Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Études italiennes
9 | 2006
La traduction littéraire. Des aspects théoriques aux
analyses textuelles
Viviana Agostini-Ouafi et Anne-Rachel Hermetet (dir.)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/transalpina/3130
DOI : 10.4000/transalpina.3130
ISSN : 2534-5184
Éditeur
Presses universitaires de Caen
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2006
ISBN : 978-2-84133-278-0
ISSN : 1278-334X
Référence électronique
Viviana Agostini-Ouafi et Anne-Rachel Hermetet (dir.), Transalpina, 9 | 2006, « La traduction littéraire.
Des aspects théoriques aux analyses textuelles » [En ligne], mis en ligne le 18 mai 2022, consulté le 05
juillet 2022. URL : https://journals.openedition.org/transalpina/3130 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
transalpina.3130
9
La traduction littéraire
Des aspects théoriques
aux analyses textuelles
Presses
universitaires
de Caen
La traduction littéraire
Des aspects théoriques aux analyses textuelles
Couverture : Maquette de Cédric Lacherez
ISBN : 1278-334x
ISBN : 2-84133-278-0
– 9 –
La traduction littéraire
Des aspects théoriques aux analyses textuelles
Textes recueillis et présentés par
Viviana Agostini-Ouafi et Anne-Rachel Hermetet
2006
Centre de recherche
« Identités, représentations, échanges (France-Italie) »
Université de Caen Basse-Normandie
Directeur de publication : Mariella Colin
Les études sur la traduction ont connu dans les années 1990 un changement
de perspective important, que la traductologie anglo-saxonne a appelé cul-
tural turn : une prise en compte accrue du milieu socio-culturel d’accueil
du texte traduit ainsi que des enjeux esthétiques et idéologiques caractéri-
sant sa réception en terre étrangère et, plus généralement, une conception
de la traduction comme communication interculturelle 1. Ce « virage cultu-
rel » a également marqué, d’une façon précoce et sûre, la réflexion sur la tra-
duction littéraire des enseignants-chercheurs italianistes de l’université de
Caen : dès le début de ces mêmes années 1990, l’un de leurs axes de recher-
che a porté sur la traduction littéraire en tant qu’aspect privilégié des échan-
ges culturels entre la France et l’Italie 2. Dans leurs travaux sur la traduction,
ils ont pris en compte des contextes historiques, linguistiques et littéraires
variés, et leurs recherches ont touché un très large éventail de conceptions
et de pratiques traductives. Épaulés par les chercheurs comparatistes, ils
se sont penchés sur les traductions d’œuvres littéraires pour mettre en
lumière, comprendre et expliquer les choix linguistiques et esthétiques des
traducteurs. Mais à la différence des études inscrites dans la mouvance du
cultural turn, leurs études ont constamment valorisé le texte-source qui est
resté un objet de référence indiscutable.
Toutefois les travaux de recherche caennais ont longtemps privilégié
les aspects de la réception, et la traduction a surtout porté sur des problé-
matiques ou sur des auteurs précis 3 ; aussi aucun numéro de Transalpina
n’avait-il été entièrement consacré à la traduction. Plus généralement, mal-
gré un nombre important de traductions de l’italien vers le français publiées
dans l’Hexagone, les ouvrages consacrés à la traduction par les italianistes
français ont été rares dans ces dernières années 4. C’est donc dans le but de
faire le point sur les dernières publications, notamment dans le domaine
franco-italien, que nous avons consacré deux journées d’études aux pro-
blèmes linguistiques et culturels de la traduction littéraire (les 18 novembre
2005 et 13 janvier 2006). Une réflexion collective d’autant plus urgente que
les rencontres de ce type, en France, n’ont pas réellement pris en compte
les recherches de la traductologie italienne 5, et que, en Italie, les études sur
la théorie et la pratique de la traduction franco-italienne, à quelques excep-
tions près 6, ont été souvent remplacées par les translations studies anglo-
saxons.
Pour combler ces lacunes, nous avons convié à nos rencontres des lin-
guistes, des théoriciens de la traduction, des comparatistes et des italianistes.
L’interdisciplinarité ainsi que la pluralité des approches méthodologiques
et théoriques sont en effet indispensables aux études traductologiques, car
toute démarche partielle se révèle incapable de comprendre la complexité
de la traduction, et par là sa nature même. Les interventions réunies dans
ce numéro de Transalpina reflètent par conséquent un dialogue nourri,
que nous avons souhaité le plus large possible, entre différents courants et
tendances.
La progression de ces interventions dans le volume reflète le passage
des aspects théoriques (caractérisant les premières), aux analyses textuelles,
développées surtout par les suivantes. Certaines contributions proposent
une réflexion théorique autour d’aspects généraux ou particuliers de la tra-
duction littéraire, d’autres analysent des exemples précis dans une perspec-
tive historique et linguistique, d’autres encore se situent, à différents degrés,
entre les problématiques théoriques et l’étude des pratiques traduisantes.
culturelle ». Qu’il s’agisse du titre, des noms propres, des realia, des idio-
matismes ou des références historiques ou littéraires, les options retenues
par le traducteur (et / ou l’éditeur) orientent ainsi considérablement l’inter-
prétation, qui se fait d’autant plus difficile chez le lecteur d’arrivée que le
traducteur avance masqué. L’intervention d’Anne-Rachel Hermetet tou-
che ainsi des aspects théoriques portant sur des questions textuelles préci-
ses, qui posent effectivement problème à tout traducteur en l’obligeant à
faire des choix souvent déterminants.
Les contributions suivantes de Sandra Garbarino et de Mariella Colin
analysent de façon approfondie des exemples de traduction de l’italien au
français, en s’attachant à la prose narrative d’Italo Calvino, pour la pre-
mière, de Carlo Collodi, pour la seconde. Sandra Garbarino adopte une
approche stylistique contrastive très fine pour mettre en évidence le rôle
du traducteur dans le passage d’une œuvre à valeur esthétique d’une lan-
gue-culture à une autre. En effet, en comparant deux versions françaises
chronologiquement rapprochées du même texte-source – une chronique
d’Italo Calvino, « Collezione di sabbia », qui constitue par ses caractéristi-
ques formelles un spécimen du style narratif rapide, léger et précis du grand
écrivain italien – on constate que les problèmes linguistiques et culturels
de la traduction littéraire peuvent être ramenés, en définitive, aux problè-
mes inhérents à la poétique du traducteur : à l’idée qu’il se fait de l’auteur
traduit, à sa conception de la traduction, au rapport qu’il entretient avec sa
propre langue maternelle. Pour mener à bien sa démonstration, Sandra
Garbarino s’appuie d’abord sur les thèses qu’Henri Meschonnic expose
dans Poétique du traduire notamment à propos de la question de la traduc-
tion du rythme narratif calvinien dans Si par une nuit d’hiver un voyageur.
Puis, elle propose une analyse détaillée des deux traductions en question,
l’une de l’écrivain Jean Thibaudeau, l’autre de l’italianiste Jean-Paul Man-
ganaro, en montrant qu’elles sont profondément différentes, du point de
vue des choix lexicaux, syntaxiques, rythmiques et sémantiques, non seu-
lement par rapport au texte-source, mais aussi entre elles. Ayant eu l’oppor-
tunité de questionner personnellement ces traducteurs, Sandra Garbarino
est en mesure de confronter leurs pratiques traduisantes avec leurs décla-
rations de poétique traductive. Tout en rappelant constamment les carac-
téristiques de l’écriture calvinienne en jeu, elle arrive à dégager les grands
traits de ces deux projets de traduction et à expliquer pourquoi Jean Thi-
baudeau s’écarte de la « lettre » calvinienne pour proposer une version
fidèle à son propre « esprit » plutôt qu’à celui de l’auteur, alors que Jean-
Paul Manganaro, sans jamais transgresser les règles de la langue française,
demeure remarquablement fidèle tant à la « lettre » qu’à l’« esprit » de l’écri-
vain italien.
16 Transalpina 9
dire, des échanges culturels entre la France et l’Italie au Moyen Âge et con-
cerne tout particulièrement la conquête du sud de la péninsule par les Nor-
mands : elle analyse la traduction qu’un anonyme italien a proposée, en
français, au xive siècle, de l’Historia Normannorum, récit écrit au xie siècle
par un escriptor et historiographe, le moine Aimé du Mont Cassin, et dont
l’original latin est depuis longtemps perdu. On se trouve donc dans le cas
paradoxal d’une œuvre connue désormais par cette seule traduction : un
texte-cible d’autant plus précieux qu’il constitue la seule trace existante de
son propre texte-source. L’enquête de Catherine Bougy, qui présente à la
fois des considérations générales sur ce texte traduit et l’analyse d’un extrait
précis dont elle propose deux traductions, met en évidence les traits d’une
langue qui ne saurait être identifiée avec le français en usage au xive siècle :
d’où le casse-tête linguistique auquel elle est confrontée. Si le traducteur
sait du français, un certain nombre de traits morphosyntaxiques et lexi-
caux signalent son origine étrangère, vraisemblablement italienne. Cathe-
rine Bougy montre ainsi comment la traduction de l’Historia Normannorum,
l’Ystoire de li Normant, constitue un témoignage exceptionnel d’une inter-
langue – intermédiaire entre l’italien parlé au Moyen Âge, langue d’origine
du traducteur, et l’ancien français – riche en latinismes, italianismes, hellé-
nismes, dialectalismes transalpins et peut-être normands. Cette interlangue
est révélatrice des influences linguistiques variées présentes, à cette époque,
chez un locuteur italien du Sud.
Après cette dernière contribution, qui nous rappelle la longue aventure
historique et culturelle des relations traductives franco-italiennes et leur
inépuisable richesse, le temps est venu de conclure. Les interventions réu-
nies dans ce numéro de Transalpina, par la diversité des approches mises
en œuvre, permettent de prendre en compte les aspects théoriques et les
pratiques de la traduction littéraire dans leur variété. Elles développent en
effet un nombre important de problématiques liées à la complexité du phé-
nomène traductif : la place de l’auteur, l’importance de l’original, le rôle
du traducteur, la nature du texte-cible et la relation de ce dernier avec le
texte-source, la réception de l’œuvre traduite par le lecteur ou le critique.
Cette pluralité d’approches théoriques et méthodologiques, de perspectives
croisées et d’exemples précis constitue une contribution à l’approfondisse-
ment de la réflexion traductologique en France et en Italie. Elle pourra aider
à une meilleure connaissance réciproque de l’état des débats et accroître
l’intérêt pour les problèmes de la traduction littéraire, toujours centraux
dans nos échanges culturels.
Viviana Agostini-Ouafi Anne-Rachel Hermetet
Université de Caen Basse-Normandie Université d’Angers
18 Transalpina 9
QUELQUES ASPECTS DU CARACTÈRE DIALOGIQUE
DE LA TRADUCTION LITTÉRAIRE
Résumé : La traduction peut être considérée comme une forme particulière de dis-
cours rapporté qui implique nécessairement l’interprétation du discours de l’auteur
par le traducteur et un travail de réécriture donnant lieu à un nouveau texte qui peut
égaler ou dépasser l’original. Toutefois, il n’est pas légitime de mettre sur le même
pied écriture première et secondaire et d’identifier auteur et traducteur car toute
traduction s’inscrit dans un rapport de filiation par rapport au texte-source et doit
conserver la trace de son altérité originaire.
Riassunto : La traduzione può essere considerata una forma particolare di discorso indi-
retto che comporta necessariamente l’interpretazione del discorso dell’autore da parte
del traduttore e un lavoro di riformulazione che dà luogo ad un nuovo testo che può
uguagliare o superare l’originale. Tuttavia, non è legittimo mettere sullo stesso piano
scrittura primaria e secondaria né identificare autore e traduttore in quanto ogni tra-
duzione s’inscrive in un rapporto di filiazione rispetto al testo fonte e deve conservare
la traccia della sua alterità originaria.
L’intraduisible
2. Cf. J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction [1979], Paris, Gallimard, 1994,
p. 85-114.
3. Telle est notamment la thèse de Willard Van Orman Quine exposée dans Word and Object,
Cambridge, MIT Press, 1960. Cf. l’entrée « Traduire », in Vocabulaire européen des philoso-
phies, B. Cassin (éd.), Paris, Seuil – Robert, 2004, p. 1318-1319.
4. Fidèle à l’enseignement de Stéphane Mallarmé, Paul Valéry et Maurice Blanchot, Jean
Cohen voit dans la « traductibilité » le critère qui permet de différencier le langage poétique
du langage ordinaire (cf. Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, p. 35-36).
5. G. Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré [1982], Paris, Seuil (Points), 1992, p. 295.
6. Cf. R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction » [1959], in Essais de linguistique
générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 79.
7. Certains sémioticiens partagent avec les théoriciens de la tradition herméneutique comme
George Steiner la conviction que traduction et interprétation s’identifient. Pour Paolo Fabbri,
Quelques aspects du caractère dialogique… 21
8. il n’y aurait traduction à proprement parler qu’au sein d’un même système sémiotique :
« il vero limite della traduzione starebbe nella diversità delle materie dell’espressione » (La
svolta semiotica, Bari, Laterza, 1998, p. 117). C’est également la thèse que défend Umberto
Eco dans Dire quasi la stessa cosa : esperienze di traduzione, Milan, Bompiani, 2003, p. 320.
8. B. Folkart, Le Conflit des énonciations : traduction et discours rapporté, Candiac (Québec),
Balzac, 1991.
9. Susan Petrilli est responsable de l’édition de trois numéros spéciaux de la revue romaine
Athanor consacrés à la traduction : La traduzione, no 2, mars 2000 ; Tra segni, no 3, octobre
2000 ; Lo stesso altro, no 4, juin 2001.
10. S. Petrilli, « Traduzione e semiosi : considerazioni introduttive », Athanor, no 2, mars 2000,
p. 11-17.
11. Il s’agit en effet d’un discours directement rapporté sans explicitation du sujet énoncia-
teur. Ce procédé, inauguré par James Joyce dans Ulysse, a été exploité par différents
romanciers au cours du xxe siècle. En Italie, Raffaele La Capria y recourt notamment dans
certains chapitres de Ferito a morte (1961).
22 Nicolas Bonnet
Dépassement
Une traduction peut-elle égaler, voire dépasser l’original ? Une telle ques-
tion est ambiguë. Faut-il entendre le verbe « pouvoir » au sens d’« être en
mesure de » ou d’« être autorisé à » ? Dans le premier cas, on s’interroge sur
la capacité du traducteur à surpasser l’auteur ; dans le deuxième, sur le droit
qu’il aurait à le faire. La première question est d’ordre ontologique ou esthé-
tique, la deuxième déontologique.
La tentative d’approcher l’original est-elle fatalement vouée à l’échec ?
Une distance irréductible sépare-t-elle nécessairement les deux textes ? Susan
Petrilli entend renverser le lieu commun selon lequel la traduction présen-
terait une essentielle déficience par rapport à l’original. La sous-évaluation
15. S. Petrilli, « La metempsicosi del testo e la corsa della tartaruga : Borges e la traduzione »,
Athanor, no 3, octobre 2000, p. 220.
16. Si la traduction jouit d’une relative autonomie par rapport au texte, elle ne saurait, par
définition, être considérée comme totalement indépendante de celui-là. Dans quelle
mesure peut-on apprécier une traduction sans se référer à l’original ? La traduction peut
faire l’objet de deux évaluations distinctes : en tant que traduction, d’une part, et en tant
que création, d’autre part. L’helléniste verra dans l’Iliade de Vincenzo Monti une traduc-
tion très fautive de l’épopée homérique et le spécialiste de littérature italienne un chef-
d’œuvre de la littérature néoclassique. L’évaluation d’une traduction implique l’interven-
tion de critères hétérogènes. On entend généralement par « bonne traduction » une tra-
duction à la fois fidèle à l’original (quelque problématique que puisse être ce concept de
fidélité) et d’une bonne tenue littéraire. En ce sens, « la belle infidèle », dans la mesure où
elle ne satisfait qu’à la deuxième de ces exigences, ne saurait être considérée comme une
belle traduction.
24 Nicolas Bonnet
derrière lesquels peut se dissimuler l’auteur 17. Comme le rappelle Yves Her-
sant, le traducteur conteste dès la Renaissance le statut subalterne qui est le
sien et aspire à être reconnu comme auteur à part entière 18. Toutefois, ce
n’est que dans la deuxième moitié du xxe siècle que certains théoriciens sont
allés jusqu’à nier toute distinction entre production originale et traduction.
La remise en cause de la « priorité » du texte est symptomatique d’un phé-
nomène plus général lié à la crise du principe d’autorité. Roland Barthes
annonçait dans un célèbre article de 1968 « la mort de l’auteur » 19. Si le texte
est, comme le soutient Barthes, un composé d’écritures variées « dont aucune
n’est originelle » 20, si, pour paraphraser l’expression qui donne son titre au
premier ouvrage d’Antoine Compagnon, tout texte dérive d’un « travail de
la citation » 21, la distinction entre littérature au premier degré et littérature
au second degré semble perdre toute pertinence : tout texte est par défini-
tion reprise, imitation, pastiche ou traduction d’autres textes, cette dernière
ne représentant, pour reprendre une expression de Gérard Genette, que « la
forme de transposition la plus voyante » 22. Dans une telle perspective nive-
lante, il n’y aurait plus de différence substantielle entre « l’hypertexte » et « l’hy-
potexte », celui-ci n’étant lui-même que l’hypertexte d’un autre texte-source ;
la traduction ne serait ainsi que la transformation d’une transformation 23.
Gianfranco Folena rappelle que bien des littératures sont nées de tra-
ductions 24. Antoine Berman affirme à ce propos que :
Dans l’aire de la littérature, la moderne poétique et même la littérature
comparée ont montré que le rapport des œuvres (écriture première) et
de la traduction (écriture seconde) se caractérise par un engendrement
17. S. Petrilli, « Traduzione e semiosi… », p. 12. François Bouchard parle quant à lui de la
« cape d’invisibilité » que revêt le traducteur (cf. « Le traducteur et ses démons », in Les
Écrivains italiens…, p. 38).
18. Y. Hersant, « (N. D. T.) », Athanor, no 2, mars 2000, p. 252-253.
19. R. Barthes, « La mort de l’auteur », in Œuvres complètes, t. III, Paris, Seuil, 2002, p. 40-45.
Il convient de souligner que le dernier Barthes, au moment où il envisage de devenir lui-
même écrivain « à part entière », manifeste un regain d’intérêt pour la figure de l’auteur
et annonce son possible « retour » (cf. La Préparation du roman I et II, Cours et séminaires
au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, 2003, p. 276 sq.).
20. R. Barthes, « La mort de l’auteur », p. 43.
21. A. Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
22. G. Genette, Palimpsestes…, p. 293.
23. Nous ne pensons pas que Gérard Genette cautionnerait la thèse selon laquelle il n’est de
littérature qu’au second degré. À aucun moment dans l’ouvrage le statut de l’hypotexte
(le texte original) n’est remis en cause par le théoricien.
24. G. Folena, Volgarizzare e tradurre [1973], Turin, Einaudi, 1991, p. 4. Cf. H. Meschonnic,
Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 363 et M. Bakthine, Esthétique et théorie du
roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 193.
Quelques aspects du caractère dialogique… 25
sa place car celle-ci est déjà prise. Au mieux, le traducteur peut aspirer au
titre de coauteur ou de « réécrivain » 33 : son discours ne se substitue pas à
celui du premier auteur mais s’y ajoute, s’inscrivant, dans le cas des classi-
ques, dans une longue tradition. Au demeurant, il serait absurde de dénier
que cette réécriture opère, comme le pensaient les romantiques, une « poten-
tialisation », voire une « régénération » 34 ou une « émancipation » 35 du texte
quand elle n’est pas la simple condition de sa survie 36.
Une fois réfutée la thèse selon laquelle le traducteur serait condamné
à produire un texte inférieur à l’original, il reste à déterminer si, du point
de vue éthique, il peut se permettre de « faire mieux ». Non seulement le
traducteur n’y est pas tenu mais, selon certains théoriciens, il n’y serait même
pas autorisé. Eco, sans adopter une position excessivement catégorique et
normative à cet égard, estime qu’il n’appartient pas au traducteur d’amé-
liorer l’original 37. Prétendre améliorer le texte, n’est-ce pas abuser de lui
sous couvert de le servir ?
La traduction « hypertextuelle » qui consiste en une excessive « littéra-
risation » du texte d’arrivée est justiciable d’un tel reproche 38. Une telle pra-
tique, affirme Berman, est une violation du contrat « draconien » qui lie une
traduction à son texte-source et qui « interdit tout dépassement de la texture
de l’original » 39. On sait d’ailleurs que les critères d’évaluation esthétique
du traducteur sont culturellement et historiquement déterminés. Un exem-
ple canonique de ce phénomène est la séculaire résistance du goût français
au plurilinguisme dantesque qui inclut le registre vulgaire 40, ou au style de
33. transfiguration (Le Conflit des énonciations…, p. 352). Il serait difficile de produire un cas
comparable dans le domaine des traductions franco-italiennes. La supériorité peut d’ail-
leurs n’être que relative à tel aspect déterminé. Eco considère que le Cyrano de Bergerac
de Mario Giobbe est inférieur à celui d’Edmond Rostand du point de vue strictement lit-
téraire mais possède une plus grande efficacité dramatique (Dire quasi…, p. 114-116).
33. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 112. Antoine Berman écrit également : « Il se veut écrivain,
mais n’est que ré-écrivain. Il est auteur – et jamais l’Auteur. Son œuvre de traducteur est
une œuvre mais ce n’est pas l’Œuvre » (L’Épreuve de l’étranger…, p. 19).
34. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger…, p. 20.
35. Cf. S. Petrilli, « La metempsicosi del testo… », p. 224.
36. Cf. les célèbres réflexions de Walter Benjamin à ce propos (« La tâche du traducteur », in
Mythe et Violence, Paris, Denoël, 1971, p. 261-275).
37. « in linea di principio, direi che il traduttore non deve proporsi di migliorare il testo » (U. Eco,
Dire quasi…, p. 118).
38. A. Berman, « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain », in Les Tours de Babel,
A. Berman, G. Granel, A. Jaulin et al. (éd.), Mauzevin, Trans-Europ-Repress, 1985, p. 54.
39. Ibid., p. 58. C’est Berman qui souligne.
40. Cf. J. Risset, « Traduire Dante », in Dante, La Divine Comédie, L’Enfer [1985], édition bilin-
gue, Paris, Flammarion, 1992, p. 17.
28 Nicolas Bonnet
Boccace jugé à l’époque classique « prolixe » et « trop cru » 41. Certaines par-
ticularités perçues comme des défauts ou des maladresses par le traducteur
soucieux d’amender le texte peuvent en fait relever de l’idiolecte de l’auteur
et doivent par conséquent recevoir un traitement comparable à celui que
le traducteur réserve aux autres aspects du style. La redondance qui carac-
térise l’écriture du Comte de Montecristo répond à une exigence de rythme
et participe à la stratégie narrative que met en œuvre Alexandre Dumas 42.
De même, la période chancelante de ce roman réputé mal écrit qu’est La
coscienza di Zeno exprime parfaitement l’ethos tortueux du narrateur pro-
tagoniste et le premier traducteur du chef-d’œuvre svévien, Paul-Henri
Michel, fut par conséquent mal avisé de remanier la syntaxe svévienne pour
la rendre conforme au modèle harmonieux de la « prose française » 43.
41. Cf. A. Lisei, « La metafora erotica del Decameron nelle traduzioni francesi del XVIII
secolo », in Regards croisés, M. Colin (éd.), Transalpina, no 1, 1996, p. 53-73.
