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CPGE DE MEKNÈS (MP 1 / 3)

THÈME : FAIRE CROIRE (2023/2024)


Faire croire
Introduction
Le verbe croire a plusieurs significations, lesquelles sont paradoxales. Il signifie, en effet, à la fois
le doute et l’adhésion pleine à une idée, une cause ou une chose. Si nous disons que nous croyons que
le chat dort dans le salon, c’est que nous n’en sommes pas sûrs. Mais quand nous disons que nous
croyons en l’avenir, c’est que nous tenons pour vraie l’idée selon laquelle l’avenir sera meilleur que le
présent. Dans un cas, je suis lucide sur le régime de la croyance, à savoir qu’il s’agit seulement d’un
énoncé possible ou probable mais qui n’a pas encore été vérifié, dans le deuxième cas, je tiens cet
énoncé comme une certitude objective, c’est-à-dire comme une vérité alors même qu’il n’est que
subjectif. « Croire en l’avenir » ou en Dieu si l’on est croyant, relève bien d’une certitude mais d’une
certitude intérieure, subjective, pouvant être partagée avec d’autres. Le danger est de tenir la croyance
pour une vérité objective : dès lors, elle trahit ce qu’elle est et repose sur une illusion illégitime, à savoir
confondre le régime de la foi, du probable, du vraisemblable avec celui de la vérité.
L’expression « faire croire » renvoie à celui qui utilise la propension humaine à la croyance à des
fins extérieures, celles-ci peuvent être multiples, voire opposées. On peut faire croire quelque chose
pour aveugler et manipuler, on peut faire croire quelque chose pour aider à vivre et pousser à agir. «
Faire croire » renvoie de façon générale à la possibilité pour un être humain de faire adhérer un autre
à telle ou telle idée. Ce qui est visé par celui qui cherche à « faire croire », c’est de persuader l’autre
par la seule force de son discours ou de son action. Pour cela, « faire croire » utilise des stratagèmes
pour faire accepter une simple idée comme si elle était une vérité indubitable (-dont on ne peut
douter). Le personnage de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses est extrêmement doué pour cela, il
arrive, par exemple, à faire croire à la très jeune Cécile de Volanges ce qui est bien ou mal,
indépendamment de son propre jugement. Faire croire suppose d’anéantir l’esprit critique, la
demande de preuves ou la confrontation avec d’autres. De façon plus contemporaine, on peut rappeler
que la pandémie de Covid-19 s’est révélée être une vraie « mine d’or » en matière de « faire croire »,
appelé aujourd’hui une fake news. Ainsi une vague de fausses informations a-t-elle déferlé sur la toile
pour expliquer une telle pandémie. L’expression faire « croire » renvoie à des pratiques humaines
consistant à abolir le doute que contient pourtant le verbe croire grâce à un « faire » habile et stratège.
Par exemple, les montages dans une vidéo rendent possible de truquer la réalité sans le dire. Alors
l’image est prise pour le vrai et rien ne permet de distinguer le vrai du faux. En ce sens, il faut se
méfier de nos propres croyances qui sont produites par un « faire croire », à qui il s’agit de demander
des raisons. Est-ce à dire pour autant que nous devons refuser toutes formes de croyances ? Et plus
simplement le pouvons-nous ? Peut-il y avoir un autre sens de « faire croire » ? Par exemple, les œuvres
d’art n’utilisent-elles pas aussi l’artifice et l’illusion pour faire croire à une autre réalité que la nôtre ?
Aristote permet de distinguer deux formes de « vraisemblable », le vraisemblable qui entend remplacer
le vrai et par là-même détruire la vérité sans le dire et le vraisemblable qui se donne pour tel et qui
rend possible d’élaborer par l’imagination d’autres mondes que le nôtre en vue de le transformer. Dès
lors, la question est celle de savoir ce qui empêche le « faire croire » d’être une manipulation abusant
des uns et des autres le plus souvent seulement pour asseoir une domination privée ou politique.
