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« Tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, est mensonge.

Voilà
la limite exacte : mais tout ce qui, contraire à la vérité, n’intéresse la justice en aucune sorte n’est que
fiction. »

Dans Phèdre ou de la beauté, Socrate s’exprime ainsi : « Il n’est pas besoin, pour devenir grand
orateur, de connaitre ce qui est vraiment juste et bon […] dans les tribunaux, personne ne se mêle
d’enseigner la vérité, mais de persuader »

A en croire Socrate, le mensonge règne au cœur même du temple de la justice que sont les tribunaux.
Dès lors se pose la question de là de la définition du mensonge, de son rapport avec la justice et de sa
« limite exacte » avec la fiction.

Le « mensonge » est ce qui est « contraire à la vérité ». Mais cette définition qui se rapporte aussi à
ce qu’est la « fiction » ne saurait suffire. C’est pourquoi Rousseau ajoute que le mensonge « blesse la
justice » contrairement à la fiction qui « n’intéresse la justice en aucune sorte », puisque la justice est
la juste appréciation des droits et du mérite de chacun.

Dès lors comment expliquer qu’il existe des mensonges ayant pour vocation de « faire le bien ». Sont-
ils pour autant injustes ? Que dire alors de ces mensonges qui utilisent « la vérité » à leur avantage.
Ces demi-vérités, injustes, car pouvant avoir pour vocation de nuire, ne seraient alors pas
« mensonges » car ne « s’opposant » pas à la vérité.

De plus il n’est pas vrai que toute « fiction » est sans rapport avec la justice, puisque ces dernières ont
souvent une portée didactique, qui peut être au service de la justice.

Ainsi même si le mensonge se définit comme étant « contraire à la vérité », et « blessant la justice »,
il a quelquefois pour but de défendre la justice. De même la fiction peut sembler indépendante de la
justice, mais se retrouve quelquefois au service de celle-ci.
Enfin Tout ce qui, « contraire à la vérité, n’intéresse la justice en aucune sorte » n’est pas
UNIQUEMENT fiction

1) « Tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, est
mensonge »

Faire croire est une action volontaire qui induit une polarisation entre un agent qui fait croire et un
patient qui croit. Dès lors s’établit un rapport de supériorité entre les protagonistes qui conduit
souvent à une situation d’ « injustice »

A) Le « mensonge » par le discours crée des situations d’« injustice »


- Les Liaisons Dangereuses Lettre LXXXVII, Mme Merteuil ment impunément alors qu’elle a
elle-même orchestré la mésaventure de Prévan :
« Je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure […] J’aimerais
mieux qu’il ne fut venu que ma femme de chambre […], j’aurais évité cet éclat qui m’afflige »

- Dans Du Mensonge a la Violence Annah Arendt indique dans le paragraphe Du Mensonge


en Politique « Le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement
justifié dans les affaires politiques
- Dans Lorenzaccio de Musset, pour le cardinal Cibo et Lorenzo, faire croire c’est maitriser
la parole, jongler efficacement avec elle. Lorenzo évoque la parole comme une « toupie
envoutante qu’il suffit de faire tourner habilement »

De même le marchand est désigné comme un « beau dévideur de paroles »

B) Le « mensonge » par la mise en scène génère aussi des situations « injustes »

- Valmont sait parfaitement comment simuler une émotion véritable : le séducteur peut
faire couler ses larmes au moment propice pour faire croire à la sincérité de ses
sentiments : dans la scène XXIII des Liaisons Dangereuses, Valmont pleure « exprès »
auprès de Mme de Tourvel tout en décryptant avec précision les émotions de sa victime

- Dans La Crise de la Culture, Annah Arendt mets l’accent sur la mise en scène du
gouvernement Américain face à la vérité de faits, qui passe par la propagande : « images
fabriquées pour la consommation domestique »
- On retrouve cette idée de mise en scène dans Du mensonge a la Violence, cette fois
passant par le détournement de l’attention de la société : « la lancement d’ « offensives »
de diversion »

