« Maxime invariante: gouverner, c’est faire croire ».
Introduction: quelques éléments d’analyse
Elargir le sens dès le début de l’analyse de « gouverner »: ne pas
limiter à l’aspect politique. Il faut donc entendre, ici, l’expression de la manière suivante: « gouverner l’esprit d’une personne ».
Il s’agit alors de montrer que « gouverner l’esprit » consiste à avoir
de l’empire sur lui (terme « empire » largement utilisé dans les Liaisons). Agir sur l’esprit de l’autre de telle sorte qu’il adopte volontairement l’attitude que l’on attend.
Ou encore: Produire chez l’autre des représentations, des
croyances, ou construire une image de soi et de la réalité afin d’instrumentaliser l’autre. = Faire croire
Souligner que la question se pose à trois niveaux: (1)
psychologique: d’individu à individu. (2) Social: la place du masque dans les relations sociales. (3) Politique: le rapport gouvernement/ multitude
Problématique: Faire croire est-il une condition nécessaire et
suffisante au fait de gouverner l’esprit d’un autre ou d’une multitude? Plan détaillé
Première partie
Présentation de la thèse = Gouverner, c’est faire croire.
Dominer l’esprit des autres pour qu’ils agissent dans notre intérêt suppose la capacité de produire des représentations qui vont asservir les individus à nos idées. Dans cette perspective, différentes techniques sont possibles: du mensonge à la création d’illusions.
Ne pas oublier de préciser l’analyse des termes du sujet
Argument 1: Premier stratagème du faire croire en vue de
gouverner = le mensonge
Le mensonge a une efficacité très grande dans le
domaine de l’action contrairement à la vérité. Celui qui cherche à gouverner utilisera donc le mensonge comme moyen possible, légitime voire privilégié. Ensuite, le mensonge est un moyen « inoffensif » qui vient remplacer l’usage plus dangereux de la violence. Outil préférentiel quand il est nécessaire.
Référence (a) : H. Arendt, « Vérité et politique », p. 291:
« Les mensonges, puisqu’ils sont souvent utilisés comme substituts de moyens plus violents, peuvent aisément être considérés comme des instruments relativement inoffensifs dans l’arsenal de l’action politique ». « Vérité et politique », p. 318: « Alors que le menteur est un homme d’action, le diseur de vérité n’en est jamais un ». = La vérité n’est pas un outil politique d’action. Impuissance de la vérité. Et si la vérité a des conséquences politiques, le pouvoir cherchera alors à la cacher ou à la détruire.
C’est particulièrement vrai pour les vérités historiques ou
les vérités de fait. « Vérité et politique », p. 294: « Et si nous songeons aux vérités de fait - à des vérités aussi modestes que le rôle, durant la Révolution russe, d’un homme du nom de Trotsky (…) - nous voyons immédiatement combien elles sont plus vulnérables. »
Facilité de déformer la vérité historique, de la faire
disparaître, facilité du mensonge, de la manipulation.
Référence (b): Ainsi, dans les Liaisons dangereuses, les
personnages qui tentent d’avoir l’empire sur les autres vont utiliser de manière préférentielle le mensonge. Nous l’observons dans le décalage entre les lettres écrites par Valmont à Tourvel qui usent de la flatterie et les lettres écrites par Valmont à Merteuil qui exposent les stratagèmes de manipulation mis en place par le libertin. La flatterie est une exagération mensongère de la réalité pour séduire l’autre et gagner son assentiment. Relève d’une certaine technique de persuasion qui use des passions, telles que l’amour propre. Ainsi, Mme de Volanges met en garde la Présidente Tourvel par ces mots (lettre 32): « Pour avoir l’empire dans la société, il suffisait de manier, avec une égale adresse, la louange et le ridicule. Il séduit avec l’un, et se fait craindre avec l’autre ». La louange mensongère est donc un outil de séduction pour avoir l’empire.
Argument 2: Le mensonge est un moyen ponctuel qui
s’inscrit dans un processus plus fondamental de tromperie, de falsification, d’illusion sur lequel repose le faire croire. Le faire croire consiste à construire dans l’esprit de l’autre une image fausse qui servira notre action.