Les œuvres au programme Les Liaisons dangereuses de Laclos, Lorenzaccio de Musset ainsi que les
chapitres « Vérité et Politique » de La Crise de la culture et « Du mensonge en politique » dans du
Mensonge à la violence commencent chacune par reconnaître la puissance du faire croire dans les
relations humaines, aussi bien privées que publiques. Elles mettent véritablement en scène pour les
deux œuvres de fiction l’art de la manipulation, d’un « faire croire » redoutable qui utilise
exemplairement les masques de la vertu et de l’attention à l’autre pour mieux le réduire à un objet de

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jouissance ou de mépris. Hannah Arendt relève dans l’histoire les occurrences extrêmement
nombreuses de l’usage du mensonge, principalement dans les pouvoirs politiques. Si elle démontre que
les pouvoirs totalitaires comme le nazisme et le stalinisme reposent sur des falsifications totales de la
vérité, elle montre également que nos démocraties ne sont pas exemptes d’un bafouement de la vérité,
dès lors qu’elles la font passer pour une simple opinion. Or si nos démocraties ne préservent pas la vérité
et le rapport à la vérité comme une valeur commune, c’est le politique, comme organisation collective
de la vie en commun, qui est en danger. Il faudra donc tour à tour se demander en quoi consiste le «
faire croire ». Sur quels mécanismes repose-t-il ? Mais aussi quels sont les dangers redoutables et les
violences insoutenables auxquels il mène ? Enfin il faudra nous interroger sur ce qui distingue le « faire
croire » manipulateur, cherchant à aveugler l’autre du « faire croire » cherchant à élaborer d’autres
mondes possibles et par là-même à nourrir le réel qui est le nôtre.
De façon générale, on peut poser que la croyance fait partie de l’humanité parce qu’elle
s’enracine dans l’impossibilité pour nous autres humains de disposer d’un savoir achevé et total.
Personne n’échappe aux croyances, car il est impossible de tout connaître. La croyance supplée alors
au défaut de connaissance. En ce sens, on peut dire que le choc de la pandémie du covid pousse les
humains que nous sommes à produire des hypothèses pour comprendre ce qui s’est passé. Mais on
constate cependant qu’il est difficile subjectivement d’admettre le statut d’hypothèse et qu’il y a une
propension humaine à convertir l’incertitude en certitude. On peut penser que ce sont la peur et
l’inquiétude dans laquelle le virus et le confinement ont jeté les sociétés qui ont poussé les humains à
élaborer des explications hâtives et farfelues, en refusant le temps long de la connaissance véritable
qui suppose d’être élaborée dans l’expérience et dans la confrontation aux autres. Ces explications
sont venues comme masquer le vide dans lequel nous a jetés l’irruption et la puissance du virus. Chacun
défendait un point de vue contre un autre sans accepter le temps et les conditions qu’il faut pour
comprendre rigoureusement un fait. On comprend ici que la croyance vient suppléer au défaut de
connaissances et par là-même rassurer les humains. Les humains préfèrent au fond l’imagination et
l’illusion à la vérité, car la vérité demande un effort d’élaboration et elle n’est jamais totale. Mais
surtout plutôt que d’admettre le besoin d’illusions, les humains font passer les illusions qu’ils
produisent pour des vérités absolues.
Chez Platon, on trouve deux niveaux de connaissance : la connaissance sensible relevant de
l’opinion et de la croyance, laquelle n’est jamais certaine mais toujours provisoire et singulière et la
connaissance de l’intelligible, regroupant les mathématiques et la philosophie, laquelle est
intemporelle et universelle. Atteindre les vérités mathématiques et philosophiques suppose un travail
de l’âme, un raisonnement sur les différents statuts d’être. Ce que nous voyons sont seulement des
images, des apparences, lesquelles doivent être distinguées des êtres véritables, comme les êtres
mathématiques et les idées philosophiques. Je reçois passivement par mes sens le monde sensible
alors que j’atteins activement, par ma raison la vérité en cherchant les définitions et les concepts.
L’Allégorie de la Caverne dans le Livre VII de la République entend précisément rendre compte des
différents niveaux du savoir. Dans un premier temps, elle décrit des prisonniers assis dans une caverne
recevant des images. Les prisonniers pensent cependant que ce qu’ils voient est ce qui est. En aucun
cas, ils interrogent ce qu’ils voient, exercent leur esprit critique ou demandent la raison des choses.
Dans un deuxième temps, un prisonnier arrache ses chaînes pour voir ce qu’il y a derrière la caverne.