42. Cf. U. Eco, Dire quasi…, p. 121-124.
43. Voir la préface de Mario Fusco à la nouvelle édition revue par ses soins du roman :
I. Svevo, La Conscience de Zeno, Paris, Gallimard, 1986, p. 9-12.
44. G. Steiner, Après Babel…, p. 237.
45. H. Meschonnic, Les États de la poétique, Paris, PUF, 1985, p. 82.
46. « È possibile tradurre un testo poetico ? La domanda dovrebbe essere posta anche nei con-
fronti di un testo di medicina, di un testo di filosofia, ma pure nei confronti di un testo di
cucina. Per tradurre l’Artusi (il celebre manuale ottocentesco di buona cucina toscana, ric-
chissimo di nomenclatura specifica) basta un “buon” traduttore generico ? Tradurre un testo
poetico non è semplicemente una faccenda di competenza traduttoria ma di competenza
“poetica” » (S. Petrilli, « Traduzione e semiosi… », p. 16).
Quelques aspects du caractère dialogique… 29
47. F. Scotto, « Se traduire en l’autre », in Baratti : des îles littéraires, G. Thiers (éd.), Ajaccio,
Albiana, 2005, p. 355.
48. E. Mattioli, « La specificità della traduzione letteraria », Athanor, no 4, juin 2001, p. 106.
49. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 110. Pour la citation suivante, ibid.
50. A. Berman, « La traduction et la lettre… », p. 58.
51. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 48, note 28.
52. Voir à ce sujet les remarques d’E. Mattioli, « La specificità della traduzione letteraria », p. 106.
53. L. Anceschi, Progetto per una sistematica dell’arte [1962], Modène, Mucchi, 1983, p. 46.
54. Cf. l’entrée « Poïétique », in Vocabulaire d’esthétique, É. et A. Souriau (éd.), Paris, PUF,
1990, p. 1152-1153.
30 Nicolas Bonnet
L’étranger et l’étrangeté
62. Yves Bonnefoy, bien qu’il mette l’accent sur le caractère primordial du rythme dans la
Divine Comédie, pense également que l’on ne saurait « imiter » la métrique du modèle (La
Communauté des traducteurs, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000,
p. 35-36).
63. B. Folkart, « The valency of poetic imagery », Athanor, no 3, octobre 2000, p. 236-237.
64. U. Eco, Dire quasi…, p. 187.
65. Cf. ibid., p. 296 : « Ma è davvero impossibile far sentire a un lettore moderno la terza rima,
l’endecasillabo, il sapore del testo dantesco senza peraltro ricorrere ad arcaismi che la lingua
di arrivo non potrebbe sopportare ? ». À propos des traductions françaises de la Divine
Comédie, et notamment de celle de Risset considérée comme l’emblème même de la
« mauvaise traduction », cf. H. Meschonnic, « Le rythme comme éthique et poétique du
traduire », in Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 203-212.
66. J.-R. Ladmiral, « Sourciers et ciblistes », in La Traduction, J.-R. Ladmiral (éd.), Revue
d’esthétique, no 12, 1986, p. 33-42.
67. G. Genot, « Note sur le texte et la traduction », in Pétrarque, Le Chansonnier, Paris, Aubier
Flammarion, 1969, p. 49.
32 Nicolas Bonnet
75. Cf. V. Agostini-Ouafi, « Réception et traduction dans les échanges culturels contempo-
rains entre la France et l’Italie », in Les Écrivains italiens…, p. 74.
76. Y. Bonnefoy, La Communauté des traducteurs, p. 10.
77. N. Castagné, « L’estraneità, réflexion sur un paradoxe », in Les Écrivains italiens…, p. 42.
78. J.-R. Ladmiral, Traduire…, p. 225. C’est Ladmiral qui souligne.
79. Nathalie Castagné estime également que le traducteur doit résister à la tentation du néo-
logisme (« L’estraneità… », p. 46).
80. A. Berman, L’Épreuve de l’étranger…, p. 16.
81. Ibid., p. 17.
82. Cf. G. Paduano, « Tradurre », p. 135.
34 Nicolas Bonnet
que contient l’œuvre et à laquelle son premier public devait être sensible.
De la première forme d’étrangeté, il ne devrait rester trace dans la traduc-
tion. Au contraire, l’étrangeté consubstantielle à l’œuvre originale devrait
être en quelque façon maintenue :
[…] salvaguardata dev’essere in tutti i casi l’alterità che corrisponde alla speci-
ficità e all’idiosincrasia del testo, che rappresenta il suo principio di indivi-
duazione e le ragioni del nostro cercarlo. Questa alterità, rappresentata da un
indissolubile intreccio di creatività e contestualità, di innovazione e tradizione,
di rispetto e violazione dei codici, è ciò che propriamente rappresenta la sfida
del tradurre […]. È assai diverso il discorso per quelle alterità che risultano
esclusivamente dalla discrepanza interculturale tra codici, e creano nella lin-
gua d’arrivo uno straniamento privo di corrispondenza nell’originale. In questi
casi una normalizzazione costruita attraverso forme di attualizzazione è a mio
parere necessaria proprio per salvare la persistenza nella traduzione del rap-
porto fra scarto e norma che è il punto più delicato del delicatissimo sistema 83.
Eco, en se référant à une distinction introduite par Karl Wilhelm von
Humboldt entre « étrangeté » et « étranger », met également l’accent sur cette
différence fondamentale :
[…] il lettore sente la stranezza quando la scelta del traduttore appare incom-
prensibile, come se si trattasse di un errore, e sente invece l’estraneo quando
si trova di fronte a un modo poco familiare di presentargli qualcosa che potrebbe
riconoscere, ma che ha l’impressione di vedere veramente per la prima volta.
Credo che questa idea dell’estraneo non sia così lontana da quella dell’“effetto
di straniamento” dei formalisti russi, un artificio grazie al quale l’artista con-
duce il lettore a percepire la cosa descritta sotto un profilo e una luce differente,
così da comprenderla meglio di quanto non gli fosse accaduto sino ad allora 84.
Il s’agirait par conséquent pour le traducteur de ne restituer que l’étran-
geté contenue dans l’original 85. La thèse est claire mais soulève, nous semble-
t-il, quelques réserves. En premier lieu, il est douteux que l’esthétique de
l’écart qui sous-tend le propos de Paduano, pour qui « l’événement esthé-
tique » coïncide (au moins partiellement) avec « la violation du code », puisse
s’appliquer à toute production littéraire 86. En outre, la différence de traite-
ment préconisée pour les deux types d’étrangeté est problématique : d’une
part, il n’est pas évident que le traducteur puisse toujours prendre l’exacte
mesure de ce qui constituait l’étrangeté du texte aux yeux du premier des-
tinataire (sait-on ce qui pouvait paraître « défamiliarisant » à un Florentin
du xive siècle dans la Comédie de Dante ?) ; d’autre part, le processus de « nor-
malisation » et de « réactualisation » visant à abolir les différences entre codes
culturels risque de créer une proximité illusoire entre le texte et son nouveau
public. Une telle approche laisse entendre qu’il y aurait un noyau universel de
l’œuvre que l’on pourrait extraire de l’enveloppe historique contingente,
elle suggère que les différences culturelles sont extrinsèques, qu’elles n’affec-
tent pas l’essence du texte. Mais si ce dernier est une « forme sens » 87, il n’est
plus possible d’opérer de telles distinctions.
Le modèle dialectique selon lequel le processus de conversion de l’alté-
rité dans le cadre de référence de la langue-cible entraînerait nécessairement
en retour la transformation de ce cadre est purement spéculatif 88. Quelle
est la part d’étrangeté qui résiste concrètement à la traduction opérée par
un cibliste radical ? Seule une certaine pratique dialogique de la traduction
comporte l’inscription dans le texte traduit de la trace du passage d’une
langue à l’autre 89. En ce sens, même si le texte ne tient plus à proprement
parler au texte-source, même s’il tient de manière autonome, il conserve
en lui l’empreinte ombilicale et assume pleinement sa filiation.
Nicolas Bonnet
Université de Bourgogne – Dijon
1. R. Queneau, Esercizi di stile, trad. it. U. Eco, édition bilingue, Turin, Einaudi, 1983.
la publication d’un ouvrage : Dire quasi la stessa cosa 2. Il ne s’agit pas, vingt
ans après cette première expérience de traduction, d’une contribution d’Eco
qui surgirait ex novo de ses intérêts spéculatifs mais plutôt du mûrissement
d’une problématique qui est de plus en plus centrale dans sa réflexion sur le
fonctionnement sémiotique et l’interprétation des textes narratifs. La com-
position hétérogène du livre même témoigne de cette lente prise de cons-
cience : des conférences et des études ponctuelles accumulées au fil du temps
sont ici réunies et remaniées pour donner un sens global à une réflexion
riche en idées et en exemples, jamais réductrice et toujours cohérente dans
ses présupposés théoriques 3. Il s’agit d’un ouvrage écrit par un sémioticien
de renom qui est à la fois un professeur d’université, un directeur de collec-
tion dans des maisons d’édition, un traducteur d’œuvres littéraires françai-
ses 4 et un écrivain célèbre dont les romans sont traduits dans les langues
les plus variées 5.
Le sous-titre de l’ouvrage est déjà parlant : Esperienze di traduzione. Les
années 1990 ont signé aussi la fin (ou l’interruption ?) des tentatives d’appro-
che globalisante et déductive 6. Ainsi Eco va-t-il nous parler de la traduction
en s’appuyant sur des exemples tirés non seulement de ses expériences de
traducteur, d’auteur traduit ou de réviseur éditorial de traductions mais
aussi d’un répertoire, pour l’essentiel littéraire, riche et varié. Eco souligne
que son ouvrage ne se présente pas comme un livre de théorie de la traduc-
tion car il ne constitue pas une étude systématique visant à analyser toutes
les problématiques 7. Le vaste savoir de son auteur reste soumis aux critères
de la simplicité, de la clarté et, surtout, du bon sens. Par exemple, il ose affir-
mer que la fidélité, au même titre que l’équivalence, est un concept impor-
tant qui doit faire l’objet, au cas par cas, d’un acte de négociation de la part
2. U. Eco, Dire quasi la stessa cosa : esperienze di traduzione, Milan, Bompiani, 2003.
3. Certains chapitres du livre sont nés de conférences, tenues en 1988 à l’université de Toronto,
et publiées au Canada : U. Eco, Experiences in Translation, Toronto, Toronto University
Press, 2001 (cf. U. Eco, « Introduzione », in Dire quasi…, p. 10-12).
4. Outre Esercizi di stile de Queneau, cf. G. de Nerval, Sylvie, trad. it. U. Eco, Turin, Einaudi,
1999.
5. Cf. dans l’appendice « Traduzioni citate » (Dire quasi…, p. 382-383) quelques références
bibliographiques des traductions de ses œuvres. Un colloque s’est même tenu sur ce sujet à
Trieste en novembre 1989 : cf. Umberto Eco, Claudio Magris : autori e traduttori a confronto,
L. Avirovic, J. Dodds (éd.), Udine, Campanotto, 1993.
6. Cf. à ce sujet C. Segre, Ritorno alla critica, Turin, Einaudi, 2001, p. vii-ix. Le rêve de Georges
Mounin de fonder une science de la traduction (cf. ses Problèmes théoriques de la traduc-
tion, Paris, Gallimard, 1963) avait par ailleurs été déjà abandonné par Jean-René Ladmiral
qui, en 1979, s’était limité à proposer de simples théorèmes opérationnels (cf. son Traduire :
théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979).
7. U. Eco, Dire quasi…, p. 15.
La traduction d’après Umberto Eco… 39
Dans son introduction aux Esercizi di stile de Queneau, Eco s’interroge avec
pertinence en 1983 sur sa propre pratique de traducteur 11. Nous retiendrons
de cette introduction quelques remarques fort éclairantes :
16. Pour les actes du colloque AISS de Venise cf. Carte semiotiche, no 2, 1995. Paolo Fabbri,
l’un des élèves historiques d’Eco, n’est pas étranger à cet intérêt nouveau des sémioticiens
pour la traduction. Au début des années 1990, en tant que directeur du Centre culturel
italien de Paris, en collaboration avec le directeur du Centre culturel français de Rome, il
publie un recueil d’études sur la traduction : Dossier Tradurre-traduire, P. Fabbri, G. Mon-
saingeon (éd.), Mezzavoce, 1re année, no 1, juillet 1994.
17. Cf. I. Even-Zohar, « Le relazioni tra sistema primario e sistema secondario all’interno del
polisistema letterario », Strumenti critici, no 26, 1975, p. 71-79 : cette traduction pionnière,
parue dans la revue de Cesare Segre, est passée complètement inaperçue. Siri Nergaard la
cite dans la bibliographie finale de son anthologie de 1995 où paraissent trois études de
l’école de Tel-Aviv.
18. Semiotics Today, vol. 2, no 4, été / automne 1981, Theory of Translation and Intercultural
Relations, p. 25.
19. Cf. I. Even-Zohar, « The Textemic Status of Signs in a Literary Text and its Translation »,
in A Semiotic Landscape : Proceedings of the 1st Congress of the IASS (Milan, June 1974),
S. Chatman, U. Eco, J.M. Klinkenberg (éd.), La Haye, Mouton, 1979, p. 629-633. L’approche
TT-oriented, c’est-à-dire orientée vers le texte d’arrivée (Text Target signifiant texte cible),
s’impose en Italie à partir de la fin des années 1980, en prônant parfois le déni total du
texte-source au nom des conventions de la culture d’arrivée (cf. G. Garzone, « Sull’intrinseca
vaghezza della definizione di traduzione : prospettive traduttologiche e linguistiche », in
Esperienze del tradurre : aspetti teorici e applicativi, G. Garzone (éd.), Milan, Franco An-
geli, 2005, p. 57-63). Il s’agit de l’annexion / adaptation au cœur des débats des années
1980 en France (cf. J.-R. Ladmiral, « Sourciers et ciblistes », in La Traduction, J.-R. Lad-
miral (éd.), Revue d’esthétique, no 12, 1986, p. 33-41).
42 Viviana Agostini-Ouafi
20. Pour une étude des tendances TT-oriented encore aujourd’hui dominantes, cf. M. Ulrych,
« La traduzione nella cultura anglosassone contemporanea : tendenze e prospettive », in
Tradurre : un approccio multidisciplinare, M. Ulrych (éd.), Turin, UTET, 1997, p. 213-248 ;
G. Garzone, « Sull’intrinseca vaghezza… », p. 53-79.
21. Cf. les études d’I. Even-Zohar, « La formazione del repertorio culturale e il ruolo del
trasferimento », in La traduzione, S. Petrilli (éd.), Athanor, 10e année, no 2, 1999 / 2000,
p. 201-206 ; « Alcune risposte à Lambert et Pym », in Lo stesso altro, S. Petrilli (éd.), Athanor,
12e année, no 4, 2001, p. 182-186.
22. U. Eco, Dire quasi…, p. 170-171.
23. Ibid., p. 23. Cf. le chapitre consacré à cet aspect ibid., p. 315-344. D’où aussi chez Eco ce
souci de définir la traduction proprement dite par le principe de réversibilité (ibid.,
p. 58) : si B est la traduction de A, en traduisant à nouveau B dans la langue de A on
obtient un texte A2 ayant d’une certaine façon le même sens que le texte A1. Outre le lexi-
que et la syntaxe, la réversibilité peut concerner les modalités d’énonciation dues à un
usage spécifique de la ponctuation (ibid., p. 64). Si le texte-source est complexe, tel un
roman ou un poème, la réversibilité peut concerner plusieurs niveaux, à commencer par
le rythme (ibid., p. 68-69). Eco affirme même qu’une traduction doit être quantitative-
ment équivalente, en nombre de mots, au texte original (ibid., p. 263-264).
La traduction d’après Umberto Eco… 43
24. Ibid., p. 340-341. Cf. U. Eco, Lector in fabula : le rôle du lecteur ou la coopération interpréta-
tive dans les textes narratifs [1979], trad. fr. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p. 232-233.
25. U. Eco, Lector in fabula…, p. 75-77 ; id., « Sovrainterpretare i testi », in Interpretazione e
sovrainterpretazione : un dibattito con Richard Rorty, Jonathan Culler e Christine Brooke-
Rose [1992], trad. it. S. Cavicchioli, Milan, Bompiani, 1995, p. 78-80. Ce dernier livre con-
tient les conférences d’Eco aux États-Unis en 1990 (Tanner Lectures de Cambridge), dont
les arguments ont déjà été présentés dans son ouvrage I limiti dell’interpretazione (Milan,
Bompiani, 1990), s’y ajoutent les textes d’autres conférenciers et sa réplique finale.
26. U. Eco, « Sovrainterpretare… », p. 78.
27. U. Eco, « Replica », in Interpretazione e sovrainterpretazione…, p. 170.
28. U. Eco, « Interpretazione e storia », ibid., p. 33-35, 50-53.
29. U. Eco, « Replica », p. 175.
44 Viviana Agostini-Ouafi
30. G. Toury, « Analisi descrittiva della traduzione » [1980], in S. Nergaard, Teorie contempo-
ranee…, p. 187. C’est Toury qui souligne. Cf. ibid., p. 186.
31. Ibid., p. 188. C’est dans une deuxième phase, lors de l’étude descriptive de la traduction
(cf. ibid., p. 195), que le texte-source est véritablement pris en compte mais il ne s’agit
plus, étant donné les présupposés ciblistes de cette démarche, que d’une simple analyse
linguistique, comparative ou contrastive : « La ricostruzione avviene infatti sempre attra-
verso un confronto tra i due testi di partenza e di arrivo piuttosto che sulla base dell’analisi
del solo testo di partenza » (ibid., p. 204. C’est Toury qui souligne).
32. U. Eco, « Traduttori, l’Europa… », p. 254.
33. U. Eco, Dire quasi…, p. 25-35 (« I sinonimi di Altavista »).
34. U. Eco, « Traduttori, l’Europa… », p. 254.
La traduction d’après Umberto Eco… 45
En 1992, Eco nous dit donc que, pour bien traduire, il faut bien com-
prendre le fonctionnement du texte-source. On retrouvera cette affirmation
forte dans la première page de Dire quasi la stessa cosa à propos de la locu-
tion idiomatique it’s raining cats and dogs 40 où il démontre qu’une solution
traductive ne peut pas être décidée a priori car il faut d’abord évaluer la fonc-
tion textuelle spécifique de cette structure figée : dans un roman anglais
traduit en italien on doit en principe opter pour l’équivalent piove a catinelle
ou piove come Dio la manda mais que doit-on faire s’il s’agit d’un roman de
science-fiction où des chats et des chiens tombent vraiment du ciel ? Que
faut-il faire encore si le personnage se rend chez son psychanalyste pour lui
raconter son obsession des chats et des chiens ? Que peut-on faire par ailleurs
si la locution concerne un roman italien où le personnage est un étudiant
d’anglais qui adore faire usage d’anglicismes ? Que se passerait-il enfin si on
devait traduire en anglais ce même roman italien ? La question n’est donc
pas d’orienter a priori la traduction vers le destinataire ou vers la langue-
culture source : c’est le texte lui-même, et non pas le lecteur empirique, qui
détermine les choix traductifs.
Eco traite d’abord cette problématique dans son ouvrage de 1993 La
Ricerca della lingua perfetta 41, où il consacre à la traduction les dernières
pages du dernier chapitre : on lui saura gré d’avoir enfin remis le récit de la
Tour de Babel dans le contexte textuel de la Genèse 42 – ce qui modifie l’in-
terprétation courante de ce mythe biblique et démonte aussi le discours de
Jacques Derrida lecteur de Walter Benjamin 43 – et d’avoir rappelé, avec son
habituelle touche d’ironie, qu’après le désarroi provoqué par cette confusion
des langues, un deuxième récit sacré, celui de la Pentecôte, vient apporter
une lueur d’espoir : « [les apôtres] auraient donc reçu le don, sinon de la
xenoglossie (c’est-à-dire du polyglottisme), au moins d’un service mystique
40. dire et de la traduction [1975], trad. fr. L. Lotringer, Paris, Albin Michel, 1978, p. 262). Eco
par ailleurs corrige Steiner en remplaçant la théorie du langage sous-jacente à toute idée
de la traduction par une sémiotique, la sienne évidemment (cf. Dire quasi…, p. 232).
40. U. Eco, Dire quasi…, p. 9-10.
41. Nous citerons dans l’édition française : U. Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la
culture européenne, trad. fr. J.-P. Manganaro, Paris, Seuil, 1994.
42. Ibid., p. 22-24.
43. Cf. J. Derrida, « Des tours de Babel » [1985], in Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée,
1987, p. 203-235. À ce sujet, nous partageons cette affirmation de Segre : « Quello che fanno
troppo spesso i critici, non solo i decostruzionisti, è di creare discorsi su discorsi su discorsi,
senza quel continuo ritorno al testo che dovrebbe essere il primo comandamento del critico »
(C. Segre, « Critica e testualità », in Ritorno alla critica, p. 98). Or, si dans la Genèse 11, il
est question de la Tour de Babel, dans la Genèse 10 il est déjà question de la dispersion des
descendants de Noé selon leurs familles, leurs langues et leurs nations : la pluralité des lan-
gues précède donc l’écroulement de la tour (U. Eco, La Recherche de la langue…, p. 23-24).
La traduction d’après Umberto Eco… 47
d’une langue B. Mais ceci présuppose que l’on tienne compte de l’existence
du texte-source et de la nécessité d’un transfert de l’expression linguistique
originaire dans un texte d’arrivée. À ce sujet, Eco remarque :
L’on pourrait échapper à ses inconvénients en supposant, comme le font
certains courants récents, que la traduction est un fait purement interne
à la langue de destination ; c’est pourquoi cette dernière doit résoudre en
son sein, et en fonction du contexte, les problèmes sémantiques et syn-
taxiques posés par le texte originaire. Nous sommes ainsi en dehors de la
problématique des langues parfaites, parce qu’il s’agit de comprendre des
expressions produites selon le génie d’une langue-source et d’inventer une
paraphrase « satisfaisante » (mais en fonction de quels critères ?), en res-
pectant le génie de la langue de destination 52.
Nous trouvons à nouveau cette réflexion, presque inchangée, dans
l’étude qu’Eco publie dans l’anthologie de Siri Nergaard en 1995 53. Qu’il
s’agisse du titre, « Riflessioni teorico-pratiche sulla traduzione », ou des pro-
blématiques traitées, on s’approche ici de Dire quasi la stessa cosa. L’affirma-
tion de l’incipit, par exemple, sera reprise dans l’introduction 54 : pour parler
de problèmes théoriques de la traduction, il est nécessaire aussi d’avoir une
connaissance passive ou active de cette pratique 55 ; en ce qui concerne Eco,
ses réflexions seront liées à son expérience d’auteur traduit qui suit le tra-
vail de ses traducteurs. Or, de ce point de vue, son souci premier en tant que
romancier est celui de la fidélité :
Capisco che questo termine possa parere desueto di fronte a proposte critiche
per cui, in una traduzione, conta solo il risultato che si realizza nel testo e
nella lingua d’arrivo – e per di più in un momento storico determinato, in
cui si tenti di attualizzare un testo concepito in altre epoche. Ma il concetto
di fedeltà ha a che fare con la persuasione che la traduzione sia una delle
forme dell’interpretazione (come il riassunto, la parafrasi, la valutazione
critica, la lettura ad alta voce di un testo scritto) e che l’interpretazione debba
sempre mirare, sia pure partendo dalla sensibilità e dalla cultura del lettore,
a ritrovare non dico l’intenzione dell’autore, ma l’intenzione del testo, quello
che il testo dice o suggerisce in rapporto alla lingua in cui è espresso e al con-
testo culturale in cui è nato 56.