Référence (a): l’art du masque et de la comédie par
Lorenzo. Le masque est essentiel, car seul outil d’action politique efficace. L’action politique suppose un travestissement complet de l’acteur politique. C’est la raison pour laquelle Lorenzo accepte d’assumer son rôle de débauché devant toute la société de Florence. A l’inverse, l’honnêteté, la vertu, que représente la figure de Philippe, sont voués à l’inaction politique. Inscrire son action dans le politique suppose donc d’utiliser des moyens de tromperie qui sont inconciliables avec les idéaux de vertu et de sincérité.
Acte III, scène 3, 320 - 321: « Je me suis souvenu du bâton
d’or couvert d’écorce. Maintenant, je connais les hommes, et je te conseille de ne pas t’en mêler. » Pour plus d’éléments voir cours sur la société du masque, dans le chapitre II (cours à venir)
Référence (b): Cette incompatibilité de la vérité et de la
sincérité avec le fait de gouverner, la préférence donnée à la tromperie et au travestissement dans les relations sociales, sont soulignées par la Marquise de Mertueil dans la Lettre 81. Merteuil décrit la société comme un lieu où règne la tyrannie des rapports sociaux, où les individus sont partagés entre victimes et tyrans. La seule manière de s’arracher du statut de victime est celle de devenir soi- même tyran. Or, pour arriver à un tel statut, il est nécessaire de porter un masque perpétuel qui donne des apparences trompeuses de soi-même et qui sert d’instrument de domination des autres. Seule une construction savamment orchestrée de son image et de sa réputation, à l’intérieur de la société, permet de ne pas tomber sous l’empire des autres, et de se rendre, même, maître de l’esprit des autres. Ainsi, toute la vie publique de Merteuil sur l’illusion qu’elle donne aux autres tout en les convainquant de leurs défauts quand l’occasion se présente de les terrasser. Cette stratégie est élevé au rang de « science », d’art de la tromperie, dont l’enjeu essentiel est la domination. Il faut apprendre à « dissimuler », à « cacher », à régler sa conduite sur des principes de manipulation réfléchie et systématique. La société est donc un « grand théâtre » où il faut montrer un talent de « comédien ».
Argument 3: Le fait de jouer la comédie de manière
perpétuelle conduit à une construction d’une illusion totale où les apparences remplacent la réalité, où le mensonge remplace la sincérité, ou le faux remplace le vrai, où l’image extérieure occulte l’intériorité.
Référence (a): Pour gouverner l’esprit de l’autre, le
manipulateur doit se confondre avec son rôle. Exemple de Valmont qui essaie de revêtir les attributs de la vertu et de la générosité pour conquérir Tourvel (voir l’épisode de la générosité, lettre 21). Valmont se compare alors au: « Héros d’un drame, dans la scène du dénouement ». Dans la conquête, tous les coups sont permis. Les rapports sociaux sont pensés autour de l’opposition: vaincre/perdre; dominer/subir; maître/esclave. Gouverner l’esprit, c’est réduire à l’esclavage par l’illusion créée dans l’esprit de l’autre qui perd la conscience de sa soumission. Mène à une sorte de « servitude volontaire ».
Référence (b): Les manipulateurs revêtent la figure de
l’honnêteté, de la pureté et de la vertu. Mène jusqu’au bout le cynisme de l’art politique.
Références aux figures de l’autorité dévoyée: voir cours
chapitre II. La figure de Merteuil par rapport à Cécile (voir cours) La figure du Cardinal Cibo: Le cardinal Cibo fait mine d’être le représentant de la vertu et de la sincérité religieuses, alors qu’il est un esprit cynique et démoniaque dont le seul but est d’assouvir sa soif de pouvoir en utilisant son « image » d’homme de foi. Hypocrisie et cynisme. Cherche à la manipuler en la menaçant de révéler à son frère l’infidélité de la Marquise. Description du Cardinal par la Marquise de Cibo, acte III, scène 5: « Pourquoi toujours le visage de ce prêtre? Quels cercles décrit donc autour de moi ce vautour à tête chauve? » Deuxième partie
Thèse: Les limites des techniques liées au faire croire.