Il comprend alors que ce qu’il voit ce sont seulement des ombres projetées et non la réalité. Il y a un
degré supérieur du savoir qui suppose d’interroger les opinions spontanées et de s’élever
progressivement vers la vérité. Cette élévation vers le savoir véritable suppose un effort et un courage
de quitter le monde des apparences. La vérité est symbolisée dans l’Allégorie par le soleil, lequel au
départ éblouit douloureusement le prisonnier. Mais en même temps, il est ce qui éclaire et fait
comprendre le fonctionnement des êtres et des choses. En cela, le savoir libère les humains. Mais pour
cela, il faut que ces derniers acceptent de s’arracher à leurs premières certitudes ou préjugés, c’est-à-

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dire au seul monde des sens. Or, quand le prisonnier, ayant contemplé la vérité, retourne dans la
caverne, il est moqué puis mis à mort par les autres prisonniers, préférant leur condition passive et
agréable à la recherche de la vérité. « Croire » pour Platon s’enracine à la fois dans l’ignorance et dans
la paresse. Il est plus facile de croire que de chercher la vérité. Et c’est bien ce qui fait la docilité et la
malléabilité du peuple pour Platon. C’est parce que le peuple aime croire plutôt que penser par lui-
même qu’il est facile de faire croire au peuple ce que l’on veut, dès lors que l’on sait manier les mots
et les images. Un tel maniement des mots et des images renvoie aux Sophistes qui bâtissent des
discours en vue de susciter l’assentiment de ceux qui les écoutent, indépendamment de savoir si ce
qu’ils disent est vrai ou faux. Les Sophistes font croire ce qu’ils veulent parce qu’ils savent flatter par le
langage, lequel a la puissance de pouvoir dire ce qui n’est pas. C’est bien contre une telle manipulation
que Socrate dialogue avec ses semblables dans les rues d’Athènes. Il entend restaurer le désir de vérité
en chacun, de faire comprendre que la recherche de la vérité est une quête bien plus fondamentale
pour l’existence que celle de se contenter de croire aux mensonges et aux illusions, même quand ils
ont l’air de nous flatter.
Pascal montre également que les hommes aiment davantage l’imagination que la raison, car
l’imagination conforte l’homme dans ses désirs. Ainsi il préfère se voir avec les yeux de son imagination
qui lui fait croire à sa grandeur et à son importance. Elle permet de dissimuler notre être véritable, à
savoir notre misère. Elle est, en cela, une
« superbe puissance ennemie de la raison » (Pensées). L’homme n’est pas ce qu’il croit pour Pascal
mais il tient pour vrai ce qu’il croit. Croire grâce à l’imagination, cette puissance de mensonge et de
fausseté, permet de se divertir et d’oublier qui nous sommes. Tout le but est de fuir la vérité et d’éviter
par là-même le rapport à soi, c’est-à-dire la capacité de l’être humain à se regarder lui-même sans
diversion, sans obstacle, dans la plus grande transparence. Connaître sa misère ouvre pourtant à la foi
véritable, à savoir pour Pascal à l’amour de Dieu, seul capable de nous décentrer et de nous éclairer.
La foi comme rapport à la transcendance ouvre le monde et le moi, elle débouche sur la charité et
l’amour d’un autre, là où l’imagination ne cherche qu’à flatter qui nous sommes, à « faire croire » à
notre supériorité. La foi pour Pascal est une vérité du cœur. La foi est une croyance légitime, car elle
permet de découvrir une vérité fondamentale, à savoir que nous ne sommes pas le centre du monde,
contrairement à l’imagination qui relève de l’illusion et qui flatte en permanence le moi individuel et
égoïste. La foi nous tourne vers la charité, c’est-à-dire la possibilité pour un être humain d’aimer un
autre plus que lui-même.
Les croyances, au sens d’un culte aveugle des apparences, renvoient à la propension des
hommes à se fuir eux- mêmes. Des pensées plus contemporaines insistent également sur une telle
puissance des images. Par exemple, Baudrillard montre que la société de consommation repose sur de
telles illusions. Nous achetons frénétiquement des objets parce que nous croyons qu’ils vont nous
apporter un bonheur complet. Et même quand nous faisons l’expérience de la dimension illusoire d’une
telle croyance, puisque nous ne sommes jamais satisfaits durablement par un objet, nous continuons
de consommer. Plutôt que d’interroger le sens (ou le non-sens) d’une consommation permanente,
nous continuons de désirer posséder d’autres objets. On mesure ici la puissance de nos croyances mais
aussi du faire croire à l’accumulation des biens matérielles, tel qu’il est mis en œuvre par les sociétés
productiviste.
Ces trois perspectives permettent de rendre compte de notre propre crédulité, nous aimons
croire et nous aimons les mensonges parce que nous éprouvons que la vérité est plus périlleuse et bien
plus difficile à atteindre. Elle suppose un travail, une distance critique avec les choses et d’écouter
d’autres points de vue que ceux qui confortent les désirs immédiats. Cette dimension « manipulable »
des humains que nous sommes apparaît dans les trois œuvres au programme. Hannah Arendt montre
que le peuple a une tendance à accepter ce qu’on lui dit sans chercher les preuves de ce qui lui est dit.
