majeures des idéologies contemporaines que de ne pas
percevoir cette incompatibilité. En effet, comme la
charité consiste à partager, comme saint Martin, ce que
l'on a avec autrui, on ne voit pas de raison pour que
chacun dans une société industrielle ne partage pas,
d'autant plus qu'il s'enrichit sans cesse. Or là règne le
sophisme. Car il est contradictoire que je consacre
mon existence à produire sans cesse plus de biens
matériels, et cela dans le seul but de les distribuer : il
faudrait que je sois un saint, et si j'étais un saint, c'est
précisément en tant que je les mépriserais dans une
large mesure; de sorte que je ne verrais pas la nécessité
de flatter en autrui la passion de ces biens, en lui en
faisant don dans une proportion qui passe sans cesse
plus ses besoins matériels réels. Si je me consacre à la
production de biens matériels, c'est parce que, tout
au contraire, je les tiens pour les premiers des biens que
l'homme puisse se procurer. Or il est dans la nature
d'un bien matériel de ne pouvoir se partager : quelle
autre valeur peut-il avoir que le plaisir que donne sa
consommation, soit immédiate, soit différée? Aussi la
passion des biens matériels est-elle sans limite, de
sorte que la probabilité pour que je sois charitable
est en raison directement inverse de la place que je
leur donne dans mon existence. Au reste, n'est-ce pas
au moment même où les sociétés industrielles se cons-
tituent que l'on commence à considérer que l'utilité
est le seul vrai fondement du lien social? La société,
écrit Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social,
n'est qu'un échange avantageux...
Dès lors il est clair que toute société industrielle
comporte parmi les principes qui l'inspirent cette
contradiction fondamentale : il n'est pas de société
où les liens entre les hommes soient plus étroits et plus
cruciaux, il n'est pas de société où l'homme soit plus
dans la dépendance de l'homme, et pourtant il n'est
pas de société où ce lien s'enracine davantage sur le
seul calcul de l'intérêt individuel, c'est-à-dire sur
Fégoïsme de chacun.
Il n'est pas de société où tout homme puisse être
dit plus nécessaire à tous les autres, puisqu'il n'en est
pas où leur mutuelle interdépendance soit plus
affirmée. Et, par conséquent, il n'en est pas où il soit
moins légitime pour quiconque de n'être pas traité à
l'égal des autres. Car, quelle que soit sa fonction,
quelle que soit sa tâche, si humble soit-elle, il peut
toujours, du fait du degré d'interdépendance qui existe
entre toutes, se dire aussi utile au fonctionnement de
l'ensemble que quiconque d'autre : le manœuvre peut,
d'une certaine manière à juste titre, se déclarer aussi
indispensable que l'ingénieur puisque s'il n'apporte
pas les pièces au soudeur, la chaîne s'arrêtera. Il n'est
donc pas de société dans laquelle il soit plus into-
lérable, plus scandaleux, que l'état de dépendance
entre tous les citoyens ne soit pas exactement réci-
proque.
Le scandale — il vaut la peine de le noter au pas-
sage — ne tient pas en l'occurrence à la morale, mais
directement à la logique du système. Car s'il est, dans
l'éternel, contraire à la justice qu'un homme fasse
fortune en volant son voisin, il est tout simplement
contradictoire que, dans une société où le bien-être de
chacun résulte du travail de tous, il y en ait qui soient
plus riches que d'autres, alors qu'ils leur sont, direc-
tement ou indirectement, consciemment ou incons-
ciemment, d'une certaine manière redevables de leur
richesse même. L'exacerbation des revendications éga- litaires doit logiquement aller de pair avec le déve-
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