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Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant

CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire ». »


Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

Séquence 1, séance 3 : l’art du faire croire


Cours
Peut-être faut-il, pour introduire cette dernière séance d’approche globale du thème, expliciter les
titres donnés à ses deux grandes parties !
- D’abord, « faire croire, c’est tout un art ». Nous allons envisager ici le faire croire dans son
aspect technique. Comment faire croire ? Quelles sont les techniques de persuasion reconnues
et enseignées depuis l’Antiquité ?

- Ensuite, « l’art, c’est faire croire ». En effet, l’art est une représentation du réel. Il correspond à
une vision subjective de l’artiste, et à une interprétation du spectateur ou lecteur. C’est donc
un point de vue déformé sur la réalité, qui essaie souvent de se faire passer pour la réalité elle-
même. C’est tout l’enjeu de la fiction : on sait que c’est faux, mais on fait le choix d’y croire
quand même, et c’est dans cette fausse illusion (l’illusion romanesque ou l’illusion théâtrale)
que réside le plaisir de la fiction. Comment, nous, lecteurs, en venons-nous à adopter cette
absurde position de celui qui sait qu’on lui fait croire, mais qui croit quand même ?

I. Faire croire, c’est tout un art


… et cet art s’appelle la rhétorique. Dans sa conception et son enseignement traditionnels, il
comprend cinq « parties » (entendez cinq étapes) :
- L’inventio (choix des arguments)
- La dispositio (choix de l’ordre dans lequel les arguments sont présentés)
- L’elocutio (l’éloquence : la façon de mettre en valeur les arguments par des figures de style)
- L’actio (ou action : la mise en scène)
- La memoria (la mémoire)
Toutes ces étapes se retrouvent plus ou moins dans tout discours conscient et préparé visant à
convaincre ou persuader.
Lecture du texte 1 : Quintilien, Institution oratoire
Selon le rhéteur Quintilien, la rhétorique est non seulement un art, mais aussi :
- Le propre de l’Homme (cela le différencie des animaux)
o Il a d’abord la faculté de parole. Celle-ci apparaît supérieure à la raison, au jugement,
à la faculté de raisonner : à quoi bon penser si l’on ne peut pas « exprimer nos pensées
par la parole » ?
o De ce constat découle que nous devons « cultiver et exercer » cette faculté de parole
- Le moyen pour l’Homme de devenir plus que ce qu’il est, se grandir, voire égaler les dieux
o L’éloquence permet en effet d’asseoir une supériorité sur ses semblables, dans
différentes situations : « défendre ses amis, éclairer le sénat par ses conseils, entraîner
le peuple, l’armée, au gré de sa volonté […] acquérir tant de supériorité et de gloire »
o Au final, on acquiert tant de puissance sur les autres par l’éloquence que la parole
apparaît alors comme une arme qui assimile l’orateur à Jupiter lui-même

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Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire ». »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

Lecture du texte 2 : Pascal, L’Art de persuader


Pascal établit ici nettement la différence entre convaincre et persuader : si convaincre s’adresse à
la raison, persuader s’adresse aux émotions. C’est pourquoi, pour faire croire, il faut d’abord
s’intéresser à la singularité de son interlocuteur. En effet, comme l’affirme le premier paragraphe, on
ne peut pas réellement forcer quelqu’un à croire : il faut qu’il apporte son consentement à la croyance.
Mais comment amener quelqu’un à consentir ?
Le problème réside dans le fait qu’on rechigne à croire ce qui ne nous plaît pas, même si c’est la
vérité. C’est pourquoi, pour faire croire, il ne faut pas tant s’adresser à « l’esprit éclairé » de son
interlocuteur, qui résiste spontanément à une vérité désagréable, qu’à sa « volupté », donc à ses désirs.
Par conséquent, l’art de faire croire est d’abord un art d’analyse psychologique : il faut essayer de
déterminer, chez son interlocuteur, ce qui est le plus à même de le faire plier de la raison ou du cœur,
et, dans le cas du cœur, ce qui lui fera le plus plaisir et le tentera le plus.
Faire croire est donc bien une question philosophique puisqu’il s’agit de savoir ce qu’est l’homme
– ici, savoir qu’il se gouverne davantage, naturellement, « par caprice que par raison ».