La réflexion d’Eco est si libre de préjugés et d’autocensure qu’il peut se
permettre de revendiquer, à contre-courant, l’usage d’un terme, « fidélité »,
aussi que dans d’autres cas l’adaptation n’est pas possible et donne l’exemple
de l’incipit de Guerre et Paix où les aristocrates russes parlent français. Dans
la traduction française de ce passage, l’opposition entre langue française et
langue russe disparaît : il faudrait faire parler les aristocrates en anglais mais
ce choix trahirait, selon Eco, le sens du texte original qui évoque une société
russe aux élites francophones en conflit justement avec la France 61. La ques-
tion du sens du texte à traduire est ainsi posée : source ou target-oriented,
une traduction doit véhiculer « se non tutto il senso almeno gran parte del
senso » 62.
Eco montre par quelques exemples très simples que la notion de con-
tenu d’un énoncé A n’est équivalente à celle d’un énoncé B que dans le cas
d’énoncés dépourvus d’ambiguïté (sans figures rhétoriques, par exemple)
et d’autoréflexivité (sans le jeu sur le signifiant caractérisant les valeurs pho-
nétiques ou prosodiques). Autrement dit, la notion de contenu proposi-
tionnel s’applique à la dénotation mais pas à la connotation : le sens de la
citation de L’Infini de Leopardi n’a rien à voir avec la haie évoquée par le
personnage du roman. Sa véritable signification est : ce personnage est inca-
pable d’apercevoir la nature sans l’aide de la médiation littéraire 63. Une tra-
duction satisfaisante doit donc, pour Eco, rendre le sens du texte original,
c’est-à-dire sauvegarder suffisamment le sens et éventuellement l’élargir
sans le contredire ; mais, pour ce faire, il ne faut pas oublier que traduire
signifie interpréter, et qu’interpréter veut dire aussi parier que le sens que
nous reconnaissons dans un texte, sans qu’il rencontre des contradictions
« co-textuelles » évidentes, c’est le sens de ce texte 64. Il souligne aussi, en refu-
sant ainsi toute tendance métaphysique, que le sens n’est à chercher dans
aucun langage pur situé dans un « no language’s land » 65. Chaque décision
est prise par rapport au contexte mais comprendre un contexte est un acte
herméneutique et un acte herméneutique implique un cercle : on parie en
faisant une hypothèse sur un tout que chaque partie du texte doit confir-
mer et on ne peut comprendre chaque partie du texte sans avoir émis une
hypothèse interprétative globale 66. Même s’il n’y a pas une règle précise pour
établir les raisons de la fidélité d’une traduction, la fidélité doit demeurer
61. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 132. Cf. Dire quasi…, p. 169 où il ajoute : « dei
francofoni mi hanno assicurato che si sente che il francese di quei personaggi (forse per colpa
dello stesso Tolstoj) è un francese chiaramente parlato da stranieri ».
62. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 134.
63. Ibid., p. 136.
64. Ibid., p. 138.
65. Ibid. Dans Dire quasi… (notamment p. 154-156), Eco approfondira la problématique sur
la traduction des actes de référence et la question du sens profond d’un texte.
66. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 139.
La traduction d’après Umberto Eco… 51
67. Ibid.
68. Le modèle hjelmslevien est développé dans Dire quasi… (p. 39-41, 48-56) et constamment
appliqué dans les analyses de traduction. Pour Eco (cf. aussi La Recherche de la langue…,
p. 35-39) la forme de l’expression d’une langue naturelle donnée est constituée par son
système phonologique, son répertoire lexical, ses règles syntaxiques mais l’actualisation
de cette forme par le locuteur ou le scripteur ne peut se réaliser que dans la substance de
l’expression. De même, la forme du contenu est constituée par tout ce qui peut être dit ou
pensé dans une langue naturelle et sa substance est le sens des énoncés singuliers que le
locuteur produit effectivement.
69. U. Eco, « Riflessioni teorico-pratiche… », p. 145.
70. Ibid., p. 141. Cf. Dire quasi…, p. 270-275.
52 Viviana Agostini-Ouafi
Cette traduction est d’après lui acceptable parce que, entre autres, elle s’in-
sère dans une tradition traductive italienne où les textes anglais canoni-
ques ont été toujours rendus par des versions en prose 71. Toutefois, certai-
nes caractéristiques de ce texte d’Eliot – indépendamment de la culture
d’accueil – peuvent également motiver un tel choix de traduction.
Dans Dire quasi la stessa cosa, dans le sillage de Hjelmselev, Eco affirme
qu’il existe plusieurs niveaux de la substance de l’expression et que, d’après
les développements de la sémiotique textuelle, la plupart de ces niveaux
sont considérés comme nettement étrangers au système linguistique 72. Pour
étayer son discours il propose l’exemple : « Passe-moi le sel » où l’intonation
du locuteur relève de phénomènes suprasegmentaux qui n’ont pas directe-
ment affaire au système de la langue et il range dans ce même lot la métrique,
la rime, les effets phonosymboliques, rythmiques et stylistiques. Il affirme
entre autres que la métrique est étrangère au système linguistique car l’hen-
décasyllabe peut être utilisé dans des langues autres que l’italien 73. Eco prête
à ces phénomènes une attention particulière, comme le démontre son ana-
lyse des réitérations phoniques de la voyelle /i/ et de l’anagramme Silvia /
salivi dans A Silvia, et il conclut en soulignant que, dans un texte à finalité
esthétique, se tissent des relations subtiles entre les différents niveaux de
l’expression et du contenu : le traducteur doit alors reconnaître ces niveaux,
transposer l’un ou l’autre (ou tous, ou aucun) et, quand cela est possible,
les mettre en relation comme ils étaient dans le texte de départ 74.
En citant Leonardo Bruni, qui demande au traducteur de faire con-
fiance à son oreille pour reproduire le rythme du texte-source, Eco sou-
ligne l’importance du rythme même dans des textes en prose comme son
Nom de la rose ou Sylvie de Nerval et il analyse, pour ce dernier ouvrage,
quatre variantes de traduction, dont la sienne 75. Si, en règle générale, d’après
Eco la rime et le rythme sont dans le discours prosaïque des accidents invo-
lontaires, « indesiderati », ce n’est pas le cas chez Nerval où l’effet rythmi-
que est délibérément recherché par l’auteur : le respect de cet effet textuel
est alors plus important que la fidélité littérale au contenu propositionnel 76.
Surtout dans les textes à finalité esthétique, l’équivalence sémantique dépasse
71. Cf. Dire quasi…, p. 273-274 où Eco reprend cette conclusion pour y développer, en se réfé-
rant à Itamar Even-Zohar, à Antoine Berman et à Patrick Catrysse, la notion d’« horizon
du traducteur ».
72. Ibid., p. 53, note 11.
73. Ibid., p. 54, 257 : il affirme même que l’on peut produire des hendécasyllabes dans une lan-
gue inventée.
74. Ibid., p. 55-56.
75. Ibid., p. 68-78.
76. Ibid., p. 72.
La traduction d’après Umberto Eco… 53
il faut dépasser les apories de la linguistique. Cela signifie, chez Eco, remet-
tre indirectement en question, au nom de sa sémiotique interprétative, la
conception dualiste, rigide et réductrice du signe linguistique. D’après lui,
dans un texte à valeur esthétique, l’expression et le contenu sont fortement
entremêlés et la pertinence de la substance « extralinguistique » est incon-
testable : le continuum expressif est en fait dans ce cas toujours ultérieure-
ment segmenté 81.
Il reste à savoir comment on peut situer cette segmentation hors de la
langue si c’est le principe même du discontinu qui fonde la conception scien-
tifique de la langue 82. Depuis toujours la traduction littéraire semble arriver
à se passer, tant bien que mal, de cette contradiction pratique-théorique
inscrite dans la nature même de l’écriture.
Viviana Agostini-Ouafi
Université de Caen Basse-Normandie
Résumé : Cette étude fait d’abord le point sur quelques couples traductologiques
célèbres, dont notamment sourciers / ciblistes, littéralisme / naturalisation, pour
en mettre en évidence les enjeux épistémologiques et culturels fondamentaux. Par
ailleurs, on y part du constat que le traducteur – indépendamment du champ d’ap-
plication spécifique de sa pratique traduisante et de son approche traductologique
(qu’elle soit, selon les définitions ici même proposées : prescriptive, descriptive, pro-
ductive ou inductive) – est toujours obligé d’interpréter son texte-source en lui
inventant un style-cible. Les problèmes spécifiques mais exemplaires de la traduc-
tion littéraire sont alors ramenés dans cette étude aux problématiques générales de
la théorie de la traduction. C’est pourquoi on y développe en particulier les aspects
psycho-linguistiques de la traduction, les processus caractérisant l’acte même du
traduire. Ce n’est donc pas le produit a posteriori, mais la subjectivité du traduc-
teur qui est ici pour l’essentiel prise en compte. Le salto mortale, à savoir le proces-
sus de « déverbalisation » qui conduit du texte-source au texte-cible, de la lecture à
la réécriture, se passe en effet dans la tête du traducteur. C’est donc dans cette « boîte
noire » insaisissable et humaine que l’approche psycho-linguistique de la traduc-
tion, parallèlement aux sciences cognitives, entend faire la lumière.
1. Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une recherche d’ensemble et notamment dans
le prolongement de mon étude « Le “salto mortale de la déverbalisation” », in Processus et
cheminements en traduction et interprétation, H. Lee-Jahnke (éd.), Me ta, vol. 50, no 2, mars
2005, p. 473-487.
2. Cf. L. Hewson, J. Martin, Redefining Translation : The Variational Approach, Londres – New
York, Routledge, 1999.
3. W. Kayser, Das sprachliche Kunstwerk : Eine Einführung in die Literaturwissenschaft, Berne,
Francke, 1948.
4. Cf. D. Seleskovitch, M. Lederer, Interpréter pour traduire, Paris, Didier Érudition (Traduc-
tologie ; no 1), 1984.
Le salto mortale de traduire… 57
de leur pratique traductive – comme c’est le cas d’un grand nombre de nos
collègues universitaires au sein des départements de langues vivantes (ou
anciennes) – il y ait là matière aux plus grandes réticences. Entre temps, il
est vrai qu’il a été décidé à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs
de Paris III de ne plus exclure la traduction littéraire et de la réintégrer dans
le champ des recherches menées dans la mouvance de la théorie interpré-
tative de la traduction 5.
Cela dit, la question n’est pas celle du champ d’application spécifique
de telle ou telle approche traductologique. Par exemple : je m’inscris réso-
lument en faux contre l’idée avancée par Antoine Berman que la traduc-
tion des œuvres (et donc notamment la traduction littéraire) relèverait
d’une théorie de la traduction littéraliste ou « sourcière » (pour reprendre
un de mes propres concepts) 6, alors que pour la traduction professionnelle
(c’est-à-dire, si l’on en croit le même Berman, la traduction de la « parole
creuse » 7 !) on pourrait se contenter d’une théorie « cibliste ». Pas plus, par
exemple, que la controverse qui nous a opposés (et aussi, en un sens, rap-
prochés), Henri Meschonnic et moi-même, ait tenu (comme il a semblé
vouloir le croire) au fait qu’il est traducteur de la Bible, où il décide de ne
voir que des textes poétiques, alors que je me suis adonné quant à moi à la
traduction des grands textes de la philosophie allemande 8. Si la théorie de
la traduction a quelque chance d’atteindre à la vérité (s’il lui revient un
Wahrheitsgehalt comme disent les philosophes allemands), elle doit rendre
compte de l’ensemble. Surtout : ce n’est pas au niveau du « langage-objet »
des différents domaines de la pratique traduisante que le problème se pose,
mais au niveau du métalangage épistémologique auquel renvoie la théorie
traductologique. Autant et plus qu’une discipline de savoir, apportant des
informations sur la réalité objective, la traductologie est une discipline de
réflexion ayant pour finalité principale de permettre la conceptualisation
d’une pratique, qui reste l’apanage de la subjectivité du traducteur et des
décisions qu’il lui faudra prendre.
9. C’est Saint Paul qui, dans la seconde Épître aux Corinthiens (3, 6), affirme : « La Lettre en
effet tue, mais l’Esprit vivifie ».
10. Traduire comme un orateur (ut orator), c’est traduire comme un écrivain, puisqu’il y a
une sorte de synecdoque de l’histoire littéraire qui fait que, pour les Romains et pour les
Grecs, l’art oratoire était la Littérature. À l’opposé, traduire ut interpres, ce sera traduire
comme un pur et simple traducteur, de façon plus littérale.
11. Cf. G. Mounin, Les Belles Infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 109-157. On a longtemps
dû déplorer que ce livre fût épuisé : heureusement Michel Ballard l’a fait reparaître dans
sa collection « Étude de la traduction » aux Presses universitaires de Lille en 1994.
12. Cf. E.A. Nida, Toward a Science of Translating, Leyde, E.J. Brill, 1964.
13. La dissimilation me paraît représenter l’essence même de la traduction et elle se situe de
plain-pied avec le vécu de celui qui traduit : en ce sens, ce serait le théorème fondamental
de ma traductologie (cf. J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction [1979], Paris,
Gallimard (Tel ; no 246), 2002, p. 190, 218 et passim). En effet, paradoxalement, c’est dans
le même mouvement contradictoire que j’épouse au plus près l’Esprit du texte-source
dans le moment même où je le rends (dans la langue-cible) en m’éloignant résolument de
la Lettre de sa textualité.
14. Rappelons que, pour elle, ce concept a une valeur critique : cf. J.-C. Chevalier, M.-F. Delport,
Problèmes linguistiques de la traduction : l’horlogerie de Saint Jérôme, Paris, L’Harmattan,
1995. Je suis souvent en désaccord avec ces deux auteurs, qui sont des sourciers ; mais il est
vrai qu’il y a chez eux des analyses souvent si fines qu’il m’arrive d’être tenté de reconsi-
dérer mes positions ciblistes…
Le salto mortale de traduire… 59
que forment, d’une part, ses « verres colorés », c’est-à-dire mes sourciers et,
d’autre part, ses « verres transparents », c’est-à-dire mes ciblistes, à savoir :
l’étrangeté de la langue (la question étant de savoir si et comment il est pos-
sible de rendre un effet de langue, de la langue-source, dans la langue-cible) ;
l’odeur du siècle, c’est-à-dire la question du décalage historique (ou diachro-
nique) entre l’original et la traduction qui est envisagée ; et puis, bien sûr,
le décalage interculturel 15.
Il y aura donc lieu aussi de prendre en compte la question de l’altérité
de l’œuvre étrangère à traduire. En quoi réside-t-elle ? D’abord : j’entends
rappeler que, contrairement à un discours actuellement très répandu (et
qui, pour une part, relève de l’idéologie dominante du politically correct),
il conviendra de ne pas surestimer l’altérité culturelle du texte-source. Il
m’apparaît qu’il y a là une tentation de fuite, la tentation de fuir devant le
véritable problème, c’est-à-dire qu’on semble vouloir abdiquer sa liberté
de traducteur en renonçant à la subjectivité de son appréciation esthétique
et littéraire au profit d’une sorte d’objectivité cognitive ou savante plus ou
moins imaginaire ; à quoi viennent s’ajouter les surdéterminations idéolo-
giques inhérentes au littéralisme de ceux que j’ai appelés les sourciers 16.
J’insisterai d’autant plus sur la critique de cette dérive culturaliste que, par
ailleurs, il est indéniable que la traduction est quand même aussi un des
modes de la communication interculturelle 17.
Le fait d’acclimater, de naturaliser le texte-source serait pour certains
traductologues une façon de réduire l’altérité de l’œuvre étrangère. Au de-
meurant, j’aime bien ce terme de naturaliser pour le foisonnement séman-
tique inattendu dont il se trouve être porteur. Ce dont il s’agit ici, c’est bien
sûr qu’on entend rendre les choses naturelles et qu’en l’occurrence une tra-
duction se devrait d’être « aisée ». Cela dit, on rejoint là le sens politique et
institutionnel du terme : le texte-source, étranger, est une sorte d’immigré
qui va bénéficier d’une naturalisation lui ouvrant la voie d’une intégration
à part entière ; ainsi la traduction va-t-elle permettre d’assimiler l’œuvre
étrangère à notre langue-culture, dans une perspective cibliste.
Mais le terme qui nous occupe peut aussi revêtir une signification beau-
coup moins positive : le mot « naturalisé » peut aussi être un synonyme
d’empaillé (pour un animal) et, de proche en proche, on en viendra même
à penser à l’embaumement d’un défunt (humain). Significativement, l’idée
18. Cf. H. Meschonnic, « Poétique de la traduction », in Pour la poétique II, Paris, Gallimard,
1973, p. 309 et passim. Dans l’ouvrage plus récent qu’il a consacré à la même problémati-
que, H. Meschonnic semble vouloir en rabattre de la virulence de ses anathèmes, ainsi
que de leur teneur politique et idéologique, pour en revenir à la dimension proprement
esthétique et littéraire de sa poétique ; mais, sur le fond, ses positions restent essentielle-
ment les mêmes : cf. H. Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999.
19. Cf. A. Berman, « L’essence platonicienne… », p. 70 sq.
20. J’ai déjà évoqué cette question dans le cadre du colloque qu’a organisé Paul Bensimon à
Paris, en mai 1996, sur le thème Traduire la culture : cf. J.-R. Ladmiral, « Le prisme inter-
culturel de la traduction », Palimpsestes, no 11, 1997, p. 13-28.
Le salto mortale de traduire… 61
23. Cf. à ce sujet R. Lourau, Sociologie à plein temps, Paris, L’Épi, 1978.
24. Cf. D. Bailly, Éléments de didactique des langues : l’activité conceptuelle en classe d’anglais,
Lyon, Les Langues modernes, 1984, 2 vol.
Le salto mortale de traduire… 63
ne traduit pas des mots mais des idées 29. Ces idées – que j’ai proposé d’appe-
ler aussi des sémantèmes 30, en donnant à ce terme vieilli le sens renouvelé
d’un concept traductologique – quel support hétéroclite et schématique
auront-elles ? Qu’ils en restent au stade d’une espèce de brouillon mental
ou qu’ils aillent jusqu’à prendre la forme matérielle d’une sorte de prise de
notes plus ou moins rudimentaire, ce seront des items hétérogènes au nom-
bre desquels pourront figurer des signifiants très divers : des mots isolés et
diffluents au plan sémantique (des « mots-idées »), appartenant à l’une ou
l’autre des deux langues en présence ou aux deux, ou même à d’autres lan-
gues ; des abréviations ; des opérateurs logiques, auxquels correspondent
les symboles de la logique formelle et qu’on peut paraphraser en langue
naturelle (si… alors…, ou, et, la négation, etc.) ; ce que j’appellerai des opé-
rateurs binaires de clivage orienté, qui tendront souvent à prendre la valeur
d’« opérateurs axiologiques » : droite / gauche, haut / bas, oui / non, bon /
mauvais, passé / futur, etc. ; des images mentales (comme on disait au bon
temps de l’associationnisme) ; etc.
On se situe là à un niveau qui oscille entre le verbal et le protoverbal,
le paraverbal et le non-verbal, par exemple l’iconique. S’agissant d’une telle
nébuleuse sémantique, on pourra en chercher des éléments d’analyse du
côté de la linguistique cognitive. Mais, au sein des sciences cognitives, c’est
plus profondément du côté de la psycholinguistique qu’il y aura lieu d’atten-
dre des éclaircissements au plan de la réalité objective du fonctionnement
mental. Cela dit, on est encore loin du compte. C’est pourquoi, en atten-
dant, on ne doit pas s’interdire d’enfreindre le tabou épistémologique du
« mentalisme ». Plusieurs chercheurs n’ont pas craint depuis déjà quelques
années de recourir aux données de l’introspection. Telle était, par exemple,
la méthodologie empruntée par Hans Peter Krings pour décrire ce qui se
passe dans la tête des traducteurs 31.
Quant au concept de déverbalisation lui-même, je tiens à préciser que
c’est un concept « minimaliste » et qu’il est purement phénoménologique.
Il s’agit d’un simple étiquetage qui prend en compte la réalité d’un vécu
qui est celui du traducteur. Pour ceux qui y ont recours, le terme de déver-
balisation ne constitue pas un concept auquel serait attachée la valeur d’une
explication scientifique. Il n’est pas question en l’occurrence de prétendre
qu’on aurait ouvert la « boîte noire » – dirai-je pour reprendre un concept
de la psychologie béhavioriste qui, avec Burrhus Frederick Skinner 32, a été
33. Cf. J.-R. Ladmiral, « Le discours scientifique », Revue d’ethnopsychologie, vol. 26, no 2-3,
septembre 1971, p. 153-191.
34. Cf. J.-R. Ladmiral, « Traductologiques », p. 22-23.
35. Ce serait là ma façon de « traduire » le concept auquel a recours Heidegger pour traiter
cette problématique : Umsicht (cf. J.-R. Ladmiral, « Théorie de la traduction : la question
du littéralisme », Transversalités, no 65, janvier-mars 1998, p. 139 et passim).
68 Jean-René Ladmiral
36. C’est le titre que j’ai donné à mon livre, Traduire : théorèmes pour la traduction, sans revendi-
quer bien sûr les certitudes de la géométrie pour la théorie traductologique (cf. p. 211-247).
Mais tel est bien pourtant le sens que prend le concept de théorème en géométrie : c’est une
station importante dans le déroulement de la démonstration qui se trouve « capitalisée »
dans une formulation permettant le réemploi.
37. Ibid., p. 57, 198, 218 ; id., « Théorie de la traduction… », p. 149-150.
Le salto mortale de traduire… 69
périence frustrante d’une perte des moyens expressifs qui serait comme
une sorte de « castration linguistique » 38.
À la réflexion, ce qui vient d’être évoqué n’est qu’une illustration rela-
tivement marquante du processus de déverbalisation dans la traduction
qui fait l’objet de la présente étude. Et si j’ai cru bon d’y ajouter une touche
personnelle, en en faisant le « théorème du salto mortale de la déverbalisa-
tion », c’est précisément pour y apporter un élément de dramatisation sou-
lignant la tension psychologique qu’implique un tel travail mental de réé-
criture quand il lui faut ainsi rompre toutes les amarres d’avec la forme de
l’énoncé-source 39.
Cela dit, il est vrai aussi que tout n’est pas toujours aussi tendu et que
le traducteur n’est pas toujours en difficulté. Il arrive même qu’il semble-
rait qu’on pût traduire en restant en « structure de surface » et en opérant
de simples transformations linguistiques, comme s’il y avait des « axes para-
phrastiques » d’une langue à une autre. Cela n’est certainement pas la réa-
lité 40. Mais l’idée qu’il y ait des équivalences traductives constantes d’une
langue à une autre paraît en partie vraisemblable du moment que la plu-
part des langues qui nous occupent pour ce qui est de la traduction sont
des langues apparentées (indo-européennes), ayant notamment les mêmes
parties du discours, et que rapproche tout un ensemble de cousinages cul-
turels (au moins jusqu’à présent). En ce sens, il y aurait lieu peut-être d’amo-
dier (un peu) la critique des « contrastivistes » que j’ai faite 41 et de procéder
parallèlement à une ébauche de rapprochement entre traductologie pro-
ductive et traductologie descriptive. Il reste toutefois que ces équivalences
(ou concordances) interlinguistiques, qui sembleraient aller à identifier
parfois la traduction à un pur et simple transcodage, ne sont pas la règle ;
et quand la chose apparaît possible, il reste que ces équivalences linguisti-
ques sont pour ainsi dire enchâssées dans le cadre métacommunicationnel
d’une pragmatique de l’énonciation qui assigne aux énoncés la réalité de
leur sémantique en dernière instance.
