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1/ La notion de paradigme

Le terme de paradigme, tel qu'employé par Kuhn, concerne d'abord les


sciences. Un paradigme naît
"d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un
temps, fournit à la communauté de chercheurs des problèmes type et
des solutions"
(La structure des révolutions scientifiques, p.11).
Les paradigmes ont une fonction normative, ils façonnent la vie
scientifique pendant un temps.
Selon Kuhn, "L'utilité d'un paradigme est de renseigner les scientifiques
sur les entités que la nature contient ou ne contient pas et sur la façon
dont elles se comportent. Ces renseignements fournissent une carte dont
les détails seront élucidés par les travaux scientifiques plus avancés. En
apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une
théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un
mélange inextricable". Un paradigme "détermine la légitimité des
problèmes et aussi des solutions proposées" (La structure des révolutions
scientifiques, p.155).
Le mot paradigme, qui implique l’idée d’un modèle à suivre, est bien
adapté pour décrire ce qui se passe dans les sciences, car la normativité
joue un rôle dans la formation scientifique. "L'étude historique
minutieuse d'une spécialité scientifique donnée, à un moment donné,
révèle un ensemble d'illustrations répétées et presque standardisées de
différentes théories, dans leurs applications conceptuelles,
instrumentales et dans celles qui relèvent de l'observation. Ce sont les
paradigmes du groupe, exposés dans ces manuels, son enseignement et
ses exercices de laboratoire. En les étudiant et en les mettant en pratique,
les membres du groupe apprennent leur spécialité" (La structure des
révolutions scientifiques, p.71).
De plus, on constate que les doctrines sont reprises collectivement et
institutionnellement, ce qui conduit le plus souvent à les figer. "C'est
l'étude des paradigmes ... qui prépare l'étudiant à devenir membre d'une
communauté scientifique [...] (La structure des révolutions scientifiques. p.
30). Par l'intermédiaire de ce modèle, une tradition dans la façon de
connaître se constitue. "La recherche de la science normale est dirigée
vers l'articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit
déjà" (Ibid. p. 47). La science "normale" a tendance à se figer en une façon
de connaître reconnue et un savoir constitué. Le travail scientifique
devient, dans ce cas d'une science normalisée, un travail d'ajustement,
de mise au point et de précision du paradigme. "C'est à des opérations
de nettoyage que se consacrent la plupart des scientifiques durant toute
leur carrière. Elles constituent ce que j'appelle la science normale [...]"
(Ibid. p. 46).
Bien qu'ils ne soient pas indiqués par Kuhn, nous signalerons certains
inconvénients de cette situation. Sur le plan de l'apprentissage, la
transformation de la science en une méthode de connaissance et un
savoir constitué admis présente un risque car, dans ce cas, l'exigence de
démonstration, propre à la science, peut être quelque peu délaissée. La
science n'est pas un savoir constitué à reproduire, c'est une
connaissance qui exige d'être mise en œuvre et démontrée. L'argument
d'autorité, l'érudition et la tradition ne devraient pas intervenir dans la
connaissance scientifique, chaque scientifique doit être capable de
démontrer ce qu'il soutient.
Dans la science normale, les difficultés de la découverte, les élaborations
successives sont oubliées au profit d’une expression collective simplifiée.
C’est cette expression collective qui produit des effets pratiques dans la
conduite des recherches et dans la gestion institutionnelle. Il est donc
important de rendre compte de ce modèle collectif de la science normale
que désigne le terme de paradigme. Dans toutes les disciplines, l’histoire
montre une volonté de poursuivre et de répéter le paradigme qui a été
jugé valide à un moment donné. C'est légitime et utile, car il se produit
en continu une synthèse intégrative qui permet la transmission et le
perfectionnement continus du savoir, mais cela a pour inconvénient
une dogmatisation qui, à un certain moment, devient préjudiciable à
l'avancée des recherches.

