système symbolique 8. Dans ce contexte, je
me propose d’explorer les implications épistémologiques – poétiques, es-
thétiques, génériques, idéologiques, formelles – pouvant exister entre les
formes fonctionnelles de l’argumentation théorique et les discours fiction-
nels sur la traduction 9.
La production littéraire contemporaine offre maints exemples de textes
qui mettent en scène l’activité critique et interprétative. Ici, je m’intéresse
aux œuvres exprimant un point de vue sur la traduction, une poétique fic-
tionnelle de la traduction qui puisse rivaliser avec l’ambition théorique des
sciences humaines et sociales de formaliser les pratiques du traduire. À
l’instar de l’essai, et par-delà l’opposition entre modèle et récit caractérisant
le texte scientifique (traductologique), l’écriture littéraire (récit, roman)
peut fonctionner comme mise en scène de son dépassement ou, plus préci-
sément, comme pratique théorique du traduire. En ce sens, le Pierre Ménard
de Jorge Luis Borges 10 constitue – comme l’œuvre borgesienne tout entière –
l’archétype d’une réflexion fictionnelle sur le langage, sur l’écriture litté-
raire et la traduction dans la littérature du xxe siècle.
Bien que les exemples littéraires ne manquent pas tout au long de l’his-
toire, où la traduction est thématisée et « racontée » en exploitant des moda-
lités et des genres différents, ce n’est que dans les dernières décennies qu’on
assiste à l’éclosion de ce que j’ose appeler « récit de traduction ». Je me limi-
terai ici à donner quelques exemples tirés des productions littéraires fran-
çaise et francophone (québécoise et maghrébine), mais aussi des littératures
italienne et hispano-américaine : Amour bilingue d’Abdelkebir Khatibi 11,
Les Grandes Marées et La Traduction est une histoire d’amour de Jacques
Poulin 12, Le Désert mauve de Nicole Brossard 13, Deux étés d’Erik Orsenna 14,

8. F. Périgaut, Paris, Albin Michel, 2003 ; I. Prigogine, I. Stengers, La Nouvelle Alliance : méta-
morphose de la science, Paris, Gallimard, 1979.
8. Cf. Récit et connaissance, F. Laplantine et al. (éd.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998.
9. Les études traductologiques contemporaines ont délaissé la question, se consacrant prin-
cipalement à l’examen historique des idées, des théories et des pratiques du traduire rele-
vant des formes les plus diverses de discours de savoir, au détriment des stratégies de mise
en fiction du savoir traductologique à l’œuvre dans les textes littéraires.
10. J.L. Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », in Fictions [Ficciones, 1941], trad. fr.
P. Verdevoye, I. Caillois et R. Caillois, Paris, Gallimard, 2003.
11. A. Khatibi, Amour bilingue, Montpellier, Fata Morgana, 1983.
12. J. Poulin, Les Grandes Marées, Montréal, Leméac, 1978 ; id., La Traduction est une histoire
d’amour, Montréal – Arles, Leméac – Actes Sud, 2006.
13. N. Brossard, Le Désert mauve, Montréal, L’Hexagone, 1987.
14. E. Orsenna, Deux étés, Paris, Fayard, 1997.
Mises en scène du traduire… 91

Insomnia : une traduction nocturne de Rosie Delpuech 15, La Traduction de


Pablo de Santis 16, La Caverne des idées de José Carlos Somoza 17, Les Nègres
du traducteur de Claude Bleton 18, Di seconda mano de Laura Bocci 19, La
straduzione de Laura Pariani 20. Mais on ne saurait oublier le rôle d’un per-
sonnage comme celui d’Ermes Marana dans Se una notte d’inverno un viag-
giatore d’Italo Calvino 21, pas plus que les surprenantes aventures de Gallus,
le voleur de mots dans Le Traducteur cleptomane de l’écrivain hongrois
Deszso" Kosztolányi 22. Le phénomène investit non seulement la littérature
expérimentale, comme c’est le cas pour la production féministe du Qué-
bec, ou l’écriture romanesque qui se fait herméneutique de la parole 23,
mais aussi la littérature de genre : Le Cercle de Dante de Matthew Pearl 24,
par exemple. Il n’est pas question ici d’examiner en détail toute cette pro-
duction 25, mais je me contenterai de donner un aperçu de quatre fictions
traductives parmi les plus significatives : le « Pierre Ménard, auteur du Qui-
chotte » de J.L. Borges, Le Désert mauve de N. Brossard, Amour bilingue
d’A. Khatibi et Di seconda mano de L. Bocci.

Paradoxes de l’identité : la traduction selon Jorge Luis Borges


La poétique du traduire de Borges recoupe les formes paradoxales et ellip-
tiques de son écriture. Même si Borges ne formalise jamais une véritable
théorie de la traduction, l’importance qu’il lui accorde, dans toute activité
langagière et dans toute création littéraire, n’en reste pas moins fondamen-
tale 26. En réalité, de même qu’il n’y a pas chez Borges une théorie de la

15. R. Delpuech, Insomnia : une traduction nocturne, Arles, Actes Sud, 1998.
16. P. de Santis, La Traduction [La traducción, 1998], trad. fr. R. Solis, Paris, Métailié, 2000.
17. J.C. Somoza, La Caverne des idées [La Caverna de las ideas, 2000], trad. fr. M. Millon,
Arles, Actes Sud, 2002.
18. C. Bleton, Les Nègres du traducteur, Paris, Métailié, 2004.
19. L. Bocci, Di seconda mano : né un saggio, né un racconto sul tradurre letteratura, Milan,
Rizzoli, 2004.
20. L. Pariani, La straduzione, Milan, Rizzoli, 2004.
21. I. Calvino, Se una notte d’inverno un viaggiatore, Turin, Einaudi, 1979.
22. D. Kosztolányi, Le Traducteur cleptomane et autres histoires, trad. fr. P. Ádám, M. Regnaut,
Paris, Viviane Hamy, 1994, p. 11-17.
23. Cf. P. Dufour, La Pensée romanesque du langage, Paris, Seuil, 2004.
24. M. Pearl, Le Cercle de Dante [The Dante Club, 2003], trad. fr. V. Mikhalkov, Paris, Robert
Laffont, 2004.
25. Je me propose de le faire dans un livre en préparation, dont la parution est prévue en 2007.
Cet article n’expose donc que quelques réflexions concernant une recherche en cours.
26. Cf. A.-M. Louis, « La traduction selon Jorge Luis Borges », Poétique, no 107, septembre 1996,
p. 289-300 ; F.R. Olea, « Borges y el civilizado arte de la traducción : una infidelidad creatora
92 Antonio Lavieri

traduction, il n’y a pas une théorie de la production et de la réception lit-


téraires, de l’écriture ou de la lecture. La construction même du récit bor-
gesien consiste à renverser les formes traditionnelles du savoir. Dès lors, le
récit de fiction constitue un discours à travers lequel passe une force argu-
mentative engendrant une transformation épistémologique caractérisée
par une transversalité et une pluralité interprétatives.
Œuvre inachevée, se composant des chapitres IX et XXXVIII de la pre-
mière partie du Quichotte et d’un fragment du chapitre XXII, l’étrange pro-
jet littéraire de Pierre Ménard constitue sans doute le texte le plus significatif
où Borges fait vaciller les certitudes du lecteur aussi bien que les formalisa-
tions théoriques de la traduction. Puisqu’il ne s’agit pas d’une réécriture, ni
d’une transposition de l’œuvre de Miguel de Cervantès dans une version
contemporaine, les intentions de Ménard ne sont pas de composer un nou-
veau Quichotte, projet qui ne présenterait aucun intérêt, mais le « Quichotte ».
De ce fait, il ne s’agit pas de réaliser une copie, bien que son texte coïncide
mot à mot avec celui de Cervantès. Quoique les textes soient identiques,
Ménard ne plagie pas Cervantès : les différences entre les deux œuvres sont
essentielles et ne permettent pas de percevoir l’œuvre de Ménard comme
une tautologie. Borges soutient que nous ne sommes pas en face de la même
œuvre puisque le texte de Ménard a été produit trois siècles après celui de
Cervantès : le style est archaïsant, et mêmes les idées qu’il y exprime ont
une valeur radicalement différente.
Le récit de Borges met en question l’identité de l’œuvre littéraire :
sommes-nous en présence de deux œuvres différentes puisque écrites par
des auteurs différents, ou de la même œuvre puisque les deux textes sont
au plan syntaxique indiscernables ? Ce problème a suscité un vif débat phi-
losophique qui peut se résumer par la controverse qui a opposé Gérard
Genette à Nelson Goodman 27 : en effet Genette, dans le dernier chapitre de
L’Œuvre de l’art 28, refuse le critère goodmanien d’identité des œuvres lit-
téraires. Pour Goodman, le texte de Cervantès et celui de Ménard ne sont

27. y feliz », Nueva Revista de Filología Hispánica, no 49, 2001, p. 439-476 ; D. Louisor, « Jorge
Luis Borges and Translation », Babel, no 4, 1995, p. 209-215 ; S. Waisman, Borges and Trans-
lation : the Irreverence of Periphery, Lewisburg, Bucknell UP, 2005 ; E. Kristal, Invisible Work :
Borges and Translation, Nashville, Vanderlbilt UP, 2002.
27. Le Pierre Ménard constitue, pour l’esthétique goodmanienne « le problème de Borges » :
cf. N. Goodman, L’Art en théorie et en action, trad. fr. J.-P. Cometti, R. Pouivet, Paris, Édi-
tions de l’éclat, 1996, p. 54. Cet ouvrage propose la version française des deux premiers
chapitres de Of Minds and Others Matters (Harvard, Harvard UP, 1984), où Goodman lie
explicitement la théorie esthétique à un relativisme épistémologique et ontologique. L’ana-
lyse la plus complète du « problème de Borges » est sans doute celle de Jacques Morizot
(cf. J. Morizot, Sur le problème de Borges : sémiotique, ontologie, signature, Paris, Kimé, 1999).
28. Cf. G. Genette, L’Œuvre de l’art : immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 259-288.
Mises en scène du traduire… 93

qu’une seule et même œuvre en vertu de leur identité syntaxique 29. Genette,
en revanche, refuse d’identifier l’œuvre au texte : selon lui, le texte de Cer-
vantès et celui de Ménard sont deux œuvres distinctes se différenciant par
l’histoire de leur production. En définitive, le Ménard de Borges pose un
problème sérieux à la théorie notationnelle de Goodman 30. Si Goodman
affirme, en vertu d’une conception intransigeante du texte, que le texte est
une condition suffisante à l’identité de l’œuvre et qu’un seul texte ne peut
correspondre qu’à une seule œuvre, Borges soutient par contre qu’en dépit
de la coïncidence des textes de Cervantès et de Ménard, il s’agit bien de
deux œuvres différentes. Le Pierre Ménard échappe de ce fait à la distinc-
tion goodmanienne entre arts autographiques et arts allographiques 31.
À la lumière du texte de Ménard la traduction ressemble à un para-
doxe. Le critère logique d’identité, qui sous-tend la formalisation des no-
tions d’équivalence et de fidélité, se révèle du point de vue épistémologique
inapproprié, dépourvu de toute efficacité heuristique pour l’étude de la
traduction. La dimension historique – extrasémiotique et pragmatique,
anthropologique et subjective – dans la production et la réception des œu-
vres littéraires apparaît comme la seule qui puisse décrire et interpréter le
mouvement du langage, les inépuisables aventures de la signifiance dans la
diversité et dans la rencontre des langues et des littératures, dans un échange
dialectique entre poétiques, cultures et traditions différentes. De plus, il ne
faut pas oublier, comme le rappelle Patricia Willson, que les fictions traduc-
tives de Borges ont eu un effet de réel tout à fait singulier sur les pratiques
théoriques du traduire en Argentine :
[Borges] a anticipé, dans des essais des années vingt et trente, plusieurs
problématiques qui seront débattues quelques décennies plus tard par
différents courants de la théorie de la traduction : il a écrit des récits qui
sont parmi les plus cités chez les théoriciens de la traduction. Une tradi-
tion féconde lui est attachée, qui conçoit la pratique d’une façon diffé-
rente : José Bianco, Aurora Bernárdez, Enrique Pezzoni, Patricio Canto,
Alberto Luis Bixio, entre autres traducteurs. Cette tradition – dont Borges
est le mythe tutélaire sans pourtant lui appartenir – a connu une bonne

29. Cf. N. Goodman, C. Elgin, Reconceptions en philosophie, dans d’autres arts et d’autres
sciences [1988], Paris, PUF, 1994, p. 62.
30. Cf. N. Goodman, Langages de l’art [1968], trad. fr. J. Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon,
1990 et J. Morizot, La Philosophie de l’art de Nelson Goodman, Nîmes, Jacqueline Chambon,
1996.
31. Selon Gérard Genette, les œuvres d’art recouvrent deux types d’existence : l’immanence
et la transcendance. L’immanence, définie par le type d’objet en lequel consiste l’œuvre
d’art, recouvre deux régimes qui ont été appelés, à partir de Nelson Goodman, autogra-
phique et allographique (cf. A. Lavieri, Esthétique et poétiques du traduire, p. 56).
94 Antonio Lavieri

fortune, si l’on considère qu’elle est encore cautionnée par les institutions :
on enseigne à traduire comme eux ont traduit, les éditeurs préfèrent que
l’on traduise à leur manière. Peut-être une traduction de Borges ne passe-
rait-elle pas un essai éditorial 32.

Devenue littérature, « traduite » en fiction, la traduction selon Borges


déploie un nouveau savoir, plus flou mais plus souple ; un savoir, une pra-
tique théorique, une poétique qui s’opposent ainsi aux modèles traducto-
logiques issus des formalisations de la linguistique et des théories acadé-
miques. Des nouveaux possibles voient le jour, une nouvelle politique de
l’écriture et des savoirs qui rend leur voix aux traducteurs, en les libérant
des « hoquets universitaires », théologiques et scientifiques, de l’identité et
de la représentation.

De l’écriture comme pratique théorique du traduire : Nicole Brossard


Les « effets de réel » produits par les fictions borgesiennes caractérisent
aussi le nouveau genre de la théorie-fiction (fiction-theory) et le mouvement
de la réécriture au féminin, qui ont joué un rôle capital dans le champ de
production littéraire québécois, tout en permettant une interrogation iné-
dite sur les concepts d’auctorialité, d’original, de fidélité, et d’équivalence à
la lumière des transformations opérées par les nouvelles pratiques d’écri-
ture. À partir des années 1980, on assiste donc au Canada à l’émergence de
la théorie-fiction, genre littéraire privilégié par la revue Tessera 33. Comme
nous le rappelle Barbara Godard, l’analyse comparative développée par la
théorie-fiction met en évidence « le statut représentationnel du discours
théorique aussi bien que les modèles théoriques inscrits dans les textes
littéraires » 34. La théorie-fiction se pose comme un espace de recherche où,
au lieu de travailler à la distinction des catégories génériques, on tente de

32. P. Willson, « La fundación vanguardista de la traducción », Borges Studies on Line, J.L. Borges
Center for Studies & Documentation : http://www.hum.au.dk/romansk/borges/bsol/pw.htm
(traduit par mes soins).
33. Cf. B. Godard, « La traduction comme réception : les écrivaines québécoises au Canada
français », TTR Traduction, Terminologie, Rédaction, no 1, 2002, p. 78 : « L’élaboration d’une
théorie féministe de la traduction s’est poursuivie dans les pages de Tessera, un périodique
littéraire féministe bilingue, où l’on a beaucoup analysé les rapports au pouvoir de la sexua-
tion du discours dans la traductologie, la narratologie, et les fictions de l’identitaire. L’in-
tervention féministe dans la théorie et la pratique de la traduction ne se limite pas à cette
analyse des lacunes dans la traduction des textes de femmes par des traducteurs mascu-
lins, mais se penche sur toute la problématique de l’autorité textuelle et de la transmission
du savoir. Sous le signe de la différence, comment maintenir l’hypothèse de l’équivalence
entre des langues ? Qui détermine quand l’équivalence est atteinte ? ».
34. Ibid., p. 80.
Mises en scène du traduire… 95

mettre en lumière l’inefficacité de ces catégories, qui reposent sur les oppo-
sitions homme / femme, théorie / fiction, texte / contexte, forme / sens, moda-
lités énonciatives / pratiques sociopolitiques.
Le roman de Brossard met en scène l’histoire d’une traduction 35 : celle-
ci est le sujet et l’objet du roman. Les quarante premières pages du livre
constituent le « Désert mauve », récit éponyme de Laure Angstelle, rédigé
en majeure partie à la première personne par le personnage de Mélanie,
une adolescente de quinze ans qui vit dans un motel avec sa mère. Dans la
deuxième partie du roman de Brossard, intitulée « Un livre à traduire », le
récit de Laure Angstelle est retrouvé par une traductrice, Maude Laures,
qui consacrera ces pages à ses notes de traduction. La troisième et dernière
partie, dont le titre est « Mauve, l’Horizon », est constituée de la traduction
du récit de Laure Angstelle par Maude Laures. Cette partie a sa propre page
de couverture, comprenant les noms de l’auteur et du traducteur, ainsi que
l’indication de la maison d’édition : Les Éditions de l’Angle. Mais le plus
surprenant est que les trois parties de l’œuvre de Brossard sont en français,
y compris donc le texte original censé être en anglais. De ce fait, Le Désert
mauve met en scène le passage de l’original anglais de Mélanie à la traduc-
tion française de Maude Laures, mais on assiste en réalité au passage d’un
original français à une version française. Comme le souligne Robert Dion,
la traduction de Maude Laures représente une répétition troublée, trem-
blée, du « Désert mauve » de Laure Angstelle […] ; la répétition, et c’est là
le sens du paradoxe borgesien dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte »,
est aussi bien une tentation absolue qu’une impossibilité absolue – impos-
sibilité par ce qu’elle ajoute au texte répété, qui prend un autre sens d’être
simplement réitéré, et par le rapport d’antériorité et de postériorité qu’elle
établit forcément et qui marque l’inexorable passage du temps 36.

Le Désert mauve dégage une véritable poétique de la traduction qui ne


se limite pas aux positions féministes. Il met en question, en les dépassant,
les problèmes de l’autorité textuelle, de la construction du sens et du savoir

35. Cf. N. Brossard, Écrire : l’horizon du fragment, Boucherville, Éditions Trois-Pistoles, 2004,
p. 99 : « C’est uniquement dans le cadre de la création (Le Désert mauve) que j’ai pu vivre
et imaginer l’expérience de la traduction qui, depuis que j’avais travaillé côte à côte avec
mes traductrices, me semblait une pratique fascinante répondant à plusieurs opérations
mentales et affectives révélatrices de la façon dont nous appréhendons le monde et le réin-
sérons dans un ensemble sémantique en constant changement. Il y a dans la traduction
une énigme concernant la captation et la construction que nous faisons de la réalité. Tout
comme la création, la traduction aide à comprendre la manière nôtre d’être au monde,
c’est-à-dire en état constant de virtualité ».
36. R. Dion, Le Moment critique de la fiction : les interprétations de la littérature que proposent
les fictions québécoises contemporaines, Québec, Nuit Blanche, 1997, p. 71-72.
96 Antonio Lavieri

et, de ce fait, les notions d’auctorialité, d’équivalence et de fidélité mille


fois codifiées par les théories de la traduction. Si une poétique de la traduc-
tion se doit d’être éthique, Le Désert mauve situe sa propre poétique de la
traduction dans une « éthique de la différence sexuelle » 37 qui « se double
d’une éthique de la différence culturelle » 38.
Les pratiques de réécriture au féminin soulignent le processus de tra-
duction, en rendant visible l’aspect créatif de la ré-énonciation 39. Le traduc-
teur devient le sujet d’une énonciation qui empêche d’entendre le traduire
comme pratique mimétique, en accentuant l’aspect interprétatif, montrant
que la traduction de la littérature ne s’épuise jamais en une pragmatique
de la communication. La traduction comme réécriture au féminin fait tom-
ber les dichotomies traditionnelles codifiées par une certaine linguistique
et une certaine théorie littéraire (signifiant / signifié, poésie / prose, fiction /
théorie) au profit d’une théorie du continuum dans le langage. En ce sens,
l’écriture du Désert mauve se fait pratique théorique du traduire, inscrivant
et thématisant dans une fiction littéraire les positions poétiques soutenues
par Henri Meschonnic dans sa poétique de la traduction ainsi que dans
son projet général d’anthropologie historique du langage 40.
Le Désert mauve interroge, dès lors, la notion habituelle de « reproduc-
tion » textuelle qui vise le « sens » en négligeant la matérialité de la langue et
les structures formelles et rhétoriques du discours 41. Ces stratégies démon-
trent l’impossibilité de la fidélité en accentuant le processus interminable
de réécriture :
La critique féministe de la représentation, de la répétition non pas comme
une mauvaise copie selon l’idéalisme platonicien mais comme l’advenir
d’un sens nouveau pour lequel la répétition est une préparation, nous
renseigne sur la traduction comme un art d’approche de l’inconnu et un
accès privilégié à une créativité autre. Le savoir transmis de cette altérité

37. B. Godard, « La traduction comme réception… », p. 78.


38. Ibid. Cf. également A.M. Wheeler, « Issues of Translation in the Works of Nicole Brossard »,
Yale Journal of Criticism, no 16, fasc. 2, 2003, p. 425-454 ; M. Santoro, « Feminist Translation :
Writing and Transmission among Women in Nicole Brossard’s Le Désert mauve », in Women
Writing in Quebec, P.R. Gilbert, J. Moss, L.B. Thompson (éd.), Plattsburgh, State UP, 2000,
p. 123-134 ; K. Gould, Writing in the Feminine : Feminism and Experimental Writing in Quebec,
Carbondale – Edwardsville, Southern Illinois UP, 1990 ; S. Simon, Gender in Translation :
Cultural Identity and the Politics of Transmission, Londres – New York, Routledge, 1996.
39. Cf. S. de Lobtinière-Harwood, Re-belle et infidèle : la traduction comme pratique de réécri-
ture au féminin, Montréal – Toronto, Remue-Ménage – Women Press, 1991.
40. Cf. H. Meschonnic, Critique du rythme : anthropologie historique du langage, Lagrasse, Ver-
dier, 1982.
41. Cf. H. Servin, « Le Désert mauve de Nicole Brossard, ou l’indicible référent », Québec Studies,
no 11, 1991 / 1992, p. 55-63.
Mises en scène du traduire… 97

est un savoir qui reconnaît sa différence, ses limites, et ainsi la relativité


du savoir 42.
Ce savoir, en reconnaissant sa différence, lance un défi aux théories du
langage, de la littérature et de la traduction à la fois : l’écriture brossardienne
pense la traduction, se fait pratique théorique du traduire puisqu’elle cons-
truit avec Le Désert mauve un espace de désir entre le savoir argumentatif
de la traductologie et l’imaginaire propre à la création. Cette écriture ne se
contente donc pas de raconter une histoire, mais confie au devenir même
de la fiction la tâche de nous dévoiler les lois provisoires qui règlent les
conditions de son existence. Le Désert mauve se donne comme une fiction
du réel, une politique du sujet, pour que le sens puisse se détacher de l’en-
têtement de sa détermination et s’ouvrir à l’infinitude des représentations
de son identité.

Le défi de la bi-langue : Abdelkebir Khatibi


La traduction se configure toujours comme le reflet des relations de pou-
voir concernant deux langues. En ce sens, Amour bilingue d’Abdelkebir
Khatibi naît de la réflexion sur la langue française en tant que langue étran-
gère, dans la situation tout à fait particulière du plurilinguisme maghrébin.
Le concept de bi-langue chez Khatibi fait pour la première fois son appari-
tion dans une lettre-préface à un ouvrage de Marc Gontard, dans le but
d’assimiler le travail de l’écriture à celui de la traduction :
Tant que la théorie de la traduction, de la bi-langue et de la pluri-langue
n’aura pas avancé, certains textes maghrébins resteront imprenables selon
une approche formelle et fonctionnelle. La langue « maternelle » est à
l’œuvre dans la langue étrangère. De l’une à l’autre, se déroulent une tra-
duction permanente et un entretien en abyme, extrêmement difficile à
mettre au jour 43.
Amour bilingue relate la relation amoureuse d’un couple ne partageant
ni les mêmes origines, ni la même langue, ainsi que son désir de dépasser
toute dichotomie langagière. De ce fait, la traduction fonctionne comme
métaphore et allégorie de l’amour 44. Cette métaphore est réversible car
l’amour est aussi une métaphore de la traduction :

42. B. Godard, « La traduction comme réception… », p. 87.


43. A. Khatibi, « Lettre-préface », in M. Gontard, La Violence du texte : études sur la littérature
marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 8.
44. Cf. T.O. Beebee, « The fiction of translation : Abdelkebir Khatibi’s Love in two languages »,
SubStance : a Review of theory and literary criticism, no 73, 1994, p. 63-78.
98 Antonio Lavieri

Ce qui semblait nous unir était une extraordinaire traduction. Je veux


dire […] que j’étais moi-même transplanté dans ma parole maternelle
en un simulacre si fantastique qu’elle ne le pouvait concevoir, à son tour,
que comme une grande fiction 45.

Le même processus de mise en abyme est actif dans les récits de Jorge
Luis Borges et Nicole Brossard : aimer l’Autre n’est possible qu’à travers la
différence, littéralement la différence des langues. C’est ainsi que la traduc-
tion de l’Autre devient le projet de construction d’une bi-langue 46. Ce qui
amènera Khatibi à écrire que « toute cette littérature maghrébine dite d’ex-
pression française est un récit de traduction » 47, en soulignant : « Je ne dis
pas qu’elle n’est que traduction, je précise qu’il s’agit d’un récit qui parle en
langues ».
Les trois fictions traductives dont il a été question jusqu’ici ont en com-
mun le fait de se focaliser sur la traduction endolinguistique, c’est-à-dire sur
la reformulation (rewording) à l’intérieur de la même langue. Paradoxale-
ment, nous ne sommes pas en mesure de vérifier ce qui se passe dans la tra-
duction lorsque cette dernière advient vraiment entre deux langues. En
effet, dans ce dernier cas de figure, les hétérogénéités linguistiques finissent
par occuper presque toute notre attention, nous amenant à négliger le croi-
sement d’horizons qui caractérise toujours les textes traduits et qui se fait
évident dans une traduction de l’espagnol à l’espagnol (Borges), du fran-
çais au français (Brossard) ainsi que dans l’espace hybride de la bi-langue
(Khatibi). De plus, bien que les poétiques fictionnelles de la traduction pré-
sentées dans ces textes semblent se poser en contradiction avec les théories
contemporaines de la traduction, il n’en est rien. Les fictions de Borges, de
Brossard et de Khatibi lancent un défi à la traductologie et aux Translations
Studies.

Di seconda mano : Laura Bocci

À la différence des autres récits de traduction dont il a été question, le


roman-essai de Laura Bocci échappe à toute définition générique : s’agit-il
de l’autobiographie d’une traductrice, d’un essai sur la traduction littéraire
ou d’un roman thématisant le traduire ? Comme son sous-titre même l’in-
dique, Di seconda mano : né un saggio, né un racconto sul tradurre letteratura,

45. A. Khatibi, Amour bilingue, p. 71.


46. Cf. J. Macguire, « Forked Tongues, marginal bodies, writing as translation in Khatibi »,
Research in African Literatures, no 23, 1992, p. 107-116.
47. A. Khatibi, Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983, p. 186. Pour la citation suivante, ibid.
Mises en scène du traduire… 99

cette œuvre n’est ni un essai, ni un roman sur la traduction littéraire, mais


un voyage autobiographique au pays de la traduction : de Tunis à Bamberg,
de Berlin à Londres et de Heidelberg à Rome. Un séjour à Berlin, où l’auteur
attend l’appel d’un éditeur, constitue le prétexte narratif pour raconter des
histoires et des expériences liées à la traduction littéraire, l’expérience du
traduire n’étant jamais réduite à des histoires de traduction. Germaniste et
traductrice littéraire en italien (Jakob Lenz, Adalbert von Chamisso, Ernst
Hoffmann, Theodor Storm, etc.), elle fait référence à des théories de la tra-
duction qui renvoient en grande partie au romantisme allemand et à An-
toine Berman. Dans le livre, composé de huit chapitres et complété par des
notes en fin de texte et une bibliographie, sont évoqués Melchiorre Cesa-
rotti et Giacomo Leopardi, mais aussi Hannah Arendt, Walter Benjamin,
George Steiner et, last but not least, Jorge Louis Borges :
[…] mentre traduco, non posso smettere di pensare all’« altro » libro, che è
poi lo stesso, eppure irrimediabilmente diverso, che forse sta uscendo contem-
poraneamente dal computer dell’altro traduttore, e mi sento una specie di
Pierre Ménard redivivo, desideroso com’era di riscrivere il vero Don Chisciotte
dalla prima all’ultima riga 48.

La subjectivité du traducteur, son autobiographie, sa relation à la lan-


gue maternelle sont ici au centre du paradoxe de la traduction : le livre que
nous traduisons est et n’est pas, à la fois, la même œuvre. On pourrait être
tenté ici de penser au traducteur comme à un « altérateur », selon la défi-
nition que le neurologue et psychiatre Gilles Fénelon propose dans son
livre Le Syndrome de Munchausen 49 : les altérateurs altèrent leur histoire
médicale, leur biographie, prenant ainsi également le risque d’altérer leur
état de santé. Comparaison valable à une seule exception près : affecté par
ce trouble factice, le traducteur-altérateur retrace les symptômes de son
anamnèse, assume la responsabilité et les conséquences de ses gestes ainsi
que les transformations et les compromis dont fait l’objet le texte-source.
Ainsi fait-il renaître celui-ci dans une nouvelle langue tout en y affichant
les paradoxes de l’identité et de l’altérité, de l’écrire et du traduire :
[…] non traduco letteratura da almeno sei mesi, e nessuna delle mie propo-
ste sembra andare in porto. Così, poiché ormai senza scrivere parole non ci
posso stare, scribacchio cose mie, pur sapendo benissimo e senza ombra di
dubbio che l’altro, e solo quello, è il mio lavoro vero, e che qui, sulla pagina
bianca, davvero bianca, che di diritto appartiene allo scrittore, sono solo una

48. L. Bocci, Di seconda mano…, p. 60.


49. Cf. G. Fénelon, Le Syndrome de Munchausen, Paris, PUF, 1998.
100 Antonio Lavieri

clandestina, sbarcata dalla vecchia carretta della traduzione dopo tante,


rischiose traversate, per provare – solo per un po’ – che impressione fa pog-
giare i piedi sulla terraferma di un proprio « testo originale ». Forse, mi dico
quasi scherzando, se si passa dalla traduzione alla scrittura, si può smettere
di vivere vite altrui, e provare a vivere la propria 50…

Ce parcours qui remonte, a contrario, de la traduction à l’écriture, de


la biographie de l’Autre à sa propre biographie, nous aide à déjouer le vieil
adage du traducteur-traître, à réviser le métalangage du traductologue : le
« texte original » devient le « texte originaire » et la « seconde main » du tra-
ducteur n’est seconde qu’en termes de temporalité. On pourra de ce fait lui
reconnaître la dignité auctoriale, celle qu’on réservait à l’auteur, le traduc-
teur étant en quelque sorte l’« auteur » de la traduction. Le traducteur du
récit éponyme de Luigi Malerba 51 en est tout à fait conscient :

[…] non è necessario che io conosca la biografia di uno scrittore per identi-
ficarmi con lui, io mi limito a rivivere i suoi rapporti con il mondo delle
immagini, ma non rivivo la sua esteriorità biografica. Se mi identifico con
uno scrittore del Settecento, non mi metto la parrucca e non mi vesto in
costume, sebbene devo confessare che ho avuto qualche volta anche questa
tentazione. Quello che mi interessa sopra ogni cosa è di rifare il percorso
creativo dello scrittore mentre inventa la sua opera 52.

Si Laura Bocci adhère au projet bermanien d’une traductologie conçue


comme « la réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature
d’expérience » 53, le traducteur se doit de ne pas céder aux tentations de
l’ethnocentrisme, de rendre la « couleur de l’altérité » par cette double auto-
biographie paradoxale qu’est la traduction littéraire. En effet traduire signi-
fie vivre sa propre vie aussi bien que la vie de l’Autre, transformer et se
laisser transformer par les aventures du sens et de l’écriture, raconter et se
laisser raconter par la mémoire, faite de langues et d’expériences, qui tra-
duit notre vie.

50. L. Bocci, Di seconda mano…, p. 16-17.


51. Cf. L. Malerba, « Il traduttore », in Testa d’argento, Milan, Mondadori, 1988, p. 117-121.
52. Ibid., p. 118-119. On trouve cette position chez Paul Valéry : « Le travail de traduire, mené
avec le souci d’une certaine approximation de la forme, nous fait en quelque manière cher-
cher à mettre nos pas sur les vestiges de ceux de l’auteur, et non pas façonner un texte à par-
tir d’un autre ; mais de celui-ci, remonter à l’époque virtuelle de sa formation » (P. Valéry,
« Variations sur les Bucoliques », in Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1973, p. 215).
53. Cf. A. Berman, La Traduction et la lettre…, p. 17.
Mises en scène du traduire… 101

Dans tous les exemples narratifs analysés, nous avons véritablement


affaire à des situations de « Translatio in fabula » visant à mettre en évidence
la nature métalinguistique qui est à la base non seulement du processus
traductif mais de toute opération d’écriture : raconter l’Autre ou se racon-
ter constitue toujours une traversée des langues, une expérience culturelle
nous dévoilant un autre moi. Quand la fiction pense la traduction, la tra-
duction pense la fiction, son statut, ses fonctions et ses langages.

