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Désobéissance civile et non-violence

Thoreau : la conscience citoyenne face au législateur

Henry David Thoreau (1817-1862), antimilitariste convaincu, a écrit dans un texte très célèbre, La
Désobéissance civile (1849), qu’il s’érigeait contre les guerres coloniales, comme celle menée contre le
Mexique, mais aussi contre l’esclavage aux États-Unis. Si la loi est injuste, y affirme-t-il, le citoyen ne doit pas
abdiquer sa conscience face au législateur : c’est pourquoi il refusa de payer son impôt au gouvernement du
Massachusetts, car cela revenait selon lui à cautionner les actions de l’État (il fut incarcéré pour cela).
Critiquant de façon très virulente l’esprit grégaire des individus, Thoreau argue un droit à la révolte face à la
tyrannie de l’État. Le vote n’est pour lui qu’un jeu plus ou moins moral dans lequel le citoyen ne risque pas
grand-chose. Il se refuse donc, dans les situations qu’il juge inacceptables, à « abandonner la justice aux
caprices du hasard ».

Et puisque ceux qui désapprouvent les actes d’un gouvernement tout en y obéissant en sont « ses
partisans les plus zélés » et « l’obstacle le plus sérieux aux réformes », il n’y a qu’une chose à faire :
« enfreignez la loi ». Car « un homme qui a raison contre les autres constitue déjà une majorité d’une voix ».
L’écrivain milite ainsi pour la liberté de l’esprit : car un État peut contraindre le corps d’un individu, mais
jamais son esprit.

Mouvements non-violents et sciences humaines

Qu’ont en commun le Mahatma Mohandas Karamchand Ghandi, l’ancien président Sud-Africain Nelson
Mandela, le pasteur américain Martin Luther King ou le dalaï-lama Tenzin Gyatso ? Ces personnages
historiques ont prôné la désobéissance civile et la non-violence, en faisant explicitement référence à H.D.
Thoreau.

La non-violence n’est pourtant pas un concept des sciences humaines, mais plutôt une notion qui relève
de l’engagement politique. Cette notion fait toutefois partie de la culture générale « minimum » commune
aux auteurs en sciences humaines, pour leur grande majorité partisans de l’amélioration des sociétés
humaines. Certains (le politologue Jacques Sémelin, le philosophe Jean-Marie Muller) en sont devenus des
spécialistes.

La notion proche de désobéissance civile a été discutée par Hannah Arendt, Jürgen Habermas ou encore
John Rawls. Ce dernier la définit comme « un acte public, non-violent, décidé en conscience, mais politique,
contraire à la loi, et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique
du gouvernement » (Théorie de la justice, 1971).

L’Assemblée générale des Nations Unies a proclamé la période 2001-2010 ’’Décennie internationale de la
promotion d’une culture de la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde’’. »

Régis Meyran, Les mécanismes de la violence (2006)


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La désobéissance civile, une radicalité constructive

La désobéissance civile est un concept moderne, malgré le fait de sa déjà longue histoire à travers les
siècles depuis Antigone. Les débats qui entourent de nos jours cette notion sont souvent vifs et passionnés.
Aussi cet article propose d’utiles repères historiques, prolongés d’éléments de définition, pour clarifier cette
politique d’action, aussi radicale que profondément constructive.

L’histoire « moderne » de la désobéissance civile commence réellement le 11 septembre 1906. Que se


passe-t-il ce jour-là ? Mohandas K. Gandhi, jeune avocat indien formé en Angleterre, défend les droits de la
minorité indienne en Afrique du Sud. Le gouvernement vient de promulguer un projet d’ordonnance pour
lutter contre l’immigration asiatique illégale, obligeant tous les Indiens à se faire inscrire auprès des autorités
et à laisser leurs empreintes digitales sous peine d’amende, de prison ou de déportation. Le 11 septembre
1906, Gandhi organise un important meeting au théâtre impérial de Johannesburg au cours duquel il fait
prêter serment aux trois mille participants de ne jamais se soumettre à cette « loi noire », qualifiée de « loi
scélérate ». C’est le « serment du jeu de paume » de la désobéissance civile ! Cet engagement d’insoumission
marque le début d’une campagne d’action qui ira en s’intensifiant, notamment quand la loi sera promulguée.
Précisons qu’en ce temps-là, Gandhi n’employait pas encore le terme de « désobéissance civile ». Insatisfait
par l’expression « résistance passive » d’origine anglaise qu’il employait alors, mais qu’il jugeait confuse il
forgera un nouveau mot en langue sanskrite : le satyagraha (l’attachement à la vérité). Gandhi le présentait
comme un mouvement qui dit non à l’injustice, avec fermeté, publiquement, sans violence et en acceptant
les conséquences judiciaires de ses actes. Le satyagraha, c’est l’une des toutes premières expressions
politiques de la désobéissance civile dans l’histoire des luttes pour les droits de l’homme.