La raison à cela est que les mensonges ont l’air plus vrais et plus cohérents que la vérité, au sens où ils

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sont construits selon une logique qui séduit, parce qu’elle prétend « tout » expliquer. La vérité, à
l’inverse, est plus
« modeste ». Laclos révèle à travers les personnages de Cécile de Volanges et de Madame de Tourvel
combien et comment nous nous laissons aveugler et manipuler facilement par les discours flatteurs.
Ainsi Cécile de Volanges prend-elle les mots de Merteuil comme s’ils étaient des vérités absolues. On
peut faire remarquer que Cécile vient du latin « caecus » signifiant « aveugle ». Il y a une part aveugle
en nous parce que nous aimons croire aux illusions. Chez Musset, une telle crédulité est incarnée par
les ambiguïtés du peuple qui, s’il dénonce les vices et les supercheries du Duc est aussi fasciné par les
fastes du pouvoir. Lorenzo en un sens est lui aussi crédule quand il croit pouvoir rester vertueux en
employant pourtant des moyens contraires à la vertu, comme la dissimulation et l’abus d’autrui, pour
réaliser le meurtre du Duc. Croire fait partie des humains que nous sommes, parce que nous sommes
toujours en partie ignorants et aveugles. Mais plutôt que de lutter contre notre ignorance, nous
préférons nous en remettre à des fausses vérités, c’est-à-dire à des croyances sans les interroger. La
question est alors celle de savoir qui et comment (s’) élaborent de telles croyances.
Croire et faire croire sont bien sûr liés l’un à l’autre. Mais « faire croire » suppose une activité
délibérée de produire chez ou en autrui un effet semblable à celui que produit la vérité. La vérité est
contraignante par elle-même, au sens où elle ne peut être autre qu’elle est. Ainsi le carré est
nécessairement une figure fermée à quatre côtés égaux et quatre angles droits. La vérité, ici, est
évidente, au sens où l’on ne peut pas ne pas la voir et au sens où on ne peut pas la voir autrement. «
Faire » croire consiste alors à fabriquer une telle évidence mais à partir du mensonge. En cela, faire
croire suppose l’élaboration d’une stratégie, d’un plan et d’actions capables de produire une illusion
de vérité. C’est précisément ce que Socrate reproche aux Sophistes, à savoir de parler non pas de
quelque chose mais en fonction de l’effet recherché sur celui à qui on s’adresse : la peur, l’amour, la
haine... De tels discours obtiennent alors l’adhésion, non pas par le fond, mais seulement par la forme.
Ainsi Socrate montre-t-il que les Sophistes peuvent parler de tout sans connaître la chose dont ils
parlent, puisque ce qui motive leurs discours, ce sont seulement la puissance et l’impact qu’ils exercent
sur leur auditoire. Dans son texte Éloge d’Hélène, Gorgias formule une telle puissance dont est dotée
la parole. Il écrit, en effet, « le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel d'une extrême
petitesse et totalement invisible porte à leur plénitude les œuvres divines : car la parole peut faire
cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié. […] C'est que la force de l'incantation,
dans l'âme, se mêle à l'opinion, la charme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la
magie et de la sorcellerie sont nés deux arts qui produisent en l'âme les erreurs et en l'opinion les
tromperies. Nombreux sont ceux, qui sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encore
nombre de gens par la fiction d'un discours mensonger. […] Dès lors, quelle raison empêche qu'Hélène
aussi soit tombée sous le charme d'un hymne, à cet âge où elle quittait la jeunesse ? Ce serait comme
si elle avait été enlevée et violentée [...]. Car le discours persuasif a contraint l'âme qu'il a persuadée,
tant à croire aux discours qu'à acquiescer aux actes qu'elle a commis. C'est donc l'auteur de la
persuasion, en tant qu'il est cause de contrainte, qui est coupable; mais l'âme qui a subi la persuasion
a subi la contrainte du discours, aussi est-ce sans fondement qu'on l'accuse. Que la persuasion, en
s'ajoutant au discours arrive à imprimer jusque dans l'âme tout ce qu'elle désire, il faut en prendre
conscience. » Ici Gorgias rend compte de la force du « faire croire » par le langage, capable de créer
véritablement des émotions et des opinions. Ainsi Hélène a-t-elle été séduite par les beaux discours de
Pâris. En cela, celui qui fait « croire » connaît le pouvoir des mots sur l’âme. On aboutit alors à une
distinction importante entre celui ou celle qui fait croire et celui ou celle qui croit. Celui qui fait croire
est un stratège. Il calcule à froid ses effets sur autrui. Il utilise sa raison, au sens d’un calcul lui
permettant d’élaborer les meilleurs plans pour s’accaparer autrui. Celui qui croit, à l’inverse, est
emporté par ses sentiments. Il est attiré aveuglément par celui qui parle, au point de déposer en lui
toute sa confiance. En cela, il n’est pas maître de sa croyance mais victime de celui qui parle bien, qui

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le séduit en calculant le dosage efficace de mensonges qu’il lui faut utiliser pour le maintenir sous son
joug. Vanessa Springora, dans son roman Le Consentement raconte l’emprise monstrueuse de Gabriel
Matzneff qu’elle a subi, alors qu’elle avait quatorze ans et lui quarante-neuf. Elle raconte comment elle
a été la proie d’un homme plus âgé qu’elle, dont le seul motif de son soi-disant amour pour elle était
sa propre jouissance sexuelle. Il lui faisait croire qu’elle était « l’élue » d’un grand écrivain. Elle affirme
de lui « qu’il manie les mots, comme on manie l’épée ». Ici la comparaison révèle le danger mortel du
« faire croire » mis au service d’une domination sexuelle. Elle raconte en effet la dépossession d’elle-
même dont elle a été l’objet, en se transformant en un strict objet de plaisir d’un autre. Elle fait alors
surgir toute l’asymétrie radicale entre celui, coupable, qui fait croire et celui, victime, qui croit.