Antonio Lavieri
Institut supérieur d’interprétation et de traduction (ISIT), Paris
102 Antonio Lavieri
LA « FONCTION PALIMPSESTE » DU TEXTE TRADUIT

Résumé : Envisager la traduction comme un acte de création littéraire inscrit dans


le texte ou dans ses marges par la volonté de l’auteur : tel est le point de départ de
cette réflexion sur la traduction culturelle. La traduction, perçue comme prolonge-
ment virtuel ou accompli de l’écriture, révèle le palimpseste qu’est tout texte litté-
raire. Par transparence, l’auteur voit le double ou les doubles traduits, anticipe ces
lectures à venir, les infléchit ou les libère. Cette parole auctoriale entre le texte et sa
traduction définit la fonction spécifique qui lie de manière créatrice le texte à l’opé-
ration de traduction ou à sa représentation dans la fiction : nous l’avons nommée
la « fonction palimpseste ». De la position de cette parole dépend la nature de cette
fonction : située dans les marges du texte, la parole auctoriale affirme la « fonction
palimpseste externe » du texte en traduction ; inscrite dans la fiction et la poétique
du texte, elle dessine des figures nouvelles qui attestent la richesse de « la fonction
palimpseste interne » du texte traduit ; placée de manière hybride, entre le centre et
la périphérie du texte, elle libère les pouvoirs spéculaires du texte traduit.

Riassunto : Considerare la traduzione come un atto di creazione letteraria inscritto nel


testo o ai margini del testo dalla volontà dell’autore : questo è il punto di partenza della
presente riflessione sulla traduzione culturale. La traduzione, intesa come virtuale o
compiuto prolungamento della scrittura, rivela il palinsesto costituito da ogni testo
letterario. In trasparenza, l’autore vede il doppio o i doppi tradotti, anticipa queste
future letture, le orienta o le libera. Posta tra il testo e la sua traduzione, questa parola
autoriale definisce la funzione specifica che lega in modo creativo il testo all’operazione
traduttiva o alla sua rappresentazione nella finzione : l’abbiamo chiamata « funzione
palinsesto ». Dalla posizione di tale parola dipende la natura di questa funzione : situata
ai margini del testo, la parola autoriale afferma la « funzione palinsesto esterna » del
testo tradotto ; inscritta nella finzione e nella poetica del testo, essa delinea nuove figure
che attestano la ricchezza della « funzione palinsesto interna » del testo tradotto ; piaz-
zata in modo ibrido, tra il centro e la periferia del testo, questa parola libera le facoltà
speculari del testo tradotto.

Je partirai d’un postulat : le texte traduit est un palimpseste. Il est de sa


nature même d’être le fragment indissociable d’un tout plus vaste, consti-
tué, selon les cas, soit a minima par le doublet « texte original-texte tra-
duit », soit a maxima par l’ensemble des traductions d’un même texte dans

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 103-114


104 Danielle Risterucci-Roudnicky

diverses langues, ou / et des retraductions d’un texte dans une même lan-
gue. On peut choisir de lire le texte traduit comme un élément autonome
qui ne recourt pas, par transparence, au texte original ou aux autres traduc-
tions de ce texte dans d’autres cultures. Pourtant, parfois, l’auteur impose,
par des contraintes explicites, une lecture en perspective. C’est ce que j’appel-
lerais la « fonction palimpseste » du texte traduit.
Cette « fonction palimpseste », d’origine exclusivement auctoriale, est
externe ou interne au texte. La « fonction palimpseste externe » est consti-
tuée des stratégies auctoriales situées dans les marges du texte (le méta-
texte paratextuel) qui conduisent la lecture du pays d’accueil. La « fonction
palimpseste interne » est lisible dans le texte traduit lui-même, par des
signes textuels de décrochement sur le plan de la langue, de l’énonciation,
de l’intertexte, ou du texte. Il est possible de voir ces deux aspects, interne
et externe, combinés dans certaines œuvres sur un mode réflexif.
L’auteur, dans la « fonction palimpseste », fait l’expérience de « l’incom-
plétude » et de la fragmentation de toute œuvre littéraire, dans laquelle est
inscrite, dès qu’elle est publiée, la virtualité de sa ou de ses traductions. Il
anticipe (ou enregistre si la traduction est programmée) le devenir de l’œu-
vre : il prend en charge le rôle du traducteur, il évalue les résistances cultu-
relles du texte dans l’opération de passage, soucieux de la compétence du
lecteur étranger. En agissant ainsi, il adopte une posture oblique, entre pro-
duction, traduction et réception.
Je vais donc successivement analyser les aspects externe et interne de la
« fonction palimpseste » du texte traduit à partir d’œuvres de cultures diver-
ses, puis voir, dans un troisième temps, comment ces deux aspects, en se
combinant dans certaines œuvres, mettent en lumière la spécularité de la
traduction littéraire.

La « fonction palimpseste externe »


Dans la fonction palimpseste externe, l’auteur « prolonge » son travail d’écri-
vain, il tente de surmonter la fracture entre l’écriture et la traduction, de
combler les interstices qui séparent le texte original du texte traduit par un
détour péritextuel explicite qui désigne ses destinataires étrangers. Le dis-
cours « interstitiel » du péritexte auctorial vise en général trois impératifs :
corriger les intraduisibles linguistiques, éclairer les intraduisibles culturels
ou lever les implicites intertextuels.
Ainsi, la préface en français de Paul Valéry à la deuxième traduction
anglaise de La Soirée avec Monsieur Teste, qui présente le contexte biogra-
phique et intellectuel de l’œuvre, nécessaire à tout lecteur étranger, peut se
lire comme une captatio benevolentiae indirecte que le déplacement cultu-
La « fonction palimpseste » du texte traduit 105

rel rend nécessaire. Pour son auteur, il s’agit d’une œuvre difficile à lire
dans l’original, par l’exigence de son sujet et de sa langue abstraite con-
quise de haute lutte, qui « [oppose] à celui qui veut la traduire dans une
langue étrangère, des difficultés insurmontables » 1.
En revanche, la « Préface au lecteur français » d’Aldous Huxley, l’auteur
du Meilleur des mondes, fonctionne comme un « impératif de lecture étran-
gère » modulé sur une poétique de la traduction :
Ainsi qu’un son musical évoque tout un nuage d’harmoniques, de même
la phrase littéraire s’avance au milieu de ses associations. Mais tandis que
les harmoniques d’un son musical se produisent automatiquement et
peuvent être entendus de tous, le halo d’associations autour d’une phrase
littéraire se forme selon la volonté de l’auteur et ne se laisse percevoir que
par les lecteurs qui ont une culture appropriée. Dans une traduction les
tons seulement sont entendus, et non leurs harmoniques – non pas, en
tout cas, les harmoniques de l’original ; car il va sans dire qu’un bon tra-
ducteur essaiera toujours de rendre cet original en des mots qui ont, pour
le nouveau lecteur, des harmoniques équivalents. Il y a pourtant certaines
choses qu’aucun traducteur ne peut rendre, pour la bonne raison qu’il
n’existe entre lui et l’auteur de l’original d’un côté et les nouveaux lec-
teurs de l’autre, aucune base de collaboration. Certains passages de ce
volume appartiennent à la catégorie des choses intraduisibles. Ils ne sont
pleinement significatifs que pour un lecteur anglais ayant une longue
familiarité avec les pièces de Shakespeare et qui sentent toute la force du
contraste entre le langage de la poésie shakespearienne et celui de la prose
anglaise moderne. Partout où ces passages se trouvent j’ai ajouté le texte
de Shakespeare dans une note au bas de la page 2.
Le roman, composé de 18 chapitres, est animé du souffle des deux lan-
gages discordants, « moyen littéraire puissant » 3 pour souligner l’affronte-
ment de deux mondes. La langue de Shakespeare est celle de la civilisation
d’autrefois, de la souffrance et de l’amour dans sa démesure humaine qui
s’oppose à la langue hypnopédique des slogans obsessionnels du monde
nouveau. L’antithèse discursive est la forme littéraire des antithèses idéolo-
giques qui traversent Le Meilleur des mondes à partir du septième chapitre,
avec l’apparition de John, le fils de Linda, né par reproduction « naturelle ».
Le texte de la traduction française rend tangible, par l’intensification des
notes de bas de page, l’accélération des conflits et la montée de la tension

1. P. Valéry, « Préface », in An Evening with Mr Teste, trad. angl. R. Davis, Londres, Ed. Ronald
Davis, 1925, p. 10.
2. A. Huxley, « Préface au lecteur français » [1933], in Le Meilleur des mondes, Paris, Plon, 1999,
p. 19-20.
3. Ibid.
106 Danielle Risterucci-Roudnicky

entre les deux univers de valeurs. L’intervention auctoriale atteste une « cul-
ture intraduisible » qui, dans la traduction, fonctionne comme une « figure
typographique » d’intensité, spécifique du texte traduit.
La traduction, qui conditionne la réception de manière déterminante,
est au centre de la célèbre préface de Milan Kundera au roman La Plaisan-
terie. C’est sur le mode humoristique que l’auteur déroule les exemples
contrastifs de la première traduction de ses œuvres en français et de l’œuvre
originale :
[le traducteur] introduit une centaine (oui !) de métaphores embellis-
santes (chez moi : le ciel était bleu ; chez lui : sous un ciel de pervenche
octobre hissait son pavois fastueux ; chez moi : les arbres étaient colorés ;
chez lui : aux arbres foisonnait une polyphonie de tons) […]. Ludvik,
narrateur des deux tiers du roman, s’exprime chez moi dans une langue
sobre et précise ; dans la traduction, il devint un cabotin affecté qui mélan-
geait argot, préciosités et archaïsmes pour rendre à tout prix son discours
amusant 4.
Devant la violence faite à son « style », l’auteur décide de « diriger » la
retraduction avec François Kérel : « Aujourd’hui, hélas, je consacre à cette
activité sisyphesque presque plus de temps qu’à l’écriture elle-même » 5,
déplore-t-il. Mais elle est essentielle, puisque l’auteur avoue :
Oui, aujourd’hui encore, j’en suis malheureux. Penser que pendant douze
ans, dans de nombreuses réimpressions, La Plaisanterie s’exhibait en France
dans cet affublement 6 !
Si la réception de son livre est erronée à ses yeux, car il fut « lu d’une façon
unilatéralement politique » 7, c’est à trois facteurs qu’il en attribue la res-
ponsabilité : le contexte historique de l’invasion de Prague par les chars
russes, la préface politique de Louis Aragon et « la traduction (qui ne pou-
vait qu’éclipser l’aspect artistique du roman) » 8. Sa préface poursuit un
double objectif croisé – les recontextualisations culturelles respectives des
réceptions française et tchèque du roman – afin que, ayant brisé le carcan
de l’« étiquette » française, il puisse rendre au texte sa dimension philoso-
phique et métaphysique.
Parmi les auteurs qui ont tenu à garder la main sur la traduction de
leurs œuvres – en donnant leur aval, en les supervisant ou en s’autotradui-

4. M. Kundera, « Note de l’auteur », in La Plaisanterie, Paris, Gallimard (Folio), 1985, p. 3-4.


5. Ibid.
6. Ibid., p. 5.
7. Ibid., p. 6.
8. Ibid.
La « fonction palimpseste » du texte traduit 107

sant – s’impose la figure de Vladimir Nabokov qui, dans la préface à l’édi-


tion russe de son autobiographie Speak Memory, révèle ainsi la circulation
des identités culturelles subjectives au cœur des langues :
Dans l’édition présente et définitive de Speak Memory, je n’ai pas seule-
ment apporté des modifications fondamentales au texte anglais initial,
augmenté en outre d’ajouts consistants, mais j’ai également tiré profit
des corrections effectuées alors que je le transposais en russe. Cette remise
en forme en anglais, d’une remise en forme en russe de ce qui avait été au
départ une restitution en anglais de souvenirs russes, s’est révélée être une
besogne infernale, mais je me suis quelque peu consolé en me disant que
de telles métamorphoses à répétition, familières aux papillons, n’avaient
encore été tentées par aucun humain 9.

L’intervention auctoriale témoigne du souci de guider le lecteur étran-


ger vers les signaux impératifs du texte. En tentant de pallier les apories des
intraduisibles culturels, elle théorise essentiellement l’acte du traduire, et
ces marges textuelles apparaissent comme des textes hybrides, entre texte
et paratexte : des « essais de transfert ».

La « fonction palimpseste interne »

Le texte littéraire peut, par le jeu de la traduction, produire des effets de


sens inattendus qui témoignent de la productivité culturelle du passage
linguistique. Du croisement palimpseste du texte original et de sa traduc-
tion surgissent des figures nouvelles fondées sur la dualité. Dans cette pers-
pective, lire la traduction en contrepoint de l’œuvre originale (perspective
choisie ici) ou l’œuvre originale en contrepoint de sa (ou de ses) traduc-
tion(s) ouvre des réseaux métaphoriques créateurs de parcours originaux.
Un texte de l’écrivain argentin Julio Cortázar, « Las Babas del diablo »,
traduit en français par « Les fils de la vierge », tiré du recueil intitulé Las
armas secretas (Les Armes secrètes), montre de façon exemplaire ce que nous
considérons comme la productivité culturelle du texte littéraire traduit.
Nous rappelons rapidement l’argument de la nouvelle : Roberto Michel,
Français-Chilien, traducteur et photographe amateur, raconte un épisode
qui s’est passé un dimanche 7 novembre, à Paris, sur l’île Saint-Louis. Il
prend en photo une femme et un jeune garçon. La femme, qui semble sur-
prise en train de séduire le jeune garçon, s’insurge contre le photographe,

9. V. Nabokov, « Avant-propos », in Autres Rivages [1951-1967], Paris, Gallimard (Folio), 1999,


p. 15-16.
108 Danielle Risterucci-Roudnicky

le garçon s’enfuit. R. Michel prend alors conscience de la présence d’un


homme au chapeau gris, dans une voiture, en retrait, qui rejoint la femme.
Quelques jours plus tard, il développe la photo et comprend qu’il a assisté
à une scène diabolique : le racolage du jeune garçon par la femme, pour
l’homme au chapeau gris. Pétrifié par la découverte du Mal devant lequel
il se sent impuissant, il sombre dans un état de folie léthargique.
Cette nouvelle thématise de façon complexe la traduction : le person-
nage principal est de double culture – c’est un Chilien qui vit en France –
et il est traducteur. De plus, il est photographe – il transpose donc la réalité
dans des photos grâce à un appareil Contax 2,1 et énonce des axiomes comme
« Le photographe échange toujours sa manière personnelle de voir le monde
contre celle que lui impose insidieusement l’appareil » 10, ou « Je sais regar-
der et je sais aussi que tout regard est entaché d’erreur, car c’est la démar-
che qui nous projette le plus hors de nous-mêmes » 11.
Or la photo, comme la traduction, révèle des aspects de la réalité, invi-
sibles au premier regard. Choisir le bon angle de vue, et la réalité s’offre
différemment :
Il ne m’était jamais venu à l’idée jusque-là que lorsque nous regardons
une photo de face, les yeux répètent exactement la position et la vision de
l’objectif […]. C’était parfait ainsi, sûrement la meilleure façon de regar-
der une photo, bien qu’un examen en diagonale eût pu avoir son charme
et même ses surprises. À tout moment – quand par exemple je ne trou-
vais pas la façon de dire en bon français ce que Roberto Allende disait en
excellent espagnol – je levais les yeux et je regardais la photo 12.

Le parallèle entre la transformation linguistique et la transformation


photographique traverse le texte de la nouvelle de part en part. C’est en
passant de sa traduction en cours à la photo épinglée au mur que la vérité
de la scène photographiée apparaît comme une « révélation » (le film de
Michelangelo Antonioni tiré de la nouvelle porte le titre de Blow up) :
Il fixa l’agrandissement sur un mur de la chambre et passa un bon moment,
le premier jour, à le contempler et à se souvenir, en cette opération com-
parative et mélancolique du souvenir face à la réalité perdue ; souvenir
pétrifié comme la photo elle-même où rien ne manquait, pas même ni
surtout le néant, le vrai fixateur, en fait de cette scène 13.

10. J. Cortázar, « Les fils de la Vierge », in Les Armes secrètes, trad. fr. L. Guille-Bataillon, Paris,
Gallimard (Folio), 1993, p. 87-88.
11. Ibid., p. 90.
12. Ibid., p. 100.
13. Ibid., p. 99.
La « fonction palimpseste » du texte traduit 109

Le narrateur-traducteur-photographe qui découvre la vérité de la photo


– le racolage pédophile – voit, sous ses yeux horrifiés, s’écrire une autre
histoire que celle qu’il a cru lire dans la photographie prise sur les bords de
la Seine. La photographie révèle, en passant du négatif au cliché (le tirage
inverse les zones sombres et claires du négatif et de la photo) une vérité qui
n’était pas perceptible au premier abord. Tout comme la traduction qui
révèle un autre texte, à l’image du titre français « Les fils de la Vierge » qui
écrit une autre histoire que celle qu’écrit le titre espagnol, « Las Babas del
Diablo ». Ce récit peut en effet se lire comme l’histoire d’une impossible
traduction (celle de Roberto Michel ne sera jamais achevée : « Il n’est rien
resté de moi, une phrase en français qui ne sera jamais finie » 14), car la tra-
duction n’est jamais la superposition exacte de deux textes. D’ailleurs, le
récit s’était ouvert d’emblée sur une énonciation perturbée :
Personne ne saura jamais comment il faudrait raconter ça, à la première
ou à la deuxième personne du singulier, ou à la troisième du pluriel, ou
en inventant au fur et à mesure des formes nouvelles 15.

L’auteur file le brouillage en amplifiant les incohérences narratives :


tantôt le récit est le fait d’un narrateur extradiégétique, tantôt celui d’un
narrateur intradiégétique qui joue des ambiguïtés entre le narrateur fictif
et l’auteur réel, notamment lorsque, évoquant la fuite de l’enfant dans la
clarté du matin, il précise : « Les fils de la Vierge s’appellent aussi dans mon
pays la bave du diable » 16 (« Pero los hilos de la Virgen se llaman también
babas del diablo » 17.)
Par le jeu de l’interaction culturelle des réseaux connotatifs, le lecteur
étranger (français) est situé au confluent de la vie double du texte traduit.
Le passage d’une langue à l’autre, au lieu d’agir par substitution, opère par
surimpression. Il est vrai que les deux titres, Les Fils de la Vierge et Las Babas
del diablo, ont le même référent : les fils que certaines araignées tendent
entre les herbes et les buissons. Et la dénotation renvoie, par synecdoque,
à la femme-araignée qui veut prendre l’enfant au piège de ses filets. Mais,
pour le lecteur français, le titre est porteur d’autres résonances : le signi-
fiant fil(s) ou fils introduit une filiation du garçon et du narrateur avec la
Vierge, et fait lire une autre histoire en filigrane. Le garçon, sauvé de la cru-
cifixion (sa torture morale est imaginée par le narrateur de façon insistante)

14. Ibid., p. 102.


15. Ibid., p. 83.
16. Ibid., p. 97.
17. J. Cortázar, « Las Babas del diablo », in Las armas secretas, Madrid, Cathedra Letras His-
pánicas, 1997, p. 133.
110 Danielle Risterucci-Roudnicky

par le photographe providentiel, serait protégé par la Vierge-mère : « L’enfant


se perdit comme un fil de la Vierge dans l’air du matin » 18. Le salut de la
Vierge contre le Mal du Diable. Le Bien contre le Mal, le Bien et le Mal, les
deux faces d’une inversion, l’ombre portée du texte original sur le texte tra-
duit. L’histoire de l’Île de la Cité peut se lire, dans la juxtaposition des deux
titres associant, dans l’activité traduisante, la Vierge et le Diable, comme le
récit-oxymore en chiasme d’une antithèse irréductible : le texte palimpseste
de la traduction.
L’intraduisible culturel devient, paradoxalement, par la traduction, un
élément d’enrichissement du texte original. Parfois la traduction littéraire
peut même agir sur l’œuvre originale et la modifier.

La « fonction palimpseste » et la spécularité du texte traduit


La « fonction palimpseste » d’une œuvre n’est jamais aussi perceptible que
lors de passages culturels qui portent atteinte à « l’intégrité » du texte ori-
ginal, du fait délibéré de l’auteur (seul ou en accord avec son éditeur). Tra-
duire est alors un acte créateur qui « double » l’écriture, en se démarquant
d’elle volontairement. L’autotraduction constitue un cas surdéterminé de
cette forme particulière de réécriture, en confrontant l’écrivain, de manière
active et concrète, à l’oxymore de l’écriture-palimpseste. Dans Le Langage
et son double, écrit en anglais en 1941 et traduit en français en 1943 et 1985,
Julien Green théorise ainsi cette expérience :
En juillet 40, arrivé en Amérique, j’eus l’idée d’écrire sur la France, non
un livre sur les derniers événements, mais un livre sur ce que je lui devais
[…]. J’écrivais en français (comme je l’avais presque toujours fait jusque-
là) quand, après dix pages, une pensée troublante me vint : « Qui publiera
ces mots ? » Je ne voyais pas d’éditeurs français publiant des livres fran-
çais en Amérique. Alors je mis de côté ce que j’avais fait et recommençai
le livre en anglais, mon intention étant de reprendre les mêmes mots,
c’est-à-dire de me traduire moi-même.
Là, l’inattendu arriva. Sachant très bien ce que je voulais dire, je com-
mençai mon livre, écrivis une page et demie, mais en me relisant, je m’aper-
çus que j’écrivais un autre livre, un livre d’un ton si complètement diffé-
rent du texte français que tout l’éclairage du sujet était transformé. En
anglais, j’étais devenu quelqu’un d’autre. Je continuai. De nouveaux trains
de pensées démarrèrent dans mon esprit, de nouveaux convois d’idées se
formèrent. La ressemblance entre ce que j’écrivais maintenant en anglais
et ce que j’avais écrit en français était si petite qu’on aurait pu douter que

18. J. Cortázar, « Les fils de la Vierge », p. 203.


La « fonction palimpseste » du texte traduit 111

ce fût du même auteur. Cela m’intrigua et m’intrigue toujours, mais en


aucune façon ne m’a aidé à comprendre la relation entre la pensée et le
langage, et même l’a rendue plus mystérieuse encore que je le croyais,
mais cependant j’ai compris beaucoup mieux le problème des écrivains
étrangers qui doivent en quelque sorte renaître dans une langue qui n’est
pas la leur 19.
Chez Nabokov, l’autotraduction devient un élément constitutif de
l’œuvre originale, indissociable de la traduction qui la remodèle. L’œuvre
traduite s’affirme comme une réécriture de l’œuvre originale qui, à son
tour, modifie l’œuvre originale en thématisant la spécularité de la traduc-
tion-réécriture. Ainsi, le chapitre XVI de Speak Memory, ajouté au texte de
l’autobiographie en 1999 20, opère un décrochement énonciatif et brouille
le statut du texte, qui de faux épitexte devient un vrai texte fictif : un criti-
que fictif, anonyme, fait la recension de deux ouvrages, l’un fictif d’un
auteur fictif – Quand la dernière fois les lilas de Miss Bräun – l’autre réel
d’un auteur réel – Autres Rivages de Nabokov. Ce chapitre, à l’origine un
article du New Yorker paru en 1950, tardivement rattaché à Speak Memory
et à sa version française Autres Rivages, précédé de la mention « Annexes »,
joue de toutes les ressources de la spécularité. En effet sous le masque du
travestissement, le critique, Nabokov parle de lui comme s’il était un autre,
et définit la poétique de la réécriture étrangère de ses mémoires :
En décrivant ses activités littéraires pendant ses années d’exil volontaire
en Europe, M. Nabokov adopte la méthode quelque peu déroutante qui
consiste à parler de lui-même à la troisième personne sous le nom de
Sirine 21.
Par un jeu de miroirs, c’est ce que fait Nabokov dans le chapitre XVI :
en usurpant l’identité d’un critique fictif, il recourt à la métaphore de l’abîme
pour décrire le vertige spéculaire de l’écrivain qui adopte une langue d’écri-
ture étrangère :
Il est vrai que maintenant qu’il [Nabokov] a pratiquement cessé d’être un
écrivain russe, il est libre de discuter de l’œuvre de Sirine comme si elle
était distincte de la sienne propre. Mais on est enclin à penser que son
véritable objectif ici est de se projeter, ou du moins de projeter son moi
le plus précieux, dans le tableau qu’il peint. On se rappelle à ce propos ces

19. J. Green, Le Langage et son double, Paris, La Différence, 1985, p. 181-183.


20. D’après Maurice Couturier, Nabokov avait beaucoup hésité à publier ce chapitre XVI qui
rompait le « pacte autobiographique ». L’édition française, qui suit la dernière édition amé-
ricaine, l’inclut à partir de 1999. Cf. la note de M. Couturier, placée après le chapitre XVI,
in V. Nabokov, Autres Rivages.
21. Ibid., p. 404.
112 Danielle Risterucci-Roudnicky

problèmes d’objectivité que soulève la philosophie des sciences. Un obser-


vateur dresse un portrait détaillé de l’univers tout entier mais, lorsqu’il a
terminé, il se rend compte qu’il y manque encore quelque chose : son
propre moi. Alors, il se met dans ce portrait lui aussi ; mais à nouveau un
« moi » demeure à l’extérieur, et ainsi de suite, selon une séquence infinie
de projections, comme dans ces publicités représentant une fille qui tient
un portrait d’elle-même tenant un portrait d’elle-même tenant un por-
trait que seule la reproduction grossière nous permet de distinguer 22.

« L’épreuve » de la traduction modifie profondément le texte original,


comme l’auteur est modifié par la traversée des langues et des cultures.
Dans cette perspective, il semble intéressant d’aborder le cas d’un grand
admirateur de Fernando Pessoa, Antonio Tabucchi, auteur, entre autres,
de deux recueils de textes dont les publications vont s’entrecroiser avec la
traversée des frontières : Il gioco del rovescio (Le Jeu de l’envers) et I volatili
del Beato Angelico (Les Oiseaux de Fra Angelico).
La première édition italienne de Il gioco del rovescio, composée de huit
textes, paraît à Milan en 1981. La deuxième édition italienne de 1988 est aug-
mentée de trois textes : « Le chat du Cheshire », « Vagabondage » et « Une
journée à Olympie ». La traduction espagnole, El juego del revés, parue en
1986, correspond à la première édition italienne. Les trois textes liminaires
de la deuxième version italienne de Il gioco del rovescio sont placés dans un
autre recueil de Tabucchi, publié en espagnol sous le titre Los volátiles del
Beato Angélico, qui se différencie par là du recueil original italien I volatili
del Beato Angelico 23. Or, dans L’Atelier de l’écrivain, suite d’entretiens de
Tabucchi avec Carlos Gumpert, l’auteur reconnaît que Il gioco del rovescio
marque une fracture, que « [son] écriture [s’est] modifiée, et qu’[il avait]
un nouveau style » 24. Il confie par ailleurs : « J’ai essayé d’abandonner ma
propre perspective et d’opérer une double dépersonnalisation » 25. Et il jus-
tifie ainsi le changement de combinatoire (l’ajout des trois textes à la deu-
xième version italienne) :
Le thème du récit « Le chat du Cheshire » a plutôt des affinités avec le
thème de l’envers, parce qu’il s’agit de l’envers d’une rencontre manquée,

22. V. Nabokov, Autres Rivages, p. 404-405.


23. L’édition espagnole (Los volátiles del Beato Angélico, Barcelone, Anagrama, 1991) comprend
donc 15 textes. L’édition française est en revanche fidèle à l’édition italienne originale de
1987 qui comprend 12 textes : A. Tabucchi, Les Oiseaux de Fra Angelico, trad. fr. J.-B. Para,
Paris, Christian Bourgois (10 / 18), 1989.
24. C. Gumpert Melgosa, L’Atelier de l’écrivain. Conversations avec Antonio Tabucchi [1995],
trad. fr. M. Wagner, Genouilleux, Éditions de la Passe du vent, 2001, p. 185.
25. Ibid., p. 189.
La « fonction palimpseste » du texte traduit 113

volontairement manquée […]. Ce qu’on pourrait considérer dans une


certaine mesure comme un malentendu m’intéressait davantage en tant
que déplacement de perspective, car il conserve des liens plus étroits avec
le concept de l’envers […] 26.

Quant aux deux autres récits, l’auteur choisit


de les démarquer clairement du recueil original afin de lui conserver son
unité originale et de donner à entendre que ces récits constituaient une
sorte d’appendice, que bien qu’ils eussent été écrits à la même période,
ou immédiatement après, ils ne correspondaient pas complètement à la
thématique de l’envers 27.
Pourtant, cette combinatoire instaure des lignes de forces nouvelles
révélant des sens qui rejoignent l’enjeu du recueil : l’ajout des trois textes
place « Petit Gatsby » au centre du Jeu de l’envers dont il constitue le noyau.
Point culminant du recueil, ce récit traite des rapports entre l’écriture et
l’identité. De même, les deux derniers textes, « au caractère différent », tra-
vaillent le thème de l’artiste et ont un lien tant avec le texte central, « Petit
Gatsby », qu’avec la place symbolique du recueil dans l’œuvre de Tabucchi,
comme l’affirme Carlos Gumpert :
La ligne de partage entre votre première et votre seconde manière, celle
de la maturité, se trouve consignée dans […] Le Jeu de l’envers 28.
Il gioco del rovescio, c’est l’écriture italienne d’une expérience métaphysique
essentielle, dont l’envers espagnol, Los volátiles del Beato Angélico, passe
par un déplacement de « thèmes obsessionnels, biographiquement codés » 29
que l’auteur définit ainsi :
Vint le moment où j’ai eu l’idée de réunir ces textes qui représentent ma
mauvaise conscience d’écrivain : ce sont des récits équivoques, manqués,
tronqués ; en résumé, la part de moi-même la moins noble. En règle géné-
rale, l’écrivain essaie de se montrer sous son meilleur jour, comme tout
le monde. J’ai essayé, dans ce livre, de prendre le contre-pied de cette ten-
dance : d’exhiber ce qu’il y a de plus disgracieux en moi 30.
L’identité italienne et l’identité hispanique opèrent une migration
complexe des textes et des clés thématiques mettant en cause l’intégrité des

26. Ibid., p. 190.


27. Ibid., p. 191.
28. Ibid., p. 186.
29. Ibid., p. 216.
30. Ibid., p. 217.
114 Danielle Risterucci-Roudnicky

œuvres originales, reliant le recueil italien Il gioco del rovescio au recueil


espagnol Los volátiles del Beato Angélico dans un rapport de chiasme. Figure
à l’image de cet Italien qui vécut de nombreuses années au Portugal et en-
tretint des relations privilégiées avec la « Péninsule ibérique » 31 :
Avoir deux patries, c’est comme avoir deux yeux : on peut dire que cela
m’a sauvé de certaines formes de fixation, de l’aveuglement et de l’esprit
obtus 32.
Traduire n’est donc pas seulement écrire une autre œuvre, c’est aussi
révéler un autre moi, dans l’espace des langues et des cultures.

Si nous suivons Umberto Eco dans ses « promenades au bois du roman


et d’ailleurs » 33, dans lesquelles le critique définit le concept majeur de
« lecteur modèle », destinataire prévu par le texte comme collaborateur
capable de repérer les signaux lancés par « l’auteur modèle » 34, nous ne
pouvons manquer de nous interroger sur le cas limite que représente le
texte traduit, riche d’« implicites culturels » intraduisibles.
Pour pallier les apories d’une traduction réductrice, l’auteur a recours
à des tours, des détours et des contours, qui sont autant de concrétisations
de la « fonction palimpseste » du texte traduit et que nous avons tenté de
définir ici.
Il résulte de cette constellation particulière ce que nous pourrions dési-
gner comme « le paradoxe de la traduction littéraire » : non seulement l’im-
plicite culturel, présent dans la langue d’origine ou dans les savoirs (les
codes, les références, etc.), n’engendre pas de lecture « déceptive », mais
c’est précisément l’intraduisible culturel qui, en fissurant le texte original,
peut produire un surcroît de sens.

Danielle Risterucci-Roudnicky
Université d’Orléans

31. C. Gumpert Melgosa, L’Atelier de l’écrivain…, p. 63 (« La Péninsule ibérique »).


32. Ibid., p. 71.
33. U. Eco, Six Walks in the Fictionnal Woods, Cambridge, Harvard University Press, 1994 ; trad.
fr. M. Bouzaher, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996.
Les six leçons de littérature données à Harvard, en 1994, par Umberto Eco définissent et
illustrent la position, le rôle et le travail du lecteur dans tout texte narratif. Le « Lecteur
Modèle » et « l’Auteur Modèle » sont des concepts déjà exposés par Eco dans Lector in
fabula, paru en italien en 1979 aux éditions Bompiani, puis traduit en français en 1985 aux
éditions Grasset.
34. L’auteur modèle n’est pas l’auteur empirique, mais une voix qui organise un ensemble de
stratégies narratives élaborées pour créer un lecteur capable d’interroger l’œuvre indéfi-
niment.
LES DÉSARROIS DU LECTEUR D’ŒUVRES TRADUITES

Résumé : Comment lire une œuvre traduite ? Le lecteur se trouve confronté à une
série de questions, qui mettent en jeu la distance entre les deux cultures concernées
et les choix du traducteur face à celle-ci. Qu’il s’agisse du titre, des noms propres,
des realia ou des références historiques ou littéraires, les options retenues par le tra-
ducteur (et / ou l’éditeur) orientent l’interprétation. Fondé sur un corpus de romans
et de nouvelles contemporains, l’article adopte le point de vue du lecteur pour signa-
ler un certain nombre de difficultés et s’interroger sur les limites du commentaire.

Riassunto : Come leggere un’opera tradotta ? Il lettore viene confontato a una serie di
domande che mettono in gioco la distanza tra le due culture e le scelte del traduttore di
fronte ad essa. Nel caso del titolo, dei nomi propri, dei realia o dei riferimenti storici o
letterari, le scelte del traduttore (e / o dell’editore) orientano l’interpretazione. Appog-
giandosi su un corpus di romanzi e racconti contemporanei, l’articolo adotta il punto
di vista del lettore per segnalare un certo numero di difficoltà ed interrogarsi sui limiti
del commento.

