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Depuis quand parlons-nous ?

11.12.2019, par 
Laure Cailloce

Mis à jour le 12.12.2019

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Très en vogue depuis cinquante ans, la théorie de la descente du
larynx, qui explique notre aptitude à parler, est battue en brèche
par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs. Ils repoussent de
200 000 à plus de 20 millions d’années la possibilité d’émergence
de la parole, dans une étude publiée aujourd’hui dans Science
Advances.
C’est une théorie vieille de cinquante ans qui a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Proposée
en 1969 par l’Américain Philip Lieberman, et largement acceptée et diffusée depuis, la théorie
de la descente du larynx posait LA condition de l’émergence de la parole chez
l’homme moderne, datée par le chercheur à près de 200 000 ans : pour être capable d’articuler
les voyelles « a » « i » et « ou », prédominantes dans toutes les langues du monde, il faudrait
posséder un larynx en position basse, situé au niveau de la 5 e vertèbre cervicale, contrairement
à nos lointains cousins singes qui possèdent un larynx haut, situé plus haut dans le cou, au
niveau de la 3e vertèbre cervicale.

Conduit vocal du babouin et de l’homme moderne. On retrouve les mêmes articulateurs - lèvres, langue... -, mais chez
l’homme, le larynx est positionné plus bas.
 Laboratoire de psychologie cognitive (CNRS/AMU) et GIPSA-lab (CNRS/UGA)
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« La théorie de la descente du larynx est une théorie très puissante, qui se propose d’expliquer
pourquoi l’homme peut parler, à la fois de par son évolution en tant qu’espèce, mais aussi du fait de
son évolution en tant qu’individu », raconte Louis-Jean Boë, spécialiste de la parole (aujourd’hui
retraité) au Gipsa-Lab1, qui cosigne et a dirigé une vaste étude publiée ce jour dans Science
Advances. En effet, le bébé, comme le singe, possède un larynx haut dans ses premières années
d’existence, avant que celui-ci ne descende plus bas dans le cou – sous l'effet de la croissance
du crâne qui tend à s’allonger chez l’être humain. « Le problème, comme nous le montrons après
vingt années de recherches pluridisciplinaires, c’est que cette théorie ne repose plus sur aucun
fondement valide. »
Le cas des bébés et des singes

Selon l’article publié ce jour, qui met en perspective les travaux d’une vingtaine de chercheurs
issus des sciences de la parole, de l’anatomie, de la primatologie, de l’étude de la cognition chez
les bébés, mais aussi de paléontologie humaine, la position du larynx importe peu pour la
formation de voyelles suffisamment différenciées pour permettre la parole. « Ce qui importe, c’est
moins la taille de notre conduit vocal, le “tuyau” qui part des cordes vocales et remonte via le pharynx
jusqu’à la bouche, que la façon dont nous le modifions grâce aux mouvements des lèvres, de la
mâchoire ou de la langue », explique Louis-Jean Boë. Le chercheur va plus loin : non seulement
un larynx bas n’est pas nécessaire pour parler, mais qui plus est, les singes et les bébés sont
tout à fait capables d’émettre des sons distincts.
Ce qui importe, c’est moins la taille de notre conduit vocal que la façon dont nous le
modifions grâce aux mouvements des lèvres, de la mâchoire ou de la langue.
Pour le montrer, les chercheurs ont appliqué aux bébés et aux singes la même méthodologie
que celle utilisée pour l’étude de la parole humaine : l’étude dynamique des variations de forme
du conduit vocal pendant la production de sons, et l’analyse fine des sons enregistrés grâce aux
outils de traitement du signal. « On a montré que d’un point de vue strictement anatomique, les
bébés sont tout à fait capables de produire les sons -a, -i, -ou, et qu’ils le font d’ailleurs très bien après
l’âge de 9 mois. S’ils ne le font pas plus tôt, c’est pour une question de maturation du cerveau et non à
cause d’une impossibilité mécanique », indique Jean-Luc Schwartz, spécialiste des mécanismes de
la parole au Gipsa-lab, et signataire de l’article publié dans Science Advances.

« Concernant les singes, nous avons eu l’opportunité de travailler avec l’équipe de Joël Fagot au
Laboratoire de psychologie cognitive à Marseille2, qui a enregistré un millier de vocalisations de
babouins en semi-liberté, poursuit Louis-Jean Boë. Avec ces scientifiques, nous avons pu constater
que ces singes produisaient jusqu’à 6-7 sons différenciés, sortes de proto-voyelles, et que certains de
ces sons étaient associés à des situations et des comportements bien identifiés. » Des études
acoustiques menées sur des macaques et des babouins ont également montré que la forme de
leur conduit vocal était loin de rester toujours identique, contrairement à ce qu’avançait
Philip Lieberman (la conséquence d’un larynx haut, selon lui), mais changeait largement durant
la production de vocalisations. « À sa décharge, Lieberman avait basé sa théorie sur l’étude
anatomique de cadavres de singes, qui étaient donc bien incapables de modifier la forme de leur
conduit vocal », précise le chercheur.
Néandertal aurait pu parler 

Dernière affirmation de la théorie de la descente du larynx mise à mal par le collectif de


chercheurs : celle selon laquelle Néandertal, du fait de son larynx haut, aurait été incapable de
produire un langage articulé. « Les travaux menés sur des fossiles néandertaliens par Jean-
Louis Heim, notre collègue paléontologue du Musée de l’Homme, ont tempéré cette assertion, affirme
Louis-Jean Boë. Si l’on prend le crâne, les vertèbres cervicales, et l’os hyoïde de Néandertal (os situé à
la base de la langue, NDLR), il apparaît qu’il avait le même port de tête que Sapiens et un larynx
vraisemblablement positionné à la même hauteur... » Anatomiquement, il pouvait donc
probablement parler, même si évidemment rien ne permet de savoir s’il le faisait.
Néandertal avait le même port de tête que Sapiens et un larynx vraisemblablement positionné à la même hauteur.
 Science Photo Library / Trueba, Javier / MSF
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Quant à savoir comment une thèse comme la théorie de la descente du larynx a pu occuper le
devant de la scène scientifique pendant près de cinquante ans sans jamais être challengée...
« C’est un cas intéressant pour l’histoire et la sociologie des sciences, indique Louis-Jean
Boë. L’explication réside probablement dans le fait qu’elle était facile à comprendre, pour les
scientifiques mais aussi pour le grand public, et qu’elle couvrait des disciplines variées – primatologie,
paléontologie, étude des bébés, étude de la parole –, qui sont habituellement très cloisonnées. » Un
cas d’école de la propagation des idées. ♦
À lire
"Which way to the dawn of speech?: Reanalyzing half a century of debates and data in light of
speech science", Louis-Jean Boë, Thomas R. Sawallis, Joël Fagot et al., Science Advances  11 Dec
2019: Vol. 5, no. 12, eaaw3916.
 

Notes

 1.Laboratoire Grenoble Images Parole Signal Automatique, Unité CNRS/Grenoble INP/Université


Grenoble-Alpes
 2.Unité CNRS/Aix-Marseille Université.

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