« Faire croire » n’a pas lieu seulement dans la sphère privée des relations interindividuelles. Il
s’exerce également dans les espaces publics et politiques. Il repose pareillement sur des stratégies du
pouvoir, des discours tout puissants et clos sur eux-mêmes, interdisant toute forme d’extériorité à son
propre établissement, à moins d’être mis à mort. Les nazisme et le stalinisme n’imposent pas
seulement une idéologie, ils détruisent aussi et surtout toute possibilité de se forger une pensée
politique par soi-même. Arendt écrit, en effet, dans L’Origine du totalitarisme : « Le but de l’éducation
totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former. » Le
nazisme fait véritablement croire en la légitimité de la haine, fondée sur la fiction tenue pour une vérité
indiscutable de la supériorité de certains humains sur d’autres. Le mensonge prend toute la place dans
les sociétés totalitaires et toute tentative de dire la vérité est aussitôt détruite. On voit bien ici la
puissance du « faire croire » en politique, capable de manipuler les masses au nom d’une idéologie
exterminatrice. Les totalitarismes sont des formes extrêmes du faire croire, précisément parce qu’ils
abolissent toute possibilité d’une extériorité critique. Mais on doit également reconnaître que la
puissance du faire croire n’a pas lieu seulement dans les systèmes totalitaires mais aussi dans les
sociétés démocratiques.
Dans son livre La Faiblesse du vrai, Myriam Revault d’Allonnes analyse nos démocraties
contemporaines, à la lueur du couple vérité – mensonge pour montrer que nous sommes entrés dans
ce qu’elle appelle un régime de la post- vérité, à savoir une indifférence à la vérité elle-même. Ce qui
est en jeu, c’est le rapport des démocraties contemporaines à la vérité, laquelle n’apparaît plus comme
un élément essentiel et crucial dans et pour les débats et les décisions politiques mais seulement
comme une simple opinion parmi d’autres opinions. Pour bien comprendre cela, on doit distinguer
deux sortes de vérité : la vérité de raison et la vérité de fait. La vérité de raison désigne les énoncés
scientifiques validés par la logique et les expérimentations. La loi de la gravitation universelle est une
vérité scientifique. La vérité de fait désigne les énoncés historiques et journalistiques relatant ce qui
s’est passé dans l’histoire, tel que cela s’est passé. La vérité de fait se soumet à la réalité et repose sur
un travail d’archives et de témoignages. En cela, il s’agit d’une relation de correspondance ou
d’adéquation entre ce qui est dit et ce qui a existé. La vérité de fait et sa diffusion empêchent les
tentatives de falsifier l’histoire par un pouvoir en place. Or pour Revault d’Allonnes cette exigence de
vérité est aujourd’hui fragilisée. Ainsi donne-t-elle l’exemple de Trump, ayant prétendu qu’il a fait très
beau lors de son discours d’investiture à la Maison blanche, alors même qu’il pleuvait. Quand des
journalistes lui ont opposé cette vérité de fait, le Directeur de la communication de Trump a rétorqué
qu’il avait tout à fait le droit « de contester les faits ». On comprend bien par cet exemple que la vérité
n’est plus une valeur, ni un critère du discours. Elle est dépouillée de sa consistance, puisqu’elle serait
contestable en droit, si bien qu’on perd la possibilité d’une démarcation entre le vrai et le faux. Au
fond, tout se vaut puisque tout est affaire de points de vue. Et ce qui hiérarchise les différents points
de vue entre eux, c’est non pas leur relation à la vérité (leur accord ou non avec les faits) mais leur
force de persuasion. Cette indifférence à la vérité est davantage rendue possible par les nouveaux
médias : ainsi une affirmation, alors même qu’elle est non vérifiée, peut s’imposer de façon virale et
massive, grâce au relations numériques. Le fait qu’elle soit alors répétée par un grand nombre

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d’internautes lui donne un air de vérité. C’est ce qu’on appelle communément aujourd’hui une fake
news, laquelle est une fausse information, délibérément biaisée, répandue pour favoriser un parti
politique au détriment d'un autre, pour entacher la réputation d'une personnalité ou d'une entreprise,
ou encore pour contredire une vérité scientifique établie, et contribuant ainsi à la désinformation du
public. On comprend ici qu’elle est produite pour « faire croire » aux humains de faits alternatifs, qui
n’existent pas et qui encouragent par là-même à croire telle ou telle idéologie et asseoir par là-même
des dominations abusives et injustes, qui pour se maintenir doivent aveugler et mentir.