Quoi qu’il en soit – par opposition à la traductologie descriptive, qui
s’en tient à une approche a posteriori du « traduit » (comme on dit un « pro-
duit ») et en reste à l’étude linguistique de ce que certains se plaisent à ap-
peler un bi-texte, c’est-à-dire à l’analyse contrastive de l’original et de sa
42. Cf. P. Cadiot, « Représentations d’objets et sémantique lexicale », in Atti della Fiera Inter-
nazionale della Traduzione II (Actes du colloque de Forlì, 3-6 décembre 1992), M. Lorgnet
(éd.), Bologne, CLUEB, 1994, p. 111-130 ; P. Cadiot, Y.-M. Visetti, Pour une théorie des formes
sémantiques : motifs, profils, thèmes, Paris, PUF, 2001 ; J.-J. Frankel, « Sentir / sens », LINX,
no 50, 2004, p. 103-134.
Le salto mortale de traduire… 71
prétation par rapport à la traduction et qu’elle débouche donc sur des études
ponctuelles. En attendant que vienne le temps, dans un avenir plus ou moins
lointain, de la grande synthèse de tous ces résultats isolés sous les auspices
d’une théorie générale dans le cadre des sciences cognitives, il est clair que
ces différents acquis de recherche (en traductologie inductive comme en
sémantique) ne sont pas actuellement exploitables au plan de la pratique
traduisante.
En outre, alors que pendant toute une période initiale du développe-
ment de la science il a pu sembler que la simplicité d’un modèle ou d’une
théorie (son « élégance » mathématique) était un gage de scientificité, il
apparaît qu’il n’en est plus vraiment ainsi. C’est pourquoi il n’y a sans doute
pas lieu de voir une faiblesse épistémologique dans la sophistication des
modèles sur lesquels débouchent provisoirement ces recherches : ce n’est
pas tant la théorie qui est compliquée que le réel qu’elle prend pour objet
qui est complexe. Jointe aux exigences de la méthode expérimentale, cette
complexité concourt à faire que ladite parcellarisation tende à être inévi-
table ; et elle contribue aussi à retarder le calendrier de la recherche.
Curieusement, ce qui est vrai des objets de recherche semble l’être aussi
des chercheurs eux-mêmes et on dirait que la recherche en traductologie
inductive obéit à la même logique de parcellarisation, comme si elle ne pou-
vait avancer que par à-coups. En sorte qu’au bout du compte on n’aurait
encore qu’un archipel de connaissances, mais pas encore un continent de
savoir 43…
43. Parmi les pionniers, dans l’étude des processus en traduction, il convient de citer Jacques
Barbizet, Maurice Pergnier, Danica Seleskovitch : cf. Comprendre le langage (Actes du col-
loque de Créteil, 25-27 septembre 1980), J. Barbizet, M. Pergnier, D. Seleskovitch (éd.), Paris,
Didier Érudition, 1981 ; on peut ensuite rappeler les recherches de traductologie inductive
faites par Erika Diehl et, plus récemment, par Hannelore Lee-Jahnke : cf. E. Diehl, « Psycho-
linguistik und Dolmetscherpraxis », in Translation Theory and its Implementation in the
Teaching of Translating and Interpreting, Tübingen, G. Narr, 1983 ; H. Lee-Jahnke, « L’intro-
spection à haute voix », in L’Enseignement de la traduction et la traduction dans l’enseigne-
ment, J. Delisle, H. Lee-Jahnke (éd.), Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa, 1998, p. 155-
183. Il faut également signaler que, dans la mouvance de l’université de Bologne et de son
école de traducteurs sise à Forlì, la SSLMIT (Scuola Superiore di Lingue Moderne per
Interpreti e Traduttori), Michèle Lorgnet a mis en place le projet d’une collection qu’elle
dirige actuellement chez L’Harmattan Italia, les Cahiers du RAPT (Recherches sur les aspects
psycholinguistiques de la traduction). Le premier volume a paru en 2004 : M. Lorgnet, Le
Traducteur et ses mémoires, Turin – Paris, L’Harmattan (Cahiers du RAPT ; no 1), tout de
suite suivi par trois autres (le no 2 en 2004 : L’a-perçu du texte dans la traduction, M. Lorgnet
(éd.) ; le no 3 et le no 5 en 2005 : L. Sini, Mots transfuges et unités sémiotiques transglossiques :
onomatopées et noms propres de marques ; et Quand la traduction se réfléchit… Entretiens
avec Jean-René Ladmiral, Antonio Lavieri, Michèle Lorgnet, Emilio Mattioli, C. Cortesi (éd.) ;
le quatrième volume est encore en préparation).
72 Jean-René Ladmiral
44. Au reste, l’intérêt que porte cet auteur aux ressources de la rhétorique n’est pas nouveau :
cf. M. Lorgnet, Pour une traduction holistique : recueil d’exemples pour l’analyse et la tra-
duction, Bologne, CLUEB, 1995. Il s’agit d’un ouvrage d’ordre didactique.
45. H. Gardner, Les Intelligences multiples, trad. fr. P. Evans-Clark, M. Muracciole, N. Wein-
wurzel, Paris, Retz, 1996.
Le salto mortale de traduire… 73
est découpé aux mesures du vécu mental, alors que la réalité modulaire du
fonctionnement cérébral obéit à une logique spécifique, et différente. Quant
au salto mortale, il ressortit à la rhétorique d’une phénoménologie existen-
tielle du processus de la traduction ; et si l’on se figurait pouvoir en trouver
le répondant dans la réalité objective, ce serait opérer un saut aventuré par
rapport aux données de l’expérience – un saut qu’à bon droit on pourra
dire au plan épistémologique périlleux…
Jean-René Ladmiral
Université de Genève
Institut supérieur d’interprétation et de traduction (ISIT), Paris
74 Jean-René Ladmiral
LE TEXTE TRADUIT COMME JEU
OU LE « CRITIQUE-LECTANT-JOUANT »
Résumé : Dans un ouvrage posthume, Pour une critique des traductions : John Donne
(1995), Antoine Berman offre « l’esquisse d’une méthode » d’évaluation des traduc-
tions. Cette esquisse propose quelques temps forts : la recherche notamment de la
position traductive, celle du projet de traduction, ou celle de l’horizon du traducteur.
Mais elle suggère aussi l’obligation d’une « simple » lecture préalable des deux œu-
vres, l’œuvre traduite d’abord, puis l’original. S’appuyant sur une brève étude de la
traduction de Bubu de Montparnasse, de Charles-Louis Philippe, par Vasco Prato-
lini, l’article tend à montrer que, si les temps forts proposés sont opérationnels, la
contrainte d’une lecture complète des deux textes fait quant à elle abstraction de ce
que Vincent Jouve – s’appuyant sur les travaux de Michel Picard – nomme le « régime
de lecture ». À ce titre, l’article en arrive à la conclusion que la seule position envi-
sageable pour le critique de traduction est celle de « lectant-jouant » : c’est à partir
de cette position, de ce « régime », que le critique pourra comprendre en partie le
projet implicite de traduction.
Riassunto : In un’opera postuma, Pour une critique des traductions : John Donne
(1995), Antoine Berman offre « l’abbozzo d’un metodo » di valutazione delle traduzioni.
Quest’abbozzo si fonda su alcuni tempi forti : la ricerca in particolare della posizione
traduttiva, del progetto di traduzione e dell’orizzonte del traduttore. Ma prevede anche
l’obbligo di una « semplice » lettura preliminare delle due opere, dapprima dell’opera
tradotta, poi dell’originale. Basandosi su un breve studio della traduzione di Bubu de
Montparnasse, di Charles-Louis Philippe, fatta da Vasco Pratolini, il contributo tende
a mostrare che, se i tempi forti proposti sono operativi, l’obbligo d’una lettura completa
dei due testi non tiene invece conto di ciò che Vincent Jouve – appoggiandosi sugli scritti
di Michel Picard – definisce il « regime di lettura ». Da questo punto di vista, il contri-
buto giunge alla conclusione che la sola postura concepibile per il critico di traduzione
è quella di « leggente-giocante » : è a partire da questa postura, da questo « regime »,
che il critico potrà capire in parte il progetto implicito di traduzione.
Lecture comme jeu et Lire le temps 1. Ces essais, partant d’une approche
freudienne de la littérature, s’intéressent au premier chef, comme les titres
d’ailleurs le suggèrent, à la question de la lecture.
Je ne chercherai pas à résumer la réflexion de Michel Picard, d’une part
parce qu’elle est difficilement résumable, d’autre part parce que ce n’est
pas le lieu. En revanche, pour étayer mon raisonnement, je serai amené à
reprendre et à tenter d’appliquer certains éléments théoriques contenus
dans ces deux essais, éléments qui ont d’ailleurs été réutilisés et modifiés
par Vincent Jouve, dans un ouvrage paru quelques années plus tard et inti-
tulé L’Effet-personnage dans le roman 2.
Mais auparavant, et pour rester dans l’espace de la critique « purement »
liée à la traduction, j’aimerais partir d’une étude qui devrait à mon sens
– avec L’Épreuve de l’étranger et « La traduction et la lettre ou l’auberge du
lointain », toutes deux du même auteur que je vais bientôt citer – être l’un
des points d’appuis essentiels de toute réflexion sur la traduction : je veux
parler de l’essai intitulé Pour une critique des traductions, qui fut publié qua-
tre ans après la mort de son auteur, Antoine Berman 3.
La seconde partie de cette étude est essentiellement une application à
l’élégie XIX de John Donne, Going to bed, des théories énoncées dans la
première partie. Ce ne sera évidemment pas cette seconde partie qui retien-
dra notre attention, mais, là encore, quelques-uns des éléments qui com-
posent la première partie, théorique.
L’idée fondamentale de cette première partie est d’une part que, selon
l’auteur, il n’existe (ou il n’existait, au début des années 1990) que deux types
d’évaluation des traductions. L’une, selon l’auteur essentiellement négative
et destructrice, qu’on trouverait, dit-il, dans l’œuvre d’Henri Meschonnic.
L’autre, plus positive, façonnée par l’École de Tel-Aviv et par ses correspon-
dants en Belgique et en Allemagne, et qui développerait, ou développe
une sémiocritique de la traduction elle-même coiffée par une sociocriti-
que des traductions, ou plutôt ce qu’elle appelle la littérature traduite. C’est
au sein de cet ensemble sociocritique que l’on trouve et des analyses des
textes traduits, et une réflexion théorique sur l’analyse des traductions 4.
1. M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit, 1986 ; id., Lire le temps, Paris,
Éditions de Minuit, 1989.
2. V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
3. A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard (Bibliothèque
des idées), 1995. Cf. également id., L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984 ; id., « La
traduction et la lettre ou l’auberge du lointain », in Les Tours de Babel, A. Berman, G. Granel,
A. Jaulin et al. (éd.), Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1985.
4. A. Berman, Pour une critique des traductions…, p. 14. Dans cette citation comme dans celles
qui suivent, les italiques sont de l’auteur.
Le texte traduit comme jeu… 77
5. Ibid., p. 15.
6. Ibid., p. 75.
7. Ibid., p. 76.
78 Alain Sarrabayrouse
11. profond d’un monde aussi injuste qu’illogique. […] Philippe détraque les mécanismes
pour mieux faire ressortir l’artificiel. N’est-ce pas là la seule issue laissée à l’écrivain venu
du peuple, et qui entend ne pas le trahir : pervertir de l’intérieur le langage de la société,
et donc de sa morale ? […] Si Philippe n’est pas devenu un classique, n’est-ce pas d’abord
parce qu’il est trop dérangeant ? Cette écriture, cette vision du pauvre, ne seraient-elles
pas inadmissibles par une société dont les valeurs sont tout à l’opposé ? » (ibid., p. 36-37).
11. C.-L. Philippe, Bubu di Montparnasse, trad. it. V. Pratolini, Turin, Einaudi (Scrittori tra-
dotti da scritttori ; no 32), 1989.
12. C.-L. Philippe, Bubu de Montparnasse, p. 93. Ibid., pour les citations suivantes.
13. C.-L. Philippe, Bubu di Montparnasse, p. 39. Ibid., pour les citations suivantes.
80 Alain Sarrabayrouse
[…] et il y avait le lit défait où les deux corps marquèrent leur place de
sueur brune sur des draps usés, ce lit des chambres d’hôtel, où les corps
sont sales et les âmes aussi.
Il letto disfatto reca le impronte scure dei due corpi sudati sulle lenzuola
logore – è un letto di camera ammobiliata ove i corpi sono sudici come le
anime.
Sous cet angle, on peut se dire que, si la traduction n’avait pas été expli-
cative et fluide, elle n’aurait sans doute eu aucune chance de « passer » auprès
de quelque public et de quelque éditeur que ce soit à cette époque donnée.
Avec cet exemple, on aura compris, je l’espère, ce que veut dire Berman,
notamment en ce qui concerne le troisième volet du triptyque que j’ai pointé
du doigt, l’horizon du traducteur. À ce propos, le critique ajoute encore ceci :
Ici, il est question, comme le disent Ricœur et Jauss, d’horizon, d’expérience,
de monde, d’action, de dé- et de recontextualisation, tous concepts fonda-
mentaux de l’herméneutique moderne étroitement corrélés et qui ont en
outre, au moins pour les quatre premiers, la même dualité : ce sont des
concepts à la fois « objectifs » et « subjectifs », « positifs » et « négatifs »,
qui pointent tous une finitude et une in-finitude. Ce ne sont certes pas
des concepts « fonctionnels », en ce sens qu’ils se prêtent moins à la cons-
truction de modèles ou d’analyses formels, mais ils permettent, à mon
avis, de mieux saisir la dimension traductive dans sa vie immanente et ses
diverses dialectiques 14.
tion par les textes, au jeu des impressions, dont Berman dit que ce seraient
elles, elles seules, qui vont orienter notre travail ultérieur. Il est certes vrai,
reconnaissons-le, que, pour ce qui concerne la lecture du texte traduit, l’au-
teur ajoute immédiatement
[qu’] il ne faut certes pas en rester là, car non seulement toute impression
peut être trompeuse, mais mainte traduction est trompeuse, et donc pro-
duit des impressions trompeuses 17.
Mais ce que Berman omet de dire, c’est que, si soumis qu’il soit à ses
« impressions », le lecteur-critique qu’il appelle de ses vœux est, qu’il le
veuille ou non, identifiable par ce qu’on est fondé à définir comme son
« régime de lecture », ou pour parler plus simplement, par sa façon de lire.
De ce point de vue, il se situe plus dans la catégorie que Vincent Jouve,
modifiant les termes de la tripartition introduite par Michel Picard, nomme
la catégorie, ou le régime, du lectant :
Il est plusieurs façons de lire un roman. Certains, oubliant la nature lin-
guistique du texte, se laissent duper par l’illusion représentative et vivent,
le temps de la lecture, dans un monde différent du monde réel. D’autres,
au contraire, ne perdent jamais de vue que tout texte, romanesque ou
non, est d’abord une construction. C’est à cette seconde catégorie que
l’on réservera le nom de « lectant ». […] Le lectant a donc pour horizon
une image de l’auteur qui le guide dans sa relation au texte. L’auteur peut
être perçu de deux façons : il est aussi bien l’instance narrative qui préside
à la construction de l’œuvre que l’instance intellectuelle qui, par le canal
du texte, s’efforce de transmettre un « message ». Le lectant peut ainsi être
dédoublé en lectant jouant (qui s’essaye à deviner la stratégie narrative du
romancier) et en lectant interprétant (qui vise à déchiffrer le sens global
de l’œuvre) 19.
Qu’il soit jouant ou interprétant, et tout dégagé qu’il soit, tout « non
inféodé » 20 qu’il soit à tel type d’analyse, il me semble clair que, dès lors
justement qu’il est critique ou s’apprête à l’être, dès lors que, comme le dit
Berman – je le répète –, dans son travail pré-analytique ses « lectures sont
plus liées, plus systématiques que celles du traducteur » 21, il me semble
clair, donc, que ce lecteur-critique des traductions se situe bien du côté du
lectant.
Dans son travail de déchiffrement préalable de la qualité d’une traduc-
tion, notre lecteur-critique bermanien a donc moins de chances que d’au-
tres lecteurs (même s’il en a tout de même) de se situer dans l’une des deux
autres catégories que définissent d’un commun accord Picard et Jouve, celle
du lisant (c’est-à-dire la part du lecteur victime de l’illusion romanesque)
et celle, plus profonde et plus subjective, du lu. À propos du lu, Vincent
Jouve le définit ainsi :
Le lu, tel qu’il est défini par Michel Picard, recouvre une partie des phé-
nomènes de lecture que nous avons rangés sous le concept de lisant aux-
quels vient s’ajouter la satisfaction de certaines pulsions inconscientes 22.
Le concept de lectant, auquel semble donc se rattacher tout critique, y
compris le critique de traduction, présente cet intérêt de renvoyer à une
réflexion sur ce que Berman lui-même, sans développer outre mesure le
concept, nomme la « consistance immanente » 23 du texte traduit (défini
comme le fait que le texte « tienne » : sa systématicité et sa corrélativité,
l’organicité de tous ses constituants). Mais, à mon sens, ce concept de lec-
tant permet aussi d’aller au-delà. Car ce que recherche Berman, c’est une
consistance immanente en soi du texte traduit, qu’il veut lire d’ailleurs,
rappelons-le, avant même de lire l’original.
Or, on peut se demander si, dans le cadre d’un travail d’évaluation de
la qualité de la translation, le critique-lectant ne devrait pas (ou ne doit pas,
malgré qu’il en ait) se poser aussi la question de la « consistance comparée »
des deux textes qu’il a sous les yeux.
Je m’explique. Qu’elle soit originale ou traduite, l’œuvre d’art pose le
problème de son interprétation, et ce, d’autant plus que la distance tempo-
relle est grande par rapport à sa production, et d’autant plus également
que la distance spatiale est grande entre le spectateur, le lecteur, et le lieu de
production (qu’on pense par exemple, pour nous, à des textes contempo-
rains, en français, s’appuyant sur des référents québécois ou maghrébins).
La question de la recherche de la « vérité », en dépit de sa distance, de l’œu-
vre d’art, et en particulier de l’œuvre littéraire, telle qu’elle a été posée au
Alain Sarrabayrouse
Université de Paris X – Nanterre
MISES EN SCÈNE DU TRADUIRE :
QUAND LA FICTION PENSE LA TRADUCTION
Le récit de la théorie
La traductologie se caractérise aujourd’hui par une telle diversité d’appro-
ches qu’elle ne semble plus se référer à un seul paysage, à un seul horizon,
de telle manière qu’il devient difficile de s’y orienter en suivant des repères
légitimes 1. Qu’il s’agisse de Traductologie, de Translation Studies ou de Über-
setzungswissenchaft, cette discipline, dont le caractère prescriptif n’échap-
pera à personne, se prête à une variété de dérives herméneutiques où les
visions du monde qui y sont incluses – réalisme, nominalisme, postmoder-
nisme, postcolonialisme, etc. – loin de s’intégrer, se heurtent en revanche,
finissant par prendre la forme d’idéologies rigides et stagnantes qui n’ont
que peu de chances de contribuer au renouvellement d’une pensée critique.
En effet, dans le souci d’ôter tout soupçon à la solidité de leurs fonde-
ments épistémologiques, les « sciences de la traduction » finissent souvent
par imposer un masque normatif et dogmatique à une pensée qui ne s’en-
racine que dans le mythique et le sacré. Le péché théologique et politique 2
3. d’analyser, de réviser et d’affiner les métalangages dont nous disposons pour l’étude inter-
culturelle de la traduction et de ses pratiques (cf. A. Lavieri, Esthétique et poétiques du tra-
duire, Modène, Mucchi, 2005, p. 71-73 ; cf. également La traduzione fra filosofia e letteratura /
La Traduction entre philosophie et littérature, A. Lavieri (éd.), Turin – Paris, L’Harmattan, 2004).
3. Cf. J.-R. Ladmiral, Della traduzione : dall’estetica all’epistemologia, A. Lavieri (éd.), Modène,
Mucchi, à paraître.
4. Les colloques organisés et les études publiées dans les dernières années en témoignent, à
commencer par la célèbre conférence de Jürgen Habermas : « La philosophie et la science
font-elles partie de la littérature ? » [1988], trad. fr. R. Rochlitz, Revue des Sciences humaines,
no 221, 1991, p. 13-32. Dans Fiction & connaissance, Catherine Coquio souligne qu’« une même
culture, la nôtre, fait donc coexister le registre véridictionnel du témoignage et le perspecti-
visme radical de Goodman ou le fictionnalisme postmoderne. La critique de la vérité, de la
science classique et du réel objectif au nom du paradigme fictionnel se présente comme une
théorie de la multiplicité, contemporaine et proche du discours postmoderne et de la phi-
losophie cognitive » (Fiction & connaissance : essais sur le savoir à l’œuvre et l’œuvre de fiction,
C. Coquio, R. Salado (éd.), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 12). Et encore : « la réflexion sur le
pouvoir heuristique de la fiction est plus précisément le produit conjugué de deux mouve-
ments de pensée différents, qui mettent l’accent sur la production historique des sciences et
sur la créativité de leurs discours » (ibid.).
5. P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983.
6. M. de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
7. Cf. P. Feyerabend, Contre la méthode : esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance,
trad. fr. B. Jurdant, A. Schlumberger, Paris, Seuil, 1979 et id., La Science en tant qu’art, trad. fr.
90 Antonio Lavieri
8. F. Périgaut, Paris, Albin Michel, 2003 ; I. Prigogine, I. Stengers, La Nouvelle Alliance : méta-
morphose de la science, Paris, Gallimard, 1979.
8. Cf. Récit et connaissance, F. Laplantine et al. (éd.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998.
9. Les études traductologiques contemporaines ont délaissé la question, se consacrant prin-
cipalement à l’examen historique des idées, des théories et des pratiques du traduire rele-
vant des formes les plus diverses de discours de savoir, au détriment des stratégies de mise
en fiction du savoir traductologique à l’œuvre dans les textes littéraires.
10. J.L. Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », in Fictions [Ficciones, 1941], trad. fr.
P. Verdevoye, I. Caillois et R. Caillois, Paris, Gallimard, 2003.
11. A. Khatibi, Amour bilingue, Montpellier, Fata Morgana, 1983.
12. J. Poulin, Les Grandes Marées, Montréal, Leméac, 1978 ; id., La Traduction est une histoire
d’amour, Montréal – Arles, Leméac – Actes Sud, 2006.
13. N. Brossard, Le Désert mauve, Montréal, L’Hexagone, 1987.
14. E. Orsenna, Deux étés, Paris, Fayard, 1997.
Mises en scène du traduire… 91
15. R. Delpuech, Insomnia : une traduction nocturne, Arles, Actes Sud, 1998.
16. P. de Santis, La Traduction [La traducción, 1998], trad. fr. R. Solis, Paris, Métailié, 2000.
17. J.C. Somoza, La Caverne des idées [La Caverna de las ideas, 2000], trad. fr. M. Millon,
Arles, Actes Sud, 2002.
18. C. Bleton, Les Nègres du traducteur, Paris, Métailié, 2004.
19. L. Bocci, Di seconda mano : né un saggio, né un racconto sul tradurre letteratura, Milan,
Rizzoli, 2004.