Lecture du texte 3 : Aristote, Rhétorique


Evidemment, tout l’ouvrage d’Aristote devrait requérir notre attention si la rhétorique n’était pas
qu’un aspect spécifique de notre étude ! Dans cet extrait en particulier, nous parlons spécifiquement,
non plus de la manipulation de la crédulité, mais de la crédibilité de l’orateur. Aristote distingue trois
piliers de cette crédibilité :
- Le bon sens : on croit plus volontiers quelqu’un qui émet des propos qui nous semblent
logiques, qui vont donc déjà plus ou moins dans la même direction que nos pensées. Un
orateur qui bouscule notre sens logique ne nous est pas sympathique et nous ne le croyons
que plus difficilement.
- La « vertu », ce qu’Aristote appelle à d’autres moments l’éthique. Il ne faut pas que l’orateur
bouscule nos convictions morales, notre conception ordinaire du bien et du mal. C’est sans
doute pourquoi Hannah Arendt a été si bousculée à la publication d’Eichmann à Jérusalem…
- La bienveillance : on n’a pas envie de croire quelqu’un dont on pense qu’il nous veut du mal.
Donc la confiance inspire la croyance, mais si l’orateur et son auditeur partagent déjà des
croyances, ce partage fait naître la confiance

Lecture du texte 4 : Buffon, Discours sur le style


Buffon, en digne représentant du classicisme, souligne qu’il y a deux styles d’éloquence : un
mauvais, qui a toujours eu cours chez les êtres passionnés, et qui n’est qu’une « facilité naturelle de
parler », et un bon, sévère, pur, rigoureux, marqué par le travail et la dignité.
En quoi consiste la mauvaise éloquence ? Elle s’adresse aux passions et est d’une trop grande
théâtralité. Elle cherche à créer des impressions, à « frapper l’oreille et […] occuper les yeux ». Le corps
et les émotions y tiennent toute la place, l’esprit n’est pas convoqué.

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Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire ». »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

En quoi consiste la bonne éloquence ?


- Il faut d’abord bien maîtriser son propos, il ne s’agit pas de faire illusion
- Il faut aussi en être persuadé, être « de bonne foi avec soi-même »
- Il faut de la rigueur, de l’ordre
- Et pour cela du travail, de la méfiance envers « l’inspiration », ce que Buffon appelle le
« premier mouvement », c’est-à-dire notre instinct, notre premier jet d’écriture
- Il faut aussi de la dignité : ne pas chercher à briller, à faire rire, garder son sérieux, sa sévérité,
et ainsi sa bienséance
- Il faut donc rechercher la pureté, la clarté, la précision du style : ce sont les mots d’ordre du
classicisme
Conclusion de cette première partie :

Un art : cela s’apprend et se cultive


Faculté humaine naturelle : la parole

Rhétorique / éloquence

Demande une analyse psychologique S’appuie sur les S’appuie sur la raison : vise
pour s’interroger sur les facteurs de passions : crée des l’honnêteté, la clarté, l’éthique
crédulité et de crédibilité impressions

II. L’art, c’est faire croire

Prenons les choses sous un autre point de vue. D’une certaine façon, on peut dire que la création
artistique est une manière de faire croire : puisqu’il s’agit de représenter une réalité, d’en donner une
image, vraie ou fictive, tout en faisant croire qu’il s’agit de la réalité. Or, comment réagissons-nous à
l’art représentatif, qu’il s’agisse d’écriture ou d’images1 ? Notre propos s’appuiera en particulier sur la
question de la fiction en littérature, plus précisément du roman.
Essayons d’établir certaines notions d’analyse littéraire en guise d’introduction aux extraits
suivants.
- La fiction désigne toute histoire fausse, une construction imaginaire. Donc toute fiction est
opposée au réel et est un mensonge.
- Mais les auteurs de fictions essaient de nous faire croire que la fiction est en quelque sorte la
vérité et entretiennent donc deux sortes d’illusions :

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Nous ne parlerons pas ici de musique : ce n’est pas un art représentatif. La musique peut aider à faire croire
quelque chose (dans un film, une publicité, un discours…) mais qui n’est pas elle-même. Il ne s’agit pas de faire
croire à la vérité d’une réalité qui serait représentée par la musique, alors que l’écrivain ou le peintre essaient
souvent de nous faire croire qu’ils représentent le vrai.

