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Nina
→ Introduction
La France de la fin des années 2000 voit les appels à la désobéissance civile, qui
correspond au refus délibéré de suivre les prescriptions d’une loi, d’un décret ou d’une
circulaire tenus pour indignes ou injustes, proliférer. De plus, la liste des groupes d’individus
qui s’engagent dans ce genre de protestation, qui est devenue une forme courante d’action
politique, s’allonge: cela va cela va des militants associatifs qui viennent en aide aux
clandestins dans la «zone de transit» de Calais aux inspecteurs du travail qui n’acceptent
pas de traquer les étrangers en situation irrégulière sur leur lieu de travail. Ces actes posent
alors une question: «Qu’est-ce qui conduit un individu à encourir les rigueurs de la
répression (en acceptant les sanctions financières, le licenciement, l’arrestation, la mise en
examen, la garde à vue, le fichage ou le procès) afin de défendre ce qu’il ressent comme
une atteinte grave à la liberté, à la démocratie, à la justice ou à l’égalité ?»
Par ailleurs, il apparaît aux yeux de certains que ce refus d’appliquer une loi porte en lui une
menace pour le principe même de de la démocratie, et c’est pourquoi il est si difficile de
reconnaître un droit à la désobéissance civile, droit qui permettrait aux citoyens de se
soustraire à la «loi républicaine» et semble ainsi contradictoire.
La désobéissance civile est l’expression d’une exigence des pouvoirs du citoyen dans le
cadre d’une démocratie accomplie, elle ne se réduit plus à l’expression souveraine du désir
perfectionniste d’être en accord avec le meilleur de soi-même. En réponse à l’idée de la
désobéissance civile comme danger pour la démocratie, nous pouvons répondre qu’une
démocratie se grandit en oeuvrant à élargir l’espace de liberté et à garantir l’exercice des
contre-pouvoirs dont les citoyens disposent, et qu’elle s'affaiblit lorsqu’elle cherche à étouffer
les revendications d’extension des droits individuels «au nom de la règle majoritaire, de la
raison d'Etat ou en décrétant que la légalité ou la sécurité sont en péril.
La résistance à l’oppression, à la domination peut prendre de multiples formes. La
désobéissance civile est une de ces formes, mais celle-ci est prise dans une contradiction:
soit elle s’institutionnalise pour faire aboutir la revendication qu’elle porte, et elle cesse d’être
ce qu’elle est, soit elle demeure une manifestation «éphémère et émotionnelle», et reste
alors en marge des «mécanismes officiels de la démocratie», s’excluant délibérément du
processus de prise de décision. Ce qui fait ainsi la grandeur de la désobéissance civile
-«une voix qui ose s’élever pour dire non et refuser d’appliquer les prescriptions d’une
autorité légale au nom des principes supérieurs de l’humanité ou de la démocratie et au
mépris des sanctions»- en fait aussi la faiblesse.
Les questions qui guideront l’analyse de la désobéissance civile sont les suivantes:
-Le refus délibéré de respecter une loi est-il justifiable en démocratie ?
-En quoi la désobéissance civile est-elle une forme d’action politique ?
-Cette forme d’action se réduit-elle à l’expression tout individuelle d’une personne dont le
sentiment démocratique est froissé ?
-Pour quelles raisons concrètes et dans quelles circonstances en vient-on, de nos jours, à
désobéir ?
=> L’ambition de ce livre écrit par un sociologue et par une philosophe est donc de préciser
la place que vient occuper la désobéissance civile en démocratie
I) Cadrage
1) Désaccord, dissentiment, désobéissance, démocratie
Le désir de désobéissance en démocratie peut paraître, au mieux, comme un caprice, un
luxe, au pire comme un danger. En effet, il semble y avoir une contradiction entre résistance
et démocratie. Néanmoins, la désobéissance n’est pas une résistance comme les autres,
elle est plus complexe: c’est une résistance au conformisme. L’idée de résistance en
démocratie n’est pas un refus de la démocratie, au contraire, elle est liée à la définition
même d’une démocratie, d’un gouvernement du peuple par le peuple. Cette notion de
désobéissance est d’ailleurs née en contexte démocratique: elle a été inventée par le
philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862) et reprise par son confrère Ralph
Waldo Emerson (1803-1882). Elle exprime alors une approche américaine de la démocratie,
à une époque où elle essaie de se réinventer sur le sol américain.