20. L. Pariani, La straduzione, Milan, Rizzoli, 2004.
21. I. Calvino, Se una notte d’inverno un viaggiatore, Turin, Einaudi, 1979.
22. D. Kosztolányi, Le Traducteur cleptomane et autres histoires, trad. fr. P. Ádám, M. Regnaut,
Paris, Viviane Hamy, 1994, p. 11-17.
23. Cf. P. Dufour, La Pensée romanesque du langage, Paris, Seuil, 2004.
24. M. Pearl, Le Cercle de Dante [The Dante Club, 2003], trad. fr. V. Mikhalkov, Paris, Robert
Laffont, 2004.
25. Je me propose de le faire dans un livre en préparation, dont la parution est prévue en 2007.
Cet article n’expose donc que quelques réflexions concernant une recherche en cours.
26. Cf. A.-M. Louis, « La traduction selon Jorge Luis Borges », Poétique, no 107, septembre 1996,
p. 289-300 ; F.R. Olea, « Borges y el civilizado arte de la traducción : una infidelidad creatora
92 Antonio Lavieri
27. y feliz », Nueva Revista de Filología Hispánica, no 49, 2001, p. 439-476 ; D. Louisor, « Jorge
Luis Borges and Translation », Babel, no 4, 1995, p. 209-215 ; S. Waisman, Borges and Trans-
lation : the Irreverence of Periphery, Lewisburg, Bucknell UP, 2005 ; E. Kristal, Invisible Work :
Borges and Translation, Nashville, Vanderlbilt UP, 2002.
27. Le Pierre Ménard constitue, pour l’esthétique goodmanienne « le problème de Borges » :
cf. N. Goodman, L’Art en théorie et en action, trad. fr. J.-P. Cometti, R. Pouivet, Paris, Édi-
tions de l’éclat, 1996, p. 54. Cet ouvrage propose la version française des deux premiers
chapitres de Of Minds and Others Matters (Harvard, Harvard UP, 1984), où Goodman lie
explicitement la théorie esthétique à un relativisme épistémologique et ontologique. L’ana-
lyse la plus complète du « problème de Borges » est sans doute celle de Jacques Morizot
(cf. J. Morizot, Sur le problème de Borges : sémiotique, ontologie, signature, Paris, Kimé, 1999).
28. Cf. G. Genette, L’Œuvre de l’art : immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 259-288.
Mises en scène du traduire… 93
qu’une seule et même œuvre en vertu de leur identité syntaxique 29. Genette,
en revanche, refuse d’identifier l’œuvre au texte : selon lui, le texte de Cer-
vantès et celui de Ménard sont deux œuvres distinctes se différenciant par
l’histoire de leur production. En définitive, le Ménard de Borges pose un
problème sérieux à la théorie notationnelle de Goodman 30. Si Goodman
affirme, en vertu d’une conception intransigeante du texte, que le texte est
une condition suffisante à l’identité de l’œuvre et qu’un seul texte ne peut
correspondre qu’à une seule œuvre, Borges soutient par contre qu’en dépit
de la coïncidence des textes de Cervantès et de Ménard, il s’agit bien de
deux œuvres différentes. Le Pierre Ménard échappe de ce fait à la distinc-
tion goodmanienne entre arts autographiques et arts allographiques 31.
À la lumière du texte de Ménard la traduction ressemble à un para-
doxe. Le critère logique d’identité, qui sous-tend la formalisation des no-
tions d’équivalence et de fidélité, se révèle du point de vue épistémologique
inapproprié, dépourvu de toute efficacité heuristique pour l’étude de la
traduction. La dimension historique – extrasémiotique et pragmatique,
anthropologique et subjective – dans la production et la réception des œu-
vres littéraires apparaît comme la seule qui puisse décrire et interpréter le
mouvement du langage, les inépuisables aventures de la signifiance dans la
diversité et dans la rencontre des langues et des littératures, dans un échange
dialectique entre poétiques, cultures et traditions différentes. De plus, il ne
faut pas oublier, comme le rappelle Patricia Willson, que les fictions traduc-
tives de Borges ont eu un effet de réel tout à fait singulier sur les pratiques
théoriques du traduire en Argentine :
[Borges] a anticipé, dans des essais des années vingt et trente, plusieurs
problématiques qui seront débattues quelques décennies plus tard par
différents courants de la théorie de la traduction : il a écrit des récits qui
sont parmi les plus cités chez les théoriciens de la traduction. Une tradi-
tion féconde lui est attachée, qui conçoit la pratique d’une façon diffé-
rente : José Bianco, Aurora Bernárdez, Enrique Pezzoni, Patricio Canto,
Alberto Luis Bixio, entre autres traducteurs. Cette tradition – dont Borges
est le mythe tutélaire sans pourtant lui appartenir – a connu une bonne
29. Cf. N. Goodman, C. Elgin, Reconceptions en philosophie, dans d’autres arts et d’autres
sciences [1988], Paris, PUF, 1994, p. 62.
30. Cf. N. Goodman, Langages de l’art [1968], trad. fr. J. Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon,
1990 et J. Morizot, La Philosophie de l’art de Nelson Goodman, Nîmes, Jacqueline Chambon,
1996.
31. Selon Gérard Genette, les œuvres d’art recouvrent deux types d’existence : l’immanence
et la transcendance. L’immanence, définie par le type d’objet en lequel consiste l’œuvre
d’art, recouvre deux régimes qui ont été appelés, à partir de Nelson Goodman, autogra-
phique et allographique (cf. A. Lavieri, Esthétique et poétiques du traduire, p. 56).
94 Antonio Lavieri
fortune, si l’on considère qu’elle est encore cautionnée par les institutions :
on enseigne à traduire comme eux ont traduit, les éditeurs préfèrent que
l’on traduise à leur manière. Peut-être une traduction de Borges ne passe-
rait-elle pas un essai éditorial 32.
32. P. Willson, « La fundación vanguardista de la traducción », Borges Studies on Line, J.L. Borges
Center for Studies & Documentation : http://www.hum.au.dk/romansk/borges/bsol/pw.htm
(traduit par mes soins).
33. Cf. B. Godard, « La traduction comme réception : les écrivaines québécoises au Canada
français », TTR Traduction, Terminologie, Rédaction, no 1, 2002, p. 78 : « L’élaboration d’une
théorie féministe de la traduction s’est poursuivie dans les pages de Tessera, un périodique
littéraire féministe bilingue, où l’on a beaucoup analysé les rapports au pouvoir de la sexua-
tion du discours dans la traductologie, la narratologie, et les fictions de l’identitaire. L’in-
tervention féministe dans la théorie et la pratique de la traduction ne se limite pas à cette
analyse des lacunes dans la traduction des textes de femmes par des traducteurs mascu-
lins, mais se penche sur toute la problématique de l’autorité textuelle et de la transmission
du savoir. Sous le signe de la différence, comment maintenir l’hypothèse de l’équivalence
entre des langues ? Qui détermine quand l’équivalence est atteinte ? ».
34. Ibid., p. 80.
Mises en scène du traduire… 95
mettre en lumière l’inefficacité de ces catégories, qui reposent sur les oppo-
sitions homme / femme, théorie / fiction, texte / contexte, forme / sens, moda-
lités énonciatives / pratiques sociopolitiques.
Le roman de Brossard met en scène l’histoire d’une traduction 35 : celle-
ci est le sujet et l’objet du roman. Les quarante premières pages du livre
constituent le « Désert mauve », récit éponyme de Laure Angstelle, rédigé
en majeure partie à la première personne par le personnage de Mélanie,
une adolescente de quinze ans qui vit dans un motel avec sa mère. Dans la
deuxième partie du roman de Brossard, intitulée « Un livre à traduire », le
récit de Laure Angstelle est retrouvé par une traductrice, Maude Laures,
qui consacrera ces pages à ses notes de traduction. La troisième et dernière
partie, dont le titre est « Mauve, l’Horizon », est constituée de la traduction
du récit de Laure Angstelle par Maude Laures. Cette partie a sa propre page
de couverture, comprenant les noms de l’auteur et du traducteur, ainsi que
l’indication de la maison d’édition : Les Éditions de l’Angle. Mais le plus
surprenant est que les trois parties de l’œuvre de Brossard sont en français,
y compris donc le texte original censé être en anglais. De ce fait, Le Désert
mauve met en scène le passage de l’original anglais de Mélanie à la traduc-
tion française de Maude Laures, mais on assiste en réalité au passage d’un
original français à une version française. Comme le souligne Robert Dion,
la traduction de Maude Laures représente une répétition troublée, trem-
blée, du « Désert mauve » de Laure Angstelle […] ; la répétition, et c’est là
le sens du paradoxe borgesien dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte »,
est aussi bien une tentation absolue qu’une impossibilité absolue – impos-
sibilité par ce qu’elle ajoute au texte répété, qui prend un autre sens d’être
simplement réitéré, et par le rapport d’antériorité et de postériorité qu’elle
établit forcément et qui marque l’inexorable passage du temps 36.
35. Cf. N. Brossard, Écrire : l’horizon du fragment, Boucherville, Éditions Trois-Pistoles, 2004,
p. 99 : « C’est uniquement dans le cadre de la création (Le Désert mauve) que j’ai pu vivre
et imaginer l’expérience de la traduction qui, depuis que j’avais travaillé côte à côte avec
mes traductrices, me semblait une pratique fascinante répondant à plusieurs opérations
mentales et affectives révélatrices de la façon dont nous appréhendons le monde et le réin-
sérons dans un ensemble sémantique en constant changement. Il y a dans la traduction
une énigme concernant la captation et la construction que nous faisons de la réalité. Tout
comme la création, la traduction aide à comprendre la manière nôtre d’être au monde,
c’est-à-dire en état constant de virtualité ».
36. R. Dion, Le Moment critique de la fiction : les interprétations de la littérature que proposent
les fictions québécoises contemporaines, Québec, Nuit Blanche, 1997, p. 71-72.
96 Antonio Lavieri
Le même processus de mise en abyme est actif dans les récits de Jorge
Luis Borges et Nicole Brossard : aimer l’Autre n’est possible qu’à travers la
différence, littéralement la différence des langues. C’est ainsi que la traduc-
tion de l’Autre devient le projet de construction d’une bi-langue 46. Ce qui
amènera Khatibi à écrire que « toute cette littérature maghrébine dite d’ex-
pression française est un récit de traduction » 47, en soulignant : « Je ne dis
pas qu’elle n’est que traduction, je précise qu’il s’agit d’un récit qui parle en
langues ».
Les trois fictions traductives dont il a été question jusqu’ici ont en com-
mun le fait de se focaliser sur la traduction endolinguistique, c’est-à-dire sur
la reformulation (rewording) à l’intérieur de la même langue. Paradoxale-
ment, nous ne sommes pas en mesure de vérifier ce qui se passe dans la tra-
duction lorsque cette dernière advient vraiment entre deux langues. En
effet, dans ce dernier cas de figure, les hétérogénéités linguistiques finissent
par occuper presque toute notre attention, nous amenant à négliger le croi-
sement d’horizons qui caractérise toujours les textes traduits et qui se fait
évident dans une traduction de l’espagnol à l’espagnol (Borges), du fran-
çais au français (Brossard) ainsi que dans l’espace hybride de la bi-langue
(Khatibi). De plus, bien que les poétiques fictionnelles de la traduction pré-
sentées dans ces textes semblent se poser en contradiction avec les théories
contemporaines de la traduction, il n’en est rien. Les fictions de Borges, de
Brossard et de Khatibi lancent un défi à la traductologie et aux Translations
Studies.
[…] non è necessario che io conosca la biografia di uno scrittore per identi-
ficarmi con lui, io mi limito a rivivere i suoi rapporti con il mondo delle
immagini, ma non rivivo la sua esteriorità biografica. Se mi identifico con
uno scrittore del Settecento, non mi metto la parrucca e non mi vesto in
costume, sebbene devo confessare che ho avuto qualche volta anche questa
tentazione. Quello che mi interessa sopra ogni cosa è di rifare il percorso
creativo dello scrittore mentre inventa la sua opera 52.
Antonio Lavieri
Institut supérieur d’interprétation et de traduction (ISIT), Paris
102 Antonio Lavieri
LA « FONCTION PALIMPSESTE » DU TEXTE TRADUIT
diverses langues, ou / et des retraductions d’un texte dans une même lan-
gue. On peut choisir de lire le texte traduit comme un élément autonome
qui ne recourt pas, par transparence, au texte original ou aux autres traduc-
tions de ce texte dans d’autres cultures. Pourtant, parfois, l’auteur impose,
par des contraintes explicites, une lecture en perspective. C’est ce que j’appel-
lerais la « fonction palimpseste » du texte traduit.
Cette « fonction palimpseste », d’origine exclusivement auctoriale, est
externe ou interne au texte. La « fonction palimpseste externe » est consti-
tuée des stratégies auctoriales situées dans les marges du texte (le méta-
texte paratextuel) qui conduisent la lecture du pays d’accueil. La « fonction
palimpseste interne » est lisible dans le texte traduit lui-même, par des
signes textuels de décrochement sur le plan de la langue, de l’énonciation,
de l’intertexte, ou du texte. Il est possible de voir ces deux aspects, interne
et externe, combinés dans certaines œuvres sur un mode réflexif.
L’auteur, dans la « fonction palimpseste », fait l’expérience de « l’incom-
plétude » et de la fragmentation de toute œuvre littéraire, dans laquelle est
inscrite, dès qu’elle est publiée, la virtualité de sa ou de ses traductions. Il
anticipe (ou enregistre si la traduction est programmée) le devenir de l’œu-
vre : il prend en charge le rôle du traducteur, il évalue les résistances cultu-
relles du texte dans l’opération de passage, soucieux de la compétence du
lecteur étranger. En agissant ainsi, il adopte une posture oblique, entre pro-
duction, traduction et réception.
Je vais donc successivement analyser les aspects externe et interne de la
« fonction palimpseste » du texte traduit à partir d’œuvres de cultures diver-
ses, puis voir, dans un troisième temps, comment ces deux aspects, en se
combinant dans certaines œuvres, mettent en lumière la spécularité de la
traduction littéraire.
rel rend nécessaire. Pour son auteur, il s’agit d’une œuvre difficile à lire
dans l’original, par l’exigence de son sujet et de sa langue abstraite con-
quise de haute lutte, qui « [oppose] à celui qui veut la traduire dans une
langue étrangère, des difficultés insurmontables » 1.
En revanche, la « Préface au lecteur français » d’Aldous Huxley, l’auteur
du Meilleur des mondes, fonctionne comme un « impératif de lecture étran-
gère » modulé sur une poétique de la traduction :
Ainsi qu’un son musical évoque tout un nuage d’harmoniques, de même
la phrase littéraire s’avance au milieu de ses associations. Mais tandis que
les harmoniques d’un son musical se produisent automatiquement et
peuvent être entendus de tous, le halo d’associations autour d’une phrase
littéraire se forme selon la volonté de l’auteur et ne se laisse percevoir que
par les lecteurs qui ont une culture appropriée. Dans une traduction les
tons seulement sont entendus, et non leurs harmoniques – non pas, en
tout cas, les harmoniques de l’original ; car il va sans dire qu’un bon tra-
ducteur essaiera toujours de rendre cet original en des mots qui ont, pour
le nouveau lecteur, des harmoniques équivalents. Il y a pourtant certaines
choses qu’aucun traducteur ne peut rendre, pour la bonne raison qu’il
n’existe entre lui et l’auteur de l’original d’un côté et les nouveaux lec-
teurs de l’autre, aucune base de collaboration. Certains passages de ce
volume appartiennent à la catégorie des choses intraduisibles. Ils ne sont
pleinement significatifs que pour un lecteur anglais ayant une longue
familiarité avec les pièces de Shakespeare et qui sentent toute la force du
contraste entre le langage de la poésie shakespearienne et celui de la prose
anglaise moderne. Partout où ces passages se trouvent j’ai ajouté le texte
de Shakespeare dans une note au bas de la page 2.
Le roman, composé de 18 chapitres, est animé du souffle des deux lan-
gages discordants, « moyen littéraire puissant » 3 pour souligner l’affronte-
ment de deux mondes. La langue de Shakespeare est celle de la civilisation
d’autrefois, de la souffrance et de l’amour dans sa démesure humaine qui
s’oppose à la langue hypnopédique des slogans obsessionnels du monde
nouveau. L’antithèse discursive est la forme littéraire des antithèses idéolo-
giques qui traversent Le Meilleur des mondes à partir du septième chapitre,
avec l’apparition de John, le fils de Linda, né par reproduction « naturelle ».
Le texte de la traduction française rend tangible, par l’intensification des
notes de bas de page, l’accélération des conflits et la montée de la tension
1. P. Valéry, « Préface », in An Evening with Mr Teste, trad. angl. R. Davis, Londres, Ed. Ronald
Davis, 1925, p. 10.
2. A. Huxley, « Préface au lecteur français » [1933], in Le Meilleur des mondes, Paris, Plon, 1999,
p. 19-20.
3. Ibid.
106 Danielle Risterucci-Roudnicky
entre les deux univers de valeurs. L’intervention auctoriale atteste une « cul-
ture intraduisible » qui, dans la traduction, fonctionne comme une « figure
typographique » d’intensité, spécifique du texte traduit.
La traduction, qui conditionne la réception de manière déterminante,
est au centre de la célèbre préface de Milan Kundera au roman La Plaisan-
terie. C’est sur le mode humoristique que l’auteur déroule les exemples
contrastifs de la première traduction de ses œuvres en français et de l’œuvre
originale :
[le traducteur] introduit une centaine (oui !) de métaphores embellis-
santes (chez moi : le ciel était bleu ; chez lui : sous un ciel de pervenche
octobre hissait son pavois fastueux ; chez moi : les arbres étaient colorés ;
chez lui : aux arbres foisonnait une polyphonie de tons) […]. Ludvik,
narrateur des deux tiers du roman, s’exprime chez moi dans une langue
sobre et précise ; dans la traduction, il devint un cabotin affecté qui mélan-
geait argot, préciosités et archaïsmes pour rendre à tout prix son discours
amusant 4.
Devant la violence faite à son « style », l’auteur décide de « diriger » la
retraduction avec François Kérel : « Aujourd’hui, hélas, je consacre à cette
activité sisyphesque presque plus de temps qu’à l’écriture elle-même » 5,
déplore-t-il. Mais elle est essentielle, puisque l’auteur avoue :
Oui, aujourd’hui encore, j’en suis malheureux. Penser que pendant douze
ans, dans de nombreuses réimpressions, La Plaisanterie s’exhibait en France
dans cet affublement 6 !
Si la réception de son livre est erronée à ses yeux, car il fut « lu d’une façon
unilatéralement politique » 7, c’est à trois facteurs qu’il en attribue la res-
ponsabilité : le contexte historique de l’invasion de Prague par les chars
russes, la préface politique de Louis Aragon et « la traduction (qui ne pou-
vait qu’éclipser l’aspect artistique du roman) » 8. Sa préface poursuit un
double objectif croisé – les recontextualisations culturelles respectives des
réceptions française et tchèque du roman – afin que, ayant brisé le carcan
de l’« étiquette » française, il puisse rendre au texte sa dimension philoso-
phique et métaphysique.
Parmi les auteurs qui ont tenu à garder la main sur la traduction de
leurs œuvres – en donnant leur aval, en les supervisant ou en s’autotradui-
10. J. Cortázar, « Les fils de la Vierge », in Les Armes secrètes, trad. fr. L. Guille-Bataillon, Paris,
Gallimard (Folio), 1993, p. 87-88.
11. Ibid., p. 90.
12. Ibid., p. 100.
13. Ibid., p. 99.
La « fonction palimpseste » du texte traduit 109
Danielle Risterucci-Roudnicky
Université d’Orléans
Résumé : Comment lire une œuvre traduite ? Le lecteur se trouve confronté à une
série de questions, qui mettent en jeu la distance entre les deux cultures concernées
et les choix du traducteur face à celle-ci. Qu’il s’agisse du titre, des noms propres,
des realia ou des références historiques ou littéraires, les options retenues par le tra-
ducteur (et / ou l’éditeur) orientent l’interprétation. Fondé sur un corpus de romans
et de nouvelles contemporains, l’article adopte le point de vue du lecteur pour signa-
ler un certain nombre de difficultés et s’interroger sur les limites du commentaire.
Riassunto : Come leggere un’opera tradotta ? Il lettore viene confontato a una serie di
domande che mettono in gioco la distanza tra le due culture e le scelte del traduttore di
fronte ad essa. Nel caso del titolo, dei nomi propri, dei realia o dei riferimenti storici o
letterari, le scelte del traduttore (e / o dell’editore) orientano l’interpretazione. Appog-
giandosi su un corpus di romanzi e racconti contemporanei, l’articolo adotta il punto
di vista del lettore per segnalare un certo numero di difficoltà ed interrogarsi sui limiti
del commento.
traductions dans d’autres langues. Nous nous trouvons ainsi privés d’un
certain nombre d’outils d’analyse 1.
Deux séries de questions se posent, qui relèvent, pour une part, de la
lecture d’une œuvre étrangère, de l’autre, de la lecture d’une traduction.
Les angles d’approche sont, on le sait, différents, mais les deux perspectives
doivent être envisagées simultanément lors d’un enseignement de littéra-
ture comparée. J’examinerai ici des points de résistance précisément liés à
des faits de traduction culturelle, en m’efforçant d’en établir une typologie.
Mon postulat initial est qu’on peut – et qu’on doit – lire une traduction
comme une œuvre autonome, qui présente (ou bien, en tout cas, devrait
présenter) une consistance littéraire propre. Antoine Berman l’a clairement
établi : il convient, dans un premier temps, d’opérer « une conversion du
regard », de lire et relire la traduction comme telle, afin de « pressentir si le
texte traduit “tient” » 2. Et il précise :
Tenir a ici un double sens : tenir comme un écrit dans la langue réceptrice,
c’est-à-dire essentiellement ne pas être en deçà des « normes » de qualité
scripturaire standard de celle-ci. Tenir, ensuite, au-delà de cette exigence
de base, comme un véritable texte (systématicité et corrélativité, organi-
cité de tous ses constituants) 3.
1. Cf. à ce sujet Y. Chevrel, « La lecture des œuvres littéraires en traduction : quelques propo-
sitions », L’Information littéraire, janvier-mars 2006, p. 50-57.
2. A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard (Bibliothèque
des idées), 1995, p. 65.
3. Ibid.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 117
4. Ibid., p. 66.
5. S. Mallarmé, « Le tombeau d’Edgar Poe », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade),
1956, p. 189.
6. D’autant que le lecteur ne dispose pas toujours d’outils critiques en français ou dans une
langue usuelle de communication. Qui a voulu présenter la littérature albanaise contempo-
raine à un public francophone le sait bien, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
7. S.L. de Carvalho, Le Bestiaire inachevé, trad. fr. C. Lombard, Paris, Phébus, 2003.
118 Anne-Rachel Hermetet
Dans les textes mêmes, il est possible d’identifier des points de résistance
ponctuels et d’en établir une typologie.