Au terme de cette deuxième partie, on comprend que faire croire consiste à manipuler autrui
en lui refusant la vérité. Les œuvres au programme abordent très clairement une telle capacité
humaine à manipuler les représentations, les sentiments et les idées d’autres individus. Dans Les
liaisons dangereuses, Valmont et Merteuil apparaissent comme des personnages, maniant brillamment
l’art du « faire croire ». Pour cela, ils se refusent à tout sentiment spontané, authentique, ils ne
s’envisagent que comme des sujets de la maîtrise, capables de réduire, à leur guise, les autres en proies.
Valmont se donne pour défi de séduire la vertueuse Présidente de Tourvel : pour cela, tout est calcul
et stratagème ; les mots qu’il emploie et adresse en fonction de ses buts recherchés ou encore des
gestes qu’il accomplit par calcul, par exemple il fait œuvre de charité pour une famille pauvre, non par
générosité mais pour séduire la Présidente sensible à la charité. La fin n’est pas celle de plaire à la
Présidente mais bien celle de « gagner » son défi de la vaincre, en suscitant son amour pour lui. Le
manipulateur n’a jamais d’autre intérêt que lui-même. En cela, il n’est pas seulement menteur
occasionnel, il est celui qui utilise le mensonge au motif d’une victoire totale, « sans reste ». Dans
Lorenzaccio, le manipulateur s’incarne par excellence dans le personnage de Cibo. Le cardinal Cibo est
comparé à un « vautour », expert en dissimulation, il veut que le duc lui « obéisse à son insu » (II,3). A
la fin de la pièce, c’est lui qui triomphe, en décidant que Côme de Médicis sera le successeur
d’Alexandre. Hannah Arendt montre également dans les deux chapitres au programme que les
gouvernements n’hésitent pas à nier les vérités de fait. Ainsi l’existence de Trotsky a-t-elle été rayée
du réel (Vérité et politique). Ou encore le gouvernement américain a délibérément menti sur la guerre
au Vietnam en faisant croire au peuple américain qu’il maîtrisait la guerre, alors même que la guerre
s’enlisait et sacrifiait des vies humaines (Du Mensonge en politique). A travers ces exemples, on voit
bien que « faire croire » n’a pas le sens d’un simple mensonge mais bien celui d’une fabrication
délibérée et prolongée d’un faux-réel en vue d’une domination, au nom d’une jouissance sexuelle ou
d’une gloire individuelle ou gouvernementale.
Dans ce dernier temps de notre introduction, il s’agit de se demander en quoi « faire croire »,
tel que nous venons de le voir, menace la possibilité même du monde. Pourquoi ne peut-on faire
société sans vérité ? Mais montrer cela, comme nous le verrons, c’est aussi réevenvisager un autre sens
possible du « faire croire », cette fois-ci comme un recours à la fiction en vue du réel (et non contre lui
comme dans le « faire croire » qui manipule).