Mon intervention propose une réflexion empirique sur un certain nombre


de points de résistance qui apparaissent à la lecture d’œuvres traduites. Elle
naît d’une pratique de lectrice et d’enseignante en littérature comparée,
dans le cadre, en particulier, d’une option de licence intitulée « Romans
traduits », que j’ai assurée entre 2000 et 2006, à l’université de Lille III. Nous
étudiions, dans ce cours, les six romans sélectionnés, chaque année, pour
le Prix Amphi, décerné à l’auteur d’un roman étranger et à son traducteur
en français. La traduction est souvent ici le seul accès aux œuvres pour les
étudiants, pour les membres du jury et pour moi-même. La question se
pose alors du commentaire et de l’évaluation des traductions, puisqu’il
s’agit de primer un traducteur, alors même qu’il n’est pas toujours possible
de lire l’original. Que dire qui soit fondé sur une œuvre traduite ? Comment
en mener une lecture littéraire ? Je postule la possibilité, féconde, d’une telle
pratique, j’en mesure également les limites. Le corpus de l’option « Romans
traduits » pose une difficulté supplémentaire puisqu’il réunit des œuvres
récemment traduites en français : il est donc impossible de comparer plu-
sieurs traductions et, souvent, de comparer la traduction française avec des
Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 115-128
116 Anne-Rachel Hermetet

traductions dans d’autres langues. Nous nous trouvons ainsi privés d’un
certain nombre d’outils d’analyse 1.
Deux séries de questions se posent, qui relèvent, pour une part, de la
lecture d’une œuvre étrangère, de l’autre, de la lecture d’une traduction.
Les angles d’approche sont, on le sait, différents, mais les deux perspectives
doivent être envisagées simultanément lors d’un enseignement de littéra-
ture comparée. J’examinerai ici des points de résistance précisément liés à
des faits de traduction culturelle, en m’efforçant d’en établir une typologie.

Une œuvre traduite est-elle une œuvre autonome ?

Mon postulat initial est qu’on peut – et qu’on doit – lire une traduction
comme une œuvre autonome, qui présente (ou bien, en tout cas, devrait
présenter) une consistance littéraire propre. Antoine Berman l’a clairement
établi : il convient, dans un premier temps, d’opérer « une conversion du
regard », de lire et relire la traduction comme telle, afin de « pressentir si le
texte traduit “tient” » 2. Et il précise :
Tenir a ici un double sens : tenir comme un écrit dans la langue réceptrice,
c’est-à-dire essentiellement ne pas être en deçà des « normes » de qualité
scripturaire standard de celle-ci. Tenir, ensuite, au-delà de cette exigence
de base, comme un véritable texte (systématicité et corrélativité, organi-
cité de tous ses constituants) 3.

De fait, la première de ces exigences, qui peut sembler élémentaire, n’est


pas toujours remplie, les lecteurs le savent, par les traductions. Il n’est pas
question de faire ici un bêtisier, mais un comité de lecture comme celui qui
choisit les romans pour le Prix Amphi se voit fréquemment amené à écar-
ter des œuvres, en raison d’évidentes fautes de français qui n’appartiennent
pas à l’idiolecte de tel ou tel personnage.
Antoine Berman invite ensuite le lecteur à identifier des « zones tex-
tuelles problématiques », de plusieurs ordres :
soit que le texte traduit semble soudain s’affaiblir, se désaccorder, perdre
tout rythme ; soit qu’il paraisse au contraire trop aisé, trop coulant, trop
impersonnellement « français » ; soit encore qu’il exhibe brutalement des

1. Cf. à ce sujet Y. Chevrel, « La lecture des œuvres littéraires en traduction : quelques propo-
sitions », L’Information littéraire, janvier-mars 2006, p. 50-57.
2. A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard (Bibliothèque
des idées), 1995, p. 65.
3. Ibid.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 117

mots, tournures, formes phrastiques qui détonnent ; soit qu’enfin il soit


envahi de modes, tournures, etc., renvoyant à la langue de l’original et qui
témoignent d’un phénomène de contamination linguistique (ou d’« inter-
férence ») 4.

Nous envisagerons des cas particuliers de résistances, qui relèvent de


transferts d’une culture à l’autre et nous les examinerons du point de vue
du lecteur.
Premier obstacle à l’horizon du lecteur de traduction : il faut que celle-
ci existe. C’est une évidence, sans doute, mais le lecteur se trouve souvent
devant l’abîme des traductions absentes. Œuvres majeures non traduites,
traductions anciennes inaccessibles : le lecteur se voit dans l’impossibilité
de lire, tout simplement, mais aussi de reconstituer des généalogies, de
situer une œuvre, d’en comprendre les références et, ainsi, de l’apprécier.
En ce sens, la première résistance, qu’on peut qualifier de « macroscopique »,
tient au caractère souvent « météorique » de l’œuvre traduite, qui, « calme
bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » 5, parvient à ses lecteurs dégagée de
son contexte, détachée de son histoire. Certes, on pourra apprécier une
lecture plus libre, au sens où le lecteur de la traduction ne serait pas pri-
sonnier des hiérarchies littéraires et intellectuelles de la culture source,
mais la fraîcheur du naïf atteint vite ses limites et une vraie difficulté appa-
raît dès lors qu’on s’efforce d’effectuer un travail de contextualisation 6. Les
œuvres traduites sont, sans doute plus que les œuvres nationales, soumises
à des phénomènes de mode : qu’un pays soit l’invité du Salon du Livre de
Paris ou fasse l’objet d’une « saison » littéraire et quantité d’œuvres, pour
l’essentiel contemporaines, d’intérêt pour le moins inégal, se voient tra-
duites, parfois rapidement compte tenu de cette « actualité ».
Il existe, en outre, un discours d’accompagnement propre à l’œuvre
traduite. Nous n’envisagerons pas ici la critique, universitaire ou journalis-
tique, mais le péritexte de transfert, qui joue un rôle important dans l’ap-
préciation des traductions. L’éditeur y tient une place majeure, ne serait-ce
que parce qu’il intervient sur le titre de l’ouvrage. Ainsi Anno Domini 1348
du romancier portugais Sérgio Luís de Carvalho a-t-il été publié en français
sous le titre Le Bestiaire inachevé 7. Il s’agit d’un roman historique évoquant,

4. Ibid., p. 66.
5. S. Mallarmé, « Le tombeau d’Edgar Poe », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade),
1956, p. 189.
6. D’autant que le lecteur ne dispose pas toujours d’outils critiques en français ou dans une
langue usuelle de communication. Qui a voulu présenter la littérature albanaise contempo-
raine à un public francophone le sait bien, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
7. S.L. de Carvalho, Le Bestiaire inachevé, trad. fr. C. Lombard, Paris, Phébus, 2003.
118 Anne-Rachel Hermetet

comme le titre original l’indique, la Grande Peste ; le récit prend la forme


du testament que rédige un tabellion pendant son agonie. La version fran-
çaise du titre met l’accent sur un élément du récit : le bestiaire enluminé
que feuillette le narrateur mourant et qu’il brûle, page après page, au fur et
à mesure qu’il évoque les grandes étapes de sa vie. Le titre français, sans
doute plus accrocheur, renvoie à un caractère connu de l’imagerie médié-
vale, tout en dramatisant le propos par le choix de l’adjectif, et postule peut-
être une certaine ignorance d’un public supposé incapable d’associer, en
première instance, l’année 1348 et la Peste. Cette adaptation aux goûts ou
aux connaissances prêtés aux lecteurs est souvent sensible dans la traduc-
tion des titres. Réduire Seven Types of Ambiguity à un simple Ambiguïtés 8
peut sembler anodin, si on ignore que l’auteur, Elliot Perlman, reprend lit-
téralement le titre d’un essai critique très célèbre, publié, en 1930, par Wil-
liam Empson. Cette référence culturelle, importante pour un lecteur anglo-
saxon, est à peu près ignorée en France, d’où le choix de l’éditeur, qui sup-
prime ainsi un clin d’œil de l’auteur à son public, clin d’œil prolongé, dans
le roman, par la présence d’un chien nommé Empson et de sept narrateurs
différents 9.

Petite typologie des points de résistance

Dans les textes mêmes, il est possible d’identifier des points de résistance
ponctuels et d’en établir une typologie.
L’un des plus immédiats concerne les noms propres, de personnages
ou de lieux : deux critères semblent pertinents, l’usage et la cohérence. Pour
les noms de personnes, la tendance dominante aujourd’hui est de les lais-
ser sous leur forme originale. On peut relever quelques cas de francisation
aléatoire, comme dans la traduction de Il gattopardo par Fanette Pézard 10 :
si Fabrizio devient Fabrice et Angelica Angélique, Giovanni Finale ne se
francise pas en Jean et la traductrice ne peut trouver d’équivalent pour
Concetta ou Calogero, prénoms typiquement méridionaux. On mesure la
distorsion ainsi créée pour le lecteur, puisque certains personnages sont
immédiatement perçus comme plus italiens – plus siciliens même – que

8. Il s’agit d’un roman d’Elliot Perlman, traduit de l’anglais (Australie) par J.F. Hel Guedj
(Paris, Robert Laffont, 2004).
9. Qu’on reste ici sur le mode d’un appel à une connivence ponctuelle est confirmé par l’ab-
sence de références à la matière même de l’essai. Les sept types d’ambiguïté littéraire ana-
lysés par Empson n’apparaissent pas dans le récit, pas plus, d’ailleurs, qu’une typologie
romancée des « types » d’ambiguïté.
10. G. Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, trad. fr. F. Pézard, Paris, Seuil, 1959.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 119

les autres. Plus étonnantes encore, les substitutions non justifiées : Zosi
devient Isabelle dans la traduction de Ferdydurke par Brone 11. Laurence
Sendrowicz, traductrice de l’hébreu, a dit, dans une conférence, modifier,
sans les franciser toutefois, les prénoms de certains personnages secondai-
res, lorsqu’ils pourraient sembler trop « exotiques » au lecteur français 12.
Voilà qui est de nature à inviter à la prudence un commentateur enclin à
interpréter le système onomastique d’un roman.
Se pose la question de la traduction des noms signifiants : les laisser
sous leur forme originale interdit au lecteur de comprendre leur sens ; les
traduire introduit une dimension « bien française » dans un contexte étran-
ger. Dezso" Kosztolányi intitule son roman Édés Anna, du nom de l’héroïne 13.
Ce nom signifie littéralement « Anna la Douce ». C’est sous ce titre que
l’œuvre est parue en français mais sa traductrice, Eva Vingiano de Piña
Martins, s’en explique dans une courte préface 14 et garde l’original – Édés
Anna – quand il est question du personnage au cours du texte, solution qui
me semble éclairer le lecteur sans intervenir à l’excès sur le récit. Face à la
même question des noms hongrois, et toujours pour un roman de Koszto-
lányi – Pacsirta (Alouette) – Maurice Regnaut et Péter Ádám ont choisi de
garder l’ordre d’énonciation hongrois 15. On trouve ainsi : Vajkay Ákos,
Cifra Géza ou Veres Mihály. On peut discuter ce parti pris : s’il introduit,
en effet, une trace de la langue originale dans le texte français, il le fait en
créant ce qui apparaît comme une anomalie, inexistante dans la version
originale 16. La traduction des noms propres peut conduire à une interpré-
tation virtuose du texte original, quand la transposition se révèle impossi-
ble. Lorsque Françoise Naour traduit en français « Nec plus ultra », nouvelle
de Wang Meng, elle se heurte, dès les premiers mots, à un jeu sur les signi-
fiants multiples du nom du protagoniste, Xiang Ming. En effet, plusieurs
caractères homonymes transcrivent en chinois Xiang et Ming. La traduc-
trice a choisi d’adapter les jeux de mots que provoquent ces homonymies
de la façon suivante :

11. W. Gombrowicz, Ferdydurke, Paris, R. Julliard, 1958. Roman traduit du polonais par Brone
(pseudonyme de W. Gombrowicz) et R. Martin. « Zosi » est « Sophie » dans la traduction
de G. Sédir (Paris, Union générale d’éditions, 1973).
12. Table ronde tenue à l’université de Lille III le 17 novembre 2003, lors de la remise du Prix
Amphi à Zeruya Shalev et Laurence Sendrowicz, pour Mari et Femme (Paris, Gallimard,
2003).
13. On sait qu’en hongrois le patronyme précède toujours le prénom.
14. D. Kosztolányi, Anna la Douce, trad. fr. E. Vingiano de Piña Martins, Paris, Viviane Hamy,
1992, p. 9.
15. D. Kosztolányi, Alouette, trad. fr. M. Regnaut, P. Adám, Paris, Viviane Hamy, 1991, p. 9.
16. D’autant que les Hongrois gardent l’ordre prénom puis patronyme pour les noms étrangers.
120 Anne-Rachel Hermetet

Le héros (R. O. ? air, eau ?) de notre récit (ré si ? raie scie ?), Xiang Ming,
vous pourriez à bon droit l’appeler Approche du Jour ou Tatouage du
Cou ou Chant profond ou Thé parfumé ou Nom de Province ou Enfers
du Hunan ou Vie d’Heureux Augure… ou bien encore, à votre guise et
plus simplement, Vers le Jour, Vers le Tatouage, Vers le Chant, Vers le Thé,
Vers le Nom, Vers les Enfers, Vers la Vie… et ainsi de suite, jusqu’au der-
nier terme de la série des homonymes, faisant de sa très problématique
identité un ensemble de variations sur les sens possibles des deux carac-
tères qui composent son nom 17.

La traduction s’oriente ainsi très explicitement, puisqu’elle se fait glose,


vers ses lecteurs français, au risque de devenir une adaptation très occiden-
talisée. Françoise Naour a pu expliquer, lors d’une conférence, comment
sa traduction visait à rendre compte à la fois de la modernité d’une langue
fondée sur des jeux d’allitérations et des ruptures de syntaxe et de l’adéqua-
tion de cette langue à l’identité insaisissable du protagoniste 18.
Les noms de lieu constituent également un terrain sensible. Affirmer
qu’il est utile, pour le traducteur, de s’informer sur la topologie (savoir si
See, dans un contexte donné, désigne la mer ou un lac, par exemple) peut
sembler un truisme, mais il est parfois démenti par les faits. Plus graves
sans doute sont les cas où un choix de traduction conduit à un contresens.
Anne-Marie de Backer traduit « A Tisza-parton », poème d’Endre Ady, par
« Sur les bords du Danube » 19. Qu’elle qualifie sa version d’adaptation ne
change rien à l’affaire : la substitution de Tisza par Danube, au motif sup-
posé d’une ignorance du lecteur français, entraîne « la falsification du sens
intégral du poème » 20. Comme l’explique György Tverdota, le Danube est,
pour Ady, « le symbole de la coexistence pacifique, plutôt rêvée que réelle,
des peuples de l’Europe Orientale », tandis que la Tisza est la « rivière hon-
groise par excellence » 21.

17. Wang Meng, « Nec plus ultra », in Contes et libelles, trad. fr. F. Naour, Paris, Bleu de Chine,
1987, p. 41. La traductrice précise, en outre, dans une note en bas de page : « Les syllabes
transcrites en pinyin par Xiang et Ming peuvent, en caractères chinois, s’écrire de multiples
façons et donc prendre des significations différentes. C’est ce qui permet à Wang Meng ces
variations ludiques ».
18. Intervention lors de la journée doctorale « Texte traduit et études littéraires », Université
de Lille III, 9 janvier 2004. Cf. aussi sa préface à Wang Meng, Contes et libelles, p. 8.
19. E. Ady, « Sur les bords du Danube », adaptation d’A.-M. de Backer, in Endre Ady, choix de
poèmes établi par E. Guillevic et L. Gara, Budapest – Paris, Corvina – Seghers, 1967, p. 79.
20. G. Tverdota, « Le traducteur face aux noms propres », in Acclimater l’autre, J. Karafiáth et
G. Tverdota (éd.), Budapest, Balassi, 1997, p. 68.
21. Ibid.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 121

La traduction des realia n’est pas sans soulever des difficultés : faut-il
expliciter un nom de plante, un plat, une coutume, en donner un équivalent
français – si toutefois celui-ci existe – ou laisser le terme sous sa forme ori-
ginale, au risque d’une mauvaise interprétation ou d’une obscurité ? Au-
delà de la « vie matérielle », comment traduire une référence historique ou
littéraire ? Chaque option engage le projet de traduction, en ce qu’elle con-
tribue à rapprocher ou à éloigner du lecteur le référent étranger. Le traduc-
teur peut-il / doit-il recourir à des notes, à un glossaire, si tant est que l’auteur
en accepte la présence ? La solution retenue par Philippe Bouquet dans sa
traduction du roman écrit en suédois par Kjell Westö, Le Malheur d’être un
Skrake 22, me semble élégante et efficace : il propose, en fin de volume, un
glossaire historique et culturel et précise dans sa préface :
C’est […] pour faciliter la lecture que nous avons rejeté en fin de volume
l’élucidation des réalités typiques de la vie quotidienne au cours de la pé-
riode où se déroule ce livre (en gros, les années 1950 à 1990) en Finlande.
Un astérisque* incitera ceux dont la curiosité est piquée à se reporter à
ces notes en forme de glossaire. Les autres feront semblant de rien et appré-
cieront ce récit pour lui-même sans trop se soucier de savoir qui était qui
et ce qui était quoi 23.
Si le traducteur renonce aux notes, par choix personnel ou parce que
l’auteur s’y refuse, il me semble que ses interventions gagneraient à être
signalées (par une modification typographique par exemple) car elles peu-
vent fausser l’analyse. J’en prendrai pour exemple la traduction de Harmo-
nia Caelestis de Péter Esterházy 24. Joëlle Dufeuilly, traductrice d’une des
deux parties du roman, a exposé la façon dont elle a résolu le problème des
allusions culturelles, historiques ou littéraires, qui visent clairement à éta-
blir une complicité avec le lecteur hongrois, alors même que l’auteur refuse
par principe toute note du traducteur :
Avant de chercher une solution, je me suis interrogée sur l’effet et l’impor-
tance de ces allusions dans son livre. Esterházy, tel est du moins mon sen-
timent, utilise ces références comme une arme pour, entre autres, établir
une relation de complicité avec le lecteur, un ton de connivence, élément
très important de son écriture. Malheureusement, transposées dans une
autre langue et dans une autre culture, ces références produisent l’effet
inverse de celui escompté, puisque l’abondance d’allusions à des person-
nes et à des événements totalement étrangers peut sembler rébarbative et
éloigner le lecteur de l’auteur. Autrement dit, ce qui dans le livre original

22. K. Westö, Le Malheur d’être un Skrake, trad. fr. P. Bouquet, Larbey, Gaïa, 2003.
23. P. Bouquet, préface à K. Westö, Le Malheur d’être un Skrake, p. 8.
24. P. Esterházy, Harmonia Caelestis, trad. fr. J. Dufeuilly et A. Járfás, Paris, Gallimard, 2001.
122 Anne-Rachel Hermetet

rapprochait est devenu un facteur d’éloignement. L’effet est d’autant plus


grand que l’histoire et la culture hongroises sont encore très méconnues
en France 25.
Ce constat la conduit à introduire, avec l’accord de l’auteur, des paren-
thèses explicatives, non au sens où elles gloseraient le texte, mais où elles
constitueraient « de petits apartés à l’intention du lecteur français. Ceci,
d’une part pour l’orienter, d’autre part pour créer avec lui aussi une rela-
tion de complicité » 26. C’est ainsi, dit-elle, qu’elle précise la référence à Jenö
Bardalay, personnage d’un roman de Jókai et héros romantique par excel-
lence par une parenthèse de son cru, « Julien Sorel, version moustachue ».
Elle indique, dans son intervention dans TransLittérature, qu’elle est ainsi
restée « conforme au ton général de ce texte dominé par l’humour » 27. Puis
elle conclut :
Pour moi, ce rajout apportait deux choses : d’une part, créer cette com-
plicité précédemment évoquée, d’autre part montrer comment Esterházy
introduisait dans son récit des personnages littéraires 28.
On ne peut mettre en doute l’effet produit, on en comprend l’intérêt, mais
la solution adoptée fait problème dès lors que le lecteur se met en tête de
commenter la traduction, précisément en raison du dernier aspect évoqué
par J. Dufeuilly : parce que Péter Esterházy introduit des personnages litté-
raires dans son œuvre, et pas seulement des personnages hongrois 29, ce
« Julien Sorel, version moustachue » pourrait figurer dans l’original. Cela
signe peut-être la pertinence de l’intervention mais ruine, dans le même
temps, toute possibilité de commentaire de la traduction. Qu’on imagine,
en effet, le malheureux lecteur lancé à la recherche des « références françai-
ses chez Péter Esterházy », tout heureux d’en constater l’abondance… Une
préface ou postface de la traductrice signalant sa façon de travailler n’eût
peut-être pas été inutile, pour déjouer ce qui apparaît a posteriori comme
un « piège » indétectable.

25. J. Dufeuilly et P. Moncorgé, « D’une subjectivité l’autre », TransLittérature, no 23, été 2002,
p. 24.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid.
29. Le procédé est fréquent dans son œuvre. Ainsi dans Hahn-Hahn grófno" pillantása – lefelé
a Dunán (L’Œillade de la comtesse Hahn-Hahn – en descendant le Danube [1991], trad. fr.
A. Járfás, Paris, Gallimard, 1999), P. Esterházy cite, sans l’identifier, la traduction hongroise
de Le città invisibili d’Italo Calvino, dans un jeu de collage complexe. La traductrice fran-
çaise reprend, sans l’indiquer davantage, la traduction de Jean Thibaudeau. Cf. notre éude :
« Un livre peut-il avoir la forme du Danube ? (Claudio Magris, Péter Esterházy) », in La
Poétique du fleuve, F. Melzi d’Eril (éd.), Milan, Cisalpino, 2004, p. 357-368.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 123

Autre difficulté pour le lecteur : le commentaire des idiomatismes.


Ainsi de Laisse-moi, traduction française par Pierre Deshusses du roman
de Markus Werner, Froschnacht. Au début du récit, le narrateur a un chat
dans la gorge :
Une fois par mois il vient, s’incruste et reste trois jours. Où ? dans la gorge,
pardi. […] Vacherie de chat 30.
Ce chat, c’est son père mort, qui, littéralement, ne « passe » pas et in-
tervient, en contrepoint de la voix de son fils, pour discuter ses choix et le
réprimander. En allemand, ce n’est pas un chat, mais une grenouille (Frosch)
qu’on a dans la gorge, ce qui, au passage, éclaire le titre original. La traduc-
tion par « chat » est évidente et indiscutable. Seulement, il y a des chats bien
« réels » dans le roman, dont un au moins apparaît dans une scène impor-
tante, l’enterrement de la mère du narrateur. Le mari et père, qui se trouve
être aussi fossoyeur, prend alors la parole en ces termes :
[…] il neige, je suis plein de haine, une fois rentré à la maison je prends
le premier chat venu et le cogne contre le mur 31.
Ailleurs, le traducteur est obligé de traduire Frosch par « chat », dès lors
qu’il est question de ce « chat dans la gorge » qui tracasse le narrateur. Le
lecteur sera peut-être surpris, alors, de trouver un chat installé dans un
« marigot » 32, alors qu’il ne le serait certainement pas pour une grenouille.
On mesure ici les limites d’une analyse de la seule traduction, qui pourrait
voir un commentateur enthousiaste, mais imprudent, tirer des conclusions
hâtives des va-et-vient entre chat réel et chat métaphorique.

Le casse-tête du plurilinguisme
Au-delà des idiomatismes, le commentaire des idiolectes des personnages
peut poser problème ; on le sait, leur transposition constitue un point sen-
sible, que chaque traducteur aborde dans le cadre de son projet de traduc-
tion. La question des dialectes se révèle particulièrement épineuse. Je rappelle
pour mémoire que le lecteur français des romans d’Andrea Camilleri entend

30. M. Werner, Laisse-moi, trad. fr. P. Deshusses, Arles, Actes Sud, 2001, p. 9. Version originale :
Froschnacht, Salzbourg – Vienne, Residenz Verlag, 1985, p. 5 : « Einmal im Monat kommt er,
nistet sich ein, bleibt drei Tage. Im Halst, wo sonst. […] Dreckfrosch ».
31. M. Werner, Laisse-moi, p. 30 ; Froschnacht, p. 26 : « es schneit, ich hasse, zuhause pack ich
die nächstbeste Katze und schlage sie gegen die Wand ».
32. M. Werner, Laisse-moi, p. 98 ; Froschnacht, p. 99 : « Soll ich den Frosch vielleicht im glauben
lassen, dass sein Quarter ein Sumpf sei ? ».
124 Anne-Rachel Hermetet

ses personnages « parler » plusieurs langues différentes, selon l’identité du


traducteur. Si Dominique Vittoz a adopté un dialecte lyonnais, Louis Bona-
lumi a préféré inventer, tandis que Serge Quadruppani dit s’être « contenté
de placer en certains endroits, comme des bornes rappelant à quel niveau
on se trouve, des termes de “francitan” » 33 (comme « minot »).
Le lecteur appréciera sans doute la créativité joyeuse qui a présidé à
l’élaboration de la langue très particulière parlée par Alex, un des protago-
nistes de Tout est illuminé de Jonathan Safran Foer. Ce jeune Ukrainien a
appris l’anglais dans des livres et en donne une version très personnelle,
transposée de façon savoureuse par Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet.
Le roman commence ainsi :
Légalement je m’appelle Alexandre Perchov. Mais mes nombreux amis
me surnomment tous Alex, version plus flasque à articuler de mon nom
légal. Ma mère me surnomme Alexi arrête de me morfondre ! parce que
je suis toujours à la morfondre. Si vous voulez savoir pourquoi je suis tou-
jours à la morfondre, c’est parce que je suis toujours ailleurs avec des amis,
à disséminer tant de numéraire, et à accomplir tant de choses qui peuvent
morfondre une mère 34.
Cas extrême sans doute, où la jubilation manifeste des traducteurs se
communique au lecteur. D’autres œuvres présentent une difficulté plus
grande peut-être, lorsqu’il s’agit de faire entendre les nuances des registres
ou l’évolution d’une langue au fil du récit.
Que faire des œuvres plurilingues ? Signaler les mots ou expressions
« en français dans le texte » est un minimum mais il est inévitable de perdre
alors l’effet que produit, sur le lecteur, l’insertion d’un discours dans une
autre langue. Lorsqu’il s’agit d’autres langues étrangères, la question se
complique : faut-il laisser l’original ? Tout traduire ? Philippe Bouquet choi-
sit la seconde solution pour sa traduction, déjà mentionnée plus haut, du
Malheur d’être un Skrake. Le roman présente la particularité d’avoir été
écrit par un représentant de la minorité de langue suédoise en Finlande,
qui n’hésite pas à recourir au finnois, au russe, à l’anglais et à l’allemand.
Philippe Bouquet rend compte de ce plurilinguisme par une typographie
complexe dont il expose les règles dans sa préface :

33. S. Quadruppani, préface à A. Camilleri, La Forme de l’eau, Paris, Fleuve noir, 1998, p. 17.
34. J. Safran Foer, Tout est illuminé, trad. fr. J.-P. Carasso et J. Huet, Paris, Éditions de l’Olivier,
2003, p. 9. Version originale : Everything is illuminated, New York, Houghton Mifflin, 2002,
p. 1 : « My legal name is Alexander Perchov. But all of my many friends dub me Alex, because
it is a more flaccid-to-utter version of my legal name. Mother dubs me Alexi-stop-spleening-
me !, because I am always spleening her. If you want to know why I am always spleening her,
it is because I am always elsewhere with friends, and disseminating so much currency, and
performing so many things that can spleen a mother ».
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 125

C’est dire que s’il est un phénomène culturel familier au Finlandais, c’est
le multilinguisme. On en trouvera le reflet dans ce livre qui, quoique rédigé
en suédois, est sans cesse pimenté de mots et expressions en finnois. Pour
permettre de les identifier sans perturber la lecture par d’incessantes notes
en bas de pages, nous avons décidé – en accord avec l’éditeur – de les faire
figurer en caractères gras. Mais, comme tous les autres pays au cours de
la seconde moitié du xxe siècle, la Finlande s’est ouverte au monde anglo-
saxon, en particulier dans le domaine du commerce, de la musique et du
sport, d’où un certain nombre de titres ou de mots pour lesquels nous
avons adopté, cette fois, les italiques. Mais il convenait encore de tenir
compte de nombreuses expressions en allemand (qui figureront dans
notre texte en italiques gras) et en russe (qui le seront en souligné). Nous
espérons que le lecteur ne nous tiendra pas rigueur de cette petite com-
plication rendue nécessaire par une situation linguistique particulière et
l’usage qu’en fait un écrivain qui prend grand plaisir, de son propre aveu,
à manier les différentes langues de l’Europe 35.

Le lecteur francophone se retrouve face à un texte qui peut prendre


l’aspect suivant :
Mais cela n’a pas été le cas. Et, à vrai dire, je m’en fiche pas mal. Tout ne
nous est confié qu’en prêt, comme dit une chanson finnoise bien connue.
Werner, lui, aurait sûrement dit cela en américain : C’est pas grave, maman,
je quitte la ville pour de bon, aurait-il dit ; il était difficile de trouver des
disques de rythm’n blues noir, en Finlande, dans les années 50, et c’est la
raison pour laquelle Werner est devenu fan d’Elvis à la place 36.

Malgré la typographie qui le tient en alerte, ce lecteur perd contact avec


le plurilinguisme effectif de la version originale qui n’identifie comme étran-
ger, pour le passage cité ci-dessus, que la phrase en finnois :
Met det blev inte så. Och jag bryr mig egentligen inte. Väliaikaista kaikki on
vain, allt är bara till låns, som det heter i en finsk evergreen. Fast Werner
skulle ha uttryckt det annorlunda. That’s all right mama, I’m leaving town
for sure, skulle han ha sagt ; det var svårt att hitta svarta rhythm&bluesski-
vor i femtiotalets Finland så Werner Kom att bli Elvisfantast i stället 37.

La pluralité des langues renvoie à une pluralité des cultures et ménage


une place à ce que Jean-Pierre Richard appelle « l’ignorance culturelle » 38.

35. P. Bouquet, préface à la traduction de K. Westö, Le Malheur d’être un Skrake, p. 8.


36. K. Westö, Le Malheur d’être un Skrake, p. 46.
37. K. Westö, Vådan av att vara Skrake, s. l., Norstedts, 2000, p. 35.
38. J.-P. Richard, « Traduire l’ignorance culturelle », Palimpsestes, no 11, 1998, Traduire la cul-
ture, p. 151-160.
126 Anne-Rachel Hermetet

S’interrogeant sur les modalités de la traduction, il souligne la « distance


culturelle interne qui peut structurer le texte original » et se voit « souvent
sous-estimée, voire ignorée » 39. En s’appuyant sur des exemples tirés de
Philadelphia Fire, de John Edgar Wideman, et d’une nouvelle de Kipling,
« A Naval Mutinery », l’un et l’autre traduits par ses soins 40, il souligne
comment
la traduction de la distance culturelle interne soulève trois difficultés prin-
cipales, liées au mode d’apparition de ses constituants dans l’œuvre ori-
ginale, à leur identité proprement culturelle et à leur statut dans la culture
réceptrice, celui d’un corps étranger qui doit, pour faire sens, en même
temps le rester et cesser de l’être 41.

Et il poursuit :
il s’agit toujours de produire une inintelligibilité relative dont il appartient
au traducteur – et c’est là toute la difficulté – de jauger le degré 42.

Sa tâche est donc de rendre l’inintelligible, sans le dénaturer, c’est-à-dire


sans en transposer le référent. Jean-Pierre Richard insiste sur la « valeur
patrimoniale » 43 de telles œuvres qui « interdit au traducteur de modifier
les termes constitutifs de la distance culturelle interne à l’œuvre de départ » 44.
Il met en lumière les difficultés qu’entraîne ce postulat. Ainsi, le roman de
Wideman porte sur l’histoire des Noirs en Amérique et se fonde sur une
culture noire américaine qui ne relève pas de la culture francophone. J.-P.
Richard précise :
Transférée telle quelle dans le texte français, la distance culturelle interne
à Philadelphia Fire, qui joue sur l’histoire noire américaine, ne constituera
plus dans la culture réceptrice qu’un corps étranger relevant d’une autre
culture et non pas ce qui fait la spécificité de son statut, sa raison d’être
romanesque : un corps moins étranger qu’ignoré, le point aveugle d’un
savoir, le révélateur d’une inculture 45.

Le traducteur se trouve alors confronté à la tâche de faire comprendre


au lecteur français à la fois cette histoire et le fait qu’elle est ignorée – ou

39. J.-P. Richard, « Traduire l’ignorance culturelle », p. 151.


40. J.E. Wideman, L’Incendie de Philadelphie, Paris, Gallimard, 1996 et R. Kipling, « Mutinerie
à bord », in Le Miracle de Saint Jubanus, Paris, Rivages, 1993.
41. J.-P. Richard, « Traduire l’ignorance culturelle », p. 152.
42. Ibid., p. 153.
43. Ibid., p. 155.
44. Ibid.
45. Ibid.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 127

mal connue – d’une partie des lecteurs anglo-saxons. J.-P. Richard choisit
de multiplier les notes dans un apparat critique qu’il qualifie lui-même de
« pléthorique » 46, afin de signifier au lecteur francophone que le roman est
« pour le lecteur américain mainstream de Wideman le lieu d’expérience
d’une carence culturelle » 47. La solution adoptée met ainsi le lecteur à
« l’épreuve de l’étranger », non seulement linguistique mais culturel, en
soulignant la distance et en faisant de l’ignorance culturelle un révélateur
de l’œuvre.

Conclusion

Dans les lignes qui précèdent, il a été souvent question de pièges, de lacu-
nes, d’ignorance. Mon propos n’est pas de conclure à l’impossibilité d’une
lecture pertinente des œuvres traduites mais plutôt de signaler la vigilance
nécessaire au lecteur, qui toujours avance sur une corde raide, en se deman-
dant jusqu’où il peut légitimement mener son analyse. Il s’agit aussi de
rappeler combien les choix du traducteur orientent l’interprétation. C’est
lui qui décide de mettre en évidence ou de gommer la distance culturelle,
par l’explicitation, la glose ou l’insertion de notes. Il semble que le commen-
taire de la traduction soit d’autant plus difficile que le traducteur avance
masqué, que ses interventions ne se distinguent pas du texte auctorial. La
lecture de traduction requiert ainsi une attention particulière, qui n’inter-
dit pas de goûter au plaisir du texte, et se situe constamment dans un entre-
deux, à la frontière entre subjectivité et prise en compte de l’altérité. Et je
ne résiste pas au plaisir de rappeler, pour finir, un très bel exemple de lacune
culturelle, emprunté à un article de György Tverdota. Devant traduire en
hongrois le syntagme « Jakobs Leiter » (« l’échelle de Jacob »), un traducteur
du xixe siècle n’a pas identifié la référence biblique et en a fait un homme,
Leiter Jakab. Depuis, leiterjakab est devenu un nom commun hongrois,
qui désigne une faute de traduction 48, nom commun qui reste sans doute
intraduisible en toute autre langue.