L’un des plus immédiats concerne les noms propres, de personnages
ou de lieux : deux critères semblent pertinents, l’usage et la cohérence. Pour
les noms de personnes, la tendance dominante aujourd’hui est de les lais-
ser sous leur forme originale. On peut relever quelques cas de francisation
aléatoire, comme dans la traduction de Il gattopardo par Fanette Pézard 10 :
si Fabrizio devient Fabrice et Angelica Angélique, Giovanni Finale ne se
francise pas en Jean et la traductrice ne peut trouver d’équivalent pour
Concetta ou Calogero, prénoms typiquement méridionaux. On mesure la
distorsion ainsi créée pour le lecteur, puisque certains personnages sont
immédiatement perçus comme plus italiens – plus siciliens même – que
8. Il s’agit d’un roman d’Elliot Perlman, traduit de l’anglais (Australie) par J.F. Hel Guedj
(Paris, Robert Laffont, 2004).
9. Qu’on reste ici sur le mode d’un appel à une connivence ponctuelle est confirmé par l’ab-
sence de références à la matière même de l’essai. Les sept types d’ambiguïté littéraire ana-
lysés par Empson n’apparaissent pas dans le récit, pas plus, d’ailleurs, qu’une typologie
romancée des « types » d’ambiguïté.
10. G. Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, trad. fr. F. Pézard, Paris, Seuil, 1959.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 119
les autres. Plus étonnantes encore, les substitutions non justifiées : Zosi
devient Isabelle dans la traduction de Ferdydurke par Brone 11. Laurence
Sendrowicz, traductrice de l’hébreu, a dit, dans une conférence, modifier,
sans les franciser toutefois, les prénoms de certains personnages secondai-
res, lorsqu’ils pourraient sembler trop « exotiques » au lecteur français 12.
Voilà qui est de nature à inviter à la prudence un commentateur enclin à
interpréter le système onomastique d’un roman.
Se pose la question de la traduction des noms signifiants : les laisser
sous leur forme originale interdit au lecteur de comprendre leur sens ; les
traduire introduit une dimension « bien française » dans un contexte étran-
ger. Dezso" Kosztolányi intitule son roman Édés Anna, du nom de l’héroïne 13.
Ce nom signifie littéralement « Anna la Douce ». C’est sous ce titre que
l’œuvre est parue en français mais sa traductrice, Eva Vingiano de Piña
Martins, s’en explique dans une courte préface 14 et garde l’original – Édés
Anna – quand il est question du personnage au cours du texte, solution qui
me semble éclairer le lecteur sans intervenir à l’excès sur le récit. Face à la
même question des noms hongrois, et toujours pour un roman de Koszto-
lányi – Pacsirta (Alouette) – Maurice Regnaut et Péter Ádám ont choisi de
garder l’ordre d’énonciation hongrois 15. On trouve ainsi : Vajkay Ákos,
Cifra Géza ou Veres Mihály. On peut discuter ce parti pris : s’il introduit,
en effet, une trace de la langue originale dans le texte français, il le fait en
créant ce qui apparaît comme une anomalie, inexistante dans la version
originale 16. La traduction des noms propres peut conduire à une interpré-
tation virtuose du texte original, quand la transposition se révèle impossi-
ble. Lorsque Françoise Naour traduit en français « Nec plus ultra », nouvelle
de Wang Meng, elle se heurte, dès les premiers mots, à un jeu sur les signi-
fiants multiples du nom du protagoniste, Xiang Ming. En effet, plusieurs
caractères homonymes transcrivent en chinois Xiang et Ming. La traduc-
trice a choisi d’adapter les jeux de mots que provoquent ces homonymies
de la façon suivante :
11. W. Gombrowicz, Ferdydurke, Paris, R. Julliard, 1958. Roman traduit du polonais par Brone
(pseudonyme de W. Gombrowicz) et R. Martin. « Zosi » est « Sophie » dans la traduction
de G. Sédir (Paris, Union générale d’éditions, 1973).
12. Table ronde tenue à l’université de Lille III le 17 novembre 2003, lors de la remise du Prix
Amphi à Zeruya Shalev et Laurence Sendrowicz, pour Mari et Femme (Paris, Gallimard,
2003).
13. On sait qu’en hongrois le patronyme précède toujours le prénom.
14. D. Kosztolányi, Anna la Douce, trad. fr. E. Vingiano de Piña Martins, Paris, Viviane Hamy,
1992, p. 9.
15. D. Kosztolányi, Alouette, trad. fr. M. Regnaut, P. Adám, Paris, Viviane Hamy, 1991, p. 9.
16. D’autant que les Hongrois gardent l’ordre prénom puis patronyme pour les noms étrangers.
120 Anne-Rachel Hermetet
Le héros (R. O. ? air, eau ?) de notre récit (ré si ? raie scie ?), Xiang Ming,
vous pourriez à bon droit l’appeler Approche du Jour ou Tatouage du
Cou ou Chant profond ou Thé parfumé ou Nom de Province ou Enfers
du Hunan ou Vie d’Heureux Augure… ou bien encore, à votre guise et
plus simplement, Vers le Jour, Vers le Tatouage, Vers le Chant, Vers le Thé,
Vers le Nom, Vers les Enfers, Vers la Vie… et ainsi de suite, jusqu’au der-
nier terme de la série des homonymes, faisant de sa très problématique
identité un ensemble de variations sur les sens possibles des deux carac-
tères qui composent son nom 17.
17. Wang Meng, « Nec plus ultra », in Contes et libelles, trad. fr. F. Naour, Paris, Bleu de Chine,
1987, p. 41. La traductrice précise, en outre, dans une note en bas de page : « Les syllabes
transcrites en pinyin par Xiang et Ming peuvent, en caractères chinois, s’écrire de multiples
façons et donc prendre des significations différentes. C’est ce qui permet à Wang Meng ces
variations ludiques ».
18. Intervention lors de la journée doctorale « Texte traduit et études littéraires », Université
de Lille III, 9 janvier 2004. Cf. aussi sa préface à Wang Meng, Contes et libelles, p. 8.
19. E. Ady, « Sur les bords du Danube », adaptation d’A.-M. de Backer, in Endre Ady, choix de
poèmes établi par E. Guillevic et L. Gara, Budapest – Paris, Corvina – Seghers, 1967, p. 79.
20. G. Tverdota, « Le traducteur face aux noms propres », in Acclimater l’autre, J. Karafiáth et
G. Tverdota (éd.), Budapest, Balassi, 1997, p. 68.
21. Ibid.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 121
La traduction des realia n’est pas sans soulever des difficultés : faut-il
expliciter un nom de plante, un plat, une coutume, en donner un équivalent
français – si toutefois celui-ci existe – ou laisser le terme sous sa forme ori-
ginale, au risque d’une mauvaise interprétation ou d’une obscurité ? Au-
delà de la « vie matérielle », comment traduire une référence historique ou
littéraire ? Chaque option engage le projet de traduction, en ce qu’elle con-
tribue à rapprocher ou à éloigner du lecteur le référent étranger. Le traduc-
teur peut-il / doit-il recourir à des notes, à un glossaire, si tant est que l’auteur
en accepte la présence ? La solution retenue par Philippe Bouquet dans sa
traduction du roman écrit en suédois par Kjell Westö, Le Malheur d’être un
Skrake 22, me semble élégante et efficace : il propose, en fin de volume, un
glossaire historique et culturel et précise dans sa préface :
C’est […] pour faciliter la lecture que nous avons rejeté en fin de volume
l’élucidation des réalités typiques de la vie quotidienne au cours de la pé-
riode où se déroule ce livre (en gros, les années 1950 à 1990) en Finlande.
Un astérisque* incitera ceux dont la curiosité est piquée à se reporter à
ces notes en forme de glossaire. Les autres feront semblant de rien et appré-
cieront ce récit pour lui-même sans trop se soucier de savoir qui était qui
et ce qui était quoi 23.
Si le traducteur renonce aux notes, par choix personnel ou parce que
l’auteur s’y refuse, il me semble que ses interventions gagneraient à être
signalées (par une modification typographique par exemple) car elles peu-
vent fausser l’analyse. J’en prendrai pour exemple la traduction de Harmo-
nia Caelestis de Péter Esterházy 24. Joëlle Dufeuilly, traductrice d’une des
deux parties du roman, a exposé la façon dont elle a résolu le problème des
allusions culturelles, historiques ou littéraires, qui visent clairement à éta-
blir une complicité avec le lecteur hongrois, alors même que l’auteur refuse
par principe toute note du traducteur :
Avant de chercher une solution, je me suis interrogée sur l’effet et l’impor-
tance de ces allusions dans son livre. Esterházy, tel est du moins mon sen-
timent, utilise ces références comme une arme pour, entre autres, établir
une relation de complicité avec le lecteur, un ton de connivence, élément
très important de son écriture. Malheureusement, transposées dans une
autre langue et dans une autre culture, ces références produisent l’effet
inverse de celui escompté, puisque l’abondance d’allusions à des person-
nes et à des événements totalement étrangers peut sembler rébarbative et
éloigner le lecteur de l’auteur. Autrement dit, ce qui dans le livre original
22. K. Westö, Le Malheur d’être un Skrake, trad. fr. P. Bouquet, Larbey, Gaïa, 2003.
23. P. Bouquet, préface à K. Westö, Le Malheur d’être un Skrake, p. 8.
24. P. Esterházy, Harmonia Caelestis, trad. fr. J. Dufeuilly et A. Járfás, Paris, Gallimard, 2001.
122 Anne-Rachel Hermetet
25. J. Dufeuilly et P. Moncorgé, « D’une subjectivité l’autre », TransLittérature, no 23, été 2002,
p. 24.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid.
29. Le procédé est fréquent dans son œuvre. Ainsi dans Hahn-Hahn grófno" pillantása – lefelé
a Dunán (L’Œillade de la comtesse Hahn-Hahn – en descendant le Danube [1991], trad. fr.
A. Járfás, Paris, Gallimard, 1999), P. Esterházy cite, sans l’identifier, la traduction hongroise
de Le città invisibili d’Italo Calvino, dans un jeu de collage complexe. La traductrice fran-
çaise reprend, sans l’indiquer davantage, la traduction de Jean Thibaudeau. Cf. notre éude :
« Un livre peut-il avoir la forme du Danube ? (Claudio Magris, Péter Esterházy) », in La
Poétique du fleuve, F. Melzi d’Eril (éd.), Milan, Cisalpino, 2004, p. 357-368.
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 123
Le casse-tête du plurilinguisme
Au-delà des idiomatismes, le commentaire des idiolectes des personnages
peut poser problème ; on le sait, leur transposition constitue un point sen-
sible, que chaque traducteur aborde dans le cadre de son projet de traduc-
tion. La question des dialectes se révèle particulièrement épineuse. Je rappelle
pour mémoire que le lecteur français des romans d’Andrea Camilleri entend
30. M. Werner, Laisse-moi, trad. fr. P. Deshusses, Arles, Actes Sud, 2001, p. 9. Version originale :
Froschnacht, Salzbourg – Vienne, Residenz Verlag, 1985, p. 5 : « Einmal im Monat kommt er,
nistet sich ein, bleibt drei Tage. Im Halst, wo sonst. […] Dreckfrosch ».
31. M. Werner, Laisse-moi, p. 30 ; Froschnacht, p. 26 : « es schneit, ich hasse, zuhause pack ich
die nächstbeste Katze und schlage sie gegen die Wand ».
32. M. Werner, Laisse-moi, p. 98 ; Froschnacht, p. 99 : « Soll ich den Frosch vielleicht im glauben
lassen, dass sein Quarter ein Sumpf sei ? ».
124 Anne-Rachel Hermetet
33. S. Quadruppani, préface à A. Camilleri, La Forme de l’eau, Paris, Fleuve noir, 1998, p. 17.
34. J. Safran Foer, Tout est illuminé, trad. fr. J.-P. Carasso et J. Huet, Paris, Éditions de l’Olivier,
2003, p. 9. Version originale : Everything is illuminated, New York, Houghton Mifflin, 2002,
p. 1 : « My legal name is Alexander Perchov. But all of my many friends dub me Alex, because
it is a more flaccid-to-utter version of my legal name. Mother dubs me Alexi-stop-spleening-
me !, because I am always spleening her. If you want to know why I am always spleening her,
it is because I am always elsewhere with friends, and disseminating so much currency, and
performing so many things that can spleen a mother ».
Les désarrois du lecteur d’œuvres traduites 125
C’est dire que s’il est un phénomène culturel familier au Finlandais, c’est
le multilinguisme. On en trouvera le reflet dans ce livre qui, quoique rédigé
en suédois, est sans cesse pimenté de mots et expressions en finnois. Pour
permettre de les identifier sans perturber la lecture par d’incessantes notes
en bas de pages, nous avons décidé – en accord avec l’éditeur – de les faire
figurer en caractères gras. Mais, comme tous les autres pays au cours de
la seconde moitié du xxe siècle, la Finlande s’est ouverte au monde anglo-
saxon, en particulier dans le domaine du commerce, de la musique et du
sport, d’où un certain nombre de titres ou de mots pour lesquels nous
avons adopté, cette fois, les italiques. Mais il convenait encore de tenir
compte de nombreuses expressions en allemand (qui figureront dans
notre texte en italiques gras) et en russe (qui le seront en souligné). Nous
espérons que le lecteur ne nous tiendra pas rigueur de cette petite com-
plication rendue nécessaire par une situation linguistique particulière et
l’usage qu’en fait un écrivain qui prend grand plaisir, de son propre aveu,
à manier les différentes langues de l’Europe 35.
Et il poursuit :
il s’agit toujours de produire une inintelligibilité relative dont il appartient
au traducteur – et c’est là toute la difficulté – de jauger le degré 42.
mal connue – d’une partie des lecteurs anglo-saxons. J.-P. Richard choisit
de multiplier les notes dans un apparat critique qu’il qualifie lui-même de
« pléthorique » 46, afin de signifier au lecteur francophone que le roman est
« pour le lecteur américain mainstream de Wideman le lieu d’expérience
d’une carence culturelle » 47. La solution adoptée met ainsi le lecteur à
« l’épreuve de l’étranger », non seulement linguistique mais culturel, en
soulignant la distance et en faisant de l’ignorance culturelle un révélateur
de l’œuvre.
Conclusion
Dans les lignes qui précèdent, il a été souvent question de pièges, de lacu-
nes, d’ignorance. Mon propos n’est pas de conclure à l’impossibilité d’une
lecture pertinente des œuvres traduites mais plutôt de signaler la vigilance
nécessaire au lecteur, qui toujours avance sur une corde raide, en se deman-
dant jusqu’où il peut légitimement mener son analyse. Il s’agit aussi de
rappeler combien les choix du traducteur orientent l’interprétation. C’est
lui qui décide de mettre en évidence ou de gommer la distance culturelle,
par l’explicitation, la glose ou l’insertion de notes. Il semble que le commen-
taire de la traduction soit d’autant plus difficile que le traducteur avance
masqué, que ses interventions ne se distinguent pas du texte auctorial. La
lecture de traduction requiert ainsi une attention particulière, qui n’inter-
dit pas de goûter au plaisir du texte, et se situe constamment dans un entre-
deux, à la frontière entre subjectivité et prise en compte de l’altérité. Et je
ne résiste pas au plaisir de rappeler, pour finir, un très bel exemple de lacune
culturelle, emprunté à un article de György Tverdota. Devant traduire en
hongrois le syntagme « Jakobs Leiter » (« l’échelle de Jacob »), un traducteur
du xixe siècle n’a pas identifié la référence biblique et en a fait un homme,
Leiter Jakab. Depuis, leiterjakab est devenu un nom commun hongrois,
qui désigne une faute de traduction 48, nom commun qui reste sans doute
intraduisible en toute autre langue.
Anne-Rachel Hermetet
Université d’Angers
Les problèmes soulevés par l’acte du traduire ont une double origine : ils
sont d’une part liés aux deux langues que le traducteur met en contact et
d’autre part aux cultures que celles-ci véhiculent. Cela car, comme l’a remar-
qué Henri Meschonnic :
La langue est le système du langage qui identifie le mélange inextricable
entre une culture, une littérature, un peuple, une nation, des individus et
ce qu’ils font 1.
2. I. Calvino, Lettere 1940-1985, L. Baranelli (éd.), Milan, Mondadori (I Meridiani), 2000, p. 793.
3. E. Etkind, Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, L’Âge d’Homme,
1982, p. 24.
4. I. Calvino, « Collezione di sabbia », in Collezione di sabbia [1984], Milan, Mondadori (Oscar),
1994, p. 5-10. Il s’agit de notre édition de référence, citée désormais « Cds ».
5. I. Calvino, « Collection de sable », trad. fr. J. Thibaudeau, Les Lettres nouvelles, décembre
1976 (cité désormais Trad. Thibaudeau), p. 204-209 ; I. Calvino, « Collection de sable », in
Collection de sable, trad. fr. J.-P. Manganaro, Paris, Seuil, 1986 (cité désormais Trad. Manga-
naro), p. 11-17.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 131
6. « Cds », p. 5.
7. Elle a en particulier été mise en évidence par F. Rondolino dans son article « Cronache in
stile », L’Indice dei libri del mese, I, no 3, décembre 1984, p. 9, et par M. Barenghi dans son
introduction à I. Calvino, Saggi, Milan, Mondandori (I Meridiani), 1999, p. XXVI-XL.
132 Sandra Garbarino
8. « Cds », p. 5.
9. Trad. Thibaudeau, p. 204.
10. Trad. Manganaro, p. 11.
11. « Cds », p. 5. Pour les citations suivantes, respectivement : trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad.
Manganaro, p. 11.
12. E. Arcaini, « Universaux chromatiques et relativisme culturel. Analyse contrastive : domaines
français et italien », Repères, no 2, 1987, p. 5-86.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 133
13. G. Mounin, Les Belles Infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 109.
14. Ibid.
15. Respectivement : « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
16. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 13.
17. Respectivement : ibid.
134 Sandra Garbarino
C’è una persona che fa collezione di sabbia. Viaggia per il mondo e quando
arriva a una spiaggia marina, alle rive d’un fiume o d’un lago, a un deserto,
a una landa, raccoglie una manciata d’arena e se la porta con sé 18.
Il y a quelqu’un qui fait collection de sable. Qui voyage à travers le monde,
et quand il arrive sur une plage au bord de la mer, ou sur la berge d’un
fleuve, ou d’un lac, ou dans un désert, ou sur une lande, il ramasse une
poignée de sable et l’emporte.
Il existe une personne qui fait collection de sable. Elle voyage à travers le
monde, et lorsqu’elle arrive sur une plage au bord de la mer, sur les rives
d’un fleuve ou d’un lac, dans un désert ou une lande, elle ramasse une
poignée de sable et l’emporte avec elle.
par Henri Meschonnic 25 qui, en étudiant l’incipit de Si par une nuit d’hiver
un voyageur 26, a souligné que cet ouvrage aurait demandé une attention
particulière au niveau du rythme :
Et la demande est du rythme. Dans les deux premières pages le motif
récurrent est celui de la lecture, selon une écriture répétitive qui fait le cli-
mat du texte : son motif. Là aussi, dans les proses comme dans les vers, et
toutes les proses réflexives ou romanesques, il y a le récit et le récitatif 27.
Selon ce théoricien de la traduction, les médiateurs du texte, Danièle
Sallenave et François Wahl, ont échoué dans cette entreprise :
Or, cette traduction est une désécriture. La masse de ses dérythmements
met en évidence la différence entre une écriture – une prosodie person-
nelle – et l’indifférence à une prosodie. Son effacement, et l’effacement
de son effacement. Avec l’air le plus naturel. Une prose littéraire qui sem-
ble garder le ton de l’original et avoir, elle aussi, la vitesse d’un original
second. À ne pas voir que c’est une traduction. L’ambition suprême de ce
type de traductions 28.
L’importance que Meschonnic attribue au rythme de l’écriture créa-
tive en général et de la prose calvinienne en particulier ne surprend pas : les
chaînes sonores formées par les allitérations et les assonances ainsi que la
distribution métrique des phrases servent à l’auteur pour mettre en évi-
dence des passages plus ou moins importants. Compte tenu de cela, ces
repères ne devraient pas être oblitérés au moment de la transposition :
Le rythme, non l’interprétation, fait la différence entre les traductions.
La différence réelle dans l’interprétation. Le rythme, dans la traduction
exactement comme dans l’original, doit faire que l’interprétation soit non
porteuse mais portée 29.
30. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11. Le premier syntagme, qui
se termine par le mot oxyton « fa », peut être considéré en italien comme un vers de neuf
syllabes (novenario tronco) ; on pourrait également réaliser une synalèphe entre « c’è » et
« una » en obtenant ainsi un septénaire oxyton, mais le déplacement du premier accent
secondaire du vers, de « è » à « úna », créerait un choc cacophonique entre accent gram-
matical et accent métrique.
31. Respectivement : ibid.
138 Sandra Garbarino
Chez lui, / bien alignés sur de nombreuses étagères, / l’attendent des cen-
taines de flacons en verre.
Sur de longues étagères, à son retour, l’attendent / des centaines de flacons
de verre alignés […].
Dans le texte italien, la lecture est guidée par une division métrique en
expansion : un premier syntagme de huit syllabes (un septénaire propa-
roxyton), suivi par un deuxième de dix (compte tenu de la synalèphe entre
« allineati » et « in »), et un troisième de onze. Nous avons aussi une série
d’allitérations fondées sur la répétition des phonèmes /l/, /n/ et /t/. Quant
aux deux traductions, les choix des médiateurs sont tels qu’elles finissent
par différer à la fois l’une de l’autre et du texte-source. Dans la première
version, les éléments syntaxiques sont déplacés par rapport à l’original. De
plus, si d’un côté la transposition finit par raréfier le tissu d’allitérations
(ne demeurent que les réitérations en /n/, renforcées par la présence des
voyelles nasales où domine en), d’un autre côté, le médiateur tâche de main-
tenir la musicalité de la parole calvinienne, et peut-être aussi de l’accentuer,
en modifiant son rythme. La phrase s’en trouve transformée. Le déplace-
ment des éléments enrichit la période d’une rime interne (étagères : verre)
qui n’était pas prévue dans le texte de Calvino et qui accentue la scansion
rythmique. Dans le passage français transposé par Manganaro, les allitéra-
tions et les effets de rythme semblent avoir tendance à disparaître pour
laisser primer le sens. Mais, en réalité, ce n’est pas le cas. Comme dans le
passage de Thibaudeau, l’une des répétitions sonores qui demeurent est
celle des voyelles nasales en et on, du retour constant des sons r et l et de
l’alternance des phonèmes /s/ et /z/.
Ces quelques phrases révèlent que le premier médiateur a modifié
le texte-source à son gré. Aurait-il renoncé au sens pour sauvegarder les
sons ? Observons les extraits qui suivent :
Ecco che come ogni collezione / anche questa è un diario : diario di viaggi,
certo ma pure diario di sentimenti, di stati d’animo, d’umori ; anche se non
possiamo essere sicuri che davvero esista una corrispondenza tra la fredda
sabbia […] 32.
Voici que comme toute collection / celle-ci aussi bien est un journal : un
journal de voyages, sans doute, mais aussi de sentiments, états d’âme,
humeurs ; même si nous ne pouvons pas nous assurer qu’il existe vérita-
blement une correspondance entre le sable froid […].
effet de style enferme les mots dans un double réseau de relations séman-
tiques et phoniques : « i campioni che fanno più spicco » 33 ; « registra un
residuo di lunghe erosioni » ; « di bianchi musi col pallino nero del naso » ;
« copertine chiuse ed etichettate » ; « la struttura silicea dell’esistenza » ; « nulla
è rimasto nella rena rappresa ». Calvino travaille minutieusement la langue,
il la cisèle, il la polit. Ces syntagmes, compte tenu de leur richesse phoni-
que, ainsi que de leur concision, pourraient presque être comparés à des
vers 34. À ce propos, la dernière phrase est exemplaire : la répétition par
paronomase de « nulla » et « nella », combinée aux allitérations du pho-
nème /r/ (rimasto, rena, rappresa), confère au passage une allure musicale.
