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• Baudelaire décrivit son état dans une lettre à sa mère de 1857 : «Ce que je
sens, c'est un immense découragement, une sensation d'isolement
insupportable, une peur perpétuelle d'un malheur vague, une défiance
complète de ses forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de
trouver un amusement quelconque [...] Je me demande sans cesse : À quoi
bon ceci? à quoi bon cela? C'est le véritable esprit de spleen.»
Questions :
LXXIV.
LA CLOCHE FÊLÉE
II est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
II arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.
1. Danaïdes : les cinquante filles de Danaos qui étaient condamnées, pour avoir assassiné leurs époux
le soir de leurs noces, à remplir pour l’éternité un tonneau sans fond.
2. Hydre de Lerne : monstre mythologique qui fut tué par Hercule. Ce reptile effroyable avait sept
têtes et chaque fois qu’on en coupait une, elle repoussait immédiatement.
LXXV.
SPLEEN 1
LXXVI.
SPLEEN
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans 1,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
— Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées2,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher 3,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.
Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.
— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux,
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.
LXXVII.
SPLEEN
Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,
Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,
S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.
Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade ;
Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
Et les dames d’atour1, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d’impudique toilette
Pour tirer un souris2 de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu
De son être extirper l’élément corrompu,
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
II n’a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé 3.
1. Dames d’atour : dames d’honneur qui veillent à la toilette d’une reine ou d’une princesse.
2. Souris : sourire (vieux).
3. Léthé : fleuve d’oubli, un des fleuves des Enfers, dans la mythologie grecque. Ses eaux, au cours
insensible et silencieux, avaient la propriété de faire oublier le passé à ceux qui eu avaient bu une
fois. Les ombres des morts, en descendant aux Enfers, devaient y boire l’oubli des maux et des
plaisirs de la vie terrestre.
LXXVIII.
SPLEEN
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
LXXIX.
OBSESSION
Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;
Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis1.
Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.
Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles
Dont la lumière parle un langage connu !
Car je cherche le vide, et le noir, et le nu !
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers.
LXXX.
LE GOÛT DU NÉANT
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur2,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !
Le Printemps adorable a perdu son odeur !
Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute.
Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?
LXXXI.
ALCHIMIE DE LA DOULEUR
L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture !
Dit à l’autre : Vie et splendeur !
Hermès3 inconnu qui m’assistes
Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas4,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages5.
LXXXII.
HORREUR SYMPATHIQUE
De ce ciel bizarre et livide,
Tourmenté comme ton destin,
Quels pensers dans ton âme vide
Descendent ? réponds, libertin.
— Insatiablement avide
De l’obscur et de l’incertain,
Je ne geindrai pas comme Ovide
Chassé du paradis latin.
Cieux déchirés comme des grèves6
En vous se mire mon orgueil ;
Vos vastes nuages en deuil
Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l’Enfer où mon cœur se plaît.
1. De profundis : formule latine empruntée aux premiers mots d’un psaume chanté pour la liturgie des
défunts.
2. Maraudeur : voleur.
3. Hermès : dieu de la mythologie grecque fondateur de l’alchimie.
4. Midas : roi légendaire qui reçut des dieux le don de changer tout ce qu’il touchait en or.
5. Sarcophages : cercueils de pierre.
6. Grèves : terrains plats couverts de gravier le long de la mer ou d’un cour d’eau.