Kant est catégorique par rapport au mensonge, il affirme, en effet, qu’il est interdit de mentir
du point de vue de la morale que nous portons en nous. Pour lui, nous disposons à l’intérieur de nous
d’un impératif catégorique nous ordonnant de toujours considérer l’autre comme une fin en soi et non
jamais seulement comme un moyen. Cela signifie que chaque humain est doté d’une valeur absolue
du seul fait de participer à l’humanité. Dès lors, être un humain n’est pas relatif à un rôle ou une place
dans le monde, cela n’est pas une donnée sociale ou psychologique, c’est une valeur radicale et
irremplaçable. Et c’est ce qui confère une dignité, c’est-à-dire une obligation de respect et de droit
pour chaque humain, sans exception. Dans cette perspective, nous ne pouvons nous mentir les uns aux
autres, car le mensonge supposerait que certains humains seraient indignes de la vérité. Or la vérité
est un droit, chacun a le droit à la vérité et par là-même elle est un devoir. Nous ne pouvons nous
construire que dans la vérité aussi bien individuellement que collectivement : ainsi l’enfant qui naît a
le droit à sa vérité tout comme chaque peuple a le droit à sa vérité. Il n’y a pas de mensonges en histoire

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excusables. C’est un devoir de dire ce qui s’est passé sans dissimuler la réalité, aussi monstrueuse soit-
elle. Kant reconnaît cependant que nous sommes toujours aussi en même temps des moyens : ainsi le
boulanger est-il le moyen d’avoir du pain, l’enseignant de transmettre un savoir etc. Il reconnaît par là-
même que nous sommes aussi des façons d’apparaître avec un rôle donné et un rôle à jouer. En cela,
il y a bien un système des croyances qui se met en place. Nous croyons à ce qui apparaît, nous croyons
que le pain que nous achetons sera bon, nous croyons en la véracité des propos de notre professeur.
Mais on comprend ici que la croyance ne s’oppose pas à la vérité, elle prend le sens de confiance. Nous
devons nous faire confiance, parce que nous ne sommes ni omniscients, ni tout puissants. Or c’est
précisément cette confiance qu’abîme le mensonge généralisé et organisé ou encore la falsification
des faits. Or sans confiance, il n’y a pas de sociétés possibles.
Kant reconnaît une place légitime à la croyance, à la condition qu’elle se donne comme
croyance. La foi doit et peut se donner comme adhésion subjective en une transcendance. Elle ne peut
se donner comme une vérité objective, telles les vérités scientifiques qui s’appuient sur des preuves,
c’est-à-dire une expérimentation dans et par le sensible, et telles les vérités de fait s’appuyant sur des
preuves matérielles, des archives et des témoignages. Il n’en demeure pas moins que la foi, alors même
qu’elle est subjective, est constitutive de qui nous sommes. La foi aide à vivre, précisément parce que
nous sommes fragiles et finis. Pour Kant, la foi est un tenir-pour-vrai subjectif tandis que les vérités de
raison et de fait sont à la fois subjectives et objectives. Autrement dit, il est légitime de chercher à faire
croire quelque chose, si et seulement si on sait et on affirme qu’il s’agit seulement d’une croyance,
dans laquelle nous devons rester libres de nous reconnaître ou non. La croyance en cela est utile aux
humains que nous sommes. Mais si elle permet un tenir pour vrai, il s’agit d’en reconnaître l’absolue
subjectivité.
Pour prolonger cette réflexion, on peut citer les propos de Patrick Champagne : « Comme le
remarquait déjà il y a longtemps Claude Lévi-Strauss dans un texte célèbre consacré au sorcier et à sa
magie, il n’y a aucune raison de mettre en doute l’efficacité de certaines pratiques magiques dès lors
qu’il y a croyance en la magie, c’est-à-dire croyance du sorcier en l’efficacité de ses techniques,
croyance du malade qu’il soigne dans le pouvoir du sorcier et enfin croyance de l’opinion collective qui
forme à chaque instant une sorte de champ de gravitation au sein duquel se définissent et se situent
les relations entre le sorcier et ceux qu’ils ensorcellent. » (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie
structurale, 1958, pp. 185-186) in Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, chapitre 3 « Les effets de la
croyance », Minuit, 1990, p. 156,). Ce qui est intéressant ici, c’est de comprendre que les croyances
engagent des pratiques qui engagent notre rapport au réel. Dès lors, elles ne sont pas la négation du
réel, puisqu’elles permettent de mieux vivre ensemble. On pourrait alors distinguer deux types de
croyance, celle qui détruit le réel et celle, au contraire, qui renforce notre inscription par la parole et
l’action en son sein.
L’art peut apparaître comme le lieu par excellence d’un tel « faire croire », éclairant ce qui est.