2/ Les révolutions scientifiques


"Sans adhésion à un paradigme, il ne pourrait y avoir de science
normale"
(La structure des révolutions scientifiques, p. 144).
Lorsqu'un paradigme est établi, on entre dans un régime de "science
normale", selon le terme de Thomas Kuhn. La communauté scientifique
adhère au paradigme et les recherches se meuvent à l'intérieur du cadre
épistémologique formé par ce paradigme.
Un préalable est nécessaire pour comprendre le lien entre paradigme et
révolution scientifique. Kuhn ne croit pas à la réfutation simple et directe
des théories comme l'a suggéré Karl Popper. En effet, une observation
qui contreviendrait radicalement à la théorique est peu probable, car la
production des faits (par l'expérimentation), tout comme leur
interprétation, dépend de la théorie. Il suppose donc que l'affaire est
plus complexe, car, si on fait une expérience qui dément le paradigme en
place, cela suppose qu'il y a déjà eu une évolution (qui va amener un
changement radical, une révolution). Le changement est progressif, mais
aboutit à un moment de bascule où la transformation est radicale.
Pour Thomas Kuhn, les paradigmes se succèdent et l'on passe de l'un à
l'autre par une "révolution", car ils sont inconciliables. À un moment de
l'histoire d'une science, le paradigme qui modèle la science
normale rencontre des difficultés. Des énigmes apparaissent. Il s'ensuit
une crise qui dure un certain temps et peut provoquer un malaise et des
dissensions dans une partie de la communauté scientifique. Une ou
plusieurs nouvelles théories permettant de résoudre les énigmes se
proposent. Un nouveau paradigme se forme et l'on abandonne le
précédent. Le nouveau paradigme, à son tour, rencontrera des anomalies
qui provoqueront une crise, et ainsi de suite.
Les changements qui se produisent sont radicaux. Les concepts
changent, les vérités admises ne le sont plus, les méthodes évoluent, les
conceptions ontologiques sous-jacentes se modifient, le travail des
étudiants et des chercheurs se modifie et, finalement, c'est une nouvelle
manière de voir le monde qui apparaît. Il y a une disjonction et une
incompatibilité (une "incommensurabilité") entre l'ancien et le
nouveau paradigme. Plus largement, les changements de paradigme
aboutissent à des "révolutions dans la vision du monde" (La structure
des révolutions scientifiques, p. 157).
Comme exemple de changement de paradigme, on peut donner le
passage du géocentrisme à l'héliocentrisme. Avec cet exemple, on
comprend pourquoi l'extension donnée par Kuhn au concept de
paradigme a tendance à s'élargir considérablement : la controverse
scientifique sur le système solaire (fondée sur des calculs mathématiques
et l'observation d'irrégularités inexplicables dans la trajectoire des
planètes) déborde sur notre manière de percevoir l'univers.
Il vaudrait peut-être mieux dire, pour être plus précis, que les
changements de paradigme s'accompagnent d'un changement dans le
"grand récit" sur le monde qui irrigue la société. Ce récit dépasse le
paradigme scientifique, car il a une dimension philosophique. Pour les
scientifiques eux-mêmes, la manière de voir le monde change aussi. Kuhn
insiste sur le fait que la manière de percevoir et de comprendre la réalité
se modifie profondément. Ce n'est pas une simple réinterprétation des
données : "bien que le monde ne change pas après un changement de
paradigme, l'homme de science travaille désormais dans un monde
différent" (La structure des révolutions scientifiques, p. 170). Avec le
concept de paradigme, science et philosophie sont reliées et
l'ensemble est inclus dans la société.
À l'origine du changement, on trouve des anomalies, c'est-à-dire des faits
qui ne vérifient pas la théorie. Mais, une réfutation, même nette, ne
produit pas un abandon immédiat de la théorie (ce qu'une vraie science
devrait faire, selon Karl Popper). "Très souvent, les scientifiques
acceptent d'attendre" (Ibid, p. 119). Il faut plutôt une accumulation
d'anomalies et qu'un autre paradigme apparaisse. "Décider de rejeter un
paradigme est toujours simultanément décider d'en accepter un autre,
et le jugement qui aboutit à cette décision implique une comparaison des
deux paradigmes par rapport à la nature et aussi de l'un par rapport à
l'autre" (Ibid, p. 115). Thomas Kuhn insiste sur le fait que les paradigmes
se succèdent et qu'il n'y a pas de réfutation "sèche" qui laisserait un vide,
car "rejeter un paradigme sans lui en substituer simultanément un autre,
c'est rejeter la science elle même" (Ibid, p. 117) .

