Vous êtes sur la page 1sur 5

Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant

CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire »


Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

Séquence 1, séance 2 : Trois approches fondamentales du faire-croire

Nous aborderons dans cette deuxième séance trois approches du faire croire : morale,
politique et sociale, fondamentales dans notre étude du thème de l’année. Evidemment, elles sont
liées les unes aux autres : la société est politique, la politique est morale (ou non), la politique est
sociale, les jeux de pouvoir politiques peuvent se retrouver au niveau social, etc. C’est pourquoi cette
séance nous permet seulement de lancer des réflexions et d’affirmer des points d’appui ou des
contrepoints en amorce de l’étude des œuvres.
I. Le faire croire dans sa dimension morale
Qu’entendre par « dimension morale » du faire croire ? On qualifie généralement de « moral » :
- quelque chose qui répond à une certaine conception du bien (par opposition à amoral)
- quelque chose qui répond à un ensemble de règles de conduite, concernant les actions
permises ou défendues par une société (par opposition à immoral)
A travers les textes suivants, nous nous demanderons donc comment chaque auteur situe le faire
croire :
- par rapport à la notion de bien ou de mal
- par rapport à ce qui semble socialement acceptable

Le faire croire par rapport au bien et Le faire croire par rapport à ce qui semble
au mal socialement acceptable
Texte 1 : Le mensonge est mal quand il se Le mensonge n’est donc pas acceptable
Saint- distingue de l’erreur : « le péché du socialement (parce qu’il s’agit de « tromper
Augustin, Du menteur est de tromper en les autres », donc la société reposerait sur
Mensonge énonçant ». Il se définit par ce mal et un contrat de confiance faussé), ni
par le fait qu’on connaisse la vérité religieusement (c’est un péché).
mais qu’on la déguise sciemment.

L’ambiguïté est donc que le péché


est de mentir exprès, mais que
« s’imaginer qu’il peut y avoir un
mensonge exempt de péché » est
une erreur, c’est « se tromper
grossièrement ». Se faire croire à soi-
même, l’illusion, n’est donc pas
moralement condamnable.
Texte 2 : Le mensonge est condamnable, ce C’est justement socialement qu’il est le plus
Montaigne, qu’on voit bien au champ lexical condamnable : « car nous sommes des
« Des péjoratif : « vice abominable », hommes et nous ne sommes liés les uns aux
menteurs », « horreur », « poids », « crimes »… autres que par la parole ». Le mensonge est
Essais I, IX radicalement anti-social, parce qu’il fausse
les liens entre les hommes. Il faut
condamner le mensonge et essayer de

1
Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

l’éradiquer, sans quoi il ne peut y avoir


aucune confiance en la parole de l’autre,
donc aucun lien possible entre les hommes,
donc aucune société. C’est pourquoi il faut
bien se garder d’admirer les menteurs pour
leur habileté ou leur mémoire.

Texte 3 : Il ne s’agit pas ici de mensonge, mais Pourtant, comme chez Montaigne, on voit
Locke, Essai d’un faire croire d’une autre sorte : que la société est toute prête à accepter,
sur « les termes figurés et les aimer et défendre l’éloquence, parce qu’elle
l’entendement allusions », bref « les discours où répond à deux inclinations humaines : on
humain nous cherchons plutôt à plaire et à aime tromper et être trompé.
divertir qu’à instruire et à Ce qui est pour Locke « imperfection »
perfectionner le jugement », « l’art (donc approximation, erreur) et « abus de
de la rhétorique », « l’éloquence ». langage » (donc position menteuse pour
asseoir un pouvoir), est qualifié
Pour Locke, ce faire croire est positivement dans la société d’ « esprit et
moralement condamnable, ce qu’on imagination », ce qui s’oppose à « la
voit à plusieurs champs lexicaux, connaissance réelle et la vérité toute
celui de l’erreur (« fausses idées », sèche ».
« puissant instrument d’erreur »), lié Il sait alors que son point de vue ne sera pas
à celui de la tromperie (« parfaites entendu : il ne pourra pas « faire passer
supercheries », « fourberie »), et pour une faute » l’éloquence, son propos
surtout à celui de la séduction sera vu comme « une extrême audace » et
(« émouvoir les passions et […] « une brutalité sans exemple ».
séduire par là le jugement », La société aime tant le faire croire qu’elle le
« charmes trop puissants ») et du regarde positivement, l’accepte, le défend
plaisir (« aiment beaucoup », et l’encourage en l’enseignant.
« prennent plaisir »).