Gandhi

Il y a donc un avant, et un après 11 septembre 1906, car à partir de cette date, et notamment du combat
pour l’indépendance que Gandhi a mené pendant plusieurs décennies en Inde, nous entrons véritablement
dans l’histoire « moderne » de la désobéissance civile, en tant qu’action collective, action non-violente et
action de contrainte pour lutter contre une injustice caractérisée et promouvoir de nouveaux droits. Gandhi
va apporter ses lettres de noblesse à la désobéissance civile par l’organisation d’actions massives de non-
collaboration avec les lois et les institutions qui servent l’injustice coloniale. La philosophie de cette démarche
politique et stratégique est de combattre l’injustice au cœur en faisant en sorte que la machine de l’injustice
ne puisse plus fonctionner par la mobilisation du plus grand nombre dans la désobéissance civile non-
violente.

Le débat public sur la notion de « désobéissance civile » a commencé aux États-Unis dans les années
soixante avec le combat de Martin Luther King contre la ségrégation raciale. Luther King avait d’ailleurs été
profondément influencé par le texte de Thoreau et le combat de Gandhi. Il se considérait lui-même comme
l’héritier d’une « tradition de contestation créatrice ». Le leader de la lutte pour les droits civiques montre
que la désobéissance civile devient légitime à partir du moment où les citoyens sont confrontés à la loi injuste.
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Celle-ci est une étape cruciale dans la stratégie de l’action non-violente. Il s’agit de l’arme ultime qui
intervient lorsque l’on a épuisé tous les moyens légaux de lutte. Mais selon King, elle doit se faire au grand
jour, de manière publique et en acceptant la sanction judiciaire.

Martin Luther King

Cette lutte historique va réellement exposer l’expression « désobéissance civile » sur la place publique.
Toute la problématique à la fois philosophique, politique et juridique de la désobéissance civile dans une
démocratie, en l’occurrence la démocratie américaine, est désormais discutée et fait l’objet de nombreux
écrits et débats. La pensée philosophique et politique va particulièrement s’interroger sur la légitimité du
recours à la désobéissance civile dans une société démocratique où d’autres moyens d’expression et de lutte
sont possibles. A partir des années soixante aux Etats-Unis, puis dans les années soixante-dix au moment de
la lutte contre la guerre du Vietnam, plusieurs auteurs comme Hannah Arendt, John Rawls, Ronald Dworkin
vont tenter de préciser les contours de cette notion de désobéissance civile.

Multiples sont les définitions de la désobéissance civile. Il nous semble possible de la cerner à travers sept
principes essentiels qui lui donnent la cohérence éthique et la force politique nécessaires pour être
légitime et efficace dans une société démocratique.

• 1. Une action collective. La désobéissance se distingue de l’objection de conscience,


démarche individuelle, morale, mais qui n’a pas le pouvoir de contrainte. Paradoxalement, Thoreau,
le précurseur de la désobéissance civile ne se situait pas sur le terrain politique où l’action collective
doit s’exprimer pour tenter de faire changer les lois injustes. L’expression désobéissance civile
s’applique à ceux qui agissent de façon organisée, concertée, pour « défier l’autorité établie », selon
l’expression d’Hannah Arendt, et s’opposer à une politique gouvernementale qui viole les droits
fondamentaux de l’homme. Cette action collective peut réunir des citoyens qui ne partagent pas
forcément les mêmes convictions, mais qui sont unis sur un objectif précis et une méthode d’action.
• 2. Une action publique. A la différence de la désobéissance criminelle, la désobéissance civile
se fait au grand jour, à visage découvert. Dans tous les cas, elle est assumée et revendiquée de façon
à ce qu’elle ait le plus grand retentissement possible. C’est une action « publicitaire », une action de
communication publique. C’est précisément son caractère public qui lui donne sa dimension
politique. La publicité donnée à l’action permet de mettre en valeur les principes éthiques qui
motivent ceux qui enfreignent la loi, non pas pour eux-mêmes, mais pour défendre une cause
supérieure à leurs propres intérêts.
• 3. Une action non-violente. La civilité de la désobéissance s’exprime par des moyens non-
violents. La violence est aussi une forme de désobéissance, de transgression. C’est pourquoi l’État
sera toujours tenté de « criminaliser » la désobéissance civile, de la faire passer pour une action
délinquante et violente. Le meilleur des antidotes à cette volonté qui dénigre et discrédite la
désobéissance civile est de rester ferme, à la fois sur les moyens non-violents utilisés et sur discours
de la non-violence. Il s’agit là d’un choix éthique autant que politique. « La désobéissance est civile,
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écrit Jean-Marie Muller, en ce sens qu’elle n’est pas criminelle, c’est-à-dire qu’elle respecte les
principes, les règles et les exigences de la civilité. La désobéissance civile est la manière civilisée de
désobéir. Elle est civile en ce sens qu’elle n’est pas violente ».