3/ Le concept de matrice disciplinaire


Le concept de paradigme a été précisé par Thomas Kuhn sept ans après la
première édition de son ouvrage. Il a proposé alors un nouveau terme,
celui de "matrice disciplinaire", pour dénommer ce qui fait l’objet d’une
adhésion du groupe scientifique, alors que celui de paradigme désignerait
plutôt les aspects exemplaires présents au sein de cette matrice.
Il lui paraît souhaitable de dégager le concept de paradigme de celui de
communauté scientifique dont le sens est sociologique. Ce que partage
une communauté scientifique et qui explique la communication entre ses
membres c'est leur "matrice disciplinaire", dont les divers composants
forment un tout.
Thomas Kuhn distingue quatre composants dans la matrice disciplinaire :
- Les lois scientifiques et leur formalisation.
- La conception du monde et les procédés heuristiques.
- Les valeurs qui soudent le groupe des chercheurs.
- Le modèle de résolution des problèmes.
C'est au point 4 que devrait être attribuée l'appellation de
« paradigme » : c’est le rôle joué par les solutions et les méthodes de
travail scientifiques déjà trouvées, considérées comme valides et qui
servent de modèle pour l'enseignement et la poursuite des travaux. Ce
sont les accomplissements passés qui servent d'exemple. Pour Kuhn, c'est
l'aspect le plus novateur et le moins bien compris de son livre La structure
des révolutions scientifiques.
Détaillons un peu le concept de matrice disciplinaire. Le terme de matrice
disciplinaire,
"implique une possession commune de la part des spécialistes d'une
discipline particulière ; matrice, parce que cet ensemble se compose
d'éléments ordonnés de diverses sortes, dont chacun demande une
étude détaillée. La totalité ou la plupart des éléments faisant l'objet de
l'adhésion du groupe [...] en tant que tel, ils forment un tout et
fonctionnent ensemble".
(La structure des révolutions scientifiques, p. 248)
Une matrice disciplinaire comporte plusieurs aspects.
- Des généralisations symboliques. Il s'agit des expressions employées
unanimement par les membres du groupe, et qui peuvent facilement
revêtir une forme logique (des lois physiques reconnues mises sous une
forme mathématique par exemple).
- Des principes que Kuhn appelle métaphysiques. Le fait d'adhérer
collectivement à certaines croyances comme l'équivalence entre chaleur
et énergie, ou à l'élasticité des molécules. C'est une manière de concevoir
le réel.
- Des valeurs concernant la science. Ce sont des opinions sur les
conditions de validité, l'exactitude, la qualité des prévisions, la place de la
science dans la société. Elles sont en général largement partagées par les
différents spécialistes des sciences de la nature et leur donnent le
sentiment d'appartenir à un groupe social. (La structure des révolutions
scientifiques, p. 248-251)
- Des exemples-types qui apportent des solutions aux problèmes que les
étudiants rencontrent dès le début de leur formation scientifique, ainsi
que des solutions techniques aux problèmes exposés. C'est plutôt cela
qu'il faudrait nommer paradigme. Thomas Kuhn repère ici un aspect
important de la science, la partie constituée par la "connaissance tacite,
qui s'acquiert en faisant de la science plutôt qu'en apprenant des règles
pour en faire" (La structure des révolutions scientifiques, p. 260). La
science se pratique, elle n'est pas réductible à un savoir et, si tant est que
l'on veuille que la recherche perdure, il faut que la pratique se
transmette.
Cette pratique renvoie à des aspects basiques tels que la perception. La
perception implique un apprentissage complexe qui transforme les
sensations par un jugement et une interprétation adéquate. Kuhn donne
l'exemple des physiciens qui doivent être capable de reconnaître, en les
différenciant, les traces des particules alpha de celles des électrons. Cet
apprentissage est valable pour toutes les disciplines scientifiques. Il
ajoute "il y a si peu de manières de voir qui conviennent, que celles qui
ont subi l'épreuve de l'usage du groupe valent la peine d'être transmises
de génération en génération" (La structure des révolutions scientifiques, p.
266).
L'expérience scientifique est très complexe. Elle demande non seulement
des dispositifs d'observation et d'expérimentation liés à la théorie, mais
aussi un apprentissage pour utiliser ces dispositifs correctement. Ceci
fait partie de ce que, finalement, Thomas Kuhn nomme paradigme au
sens précis du terme.
Né après six ans de réflexion, le concept de matrice disciplinaire, qui inclut
et permet de préciser celui de paradigme, est plus élaboré que ce dernier,
mais c'est lui qui a fait fortune et reste le plus connu.