En résumé,
- l’éloquence est un art de la tromperie : elle n’est pas du côté de la vérité,
de l’enseignement, mais bien de la séduction. L’orateur ne fait pas réfléchir
mais impressionne.
- ainsi la séduction est un moyen du faire croire : quand une idée plaît, non
seulement on la fait sienne et on l’accepte pour vraie, mais on est
également prêt à la défendre et à l’encourager

Texte 4 : Kant, Ce texte est essentiellement La société, ici, semble très bien
Doctrine de la interrogatif : il énonce des cas de s’accommoder du mensonge, au point
vertu faire croire qu’on pourrait ou non qu’elle semble avoir besoin de petits
assimiler à des mensonges, en accommodements avec la vérité pour
s’interrogeant justement sur son fonctionner :
caractère condamnable. Kant - la politesse est un petit mensonge
n’apporte pas de réponse nette, qu’on apprend aux enfants
mais ces questions semblent - les compliments, surtout lorsqu’ils
rhétoriques : il apparaît plus sont plus ou moins réclamés,

2
Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

indulgent vis-à-vis du mensonge que relèvent de cette même politesse


les auteurs des textes précédents. qui huile les relations sociales
- les mensonges qu’on fait par
Le mensonge, finalement, semble obéissance, liée à son statut social
mal vis-à-vis de soi-même : la
dernière phrase souligne que le
mensonge va à l’encontre d’un
« devoir envers soi-même », qu’on
peut avoir sur la conscience.
Texte 5 : Le mensonge n’est pas « mal » en L’essentiel du mensonge est donc qu’il peut
Nietzsche, soi. Si on y répugne, c’est à cause de avoir des conséquences sociales. Le
Vérité et ses conséquences sociales : menteur « mésuse des conventions
mensonge au « fondamentalement, ils ne haïssent établies » donc manipule dans son intérêt
sens extra- pas l’illusion, mais les conséquences les codes sociaux. Il peut en résulter pour lui
moral fâcheuses et néfastes de certains des conséquences « préjudiciables ou
types d’illusions. C’est seulement destructrices » : « la société ne lui fera plus
dans ce sens aussi restreint que confiance et par là même l’exclura ».
l’homme veut la vérité ».

II. Le faire croire dans sa dimension politique

Envisageons maintenons une autre approche : le faire croire dans sa dimension politique. Cet
aspect sera particulièrement présent dans les œuvres de Hannah Arendt et de Musset. Il ne s’agira
donc plus tant, ici, de l’individu ou de la société, mais de l’organisation d’un Etat sous l’égide d’un
certain pouvoir. Nous verrons que le faire croire, en politique, semble un mal nécessaire – ce qui, chez
Hannah Arendt, est posé comme une évidence qui ne se discute pas, dans certaines limites.

Lecture du texte 6 : Machiavel, Le Prince

On ne le présente plus : cet ouvrage philosophique est fondamental dans la pensée politique.
Même s’il a été qualifié d’immoral, ce traité du début du XVI°s rédigé par Nicolas Machiavel fait
référence. Proche des Médicis, il dédicace son ouvrage à Laurent II de Médicis.

Lisons le texte paragraphe par paragraphe :

1. La première phrase est une concession : tenir ses promesses, être franc et honnête, est « louable »
pour un prince (entendez : un dirigeant politique). Néanmoins, au-delà de ce principe, la réalité montre
que « la fidélité et la loyauté » sont moins puissantes que « la ruse » qui donne davantage de pouvoir
et permet d’accomplir « de grandes choses ». C’est donc un éloge du mensonge qui commence ici.

2. Cet éloge s’appuie sur la conviction que les hommes sont « méchants ». Le principe d’honnêteté
serait valable dans un monde où chacun est honnête et cherche le bien, mais ce n’est pas le cas. C’est
pourquoi il ne faut pas tenir ses promesses seulement par principe, même si les tenir est nuisible ou
absurde. Le pouvoir du prince lui permet d’ailleurs de se le permettre.

3
Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

3. Ici encore, le faire croire prend le pas sur la vérité. Bien sûr, par principe, un prince devrait être
« clément, fidèle, humain, religieux, sincère ». Mais l’important n’est pas de l’être :
- c’est de le paraître
- et d’être capable d’être tout l’inverse tout en préservant des apparences de vertu

4. En effet, le faire croire est favorisé par le fait que les résultats comptent plus que les moyens. Or, ces
résultats et ces apparences séduisent « le vulgaire », c’est-à-dire la foule, la masse du commun. Si le
prince a l’apparence de ses qualités, et que les résultats semblent les confirmer, alors la masse sera
abusée, et c’est elle qui assure le pouvoir du prince. Même s’il y a un « petit nombre » de perspicaces,
ils ne seront pas écoutés par « le plus grand » nombre, totalement certain de son jugement.