Célèbre photo de Marc Riboud, prise lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam à Washington en 1967

• 4. Une action de contrainte. Ce n’est pas une action de « témoignage », c’est-à-dire une
action pour affirmer seulement des convictions, sans se soucier de ses conséquences. C’est une
action qui vise à l’efficacité politique, c’est-à-dire à tarir la source du pouvoir de l’adversaire. Il s’agit
d’agir de façon à contraindre l’Etat à modifier la loi, à la changer ou à l’abolir. La stratégie de la
désobéissance civile doit se donner les moyens d’exercer une force de contrainte non-violente qui
oblige l’Etat à céder aux revendications du mouvement.
• 5. Une action qui s’inscrit dans la durée. De nombreuses luttes non-violentes qui ont mis en
œuvre la désobéissance civile ont tenu dans la durée. L’emblématique lutte du Larzac a duré dix ans.
Le pouvoir ne cède pas si facilement ! Mais c’est le choix de la non-violence qui permet de tenir, de
rester ferme et uni, et finalement d’exercer une plus forte contrainte sur l’adversaire. Plus l’action
est dure, plus le pouvoir est enfermé dans un dilemme : laisser s’installer l’illégalité et perdre son
pouvoir, ou bien exercer une répression grandissante sur les désobéisseurs, laquelle risque ensuite
de se retourner contre lui.
• 6. Une action qui assume les risques de la sanction. Ceux qui enfreignent la loi, parce qu’ils
sont aussi des démocrates, acceptent d’affronter les conséquences judiciaires de leurs actes. Les
procès peuvent être utilisés comme des tribunes pour la cause défendue. Mais ne pas se dérober à
la justice ne signifie pas forcément d’accepter la sanction finale… C’est le contexte politique qui
détermine généralement l’attitude la plus opportune pour la suite de la lutte. Accepter la sanction
comme Gandhi le fit lors de son premier procès en Afrique du Sud en demandant à ses juges la peine
la plus lourde peut être une tactique pour marquer les esprits et sensibiliser l’opinion publique à
l’injustice. Mais la bataille judiciaire peut aussi mettre en valeur le caractère citoyen de l’acte commis,
sa visée anticipatrice d’une nouvelle législation à venir ; dans ce cas, la sanction devient moins
acceptable. Mais dans tous les cas de figure, ceux qui enfreignent la loi ne se dérobent pas de leurs
responsabilités et les assument jusque devant la justice. En 1930, au terme de la Marche du sel,
Gandhi fut emprisonné pour son acte de désobéissance civile. Plusieurs dizaines de milliers d’Indiens
sont alors venus aux portes des prisons demandant à y être incarcérés tant que Gandhi continuerait
à l’être. Le gouvernement anglais finit par céder. Gandhi fut libéré puis une première ébauche de
négociation eut lieu à Londres pour débattre la question de l’Indépendance de l’Inde - voir
notamment : Jean-Marie Muller, Gandhi l’insurgé : l’épopée de la marche du sel, Paris, Albin Michel,
1997.
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Rosa Parks est devenue célèbre parce que le 1er décembre 1955, à Montgomery (Alabama), elle refusa de céder sa place à un
passager blanc dans un bus. Martin Luther King lança alors une campagne de protestation et de boycott contre la compagnie de bus
qui dura 381 jours. Le 13 novembre 1956, la Cour suprême cassa les lois ségrégationnistes dans les bus

• 7. Une action constructive. Pour Gandhi, ce principe était central. La désobéissance civile est
une action qui s’oppose, mais qui aussi propose. Contre l’injustice de la loi, elle défend de nouveaux
droits. Elle n’est pas seulement une force de contestation et de résistance, elle est aussi une force
constructive au service d’un projet de société. Durant la lutte du Larzac, l’action de refus partiel de
l’impôt était combinée avec une action de redistribution de l’argent soustrait à l’État pour valoriser
les terres agricoles. Ainsi, les citoyens exercent un vrai pouvoir lorsqu’ils affirment leur capacité à
construire des alternatives aux lois sociales injustes. Plus que jamais, le « programme constructif »
est l’alter ego de l’action de non-collaboration. Il montre que l’alternative est possible et qu’elle
commence dès le temps de la lutte.