→Conversation et conformisme
Pour que le gouvernement soit légitime, tous doivent y avoir, ou y trouver leur voix. Contre la
conformité, Emerson et Thoreau, comme John Stuart Mill, demandent donc «une vie qui soit
à nous, à laquelle nous ayons consenti, avec notre propre voix: une vie comme
conversation, bref la démocratie». Penser la désobéissance, c’est penser non seulement
qu’il n’y a pas de règles prédéterminées du fonctionnement social mais surtout qu’il n’y a
pas de règles qui limitent l’acceptabilité des revendications et leur forme. S. Cavell et
Emerson vont à l’encontre de l'idée selon laquelle il existe des règles qui nous disent
comment revendiquer: «quand je choisis ma règle, je n’en suis pas moins esclave».
→Independence Day
Thoreau se moque de l'Independence Day, au point que sa déclaration a été prise comme
sa déclaration d’indépendance par rapport à la société. Mais qu’entend Thoreau par son
retrait de la société ? Aurait-on le droit de se séparer d’une société insatisfaisante ?
S.Cavell fait un parallèle entre la question de la communauté politique et celle du divorce
dans son livre sur la comédie hollywoodienne, A la recherche du bonheur. D’après lui, ce qui
est en jeu dans la comédie du remariage, c’est le sort de la démocratie. En effet, il est
question dans les deux cas de conversation, concept qui se révèle être un pivot entre le
public et le privé, entre la question de la justification de l’Etat et celle de la relation privée.
Ainsi, la désobéissance civile est le recours interne à la démocratie de ceux qui se sentent
dépossédés d’une voix dans leur histoire. Il s’agit pour chacun d’exprimer ses convictions de
manière à ce qu’il soit entendu.
→Divorce et désobéissance
C’est dans le cinéma américain qu’il existe une importance du thème du remariage, où les
couples montrent la possibilité de recommencer et, en parvenant à se retrouver, d’accepter
une perte initiale, et de la surmonter par la conversation. Il y a ainsi une réappropriation à
l’écran de l’autre et de la parole, de la conversation (c’est ce à quoi Emerson et Thoreau
aspiraient). Cavell écrivait alors: «Au cœur de chaque moment de la texture et de l’humeur
de la comédie du remariage, il y a le mode de conversation qui unit le couple central. Il y a
une belle théorie de la conversation de Milton qui justifie le divorce, et fait de la volonté de
conversation le fondement du mariage, et même le fait du mariage». On retrouve alors avec
le divorce le thème propre à Thoreau du droit de rupture avec un État qu’on ne reconnaît
plus comme le sien. Si le contrat du mariage est une «miniature du contrat fondateur de la
république», alors nous devons à la république une participation qui prend la forme d’une
«conversation assortie et joyeuse». Cette obligation est pour Emerson le seul moyen
d’exprimer l’exigence perfectionniste; ce n’est qu’en exigeant un «bonheur authentique»
pour moi que je le revendique pour les autres. Cette revendication absolue de
perfectionnisme moral ne relève pas d’une «exigence morale particulière» selon Cavell
mais plutôt de la «condition de la morale démocratique». Pour poursuivre le parallèle avec le
mariage, il est dit que le consentement à la société, comme le consentement amoureux,
n’est pas un donné; il est constamment en question, «autrement dit, irrémédiablement
ouvert et toujours à reconduire».
II) Enquête
3) Gouverner au résultat
Dès les années 1970, une modernisation de l’Etat s’opère , notamment dans ses manières
de gouverner. Ainsi, c’est une «marchandisation» de l’Etat qui se met en place. Un autre
phénomène intervient: celui de la quantification de l’action publique. C’est cette
quantification que vise de nombreux actes de désobéissance civile.