Lecture du texte 7 : John Arbuthnot1, L’Art du mensonge politique, 1733


Le mensonge, dans ce texte, est érigé au rang d’ « art » : entendons par là un ensemble de
techniques qui demandent une maîtrise et une habileté, et qu’on peut porter à l’excellence. Et il en
faut ! En effet le peuple est plus facilement porté à croire quelque chose de faux, donc à s’illusionner,
qu’à croire quelque chose de vrai (et bon pour lui). Faire croire au faux est plus simple que faire croire
au vrai.

III. Le faire croire dans sa dimension sociale


Nous aborderons ici la notion de « comédie sociale » : le faire croire est fondamental en société
parce que la société est comme une pièce de théâtre (ne pas entendre « comédie » au sens de
« drôle », mais au sens de « théâtral ») : chacun y joue un rôle, se donne en spectacle, en employant
tous les moyens du faire croire / tous les moyens du théâtre, pour persuader les autres que les
apparences correspondent à la réalité, que le paraître est le miroir de l’être.
Le mouvement littéraire et culturel du baroque (seconde moitié du XVI°s et première moitié du
XVII°s essentiellement) renvoie énormément à cette notion de theatrum mundi (théâtre du monde),
chez Shakespeare en particulier2, ou encore chez Calderon (La Vie est un songe) ou Corneille (L’Illusion
comique). Or le baroque a beaucoup inspiré les romantiques comme Musset – c’est pourquoi
Lorenzaccio peut avoir de tels accents baroques3.
Texte 8 : non seulement chaque individu joue un rôle, c’est-à-dire qu’il essaie de faire croire aux
autres qu’il est ceci ou cela (que cela soit vrai ou faux), mais il confond même son être et son rôle, sa
personne et son personnage, c’est pourquoi il « oublie qu’il est en train de jouer un rôle ».
Texte 9 : La Bruyère, Les Caractères (livre 8 remarque 61)
La Bruyère est un moraliste (et non un moralisateur) : il observe les mœurs de son époque et se
moque de ce qu’il observe, en particulier cette tendance à la société d’Ancien Régime à se donner en

1Précisons que ce texte a longtemps été attribué à tort à Jonathan Swift, le romancier des Voyages de Gulliver. Je le précise
pour lever toute ambiguïté au cas où vous croiseriez ce texte dans un manuel ou lors de recherches complémentaires.

2 « Le monde entier est un théâtre,/ Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs;/ Ils ont leurs entrées et leurs
sorties,/ Et un homme dans le cours de sa vie joue différents rôles... » ( Comme il vous plaira, acte II, scène 7.) / « Je tiens ce
monde pour ce qu'il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle. » ( Le Marchand de Venise, acte I, scène 1.)
3
La devise du théâtre du Globe (celui de Shakespeare) était « totus mundus agit histrionem » : tous les hommes
agissent comme des acteurs

4
Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

spectacle, surtout à la cour ou parmi « les grands » de ce monde. C’est pourquoi il rédige une galerie
de portraits dans lesquels il n’épargne pas ces nobles qui semblent toujours entrer en scène, avec
costumes et maquillage, et surtout avec beaucoup d’affectation.

Texte 10 : Montaigne, Essais


La société se définit pour une large part par ce que les sens perçoivent, donc les apparences.
Les règles sociales sont donc réellement fondées sur des « cérémonies », des choses visibles,
perceptibles par les sens, plutôt que sur des principes éthérés.
Qu’est-ce qui donne du crédit aux propos de certains ?
- la « gravité » (donc le ton de sérieux qu’ils emploient)
- leur costume
- la « situation » de communication
- Les paroles
- Les « grimaces »
- L’image d’autorité et d’expérience
Tout ceci augmente le nombre de crédules, ce qui vient encore renforcer l’autorité : plus il y en a
qui croient, plus on est tenté de croire !

Conclusion :
Ces trois dimensions sont clairement liées et soulèvent, ensemble, des questions essentielles :
- Le mensonge politique est-il moral ? Est-il nécessaire ou évitable ?
- Le jeu social des apparences est-il un mensonge ?
- Cautionner le mensonge en politique ou en société est-il en soi immoral, ou simplement
réaliste ?
- La propension humaine à s’illusionner est-elle proprement naturelle, ou découle-t-elle d’une
vie sociale ou politique ?
- Finalement, si l’homme est un être d’illusions et d’apparences, la fiction n’importe-t-elle pas
pour lui davantage que la réalité ?

Vous aimerez peut-être aussi