Selon ces sept principes, la désobéissance civile s’affirme comme un outil de lutte démocratique qui
permet de concilier l’exigence éthique avec la radicalité de l’action. Elle est un puissant moteur de
construction du droit par les citoyens. La transgression de la loi injuste n’est pas un déni du droit, mais
l’affirmation citoyenne d’un grand respect pour le droit. La désobéissance civile, paradoxalement, apparaît
donc comme un temps privilégié de renforcement de la démocratie. La vitalité démocratique d’une société
pourrait même se mesurer à la capacité des citoyens à enfreindre la loi dans certaines circonstances, c’est-
à-dire à prendre des risques personnels et collectifs pour défendre des causes essentielles. Les lois ne sont
jamais figées, elles sont en constante évolution, comme le constate François Roux, l’avocat des Faucheurs
volontaires et des Déboulonneurs de pub, lorsqu’il écrit : « Tout le droit s’est construit parce que des gens
ont résisté, ont désobéi à un droit qui était devenu injuste. La société se donne des règles et il inadmissible
d’imaginer que ces règles soient intangibles. Le monde est en mouvement ». La désobéissance civile, en tant
que « radicalité constructive » bien comprise, ne s’oppose pas à la démocratie, mais vise à la renforcer en
structurant efficacement les nécessaires contre-pouvoirs citoyens.

Cependant, la désobéissance civile n’est pas une fin en soi. On n’est pas « désobéisseurs » par nature,
par vocation ou par habitude… On l’est par nécessité ou par choix politique dans une situation donnée. Il
importe de tenir que la désobéissance civile, en démocratie, doit garder son caractère exceptionnel, tant du
point de vue des raisons qui la légitiment que du temps politique durant lequel elle est mise en œuvre. La
multiplication désordonnée d’actes ou de campagnes de désobéissance civile (ou apparenté), plus ou moins
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organisés, pourrait, comme toute bonne chose dont on abuse, se retourner contre elle et ceux qui l’utilisent.
Le débat doit être permanent durant la lutte au sein des organisations sur ce point. Dans une société
démocratique, la désobéissance civile doit rester l’acte ultime, l’arme « lourde » de la stratégie de l’action
non-violente, mise en œuvre une fois que tous les moyens légaux ont été tentés. C’est pourquoi le débat,
la confrontation des opinions, des projets, doit demeurer l’exigence majeure dans une démocratie. Cela
dépend certes du pouvoir et de sa capacité à écouter, à entendre et à décider en concertation avec les acteurs
de terrain. Mais il incombe à ces derniers de maintenir, intacte et permanente, une volonté de dialogue
constructif, combinée à une forte détermination pouvant aller jusqu’à la désobéissance civile lorsque les
canaux de la démocratie demeurent obstinément obstrués. À ce moment-là, la légitimité de la désobéissance
civile s’impose, en conscience et en acte.
Alain Refalo, Alternatives Non-violentes, Rouen, mars 2007

La désobéissance civile : trop radicale ou pas assez ?

« Une image ambivalente de la désobéissance civile règne dans l’opinion publique : les uns voient en elle
un phénomène trop radical qu’ils considèrent comme une tentative visant, sous couvert de principes moraux,
à acquérir un certain pouvoir politique et y lisent une rupture unilatérale vis-à-vis de l’ordre juridique
pacifique (Rechtsfrieden) qui ne saurait être tolérée. La désobéissance civile se trouve ainsi associée au
spectre d’une érosion du monopole de la violence et d’un désordre croissant. Les citoyens vivant dans des
démocraties fonctionnant à peu près correctement se doivent en conséquence de restreindre l’expression
de leurs divergences d’opinion et de leurs velléités d’intervention dans le processus politique à des actions
envisageables dans un cadre légal. Considérée ainsi, la désobéissance civile apparaît assez proche du
chantage politique. Pour les autres en revanche, la désobéissance civile correspond à une expression
d’impuissance, celle d’aspirations réformatrices ne visant à agir qu’en surface sur le système existant,
aboutissant à une forme de protestation à la fois socialement autorisée et inoffensive, car émanant de bons
citoyens, et dont la portée demeure symbolique, ayant pour seul effet de contribuer à la stabilisation des
rapports de force en place. La tolérance qui se manifeste à l’encontre de ce type d’actes politiques d’ordre
symbolique va par conséquent de pair avec la criminalisation et la répression qui accompagnent toute
opposition véritablement radicale, se donnant pour ambition d’être davantage qu’un appel moralisant à la
conscience de la majorité des citoyens et des élites politiques. »
Robin Celikates, « La désobéissance civile : entre non-violence et violence », article publié dans la
revue Rue Descartes n° 77 (2013)

Rassemblement du collectif XR, Extinction, rébellion à Paris, le 24 mars 201 (Photo : Basile Mesré-Barjon pour Alternatiba)

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