4/ Une révolution kuhnienne ?


Khun a-t-il provoqué une révolution dans l'épistémologie et la philosophie
des sciences ? Par son travail, il a changé la façon de voir la science dans
les années 1960. Il a montré que les sciences ont une histoire, qu'elles ne
sont pas isolées de la société et même de la sociabilité humaine (au sens
des relations entre les personnes, des effets de groupe au sein des
institutions). La science, c'est aussi la "communauté des scientifiques".
LaStructure des révolutions scientifiques a brisé le clivage entre science et
société imaginé par l'épistémologie précédente. Il n'y a pas d'autonomie
complète de la science eu égard à la culture et à la société. Mais, Kuhn ne
met pas à équivalence tous les savoirs scientifiques.
Khun est-il relativiste ? Pour Alan F. Chalmers "le choc entre les thèses de
Kuhn, d'une part , et celles de Lakatos, ainsi que de Popper, de l'autre, a
engendré une polarisation du débat entre rationalisme et relativisme
(Qu'est-ce que la science, p. 167). D'un côté, Thomas Kuhn affirme qu'il
n'y a pas de réflexion neutre, purement rationnelle et universellement
démontrable dans le choix des théories. Mais, Kuhn ne défend pas pour
autant un relativisme. Il écrit :
"Les théories scientifiques de date récente sont meilleures que celles qui
les ont précédées, sous l'aspect de la solution des énigmes [...]"
(La structure des révolutions scientifiques, p. 279).
La position de Kuhn est nuancée. D'un côté, il admet que les valeurs de la
communauté scientifique influent dans le choix des décisions et que ces
valeurs dépendent de la société et l'idéologie. De l'autre, il considère
qu'il y a également des critères épistémologiques de décision (précision
des prévisions, rationalité de la présentation, résolution des problèmes).
Kuhn amène une complexification dans la vision de la science qui
contraste avec les tendances un peu rigides et simplificatrices de
l'épistémologie traditionnelle.
À la question qu'est-ce que la science, Thomas Kuhn répond que c'est une
connaissance qui se confronte à la nature. Elle évolue par saccades : elle
prend une forme normale, subit des crises, change, puis se stabilise, et
ainsi de suite. Kuhn utilise une approche d'allure structurale, à la fois
épistémologique, sociologique et historique. Cette combinaison permet
de montrer la manière particulière dont la science se constitue et évolue.
Au-delà de l'amélioration de la connaissance, les conceptions de l'univers
se modifient profondément lors des changements de paradigme.
Cette historicisation structurale met en évidence ce qui passe souvent
inaperçu, du fait de la tendance à réécrire l'histoire des sciences de
manière linéaire et idéalisée : d'une époque à l'autre, la science change
profondément.

I ) Paradigme et gestaltisme : des processus commun

II ) La singularité des changements de paradigme

III ) La temporalité des changements et l’aspect supra-logique

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