Anne-Rachel Hermetet
Université d’Angers

46. Ibid., p. 156.


47. Ibid.
48. Exemple donné par G. Tverdota, « Le traducteur face aux noms propres », p. 66.
128 Anne-Rachel Hermetet
« COLLEZIONE DI SABBIA »
D’ITALO CALVINO EN FRANÇAIS :
DEUX MÉDIATEURS, DEUX ÉCRITURES NARRATIVES

Résumé : L’étude de la transposition de l’œuvre d’Italo Calvino en France permet


d’observer qu’au-delà des problèmes linguistiques et culturels liés aux deux pôles
qui, depuis toujours, opposent les théoriciens de la traduction, à savoir le texte / la
langue-source et le texte / la langue-cible, ou encore l’auteur et le lecteur, il est néces-
saire de prendre en compte le rôle clé du traducteur dont la culture et les compéten-
ces (linguistiques ou autres) peuvent engendrer des versions complètement diffé-
rentes d’un même texte. L’activité traduisante de deux professionnels tels que Jean
Thibaudeau, écrivain, et Jean-Paul Manganaro, italianisant de renom, appliquée à
un même article, « Collection de sable », illustre comment un seul et unique texte
peut assumer des formes syntaxiques, rythmiques et sémantiques différentes.

Riassunto : Lo studio della trasposizione dell’opera di Italo Calvino in Francia per-


mette di osservare che, al di là dei problemi linguistici e culturali legati ai due poli che
da sempre dividono i teorici della traduzione, ovvero il testo / la lingua di partenza ed
il testo / la lingua d’arrivo, o ancora l’autore ed il lettore, è necessario considerare il
ruolo chiave del traduttore la cui cultura e le cui competenze (linguistiche e non) pos-
sono dare origine a versioni completamente differenti di uno stesso testo. L’attività tra-
duttiva di due professionisti come Jean Thibaudeau, scrittore, e Jean-Paul Manganaro,
italianista di chiara fama, applicata ad uno stesso articolo, « Collezione di sabbia »,
illustra come uno stesso ed unico testo possa assumere forme sintattiche, ritmiche e
semantiche differenti.

Les problèmes soulevés par l’acte du traduire ont une double origine : ils
sont d’une part liés aux deux langues que le traducteur met en contact et
d’autre part aux cultures que celles-ci véhiculent. Cela car, comme l’a remar-
qué Henri Meschonnic :
La langue est le système du langage qui identifie le mélange inextricable
entre une culture, une littérature, un peuple, une nation, des individus et
ce qu’ils font 1.

1. H. Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 12.

Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 129-148


130 Sandra Garbarino

En particulier, pour des langues-cultures comme l’italien et le français, Italo


Calvino avait affirmé lors de sa révision du Nuage de smog :
Tutte le lingue umane hanno qualcosa in comune, anche il finnico e il bantù,
ma ce n’è due tra le quali non si può assolutamente stabilire nessuna equi-
valenza, e sono l’italiano e il francese. Ciò che è pensato in italiano non può
in nessun modo essere detto in francese : bisogna ripensarlo di nuovo in una
formulazione che necessariamente non accoglierà tutti i significati di quella
italiana o ne accoglierà altri che quella italiana non prevedeva 2.

Conséquence : ce qu’on pense en italien doit être repensé, redit, et donc


réécrit en français pour que le texte puisse être perçu comme écrit en lan-
gue-cible et apprécié par les destinataires de l’œuvre traduite. Malgré les
efforts des traducteurs, les messages d’arrivée subiront à la fois les effets de
l’entropie et de son contraire, la négentropie, un enrichissement du tissu
sémantique.
Quand nous avons commencé à étudier les transpositions des œuvres
calviniennes en français nous nous sommes toutefois aperçue qu’en plus
des problèmes liés à la langue-culture de l’auteur du texte-source et du lec-
teur du texte-cible, il faut prendre en compte le rôle déterminant du média-
teur qui effectue la déverbalisation et la reformulation du message. En effet,
comme l’a écrit Efim Etkind, pour la traduction,
tout compte, le sexe, l’âge, l’état physique, le tempérament, l’expérience
vécue, si le traducteur est amoureux, s’il est jaloux, gai ou sombre, s’il est
dans son pays ou en exil, s’il réussit dans la vie 3.

Dans le cas d’une chronique calvinienne en particulier, « Collezione di


sabbia » 4, deux personnes en ont permis la diffusion en France dans des
versions totalement différentes. Traduite pour la première fois en 1976 par
l’écrivain français Jean Thibaudeau, elle a ensuite réapparu en 1986 trans-
posée par un professionnel de renom, Jean-Paul Manganaro, dans le recueil
de textes portant le même titre, Collection de sable 5. L’écart de dix ans qui
sépare les deux versions en français, mais surtout les itinéraires personnels,

2. I. Calvino, Lettere 1940-1985, L. Baranelli (éd.), Milan, Mondadori (I Meridiani), 2000, p. 793.
3. E. Etkind, Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, L’Âge d’Homme,
1982, p. 24.
4. I. Calvino, « Collezione di sabbia », in Collezione di sabbia [1984], Milan, Mondadori (Oscar),
1994, p. 5-10. Il s’agit de notre édition de référence, citée désormais « Cds ».
5. I. Calvino, « Collection de sable », trad. fr. J. Thibaudeau, Les Lettres nouvelles, décembre
1976 (cité désormais Trad. Thibaudeau), p. 204-209 ; I. Calvino, « Collection de sable », in
Collection de sable, trad. fr. J.-P. Manganaro, Paris, Seuil, 1986 (cité désormais Trad. Manga-
naro), p. 11-17.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 131

professionnels, des traducteurs, leur formation culturelle et leurs compé-


tences linguistiques ont fait en sorte qu’à première vue les articles en fran-
çais pourraient sembler ne pas se référer au même texte de départ.
À la différence de la plupart des articles qui paraissent dans les jour-
naux et qui relèvent d’une écriture journalistique, « Collezione di sabbia »
est un texte dévoilant des traits distinctifs de la plume calvinienne qui l’éloi-
gnent de la chronique pour le rapprocher de l’écriture narrative, du récit.
En portant un regard attentif au texte, nous pouvons saisir sa portée stylis-
tique. L’incipit notamment nous semble un excellent exemple des cadences
rythmiques des périodes :
C’è una persona che fa collezione di sabbia. Viaggia per il mondo e quando
arriva a una spiaggia marina, alle rive d’un fiume o d’un lago, a un deserto,
a una landa, raccoglie una manciata d’arena e se la porta con sé. Al ritorno
l’attendono allineati in lunghi scaffali centinaia di flaconi di vetro entro i
quali la fine sabbia grigia del Balaton, quella bianchissima del Golfo del
Siam, quella rossa che il corso del Gambia deposita giù per il Senegal, dispie-
gano la loro non vasta gamma di colori sfumati, rivelano un’uniformità da
superficie lunare, pur attraverso le differenze di granulosità e consistenza,
dal ghiaino bianco e nero del Caspio che sembra ancora inzuppato d’acqua
salata, ai minutissimi sassolini di Maratea, bianchi e neri anch’essi, alla sot-
tile farina bianca punteggiata di chiocciole viola di Turtle Bay, vicino a
Malindi nel Kenia 6.
La lecture à voix haute de ce passage nous permet d’entendre que le
développement du paragraphe – dont l’ampleur va crescendo – est caracté-
risé par des parallélismes au niveau des structures syntaxiques, par des
alternances rythmiques très cadencées, ainsi que par une quantité élevée
d’assonances et d’allitérations qui confèrent au passage une allure à la fois
répétitive et harmonieuse. Cette tendance stylistique propre à Calvino 7 ne
peut pas ne pas avoir eu de suites sur les transpositions en français, tout
d’abord au niveau de la syntaxe.

La syntaxe : fidélité à l’auteur ou au lecteur ?


L’une des composantes du discours qui subissent des variations au moment
de la traduction d’un texte est la syntaxe : toute langue ayant ses propres
règles de construction phrastique, la transposition entraînera nécessairement

6. « Cds », p. 5.
7. Elle a en particulier été mise en évidence par F. Rondolino dans son article « Cronache in
stile », L’Indice dei libri del mese, I, no 3, décembre 1984, p. 9, et par M. Barenghi dans son
introduction à I. Calvino, Saggi, Milan, Mondandori (I Meridiani), 1999, p. XXVI-XL.
132 Sandra Garbarino

des modifications au niveau de l’enchaînement de ses structures. D’après


ce que nous avons pu remarquer, l’auteur français et le traducteur profes-
sionnel montrent des sensibilités différentes et, finalement, des stratégies
traductives parfois opposées. Ainsi, en travaillant à la même chronique
calvinienne, ils n’ont jamais opté pour les mêmes solutions : l’écrivain éla-
bore un texte dont l’architecture reste souvent proche de celle de la langue
de départ, en engendrant des structures hybrides, des italianismes, ou bien
il s’éloigne des structures phrastiques de la langue-source alors que la lan-
gue-cible en présenterait d’analogues. Manganaro en revanche ne s’écarte
de la langue italienne que si cela se révèle indispensable et reste ancré, s’il
le peut, aux structures syntaxiques de la langue de départ. Ces démarches
l’amènent à recréer un article fidèle au texte-source et qu’on pourrait croire
écrit par un auteur français. Toutes ces divergences se dégagent par exem-
ple du positionnement de l’adjectif à l’intérieur de la phrase.

L’adjectif entre italianismes et gallicismes


Chez Thibaudeau et Manganaro traducteurs de Calvino, les adjectifs n’ont
pas toujours été abordés de la même manière. En ce qui concerne par exem-
ple le couple adjectival « bianco e nero », il est traduit de deux façons : « […]
ghiaino bianco e nero del Caspio » 8 devient chez Thibaudeau « gravier blanc
et noir de la Caspienne » 9 et chez Manganaro « gravillon noir et blanc de
la mer Caspienne » 10 ; de même, « minutissimi sassolini di Maratea, bianchi
e neri anch’essi » 11 est rendu par « minuscules galets de Maratea également
blancs et noirs » et « tout petits cailloux de Maratea, noir et blanc eux aussi ».
Comme l’a remarqué Enrico Arcaini 12 à propos de ces adjectifs, il
existe une collocation canonique qui oblige à un véritable « rétablissement »
de l’ordre des deux termes au moment du passage de l’italien en français
(et vice versa) pour aboutir à des formes totalement équivalentes. Les tra-
ducteurs sont très cohérents vis-à-vis des contraintes qu’ils se sont impo-
sées, mais leurs choix ne sont pas identiques. En effet, Thibaudeau reprend
dans sa version la collocation typique de la langue italienne et traduit, à
chaque fois, « blanc et noir », tandis que Manganaro rétablit l’ordre des
mots français. En considérant ces deux manières de traduire du point de

8. « Cds », p. 5.
9. Trad. Thibaudeau, p. 204.
10. Trad. Manganaro, p. 11.
11. « Cds », p. 5. Pour les citations suivantes, respectivement : trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad.
Manganaro, p. 11.
12. E. Arcaini, « Universaux chromatiques et relativisme culturel. Analyse contrastive : domaines
français et italien », Repères, no 2, 1987, p. 5-86.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 133

vue du récepteur français, nous remarquons que la première traduction


donne l’impression
de lire le texte dans les formes originales […] de la langue étrangère – de
façon que le lecteur n’oublie jamais un seul instant qu’il est en train de
lire en français tel texte qui a d’abord été pensé puis écrit dans telle ou
telle langue étrangère 13.

Contrairement à son confrère, Manganaro produit un passage séman-


tiquement et stylistiquement fidèle à l’original qui a en même temps « l’air
d’avoir été directement pensé puis rédigé en français » 14.
Au-delà de ce premier exemple, les phrases traduites de façon spécu-
laire sont nombreuses et, au moment de la comparaison, elles produisent
un effet de chiasme : « attraverso l’opaco silenzio imprigionato nel vetro delle
ampolle » 15 devient « au travers de l’opaque silence emprisonné dans le
verre des fioles » ou « à travers le silence opaque emprisonné dans le verre
de ses ampoules » ; « […] che è insieme la sostanza ultima e la negazione » 16
est rendu par « qui représente dans le même temps la substance ultime et
la négation » ou par « qui est en même temps l’ultime substance et la néga-
tion » ; enfin « (una vita – si direbbe – d’eterno turismo […]) » 17 devient
« (une vie – dirait-on d’éternel tourisme –, […]) » ou « (une vie – dirait-
on – de tourisme éternel […]) ».
Manganaro renverse les éléments des couples et produit des phrases
fondées sur un schéma syntaxique rigoureusement français. À l’inverse,
dans les passages traduits par Thibaudeau l’ordre des mots du texte d’arri-
vée est identique à celui du texte de départ. Cette adhérence excessive à la
version italienne altère la réception en langue-cible en modifiant le sens
global du texte. Cela se vérifie également dans d’autres circonstances. En
effet, si la deuxième version respecte l’architecture syntaxique du texte-
source là où la langue-cible le rend possible, la première transposition
illustre une tendance à la personnalisation.

La précision syntaxique entre traduction libre et littérale


En comparant l’incipit de « Collezione di sabbia » avec ses deux transposi-
tions nous pouvons saisir les décalages entre les deux traductions ainsi que
les différences entre les manières de traduire des deux médiateurs :

13. G. Mounin, Les Belles Infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 109.
14. Ibid.
15. Respectivement : « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
16. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 13.
17. Respectivement : ibid.
134 Sandra Garbarino

C’è una persona che fa collezione di sabbia. Viaggia per il mondo e quando
arriva a una spiaggia marina, alle rive d’un fiume o d’un lago, a un deserto,
a una landa, raccoglie una manciata d’arena e se la porta con sé 18.
Il y a quelqu’un qui fait collection de sable. Qui voyage à travers le monde,
et quand il arrive sur une plage au bord de la mer, ou sur la berge d’un
fleuve, ou d’un lac, ou dans un désert, ou sur une lande, il ramasse une
poignée de sable et l’emporte.
Il existe une personne qui fait collection de sable. Elle voyage à travers le
monde, et lorsqu’elle arrive sur une plage au bord de la mer, sur les rives
d’un fleuve ou d’un lac, dans un désert ou une lande, elle ramasse une
poignée de sable et l’emporte avec elle.

Le passage qui ouvre le récit est bref mais exemplaire. Si Manganaro


maintient pour complément d’objet direct le même nom concret que Cal-
vino avait utilisé dans son texte (le mot « persona » devient « personne »),
Thibaudeau modifie la phrase du point de vue morphosyntaxique par
l’introduction du pronom indéfini « quelqu’un ». Le seul endroit où le pre-
mier médiateur s’est maintenu plus lié au texte-source est au début de la
phrase, là où il traduit l’italien « c’è » par « il y a ». Dans ce cas, la version la
plus récente s’éloigne du texte-source en proposant une traduction plus
libre.
En ce qui concerne la deuxième proposition, la traduction de Manga-
naro se révèle la plus fidèle au texte-source parce qu’elle reprend en tout et
pour tout la force de la phrase calvinienne : l’ajout du complément circons-
tanciel « avec elle » reste la meilleure manière de sauvegarder la redondance
italienne et de reproduire l’effet créé par les deux « se / sé » de Calvino. Par
contre, la version de Thibaudeau ne transmet pas cette intensité : le pas-
sage se conclut simplement avec « l’emporte », ce qui correspondrait plu-
tôt à la structure italienne plus linéaire « la porta con sé ».
L’attitude des traducteurs vis-à-vis de l’article calvinien demeure la
même tout au long du texte : « in un mondo che non ha altri orizzonti che
queste dune in miniatura » 19 devient « dans un monde sans d’autres hori-
zons que ces dunes miniatures » ou « dans un monde qui n’a d’autres hori-
zons que ces dunes en miniature ». Manganaro opte pour une traduction
littérale : le verbe « sembrare » reste « sembler » ; le syntagme « che non ha »
devient tout simplement « qui n’a » et les dunes « in miniatura » demeu-
rent « en miniature ». Thibaudeau ne partage pas cette optique : dans la
première partie, le pronom relatif « che » et le groupe verbal « non ha » sont

18. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.


19. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 12.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 135

remplacés par la préposition « sans ». Plus loin, la préposition « in », qui


accompagne le lexème « miniatura » pour former le complément de manière,
est effacée par le premier traducteur.
Dans d’autres circonstances, la phrase thibalducienne subit une dila-
tation qui a pour conséquence un alourdissement de la structure syntaxi-
que : « […] in un’inquietudine geografica che tradisce un’incertezza, […] » 20
est traduit par « suivant une inquiétude géographique qui trahirait quel-
que chose comme une incertitude » ou par « dans une inquiétude géogra-
phique qui trahit une incertitude » ; de même « […] in una serie d’oggetti
salvati dalla dispersione o in una serie di scritte cristallizzate fuori dal flusso
continuo » 21 devient chez Thibaudeau « en une série d’objets qui seraient
sauvés de la dispersion ou encore en lignes d’écriture qui se cristallise-
raient hors du flux continuel » et chez Manganaro « en une série d’objets
sauvés de la dispersion ou en une série de lignes écrites, cristallisées en
dehors du flux continu ».
L’ajout de « quelque chose comme » et de « qui seraient » allonge la
phrase et la rend à la fois moins « légère » et moins « rapide ». Thibaudeau
tend à remplacer les verbes au présent de l’indicatif par des verbes au pré-
sent du conditionnel. Or, comme le souligne Dominique Maingueneau,
les temps de l’indicatif « supposent tous une modalité de certitude chez
l’énonciateur » 22. Par contre,
le conditionnel actualise au même degré que les autres « temps » de l’indi-
catif, il lie directement l’énoncé à la situation d’énonciation, mais cette
actualisation n’est que feinte 23.

La première traduction introduit donc une sensation d’incertitude, totale-


ment absente du texte-source, et modifie ainsi le sens global du texte-cible.
Les choix de traduction de Manganaro montrent clairement que, s’il l’avait
voulu, Thibaudeau aurait pu garder les mêmes structures de l’original.

Le rythme : sons et silences


Comme nous avons pu l’observer dans notre thèse de doctorat 24, le rythme
est un des pivots de la prose calvinienne. Ces remarques sont confirmées

20. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 13.


21. « Cds », p. 7 ; trad. Thibaudeau, p. 206 ; trad. Manganaro, p. 13.
22. D. Maingueneau, L’Énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, 1999, p. 108.
23. Ibid.
24. S. Garbarino, De la traduction : J. Thibaudeau et J.-P. Manganaro médiateurs d’Italo Cal-
vino, Lille, ANRT, 2005, p. 34-104.
136 Sandra Garbarino

par Henri Meschonnic 25 qui, en étudiant l’incipit de Si par une nuit d’hiver
un voyageur 26, a souligné que cet ouvrage aurait demandé une attention
particulière au niveau du rythme :
Et la demande est du rythme. Dans les deux premières pages le motif
récurrent est celui de la lecture, selon une écriture répétitive qui fait le cli-
mat du texte : son motif. Là aussi, dans les proses comme dans les vers, et
toutes les proses réflexives ou romanesques, il y a le récit et le récitatif 27.
Selon ce théoricien de la traduction, les médiateurs du texte, Danièle
Sallenave et François Wahl, ont échoué dans cette entreprise :
Or, cette traduction est une désécriture. La masse de ses dérythmements
met en évidence la différence entre une écriture – une prosodie person-
nelle – et l’indifférence à une prosodie. Son effacement, et l’effacement
de son effacement. Avec l’air le plus naturel. Une prose littéraire qui sem-
ble garder le ton de l’original et avoir, elle aussi, la vitesse d’un original
second. À ne pas voir que c’est une traduction. L’ambition suprême de ce
type de traductions 28.
L’importance que Meschonnic attribue au rythme de l’écriture créa-
tive en général et de la prose calvinienne en particulier ne surprend pas : les
chaînes sonores formées par les allitérations et les assonances ainsi que la
distribution métrique des phrases servent à l’auteur pour mettre en évi-
dence des passages plus ou moins importants. Compte tenu de cela, ces
repères ne devraient pas être oblitérés au moment de la transposition :
Le rythme, non l’interprétation, fait la différence entre les traductions.
La différence réelle dans l’interprétation. Le rythme, dans la traduction
exactement comme dans l’original, doit faire que l’interprétation soit non
porteuse mais portée 29.

Maintien et effacement du rythme : métrique et phonétique


Le mouvement sonore et rythmique des phrases constitue pour Calvino
une manière d’orienter ses lecteurs et de rendre la lecture plus ou moins
aisée, plus ou moins rapide, selon les besoins du texte. Les techniques qui
permettent à l’auteur de mettre en pratique sa stratégie sont principale-
ment de deux types : métriques et phoniques.

25. H. Meschonnic, Poétique du traduire, p. 215-221.


26. I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur [1979], trad. fr. D. Sallenave et F. Wahl, Paris,
Seuil, 1981.
27. H. Meschonnic, Poétique du traduire, p. 217.
28. Ibid., p. 218.
29. Ibid., p. 221.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 137

L’exemple le plus évident de scansion rythmique obtenue par la distri-


bution des mètres est contenu dans l’incipit de la chronique, qui s’ouvre
sur une phrase composée de quinze syllabes, séparées en deux groupes (8 /
7) : « C’è una persona che fa / collezione di sabbia » 30. Cette distribution syl-
labique, scandée par le monosyllabe oxyton « fa », a pour résultat de met-
tre en relief le syntagme clé de l’article : « collezione di sabbia ». En effet, en
fin de vers, un mot tronco comme « fa » vaut deux syllabes en italien, ce qui
donne l’impression que la durée de la pause marquant la césure est double.
Cette impression est davantage ressentie par le lecteur italien si, selon la
prononciation canonique, il respecte le renforcement syntaxique entre
« che » et « fa » : /kef ’fa/. Ce renforcement transforme le monosyllabe oxy-
ton en dissyllabe oxyton en lui donnant encore plus de poids phonique. En
ce qui concerne le rythme de la phrase en question, nous remarquons
donc qu’il s’agit d’une cadence irrégulière (9 / 7), fortement marquée par la
césure. Mais que devient-elle en français ?
Thibaudeau reprend la division calvinienne en deux parties (« Il y a
quelqu’un qui fait / collection de sable »), mais il modifie le rythme de la
phrase. Ainsi, en comptant les syllabes de la proposition française (7 / 6),
nous découvrons qu’elle n’a plus la même scansion que l’original : elle est
plus régulière et, en outre, le mouvement de sa première partie est accéléré,
notamment par le rapprochement des phonèmes /j/ et /a/. Cependant, la
division de la phrase rend toujours possible la mise en relief du syntagme
« collection de sable ».
À l’inverse, la traduction de Manganaro (« Il existe une personne qui
fait / collection de sable ») étonne par sa fidélité à l’original. En effet, ce
médiateur a réussi à récréer presque le même déséquilibre syllabique entre
les deux syntagmes (9 / 6), en sauvegardant ainsi le mouvement mélodique
du texte-source. Nous pouvons en déduire que le rythme des phrases tra-
duites par le deuxième médiateur se rapproche davantage de l’original.
Une hypothèse qui est corroborée par d’autres passages :

Al ritorno l’attendono / allineati in lunghi scaffali / centinaia di flaconi di


vetro […] 31.

30. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11. Le premier syntagme, qui
se termine par le mot oxyton « fa », peut être considéré en italien comme un vers de neuf
syllabes (novenario tronco) ; on pourrait également réaliser une synalèphe entre « c’è » et
« una » en obtenant ainsi un septénaire oxyton, mais le déplacement du premier accent
secondaire du vers, de « è » à « úna », créerait un choc cacophonique entre accent gram-
matical et accent métrique.
31. Respectivement : ibid.
138 Sandra Garbarino

Chez lui, / bien alignés sur de nombreuses étagères, / l’attendent des cen-
taines de flacons en verre.
Sur de longues étagères, à son retour, l’attendent / des centaines de flacons
de verre alignés […].

Dans le texte italien, la lecture est guidée par une division métrique en
expansion : un premier syntagme de huit syllabes (un septénaire propa-
roxyton), suivi par un deuxième de dix (compte tenu de la synalèphe entre
« allineati » et « in »), et un troisième de onze. Nous avons aussi une série
d’allitérations fondées sur la répétition des phonèmes /l/, /n/ et /t/. Quant
aux deux traductions, les choix des médiateurs sont tels qu’elles finissent
par différer à la fois l’une de l’autre et du texte-source. Dans la première
version, les éléments syntaxiques sont déplacés par rapport à l’original. De
plus, si d’un côté la transposition finit par raréfier le tissu d’allitérations
(ne demeurent que les réitérations en /n/, renforcées par la présence des
voyelles nasales où domine en), d’un autre côté, le médiateur tâche de main-
tenir la musicalité de la parole calvinienne, et peut-être aussi de l’accentuer,
en modifiant son rythme. La phrase s’en trouve transformée. Le déplace-
ment des éléments enrichit la période d’une rime interne (étagères : verre)
qui n’était pas prévue dans le texte de Calvino et qui accentue la scansion
rythmique. Dans le passage français transposé par Manganaro, les allitéra-
tions et les effets de rythme semblent avoir tendance à disparaître pour
laisser primer le sens. Mais, en réalité, ce n’est pas le cas. Comme dans le
passage de Thibaudeau, l’une des répétitions sonores qui demeurent est
celle des voyelles nasales en et on, du retour constant des sons r et l et de
l’alternance des phonèmes /s/ et /z/.
Ces quelques phrases révèlent que le premier médiateur a modifié
le texte-source à son gré. Aurait-il renoncé au sens pour sauvegarder les
sons ? Observons les extraits qui suivent :

Ecco che come ogni collezione / anche questa è un diario : diario di viaggi,
certo ma pure diario di sentimenti, di stati d’animo, d’umori ; anche se non
possiamo essere sicuri che davvero esista una corrispondenza tra la fredda
sabbia […] 32.
Voici que comme toute collection / celle-ci aussi bien est un journal : un
journal de voyages, sans doute, mais aussi de sentiments, états d’âme,
humeurs ; même si nous ne pouvons pas nous assurer qu’il existe vérita-
blement une correspondance entre le sable froid […].

32. « Cds », p. 7 ; trad. Thibaudeau, p. 206 ; trad. Manganaro, p. 13.


« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 139

Comme toute autre collection / celle-ci aussi est un journal : journal de


voyages, certes, mais tout autant journal de sentiments, d’états d’âme,
d’humeurs ; même si nous ne pouvons être sûrs qu’il existe vraiment une
correspondance entre le sable froid […].
Les différences entre ces passages sont innombrables. Le texte italien
est divisé en deux parties séparées par la césure des deux-points. La pre-
mière est composée de sonorités dures, engendrées par une suite d’occlu-
sives vélaires (/k/) qui oriente la lecture vers la première occlusive dentale
(« diario »). Après les deux-points, ce sont les dentales /d/ et /t/, la fricative
alvéolaire /s/ et les nasales /m/ et /n/ qui prennent le relais. En observant la
première partie, on constate qu’au plan métrique le texte italien est com-
posé d’un syntagme de dix syllabes (avec synalèphe entre « come » et « ogni »),
suivi d’un deuxième de huit (ou de sept si, outre la synalèphe entre « questa »
et « è », on abolit le hiatus dans « diàrio »). Les deux versions françaises
proposent en revanche une division parfaitement régulière et, par consé-
quent, plus musicale. Thibaudeau opte pour une structure qui engendre
deux vers de neuf syllabes ; Manganaro pour une double structure octosyl-
labique.
Malgré sa fidélité au texte-source, la traduction littérale de Thibaudeau
(« ecco che » / « voici que ») finit par introduire au plan phonique une frica-
tive labiodentale sonore en début de phrase qui modifie les échos sonores.
Ce choix n’a pas été celui de son confrère qui débute la phrase par la con-
jonction « comme », moins fidèle à l’original du point de vue sémantique,
mais caractérisée par la même consonne occlusive vélaire. De plus, les deux
médiateurs ajoutent un mot à l’énoncé calvinien. L’insertion de l’adverbe
« bien » dans la phrase thibalducienne, où tous les termes sont en quelque
sorte liés les uns aux autres du point de vue des sonorités, ne crée pas d’alli-
térations mais engendre une césure. Par contre, l’ajout du mot « autre »,
contenant le phonème /t/ répété dans « toute », accentue chez Manganaro
la rythmicité d’un passage dont l’incipit est notamment marqué par une
suite de sonorités qui s’enchaînent : les occlusives dentales et vélaires /t/ et
/k/ alternent avec les fricatives alvéolaires pour aboutir au j de « journal ».
Pour conclure, constatons la répétition dans l’original des groupes phonéti-
ques /di/ et /ti/, concentrés dans la partie centrale de la phrase. Le maintien
de ces phonèmes en français semble difficile, sinon impossible. Si Thibau-
deau n’a gardé aucun de ces éléments, Manganaro a réussi à sauvegarder
l’itération des sons d et t, préservant, au moins en partie, l’allure du texte-
source.
À la lumière de l’analyse contrastive, l’écriture calvinienne dévoile
d’autres particularités, notamment la tendance à condenser les itérations
phoniques à l’intérieur de syntagmes liés du point de vue du signifié. Cet
140 Sandra Garbarino

effet de style enferme les mots dans un double réseau de relations séman-
tiques et phoniques : « i campioni che fanno più spicco » 33 ; « registra un
residuo di lunghe erosioni » ; « di bianchi musi col pallino nero del naso » ;
« copertine chiuse ed etichettate » ; « la struttura silicea dell’esistenza » ; « nulla
è rimasto nella rena rappresa ». Calvino travaille minutieusement la langue,
il la cisèle, il la polit. Ces syntagmes, compte tenu de leur richesse phoni-
que, ainsi que de leur concision, pourraient presque être comparés à des
vers 34. À ce propos, la dernière phrase est exemplaire : la répétition par
paronomase de « nulla » et « nella », combinée aux allitérations du pho-
nème /r/ (rimasto, rena, rappresa), confère au passage une allure musicale.
Cependant, comme nos exemples l’illustrent, ce n’est pas là le seul cas d’en-
chaînement sonore. Dans ces phrases les phonèmes se suivent par couples
ou par groupes de trois : les suites phoniques caractérisant « Collezione di
sabbia » ne sont donc pas accidentelles mais recherchées par l’auteur qui
les combine selon un schéma qui lui est propre 35.
Ces extraits auraient dû être traduits en prêtant une attention particu-
lière à leurs mouvements sonores mais cela n’a pas toujours été possible :
« i campioni che fanno più spicco » 36 devient « les champions qui font le
plus d’effet » ou « les échantillons qui ressortent le plus » ; « di bianchi musi
col pallino nero del naso » 37 est traduit par « de museaux noirs au petit nez
blanc » ou par « de museaux blancs avec une boule noire pour nez » ; « del
calore umido dell’uadi nulla è rimasto nella rena rappresa » 38 devient « plus
rien n’est resté de la chaleur humide de l’oued dans ce tas de sable » ou
« rien n’est resté de la chaleur humide de l’oued dans le sable figé ». À l’ex-
ception de certaines allitérations qui ont pu être maintenues grâce aux res-
semblances entre l’italien et le français, une partie des effets sonores a été
effacée : par exemple, dans la troisième phrase, malgré l’itération du son r,
l’effet d’enchaînement phonique engendré par le passage « nulla è rimasto
nella rena rappresa » finit par se perdre définitivement. Cependant, les deux

33. « Cds », p. 6. Pour les exemples suivants ibid., respectivement p. 6, 8, 8, 9, 9.


34. C’était par ailleurs le but que Calvino visait. Comme nous avons pu le mettre en évidence
en observant Les Villes invisibles (cf. S. Garbarino, De la traduction…, p. 47), l’auteur ligu-
rien affirmait : « Mon modèle a toujours été la concision du poème, la densité de sens
concentré dans peu de lignes » (Entretien de Calvino avec Paul Fournel, « Italo Calvino :
cahiers d’exercice », Magazine littéraire, no 220, juin 1985, p. 84).
35. Comme l’a souligné P.V. Mengaldo en étudiant Les Villes invisibles, Calvino aime struc-
turer ses énoncés sur des systèmes de couples et de triades (cf. « Aspetti della lingua di
Calvino », in La tradizione del Novecento, Terza serie, Turin, Einaudi, 1991, p. 273).
36. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 12.
37. « Cds », p. 8 ; trad. Thibaudeau, p. 207 ; trad. Manganaro, p. 14.
38. « Cds », p. 9 ; trad. Thibaudeau, p. 208 ; trad. Manganaro, p. 15.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 141

versions divergent une fois encore : la première tend à un aplatissement


rythmique (effet engendré par l’itération du phonème /s/ à la fin du pas-
sage et par l’apparition du e muet du mot « sable ») et la deuxième réussit
à maintenir une sorte d’écho en introduisant le dernier e accentué (resté :
figé).
Il n’y a pas que l’aspect phonique qui n’ait pas été tout à fait respecté
par le médiateur des années 1970 : sa traduction contient également des
erreurs. Les museaux des Mickeys deviennent noirs alors qu’ils étaient blancs
dans le texte de Calvino et le sable, qui était « rappreso », figé, devient tout
simplement du sable. Ce dernier exemple nous amène à une autre manière
d’aplatir le rythme, de « dérythmer », par des ajouts et des suppressions
lexicales.