Cependant, comme nos exemples l’illustrent, ce n’est pas là le seul cas d’en-
chaînement sonore. Dans ces phrases les phonèmes se suivent par couples
ou par groupes de trois : les suites phoniques caractérisant « Collezione di
sabbia » ne sont donc pas accidentelles mais recherchées par l’auteur qui
les combine selon un schéma qui lui est propre 35.
Ces extraits auraient dû être traduits en prêtant une attention particu-
lière à leurs mouvements sonores mais cela n’a pas toujours été possible :
« i campioni che fanno più spicco » 36 devient « les champions qui font le
plus d’effet » ou « les échantillons qui ressortent le plus » ; « di bianchi musi
col pallino nero del naso » 37 est traduit par « de museaux noirs au petit nez
blanc » ou par « de museaux blancs avec une boule noire pour nez » ; « del
calore umido dell’uadi nulla è rimasto nella rena rappresa » 38 devient « plus
rien n’est resté de la chaleur humide de l’oued dans ce tas de sable » ou
« rien n’est resté de la chaleur humide de l’oued dans le sable figé ». À l’ex-
ception de certaines allitérations qui ont pu être maintenues grâce aux res-
semblances entre l’italien et le français, une partie des effets sonores a été
effacée : par exemple, dans la troisième phrase, malgré l’itération du son r,
l’effet d’enchaînement phonique engendré par le passage « nulla è rimasto
nella rena rappresa » finit par se perdre définitivement. Cependant, les deux
39. Cf. à ce propos l’entretien avec P. Fournel, « Italo Calvino : cahiers d’exercice », p. 84-89.
40. Cf. W. Weaver, « An interview and its story », in Calvino Revisited, F. Ricci (éd.), Toronto,
Dovehouse, 1989, p. 17-31.
41. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
42. « Cds », p. 7 ; trad. Thibaudeau, p. 206 ; trad. Manganaro, p. 13.
43. Respectivement : Ibid.
142 Sandra Garbarino
44. I. Calvino, Lezioni americane, Milan, Garzanti, 1988, p. 7-35, 39-62, 65-88.
45. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
46. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 13.
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 143
47. Cf. M. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 48. Kundera souligne
l’importance de la répétition et de sa traduction dans le respect de la volonté de l’auteur.
48. La précision de la langue calvinienne a été mise en lumière par plusieurs critiques, notam-
ment V. Coletti, « Calvino e l’italiano “concreto” e “preciso” », in Italo Calvino, la lettera-
tura, la scienza, la città, G. Bertone (éd.), Gênes, Marietti, 1988, p. 36-43 ; P.V. Mengaldo,
« La lingua dello scrittore », in Italo Calvino (Actes du colloque international de Florence,
26-28 février 1987), G. Falaschi (éd.), Milan, Garzanti, 1988, p. 203-224 et id., « Il sistema
Calvino. Fantasie del vuoto in Collezione di sabbia », in La tradizione del Novecento. Terza
serie, p. 294.
144 Sandra Garbarino
des divergences dans les textes-cibles. Les unités, les syntagmes et les phra-
ses qui diffèrent sont en moyenne plus d’une trentaine par page. Dans tous
ces cas, les deux versions de l’article peuvent différer car les traducteurs ont
choisi des synonymes différents, des termes plus ou moins appropriés, ou
encore parce qu’une des deux versions présente des erreurs graves.
Notre analyse contrastive nous a permis de découvrir deux typologies
de situations opposées. D’une part, lorsque Calvino insère dans sa chroni-
que des synonymes, Thibaudeau et Manganaro ont parfois décidé d’effa-
cer la synonymie. D’autre part, ils ont tendance à pencher vers des options
différentes lorsqu’ils peuvent choisir entre deux traductions d’un même
terme.
à la « lettre » calvinienne ainsi qu’à son « esprit », pour le dire avec Antoine
Berman 52, alors que Thibaudeau paraîtrait s’écarter de la « lettre » pour
donner sa propre version, fidèle à son propre « esprit » et plus ou moins
éloignée du texte-source. Remarquons au passage le lexème « champions »,
employé par Thibaudeau pour traduire « campioni », qui dénote une ten-
dance de la part de ce médiateur à avoir recours au procédé du calque. Ce
choix l’amène à commettre une erreur, sans doute dictée par sa mécon-
naissance de la polysémie du mot « campioni » qui, comme le prouve la
transposition de Manganaro, aurait dû être traduit par « échantillons ».
Transgressions et écarts
Les exemples étudiés nous ont permis de mettre en lumière une série d’écarts
entre les deux textes d’arrivée. Ces écarts deviennent plus évidents dans un
certain nombre de passages à cause des erreurs qui les accompagnent : « Al
ritorno l’attendono, allineati in lunghi scaffali centinaia di flaconi di vetro » 53
est traduit par Thibaudeau « Chez lui, bien alignés sur de nombreuses éta-
gères, l’attendent des centaines de flacons en verre » et par Manganaro « Sur
de longues étagères, à son retour, l’attendent des centaines de flacons de
verre alignés ». Cet extrait présente de nombreuses imprécisions. La plus
importante réside dans le fait que les étagères de Calvino ne sont pas « nom-
breuses », comme l’écrit le premier médiateur, mais longues (« lunghi scaf-
fali ») ; ensuite les « flaconi di vetro » sont tout simplement « allineati », alors
qu’ils sont « bien alignés » dans cette première version ; pour finir, le texte
de départ s’ouvre sur un complément de temps (« al ritorno »), qui devient
chez Thibaudeau un complément de lieu (« chez lui »).
La comparaison suivante nous permettra de mettre en lumière une
dernière série d’écarts : « una mescolanza cangiante di rosso bianco nero gri-
gio che sull’etichetta porta un nome ancor più policromo : Isola dei Pappa-
galli, Messico » 54 est traduit par Thibaudeau « un mélange instable de rouge
blanc noir et gris dont l’étiquette est encore plus polychrome : Île des Per-
roquets, Mexique » et par Manganaro « un mélange changeant de rouge,
blanc, noir, gris qui porte sur l’étiquette un nom encore plus polychrome :
“Île des Perroquets, Mexique” ». Pour le premier traducteur, le mélange
« cangiante » de couleurs devient tout d’abord « instable » : un adjectif qui
confère une connotation négative à la phrase. Ensuite, contrairement à ce
que nous lisons dans la traduction de Thibaudeau, ce n’est pas l’étiquette
52. A. Berman, La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain [1985], Paris, Seuil, 1999, p. 32.
53. « Cds », p. 5 ; trad. Thibaudeau, p. 204 ; trad. Manganaro, p. 11.
54. « Cds », p. 6 ; trad. Thibaudeau, p. 205 ; trad. Manganaro, p. 12.
146 Sandra Garbarino
du flacon de sable qui est polychrome, mais le nom du mélange. Il est pos-
sible que le traducteur des années 1970 ait voulu corriger une erreur sup-
posée de l’écrivain en attribuant l’adjectif « polychrome » à étiquette. Mais
il est toutefois évident que le sens de la phrase a été complètement boule-
versé par ce déplacement. Si l’auteur définissait comme « polychrome » le
nom écrit sur l’étiquette – ce qui pouvait évoquer chez le lecteur du texte-
source des images de paradis exotiques et de perroquets aux couleurs bario-
lées – dans le texte de Thibaudeau la couleur devient réelle, matérielle, et
nous finissons par imaginer une simple étiquette multicolore. À notre avis,
cette « correction » aplatit la richesse de la chronique calvinienne en rédui-
sant à zéro – ou presque – la puissance évocatrice des mots.
Ces médiateurs réagissent aussi de deux manières différentes à l’ab-
sence de ponctuation typique de la prose calvinienne. Si le premier traduc-
teur ajoute la ponctuation en rétablissant ainsi la norme du « beau français »,
le deuxième évite d’insérer des virgules là où elles n’étaient pas prévues.
Conclusion
Compte tenu des écarts entre les deux traductions, il nous semble fonda-
mental de nous interroger sur les raisons de la démarche traductive adop-
tée par le premier médiateur : s’agit-il de choix inconscients ou les solutions
proposées ont-elles été mûrement réfléchies ? En nous référant aux com-
mentaires mêmes de Thibaudeau, nous serions tentée de soutenir que ces
modifications ne sont pas involontaires car, lorsque nous l’avons interviewé,
il a avoué :
Si je traduis, je n’ai pas envie d’être ni Calvino, ni Sanguineti. Si je traduis,
je cherche à satisfaire mon goût, ma sensation, mon sentiment de la lan-
gue française. Autant que possible, il faut être, en général, avec les auteurs
comme Calvino, « littéral ». Ce qui ne veut pas dire qu’on ne change pas
des choses 55.
55. Interview de J. Thibaudeau réalisée à Paris, en février 2001, par S. Garbarino (De la tra-
duction…, p. 524).
« Collezione di sabbia » d’Italo Calvino en français… 147
56. « Le traducteur […] accepte de remplir les plus infimes fonctions, les rôles les plus effacés ;
“Servir” est sa devise, et il ne demande rien pour lui-même, mettant toute sa gloire à être
fidèle aux maîtres qu’il s’est choisis, fidèle jusqu’à l’anéantissement de sa propre person-
nalité intellectuelle » (V. Larbaud, Sous l’invocation de Saint Jérôme [1946], Paris, Gallimard,
1997, p. 9).
57. Interview de J.-P. Manganaro réalisée à Paris, en décembre 1998, par S. Garbarino (De la
traduction…, p. 526).
58. Ibid.
148 Sandra Garbarino
Sandra Garbarino
Université Lumière – Lyon II
COMMENT PINOCCHIO A PARLÉ FRANÇAIS
cette production littéraire est souvent publiée en langue étrangère dans des
versions médiocres, dont la qualité est souvent bien inférieure à celle du
texte original.
On pourrait en attribuer la cause au fait que le traducteur, dans ce type
d’ouvrages, est confronté à des difficultés doubles : aux difficultés d’ordre
linguistique et culturel qu’il doit affronter habituellement, s’ajoutent celles
qui relèvent de l’adaptation aux capacités propres au public enfantin. Cons-
cient du fait que les compétences de celui-ci sont par définition différentes
de celles des lecteurs adultes, le traducteur, dans son rôle de médiateur entre
deux langues et deux cultures, s’efforce parfois de le lui rendre accessible et
lisible, en procédant à ce qu’il est convenu d’appeler une adaptation. Hélas,
l’affirmation d’une attention spécifique au destinataire enfantin devient
trop souvent, pour celle ou celui qui s’attèle à la tâche de la traduction d’un
livre de littérature d’enfance et de jeunesse, un alibi pour toutes les insuf-
fisances et les infidélités. Au nom de la lisibilité peuvent être commis tous
les crimes de manipulation du texte, qui pourra ainsi être librement cor-
rigé, coupé ou encore augmenté. Allant au-delà de la simple transposition
linguistique, la traduction glissera vers des remaniements d’ordre divers
(idéologique, narratif, stylistique…) dans un but d’« acculturation » qui se
traduira dans notre cas par une francisation. Le résultat, comme l’a bien
vu Isabelle Nières, est qu’en règle générale « le statut de la traduction est
nettement plus faible dans le domaine du livre pour enfants que dans celui
du livre pour adultes » 1.
Tel est le sort, comme nous allons le voir, qu’ont connu les Avventure
di Pinocchio en terre française. Le texte de Carlo Collodi est d’abord paru
en feuilleton au fur et à mesure des épisodes dans le Giornale per i bambini
(du 7 juillet 1881 au 25 janvier 1883), puis en volume chez l’éditeur floren-
tin Felice Paggi en 1883 2. Il fut d’abord publié en France par Tramelan et
Voumard, imprimeurs-éditeurs à Paris, en 1902, sous le titre de Les Aven-
tures de Pinocchio. Histoire d’une marionnette, à partir d’une édition ita-
lienne du même Paggi 3 ; le volume reproduit en effet les illustrations
d’Enrico Mazzanti et Luigi Magni. Cette traduction dont on ne connaît
1. I. Nières, « La traduction dans les livres pour la jeunesse », in Attention ! Un livre peut en
cacher un autre : Traduction et adaptation en littérature d’enfance et de jeunesse, Cahiers du
Cerulej, no 1, 1985, p. 35-54.
2. Sur les vicissitudes de la rédaction et de la publication des Avventure di Pinocchio, cf.
O. Castellani Pollidori, « La struttura di Pinocchio », in « Introduzione » à C. Collodi, Le
avventure di Pinocchio, édition critique, Pescia, Fondazione Nazionale Carlo Collodi, 1983,
p. XXI-XXXVI. Il s’agit de notre édition de référence pour les citations en italien.
3. La page de titre signale qu’il s’agit d’une « traduction autorisée d’après la 17e édition
italienne ».
Comment Pinocchio a parlé français 151
8. Cette édition ne mentionne pas le nom du traducteur, mais nous avons pu vérifier qu’il
s’agit de la même traduction.
9. Nous remercions Isabel Violante pour cette information.
10. Il serait trop long de donner ici la liste de toutes les traductions et adaptations des Aven-
tures de Pinocchio en langue française, dont le nombre dépasse la centaine.
11. Ce qui n’avait pas été le cas de l’édition Tramelan et Voumard, qui ne comportait aucune
préface ni texte éditorial introductif.
12. Nous suivons la terminologie établie par Gérard Genette, qui le définit comme « un des
lieux privilégiés de la dimension pragmatique de l’œuvre, c’est-à-dire de son action sur le
lecteur » (Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 17).
13. Comtesse de Gencé, « Comment j’ai connu Pinokio », Avant-propos de Les Aventures de
Pinokio [1912], Paris, Albin Michel, 1939, p. 11. Nous citons d’après cette édition.
Comment Pinocchio a parlé français 153
14. Ce qui avait également été le cas de la traduction d’« Emilio », qui avait souvent donné les
mêmes traductions des noms des personnages que la comtesse, à l’exception de Pinocchio
(dont avait été conservée l’orthographe italienne), de Lucignolo (devenu « Lucignol ») et
de Geppetto (transformé en « Compère Gipette »).
15. Nous nous limitons à indiquer entre parenthèses le numéro du chapitre.
154 Mariella Colin
il s’agit de détails par lesquels l’auteur a inséré une note cruelle ou sarcas-
tique dans la narration. C’est ainsi que, dans la traduction, le père La Cerise
« jeta à terre violemment [Pinokio] », alors que dans l’original « si pose a
sbatacchiarlo senza pietà contro le pareti della stanza » (I) ; que les « brigands »
prennent la place des « Assassini » (XIV, XV, XXIII) ; que « il povero impiccato »
devient « le malheureux pantin » (XV) ; que Pinokio crie « Meurs donc ! »
et non plus « Crepa ! » (XXVIII) au chien Alidor ; que le paysan qui a pris au
piège le pantin ne le maîtrise plus « tenendogli un piede sul collo », mais « en
lui mettant un pied sur l’épaule » (XXI), et qu’enfin Pinokio, qui, après avoir
été privé de ses pièces d’or par le Renard et le Chat, avait été condamné par
le Juge à « quattro mesi di prigione », bénéficie en français d’une réduction
de peine (« trois mois de prison »), et voit sa condamnation prononcée « par-
dessus le marché » (XIX) et non pas « per castigo ».
Les erreurs et les glissements de sens relevés jusqu’ici sont quantité négli-
geable à côté de la perte irrémédiable, dans la version française, de tout ce
qui constituait la « toscanité » du niveau de langue original. La structure
linguistique globale des Avventure di Pinocchio est le toscan-florentin, soit
une variante régionale de l’italien utilisant toutes les ressources du réper-
toire linguistique de Florence. Ce registre de langue était celui d’une épo-
que où l’usage florentin était mal différencié de l’usage national et où les
« toscanismes » (qui étaient inscrits dans la littérature italienne, née avec
des auteurs toscans comme Dante et Boccace) ne paraissaient pas étrangers
à la langue soutenue. Collodi, qui aimait déclarer que, « essendo toscano,
sono condannato pur troppo a parlare come parlano i Toscani » 16, avait choisi
comme registre expressif pour Le avventure di Pinocchio celui de tous ses
autres écrits : le « fiorentino vivo di tono medio di un secolo fa » 17. Ce « ton
moyen », spontanément adopté par l’écrivain, était celui d’un juste milieu
entre le niveau littéraire soutenu et celui d’une langue entièrement popu-
laire, qui savait rester toujours « vivo » par « le continue incursioni nel regi-
stro parlato, di tipo più o meno familiare » 18.
L’origine régionale est patente tant dans le lexique que dans la mor-
phosyntaxe et les tournures idiomatiques. Il s’agit d’une langue qui a été
qualifiée par Luca Giannelli de « vernaculaire » dans la mesure où le texte,
19. L. Giannelli, « Una lettura dei “dialettalismi” di Pinocchio », in Interni e dintorni del Pinoc-
chio : Folkloristi italiani del tempo del Collodi, P. Clemente, M. Fresta (éd.), Montepulciano,
Editori del Grifo, 1986, p. 245.
20. A. Asor Rosa, « Le avventure di Pinocchio di Carlo Collodi », in Letteratura italiana. Le
Opere, vol. III, Dall’Ottocento al Novecento, Turin, Einaudi, 1995, p. 942.
21. Cette liste, qui a été établie à partir de l’édition critique de 1983, comprend 130 lemmes.
22. O. Castellani Pollidori, « La lingua di Pinocchio », in « Introduzione », p. LXIII-LXXXIV.
23. L. Giannelli, « Una lettura dei “dialettalismi” di Pinocchio », p. 241-255.
24. L. Serianni, « La toscanità viva del Collodi », in Il secondo Ottocento : dall’Unità alla prima
guerra mondiale, Bologne, Il Mulino, 1990, p. 201-206.
25. D. Marcheschi, « Note » à Le avventure di Pinocchio, in C. Collodi, Opere, Milan, Monda-
dori (I Meridiani), 1995, p. 916-1033.
26. M. Cortelazzo, « Dal Pinocchio vernacolare al Pinocchio dialettale », in Scrittura dell’uso
al tempo del Collodi, F. Tempesti (éd.), Pescia, Fondazione Nazionale Carlo Collodi, 1995,
p. 45-52.
27. Italien : nuovo, uovo, commuovere, suonare, tuonare…
28. Italien : abbrustolito, ammaliziato, azzoppato, domandare, spelluzzicare, spegnere, schiacciare,
succhiare…
156 Mariella Colin
(II), italien : rinsecchito ; « levar la mano » (III), italien : prender la mano (detto
di un cavallo) ; « manritto » (XXXI), italien : di destra ; « pallato » (XXIV), ita-
lien : chiazzato ; « pasqua di rose » (XXXVI), italien : Pentecoste ; « perduta da
una parte » (XXXVI), italien : paralizzata da un lato ; « di picchio » (VII), ita-
lien : di schianto ; « tirarsi avanti » (XXXVI), italien : sostentarsi ; « trovarsi a
tocco e non tocco » (XXIV), italien : essere a un pelo da ; « a ufo » (XVII), italien :
a vuoto ; « dal vedere al non vedere » (V), italien : in men che non si dica…
Ont été également gommées plusieurs formes idiomatiques caracté-
ristiques du florentin oral, qu’on rencontre en grand nombre dans les dia-
logues, où ils font partie de l’idiolecte des personnages. On trouve parmi
celles-ci les adjectifs possessifs avec apocope postvocalique : « Gli è il mi’
babbo » (XXIII) ; « Dunque tu se’ proprio il mi’ caro Pinocchio ? » (XXXV), qui
sont remplacés par autant de formes standard : « C’est mon papa », « C’est
vraiment toi, mon petit Pinocchio ? ». Les vocatifs toscans en « O » (Oh en
italien) avec lesquels Pinocchio s’adresse aux interlocuteurs qu’il veut api-
toyer sur son sort – « O Lucciolina » (XXI), « O Fatina mia » (XXIII, XXIV),
« O mamma mia » (XXVII) – deviennent en français standard : « Petite Lu-
ciole », « Oh ! ma petite Fée », « Oh ! Maman, maman ». Le « O » est aussi
en toscan une des marques distinctives de l’interrogation orale. On trouve
ainsi plusieurs fois cette forme toscane caractéristique, par exemple : « O
dunque chi sei ? » (I) ; « O il Pesce-cane dov’è ? » (XXVII) ; « O della tua giac-
chetta che cosa ne hai fatto ? » (XXIX). Elle devient : « Qui donc es-tu ? », « Où
est le Requin ? », « Et qu’as-tu fait de ton habit ? ». Une autre forme caracté-
ristique toscane introduisant une interrogation est le « Che » (sans fonction
grammaticale) : « Che cosa sia questa musica ? » (IX) ; « Che è grosso dimolto
questo pesce-cane ? » 32 (XXIV) ; « Che credi che… ? » (XXVI) ; « Che gli è venuto
male ? » (XXVII), qui sont traduits par : « Il est donc bien gros ce Requin ? » ;
« Crois-tu que… ? » ; « Il lui est donc arrivé du mal ? ».
L’origine régionale marque également la morphosyntaxe de différen-
tes façons : dans l’usage prépositionnel – par l’emploi de di à la place de da :
« cane di guardia » (XXI), « i ragazzi di cattivi diventano buoni » (XXXVI), et
de a à la place de di : « gli dispiace a morire » (XVI), « dispiace a vedermi solo »
(XXIII) ; par l’accord irrégulier sujet-verbe – « Mi viene i bordoni » (XII),
« arrivò un Corvo, una Civetta e un Grillo-parlante » (XVI) ; par l’emploi de
pronoms sujets impersonnels, formes archaïques et de plus en plus rares
en italien – notamment avec « egli è » et « gli è che » : « Egli è che noi ragazzi
siamo tutti così » (XVII), « gli è accaduto che un buon babbo… » (XXIII). Toutes
32. Le mot pesce-cane apparaît tantôt avec un P majuscule et tantôt avec un p minuscule.
158 Mariella Colin
littérature populaire, était destiné à être dit par la vive voix d’un narrateur
s’adressant à son auditoire.
37. Pour la définition du « testo aurale » et de sa rhétorique propre, cf. R. Pellerey, « Pinocchio
tra dialogo e scrittura », Belfagor, 31 mai 2005, p. 267-284.
38. Pour une typologie des structures de l’oral et de l’écrit, cf. A. Bernardelli, R. Pellerey, Il
parlato e lo scritto, Milan, Bompiani, 1999.
160 Mariella Colin
39. Ce terme a été défini par Gérard Genette comme étant l’une des modalités de la transpo-
sition textuelle, par modification stylistique à l’intérieur du même genre littéraire. Cf.
G. Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
40. Le avventure di Pinocchio, p. 3. Figurent en gras les toscanismes.
41. Les Aventures de Pinokio, p. 14. Dans l’extrait en français, nous avons mis en évidence les
lieux du texte traduit où apparaissent des modifications stylistiques (en gras) et des
erreurs ou des infidélités (en italique).
Comment Pinocchio a parlé français 161
42. Des quatre « résumés » faits par Pinocchio de ses aventures, deux sont faits à Geppetto (VII
et XXXVI), un à la Fée (XVII) et le dernier au marchand qui a acheté Pinocchio métamor-
phosé en âne pour en revendre la peau (XXIV).
43. Pour une analyse des modalités d’énonciation de ces récits-résumés en liaison avec les
motivations du personnage, cf. M. Lavagetto, « Pinocchio racconta Pinocchio », in Lavo-
rare con piccoli indizi, Turin, Bollati Boringhieri, 2003, p. 265-275.
