Haine dont il faut souligner, en deuxième lieu,
qu'elle est d'une autre nature que celle que l'homme
avait pu, jusqu'à l'avènement des régimes totalitaires,
porter à l'homme. Tous les groupes humains se sont
toujours définis chacun par ce qui faisait son unité et
par ce qui l'opposait à d'autres : l'hostilité virtuelle
ou réelle est une dimension éternelle constitutive de
l'espace international; et de même, à l'intérieur de
chaque groupe, tout homme peut avoir ses ennemis :
l'inimitié est inévitable, dès l'instant que tous les
hommes ne sont pas bons. Mais la paix était toujours
possible entre les nations, comme l'amitié, l'accord,
le pardon entre deux hommes. L'hostilité de l'homme
pour l'homme, dans un régime totalitaire, est défini
tive parce qu'elle n'a qu'une raison : nul ne sait borner
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l ses désirs, chacun considère que, comme le bon sau-
Arâgê de JeanJacques, « il a droit à tout ce à quoi ses
\forces lui permettent de prétendre », chacun en un mot
se prend en soi-même comme une fin. Dès lors, inévi
tablement, nécessairement, tôt ou tard, autrui se dresse
comme un obstacle permanent entre moi et la pleine
satisfaction de mes ambitions, que pourtant je juge
légitimes. Au mieux, l'homme devient un simple moyen,
le plus souvent un ennemi, et un ennemi non plus
seulement par accident, mais par nature. Le totalita
risme c'est alors une des formes possibles de l'orgueil
humain. —.„..-.-.....—-• -—-, «m».
Enfin, en troisième lieu, si cette hypothèse est
exacte, la question de l'origine des régimes totalitaires
se ramène à savoir comment il peut se faire que l'homme
devienne ainsi l'ennemi de l'homme. Or tout ce qui a
été dit jusqu'ici le suggère assez clairement : une
hostilité de cette sorte ne peut naître qu'à propos de
choses qui, par nature, ne sont pas susceptibles d'être
partagées à l'infini, c'est-à-dire qui sont telles que tout
ce que l'un en acquiert est autant dont l'autre se sent
privé. Or il est impossible d'imaginer qu'il y ait
d'autres choses qui répondent à cette définition que les
choses matérielles. Une idée claire et distincte peut être
partagée par un nombre infini d'hommes sans que per-
sonne puisse, si elle est claire et distincte dans son
esprit, la considérer comme altérée par le seul fait que
beaucoup y souscrivent. Tout le contraire est vrai
d'une chose matérielle : dès l'instant que tous la dési-
rent, il est inévitable qu'elle devienne, tôt ou tard,
rare. Tôt s'il s'agit d'un objet dont toute la valeur
tient à la rareté, soit qu'il soit effectivement rare par
nature, soit que sa rareté soit sans cesse recréée,
comme c'est le cas par exemple de tous les objets qui
ont une valeur commerciale et notamment de tous les
objets techniques (dont le dernier modèle est naturel-
lement le plus précieux mais aussi le plus rare, et dont
l'abondance correspond toujours à l'obsolescence).
Tard s'il s'agit d'une ressource naturelle apparemment
abondante; car rien de tout ce qui est matériel n'est
inépuisable, et l'air lui-même ne paraît l'être que parce
que les hommes n'ont pas encore trouvé le moyen de
s'en priver les uns les autres. Si cette analyse est
exacte, on ne saurait alors douter qu'il y a un lien
étroit entre le développement des régimes totalitaires
et la transformation du légitime souci pour les néces-
sités de l'existence en une passion exclusive pour les
biens matériels. En d'autres termes, ce ne peut être un
hasard si l'on voit surgir, en notre siècle, simultané-
ment le fait totalitaire et une philosophie de l'homme
qui"veut que ce dernier soit d'abord un çtre de besoins,
ou le produit de ses conditions matérielles d'exis-
tence, ou encore un animal purement économique.
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