4) Expérience de la dépossession
→Naissance d’une nouvelle exigence démocratique
De nos jours, les actes de désobéissance civile les plus emblématiques sont ceux
portés au nom de la défense des droits des étrangers sans papiers. Par ailleurs, de
plus en plus de ces actes visent à refuser de suivre des instructions qui font peser des
menaces sur l’égal accès des citoyens à des besoins fondamentaux (santé, éducation,
justice). Cela peut s’illustrer par la fusion de l’ANPE avec les Assedic en 2009 qui
deviennent alors une seule et même entité: Pôle Emploi. Les dossiers fusionnent ainsi, et
«lorsqu’un chômeur s’inscrira, le système informatique repérera s’il est d’origine
non-européenne et transmettra alors son dossier à la préfecture pour vérifications». Les
syndicats déclarent alors: «Nous nous opposons à toutes ces dispositions réglementaires
qui n’ont pour but que la stigmatisation de la personne étrangère». Certains agents
désobéissent pour s’opposer à ces usages de la quantification de l’action publique. De la
même manière, la mise en place de «Base élèves», sorte de fichage des élèves, a conduit à
un mouvement de rejet, forçant le ministère à supprimer le critère de nationalité et de
maladie du logiciel.
→Tarification à l’activité
Le financement des établissements de santé reprend le principe du coût par pathologie,
avec le «paiement au séjour», la «tarification à l’activité» (T2A). Les avantages de cette
méthode sont l’obligation de transparence des actes et prestations dispensés et la mise en
place d’un instrument de contrôle budgétaire. Néanmoins, ce «paiement au séjour» fait
courir le risque d’une dégradation dans la dispensation des soins. En effet, cela
entraîne certaines dérives comme la réduction des durées de séjour, avec une sortie parfois
trop précoce des patients vers leur domicile. Par ailleurs, la mesure de la «qualité à
l’hôpital» pose une question d’éthique. La qualité est mesurée à partir d’indicateurs
statistiques, de «cases à cocher». La quantification réduit le terme de qualité à ce qui est
chiffrable.
→Politique de la quantification
Avec la «numérisation du politique», justifiée par un impératif d’efficacité, une maxime est
posée: «l’Etat doit être géré comme on gère une entreprise». Il y a alors un retour de la
figure du chef, se caractérisant par un «patron de la nation», qui répond à la nécessité de
«réhabiliter le politique en instaurant son autorité». Le refus du régime de performance
repose sur la,sur la dénonciation des principes qui l’ont guidée: contrôle, intégration des
données et autoritarisme. Il s’agit de dénoncer l’atteinte que les réformes gestionnaires
portent aux principes de civilité (dignité, respect, autonomie, solidarité, gratuité)
III) Politique
5) Une conception ordinaire du politique
Le recours à la désobéissance civile pose une question: est-ce une forme d’action
politique ? Si on entend la notion de politique au sens théorique, alors oui, la
désobéissance civile marque une défiance des gouvernés à l’égard de ceux qui les dirigent
→Conséquences du pluralisme
Pour qu’une action collective soit reconnue comme politique, elle doit être identifiée comme
telle par ceux qui y participent. Elle doit remplir également viser à ce qu’une question
d’intérêt général soit prise en charge par l’organe de gouvernement. L’idée de conception
ordinaire du politique confirme la thèse de Thoreau et Emerson, reprise par S.Cavell: la
désobéissance est au fondement de la démocratie. Cette forme de mobilisation repose
sur «l’engagement personnel des individus à manifester leur refus de ce qui, à leurs yeux,
est inacceptable en démocratie».
→S’extraire du conformisme
«Pour que le gouvernement soit légitime, tous doivent y avoir, ou y trouver, leur voix»: cela
renvoie au concept de conversation démocratique, où chacun vaut autant que les autres.
Mais alors comment faire cohabiter des individus ayant des intérêts individuels ou
communautaires divergents dans une même entité politique ?
Par ailleurs, il faut que la voix privée de tous les citoyens soit rendue publique: ici repose le
problème de la démocratie, celui de la difficulté d’expression. Le concept de démocratie
radicale, selon lequel le consentement de chacun n’est jamais définitivement acquis, peut
alors intervenir. En effet, un «individualisme radical» est une porte ouverte à la
redécouverte de la démocratie. Il s’agit de différencier les multiples notions de
l’individualisme. Le thème le plus couramment employé est celui de l’individualisme du
néolibéralisme, égoïste et dépourvu de sens et d’idéal avec la mise en avant de
l'individualisme marchand. Néanmoins, il existe une forme d'individualisme qui semble être
essentielle à la démocratie.