L’artiste fabrique matériellement des histoires et des images, puisque ce qu’il crée ressemble au réel
mais n’est pas le réel. Nous nous identifions aux personnages de romans, de films, de séries et nous
croyons alors qu’ils existent comme nous. Pourtant nous ne nous sentons pas manipulés, parce que
nous savons que l’art « fait seulement croire ». Il se déploie dans l’élément du vraisemblable, qui n’est
pas le vrai mais ni non plus une simple illusion. On peut s’appuyer sur les propos suivant pour bien
comprendre ce qui distingue le faire croire manipulateur du faire croire qui offre des compréhensions
du réel : « Seule une croyance qui se sait croyance peut échapper aux logiques aliénantes du « faire-
croire ». Di Rocco Vincent, et Magali Ravit. « Une croyance devenue folle », Nouvelle revue de
psychosociologie, vol. 16, no. 2, 2013, pp. 87-94. Au fond, nous sommes tous amenés à croire et à faire
croire mais la condition pour que cela soit ni aliénant, ni manipulateur, c’est de savoir qu’il s’agit d’une
fiction et non d’une vérité. Nous avons besoin de la fiction pour entrevoir d’autres façons de faire
monde. Revaut d’Allonnes dans La Faiblesse du vrai montre ainsi que la fiction, dès lors qu’elle ne

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prétend pas se substituer au réel, n’est pas le contraire de la vérité. Elle écrit, en effet :
« Peut-on induire des effets de vérité avec un discours de fiction ? A quoi tient le pouvoir heuristique
de la fiction ? Le
« mentir-vrai » est, pour reprendre l’expression d’Aragon, le propre du processus de narration : en
transformant les faits réels par une composition fictionnelle « menteuse », la narration est porteuse
de vérité plus proche du réel que sa production et son redoublement. Si la fiction va au-delà de
l’évidence du monde qui nous est donné et même la suspend, c’est pour que nous puissions imaginer
d’autres (de nouvelles) manières de l’habiter. Mais la question ne se pose pas seulement dans le champ
esthétique. Elle s’étend à d’autres domaines et en particulier aux fictions qui, par des voies détournées,
entendent transformer la réalité, dessiner ou redessiner le monde commun, le monde de l’action. En
refigurant le réel, l’imagination le requalifie en y projetant d’autres possibles : elle étaye la force du
vrai. » Ici, la fiction participe de l’action transformatrice, laquelle est alors politique.
En quel sens peut-on dire que les œuvres au programme thématisent à la fois la violence du «
faire croire » tel qu’il est mis en œuvre par Merteuil, Valmont, Cibo ou par les falsificateurs du réel et
le pouvoir de la fiction de faire émerger d’autres possibles, enrichissant notre rapport au réel. Il nous
semble que Lorenzaccio fait voir le danger du mensonge généralisé, y compris dans la lutte politique,
dès lors que l’on agit non pas en commun avec d’autres, mais seulement pour la gloire individuelle. La
fin de la pièce signe un tel échec de l’action de Lorenzo, puisque le tyrannicide qu’il a accompli n’a pas
mis fin à la tyrannie. Si Côme de Médicis reprend la place d’Alexandre de Médicis, rien n’a changé dans
l’organisation politique de Florence. Dans le dernier acte, Philippe dit à Lorenzo : « Votre gaieté est
triste comme la nuit ; vous n’êtes pas changé, Lorenzo. » On comprend ici que l’action a échoué à
changer quelque chose du monde et de Lorenzo. Le spectateur est alors mis en question par la fiction
théâtrale : comment véritablement changer quelque chose en soi et dans le monde ? Les Liaisons
dangereuses relatent également l’impossibilité d’un monde fondé tout entier sur le mensonge et la
manipulation dans les relations humaines. La fin tragique du roman épistolaire fait, en effet, voler en
éclat la possibilité même d’une telle façon de bâtir un monde, construit sur le désir de maîtrise, sur la
rivalité et sur la jouissance égoïste. Le roman montre au fond qu’un tel monde produit la mort, réelle
ou symbolique, de ceux et celles qui l’habitent (morts de Valmont et Tourvel, exil à Malte de Danceny,
départ au couvent de Cécile et maladie de Merteuil). Cette fin tragique apparaît comme un miroir
inversé pour le lecteur : en quel sens et comment peut-on vivre des liaisons pacifiées et respectueuses
rendant possible un monde humain ? La fiction des Liaisons dangereuses vient interroger notre rapport
aux autres, aussi bien dans l’espace privé et intime que dans l’espace public et collectif. Enfin, Arendt,
alors même qu’elle démontre l’impossibilité démocratique dès lors que les vérités de fait ne sont pas
dites et si la vérité du réel est « détruite » par des fictions, elle utilise elle-même des histoires pour faire
comprendre ses propres propos. Ainsi ce garde, au Moyen-Âge, qui croit lui-même à son propre
mensonge quand il sonne les cloches pour annoncer l’ennemi alors qu’il n’en est rien, puisqu’il part lui
aussi défendre la cité. La fiction rend ici sensible un propos abstrait, à savoir que le danger du
mensonge, c’est qu’on ne peut plus en sortir, car même celui qui le pratique finit par en être victime.

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