Ajouts et suppressions lexicales : deux manières de dérythmer


Les commentaires précédemment cités de Meschonnic nous ont appris
que rien ne nuit au rythme du texte traduit autant que les ajouts et les sup-
pressions de certains termes ou syntagmes. Cette réflexion s’adapte parti-
culièrement à la prose de Calvino, un auteur qui, comme il l’affirmait lui-
même 39, avait tendance à écrire et réécrire ses textes des dizaines de fois
afin d’arriver à saisir les expressions et les mots les plus appropriés du point
de vue sémantique et sonore 40.
Si le traducteur-écrivain a souvent trahi le texte-source, le profession-
nel de la traduction a été capable de ne pas dénaturer l’œuvre de départ :
« la fine sabbia grigia del Balaton » 41 (Thibaudeau : « le sable fin et gris du
lac Balaton » ; Manganaro : « le sable fin et gris du Balaton ») ; « in una serie
d’oggetti salvati dalla dispersione » 42 (Thibaudeau : « en une série d’objets
qui seraient sauvés de la dispersion » ; Manganaro : « en une série d’objets
sauvés de la dispersion ») ; « Tra le collezioni strane [dell’esposizione] » 43 (Thi-
baudeau : « Parmi les collections les plus bizarres » ; Manganaro : « Parmi
les collections bizarres »). Ces extraits illustrent trois circonstances où Thi-
baudeau ajoute des éléments aux phrases calviniennes, en causant une varia-
tion de rythme – et parfois de sens. Ces opérations nous paraissent aller à
l’encontre des principes à la base de la poétique de Calvino : comme l’écri-
vain lui-même l’a énoncé dans les Leçons américaines, sa prose visait plutôt

39. Cf. à ce propos l’entretien avec P. Fournel, « Italo Calvino : cahiers d’exercice », p. 84-89.
40. Cf. W. Weaver, « An interview and its story », in Calvino Revisited, F. Ricci (éd.), Toronto,
Dovehouse, 1989, p. 17-31.
41. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
42. « Cds », p. 7 ; trad. Thibaudeau, p. 206 ; trad. Manganaro, p. 13.
43. Respectivement : Ibid.
142 Sandra Garbarino

la « légèreté », la « rapidité » et l’« exactitude » 44. En ce qui concerne Man-


ganaro, il évite d’altérer le tissu rythmique des périodes originales et tâche
de reproduire l’ensemble des mots contenus dans la chronique en donnant
lieu à une traduction qui est à la fois « littérale » et tout à fait française.
Au-delà des ajouts – moins dangereux mais toujours discutables – le
texte de départ a parfois été dérythmé par l’effacement de quelques mots :
« alla sottile farina bianca punteggiata di chiocciole viola di Turtle Bay,
vicino a Malindi nel Kenya » 45 devient « à la farine impalpable de Turtle
Bay, près de Malindi, au Kenya » ou « à la fine farine blanche piquetée de
coquilles violettes de Turtle Bay, près de Malindi au Kenya ». Thibaudeau a
modifié à la fois le rythme des phrases et leur sens. Il a d’abord traduit l’ad-
jectif « sottile » par « impalpable », il a ensuite oublié de transposer l’adjec-
tif « bianca » et il a négligé d’insérer en entier dans son texte un groupe
adjectival (« punteggiata di chiocciole viola »). Manganaro en revanche l’a
traduit par « piquetée de coquilles violettes ».
Mais les méprises du premier médiateur sont trop nombreuses pour
que nous puissions continuer à parler d’oublis. Contrairement à ce que
l’on attendrait d’un écrivain qui traduit – qui devrait à notre avis ressentir
la nécessité de reproduire fidèlement le texte d’un confrère – Thibaudeau
ne traduit pas une digression :
(una vita – si direbbe – d’eterno turismo –, come d’altronde appare la vita
nelle diapositive, e tale la ricostruirebbero i posteri se solo esse restassero
a documentare il nostro tempo –, un crogiolarsi su spiagge esotiche […]) 46.
(une vie – dirait-on d’éternel tourisme –, un abandon balnéaire dans des
endroits exotiques […]).
(une vie – dirait-on – de tourisme éternel – telle qu’apparaît d’ailleurs la
vie dans les diapositives, et telle que pourraient la reconstruire nos des-
cendants s’il ne restait qu’elles pour documenter sur notre temps –, tout
un prélassement sur des plages exotiques […]).

Toute la méditation calvinienne, dont le but était d’après nous de ralen-


tir le rythme de la narration, de l’allonger, est effacée chez Thibaudeau au
profit d’une phrase plus brève, plus concise, qui n’a plus la valeur de celle
contenue dans l’original.
Comme pour toute œuvre littéraire digne de ce nom, les répétitions
lexicales constituent un aspect essentiel au niveau rythmique, à conserver

44. I. Calvino, Lezioni americane, Milan, Garzanti, 1988, p. 7-35, 39-62, 65-88.
45. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
46. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 13.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 143

précieusement. En effet, la disposition stratégique de ces itérations influence


à la fois le son et le sens et leur suppression ou leur simple modification pour-
rait nuire au texte-cible. Les termes les plus récurrents sont ici « collezione »
et « sabbia », soit les unités lexicales contenues dans le titre de la chronique.
Le nom « sable » est celui qui est le plus répété : en incluant son pluriel « sab-
bie » et l’adjectif « sabbiosa », le signifié « sable » revient vingt et une fois,
avec une distribution assez régulière qui tend toutefois à augmenter vers la
fin de l’article. L’autre signifiant qui revient le plus souvent, « collezione »
(avec son pluriel « collezioni » et ses dérivés « collezionista » et « collezio-
nistica »), est répété dix-neuf fois, engendrant une suite assez symétrique :
4-2-5-2-5-1. Toutes ces réitérations, associées à d’autres beaucoup moins
récurrentes mais également dignes d’intérêt (par exemple celle de « spiaggia »
qui revient sept fois dans la chronique) forment un réseau considérable,
tissé de symétries et de parallélismes, qui devrait être reproduit lors de la
transposition 47.
Cependant, aucune des deux versions françaises ne reproduit le nom-
bre de récurrences contenues dans le texte italien. Les choix des deux média-
teurs dans ce domaine concordent. En effet, les signifiants liés au « sable »
sont répétés vingt-quatre fois aussi bien dans le texte thibalducien que
dans celui de Manganaro et « collection » et ses dérivés reviennent vingt
fois dans les deux traductions. Pour la première fois, les médiateurs parais-
sent avoir opté pour les mêmes solutions. Même si le nombre de récurren-
ces de ces mots est identique, elles sont distribuées de façons différentes.

Le lexique : convergences et divergences sémantiques


« Collection de sable » est caractérisée par une prédominance des percep-
tions visuelles qui se traduit en un lexique qui vise à une précision absolue.
L’auteur scrute la réalité et la décrit en utilisant des vocables précis 48. Compte
tenu de la recherche lexicale sous-jacente, ces mots ont une valeur fonda-
mentale et doivent être reproduits scrupuleusement. Or, il existe de nom-
breux paragraphes où la charge polysémique du texte-source a engendré

47. Cf. M. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 48. Kundera souligne
l’importance de la répétition et de sa traduction dans le respect de la volonté de l’auteur.
48. La précision de la langue calvinienne a été mise en lumière par plusieurs critiques, notam-
ment V. Coletti, « Calvino e l’italiano “concreto” e “preciso” », in Italo Calvino, la lettera-
tura, la scienza, la città, G. Bertone (éd.), Gênes, Marietti, 1988, p. 36-43 ; P.V. Mengaldo,
« La lingua dello scrittore », in Italo Calvino (Actes du colloque international de Florence,
26-28 février 1987), G. Falaschi (éd.), Milan, Garzanti, 1988, p. 203-224 et id., « Il sistema
Calvino. Fantasie del vuoto in Collezione di sabbia », in La tradizione del Novecento. Terza
serie, p. 294.
144 Sandra Garbarino

des divergences dans les textes-cibles. Les unités, les syntagmes et les phra-
ses qui diffèrent sont en moyenne plus d’une trentaine par page. Dans tous
ces cas, les deux versions de l’article peuvent différer car les traducteurs ont
choisi des synonymes différents, des termes plus ou moins appropriés, ou
encore parce qu’une des deux versions présente des erreurs graves.
Notre analyse contrastive nous a permis de découvrir deux typologies
de situations opposées. D’une part, lorsque Calvino insère dans sa chroni-
que des synonymes, Thibaudeau et Manganaro ont parfois décidé d’effa-
cer la synonymie. D’autre part, ils ont tendance à pencher vers des options
différentes lorsqu’ils peuvent choisir entre deux traductions d’un même
terme.

Répétitions et nuances synonymiques


Notre analyse a par exemple révélé que, mis à part d’autres cas liés aux mots
clés de la chronique (« collection » et « sable »), les deux « Collections »
divergent sur la transposition du mot « raccolta » : « Certo, se la raccolta di
maschere antigas […] » 49 devient chez Thibaudeau « Bien sûr, si la récolte
de masques à gaz […] » et chez Manganaro « Certes, si la collection de
masques à gaz […] » ; « portare avanti per anni questa raccolta […] » 50 est
traduit par « poursuivre pendant des années cet ensemble, […] » ou « pour-
suivre des années durant cette collection, […] ».
Les deux hommes traduisent de deux manières différentes les verbes
employés par Calvino : « l’occhio dapprima coglie soltanto i campioni che
fanno più spicco » 51 devient « l’œil ne retient d’abord que les champions
qui font le plus d’effet » et « l’œil ne saisit d’abord que les échantillons qui
ressortent le plus ». Dans l’extrait de Thibaudeau le syntagme « fanno più
spicco » est maintenu tel quel (« font le plus d’effet »), alors que dans la
deuxième version il est remplacé par un simple verbe : « ressortir ». Le
choix du premier médiateur dénote son adhérence totale au texte-source
alors que celui de Manganaro montre sa capacité à remanier l’original en
produisant une transposition très correcte, en un français plus courant.
Nonobstant sa brièveté, la même proposition nous offre un dernier
exemple de choix qui « bifurquent » : le verbe « coglie » est justement tra-
duit par « saisit » dans le texte de 1986 et il se transforme en « retient » dans
celui de 1976. Il s’agit là de deux manières d’interpréter le verbe ainsi que la
proposition qui le contient : Manganaro nous semble beaucoup plus fidèle

49. « Cds », p. 7 ; trad. Thibaudeau, p. 207 ; trad. Manganaro, p. 14.


50. « Cds », p. 9 ; trad. Thibaudeau, p. 208 ; trad. Manganaro, p. 16.
51. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 13.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 145

à la « lettre » calvinienne ainsi qu’à son « esprit », pour le dire avec Antoine
Berman 52, alors que Thibaudeau paraîtrait s’écarter de la « lettre » pour
donner sa propre version, fidèle à son propre « esprit » et plus ou moins
éloignée du texte-source. Remarquons au passage le lexème « champions »,
employé par Thibaudeau pour traduire « campioni », qui dénote une ten-
dance de la part de ce médiateur à avoir recours au procédé du calque. Ce
choix l’amène à commettre une erreur, sans doute dictée par sa mécon-
naissance de la polysémie du mot « campioni » qui, comme le prouve la
transposition de Manganaro, aurait dû être traduit par « échantillons ».

Transgressions et écarts
Les exemples étudiés nous ont permis de mettre en lumière une série d’écarts
entre les deux textes d’arrivée. Ces écarts deviennent plus évidents dans un
certain nombre de passages à cause des erreurs qui les accompagnent : « Al
ritorno l’attendono, allineati in lunghi scaffali centinaia di flaconi di vetro » 53
est traduit par Thibaudeau « Chez lui, bien alignés sur de nombreuses éta-
gères, l’attendent des centaines de flacons en verre » et par Manganaro « Sur
de longues étagères, à son retour, l’attendent des centaines de flacons de
verre alignés ». Cet extrait présente de nombreuses imprécisions. La plus
importante réside dans le fait que les étagères de Calvino ne sont pas « nom-
breuses », comme l’écrit le premier médiateur, mais longues (« lunghi scaf-
fali ») ; ensuite les « flaconi di vetro » sont tout simplement « allineati », alors
qu’ils sont « bien alignés » dans cette première version ; pour finir, le texte
de départ s’ouvre sur un complément de temps (« al ritorno »), qui devient
chez Thibaudeau un complément de lieu (« chez lui »).
La comparaison suivante nous permettra de mettre en lumière une
dernière série d’écarts : « una mescolanza cangiante di rosso bianco nero gri-
gio che sull’etichetta porta un nome ancor più policromo : Isola dei Pappa-
galli, Messico » 54 est traduit par Thibaudeau « un mélange instable de rouge
blanc noir et gris dont l’étiquette est encore plus polychrome : Île des Per-
roquets, Mexique » et par Manganaro « un mélange changeant de rouge,
blanc, noir, gris qui porte sur l’étiquette un nom encore plus polychrome :
“Île des Perroquets, Mexique” ». Pour le premier traducteur, le mélange
« cangiante » de couleurs devient tout d’abord « instable » : un adjectif qui
confère une connotation négative à la phrase. Ensuite, contrairement à ce
que nous lisons dans la traduction de Thibaudeau, ce n’est pas l’étiquette

52. A. Berman, La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain [1985], Paris, Seuil, 1999, p. 32.
53. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
54. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 12.
146 Sandra Garbarino

du flacon de sable qui est polychrome, mais le nom du mélange. Il est pos-
sible que le traducteur des années 1970 ait voulu corriger une erreur sup-
posée de l’écrivain en attribuant l’adjectif « polychrome » à étiquette. Mais
il est toutefois évident que le sens de la phrase a été complètement boule-
versé par ce déplacement. Si l’auteur définissait comme « polychrome » le
nom écrit sur l’étiquette – ce qui pouvait évoquer chez le lecteur du texte-
source des images de paradis exotiques et de perroquets aux couleurs bario-
lées – dans le texte de Thibaudeau la couleur devient réelle, matérielle, et
nous finissons par imaginer une simple étiquette multicolore. À notre avis,
cette « correction » aplatit la richesse de la chronique calvinienne en rédui-
sant à zéro – ou presque – la puissance évocatrice des mots.
Ces médiateurs réagissent aussi de deux manières différentes à l’ab-
sence de ponctuation typique de la prose calvinienne. Si le premier traduc-
teur ajoute la ponctuation en rétablissant ainsi la norme du « beau français »,
le deuxième évite d’insérer des virgules là où elles n’étaient pas prévues.

Conclusion

Compte tenu des écarts entre les deux traductions, il nous semble fonda-
mental de nous interroger sur les raisons de la démarche traductive adop-
tée par le premier médiateur : s’agit-il de choix inconscients ou les solutions
proposées ont-elles été mûrement réfléchies ? En nous référant aux com-
mentaires mêmes de Thibaudeau, nous serions tentée de soutenir que ces
modifications ne sont pas involontaires car, lorsque nous l’avons interviewé,
il a avoué :
Si je traduis, je n’ai pas envie d’être ni Calvino, ni Sanguineti. Si je traduis,
je cherche à satisfaire mon goût, ma sensation, mon sentiment de la lan-
gue française. Autant que possible, il faut être, en général, avec les auteurs
comme Calvino, « littéral ». Ce qui ne veut pas dire qu’on ne change pas
des choses 55.

Voilà donc, en quelques mots, ce que nous pourrions définir comme


« la déclaration de poétique traductive » de Thibaudeau. Bien qu’elle paraisse
laconique et contradictoire, elle contient de nombreux éléments clés qui
nous aident à mieux comprendre ses choix. Thibaudeau explique d’abord
que, lorsqu’il traduit, il ne cherche pas à se substituer à l’auteur du texte
original. Cette assertion est très significative si l’on tient compte du fait que

55. Interview de J. Thibaudeau réalisée à Paris, en février 2001, par S. Garbarino (De la tra-
duction…, p. 524).
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 147

ce traducteur est également un écrivain. Cependant, il paraît aller à l’en-


contre des normes qui imposent au traducteur de se faire le porte-parole
de l’auteur en devenant – comme l’affirme Valery Larbaud – le serviteur de
son maître 56. Ses déclarations, où il soutient qu’en traduisant il tâche de
satisfaire son propre « sentiment de la langue française », nous laissent per-
plexe. S’il est vrai que tout médiateur doit faciliter la réception de l’ouvrage
qu’il transpose (car en abandonnant son territoire d’origine, le texte pour-
rait risquer d’être mal reçu par le « lectorat cible »), il est également vrai
que toute traduction doit rester fidèle aux « sentiments » de l’auteur et non
pas à ceux du traducteur : la sensation de la langue française de Thibaudeau
pourrait ne pas correspondre aux choix de Calvino. De fait, les solutions
syntaxiques, rythmiques et sémantiques de ce médiateur ne sont pas tou-
jours conformes à celles de l’auteur. Mais il soutient également, en contra-
diction avec ce qu’il vient de déclarer, que dans le cas de l’œuvre de Calvino
il faut être « littéral », affirmation rapidement corrigée par une mise au
point revendiquant le droit du traducteur à « changer des choses ».
Or, selon Manganaro,
le traducteur ne peut pas prétendre avoir cette parole de lui sur les autres
[…]. Le traducteur est un passeur. Il est beaucoup de choses d’ailleurs,
mais il n’est pas un auteur. En tout cas, pas de l’œuvre qu’il traduit 57.

Évidemment, le traducteur peut être un écrivain, mais il doit alors aban-


donner toute velléité de création et de personnalisation avant d’entrepren-
dre une traduction :
Le traducteur, tout en ayant une sensibilité linguistique, évite d’introduire
dans la lecture et, donc, dans la transposition qu’il va faire d’une œuvre,
une espèce de moi subjectif qui ferait qu’il serait lui d’abord écrivain et
ensuite traducteur 58.

Les transpositions de Thibaudeau et de Manganaro diffèrent parce


que leur « culture » fait en sorte qu’ils ne partagent pas les mêmes opinions
en matière de traduction. Le premier traducteur, écrivain dont la connais-
sance de l’italien n’est pas parfaite, tend à personnaliser le texte de départ

56. « Le traducteur […] accepte de remplir les plus infimes fonctions, les rôles les plus effacés ;
“Servir” est sa devise, et il ne demande rien pour lui-même, mettant toute sa gloire à être
fidèle aux maîtres qu’il s’est choisis, fidèle jusqu’à l’anéantissement de sa propre person-
nalité intellectuelle » (V. Larbaud, Sous l’invocation de Saint Jérôme [1946], Paris, Gallimard,
1997, p. 9).
57. Interview de J.-P. Manganaro réalisée à Paris, en décembre 1998, par S. Garbarino (De la
traduction…, p. 526).
58. Ibid.
148 Sandra Garbarino

en imprimant sa marque sur l’œuvre qu’il traduit et en l’uniformisant sous


l’empreinte de son propre style. De fait, sa traduction paraît suivre une
ligne personnelle et indépendante de la langue et du style de Calvino. Le
second médiateur, traducteur professionnel et italianisant de renom, de-
meure fidèle à ses propos et transpose le texte de l’auteur italien en respec-
tant ses caractéristiques, même en ce qui concerne la structure morpho-
syntaxique des périodes.

Sandra Garbarino
Université Lumière – Lyon II
COMMENT PINOCCHIO A PARLÉ FRANÇAIS

Résumé : Cette contribution a comme objet la traduction française des Avventure


di Pinocchio ayant connu la durée de lecture la plus longue en France : celle de la
« comtesse de Gencé », publiée en 1912 par Albin Michel. L’analyse contrastive lin-
guistique et stylistique révèle les grandes difficultés auxquelles la traductrice s’est
trouvée confrontée, en raison de la complexité et de la richesse du texte de Carlo
Collodi. La « toscanité » qui marque la langue, l’oralité dont est imprégnée la nar-
ration, les différences subtiles dans l’idiolecte des personnages, tout comme l’écri-
ture du comique et du non-sens, se sont trouvées gommées dans la version française.
La stratégie suivie par la comtesse a été celle de la lisibilité et de la communication
avec le jeune lecteur, au détriment du plurilinguisme (la langue de Collodi met en
jeu l’italien, le toscan régional et le florentin) et du pluristylisme de l’original. La tra-
duction a non seulement restitué linguistiquement un texte homogène en français
« standard », mais a aussi banalisé le style collodien, en redécoupant les phrases et
en aménageant la ponctuation selon les normes courantes du « bon usage » scolaire.

Riassunto : Questo contributo ha come oggetto la traduzione francese delle Avventure


di Pinocchio che ha avuto la lettura più duratura in Francia : quella della « Comtessa
di Gencé », pubblicata nel 1912 da Albin Michel. L’analisi contrastiva linguistica e stili-
stica rivela le grandi difficoltà con le quali la traduttrice si è dovuta confrontare, a causa
della complessità e ricchezza del testo di Carlo Collodi. La toscanità che caratterizza la
lingua, l’oralità di cui è impregnata la narrazione, le differenze sottili nell’idioletto dei
personaggi, così come la scrittura del comico e del nonsense, vengono cancellati nella
versione francese. La strategia seguita dalla Contessa è stata quella della leggibilità e
della comunicazione col lettore giovanile, a scapito del purilinguismo (la lingua di
Collodi mette in gioco l’italiano, il toscano regionale e il fiorentino) e del pluristilismo
dell’originale. La traduzione ha non solo restituito linguisticamente un testo omogeneo
in francese « standard », ma ha anche banalizzato lo stile collodiano, frammentando i
paragrafi e adattando la punteggiatura alle norme vigenti del « bon usage » scolastico.

La traduction dans le domaine de la littérature d’enfance et de jeunesse se


trouve dans une situation paradoxale. Alors qu’il s’agit d’un des secteurs de
librairie les plus traduits au monde (les enfants ne font pas de différences
en termes de littérature nationale ou non, et se réfèrent généralement aux
titres et aux personnages des livres dont ils ignorent souvent les auteurs),
Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 149-168
150 Mariella Colin

cette production littéraire est souvent publiée en langue étrangère dans des
versions médiocres, dont la qualité est souvent bien inférieure à celle du
texte original.
On pourrait en attribuer la cause au fait que le traducteur, dans ce type
d’ouvrages, est confronté à des difficultés doubles : aux difficultés d’ordre
linguistique et culturel qu’il doit affronter habituellement, s’ajoutent celles
qui relèvent de l’adaptation aux capacités propres au public enfantin. Cons-
cient du fait que les compétences de celui-ci sont par définition différentes
de celles des lecteurs adultes, le traducteur, dans son rôle de médiateur entre
deux langues et deux cultures, s’efforce parfois de le lui rendre accessible et
lisible, en procédant à ce qu’il est convenu d’appeler une adaptation. Hélas,
l’affirmation d’une attention spécifique au destinataire enfantin devient
trop souvent, pour celle ou celui qui s’attèle à la tâche de la traduction d’un
livre de littérature d’enfance et de jeunesse, un alibi pour toutes les insuf-
fisances et les infidélités. Au nom de la lisibilité peuvent être commis tous
les crimes de manipulation du texte, qui pourra ainsi être librement cor-
rigé, coupé ou encore augmenté. Allant au-delà de la simple transposition
linguistique, la traduction glissera vers des remaniements d’ordre divers
(idéologique, narratif, stylistique…) dans un but d’« acculturation » qui se
traduira dans notre cas par une francisation. Le résultat, comme l’a bien
vu Isabelle Nières, est qu’en règle générale « le statut de la traduction est
nettement plus faible dans le domaine du livre pour enfants que dans celui
du livre pour adultes » 1.
Tel est le sort, comme nous allons le voir, qu’ont connu les Avventure
di Pinocchio en terre française. Le texte de Carlo Collodi est d’abord paru
en feuilleton au fur et à mesure des épisodes dans le Giornale per i bambini
(du 7 juillet 1881 au 25 janvier 1883), puis en volume chez l’éditeur floren-
tin Felice Paggi en 1883 2. Il fut d’abord publié en France par Tramelan et
Voumard, imprimeurs-éditeurs à Paris, en 1902, sous le titre de Les Aven-
tures de Pinocchio. Histoire d’une marionnette, à partir d’une édition ita-
lienne du même Paggi 3 ; le volume reproduit en effet les illustrations
d’Enrico Mazzanti et Luigi Magni. Cette traduction dont on ne connaît

1. I. Nières, « La traduction dans les livres pour la jeunesse », in Attention ! Un livre peut en
cacher un autre : Traduction et adaptation en littérature d’enfance et de jeunesse, Cahiers du
Cerulej, no 1, 1985, p. 35-54.
2. Sur les vicissitudes de la rédaction et de la publication des Avventure di Pinocchio, cf.
O. Castellani Pollidori, « La struttura di Pinocchio », in « Introduzione » à C. Collodi, Le
avventure di Pinocchio, édition critique, Pescia, Fondazione Nazionale Carlo Collodi, 1983,
p. XXI-XXXVI. Il s’agit de notre édition de référence pour les citations en italien.
3. La page de titre signale qu’il s’agit d’une « traduction autorisée d’après la 17e édition
italienne ».
Comment Pinocchio a parlé français 151

pas l’auteur (le nom véritable du traducteur se cache derrière le prénom


« Emilio ») connut une diffusion sans doute très limitée et ne fut jamais
rééditée ; raison pour laquelle nous ne l’avons pas choisie comme objet
d’analyse linguistique.
De fait, Pinocchio ne fut réellement porté à la connaissance des lecteurs
français qu’à partir de 1912, lorsque parut une deuxième version française
qui suivait de très près la superbe édition italienne illustrée par Attilio Mus-
sino 4 (décorée de la médaille d’or à l’exposition universelle de Turin en
1911). D’après la page de titre, le volume français avait été réalisé d’après
« le 700.000e exemplaire de l’édition originale » : une mention qui affichait
clairement le gros succès de vente remporté par le livre dans son pays d’ori-
gine. La traduction était l’œuvre de la « comtesse de Gencé » : nom de plume
de Marie-Louise Pouyollon née Blondeau 5, auteur d’ouvrages frivoles et
de petits manuels de bonnes manières et autres usages mondains. Sa colla-
boration avec Albin Michel, qui, en 1910, avait justement ouvert deux col-
lections pour les enfants (« La Bibliothèque amusante pour la jeunesse » et
« Les Belles Aventures ») était destinée à se poursuivre, car la comtesse de
Gencé était sur le point de devenir la traductrice attitrée d’après l’italien de
l’éditeur parisien 6. Sa traduction, qui n’est pas une reprise de la traduction
d’« Emilio » 7, allait être lue par des millions de petits Français, elle devait
jouir d’une longue vie et d’une lecture ininterrompue, non seulement chez
Albin Michel (qui l’a constamment réimprimée et rééditée jusqu’à nos jours)
mais aussi chez d’autres éditeurs, qui devaient contribuer à sa pérennisa-
tion. Premier d’entre eux, Hachette : imprimée pour la première fois en
1940 dans la célèbre « Bibliothèque rose illustrée », elle allait par la suite être
insérée dans d’autres collections pour la jeunesse, comme la série « Gran-
des œuvres » du même Hachette (1982). Par la suite, la traduction de la
comtesse devait paraître également chez Gallimard en 1979 (collection « Mille

4. Publiée en 1911 à Florence par Bemporad, successeur de Paggi.


5. Marie-Louise Pouyollon née Blondeau (1881-1951 ?), auteur de Savoir vivre et usages mon-
dains (1907), La Correspondance des gens du monde (1908), Le Cabinet de toilette d’une hon-
nête femme (1908), Madame est servie ou l’art de bien recevoir à sa table (1910), publiés
d’abord chez la Librairie des publications populaires, puis chez Albin Michel.
6. Après l’ouvrage de Collodi, elle devait traduire plusieurs pinocchiate (pour cette appella-
tion, cf. M. Colin, L’Âge d’or de la littérature d’enfance et de jeunesse italienne : Des origines
au fascisme, Caen, Presses universitaires de Caen, 2005, p. 94-98) comme Les Aventures de
Berlingot (1924), Pinokio en Afrique (1926) et Le Secret de Pinokio (1928), ainsi que Le Journal
de Jean Burrascot (Il giornalino di Gian Burrasca), en 1928 et des romans apocryphes de Sal-
gari (L’Émeraude de Ceylan, L’Héritage du capitaine Gildiaz, José le Péruvien).
7. Une lecture comparée des deux versions françaises nous a permis de constater que les deux
traductions sont entièrement différentes. La comtesse ne semble pas avoir eu connaissance
de la première.
152 Mariella Colin

soleils » 8), tout en servant d’hypotexte à la retraduction d’Isabel Violante


dans l’édition bilingue de Garnier Flammarion (2001) 9, et peut-être encore
à d’autres traducteurs 10 qui ont travaillé à partir de sa version sans le men-
tionner.

Des Avventure di Pinocchio aux Aventures de Pinokio

Au cours de cette longue vie éditoriale, la traduction de la comtesse de Gencé


devait connaître une modification notable : l’orthographe du nom du prota-
goniste. Le Pinokio d’Albin Michel devient Pinocchio dans l’édition Hachette,
lorsque la translation de l’œuvre, par sa lecture d’une part, et grâce à la sor-
tie du film de Walt Disney (qui eut lieu également en 1940) de l’autre, était
suffisamment établie pour que les enfants français prononcent /k/ le signe
graphique italien ch. Mais en 1912, la bonne prononciation n’allait pas de soi,
tout comme la bonne réception d’un personnage qui apparaissait comme
très italien ; comme toutes les premières traductions, l’édition française
devait remplir la fonction de « traduction-introduction », ou de « traduction-
acclimatation » 11. La traductrice le comprit, et dota son texte d’un élément
paratextuel 12 destiné à une fonction d’accompagnement. Le discours auxi-
liaire présentant le pantin aux petits lecteurs français est un avant-propos
intitulé « Comment j’ai connu Pinokio » : la comtesse y raconte comment
Pinokio, qui arrivait en France à pied, par le tunnel du Mont-Cenis, avait
été pris pour un contrebandier et amené par les cheminots au poste. Après
s’être échappé, il s’était réfugié dans le train pour Paris, où la traductrice
l’avait rencontré et pris sous sa protection, afin de présenter aux enfants de
son pays « le fameux pantin que connaissent aujourd’hui tous les enfants
d’Italie […] un personnage très important et célèbre » 13.

8. Cette édition ne mentionne pas le nom du traducteur, mais nous avons pu vérifier qu’il
s’agit de la même traduction.
9. Nous remercions Isabel Violante pour cette information.
10. Il serait trop long de donner ici la liste de toutes les traductions et adaptations des Aven-
tures de Pinocchio en langue française, dont le nombre dépasse la centaine.
11. Ce qui n’avait pas été le cas de l’édition Tramelan et Voumard, qui ne comportait aucune
préface ni texte éditorial introductif.
12. Nous suivons la terminologie établie par Gérard Genette, qui le définit comme « un des
lieux privilégiés de la dimension pragmatique de l’œuvre, c’est-à-dire de son action sur le
lecteur » (Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 17).
13. Comtesse de Gencé, « Comment j’ai connu Pinokio », Avant-propos de Les Aventures de
Pinokio [1912], Paris, Albin Michel, 1939, p. 11. Nous citons d’après cette édition.
Comment Pinocchio a parlé français 153

Pour mieux « acclimater » le livre de Collodi, la comtesse devait éga-


lement opter pour la francisation des noms propres 14. Si Geppetto se trans-
forme par calque en « Geppette » (la comtesse ignorait sans doute qu’il
s’agissait d’un diminutif populaire toscan de Giuseppe, Joseph), les noms
des autres personnages ont été transposés en français : maestro Ciliegia
devient « le père La Cerise », la Fata dai capelli turchini « la Fée aux cheveux
bleus », il Grillo-parlante « Le Grillon-parlant », Medoro « Médor », Alidoro
« Alidor », Melampo « Ménélas », Lucignolo « Lumignon », Giangio « Jean-
not ». En revanche la traductrice n’arrive pas à trouver d’équivalent pour
l’Omino di burro, et transforme très banalement le signifiant originaire (qui
révélait par son « onctuosité » toute l’hypocrisie d’un personnage « tendre
comme le beurre ») en « le petit homme ». Elle éprouve aussi des difficultés
pour définir la profession du montreur de marionnettes Mangefeu (Man-
giafoco), qualifié tour à tour de « directeur du théâtre », « patron », « impré-
sario », et n’arrive pas à admettre que la Fée aux cheveux bleus soit, dans le
texte collodien, tantôt une fée, et tantôt une petite fille (« bambina ») ; pour
atténuer ce contraste, elle oscille entre « la Fée aux cheveux bleus » et « la
belle jeune fille aux cheveux bleus ». Les toponymes des pays imaginaires
collodiens (il Campo dei Miracoli, l’isola delle Api industriose, il Paese dei
balocchi) sont généralement rendus à la lettre (« le Champ des Miracles »,
« l’île des Abeilles laborieuses », « le Pays des jouets ») ; on peut toutefois
déplorer que le Paese di Acchiappa-citrulli et le Paese dei Barbagianni soient
confondus dans la même appellation de « Pays des Nigauds ».
Au-delà (ou en deçà) de la francisation, sont à déplorer des erreurs de
traduction pures et simples. Nous en avons remarqué un certain nombre
au fil des chapitres, dont certaines résultent de contresens flagrants : « banc »
pour « banco » (I) 15, « se trouver mal » pour « aversene a male » (II), « songer »
pour « soggiungere » (III), « sac de noix » pour « sacco di mestoli » (VII), « badi-
ner » pour « canzonare » (IX), « canard » pour « canarino » (XVI), « confitu-
res » pour « confetto » (XXV), « foule » pour « baraonda » (XXXI), « saindoux »
pour « panna montata » (XXXV), « mortadelle » pour « tortellino » (XXXV),
etc. La liste complète serait longue et fastidieuse. Plus intéressantes pour
notre propos sont en revanche certaines omissions, qui ne semblent pas
déterminées par la défaillance de la traductrice, mais plutôt par une censure
délibérée, allant de pair avec une « euphémisation » de l’écriture collodienne ;

14. Ce qui avait également été le cas de la traduction d’« Emilio », qui avait souvent donné les
mêmes traductions des noms des personnages que la comtesse, à l’exception de Pinocchio
(dont avait été conservée l’orthographe italienne), de Lucignolo (devenu « Lucignol ») et
de Geppetto (transformé en « Compère Gipette »).
15. Nous nous limitons à indiquer entre parenthèses le numéro du chapitre.
154 Mariella Colin

il s’agit de détails par lesquels l’auteur a inséré une note cruelle ou sarcas-
tique dans la narration. C’est ainsi que, dans la traduction, le père La Cerise
« jeta à terre violemment [Pinokio] », alors que dans l’original « si pose a
sbatacchiarlo senza pietà contro le pareti della stanza » (I) ; que les « brigands »
prennent la place des « Assassini » (XIV, XV, XXIII) ; que « il povero impiccato »
devient « le malheureux pantin » (XV) ; que Pinokio crie « Meurs donc ! »
et non plus « Crepa ! » (XXVIII) au chien Alidor ; que le paysan qui a pris au
piège le pantin ne le maîtrise plus « tenendogli un piede sul collo », mais « en
lui mettant un pied sur l’épaule » (XXI), et qu’enfin Pinokio, qui, après avoir
été privé de ses pièces d’or par le Renard et le Chat, avait été condamné par
le Juge à « quattro mesi di prigione », bénéficie en français d’une réduction
de peine (« trois mois de prison »), et voit sa condamnation prononcée « par-
dessus le marché » (XIX) et non pas « per castigo ».