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Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire ». »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
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o On appelle illusion référentielle (ou effet de réel) les procédés qui font que la fiction
ressemble au réel, d’une façon ou d’une autre, de plus ou moins loin. Cela permet au
lecteur :
▪ De se projeter dans l’intrigue et de s’identifier aux personnages
▪ De considérer la fiction comme un moyen de connaissance du réel
o On appelle illusion romanesque les procédés par lesquels les romanciers essaient de
faire croire que leur récit est une histoire vraie (préfaces, témoignages d’autorité, notes
de bas de page… ce sera très présent dans notre étude des Liaisons dangereuses)

- Toutefois, pour que l’illusion fonctionne, il faut que le lecteur ait envie de se laisser illusionner.
Quand il lit un roman, il sait que c’est du faux, mais il fait semblant de croire que c’est vrai, sans
quoi il n’en retire aucun plaisir. C’est pourquoi on parle de :
o Pacte de lecture : c’est un pacte implicite lié tacitement entre l’auteur et le lecteur. Si
c’est un documentaire, le lecteur s’attend à ce que l’auteur ait respecté un pacte de
documentation et de réalité. Si c’est une fiction, le lecteur s’engage à se laisser
illusionner, à essayer d'y croire.
o On appelle suspension de l’incrédulité le fait d’accepter de croire l’incroyable, le temps
de la fiction, justement parce que c’est une fiction. C’est le fait d’accepter de se laisser
entraîner dans une intrigue sans passer son temps à dire « peuh, ce n’est même pas
possible… »
Lecture du texte 5 : Louis Aragon, préface aux Cloches de Bâle
Le roman est le domaine du mensonge : il « invente », il est plein de « ce qui est menti », et Aragon
parle de « mensonge romanesque ». Or, ce « mensonge romanesque » a un lien ambigu avec la vérité,
« le réel objectif ».
- Il fonctionne par contraste : les mensonges des romans, c’est-à-dire la fiction, permettent en
réalité de mieux comprendre le réel, dont on sait qu’il n’est pas « menti ». La fiction est un biais
grâce auquel on peut paradoxalement avoir accès au réel, elle est « l’ombre sans quoi vous ne
verriez pas la lumière ».
- Mais les choses sont plus compliquées que cela. D’après Aragon, nous avons peur du réel, de
la réalité objective, parce que nous ne la comprenons pas. Nous sommes des « ignorantins »
soumis à l’ « épouvante » de la vérité que nous ne parvenons pas à atteindre.
- C’est pourquoi le mensonge romanesque est un moyen de nous faire croire que nous
comprenons le monde réel, parce que nous comprenons la façon dont il est « menti », travesti
dans la fiction. C’est sur ce « substratum », ce fondement certes falsifié mais nécessaire, que
nous construirons ensuite notre rapport à la réalité.
- Le roman est donc un mensonge nécessaire, qui est finalement « moyen de connaissance »
- C’est pourquoi l’être humain, toujours en quête de compréhension et de lumière dans les
ténèbres, ne pourra jamais se passer du roman. Pour ma part, j’entends par là : de la fiction,
de tout ce qui « invente d’inventer ».
Lecture du texte 6 : Nathalie Sarraute, L’Ere du soupçon
- Ce texte postule que dans le texte littéraire (en particulier ici : dans le roman tel qu’il se
développe dans les années 50, ce qu’on appelle le « Nouveau Roman ») il y a en quelque sorte
deux discours : la conversation et la sous-conversation (dans le langage courant, aujourd’hui,
on parlerait de texte et de sous-texte, en d’autres termes, ce qui est dit et ce qui est sous-
entendu)

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Français-philosophie séquence 1 : « le partage du vrai et du faux devient […] insignifiant
CPGE scientifiques au regard de l’efficacité du « faire croire ». »
Lycées Turgot et Léonard Limosin Myriam Revault d’Allonnes, La Faiblesse du vrai, 2018
année scolaire 2023-2024

- Le texte est ce qu’on veut faire croire au lecteur, le sous-texte ce que le lecteur essaie de lire
entre les lignes pour ne pas entièrement être la dupe de l’auteur
- Le lecteur est donc constamment en proie au « soupçon » : il ne demande qu’à croire ce qu’on
lui dit et, par identification, à croire ce qu’un personnage dit à un autre, mais en réalité il a
toujours un doute.
- Le romancier joue donc sur ces deux tableaux : en même temps il fait croire au lecteur à la
réalité de sa fiction (conversation) et en même temps il instille le doute (sous-conversation).

Conclusion :

L’art de la représentation est donc un moyen de faire croire :

- Parce que la fiction représente un monde faux et essaie de le faire passer pour vrai

- Parce que la représentation du faux peut être un moyen d’infléchir la réalité, de susciter une
croyance (il ne s’agit pas de croire à la fiction elle-même, mais que la fiction aide à faire croire
à une idéologie). C’est en cela que l’art / la représentation imagée / le discours sont des moyens
efficaces de propagande politique. Le monde des émotions et des passions qui sous-tend la
sous-conversation est très largement utilisés comme nous le verrons notamment à travers le
propos de Hannah Arendt

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