Montrer que ces techniques sont insuffisantes voire contre- productives. Gouverner, par le faire croire, a ses limites.
Argument 1: Ne s’appuyer que sur le faire croire montre un
présupposé qui consiste à considérer l’autre comme faible.
Référence (a): L’usage du mythe en politique pour diriger la
multitude parce qu’on considère que la multitude est ignorante. Or, les individus ne se laissent pas si facilement manipulés. Plus ils sont conscients des enjeux, et plus ils sont éclairés par des principes et des convictions fortes, plus il sera difficile de les subjuguer par la construction d’une image fallacieuse.
Référence (b): Ainsi, Tourvel résiste longtemps aux assauts
de Valmont car elle est convaincue par des raisons morales. Elle oppose alors à la rhétorique de la séduction proposée par Valmont un discours de la conviction morale. Elle fera appel à sa vertu, aux devoirs moraux, à sa raison pour résister à la puissance de séduction. Lettre 43: « C’est la raison et non la haine qui me guide ». Ou encore Lettre 50: « Qui peut vouloir d’un bonheur acheté au prix de la raison, et dont les plaisirs peu durables sont au moins suivis des regrets, quand ils ne sont pas des remords? »
Référence (c): Les figures de la vertu sont, au moins jusqu’à
un certain point, immunisés contre la manipulation et les folies exercées par la société et l’action politique. Par exemple, Philippe garde jusqu’au bout sa sereine sagesse qu’il oppose au monde violent et trompeur de la politique. Certes, est-il mis hors jeu de l’intrigue politique, mais au moins préserve-t-il son honnêteté, son innocence et sa vertu.
Argument 2: L’illusionniste est victime de sa propre illusion.
Référence (a): Lorenzo = voir corrigé antérieur
Référence (b): Concept d’autosuggestion dans « Du
mensonge en politique ». La tromperie entretient un lien paradoxal avec l’autosuggestion qui consiste à croire à ses propres mensonges. P. 54: « Dans le domaine politique, où le secret et la tromperie délibérée ont toujours un rôle significatif, l’autosuggestion représente le plus grand danger: le dupeur qui se dupe lui-même perd tout contact, non seulement avec son public, mais avec le monde réel. »
Référence (c): l’anecdote du guetteur. Voir corrigé
précédent
Argument 3: La résistance aux discours mystificateurs
tient au fait que la réalité ne peut être occultée de manière indéfinie, sans conséquence majeure.
Référence (a): Le voile de l’illusion est nécessairement
déchirée par l’avènement de la réalité qui est inéluctable comme le Temps. Les masques tombent tôt ou tard.
Exemple de Mme Merteuil. Par la divulgation des lettres,
toute la société apprend sa nature intime et profonde, et comprend tout le mal qu’elle a commis. Elle ne peut sortir indemne de cette révélation, pauvre, seule et rejetée. Sa tare se lira alors sur son visage qui sera un symbole de sa nature intérieure de femme perverse, dans la lettre 175: « Le Marquis de …, disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée, et qu’à présent son âme était sur sa figure. » Le signe extérieur n’est plus un masque trompeur, mais il devient la révélation même de son intériorité.
Référence (b): Le trompeur finit par se rendre compte
trop tard que l’illusion construite ne peut servir indéfiniment sa cause, car la réalité s’imposera à lui comme aux autres lors d’un événement que personne ne pourra plus nier. Lorenzo représente ainsi ce personnage qui pensait retrouver sa vertu par l’assassinat du Duc et qui se rend compte, une fois que le dénouement devient inéluctable, que la vérité de son être repose sur une illusion dont il ne peut plus se séparer. Cette prise de conscience est vécue comme un moment tragique, car la reconnaissance de l’illusion coïncide avec l’avénement de la réalité: le meurtre du Duc ne sauve pas sa vertu, et ce sacrifice aura été finalement inutile, car Florence ne sera pas, pour autant, lavée de ses pêchés. Troisième partie
Thèse: Gouverner, c’est convaincre. Et le faire croire
doit alors s’inscrire dans le cadre légitime de l’autorité bienveillante.