Du toscan au français standard

Les erreurs et les glissements de sens relevés jusqu’ici sont quantité négli-
geable à côté de la perte irrémédiable, dans la version française, de tout ce
qui constituait la « toscanité » du niveau de langue original. La structure
linguistique globale des Avventure di Pinocchio est le toscan-florentin, soit
une variante régionale de l’italien utilisant toutes les ressources du réper-
toire linguistique de Florence. Ce registre de langue était celui d’une épo-
que où l’usage florentin était mal différencié de l’usage national et où les
« toscanismes » (qui étaient inscrits dans la littérature italienne, née avec
des auteurs toscans comme Dante et Boccace) ne paraissaient pas étrangers
à la langue soutenue. Collodi, qui aimait déclarer que, « essendo toscano,
sono condannato pur troppo a parlare come parlano i Toscani » 16, avait choisi
comme registre expressif pour Le avventure di Pinocchio celui de tous ses
autres écrits : le « fiorentino vivo di tono medio di un secolo fa » 17. Ce « ton
moyen », spontanément adopté par l’écrivain, était celui d’un juste milieu
entre le niveau littéraire soutenu et celui d’une langue entièrement popu-
laire, qui savait rester toujours « vivo » par « le continue incursioni nel regi-
stro parlato, di tipo più o meno familiare » 18.
L’origine régionale est patente tant dans le lexique que dans la mor-
phosyntaxe et les tournures idiomatiques. Il s’agit d’une langue qui a été
qualifiée par Luca Giannelli de « vernaculaire » dans la mesure où le texte,

16. Cité par O. Castellani Pollidori (« Introduzione » à Le avventure di Pinocchio, p. LXIII).


17. Cette définition est également d’O. Castellani Pollidori (ibid.).
18. Ibid.
Comment Pinocchio a parlé français 155

sans être en dialecte, a constamment recours aux ressources du florentin


oral pour répondre à l’exigence de l’auteur de trouver « un proprio livello
familiare, colloquiale, espressivo » 19, tant dans le discours des personnages
que dans la narration. Dans l’esprit de Collodi, cette langue à connotation
vernaculaire ne devait pas donner une coloration naturaliste à l’énoncia-
tion ; néanmoins, Alberto Asor Rosa a affirmé qu’il existe une unité artis-
tique intrinsèque entre Pinocchio et le chef-d’œuvre de la littérature vériste
I Malavoglia. La mimesis linguistique rapproche ces deux textes des années
1880, qui de fait sont profondément enracinés dans un contexte régional
(la Sicile de Verga et la Toscane de Collodi). Ces deux œuvres de la fin du
xixe siècle, qui vont jusqu’à trouver les moyens expressifs d’un roman plu-
rilingue et dialogique, doivent être considérées, d’après l’illustre critique,
comme « i due tentativi più alti di creare una narrativa italiana moderna » 20.
Ce trait confère à l’écriture de Pinocchio la qualité littéraire des œuvres cano-
niques les plus grandes.
Pour vérifier ce qu’est devenu en français le timbre toscan original, nous
avons établi une liste 21 (non exhaustive) de toscanismes, relevés dans Pinoc-
chio par des linguistes italiens comme Ornella Castellani Pollidori 22, Luca
Giannelli 23, Luca Serianni 24, Daniela Marcheschi 25 et Manlio Cortelazzo 26.
On y remarque des toscanismes phonétiques, comme les formes en o sans
la diphtongaison uo de l’italien (« novo », « ovo », « commovere », « sonare »,
« tonare » 27…), des variantes phonomorphologiques par rapport aux for-
mes normalisées (« abbrostolito », « ammalizzito », « azzoppito », « diman-
dare », « spilluzzicare », « spengere », « stiacciare », « succiare » 28), ainsi que

19. L. Giannelli, « Una lettura dei “dialettalismi” di Pinocchio », in Interni e dintorni del Pinoc-
chio : Folkloristi italiani del tempo del Collodi, P. Clemente, M. Fresta (éd.), Montepulciano,
Editori del Grifo, 1986, p. 245.
20. A. Asor Rosa, « Le avventure di Pinocchio di Carlo Collodi », in Letteratura italiana. Le
Opere, vol. III, Dall’Ottocento al Novecento, Turin, Einaudi, 1995, p. 942.
21. Cette liste, qui a été établie à partir de l’édition critique de 1983, comprend 130 lemmes.
22. O. Castellani Pollidori, « La lingua di Pinocchio », in « Introduzione », p. LXIII-LXXXIV.
23. L. Giannelli, « Una lettura dei “dialettalismi” di Pinocchio », p. 241-255.
24. L. Serianni, « La toscanità viva del Collodi », in Il secondo Ottocento : dall’Unità alla prima
guerra mondiale, Bologne, Il Mulino, 1990, p. 201-206.
25. D. Marcheschi, « Note » à Le avventure di Pinocchio, in C. Collodi, Opere, Milan, Monda-
dori (I Meridiani), 1995, p. 916-1033.
26. M. Cortelazzo, « Dal Pinocchio vernacolare al Pinocchio dialettale », in Scrittura dell’uso
al tempo del Collodi, F. Tempesti (éd.), Pescia, Fondazione Nazionale Carlo Collodi, 1995,
p. 45-52.
27. Italien : nuovo, uovo, commuovere, suonare, tuonare…
28. Italien : abbrustolito, ammaliziato, azzoppato, domandare, spelluzzicare, spegnere, schiacciare,
succhiare…
156 Mariella Colin

des formes verbales archaïques comme « anderò », « messe » 29. Collodi en


avait corrigé d’autres, au fur et à mesure des rééditions qui se succédèrent
de son vivant jusqu’en 1890, en remplaçant des formes typiquement tosca-
nes par des formes plus conformes à la langue nationale 30.
Dans l’ensemble, la majorité de ces formes lexicales et de ces expressions
figées ont été rendues par un terme ou une formule équivalente en français
standard ; on peut d’ailleurs légitimement supposer que la comtesse de Gencé
ait eu recours pour cela aux dictionnaires et vocabulaires des grammairiens
et lexicographes toscans en usage au début du xxe siècle 31. Le restant a donné
lieu à des solutions traductives variables : traductions libres, faux-sens ou
contresens, ou encore omissions. Parmi les premières, on peut classer des
exemples comme : « frémir » pour « venire i bordoni » (XII), « fricassée » pour
« cibreino » (XIII), « discours » pour « parlantina » (XIV), « caisse » pour « cor-
bello » (XXIV)… En revanche d’autres toscanismes lexicaux ont manifeste-
ment plongé dans l’embarras la traductrice, qui, induite en erreur par des
faux amis, a rendu « pizzicorino » (I), italien : solletico, par « picotements » ;
« sbertucciare » (II), italien : gualcire, ammaccare, par « injurier » ; « strizzone »
(X), italien : forte strizzata, par « étreinte » ; « scapataggine » (XXXIV), italien :
atto di poco senno, par « escapade » ; « squadrone », italien : sciabola dei sol-
dati di cavalleria, par « escadron de carton » (XXXI). Plus redoutable s’est
avérée la traduction des toscanismes sémantiques : ainsi « corpo » – qui se
traduit couramment par corps – dans Pinocchio signifie « ventre » ; la com-
tesse le rend par : « corps » (I), « estomac » (V), « genoux » (VII), « corps »
(XXXII) et « cœur » (XXXIII). Lorsque Pinocchio, après avoir été pendu au
Grand Chêne, « rimase lì come intirizzito » (XV), dans la version française il
reste « engourdi », ce qui correspond bien au sens du terme en italien, alors
qu’en toscan le sens est « stecchito » (« raide mort »).
Les omissions enfin peuvent être considérées comme autant de démis-
sions de la traductrice, qui élimine de sa version des expressions qu’elle
renonce à traduire, comme : « berciare » (XXVI), italien : gridare piangendo ;
« bravo berlicche » (XXVI), italien : bravo scemo ; « ciccia » (XXXIV), italien :
carne ; « dolce e forte » (XIII, XXII), italien : agrodolce ; « fare il chiasso » (XXXI),
italien : giocare ; « impillaccherato » (VI), italien : inzaccherato ; « impresciuttito »

29. Italien : andrò, mise…


30. Cf. O. Castellani Pollidori, « Dalla tradizione all’edizione critica », in « Introduzione »,
p. XXVII-LXII.
31. Notamment aux dictionnaires suivants : Novo vocabolario della lingua italiana secondo
l’uso di Firenze (1877-1899) de G.B. Giorgini et E. Broglio ; Novo dizionario universale della
lingua italiana (1887-1891) de P. Petrocchi ; Vocabolario italiano della lingua parlata (1893)
de P. Fanfani.
Comment Pinocchio a parlé français 157

(II), italien : rinsecchito ; « levar la mano » (III), italien : prender la mano (detto
di un cavallo) ; « manritto » (XXXI), italien : di destra ; « pallato » (XXIV), ita-
lien : chiazzato ; « pasqua di rose » (XXXVI), italien : Pentecoste ; « perduta da
una parte » (XXXVI), italien : paralizzata da un lato ; « di picchio » (VII), ita-
lien : di schianto ; « tirarsi avanti » (XXXVI), italien : sostentarsi ; « trovarsi a
tocco e non tocco » (XXIV), italien : essere a un pelo da ; « a ufo » (XVII), italien :
a vuoto ; « dal vedere al non vedere » (V), italien : in men che non si dica…
Ont été également gommées plusieurs formes idiomatiques caracté-
ristiques du florentin oral, qu’on rencontre en grand nombre dans les dia-
logues, où ils font partie de l’idiolecte des personnages. On trouve parmi
celles-ci les adjectifs possessifs avec apocope postvocalique : « Gli è il mi’
babbo » (XXIII) ; « Dunque tu se’ proprio il mi’ caro Pinocchio ? » (XXXV), qui
sont remplacés par autant de formes standard : « C’est mon papa », « C’est
vraiment toi, mon petit Pinocchio ? ». Les vocatifs toscans en « O » (Oh en
italien) avec lesquels Pinocchio s’adresse aux interlocuteurs qu’il veut api-
toyer sur son sort – « O Lucciolina » (XXI), « O Fatina mia » (XXIII, XXIV),
« O mamma mia » (XXVII) – deviennent en français standard : « Petite Lu-
ciole », « Oh ! ma petite Fée », « Oh ! Maman, maman ». Le « O » est aussi
en toscan une des marques distinctives de l’interrogation orale. On trouve
ainsi plusieurs fois cette forme toscane caractéristique, par exemple : « O
dunque chi sei ? » (I) ; « O il Pesce-cane dov’è ? » (XXVII) ; « O della tua giac-
chetta che cosa ne hai fatto ? » (XXIX). Elle devient : « Qui donc es-tu ? », « Où
est le Requin ? », « Et qu’as-tu fait de ton habit ? ». Une autre forme caracté-
ristique toscane introduisant une interrogation est le « Che » (sans fonction
grammaticale) : « Che cosa sia questa musica ? » (IX) ; « Che è grosso dimolto
questo pesce-cane ? » 32 (XXIV) ; « Che credi che… ? » (XXVI) ; « Che gli è venuto
male ? » (XXVII), qui sont traduits par : « Il est donc bien gros ce Requin ? » ;
« Crois-tu que… ? » ; « Il lui est donc arrivé du mal ? ».
L’origine régionale marque également la morphosyntaxe de différen-
tes façons : dans l’usage prépositionnel – par l’emploi de di à la place de da :
« cane di guardia » (XXI), « i ragazzi di cattivi diventano buoni » (XXXVI), et
de a à la place de di : « gli dispiace a morire » (XVI), « dispiace a vedermi solo »
(XXIII) ; par l’accord irrégulier sujet-verbe – « Mi viene i bordoni » (XII),
« arrivò un Corvo, una Civetta e un Grillo-parlante » (XVI) ; par l’emploi de
pronoms sujets impersonnels, formes archaïques et de plus en plus rares
en italien – notamment avec « egli è » et « gli è che » : « Egli è che noi ragazzi
siamo tutti così » (XVII), « gli è accaduto che un buon babbo… » (XXIII). Toutes

32. Le mot pesce-cane apparaît tantôt avec un P majuscule et tantôt avec un p minuscule.
158 Mariella Colin

ces particularités sont remplacées par autant de formulations conformes


au bon usage du français.
De plus, la forte empreinte vernaculaire dans l’énonciation n’est pas
utilisée de manière homogène par Collodi. Dans une analyse très fine, il a
été remarqué par Luca Giannelli 33 que, s’il est vrai que les dialogues des
personnages portent l’oralité, les tournures vernaculaires ne marquent pas
de façon uniforme leurs paroles. Ces tournures sont totalement absentes du
discours des personnages « en position d’autorité pédagogique » (le Grillon-
parlant et la Fée), tout comme des personnages qualifiés par le critique de
« négatifs non campagnards » (le petit homme et Lumignon) ; elles sont en
revanche présentes dans celui de plusieurs personnages « en position non
pédagogique » (comme les animaux rencontrés, tels que le Poussin et le Dau-
phin). Dans ce subtil dosage du plurilinguisme, les tournures vernaculaires
servent tantôt de « marquage sociologique » (par exemple dans le discours
des personnages « campagnards » comme le Chat et le Renard), et tantôt
de « marquage affectif », quand elles contribuent à exprimer les émotions :
par exemple lorsque Pinocchio est bouleversé, ou bien lorsque la situation
narrative fait appel « ad un caldo clima familiare, al mondo dei buoni senti-
menti o della bonarietà » 34. Il s’avère ainsi que le plurilinguisme du roman,
loin de donner une simple touche de « couleur locale » au texte, est étroi-
tement associé à la structure narrative et à la composition romanesque de
l’ensemble ; cela se trouve irrémédiablement perdu dans la traduction, où
tous les discours des personnages sont alignés sur le même mode d’expres-
sion. Pour comprendre l’importance de l’appauvrissement qui en résulte,
il faut songer que les dialogues sont quantitativement prédominants dans
ce texte structuré comme une représentation, dans laquelle on peut voir les
personnages agir et parler, comme s’ils étaient sur scène ; ce qui était déjà
inscrit dans l’appartenance du pantin au monde des spectacles de marion-
nettes 35. La théâtralité des Avventure di Pinocchio est d’ailleurs évidente, dès
qu’on constate que les chapitres sont surtout occupés par des séquences
scéniques (monologues et dialogues reliés dans une suite comme dans une
pièce). Cette construction dramatique est aussi à rapprocher de la struc-
ture narrative du conte traditionnel 36, qui, comme toutes les formes de la

33. Cf. L. Giannelli, « Una lettura dei “dialettalismi” di Pinocchio », p. 253-254.


34. Ibid.
35. Cf. Pinocchio fra i burattini (Actes du colloque des 27-28 mars 1987), F. Tempesti (éd.),
Florence, La Nuova Italia, 1993.
36. Cf. C. Lavinio, « Fiaba popolare, oralità, vernacolo », « Modalità narrative tipiche del racconto
popolare in Pinocchio », in Interni e dintorni del Pinocchio…, respectivement p. 187-198 et
257-282 ; id., La magia della fiaba, tra oralità e scrittura, Florence, La Nuova Italia, 1993.
Comment Pinocchio a parlé français 159

littérature populaire, était destiné à être dit par la vive voix d’un narrateur
s’adressant à son auditoire.

De la narration orale au récit écrit

La rhétorique de la narration populaire en général et toscane en particulier


est celle de l’oralité, et elle se manifeste dans l’œuvre de Collodi non seule-
ment dans les discours des personnages, mais également dans le discours du
narrateur. Le récit tout entier est charpenté par une « oralisation interne »
du texte, qui considère narrateur et lecteur comme virtuellement présents,
et par laquelle le narrateur adopte des attitudes de locuteur, en ayant cons-
tamment recours à des modalités conatives d’implication du lecteur-audi-
teur. Par ces procédés mimant l’oralité, le récit collodien se rapproche de la
catégorie des textes appelés « aurali » 37 : comme le rappelle Roberto Pelle-
rey, il s’agit non pas de textes oraux, mais de textes écrits, caractérisés par
une oralité secondaire ou mixte, dans lesquels l’oralité influence les formes
de l’écriture. Les modalités de réception de ces textes, faits pour l’écoute et
non pour la lecture individuelle, privilégient la fonction communicative et
recherchent des modalités expressives pouvant représenter avec vivacité le
déroulement de l’action.
Cette « oralisation interne », qui fait l’originalité et la force expressive
de l’écriture collodienne, est rendue par des artifices rhétoriques rappro-
chant le récit d’un « texte parlé », plutôt que d’un « texte écrit » de type clas-
sique 38. Ce dernier est fait pour la lecture ; il recherche traditionnellement
l’organisation logique et la chronologie temporelle, fait appel à la subordina-
tion et choisit un lexique précis et varié, en évitant les répétitions. En revan-
che le « texte parlé » vise à conserver en éveil l’attention de l’auditeur ; il
privilégie donc les formules phatiques et emphatiques jusqu’à l’hyperbole,
le ton pathétique ou péremptoire et fait appel à des modalités expressives
orales comme les exclamations et les interjections. Il a souvent recours à
un lexique générique ou imprécis, emploie les suffixes en tout genre (dimi-
nutifs, péjoratifs…), admet les répétitions et les redondances ; il utilise la
parataxe dans l’organisation syntaxique et tolère les ellipses dans la cons-
truction logique. Le rythme est généralement rapide mais les répétitions et
les reprises engendrent des effets de variation.

37. Pour la définition du « testo aurale » et de sa rhétorique propre, cf. R. Pellerey, « Pinocchio
tra dialogo e scrittura », Belfagor, 31 mai 2005, p. 267-284.
38. Pour une typologie des structures de l’oral et de l’écrit, cf. A. Bernardelli, R. Pellerey, Il
parlato e lo scritto, Milan, Bompiani, 1999.
160 Mariella Colin

Ces procédés structurant par « oralisation interne » la phrase collo-


dienne sont à l’œuvre dans la narration, qui est, en outre, dynamisée par
une ponctuation faisant souvent alterner les signes de pause (point-virgule,
deux points) avec les signes d’emphase, comme les points d’exclamation et
d’interrogation rhétorique. Dans la traduction, ils ont été amoindris, sinon
effacés, par la transtylisation intramodale 39 opérée par la comtesse de Gencé.
Au lieu de traduire littéralement, elle a réécrit le texte en « corrigeant » la
rhétorique collodienne, qu’elle devait sans doute juger désordonnée sinon
erronée. Ce faisant, elle a restitué un texte écrit selon les normes courantes,
en morcelant en plusieurs brefs paragraphes achevés le long et animé para-
graphe collodien, composé pour être lu d’une traite.
De ces innombrables passages réécrits par redécoupage de la même
phrase, nous allons donner en exemple un extrait du premier chapitre, en
italien et en français : 40 41
cap. I chap. I
Figuratevi come rimase quel buon vec- Représentez-vous alors l’ébahissement de
chio di maestro Ciliegia ! ce brave père La Cerise.
Girò gli occhi smarriti intorno alla stanza Il promena son regard égaré tout au-
per vedere di dove mai poteva essere uscita tour de la pièce pour savoir d’où pou-
quella vocina, e non vide nessuno! Guardò vait bien venir cette petite voix. Il ne
sotto il banco, e nessuno ; guardò dentro vit rien.
un armadio che stava sempre chiuso, e Il regarda sous le banc : rien !
nessuno ; guardò nel corbello dei trucioli Il regarda dans l’armoire, qui était tou-
e della segatura, e nessuno ; aprì l’uscio jours fermée : rien !
di bottega per dare un’occhiata anche Il regarda dans la caisse aux copeaux et
sulla strada, e nessuno. O dunque ? 40… à la sciure de bois : rien !
Il ouvrit la porte de la boutique pour
jeter un coup d’œil dans la rue : rien de
rien !
Alors41 ?
Dans la présentation typographique, un simple coup d’œil suffit pour
constater que le deuxième paragraphe collodien a été morcelé en sept cour-
tes phrases dans la traduction. Même si le temps de la narration est resté
dans les deux cas au passé simple, la modification du rythme, provoquée

39. Ce terme a été défini par Gérard Genette comme étant l’une des modalités de la transpo-
sition textuelle, par modification stylistique à l’intérieur du même genre littéraire. Cf.
G. Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
40. Le avventure di Pinocchio, p. 3. Figurent en gras les toscanismes.
41. Les Aventures de Pinokio, p. 14. Dans l’extrait en français, nous avons mis en évidence les
lieux du texte traduit où apparaissent des modifications stylistiques (en gras) et des
erreurs ou des infidélités (en italique).
Comment Pinocchio a parlé français 161

par l’aménagement de la ponctuation (notamment des points d’exclama-


tion) et la suppression des conjonctions redondantes (reprise de virgules
suivies de e), aboutissent à changer l’étonnant récit italien – charpenté par
l’« oralisation interne » et suggérant la rapidité des mouvements accomplis
d’affilée par le personnage – en une banale narration écrite, formée de plu-
sieurs phrases courtes, telle qu’elle était couramment employée à l’époque
par les auteurs de livres pour les enfants.

Déperdition du non-sens et du comique

Ces procédés de transtylisation ont été également employés pour la traduc-


tion des célèbres « monologues de Pinocchio ». Il s’agit des résumés que le
pantin fait de tout ce qui lui est arrivé à des personnages familiers 42, lors-
qu’il les retrouve après un intervalle : ces séquences permettent de mesurer
comment la « faculté de langage » de Pinocchio se confronte aux difficultés
de la « performance narrative », consistant à récapituler plusieurs épiso-
des 43. Ce sont des récits décousus, régis par une syntaxe paradoxale et struc-
turés par une parataxe outrancière, dans lesquels le discours du personnage
échappe aux enchaînements logiques et aboutit au « non-sens ». Dans l’énon-
ciation du pantin, il y a confusion entre la conséquence (« causé par ») et la
consécution temporelle (« après ») ; les connecteurs logiques, lorsqu’ils sont
présents (« prova ne sia », « motivo per cui »), ne remplissent pas leur fonc-
tion car ils ne relient pas une cause à un effet ! La subordination est rempla-
cée par la coordination (on y trouve la répétition jusqu’à l’invraisemblable
de la conjonction « e ») ; de plus, le déroulement chronologique des faits est
bouleversé, parce que Pinocchio omet de mentionner les éléments qui per-
mettraient de relier les événements dans une succession ordonnée.
Nous rapportons ici le premier de ces résumés (VII), qui offre l’avan-
tage d’être le plus court :
– Non lo so, babbo, ma credetelo che è stata una nottata d’inferno e me ne
ricorderò fin che campo. Tonava, balenava e io avevo una gran fame e allora
il Grillo-parlante mi disse : « Ti sta bene ; sei stato cattivo, e te lo meriti », e
io gli dissi : « Bada, Grillo !… », e lui mi disse : « Tu sei un burattino e hai la
testa di legno » e io gli tirai un manico di martello, e lui morì, ma la colpa fu

42. Des quatre « résumés » faits par Pinocchio de ses aventures, deux sont faits à Geppetto (VII
et XXXVI), un à la Fée (XVII) et le dernier au marchand qui a acheté Pinocchio métamor-
phosé en âne pour en revendre la peau (XXIV).
43. Pour une analyse des modalités d’énonciation de ces récits-résumés en liaison avec les
motivations du personnage, cf. M. Lavagetto, « Pinocchio racconta Pinocchio », in Lavo-
rare con piccoli indizi, Turin, Bollati Boringhieri, 2003, p. 265-275.
162 Mariella Colin

sua, perché io non volevo ammazzarlo, prova ne sia che messi un tegamino
sulla brace accesa del caldano, ma il pulcino scappò fuori e disse : « Arrive-
della… e tanti saluti a casa » e la fame cresceva sempre, motivo per cui quel
vecchino col berretto da notte, affacciandosi alla finestra mi disse : « Fatti
sotto e para il cappello » e io con quella catinellata d’acqua sul capo, perché
il chiedere un po’ di pane non è vergogna, non è vero ? me ne tornai subito a
casa, e perché avevo sempre una gran fame, messi i piedi sul caldano per
rasciugarmi, e voi siete tornato, e me li sono trovati bruciati, e intanto la
fame l’ho sempre e i piedi non li ho più ! ih !… ih !…ih !… ih ! 44…

Il a été plusieurs fois souligné que ce discours veut refléter la syntaxe


du puer à l’âge où le jugement est encore à construire, et le « temps psycho-
logique » encore à venir pour le sujet. Ces récits présentent tous les traits
caractéristiques du psychisme enfantin, et le personnage apparaît comme
irresponsable, émotif et irrationnel car il s’avère incapable d’expliquer ce
qui s’est passé. L’idiolecte de Pinocchio est sans aucun doute un exemple
réussi de « réalisme psychologique » imitant fidèlement les « enunciati ego-
centrici degli infanti studiati dagli psicologici » 45. Gérard Genot a affirmé que
Pinocchio « raconte ses propres aventures non comme s’il les avait vécues,
mais comme si on les lui avait racontées, […] comme s’il les répétait à la
façon d’un enfant qui récite sa leçon » 46, sans la comprendre. Il s’agit, d’après
lui, d’un « discours préfabriqué » 47, soit d’un discours parodique. Ce disant,
Gérard Genot a ouvert la voie à d’autres recherches sur le type de discours
parodié. Fernando Tempesti y a vu une imitation des tirades de Stenterello
(un masque du théâtre florentin populaire) et il a soutenu que ce discours
était calqué sur celui du répertoire traditionnel des lazzis stentérelliens –
au premier chef ses « leggendari riassunti, ricchi di falsa logica come quelli di
Pinocchio » 48, au point de pouvoir considérer tout le canevas du texte collo-
dien comme une sorte de « stenterellata per i bambini » 49. Daniela Marche-
schi a également reconnu une parodie des réparties du théâtre populaire
florentin : des propos sans queue ni tête appelés « discorse » 50 et non « dis-
corsi » par dérision, comme l’a expliqué Collodi lui-même (« quando i discorsi,
cammin facendo, s’imbrogliano e non hanno più né capo né coda, i fiorentini

44. Le avventure di Pinocchio, p. 21. Figurent en gras les toscanismes.


45. A. Stella, « Pinocchio al crocevia », in Scrittura dell’uso al tempo del Collodi, p. 132.
46. G. Genot, Analyse structurelle de « Pinocchio », Pescia, Fondazione Nazionale Carlo Col-
lodi (Quaderno della Fondazione Nazionale Carlo Collodi ; no 5), 1970, p. 77.
47. Ibid., p. 76.
48. F. Tempesti, « Chi era Collodi. Com’è fatto Pinocchio », in C. Collodi, Le avventure di
Pinocchio, Milan, Feltrinelli, 1972, p. 62.
49. Ibid.
50. D. Marcheschi, « Note » à Le avventure di Pinocchio, p. 950.
Comment Pinocchio a parlé français 163

li battezzano col nome di discorse » 51). Dans son imitation de la théâtralité,


le monologue du pantin va jusqu’à donner la parole aux autres personna-
ges (ici, le Grillon-parlant, le Poussin et le petit vieux), en citant leurs mots
au discours direct, comme dans un dialogue. Toujours dans le registre de la
dérision, Alberto Asor Rosa a parlé d’une parodie de la confession religieuse
(« farfugliamento della confessione intesa in senso religioso e volta anch’essa,
naturalmente, in chiave parodica » 52). Mais malgré leurs différences, toutes
ces interprétations s’accordent pour voir dans la simulation d’un authen-
tique discours oral le caractère fondamental de ces monologues.
La version française procède à une transtylisation qui enferme le texte
collodien dans une logique dont il était structurellement dépourvu. Une
nouvelle fois, le passage n’est pas traduit littéralement mais réécrit, au moyen
des mêmes procédés : une modification conventionnelle de la ponctuation
et un découpage analytique de l’unique phrase collodienne en plusieurs
petites phrases achevées, qui contribuent à rétablir la succession tempo-
relle. Là où Pinocchio débitait son monologue sans jamais reprendre son
souffle, la comtesse introduit des pauses pour corriger le style de l’original,
parce qu’elle ne comprend pas que ce qu’elle considère comme une faiblesse
est en réalité une force de l’écriture collodienne. Par l’enfilade de conjonc-
tions de la polysyndète, le texte de Collodi parvenait parfaitement à rendre
l’angoisse et l’émotion qui bouleversent Pinocchio, tout comme son senti-
ment d’être emporté par l’enchaînement incontrôlable des faits inattendus
et des circonstances imprévisibles. L’impression donnée par ses « discorsi
detti tutti d’un fiato, col cuore in gola, un po’ convulsivi » 53 se transmet égale-
ment au lecteur italien ; en revanche la ponctuation introduite par la comtesse
afin d’améliorer la lisibilité de la page modère les émotions du personnage,
affaiblit la tension narrative et offre au lecteur français une page plus « écrite » :
54 55

cap. VII chap. VII


– Non lo so, babbo, ma credetelo che è – Je ne sais pas, papa, mais j’ai passé
stata una nottata d’inferno e me ne une nuit infernale, croyez-le. Je me le
ricorderò fin che campo. Tonava, bale- rappellerai jusqu’au cimetière ! Il ton-
nava e io avevo una gran fame e allora nait, il faisait des éclairs terribles et
il Grillo-parlante mi disse : « Ti sta bene ; j’avais une faim, une faim ! Alors le
sei stato cattivo, e te lo meriti », e io gli Grillon-parlant me dit : « C’est bien
dissi : «Bada, Grillo!… », e lui mi disse : fait, tu as été méchant, tu mérites ce
« Tu sei un burattino e hai la testa di qui t’arrive !… ». Et moi, je lui dis :

51. C. Collodi, « Ciarle fiorentine », Fanfulla, 7 novembre 1871.


52. A. Asor Rosa, « Le avventure di Pinocchio di Carlo Collodi », p. 939.
53. Ibid.
164 Mariella Colin

legno » e io gli tirai un manico di mar- « Attention, Grillon ! » Lui continua :


tello, e lui morì, ma la colpa fu sua, per- « Tu n’es qu’un pantin et tu as une tête
ché io non volevo ammazzarlo, prova ne en bois ! » Alors, moi je lui lançai un
sia che messi un tegamino sulla brace coup de marteau et il est mort. Mais ce
accesa del caldano, ma il pulcino scappò fut sa faute, car je ne voulais pas le tuer.
fuori e disse : « Arrivedella… e tanti La preuve en est que je mis une casse-
saluti a casa » e la fame cresceva sempre, role sur la braise allumée dans le ré-
motivo per cui quel vecchino col berretto chaud, mais le Poussin s’échappa et me
da notte, affacciandosi alla finestra mi dit : « Au revoir ! et tous les compliments
disse : « Fatti sotto e para il cappello » e à votre famille ! » Et ma faim augmen-
io con quella catinellata d’acqua sul capo, tait toujours. C’est pour cela que le vieux
perché il chiedere un po’ di pane non è au bonnet de nuit me dit, en se mon-
vergogna, non è vero ? me ne tornai subito trant à sa fenêtre : « Avance un peu et
a casa, e perché avevo sempre una gran tends ton chapeau ! » Et moi, avec ce
fame, messi i piedi sul caldano per rasciu- seau d’eau sur la tête, parce que je lui
garmi, e voi siete tornato, e me li sono avais demandé un morceau de pain,
trovati bruciati, e intanto la fame l’ho – ce qui n’est pas une honte, n’est-ce
sempre e i piedi non li ho più ! ih ! …ih ! pas, papa ? – je m’en revins à la mai-
…ih !… ih ! 54… son, et, parce que j’avais toujours une
faim terrible, je mis mes pieds sur le
réchaud pour me sécher, et vous êtes
revenu et vous me les avez trouvés brû-
lés. N’empêche que ma faim, je l’ai tou-
jours, tandis que mes pieds je ne les ai
plus !… Hi !… Hi !… Hi !55…

Les résumés de Pinocchio ne sont pas le seul exemple de discours paro-


dié. Aux monologues du pantin fait pendant un autre genre de « discours
préfabriqué » fortement mimétique : le discours du Directeur du cirque
(XXXIII) lorsqu’il présente à ses spectateurs l’âne Pinocchio dans son numéro
d’« étoile de la danse ». Il s’agit, comme l’a rappelé Daniela Marcheschi, de
la reprise d’un morceau de bravoure de Collodi, déjà paru dans son article « Il
saltimbanco e la sua eloquenza », puis dans son roman I misteri di Firenze 56,
reproduisant le discours prononcé par un escroc florentin appelé Lesina.
Cette tirade a été qualifiée d’« extraordinaire » par Gérard Genot :

54. Le avventure di Pinocchio, p. 21. Figurent en gras les toscanismes.


55. Les Aventures de Pinokio, p. 47-48. Figurent en gras les modifications stylistiques, en itali-
que les écarts traductifs.
56. Daniela Marcheschi rappelle en effet que Collodi propose à nouveau, dans une version
remaniée, l’« orazione paradossale » parue d’abord dans un numéro de la revue de Collodi
Lo Scaramuccia (le 20 janvier 1854), puis dans I Misteri di Firenze (1857) (cf. D. Marcheschi,
« Note » à Le avventure di Pinocchio, p. 1018-1019).
Comment Pinocchio a parlé français 165

Sur le plan des discours préfabriqués, le cas le plus extraordinaire est sans
aucun doute celui du Directeur du cirque.
Ce discours montre une évidente intention parodique, dont les mar-
ques surabondent à tous les niveaux de la langue. Ce qui est le plus remar-
quable dans ce discours, c’est qu’il est absolument gratuit, non fonctionnel
[…] et qu’il constitue une expansion purement ludique du récit, dont la
charge thématique, pour être occasionnelle, n’en est pas moins forte 57.

