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| intégrale de l'individu par quoi commence le totali-
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Si cette analyse est exacte, la conclusion en est donc
que toute société industrielle court le risque de verser
dans le totalitarisme. Risque n'est pas fatalité, nous y
reviendrons; mais risque il y a, car il relève de la nature
des choses. Dans ces sociétés, en effet, l'individu tend à
n'avoir d'autre droit explicite et reconnu — pour les
autres, il les prend, quoiqu'à ses risques et périls — que
d'être ce que son rôle social veut qu'il soit; toute
espèce de distance de l'individu par rapport à ce rôle
tend à être perçue comme une menace d'indépendance,
donc de supériorité, à l'égard des autres; c'est, par
exemple, la raison pour laquelle, dans ces sociétés,
on porte une haine si ardente et si primordiale à la
propriété privée, car cette institution est l'archétype de
tous les moyens qui permettent à un homme d'échapper Ji
ses semblables. Ce sont donc des sociétés dans les-
quelles l'homme tend à être défini comme un être
exclusivement social, comme social de part en part,
comme intégralement socialisé : il n'a droit à être
rien d'autre que ce que la société, c'est-à-dire tous les
autres, veulent qu'il soit; le corps social prétend
constituer son être, régir tous ses actes, lui imposer
ses fins. Aussi la qualification de totalitaire convient
absolument à cette espèce de société : une société est
totalitaire lorsqu'elle tend à se donner en tant que telle,
c'est-à-dire en tant que totalité de ses membres, pour
supérieure à n'importe laquelle de ses parties, sur la-
quelle le tout entend du même coup exercer un pouvoir
total, en lui déniant tout droit à se poser en face de lui
comme un être à part entière, en le condamnant à
l'évanescence d'une transparence totale.
L'hypothèse appelle trois commentaires.
Si elle est exacte, elle signifie d'abord que l'agent
catalytique du totalitarisme ne doit pas être recherché,
comme on le fait d'ordinaire, à l'extérieur de rindividji,
mais d'abord à l'intérieur de lui. Cette socialisation
tarisme, ce n'est pas sa soumission aux autorités
sociales ou politiques apparentes, c'est d'abord sa
sujétion aux regards, aux jugements, et à l'hostilité
du voisin, son asservissement aux milliers ou aux
millions de regards qui tous peuvent envier, accuser,
dénoncer, faire condamner. Le pouvoir totalitaire,
c'est d'abord le pouvoir de tous sur tous, la tyrannie
totalitaire, c'est d'abord la tyrannie de tous sur tous : le
vrai fondement du pouvoir de ceux qui sont au
sommet de la hiérarchie, c'est le pouvoir de ceux qui
en forment la base. La société totalitaire ne se fait
pas de haut en bas, mais de bas en haut, chacun de ses
degrés, chacun des pouvoirs intermédiaires résultant de la
concurrence de tous pour acquérir du pouvoir sur les
autres : si je veux devenir premier dans le parti, il
faut d'abord que je sois premier dans ma cellule et,
pour être ce premier-là, il faut que j'élimine mes ri-
vaux, c'est-à-dire des milliers d'autres qui, là où je vis,
peuvent tout autant que moi prétendre à la même
carrière et qui sont donc mes ennemis. S'il n'y a plus
qu'un œuf à vendre chez l'épicier, il faut que je passe
devant toute la file d'attente, qui n'est donc faite que
d'ennemis; sans cesse je dois avancer, et arrêter les
autres, éviter leurs pièges et leur tendre les miens. Le
totalitarisme, en un mot, c'est, à la place de l'amitié en
laquelle les anciens voyaient le principe de toute
société, le triomphe de la haine dans le cœur de chacun,
cette haine que tous les dissidents russes reconnaissent
pour être le dernier sentiment et le plus durable qui
demeure en l'homme, quand il a vécu assez longtemps
l'enfer totalitaire.
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