→Trouver sa voix
Pour S.Cavell, il est capital de souligner le fait que nous nous accordons non pas sur le
langage mais dans le langage. «S’accorder dans le langage» signifie que le langage produit
notre entente autant qu’il est le produit d’un accord. S.Cavell définit l’accord comme n’étant
fondé sur rien d’autre que sur la validité d’une voix: «ma voix individuelle prétend à être
(claim), est une voix universelle».
L’échec du langage se situe alors dans la tentation, et la menace, de l’inexpressivité. «Ma
société doit être mon expression»: voici ce qu’espèrent les théoriciens de la démocratie, ce
qui forme une illusion dénoncée par S.Cavell. Ce dernier affirme en effet que «si les autres
étouffent ma voix, prétendent parler pour moi, en quoi ai-je consenti ?», défendant l’idée que
trouver sa voix consiste non plus à «trouver un accord avec tous» mais à «formuler une
revendication». La possibilité de cette revendication par la voix permet de prolonger
aujourd’hui le modèle de la désobéissance civile.
→L’ordinaire de la revendication
La désobéissance civile est «une forme d’action dont le caractère politique n’est ni
systématiquement ni unanimement reconnu par les théoriciens du politique». La
désobéissance met effectivement en cause l’expression légitime. La question de la
capacité à dire «nous» à partir du «je» se pose alors. Par définition, personne ne peut
prétendre, n’est légitime, à parler au nom du «nous». Ainsi, la désobéissance civile est un
moyen d’exprimer son désaccord avec des actions de l’Etat menées au nom du «nous»
alors que tous n’ont pas consenti à ces dernières.
● Conclusion
→La guerre des mondes
L’argument qu’a essayé de défendre ce livre est le suivant: la désobéissance civile est une
forme d’action politique constitutive de la démocratie. «Récupérer sa voix et la faire entendre
en se révoltant à désobéir est une démarche qui repose sur une idée exigeante du politique,
qui prend au sérieux la définition radicale qui donne qui donne la démocratie pour un
gouvernement du peuple par le peuple». Alors que les urnes, lieu désigné pour s’exprimer,
semble être un moyen d’expression devenu approprié pour se faire entendre, la
désobéissance civile apparaît comme nécessaire.
Néanmoins, désobéir en démocratie reste une attitude suspecte, la désobéissance ne
s'impose donc que dans des circonstances particulières.
Nous l’avons vu, la désobéissance civile relève, de nos jours, d’une opposition à
l’imposition de la logique du résultat et de la performance dans l’activité de
gouvernement. Il s’agissait de comprendre pourquoi ce qui semble se présenter comme
une simple modernisation du travail des administrations d’Etat conduit des agents et des
professionnels de service public à s’engager dans une forme d’action politique assez
radicale, telle que la désobéissance civile. De nombreuses critiques sont portées à
l’encontre de l’émergence d’une politique du chiffre, dont une qui dénonce les menaces que
la quantification fait peser sur les libertés publiques et la vie privée. Certains peuvent trouver
cette crainte excessive, mais s’en tenir là serait un manquement à la réalité. En effet,
l’époque est à la numérisation dans et pour l'exercice du pouvoir ainsi qu’à la diminution de
la dépense publique. De cette manière, certaines décisions qui engagent des valeurs
politiques collectives sont justifiées par les seuls critères d’efficacité et de rentabilité.
La peur de la sanction n’est pas parvenue à étouffer la contestation de l’emprise de la
quantification, les citoyens réagissent toujours à ce sentiment de dépossession de soi («de
son métier, de sa langue et de sa voix»).
Ainsi, les actes de désobéissance civile qui expriment le refus de la numérisation participent
à ce «conflit» politique qui oppose les citoyens aux serviteurs du chiffre que sont devenus
les gouvernants et leurs conseillers.