La fonctionnalité de ce discours n’est cependant pas aussi inexistante


que le prétend Genot. Par le vocabulaire prétentieux de ce discours pasti-
ché, Collodi voulait en effet imiter le boniment d’un charlatan, désireux
d’épater son public en lui faisant miroiter un numéro de cirque mirobolant
qui aura lieu lorsqu’entrera en scène « l’âne dansant Pinocchio ». Il s’agit
d’un discours trompeur, qui sera désavoué par la pitoyable prestation du
pauvre Pinocchio, incapable d’exécuter les sauts périlleux commandés par
son dresseur. Dans ce nouvel exemple d’écriture paradoxale, le comique ne
résulte pas de l’assemblage illogique des propos comme dans les résumés
de Pinocchio, mais du contraste voulu entre une construction syntaxique
correcte et un lexique extravagant ; pour se montrer plus savant qu’il ne
l’est, le Directeur singe un discours érudit et émaille son propos de termes
précieux déformés et de références scientifiques estropiées. L’effet comique
de cette « satira pungente dei vari modi possibili d’infinocchiare la gente » 58
est garanti par les absurdités, les quiproquos et les déformations lexicales
qui produisent un effet clownesque irrésistible.
Dans la version française, le comique singulier de cette langue pastichée
se trouve irrémédiablement appauvri, comme on pourra le constater par la
comparaison des deux extraits, italien et français, mis en regard :
59 60

cap. XXXIII chap. XXXIII


Il Direttore, nel presentarlo al pubblico, Le Directeur, en le présentant au pu-
aggiunse queste parole : blic, prononça cette nouvelle allocution :
« Miei rispettabili auditori ! Non starò « Honorables spectateurs,
qui a farvi menzogna delle grandi diffi- Je ne vous cacherai pas qu’il m’a fallu
coltà da me soppressate per comprendere vaincre de grandes difficultés pour ins-
e soggiogare questo mammifero, mentre truire et dresser ce mammifère que j’ai
pascolava liberamente di montagna in trouvé, paissant librement de montagne
montagna nelle pianure della zona tor- en montagne, dans les plaines de la zone
rida. Osservate, vi prego, quanta selvag- torride. Représentez-vous, je vous prie,
gina trasudi da’ suoi occhi, conciossiaché toutes les larmes qu’il a dû verser, étant

57. G. Genot, Analyse structurelle de « Pinocchio », p. 75.


58. A. Asor Rosa, « Le avventure di Pinocchio di Carlo Collodi », p. 940.
166 Mariella Colin

essendo riusciti vanitosi tutti i mezzi donné que tous les moyens furent inu-
per addomesticarlo al vivere dei qua- tiles pour arriver à le domestiquer et
drupedi civili, ho dovuto più volte ricor- que j’ai dû, bien des fois, recourir au
rere all’affabile dialetto della frusta. Ma suggestif langage du fouet. Mais toute
ogni mia gentilezza, invece di farmi da ma bienveillance ne faisait qu’éloigner
lui benvolere, me ne ha maggiormente de moi sa sympathie. Et il me détestait
cattivato l’animo. Io però, seguendo il de plus en plus. Cependant, je décou-
sistema di Galles, trovai nel suo cranio vris un jour, dans son crâne, une petite
una piccola cartagine ossea, che la stessa bosse osseuse que la Faculté de Méde-
Facoltà medicea di Parigi riconobbe esser cine de Paris reconnut elle-même pour
quello il bulbo rigenerato dei capelli e être celle du bulbe générateur des che-
della danza pirrica. E per questo io lo volli veux et de la danse pyrrhique. C’est
ammaestrare nel ballo, nonché nei rela- pour cette raison que j’entrepris de
tivi salti dei cerchi e delle botti foderate di lui apprendre non seulement le saut
foglio. Ammiratelo ! e poi giudicatelo ! des cerceaux et des cercles de papier,
Prima però di prendere cognato da voi, mais encore l’art véritable de la Danse.
permettete, o signori, che io vi inviti al Admirez-le et jugez-le. Toutefois, avant
diurno spettacolo di domani sera : ma de vous faire faire sa connaissance, per-
nell’apoteosi che il tempo piovoso minac- mettez-moi, messieurs, de vous invi-
ciasse acqua, allora lo spettacolo, invece di ter à notre matinée de demain soir.
domani sera, sarà posticipato a domat- Mais dans l’apothéose que le temps
tina, alle ore undici antemeridiane del pluvieux nous menace de pluie, le
pomeriggio. »59. spectacle de demain soir serait remis
à demain matin, à onze heures avant
midi. »60.

La traduction de la comtesse conserve les formulations contradictoi-


res (« paître de montagne en montagne dans les plaines », annoncer une
« matinée de demain soir » et un spectacle « à onze heures avant midi »)
mais est impuissante à rendre les termes grotesques, à la seule exception de
l’« apoteosi », traduit par « apothéose » et non par le terme logique corres-
pondant « hypothèse ». Les autres éléments pastichés sont remplacés par
les mots et les tournures logiquement correspondant à la place des qui-
proquos : « auditori » (signifiant spettatori), « spectateurs » ; « soppressate »
(signifiant sorpassate), « vaincues » ; « vanitosi » (signifiant vani), « inutiles » ;
« cartagine » (signifiant cartilagine), « bosse » ; « medicea » (signifiant dei
Medici), « Médecine » ; « cognato » (signifiant conoscenza), « connaissance »,
ou bien par un contresens lorsqu’elle ne comprend pas « selvaggina » (signi-
fiant selvatichezza), « toutes les larmes ». Il faut signaler au passage l’omis-

59. Le avventure di Pinocchio, p. 134. Figurent en gras les mots pastichés et les propos incongrus.
60. Les Aventures de Pinokio, p. 262-263. Figurent en gras les modifications stylistiques, en ita-
lique les écarts traductifs.
Comment Pinocchio a parlé français 167

sion du « sistema di Galles » : une allusion satirique à la théorie neurologique


qui, dans la médecine positiviste, attribuait les talents à la forme des « bosses »
du cerveau (terme qui a été conservé dans la traduction).

Conclusion

Au terme de notre étude, nous pouvons conclure que la version des Avven-
ture di Pinocchio qui a été l’objet de la plus longue lecture en France n’a pas
échappé au statut traductif généralement médiocre qu’Isabelle Nières a
constaté dans le domaine de la littérature enfantine. Les causes, comme
nous venons de le voir, sont multiples. Elles sont liées avant tout à la grande
complexité et à l’extraordinaire richesse inventive d’un texte qui aurait
requis l’intervention non pas d’un simple traducteur, mais d’un écrivain-
traducteur, capable de produire une création originale dans la langue d’arri-
vée. À un premier niveau, ce traducteur-créateur aurait eu à cœur de ne
pas gommer la structure mimétique du texte collodien ; il aurait conservé
la même stratégie d’énonciation par « oralisation interne », au lieu de pro-
céder à une réécriture stylistique monocorde découpant les paragraphes et
modifiant la ponctuation pour se conformer aux règles les plus convention-
nelles du « bon usage » dans la pratique du français écrit. À un deuxième
niveau, il aurait cherché à restituer le plurilinguisme langue italienne / lan-
gue vernaculaire de l’original par différents moyens, ou bien en jouant sur
de possibles variantes régionales par rapport au français national, ou bien
en ayant recours à différents niveaux de langue, ou encore en inventant
une langue « préfabriquée » originale. C’était le cas, par exemple, du parlé
de certains personnages des vignettes de journaux illustrés, qui paraissaient
au début du xxe siècle, comme le Petit Journal illustré : le sapeur Camem-
ber de Christophe (alias Georges Colomb) « parlait » une langue hilarante,
dans laquelle les mots en patois côtoyaient les mots savants estropiés 61.
Mais ce genre de recherche stylistique et langagière était étranger aux pra-
tiques scripturaires de la comtesse de Gencé, qui, en tant qu’auteur de
manuels d’élégance et d’étiquette, ne devait pas apprécier les jeux de lan-
gue des comics et autres personnages de bandes dessinées. L’idée qu’elle se
faisait des livres pour l’enfance correspondait certainement à une produc-
tion éditoriale conforme à des critères normalisés.

61. Exemple de discours du sapeur Camember : « Que je suis trop-z-heureux, mam’selle Vic-
toire, d’être choisi par vous, pour à seule fin d’avoir celui de vous rendre tous les services
dont auxquels je suis susceptible » (Christophe [G. Colomb], Les Facéties du sapeur
Camember, 4e éd., Paris, Armand Colin, 1907, p. 43).
168 Mariella Colin

Le résultat est que la « lecture critique » que la comtesse fait de Pinoc-


chio cantonne le livre de Collodi dans le domaine d’une littérature non seu-
lement enfantine, mais infantile. Le texte traduit a été davantage infantilisé
par son adaptation linguistique qui, à force de vouloir résoudre les diffi-
cultés du texte-source par la normalisation, a réduit le lexique, appauvri la
syntaxe et banalisé l’expression. Le destinataire français pris en considéra-
tion par la comtesse en tant que lecteur implicite, dès l’« Avant-propos »,
est uniquement un enfant. Certes l’histoire n’est pas appauvrie, et le con-
tenu est conservé ; un petit lecteur français peut apprécier l’histoire comme
un petit lecteur italien. Mais si les Avventure di Pinocchio, chef-d’œuvre de
la littérature tout court, et non seulement de la littérature enfantine, peu-
vent être goûtées avec un plaisir égal par les enfants et par les adultes, on ne
peut en dire de même des Aventures de Pinokio. Les destinataires du texte
italien sont doubles ; il ne faut jamais oublier que Collodi lui-même, en
tant qu’auteur, « scrive per i bambini, ma non fa che ammiccare ai grandi, e
in primo luogo a sé stesso » 62. Il était le premier à s’amuser de ce qu’il écri-
vait, et il ne se refusait aucun des procédés de l’écriture du comique et du
burlesque qu’il utilisait en tant que journaliste satirique : mot d’esprit, paro-
die, ironie, non-sens, sarcasme ; autant d’attitudes auctoriales qui l’éloi-
gnent du destinataire exclusivement enfantin. C’est pourquoi Pinocchio,
né comme divertissement pour les enfants, est aussi, comme l’a rappelé
Umberto Eco, « uno strano ludus per adulti, e per adulti particolarmente
smaliziati » 63, au nombre desquels figurent au premier rang les linguistes
et les critiques littéraires.
À condition de pouvoir être lu dans le texte original 64.

Mariella Colin
Université de Caen Basse-Normandie

62. O. Castellani Pollidori, « Introduzione », p. XVIII.


63. U. Eco, Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milan, Bompiani, 2003, p. 62.
64. Qu’en a-t-il été des nombreuses traductions et retraductions qui ont suivi celle de la com-
tesse de Gencé ? L’espace nous manque ici pour donner des jugements détaillés des ver-
sions françaises postérieures dont nous avons eu connaissance ; nous nous limiterons à
dire que si, dans la plupart des traductions intégrales éditées depuis le second après-
guerre, la ponctuation a été rétablie, les fautes corrigées (du moins en partie) et les omis-
sions réparées, aucun traducteur ne s’est distingué par une version « créatrice », soucieuse
de restituer la toscanité originale par une traduction plurilinguistique.
L’YSTOIRE DE LI NORMANT :
UN CASSE-TÊTE LINGUISTIQUE

Résumé : L’Ystoire de li Normant, traduction française réalisée au xive siècle de l’His-


toria Normannorum d’Aimé du Mont Cassin (xie siècle), est, sur le plan linguistique,
un curieux ouvrage, rédigé par un Italien qui, ayant appris du français, ne maîtrisait
pas suffisamment le français, il est vrai, en pleine mutation à l’époque. La langue
du texte mêle latinismes (le latin d’Aimé maladroitement transposé), italianismes
(comme la généralisation de l’équation « finale italienne en -a = finale française en
-e ») et français mal assimilé, à commencer par ce li Normant du titre, forme de sujet
en fonction de complément. Et pourtant, au prix d’une certaine gymnastique lin-
guistique, le lecteur latiniste, helléniste, spécialiste de l’ancien français et connaisseur
de la langue italienne, comprend assez bien le contenu de cette Ystoire, par ailleurs
essentielle à la connaissance de la conquête normande de l’Italie du Sud au xie siè-
cle, puisque l’original latin est depuis longtemps disparu.

Riassunto : L’Ystoire de li Normant, traduzione francese trecentesca della Historia


Normannorum d’Amato di Montecassino (XI secolo), dal punto di vista linguistico è
un’opera bizzarra, redatta da un italiano che, pur avendo imparato un po’ di francese,
non aveva sufficiente padronanza del francese, in quel tempo senza dubbio in piena
mutazione. La lingua del testo mescola i latinismi (il latino d’Amato maldestramente
trasposto), gli italianismi (come la generalizzazione dell’equazione « finale italiana in
-a = finale francese in -e ») e un francese inappropriato o scorretto, a cominciare da
quel li Normant del titolo, forma soggetto con funzione di complemento. E tuttavia, a
prezzo di una certa dose di ginnastica linguistica, il lettore latinista, ellenista, esperto
di antico francese e conoscitore della lingua italiana, capisce abbastanza bene il conte-
nuto di questa Ystoire ; tale traduzione è d’altronde essenziale per la conoscenza della
conquista normanna dell’Italia meridionale nell’XI secolo, giacché l’originale latino è
da molto tempo scomparso.

Historia Normannorum, l’Ystoire de li Normant

D’emblée, le titre de l’ouvrage étonne l’historien de la langue : certes, la


graphie Ystoire, avec un y, lettre couramment substituée au i dans les textes
Transalpina, no 9, 2006, La traduction littéraire, p. 169-186
170 Catherine Bougy

français à partir du xive siècle, semble indiquer que l’auteur connaît les
particularités de la langue écrite de cette époque, que l’on appelle le moyen
français. En revanche, la forme li Normant est morphosyntaxiquement
déconcertante : c’est un cas sujet pluriel, c’est-à-dire la forme donnée en
ancien français à un substantif sujet, attribut, épithète du sujet ou apposé
à ce dernier, qui correspond au nominatif pluriel latin, ou encore à un ap-
pellatif, un vocatif latin. Mais on attendrait ici un cas régime, forme donnée
au substantif complément, puisque li Normant est complément du nom
Ystoire. Le titre attendu serait donc l’Ystoire des Normanz (*de les Normanz
> des Normanz), ce d’autant plus que, déjà au xive siècle, le cas sujet de
l’ancien français était de moins en moins employé, et qu’on s’acheminait
vers la généralisation d’une seule forme au singulier et une seule autre au
pluriel.
En ancien français, des restes de « déclinaisons » du latin se maintien-
nent sous la forme d’un cas sujet et un cas régime au singulier et un cas sujet
et un cas régime au pluriel. Si l’on prend l’exemple du substantif Normant,
il présente le paradigme suivant :

Singulier Pluriel
CS li Normanz (Normannus) CS li Normant (Normanni)
CR le Normant (Normannum) CR les Normanz (Normannos)

Si ce titre se veut la traduction littérale du latin Historia Normannorum,


il y a là une erreur évidente. Mais cette erreur frappe les linguistes plus que
les historiens : ceux-ci se sont beaucoup intéressés à ce texte, source impor-
tante de l’histoire… des Normands en Italie du Sud, mais n’ont pas toujours
été attentifs à la singularité de sa langue. Ils ont considéré globalement que
cette Ystoire de li Normant était constellée d’italianismes, sans tenter d’ana-
lyser plus en détail l’originalité de la langue de son auteur.
Ils ont pu également considérer que cette langue était un témoignage
des multiples remaniements et simplifications qu’ont fait subir au français
les locuteurs des xive et xve siècles et dont l’écrit témoigne : pendant ces
deux siècles en effet, les verbes et les substantifs ont présenté dans les textes
des variantes multiples, présentant des états de langue conservateurs ou
novateurs, parfois même les deux en même temps, avant l’aboutissement
de sa normalisation au xvie et surtout au xviie siècle.
Passons du titre au prologue, qui donnera au lecteur quelques indi-
cations sur le traducteur et le destinataire du texte, sur leurs motivations,
en même temps que sur la langue dans laquelle est écrite l’Ystoire de li
Normant.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 171

Le traducteur, le destinataire de l’Ystoire


Ci se commence le proheme de la translation, laquel fait faire le seignor conte
de Militree […].
Secont ce que nouz dit et raconte la sage phylosofo, tout home natural-
ment desirre de savoir, et la raison si est ceste car toute choze covoite et desirre
sa perfection. Mais il n’est nulle choze qui face l’ome plus parfait que science,
quar par la science est homo fait semblable a Dieu. Adonc l’omo doit desirrer
et covoitier come pour sa perfection la science. Et toutesvoies savoir et science
sont acquestees et scues especialment par litterature. Et non portant toz les
homes qui sont ne poent pas estre si grans mestres en litterature qu’il puis-
sent entendre la sentence de la lettre et pour ce juste choze est que ceauz les-
quels ne poent prestement entendre la grammere par laquelle sont ordenez
et faiz les livres, qu’il facent translater la lettre en alcune vulgal langue, pour ce
qu’il puissent savoir et entendre aucunes escritures desquelles il ont delecta-
tion et volenté de savoir. Et pour ceste chose devant dite, plot et pensa monsei-
gnor conte de Militree qu’il ferait translater en vulgal la chronique de Ysidorre
secont la lettre, et pour ce qu’il set lire et entendre la langue fransoize et s’en
delitte, a fait translater par ordre, secont la lettre en françois, la devant ditte
chronique et especialment pour sa delectation, et pour la delectation de ses
amis. Mes pour la rayson de ce que aucune foiz plusors chroniques parlent
trop brief, je, qui li livre escrive de lettre en vulgal, se je puiz, j’ajoudrai aucu-
nes bonnes paroles de verité. Explicit prologus 1.

Ce « proheme » (de l’italien proemio, préface, d’origine grecque), géné-


ral et docte, constitue un éloge de la traduction, qui permet à ceux qui ne
connaissent pas la « lettre », c’est-à-dire le latin, d’avoir accès à l’écrit scien-
tifique et cultivé. C’est ainsi qu’un de ces lecteurs non latinistes, le comte
de Militrée, dont nous ne savons rien de plus, désireux d’atteindre « savoir
et science », sagesse et connaissance, grâce à la « litterature », aux textes écrits,
a fait « translater » (du latin transferre, participe passé translatum : transpo-
ser, traduire, et translatio, traduction) la « Chronique » du moine Isidore con-
servée dans la bibliothèque de l’abbaye du Mont Cassin dans une « langue
vulgal », commune, le français. Ce dernier détail permet de préciser que,
connaissant et aimant cette langue, il n’était pas aussi inculte que son igno-
rance du latin pouvait le laisser penser.
Le traducteur ne dévoile pas son identité. On se contentera donc d’ap-
précier son zèle : quand il jugera les explications insuffisantes, il les complé-
tera, indique-t-il, par « de bonnes paroles de verité ». Si ce n’est pas ainsi que
l’on conçoit actuellement une traduction, nous pouvons nous féliciter de ce

1. Prologue cité par l’abbé O. Delarc dans Ystoire de li Normant par Aimé, évêque et moine au
Mont Cassin, O. Delarc (éd.), Rouen, A. Lestringant, 1892, p. XXX.
172 Catherine Bougy

parti pris, car ses ajouts explicatifs sont souvent utiles. Il a aussi, de sa pro-
pre initiative, ajouté à la traduction de la chronique du moine Isidore celle
de l’Historia Normannorum, dont l’original latin a depuis disparu : le texte
traduit est donc le seul témoignage de l’ouvrage d’Aimé du Mont Cassin.
Nous analyserons en détail dans un autre passage sa transposition du
latin au français. Bornons-nous à relever ici quelques traits frappants de sa
traduction.
Il sait du français, et même du moyen français : l’emploi de formes diver-
ses du relatif composé lequel très en vogue aux xive et xve siècles le montre,
de même que l’expression d’un signifié par deux signifiants proches par le
sens : « covoite et desirre ; acquestees et scues, ordenez et faiz ».
Maîtrise-t-il bien le français ? On notera seulement deux formes verba-
les non conformes : la première personne du présent de l’indicatif « escrive »
(ancien français escrif, moyen français escris) et celle du futur « ajoudrai »
du verbe ajouter, pour ajouterai. Une graphie peut sembler contestable, celle
du participe passé du verbe savoir : si, à l’infinitif, on a tendance, par ana-
logie avec le latin scire, à écrire scavoir, le participe a, en moyen français, la
forme seu(e) et non pas scue(e), à moins qu’il ne s’agisse ici d’une transpo-
sition défectueuse de la part de l’éditeur du texte.
On notera aussi l’influence morphologique de la finale -o de masculin
singulier de l’italien (et du latin) dans les graphies « phylosofo, (h)omo ».
« Naturalment » est transposé de l’italien, là où le moyen français a naturelle-
ment. En revanche, la préposition « secont », transposition du latin secundum,
peut-être relayée par l’italien secondo, existe bien en ancien et moyen français !
Nous conclurons donc que le traducteur n’est pas français, et qu’il y a
de grandes chances pour qu’il soit italien…

L’auteur de l’Historia Normannorum


C’est donc le prestige de la langue française, considérée comme une langue
littéraire et de culture, qui explique l’existence sous cette forme de l’Ystoire
de li Normant, traduction réalisée au début du xive siècle 2 d’un texte dont
le traducteur ne connaît pas l’auteur. Il se contente, dans de « bonnes paro-
les de verité », de donner de maigres détails sur « cestui moine » :
En cel an apparut un merveillouz signe pour ceste forte aventure et bataille
qui estoit a venir. Car l’estoille qui se clame comete aparut molt de nuiz, et
tant de fulgure qui resplendissoit comment la lune. Ceste bataille brevement fu

2. L’allusion, dans un de ses commentaires, à Clément, né à Bordeaux et archevêque de cette


ville avant d’être élu pape, permet de déterminer le terminus a quo de l’Ystoire de li Nor-
mant, le pape Clément V ayant été élu en 1305.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 173

de li Normant laquelle fu faite en lo temps de cestui qui escrist ceste ystoire,


car cestui moine fu a lo temps que ces Normans vindrent. Mes il lo dira en
l’autre ystoire 3.
Puiz, par ordene de lo ystoire devons dire la prise de la cité de Salerne, dont
fu cestui moine 4.
L’auteur du texte latin a donc vécu au temps de la bataille d’Hastings
(1066), dont on sait qu’elle a été précédée par l’apparition de la comète de
Halley, et il serait originaire de Salerne. Ce deuxième point n’est pas con-
firmé. Mais Pierre Diacre, auteur vers 1140 du De viris illustribus Casinen-
sibus, consacre une rubrique à cet évêque devenu moine de l’abbaye sous
l’abbatiat de Desiderio (« Didier », 1058-1086) 5.
Aimé du Mont Cassin écrivit l’Historia Normannorum entre 1078 et
1086 6. Il y relatait les événements qui se déroulèrent en Italie du Sud et en
Sicile depuis l’arrivée à Salerne de quarante pèlerins normands, de retour de
Jérusalem, en 999 (d’après lui), jusqu’à la mort de Richard Ier de Capoue en
1078 7. Son œuvre est le récit des trente années de confrontation des Normands
avec les Byzantins, les Lombards et les Arabes en place sur ces territoires, puis
de la conquête du pouvoir par Richard de Capoue et Robert Guiscard, et
de l’installation des Normands à Capoue (Richard Ier, 1048-1078), dans les
Pouilles (Robert Guiscard, 1057-1085) et en Sicile. Il s’agit d’une « histoire
officielle », mettant particulièrement en valeur les hauts faits des deux prin-
ces, par ailleurs bienfaiteurs de l’abbaye.
Le manuscrit de la traduction française du xive siècle est conservé à
Paris, à la Bibliothèque nationale, sous la cote ms. franç. 688. Entré en 1668
dans la Bibliothèque royale avec la collection du cardinal Mazarin, il avait
appartenu au chancelier Jean-Pierre Olivier qui l’avait lui-même reçu du
célèbre humaniste provençal Peiresc. La Bibliothèque nationale en possède
également une copie, sous la cote ms. franç. Duchesne 70. Trois éditions en
ont été réalisées : deux à la fin du xixe siècle, la troisième en 1935, par l’Italien

3. Storia dei Normanni, V. de Bartholomæis (éd.), Rome, FSI, 1935, I, § 4. C’est nous qui sou-
lignons. Malgré le titre italien de cet ouvrage, il s’agit bien de l’édition de référence de la tra-
duction française du xive siècle, citée dorénavant comme Ystoire de li Normant.
4. Ibid., VIII, § 1. C’est nous qui soulignons.
5. Cf. P. Diacono, De viris illustribus Casinensibus, in Amato di Montecassino, Storia dei Nor-
manni, trad. it. G. Sperduti, Cassino, Francesco Ciolfi, 1995, p. 85-86.
6. 1078 est la date du dernier événement relaté dans l’Ystoire de li Normant, la mort de Richard
de Capoue ; 1086 celle de l’accession au trône papal de Didier, sous le nom de Victor III. Or
l’Ystoire lui est dédiée en tant qu’abbé et non en tant que pape.
7. Voir, à ce sujet, « Les Normands en Méditerranée aux xie et xiie siècles », Dossiers d’archéolo-
gie, no 299, décembre 2004-janvier 2005, P. Bouet (dir.), et notamment M.-A. Lucas-Avenel,
« Les témoins des faits ; les sources latines, grecques et arabes », p. 22-27.
174 Catherine Bougy

Vincenzo de Bartholomæis, d’où sont extraits les passages cités ici, à l’ex-
ception du prologue. Deux traductions récentes en ont été données, l’une
en italien, l’autre en anglais 8.
Faisons à nouveau quelques rapides remarques à propos du passage ci-
dessus, dans lequel on constate que toutes les formes verbales sont exactes.
La morphologie nominale présente en revanche de nettes inexacti-
tudes : « en lo temps » transpose tel quel ou presque (in) illo tempore, à cette
époque-là, avec un article masculin lo qui n’est plus en usage au xive siècle ;
la construction de « et tant de fulgure » paraît être la transposition d’un
ablatif de manière faisant suite à un ablatif de temps : « nocte » et « tanto
fulgure » (de nuit et avec tant d’éclat), la forme (savante) française attestée
étant fulgor ; « ordene », doublet savant de ordre, attesté en ancien français,
n’est plus en usage au xive siècle.
La forme pronominale « se clamer », au sens de se nommer, est un ita-
lianisme. De même, le traducteur italien, dont la langue ne connaît que come
(latin quomodo), le traduit par « comment », ignorant qu’en français come
et comment coexistent en tant qu’adverbes interrogatifs et exclamatifs mais
que seule la conjonction co(mm)e est un marqueur de la comparaison.
Les quelques lignes de ce passage en « français » comportent donc lati-
nismes, italianismes, formes désuètes (« ordene », l’article « lo » pour le), et
peut-être un dialectalisme de l’Ouest d’oïl, dans l’adjectif « merveillouz »,
qui présente une finale en -ous là où, pour l’évolution du o fermé accentué
et libre du latin, le français central a -eux.
Pour une analyse plus précise des caractéristiques de cet ensemble com-
plexe que constitue le français de l’Ystoire de li Normant, nous avons choisi
l’épisode qui retrace l’arrivée des premiers Normands en Italie du Sud.

La langue de l’Ystoire de li Normant


Avan mille puis que Christ lo nostre Seignor prist char en la virgine Marie,
apparurent en lo monde. XL. vaillant pelerin. Venoient del sain sepulcre de
Jerusalem pour aorer Jhucrist. Et vindrent a Salerne, laquelle estoit assegie
de Sarrasin et tant mené mal qu’il se vouloient rendre. En avant, Salerne estoit
faite tributaire de li Sarrazin. Mes se tarderent qu’il non paierent chascun an
li tribut a lor terme et encontinent venoient li Sarrazin o tout molt de nefs et
tailloient et occioient et gastoient la terre. Et li pelegrin de Normendie vin-
drent la, non porent soustenir tant injure de la seignorie de li Sarrazin, ne que
li chrestiens en fussent subject a li Sarrazin. Cestui pelegrin alerent a Guaima-
rie, serenissime principe, liquel governoit Salerno o droite justice, et proierent

8. Amato di Montecassino, Storia dei Normanni ; The History of the Normans by Amatus of
Montecassino, trad. angl. P.N. Dunbar et G.A. Loud, Woodbridge, Boydell & Brewer, 2004.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 175

qu’il lor fust donné arme et chevauz, et qu’il vouloient combatre contre li
Sarrazin, et non pour pris de monoie, mes qu’il non pooient soustenir tant
superbe de li Sarrazin, et demandoient chevaux. Et quant il orent pris armes
et chevaux, il assallirent li Sarrazin et molt en occistrent, et molt s’encorurent
vers la marine, et li autre fouirent par li camp et ensi li vaillant Normant
furent veinceor. Et furent li Salernitain delivré de la servitute de li pagan.
Et quant ceste grant vittoire fu ensi faite par la vallantise de ces. XL. Nor-
mant pelegrin, lo prince et tuit li pueple de Salerne les regracierent molt et
lor offrirent domps, et lor prometoient rendre grant guerredon. Et lor prierent
qu’il demorassent a deffendre li chrestien. Mes li Normant non vouloient pren-
dre merite de deniers de ce qu’il avoient fait por lo amor de Dieu. Et se excu-
serent qu’il non pooient demorer.
Apres ce orent conseill li Normant que la venissent tuit li principe de Nor-
mendie et les enviterent. Et alcun se donnerent bone volenté et corage a venir
en cez parties de sa, pour la ricchece qui i estoit. Et manderent lor messages
avec ces victoriouz Normans, et manderent citre, agmidole, noiz confites, pail-
les imperials, ystrumens de fer aorné d’or, et ensi les clamerent qu’il deussent
venir a la terre qui mene lat et miel et tant belles coses. Et que ceste cosez fus-
sent voires, cestui Normant veinceor lo testificarent en Normendie 9.

On constatera d’abord que le traducteur a une bonne maîtrise de la mor-


phologie verbale et de la syntaxe des modes et des temps dans cette évocation
de l’arrivée à Salerne des pèlerins normands rentrant de Jérusalem. Toutes
les formes verbales du passage sont correctes, sauf la dernière, « testificarent »,
un passé simple construit de toutes pièces à partir du verbe latin testificari,
attester, témoigner.

Des latinismes ou des italianismes ?


L’influence du latin et / ou de l’italien est lisible à chaque ligne.
On notera d’abord que dans la phrase « En avant, Salerne estoit faite
tributaire de li Sarrazin », la forme verbale estoit faite est la transposition
exacte de facta erat, plus-que-parfait passif du verbe facere, qu’il faut donc
traduire : avait été faite. L’emploi de « non » comme négation de phrase est
un latinisme ou un italianisme syntaxique : « il non paierent chascun an li
tribut », « li Normant non vouloient prendre merite ». Citons aussi, sur le
plan lexical, « agmidoles », transposition du latin amygdala, du grec amug-
dalè, amande, en précisant que le substantif amandre est attesté en français
depuis le xiiie siècle.
Sur le plan morphologique, le syntagme « la virgine Marie », peut être
influencé par le latin et par l’italien virgine Maria (ancien français : vierge),

9. Ystoire de li Normant, I, § 17-19.


176 Catherine Bougy

de même que « serenissime principe » (latin : serenissimum principem, ita-


lien : serenissimo principe, ancien français : prince). Ces superlatifs synthéti-
ques sont foison dans l’Ystoire : « subtillissime, fortissime » 10, « excellentissime,
famosissime, gloriosissime » 11 ; « tant injure », « tant superbe », renvoient au
latin tantam injuriam, superbiam et à l’italien tanta injuria, superbia (face
à l’ancien français tante injure, tante superbe, ou plutôt tel / si grant injure,
superbe) ; « camp » représente le latin campis, l’italien campi, voire le nor-
mano-picard camps (ancien français : champ). « Pagan » subit l’influence
du latin et de l’italien pagani (ancien français : paien).
Enfin le verbe « enviter », qui continue le latin et l’italien invitare (ancien
français : envier) permet de comprendre la démarche du traducteur : puis-
que la préposition in du latin et de l’italien est devenue en en français (« en lo
monde »), il transpose invitaverunt en « enviterent », incontinenti (tempore)
en « encontinent » et incurrerunt en « (s’)encorurent » ; seule cette dernière
forme est attestée en ancien français. Précisons en revanche que « char, asse-
gier, marine, servitute, vallantise, regracier » sont attestés en ancien ou en
moyen français.

Des italianismes
Plus que le latin, c’est l’italien qui interfère de façon considérable dans sa
maîtrise du français, particulièrement en ce qui concerne la morphosyn-
taxe nominale.
Nous avons vu précédemment la déclinaison de la majorité des noms
masculins en ancien français. Le système du traducteur est différent : pour
lui, le nom masculin, invariable, est précédé de l’article lo au singulier, li au
pluriel : « Christ lo nostre Seignor prist char », « lo prince et tuit li pueple de
Salerne les regracierent », « en lo monde », « por lo amor de Dieu ».
Il connaît pourtant l’existence de l’article li au cas sujet, comme on le
voit ici dans le relatif sujet singulier liquel et ailleurs dans « Et li prince li
otroïa sa benediction » 12, mais il s’est habitué à un système différent.
Certes lo, au cas régime, est bien la forme première du français, mais
elle est devenue dialectale après le xiie siècle et a été limitée aux dialectes de
l’Est et du Sud-Ouest. C’est l’existence en italien ancien du même article
masculin singulier lo qui lui a fait adopter cette forme, familière à ses yeux 13.