162 Mariella Colin
sua, perché io non volevo ammazzarlo, prova ne sia che messi un tegamino
sulla brace accesa del caldano, ma il pulcino scappò fuori e disse : « Arrive-
della… e tanti saluti a casa » e la fame cresceva sempre, motivo per cui quel
vecchino col berretto da notte, affacciandosi alla finestra mi disse : « Fatti
sotto e para il cappello » e io con quella catinellata d’acqua sul capo, perché
il chiedere un po’ di pane non è vergogna, non è vero ? me ne tornai subito a
casa, e perché avevo sempre una gran fame, messi i piedi sul caldano per
rasciugarmi, e voi siete tornato, e me li sono trovati bruciati, e intanto la
fame l’ho sempre e i piedi non li ho più ! ih !… ih !…ih !… ih ! 44…
Sur le plan des discours préfabriqués, le cas le plus extraordinaire est sans
aucun doute celui du Directeur du cirque.
Ce discours montre une évidente intention parodique, dont les mar-
ques surabondent à tous les niveaux de la langue. Ce qui est le plus remar-
quable dans ce discours, c’est qu’il est absolument gratuit, non fonctionnel
[…] et qu’il constitue une expansion purement ludique du récit, dont la
charge thématique, pour être occasionnelle, n’en est pas moins forte 57.
essendo riusciti vanitosi tutti i mezzi donné que tous les moyens furent inu-
per addomesticarlo al vivere dei qua- tiles pour arriver à le domestiquer et
drupedi civili, ho dovuto più volte ricor- que j’ai dû, bien des fois, recourir au
rere all’affabile dialetto della frusta. Ma suggestif langage du fouet. Mais toute
ogni mia gentilezza, invece di farmi da ma bienveillance ne faisait qu’éloigner
lui benvolere, me ne ha maggiormente de moi sa sympathie. Et il me détestait
cattivato l’animo. Io però, seguendo il de plus en plus. Cependant, je décou-
sistema di Galles, trovai nel suo cranio vris un jour, dans son crâne, une petite
una piccola cartagine ossea, che la stessa bosse osseuse que la Faculté de Méde-
Facoltà medicea di Parigi riconobbe esser cine de Paris reconnut elle-même pour
quello il bulbo rigenerato dei capelli e être celle du bulbe générateur des che-
della danza pirrica. E per questo io lo volli veux et de la danse pyrrhique. C’est
ammaestrare nel ballo, nonché nei rela- pour cette raison que j’entrepris de
tivi salti dei cerchi e delle botti foderate di lui apprendre non seulement le saut
foglio. Ammiratelo ! e poi giudicatelo ! des cerceaux et des cercles de papier,
Prima però di prendere cognato da voi, mais encore l’art véritable de la Danse.
permettete, o signori, che io vi inviti al Admirez-le et jugez-le. Toutefois, avant
diurno spettacolo di domani sera : ma de vous faire faire sa connaissance, per-
nell’apoteosi che il tempo piovoso minac- mettez-moi, messieurs, de vous invi-
ciasse acqua, allora lo spettacolo, invece di ter à notre matinée de demain soir.
domani sera, sarà posticipato a domat- Mais dans l’apothéose que le temps
tina, alle ore undici antemeridiane del pluvieux nous menace de pluie, le
pomeriggio. »59. spectacle de demain soir serait remis
à demain matin, à onze heures avant
midi. »60.
59. Le avventure di Pinocchio, p. 134. Figurent en gras les mots pastichés et les propos incongrus.
60. Les Aventures de Pinokio, p. 262-263. Figurent en gras les modifications stylistiques, en ita-
lique les écarts traductifs.
Comment Pinocchio a parlé français 167
Conclusion
Au terme de notre étude, nous pouvons conclure que la version des Avven-
ture di Pinocchio qui a été l’objet de la plus longue lecture en France n’a pas
échappé au statut traductif généralement médiocre qu’Isabelle Nières a
constaté dans le domaine de la littérature enfantine. Les causes, comme
nous venons de le voir, sont multiples. Elles sont liées avant tout à la grande
complexité et à l’extraordinaire richesse inventive d’un texte qui aurait
requis l’intervention non pas d’un simple traducteur, mais d’un écrivain-
traducteur, capable de produire une création originale dans la langue d’arri-
vée. À un premier niveau, ce traducteur-créateur aurait eu à cœur de ne
pas gommer la structure mimétique du texte collodien ; il aurait conservé
la même stratégie d’énonciation par « oralisation interne », au lieu de pro-
céder à une réécriture stylistique monocorde découpant les paragraphes et
modifiant la ponctuation pour se conformer aux règles les plus convention-
nelles du « bon usage » dans la pratique du français écrit. À un deuxième
niveau, il aurait cherché à restituer le plurilinguisme langue italienne / lan-
gue vernaculaire de l’original par différents moyens, ou bien en jouant sur
de possibles variantes régionales par rapport au français national, ou bien
en ayant recours à différents niveaux de langue, ou encore en inventant
une langue « préfabriquée » originale. C’était le cas, par exemple, du parlé
de certains personnages des vignettes de journaux illustrés, qui paraissaient
au début du xxe siècle, comme le Petit Journal illustré : le sapeur Camem-
ber de Christophe (alias Georges Colomb) « parlait » une langue hilarante,
dans laquelle les mots en patois côtoyaient les mots savants estropiés 61.
Mais ce genre de recherche stylistique et langagière était étranger aux pra-
tiques scripturaires de la comtesse de Gencé, qui, en tant qu’auteur de
manuels d’élégance et d’étiquette, ne devait pas apprécier les jeux de lan-
gue des comics et autres personnages de bandes dessinées. L’idée qu’elle se
faisait des livres pour l’enfance correspondait certainement à une produc-
tion éditoriale conforme à des critères normalisés.
61. Exemple de discours du sapeur Camember : « Que je suis trop-z-heureux, mam’selle Vic-
toire, d’être choisi par vous, pour à seule fin d’avoir celui de vous rendre tous les services
dont auxquels je suis susceptible » (Christophe [G. Colomb], Les Facéties du sapeur
Camember, 4e éd., Paris, Armand Colin, 1907, p. 43).
168 Mariella Colin
Mariella Colin
Université de Caen Basse-Normandie
français à partir du xive siècle, semble indiquer que l’auteur connaît les
particularités de la langue écrite de cette époque, que l’on appelle le moyen
français. En revanche, la forme li Normant est morphosyntaxiquement
déconcertante : c’est un cas sujet pluriel, c’est-à-dire la forme donnée en
ancien français à un substantif sujet, attribut, épithète du sujet ou apposé
à ce dernier, qui correspond au nominatif pluriel latin, ou encore à un ap-
pellatif, un vocatif latin. Mais on attendrait ici un cas régime, forme donnée
au substantif complément, puisque li Normant est complément du nom
Ystoire. Le titre attendu serait donc l’Ystoire des Normanz (*de les Normanz
> des Normanz), ce d’autant plus que, déjà au xive siècle, le cas sujet de
l’ancien français était de moins en moins employé, et qu’on s’acheminait
vers la généralisation d’une seule forme au singulier et une seule autre au
pluriel.
En ancien français, des restes de « déclinaisons » du latin se maintien-
nent sous la forme d’un cas sujet et un cas régime au singulier et un cas sujet
et un cas régime au pluriel. Si l’on prend l’exemple du substantif Normant,
il présente le paradigme suivant :
Singulier Pluriel
CS li Normanz (Normannus) CS li Normant (Normanni)
CR le Normant (Normannum) CR les Normanz (Normannos)
1. Prologue cité par l’abbé O. Delarc dans Ystoire de li Normant par Aimé, évêque et moine au
Mont Cassin, O. Delarc (éd.), Rouen, A. Lestringant, 1892, p. XXX.
172 Catherine Bougy
parti pris, car ses ajouts explicatifs sont souvent utiles. Il a aussi, de sa pro-
pre initiative, ajouté à la traduction de la chronique du moine Isidore celle
de l’Historia Normannorum, dont l’original latin a depuis disparu : le texte
traduit est donc le seul témoignage de l’ouvrage d’Aimé du Mont Cassin.
Nous analyserons en détail dans un autre passage sa transposition du
latin au français. Bornons-nous à relever ici quelques traits frappants de sa
traduction.
Il sait du français, et même du moyen français : l’emploi de formes diver-
ses du relatif composé lequel très en vogue aux xive et xve siècles le montre,
de même que l’expression d’un signifié par deux signifiants proches par le
sens : « covoite et desirre ; acquestees et scues, ordenez et faiz ».
Maîtrise-t-il bien le français ? On notera seulement deux formes verba-
les non conformes : la première personne du présent de l’indicatif « escrive »
(ancien français escrif, moyen français escris) et celle du futur « ajoudrai »
du verbe ajouter, pour ajouterai. Une graphie peut sembler contestable, celle
du participe passé du verbe savoir : si, à l’infinitif, on a tendance, par ana-
logie avec le latin scire, à écrire scavoir, le participe a, en moyen français, la
forme seu(e) et non pas scue(e), à moins qu’il ne s’agisse ici d’une transpo-
sition défectueuse de la part de l’éditeur du texte.
On notera aussi l’influence morphologique de la finale -o de masculin
singulier de l’italien (et du latin) dans les graphies « phylosofo, (h)omo ».
« Naturalment » est transposé de l’italien, là où le moyen français a naturelle-
ment. En revanche, la préposition « secont », transposition du latin secundum,
peut-être relayée par l’italien secondo, existe bien en ancien et moyen français !
Nous conclurons donc que le traducteur n’est pas français, et qu’il y a
de grandes chances pour qu’il soit italien…
3. Storia dei Normanni, V. de Bartholomæis (éd.), Rome, FSI, 1935, I, § 4. C’est nous qui sou-
lignons. Malgré le titre italien de cet ouvrage, il s’agit bien de l’édition de référence de la tra-
duction française du xive siècle, citée dorénavant comme Ystoire de li Normant.
4. Ibid., VIII, § 1. C’est nous qui soulignons.
5. Cf. P. Diacono, De viris illustribus Casinensibus, in Amato di Montecassino, Storia dei Nor-
manni, trad. it. G. Sperduti, Cassino, Francesco Ciolfi, 1995, p. 85-86.
6. 1078 est la date du dernier événement relaté dans l’Ystoire de li Normant, la mort de Richard
de Capoue ; 1086 celle de l’accession au trône papal de Didier, sous le nom de Victor III. Or
l’Ystoire lui est dédiée en tant qu’abbé et non en tant que pape.
7. Voir, à ce sujet, « Les Normands en Méditerranée aux xie et xiie siècles », Dossiers d’archéolo-
gie, no 299, décembre 2004-janvier 2005, P. Bouet (dir.), et notamment M.-A. Lucas-Avenel,
« Les témoins des faits ; les sources latines, grecques et arabes », p. 22-27.
174 Catherine Bougy
Vincenzo de Bartholomæis, d’où sont extraits les passages cités ici, à l’ex-
ception du prologue. Deux traductions récentes en ont été données, l’une
en italien, l’autre en anglais 8.
Faisons à nouveau quelques rapides remarques à propos du passage ci-
dessus, dans lequel on constate que toutes les formes verbales sont exactes.
La morphologie nominale présente en revanche de nettes inexacti-
tudes : « en lo temps » transpose tel quel ou presque (in) illo tempore, à cette
époque-là, avec un article masculin lo qui n’est plus en usage au xive siècle ;
la construction de « et tant de fulgure » paraît être la transposition d’un
ablatif de manière faisant suite à un ablatif de temps : « nocte » et « tanto
fulgure » (de nuit et avec tant d’éclat), la forme (savante) française attestée
étant fulgor ; « ordene », doublet savant de ordre, attesté en ancien français,
n’est plus en usage au xive siècle.
La forme pronominale « se clamer », au sens de se nommer, est un ita-
lianisme. De même, le traducteur italien, dont la langue ne connaît que come
(latin quomodo), le traduit par « comment », ignorant qu’en français come
et comment coexistent en tant qu’adverbes interrogatifs et exclamatifs mais
que seule la conjonction co(mm)e est un marqueur de la comparaison.
Les quelques lignes de ce passage en « français » comportent donc lati-
nismes, italianismes, formes désuètes (« ordene », l’article « lo » pour le), et
peut-être un dialectalisme de l’Ouest d’oïl, dans l’adjectif « merveillouz »,
qui présente une finale en -ous là où, pour l’évolution du o fermé accentué
et libre du latin, le français central a -eux.
Pour une analyse plus précise des caractéristiques de cet ensemble com-
plexe que constitue le français de l’Ystoire de li Normant, nous avons choisi
l’épisode qui retrace l’arrivée des premiers Normands en Italie du Sud.
8. Amato di Montecassino, Storia dei Normanni ; The History of the Normans by Amatus of
Montecassino, trad. angl. P.N. Dunbar et G.A. Loud, Woodbridge, Boydell & Brewer, 2004.
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 175
qu’il lor fust donné arme et chevauz, et qu’il vouloient combatre contre li
Sarrazin, et non pour pris de monoie, mes qu’il non pooient soustenir tant
superbe de li Sarrazin, et demandoient chevaux. Et quant il orent pris armes
et chevaux, il assallirent li Sarrazin et molt en occistrent, et molt s’encorurent
vers la marine, et li autre fouirent par li camp et ensi li vaillant Normant
furent veinceor. Et furent li Salernitain delivré de la servitute de li pagan.
Et quant ceste grant vittoire fu ensi faite par la vallantise de ces. XL. Nor-
mant pelegrin, lo prince et tuit li pueple de Salerne les regracierent molt et
lor offrirent domps, et lor prometoient rendre grant guerredon. Et lor prierent
qu’il demorassent a deffendre li chrestien. Mes li Normant non vouloient pren-
dre merite de deniers de ce qu’il avoient fait por lo amor de Dieu. Et se excu-
serent qu’il non pooient demorer.
Apres ce orent conseill li Normant que la venissent tuit li principe de Nor-
mendie et les enviterent. Et alcun se donnerent bone volenté et corage a venir
en cez parties de sa, pour la ricchece qui i estoit. Et manderent lor messages
avec ces victoriouz Normans, et manderent citre, agmidole, noiz confites, pail-
les imperials, ystrumens de fer aorné d’or, et ensi les clamerent qu’il deussent
venir a la terre qui mene lat et miel et tant belles coses. Et que ceste cosez fus-
sent voires, cestui Normant veinceor lo testificarent en Normendie 9.
Des italianismes
Plus que le latin, c’est l’italien qui interfère de façon considérable dans sa
maîtrise du français, particulièrement en ce qui concerne la morphosyn-
taxe nominale.
Nous avons vu précédemment la déclinaison de la majorité des noms
masculins en ancien français. Le système du traducteur est différent : pour
lui, le nom masculin, invariable, est précédé de l’article lo au singulier, li au
pluriel : « Christ lo nostre Seignor prist char », « lo prince et tuit li pueple de
Salerne les regracierent », « en lo monde », « por lo amor de Dieu ».
Il connaît pourtant l’existence de l’article li au cas sujet, comme on le
voit ici dans le relatif sujet singulier liquel et ailleurs dans « Et li prince li
otroïa sa benediction » 12, mais il s’est habitué à un système différent.
Certes lo, au cas régime, est bien la forme première du français, mais
elle est devenue dialectale après le xiie siècle et a été limitée aux dialectes de
l’Est et du Sud-Ouest. C’est l’existence en italien ancien du même article
masculin singulier lo qui lui a fait adopter cette forme, familière à ses yeux 13.
22. Je remercie Marie-Agnès Lucas-Avenel d’avoir attiré mon attention sur ces sens du sub-
stantif italien, moins moraux que ceux du latin.
23. Ystoire de li Normant, I, § 30.
24. Ibid., II, § 28.
25. Voir, sur ce sujet, Les Langues de l’Italie médiévale, O. Redon (dir.), Turnhout, Brepols
(L’atelier du médiéviste ; no 8), 2002.
180 Catherine Bougy
de même pour « castel » 34, château, village fortifié, qui renvoie au latin cas-
tellum, à l’italien castello ou au normano-picard câtel, câté, et pour le verbe
acater qui figure dans acatepain, que l’on rapproche du latin acaptare, de
l’italien accattare et du normano-picard acater 35. On signalera aussi qu’à la
variante « achatepain » correspond, dans les parlers du sud de la Norman-
die, la forme achater…
Il serait tentant de considérer comme des formes des parlers de l’ouest
d’oïl (auxquels appartiennent aussi les parlers normands) les adjectifs en -ouz
issus du suffixe latin en -osus : « victoriouz » 36 (latin victoriosus), « religiouz » 37
(latin religiosus), « gloriouz » 38 (latin gloriosus), ou « misericordiouz » 39 (latin
misericordiosus) ; on peut en effet les rapprocher de formes en -ou dans les
parlers normands, comme bavoux, pêquoux, goule, dans lesquels un o long,
accentué et libre du latin, diphtongué en -ou, n’a pas évolué en -eu comme
en français central (baveux, pêcheur, gueule), mais s’est simplifié en [u] en
conservant la graphie ou. Cependant cette « rencontre » de formes peut n’être
que le fruit d’une coïncidence et l’on peut aussi imputer à une influence de
la phonétique des dialectes méridionaux d’Italie (et de la métaphonie) la
fermeture en [u] du o long accentué et libre de ces adjectifs.
En revanche, on retiendra comme normano-picarde l’évolution en -ch
d’un c suivi d’un e ou d’un i ou encore celle d’un t suivi d’un yod que l’on
observe dans « s’avanchoit » 40 (de *abantiare, avancer), « rechut » 41 (de reci-
puit, reçut), « corrocha » 42 (de corruptiare, altérer), « reanchon » 43 (de redemp-
tione, rançon) et dans bien d’autres mots encore.
Catherine Bougy
Université de Caen Basse-Normandie
44. Voir également C. Bougy, « La langue improbable de l’Ystoire de li Normant (Italie du Sud,
xive siècle), traduction en français de l’Historia Normannorum d’Aimé du Mont Cassin
(xie siècle) », Annales de Normandie, no 55, 2005, p. 77-85.
184 Catherine Bougy
Traduction no 1
Avant l’an mille après que le Christ Notre Seigneur eut pris chair de la Vierge
Marie, apparurent dans le monde quarante vaillants pèlerins. Ils venaient du Saint
Sépulcre de Jérusalem où ils avaient vénéré Jésus-Christ. Ils vinrent à Salerne, qui
était assiégée par des Sarrasins, et qui se trouvait dans une si mauvaise situation
que ses habitants voulaient se rendre. Auparavant, Salerne s’était vu imposer un
tribut par les Sarrasins. Mais les Salernitains avaient pris du retard, ils n’avaient
pas, chaque année, payé les tributs à temps, si bien que les Sarrasins venaient aus-
sitôt avec une multitude de navires, ils frappaient, tuaient et ravageaient la terre.
Les pèlerins de Normandie arrivèrent en ce lieu et ne purent supporter une telle
injustice de la part de la puissance sarrasine, ni le fait que les Chrétiens fussent sou-
mis aux Sarrasins. Ces pèlerins allèrent trouver Gaimar, le prince sérénissime qui
gouvernait Salerne en toute justice, et le prièrent de leur faire donner des armes
et des chevaux, car ils voulaient combattre contre les Sarrasins, non pas pour de
l’argent, mais parce qu’ils ne pouvaient supporter tant d’arrogance de leur part ;
ils demandaient des chevaux. Quand ils eurent obtenu des armes et des chevaux,
ils attaquèrent les Sarrasins et en tuèrent un bon nombre. Bon nombre aussi s’échap-
pèrent en courant vers la mer, les autres s’enfuirent à travers champs. C’est ainsi
que les vaillants Normands remportèrent la victoire et que les Salernitains furent
délivrés de l’asservissement dans lequel les tenaient les païens.
Quand cette grande victoire eut été remportée grâce à la vaillance de ces qua-
rante pèlerins normands, le prince et la population tout entière de Salerne les remer-
cièrent vivement et leur offrirent des présents ; ils leur promettaient aussi de fortes
récompenses. Ils les prièrent également de rester pour défendre les Chrétiens, mais
les Normands ne voulaient pas accepter de récompense en argent pour ce qu’ils
avaient fait pour l’amour de Dieu et s’excusèrent de ne pouvoir rester.
Après cela, les Normands émirent l’avis que tous les princes de Normandie
vinssent là et les invitèrent. Certains eurent la volonté et le désir de venir dans ces
régions-ci, du fait de leurs richesse. Ils envoyèrent leurs messages avec ces Normands
victorieux, envoyèrent des citrons, des amandes, des noix confites, des étoffes de
soie impériales, des instruments de fer ornés d’or, et leur déclarèrent ainsi qu’ils
devaient se rendre dans cette terre qui produit du lait et du miel, et de si belles cho-
ses. Les vainqueurs normands certifièrent en Normandie la vérité de tout cela.
Traduction no 2
Avan mille après que le Christ le nôtre Seigneur eut pris chair de la Virgine
Marie apparurent en lo monde quarante vaillants pèlerins. Venaient du sain Sépul-
cre de Jérusalem pour vénérer Jésus-Christ. Ils vinrent à Salerne, qui était assiégés
de Sarrasin et si menés mal qu’ils voulaient se rendre. Auparavant, Salerne était
imposée d’un tribut de les Sarrasin. Mais ils avaient pris du retard, ils non avaient
payé chaque année les tributs à temps, si bien que les Sarrasins venaient aussitôt
avec une multitude de navires, ils frappaient, tuaient et ravageaient la terre. Les
L’Ystoire de li Normant : un casse-tête linguistique 185
Les articles réunis dans ce numéro sont autant de nouvelles pièces versées au
dossier de l’histoire de la réception de la littérature italienne en France. Du début
du siècle dernier jusqu’à la fin de notre siècle, ont été passés en revue les parcours
en terre française d’écrivains italiens ayant marqué leur époque, choisis tantôt
parmi les mineurs (Silvio Pellico, Cesare Cantù, Paolo Mantegazza) et tantôt
parmi les plus célèbres (Italo Svevo, Curzio Malaparte, Dino Buzzati et Vincenzo
Consolo).
Les études sur les uns et les autres ont permis de restituer les différentes mo-
dalités selon lesquelles leurs œuvres ont été comprises et diffusées, et de recon-
naître les médiateurs ayant joué un rôle essentiel pour leur circulation : journalistes
et critiques littéraires, éditeurs et directeurs de collection, sans oublier les univer-
sitaires (le plus souvent, des italianistes et des comparatistes). La connaissance
du cadre politique, idéologique et culturel français, comme l’horizon d’attente
des lecteurs, s’est révélée déterminante.
La résonance esthétique et idéologique du contexte français avec les lettres
italiennes a réservé plus d’une surprise, en permettant de mieux identifier les
sensibilités et les aspirations des couches sociales qui le composent. Le rôle sin-
gulier qu’y joue depuis toujours la littérature transalpine, servant tour à tour de
modèle et de repoussoir, de ferment et d’antagoniste, n’est pas le moindre des
intérêts révélés par les contributions ici présentées.
ITA L I N E M O
Riviste di italianistica nel mondo
Direttore : Marco Santoro
http://www.italinemo.it
Direzione
Marco Santoro
Università di Roma “La Sapienza”
Via Vicenza, 23 00185 Roma
Tel. e fax +39 06 35498698
marcosantoro@italinemo.it
Segreteria
segreteria@italinemo.it
Dibattiti e discussioni
forum@italinemo.it
ISSN : 1278-334X
9 782841 332786 ISBN : 2-84133-278-0 15 €