10. Ystoire de li Normant, I, § 7, 20.


11. Ibid., V, § 14, 18, 22.
12. Ibid., VI, § 33.
13. Voir G. Patota, Lineamenti di grammatica storica dell’italiano, Bologne, Il Mulino, 2002,
p. 123-124.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 177

On remarquera qu’il tient rarement compte de l’enclise de l’article


après certaines prépositions : « del sain(t) sepulcre » est une exception ; « en
lo monde » se dirait el mont en ancien français, ou monde en moyen fran-
çais. Il ne pratique pas non plus l’élision du o final devant un mot à initiale
vocalique, comme dans « por lo amor de Dieu ».
Au pluriel, il généralise l’article li, cas sujet pluriel de l’ancien français,
influencé en cela par l’italien ancien où la seule forme d’article masculin
pluriel est partout, à l’origine, li 14 : « venoient li Sarrazin », « li pelegrin de
Normendie vindrent », « non paierent chascun an li tribut », « subject a li Sar-
razin », « la servitute de li pagan ». Il connaît la forme du complément : « avec
ces victoriouz Normans », mais elle ne lui est pas naturelle.
En conclusion, dans le paradigme de l’ancien français, li pelerin, li Nor-
mant est un cas sujet, auquel correspond les pelerins, les Normanz au cas
régime ; en moyen français, seule la forme de cas régime les pelerins, les Nor-
manz subsiste. Le système que l’on observe ici n’est donc conforme ni à l’an-
cien ni au moyen français.
Par conséquent, si l’on tient compte de la logique morphosyntaxique
propre à l’auteur, le syntagme « tuit li pueple de Salerne » est au pluriel, d’au-
tant que tuit en ancien français est un cas sujet masculin pluriel. Le démons-
tratif masculin singulier complément cestui est aussi intégré au système du
pluriel : « cestui pelegrin alerent », « cestui Normant veinceor lo testificarent »,
tout en étant au singulier dans « cestui moine ». En revanche, la forme « lor
messages » est conforme à la morphologie du français médiéval, où lor est
encore un pronom personnel pluriel invariable issu de la forme du pronom
démonstratif latin au génitif, illorum, littéralement : de eux.
Les formes de féminin, plus simples en ancien français, avec une seule
forme de singulier, la terre, et une seule de pluriel, les terres, sont moins dif-
férentes dans l’Ystoire. Même le syntagme « ceste grant vittoire » est mor-
phologiquement correct, l’adjectif grant étant épicène en ancien et moyen
français ; même la forme « cosez » est possible à une époque ou les signes
-z et -s transcrivent en finale le même son [s]… Remarquons cependant que
dans la phrase « et proierent qu’il lor fust donné arme », arme est un pluriel,
des armes, transposition du pluriel italien arme ou neutre pluriel latin arma.
D’autres italianismes sont de nature phonétique : « vittoire » pour vic-
toire (italien : vittoria, latin : victoria), « lat » pour lait (italien : latte, latin :
lac, lactis), ailleurs « pet » 15 pour piz, poitrine (italien : petto, latin : pectus),
« frutte » 16 pour fruit (italien : frutto), présentent une assimilation du [k]

14. Ibid., p. 125-127.


15. Ystoire de li Normant, I, § 10.
16. Ibid., III, § 52.
178 Catherine Bougy

par le t. « Pelegrin », « ystrumens » (avec amuïssement du n devant le s, là où


le latin a instrumenta et l’ancien français estrumenz), « tant belles coses » et
« ricchece » sont autant d’italianismes phonétiques. La forme française « miel »
coordonnée à « lat » a probablement bénéficié du fait que l’italien aussi a
diphtongué le e bref accentué et libre : miele.
Des italianismes syntaxiques figurent dans le syntagme « lo nostre Sei-
gnor » qui fait précéder le nom d’un article et d’un adjectif possessif : le syn-
tagme le nostre + substantif existe en français médiéval, mais il est rare et
marqué ; on aurait en ancien français nostre Sire au cas sujet et en moyen
français nostre Seigneur.
Les italianismes sémantiques sont plus difficiles à déceler. Ainsi le verbe
« mander » (qui signifie en français : faire venir quelqu’un ou faire dire quel-
que chose à quelqu’un) est employé avec le sens de l’italien mandare, envoyer,
apporter, dans « Et manderent citre, agmidole, noiz confites » (Et ils appor-
tèrent des citrons, des amandes, des noix confites). « Clamer » a le sens de
demander et non celui du français : crier, appeler, déclarer, proclamer. Le
traducteur emploie aussi « se clamer », calque de l’italien chiamarsi, s’appeler,
se nommer, emploi inconnu du français : « L’estoille qui se clame comete » 17 ;
« Un abbé de Sainte Eufame qui se clamoit Robert » 18 ; « Un jovene qui se cla-
moit Acchilles est gabé de la perversité de li Judee » 19, qu’il faut comprendre
ainsi : Un jeune homme qui s’appelait Achille fut trompé par la perversité
des Juifs. Dans cette phrase, le verbe gaber a le sens de l’italien gabbare, trom-
per, et non celui du français médiéval, tourner en dérision.
Citons en complément quelques phrases caractéristiques du « fran-
çais » de cette traduction :
– « Et li jurerent de fairelo seigneur de tot ce qu’il avoient » 20, littérale-
ment : Et ils lui jurèrent de fairele seigneur de tout ce qu’ils avaient. L’ita-
lien postpose le pronom complément d’un verbe à l’infinitif : farlo pour le
faire.
– « Mès que la protervité de li Sarrazin non se pooit domer par fieble main,
la potesté imperial se humilia a proier l’aide de Gaimar » 21 : Mais du fait que
l’obstination des Sarrasins ne pouvait être domptée par une faible main
(puissance), le pouvoir impérial s’humilia en implorant l’aide de Guaimar.
On reconnaît le latin protervitas, impudence, audace, effronterie, ou l’italien

17. Ystoire de li Normant, I, § 4.


18. Ibid., VII, § 11.
19. Ibid., II, § 35.
20. Ibid., II, § 34.
21. Ibid., II, § 8.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 179

protervità, opiniâtreté, obstination 22, le latin ou l’italien domare, dompter,


le latin potestas ou l’italien potestà, pouvoir.
– « Par tout lo monde fu espasse la Foi » 23 : La Foi fut répandue à travers
le monde entier. « Espasse » est la francisation du participe passé expassa, du
latin expandere, répandre. Le participe passé du verbe espandre en ancien
français est espandu(e).
– « Se efforza, lo misere, de traire de mente ceste cogitation » 24 : et il s’ef-
força, le malheureux, d’ôter de son esprit cette pensée. « Efforza » subit l’in-
fluence de l’italien forzare, forcer, « misere » est adapté du latin miser, mise-
rem ou de l’italien misero, malheureux, et « mente » du latin mens, mentem
ou de l’italien mente, esprit. Mais « traire » (retirer, ôter, du latin trahere, cf.
l’italien trarre) et « cogitation » (du latin cogitatio, pensée, cf. l’italien cogi-
tazione) sont des termes français.
On saisit la logique du traducteur : si au latin cogitatio, cogitatione(m)
correspond en italien cogitazione, en français cogitation, alors à protervitas
et protervità doit (ou peut) correspondre *protervité (comme aussi à cari-
tas et carità correspond charité), à mens, mentem en latin, mente en italien,
doit correspondre un français *mente, à miser, miserem en latin, misero en
italien, doit correspondre *misere en français. Si à trahere en latin, trarre en
italien, correspond traire en français, alors à domare en latin, domare en
italien, doit correspondre *domer en français, comme aussi à amare (latin
et italien) correspond amer.
Et l’on constate le danger de ce système qui fait fi de la liberté des locu-
teurs : ces derniers ont souvent fait d’autres choix morphologiques et lexi-
caux : pensée, dompter, esprit, malheureux ou mescheant…

L’influence d’autres langues ?


En Italie, où le peuple a, plus longtemps que dans d’autres pays de la Roma-
nia, conservé la compréhension du latin, au moins jusqu’au xe siècle, et même
plus tard chez les semi-lettrés 25, ce n’est qu’au xiiie siècle que l’on a vérita-
blement commencé à écrire dans les différents dialectes italiens, pour se
faire comprendre du plus grand nombre.

22. Je remercie Marie-Agnès Lucas-Avenel d’avoir attiré mon attention sur ces sens du sub-
stantif italien, moins moraux que ceux du latin.
23. Ystoire de li Normant, I, § 30.
24. Ibid., II, § 28.
25. Voir, sur ce sujet, Les Langues de l’Italie médiévale, O. Redon (dir.), Turnhout, Brepols
(L’atelier du médiéviste ; no 8), 2002.
180 Catherine Bougy

D’autres langues concurrençaient ces dialectes : à Naples, la cour ange-


vine maintenait par tradition l’usage du français, qui était aussi la langue
de poèmes épiques composés dans le nord de l’Italie. À Palerme, à la cour
du roi Frédéric II (1198-1250), on écrivait en latin, en grec ou en arabe de
nombreuses œuvres littéraires, scientifiques, juridiques ; les poètes s’exer-
çaient à écrire en langue vulgaire sicilienne et composaient même de la
poésie lyrique en provençal, la langue des troubadours, introduite au siècle
précédent dans les cours du nord de la péninsule.
Ces autres langues parlées en Italie ont-elles laissé une trace dans l’Ystoire
de li Normant ?
Le grec y a sa place dès les premiers mots du texte, puisque « proheme »,
préface, introduction, de l’italien proemio, de même sens, a pour origine le
grec πρωιµος (qui vient de bonne heure, précoce), inconnu en latin et en
français. On le rencontre aussi dans les termes militaires utilisés par les
Byzantins et déformés par l’auteur ou par le copiste du manuscrit : « Et la
superbe de li Tourmagni gist par li camp » 26, écrit-il, laissant le lecteur s’in-
terroger sur le sens et l’origine de Tourmagni, que De Bartholomæis interprète
comme le grec τουρµαρχοι sans en donner le sens ; il faut probablement
le comprendre comme un composé hybride du latin turma, escadron, et du
grec αρχοι, chefs.
Le titre de catapan (ou catepan), porté par les gouverneurs de posses-
sions byzantines de l’Italie méridionale au xe siècle, est la transposition en
grec du latin *capitanus ou de l’italien capitano, chef, avec une métathèse
de la 2e et de la 3e syllabe. Il figure dans le texte tel quel comme titre obtenu
par le Byzantin Michele Duceano en 1039 : « catapan est constitui en Puille » 27 :
il fut établi catapan dans les Pouilles. Mais il est aussi transposé et interprété
en français sous la forme acatepain, achatepain : « Et cil de la cité alerent une
autre foiz à lo Achatepain » 28 : Et les habitants de la cité allèrent une nou-
velle fois trouver le gouverneur. Belle étymologie populaire qui voit dans
catapan le verbe italien accattare et le substantif pane. Quel est d’ailleurs le
sens dans lequel il comprend la locution accattare il pane : acheter le pain,
ou le mendier ?
Dans la phrase « Et vindrent armés, non come anemis, mès come angele » 29 :
Ils se présentèrent en armes, non pas comme des ennemis, mais comme des
messagers, le substantif « angele » est employé avec le sens du grec αγγελος,

26. Ystoire de li Normant, II, § 8.


27. Ibid., II, § 15.
28. Ibid., V, § 27.
29. Ibid., I, § 20.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 181

messager, et non pas celui du latin ecclésiastique angelus, messager de Dieu,


ange, seul connu en français.
Nous avons évoqué plus haut les nombreux dialectes parlés en Italie :
on peut se demander si le texte en français présente des indices du dialecte
parlé par le traducteur.
Il semble bien que dans la phrase « Et […] manda à touz ceuz de la cité une
suolle » 30 : Et il demanda un sou à tous les habitants de la ville, le substantif
suolle, du latin sólidu(m), présente deux phénomènes phonétiques caractéris-
tiques des dialectes italiens méridionaux : dans ce mot, devenu en latin tardif
sóldu, on constate le passage de -ld- à -ll- par assimilation, qui est attesté encore
actuellement dans les dialectes du Latium, des Abruzzes et de la Molise ; en
outre, le o bref s’est diphtongué en úo : l’effet fermant et ici diphtonguant,
d’un u bref (ou d’un i long) sur un o bref (ou un e bref) qui le précède, que
l’on appelle la métaphonie, est également propre aux dialectes méridionaux.
Enfin, dans une Italie du Sud où l’influence normande a duré près de
deux siècles, « de l’an mil à l’an 1194 » 31, et encore pendant un demi-siècle
à travers Frédéric II, le ou les dialectes de la langue d’oïl parlés par les con-
quérants ont-ils pu exercer une influence sur le français ou même sur la lan-
gue maternelle des habitants de la région ?
Il est difficile de donner une réponse catégorique à une telle question,
du fait des points communs phonétiques qui existent entre les dialectes
normano-picards parlés en Normandie et les dialectes italiens, points com-
muns qui s’expliquent par l’origine latine commune à ces parlers et peut-
être aussi, à l’époque de la domination romaine en Gaule, par une présence
renforcée sur les côtes normandes de soldats parlant latin 32. C’est ainsi que
le substantif « camp » 33, champ, dans lequel l’articulation dure du [k] s’est
maintenue devant le a, peut être analysé comme un latinisme (campum),
un italianisme (campo) ou un trait phonétique normano-picard, de la par-
tie septentrionale de la Normandie, où il s’est conservé dans les noms com-
muns, mais aussi dans le toponyme Grandcamp, dans le Calvados. Il en est

30. Ibid., V, § 27.


31. Voir F. Neveux, « 1100-1194 : le royaume normand », in Les Normands en Méditerranée
dans le sillage des Tancrède (Actes du colloque de Cerisy, 24-27 septembre 1992) [1994],
P. Bouet et F. Neveux (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2001, p. 25-33.
32. Voir sur ce point R. Lepelley, « Particularités phonétiques et romanisation du domaine gallo-
roman nord-occidental », Revue de linguistique romane, t. 65, no 257-258, janvier-juin 2001,
p. 113-143, particulièrement p. 119 ; id., « Le couloir romanique et l’évolution du [w] au nord de
la Loire. Recherches sur l’évolution du [w] latin et germanique », Revue de linguistique romane,
t. 69, no 271-272, juillet-décembre 2004, p. 517-536 ; id., « Le réduit romanique ou un domaine
linguistique d’oïl-oc en Normandie ? », Annales de Normandie, no 55, 2005, p. 47-68.
33. Ystoire de li Normant, I, § 17 ; IV, § 3.
182 Catherine Bougy

de même pour « castel » 34, château, village fortifié, qui renvoie au latin cas-
tellum, à l’italien castello ou au normano-picard câtel, câté, et pour le verbe
acater qui figure dans acatepain, que l’on rapproche du latin acaptare, de
l’italien accattare et du normano-picard acater 35. On signalera aussi qu’à la
variante « achatepain » correspond, dans les parlers du sud de la Norman-
die, la forme achater…
Il serait tentant de considérer comme des formes des parlers de l’ouest
d’oïl (auxquels appartiennent aussi les parlers normands) les adjectifs en -ouz
issus du suffixe latin en -osus : « victoriouz » 36 (latin victoriosus), « religiouz » 37
(latin religiosus), « gloriouz » 38 (latin gloriosus), ou « misericordiouz » 39 (latin
misericordiosus) ; on peut en effet les rapprocher de formes en -ou dans les
parlers normands, comme bavoux, pêquoux, goule, dans lesquels un o long,
accentué et libre du latin, diphtongué en -ou, n’a pas évolué en -eu comme
en français central (baveux, pêcheur, gueule), mais s’est simplifié en [u] en
conservant la graphie ou. Cependant cette « rencontre » de formes peut n’être
que le fruit d’une coïncidence et l’on peut aussi imputer à une influence de
la phonétique des dialectes méridionaux d’Italie (et de la métaphonie) la
fermeture en [u] du o long accentué et libre de ces adjectifs.
En revanche, on retiendra comme normano-picarde l’évolution en -ch
d’un c suivi d’un e ou d’un i ou encore celle d’un t suivi d’un yod que l’on
observe dans « s’avanchoit » 40 (de *abantiare, avancer), « rechut » 41 (de reci-
puit, reçut), « corrocha » 42 (de corruptiare, altérer), « reanchon » 43 (de redemp-
tione, rançon) et dans bien d’autres mots encore.

Une langue unique, et pourtant compréhensible…


Le premier mérite de la traduction de l’Historia Normannorum est de con-
server la trace du texte de cet escriptor et storiographe qu’est Aimé du Mont
Cassin.

34. Ystoire de li Normant, IV, § 21.


35. Voir à ce propos N. Bernardi, « Les mots des Normands en Sicile », in De la Normandie à
la Sicile : réalités, représentations, mythes (Actes du colloque tenu aux Archives départe-
mentales de la Manche, 17-19 octobre 2002), M. Colin et M.-A. Lucas-Avenel (dir.), Saint-
Lô, Archives départementales de la Manche, 2004, p. 137-150.
36. Ystoire de li Normant, I, § 19.
37. Ibid., I, § 29.
38. Ibid., I, § 30.
39. Ibid., II, § 16.
40. Ibid., II, § 10.
41. Ibid., II, § 29.
42. Ibid., IV, § 37.
43. Ibid., VIII, § 3.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 183

Le second, et non le moindre, est de révéler un état de langue rarement


fixé par l’écrit : la langue de l’Ystoire de li Normant constitue une interlan-
gue, intermédiaire entre l’italien, langue d’origine de l’auteur, et le français,
langue-cible dans laquelle il réalise sa traduction. Une interlangue se mani-
feste généralement à l’oral : c’est l’état de la langue de celui qui la parle au
moment où il s’exprime, et la sienne seulement, dans la mesure où elle porte
la marque de ses acquis, de ses erreurs et de ses approximations. L’interlangue
d’un autre locuteur présenterait d’autres traits originaux. Grâce au comte
de Militrée et à son audacieux traducteur, nous avons une trace écrite de
l’interlangue d’un Italien du xive siècle.
Cette langue, riche de latinismes, d’italianismes, d’hellénismes, de dia-
lectalismes italiens et peut-être normands, est révélatrice des influences lin-
guistiques variées qui s’exerçaient au Moyen Âge sur les locuteurs de l’Italie
du Sud.
Le plus étonnant est que si le lecteur s’interroge constamment sur l’ori-
gine géolinguistique des mots qu’il lit ou sur leur conformité avec le français
de l’époque, cette langue hétérogène ne lui est que rarement incompréhen-
sible !
Les traductions récentes de l’Ystoire de li Normant ont été réalisées en
italien et en anglais avec le souci habituel de la recherche du mot juste et de
la correction syntaxique : comment en effet procéder autrement ?
Nous avons essayé, pour le court passage étudié, de proposer deux tra-
ductions : l’une qui respecte les critères habituels de translation d’une lan-
gue dans une autre, l’autre dans laquelle nous avons tenté de rendre compte
des approximations ou des originalités morphologiques, syntaxiques, lexi-
cales, graphiques qu’il renferme 44. Force est de constater que le texte obtenu
reste compréhensible.

Catherine Bougy
Université de Caen Basse-Normandie

44. Voir également C. Bougy, « La langue improbable de l’Ystoire de li Normant (Italie du Sud,
xive siècle), traduction en français de l’Historia Normannorum d’Aimé du Mont Cassin
(xie siècle) », Annales de Normandie, no 55, 2005, p. 77-85.
184 Catherine Bougy

Traduction no 1

Avant l’an mille après que le Christ Notre Seigneur eut pris chair de la Vierge
Marie, apparurent dans le monde quarante vaillants pèlerins. Ils venaient du Saint
Sépulcre de Jérusalem où ils avaient vénéré Jésus-Christ. Ils vinrent à Salerne, qui
était assiégée par des Sarrasins, et qui se trouvait dans une si mauvaise situation
que ses habitants voulaient se rendre. Auparavant, Salerne s’était vu imposer un
tribut par les Sarrasins. Mais les Salernitains avaient pris du retard, ils n’avaient
pas, chaque année, payé les tributs à temps, si bien que les Sarrasins venaient aus-
sitôt avec une multitude de navires, ils frappaient, tuaient et ravageaient la terre.
Les pèlerins de Normandie arrivèrent en ce lieu et ne purent supporter une telle
injustice de la part de la puissance sarrasine, ni le fait que les Chrétiens fussent sou-
mis aux Sarrasins. Ces pèlerins allèrent trouver Gaimar, le prince sérénissime qui
gouvernait Salerne en toute justice, et le prièrent de leur faire donner des armes
et des chevaux, car ils voulaient combattre contre les Sarrasins, non pas pour de
l’argent, mais parce qu’ils ne pouvaient supporter tant d’arrogance de leur part ;
ils demandaient des chevaux. Quand ils eurent obtenu des armes et des chevaux,
ils attaquèrent les Sarrasins et en tuèrent un bon nombre. Bon nombre aussi s’échap-
pèrent en courant vers la mer, les autres s’enfuirent à travers champs. C’est ainsi
que les vaillants Normands remportèrent la victoire et que les Salernitains furent
délivrés de l’asservissement dans lequel les tenaient les païens.
Quand cette grande victoire eut été remportée grâce à la vaillance de ces qua-
rante pèlerins normands, le prince et la population tout entière de Salerne les remer-
cièrent vivement et leur offrirent des présents ; ils leur promettaient aussi de fortes
récompenses. Ils les prièrent également de rester pour défendre les Chrétiens, mais
les Normands ne voulaient pas accepter de récompense en argent pour ce qu’ils
avaient fait pour l’amour de Dieu et s’excusèrent de ne pouvoir rester.
Après cela, les Normands émirent l’avis que tous les princes de Normandie
vinssent là et les invitèrent. Certains eurent la volonté et le désir de venir dans ces
régions-ci, du fait de leurs richesse. Ils envoyèrent leurs messages avec ces Normands
victorieux, envoyèrent des citrons, des amandes, des noix confites, des étoffes de
soie impériales, des instruments de fer ornés d’or, et leur déclarèrent ainsi qu’ils
devaient se rendre dans cette terre qui produit du lait et du miel, et de si belles cho-
ses. Les vainqueurs normands certifièrent en Normandie la vérité de tout cela.

Traduction no 2

Avan mille après que le Christ le nôtre Seigneur eut pris chair de la Virgine
Marie apparurent en lo monde quarante vaillants pèlerins. Venaient du sain Sépul-
cre de Jérusalem pour vénérer Jésus-Christ. Ils vinrent à Salerne, qui était assiégés
de Sarrasin et si menés mal qu’ils voulaient se rendre. Auparavant, Salerne était
imposée d’un tribut de les Sarrasin. Mais ils avaient pris du retard, ils non avaient
payé chaque année les tributs à temps, si bien que les Sarrasins venaient aussitôt
avec une multitude de navires, ils frappaient, tuaient et ravageaient la terre. Les
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 185

pèlegrins de Normandie arrivèrent en ce lieu et non purent supporter tant injus-


tice de la part de la puissance de les Sarrasin, ni le fait que les Chrétiens fussent
soumis à les Sarrasins. Cet pèlegrins allèrent trouver Gaimar, sérénissime principe,
qui gouvernait Salerne en toute justice, et le prièrent de leur faire donner des arme
et des chevaux, car ils voulaient combattre contre les Sarrasin, non pas pour de
l’argent mais parce qu’ils non pouvaient supporter tant arrogance de les Sarra-
sin ; ils demandaient des chevaux. Quant ils eurent obtenu des arme et des che-
vaux, ils attaquèrent les Sarrasin et en tuèrent un bon nombre. Bon nombre aussi
s’enfuirent en courant vers la mer, les autres s’enfuirent à travers champ. C’est ainsi
que les vaillants Normand remportèrent la victoire et que les Salernitains furent
délivrés de l’asservissement dans lequel les tenaient les pagan.
Quand cette grande victoire fut remportée grâce à la vaillance de ces quarante
pèlegrin normand, le prince et les populations tout entières de Salerne les remer-
cièrent vivement et leur offrirent des présents ; ils leur promettaient aussi de for-
tes récompenses. Ils les prièrent également de rester pour défendre les Chrétien,
mais les Normands non voulaient accepter de récompense en argent pour ce qu’ils
avaient fait pour le amour de Dieu, et se excusèrent de ne pouvoir rester.
Après cela, les Normands émirent l’avis que tous les principe de Normandie
vinssent là et les invitèrent. Certains eurent la volonté et le désir de venir dans ces
régions-ci, du fait de leurs ricchesse. Ils envoyèrent leurs messages (messagers ?)
avec ces Normands victorieux, envoyèrent du citron, de l’amygdole, des noix con-
fites, des tissus de soie impérials, des ystruments de fer ornés d’or, et leur décla-
rèrent ainsi qu’ils devaient se rendre dans cette terre qui produit du lat et du miel,
et de si belles choses. Cet vainqueurs normands attestationnèrent en Normandie
la vérité de toute cette choses.
186 Catherine Bougy
Transalpina
(ÉTUDES ITALIENNES)

1. Regards croisés, textes recueillis et présentés par Mariella Colin,


Presses universitaires de Caen, 1996, 180 p., 13,72 €.

La culture française et la culture italienne sont à tour de rôle « culture regar-


dante » et « culture regardée ». On le voit dans le cas des études de linguistique
contrastive ou dans les traductions françaises du Décaméron au xviiie siècle. À
cette même époque, le regard des voyageurs ne distingue que les aspects jugés
ridicules ou négatifs de la société de l’autre. Il en est de même pour le jugement
des témoins lors de la bataille de Ravenne en 1512 ou de l’entrée en guerre de
l’Italie en 1915. De la distance entre l’identité et l’altérité ont surgi ces percep-
tions des différences linguistiques, littéraires et sociales qui sont autant de pièces
à verser à l’histoire de l’imaginaire italien des Français et de l’imaginaire français
des Italiens.

2. Identités italiennes, textes recueillis et présentés par Mariella Colin,


Presses universitaires de Caen, 1998, 160 p., 13,72 €.
On analyse ici les modalités selon lesquelles s’élaborent les constructions
de l’identité collective et individuelle en Italie. Dans la péninsule, le caractère
inachevé de l’État avait longtemps été déploré par les intellectuels ; à présent,
les projets de partage du territoire invitent à rechercher les facteurs culturels et
symboliques de la cohésion nationale. Sur le plan littéraire, la question de l’iden-
tité marque les écrivains et s’inscrit au cœur de leurs œuvres. Qu’elle se trouve
revendiquée par un nous ou bien par un je, qu’elle soit plurielle ou singulière,
l’identité est toujours à construire, et sa manifestation ne peut que prendre la
forme d’une quête sans cesse recommencée.
188

3. Lettres italiennes en France, textes recueillis et présentés par Mariella


Colin, Presses universitaires de Caen, 1999, 186 p., 13,72 €.

Les articles réunis dans ce numéro sont autant de nouvelles pièces versées au
dossier de l’histoire de la réception de la littérature italienne en France. Du début
du siècle dernier jusqu’à la fin de notre siècle, ont été passés en revue les parcours
en terre française d’écrivains italiens ayant marqué leur époque, choisis tantôt
parmi les mineurs (Silvio Pellico, Cesare Cantù, Paolo Mantegazza) et tantôt
parmi les plus célèbres (Italo Svevo, Curzio Malaparte, Dino Buzzati et Vincenzo
Consolo).
Les études sur les uns et les autres ont permis de restituer les différentes mo-
dalités selon lesquelles leurs œuvres ont été comprises et diffusées, et de recon-
naître les médiateurs ayant joué un rôle essentiel pour leur circulation : journalistes
et critiques littéraires, éditeurs et directeurs de collection, sans oublier les univer-
sitaires (le plus souvent, des italianistes et des comparatistes). La connaissance
du cadre politique, idéologique et culturel français, comme l’horizon d’attente
des lecteurs, s’est révélée déterminante.
La résonance esthétique et idéologique du contexte français avec les lettres
italiennes a réservé plus d’une surprise, en permettant de mieux identifier les
sensibilités et les aspirations des couches sociales qui le composent. Le rôle sin-
gulier qu’y joue depuis toujours la littérature transalpine, servant tour à tour de
modèle et de repoussoir, de ferment et d’antagoniste, n’est pas le moindre des
intérêts révélés par les contributions ici présentées.

4. Familles italiennes, textes recueillis et présentés par Marie-José


Tramuta, Presses universitaires de Caen, 2000, 148 p., 13,72 €.

Les articles proposés dans ce volume abordent la question de la famille dans


la littérature italienne des xixe et xxe siècles. Le roman domestique ou roman de
famille est un aspect de la totalité du groupe où il figure à la fois comme reflet du
même et reflet de l’autre. La famille est fondée sur des données biologiques et
soumise à des contraintes d’ordre social. Comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss,
il n’y aurait pas de société sans famille, mais il n’y aurait pas non plus de famille
s’il n’y avait déjà une société. L’origine même du mot souligne, chez les Romains,
le rapport qui préside à sa destinée : initialement la famille représente la réunion
de serviteurs, d’esclaves appartenant à un seul individu ou attachés à un service
public. Tout n’est au fond qu’une histoire de famille.
La représentation de la famille constitue donc une métaphore destinée à
justifier et à résoudre, dans le meilleur des cas, les tensions sociales et les conflits
moraux, microcosme et reflet ou projection de la famille macrocosme, la nation.
L’Histoire est présente en arrière-plan de chacun des textes proposés en tant
qu’elle informe ou déforme la culture familiale sous les divers aspects qu’elle
déploie, depuis les aspirations de l’Unité italienne jusqu’aux bouleversements
d’une Histoire plus récente.
5. La Mort à l’œuvre, textes recueillis et présentés par Mariella Colin,
Presses universitaires de Caen, 2001, 182 p., 13,72 €.
De par son intensité dramatique, la mort se prête bien à la fiction, devient
facilement un thème romanesque et théâtral, joue un rôle majeur dans la cons-
truction des intrigues : les cadres diégétiques et les fonctions narratives mon-
trent comment on tue, comment on meurt en littérature et au théâtre. Du
romantisme au naturalisme et au vérisme, de la littérature enfantine au théâtre,
des romans historiques au fantastique, les articles ici réunis explorent les maniè-
res multiples par lesquelles les œuvres de la littérature italienne du xixe et du
xxe siècle utilisent la mort comme ressort narratif ou comme métaphore ; ils en
analysent la portée philosophique ainsi que les modalités narratives et les codes
rhétoriques, stylistiques et poétiques mis en œuvre.
Une démarche qui relie également les textes aux faits de société et à l’espace
du privé, à l’histoire des mentalités et aux thèmes anthropologiques.

6. Le poids des disparus, textes recueillis et présentés par Brigitte Le


Gouez, Presses universitaires de Caen, 2002, 136 p., 13,72 €.
Grandes figures historiques, modèles idéalisés ou parents précocement dis-
parus, leur absence obère parfois le destin des vivants ; l’ombre qui voile leur
existence se révèle alors déterminante dans leurs parcours de vie et d’écriture.
C’est ce que montrent les études ici rassemblées à travers l’exemple de l’épigra-
phie commémorative ou chez quelques poètes et romanciers des xixe et xxe siè-
cles. Les écrivains de la fin du xixe siècle inspirés par la figure de Beatrice, les
poètes Carducci et Ungaretti ou encore les romanciers Gadda, Gianna Manzini
et Erminia Dell’Oro sont ainsi convoqués pour témoigner des liens du deuil et
de l’entreprise littéraire.

7. Proust en Italie. Lectures critiques et influences littéraires, textes


recueillis et présentés par Viviana Agostini-Ouafi, Presses uni-
versitaires de Caen, 2004, 168 p., 15 €.
Les contributions réunies dans ce numéro ont été présentées au colloque
Proust en Italie qui s’est tenu à l’Université de Caen Basse-Normandie les 20 et 21
juin 2003. Ces études ont pour objet des lectures critiques de l’œuvre de Proust
proposées dans la péninsule au cours du xxe siècle ainsi que les influences litté-
raires exercées par la Recherche sur des poètes et des écrivains italiens. Les deux
premières interventions brossent un tableau général de cette réception critique
et littéraire, notamment dans l’entre-deux-guerres. Suivent des études appro-
fondies portant sur la critique de Proust chez Giacomo Debenedetti, Giuseppe
Antonio Borgese et Giovanni Macchia comme sur les contacts, thématiques ou
formels, entre la Recherche et l’œuvre d’écrivains tels qu’Italo Svevo, Attilio Ber-
tolucci et Giorgio Bassani. Les deux dernières interventions concernent la criti-
que italienne de Proust des années 1980-1990, le travail accompli chez Mondadori
pour la nouvelle édition de la Recherche et les débats avec la critique française
contemporaine autour de l’établissement du texte d’Albertine disparue.
8. Lettres italiennes en France (II). Réception critique, influences, lec-
tures, textes recueillis et présentés par Mariella Colin, Presses uni-
versitaires de Caen, 2005, 252 p., 15 €.
Les treize contributions ici réunies expliquent les différentes modalités selon
lesquelles ont été comprises et diffusées à l’étranger les œuvres d’auteurs italiens,
du Trecento au Novecento. L’exploration attentive des éléments qui ont déter-
miné à chaque fois l’« horizon d’attente » dans le pays d’accueil a permis de dres-
ser un inventaire précis des facteurs en jeu dans la réception de Pétrarque, Vico,
Alfieri, Collodi, Salgari, De Amicis, Carducci, Pascoli, D’Annunzio, Marinetti,
Papini, Brancati, Bonaviri et Calvino. Ont été ainsi pris en considération divers
aspects, tels que l’intertextualité et la traduction, l’édition et la diffusion, la lec-
ture et l’interprétation critique. Parmi les pratiques de la réception, cette dernière
a été tout particulièrement privilégiée comme angle d’attaque, en raison du rôle
déterminant qui est le sien. Quel rôle a joué la critique française dans la recon-
naissance de la littérature italienne en France (et en Europe) ? Quelles œuvres
ont été saluées, et lesquelles négligées ? Au nom de quels critères, et selon quelles
modalités ? C’est à toutes ces questions qu’ont été apportées des réponses nuan-
cées, fondées sur une documentation riche et sûre.
ESPERIENZE LETTERARIE
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es interventions ici réunies, par la diversité des disciplines concernées et
L des approches mises en œuvres, prennent en compte les aspects théoriques et
pratiques de la traduction littéraire. La variété des problématiques explorées est
liée à la complexité du phénomène traductif : la place de l’auteur, l’importance de
l’original, le rôle du traducteur, la nature du texte-cible et la relation de celui-ci
avec le texte-source, enfin la lecture du texte traduit faite par le critique et le lec-
teur. Quant aux pratiques traduisantes étudiées, elles proposent un échantillon
très large d’exemples tirés de la littérature traduite.
Tout en tenant compte du contexte international, ces interventions privilé-
gient les théories contemporaines de la traduction circulant en France et en Italie.
La pluralité d’approches théoriques et méthodologiques, de perspectives croisées
et d’analyses textuelles, présentée dans ce volume, se veut une contribution à l’ap-
profondissement de la réflexion sur la traduction littéraire, en particulier franco-
italienne.

ISSN : 1278-334X
9 782841 332786 ISBN : 2-84133-278-0 15 €

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