- Lorenzo est un maitre dans l’art de déguiser les situations à son avantage : Musset fait
usage des didascalies pour illustrer la scène ou Lorenzo s’évanouit lorsque le Duc prend
l’épée d’un page et lui présente : « Lorenzo chancelle ; il s’appuie sur la balustrade et
glisse à terre tout à coup »

C) La nature du « mensonge » est d’être injuste

- Dans Les Liaisons Dangereuses, à propos de la femme de chambre de Mme


Tourvel : « Comme je sentais que plus cette fille serait humiliée, plus j’en disposerais
facilement, je ne lui permis de changer ni de situation, ni de parure »

- Dans Du mensonge à la violence L’objectif de la guerre du Vietnam ouvertement soutenu


dans les documents du pentagone était « d’éviter une défaite américaine humiliante »,
décision profondément injuste par rapport au peuple Vietnamien qui subit cette guerre :
« ce dont le Vietnam est dépourvu ce n’est pas de culture, mais d’importance
stratégique »

- Lorenzo incarne parfaitement le menteur injuste qui travestit la vérité dans son intérêt :
« Etudier, ensemencer, infiltrer paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil
d’ami, dans une caresse du menton »
Transition : Faire croire c’est aussi agir en vue de susciter une croyance. Mais rien ne présuppose
que cette action soit « contraire à la justice ». Définir le mensonge comme étant uniquement
« contraire a le justice » serait restreindre sa nature

2) Le « mensonge » ne s’oppose pas nécessairement à la « justice »

A) On peut mentir pour faire le bien (ne blesse pas la justice)

- Lorenzo qui a acquis la confiance du Duc en profite pour obtenir des faveurs pour Bindo
son oncle : « Le titre d’ambassadeur de Rome n’appartient à personne en ce moment,
mon oncle se flattait de l’obtenir de vos bontés »

- Le « faire croire » du gouvernement américain avait pour but premier de « préserver le


secret d’état indispensable au fonctionnement de l’appareil gouvernemental »
Il y avait aussi en enjeu de loyauté visant à « montrer au monde jusqu’où les Etats Unis
peuvent aller pour soutenir un ami […] et pour tenir leurs engagements », Du Mensonge
a la Violence

- Merteuil en se servant de Sophie Volanges pour tromper le comte de Gercourt a malgré


tout participé à son éducation : « Elle est vraiment aimable cette chère petite […], je lui ai
promis de la former, je crois que je tiendrai parole »

B) Mentir n’est pas nécessairement contraire la justice, et peut même se révéler être au service
de celle ci

- L’acte de fausse bienfaisance de Valmont a permis de fournir a une famille pauvre des
moyens de subsistance : « J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien », et
ainsi de servir indirectement la justice

- Dans l’introduction de La Crise de la Culture, Annah Arendt souligne que le mensonge


« peut fort bien servir à établir ou à sauvegarder les conditions de la recherche de la
vérité » et peu importe si l’on ment du moment que la justice est sauvegardée : « que
justice soit faite, le monde dut il en périr »

- Lorenzo est l’exemple même du Héro qui se bat pour la sauvegarde de la justice : en
tuant le Duc, il permet de remettre en question le monopole du pouvoir des Médicis
C) Tout mensonge n’est pas « contraire » a la vérité

- Valmont déforme partiellement la vérité de façon à ce que les victimes ne puissent


jamais juger de la situation en conséquence complète de cause
C’est le cas lors de la lettre XLVIII que Valmont écrit à la Présidente Tourvel, et qui ne peut être lue par
celle-ci que comme une lettre brulante de désir, alors qu’elle est écrite sur les cuisses de la courtisane
avec laquelle le Vicomte passe la nuit

- Annah Arendt souligne dans La Crise de la Culture qu’un bon « menteur » doit savoir
s’appuyer sur la vérité plutôt que de la détruire
« La vérité qu’il est en train de cacher aux autres n’a pas été éliminée complètement du monde, elle a
trouvé son dernier refuge dans le menteur »

- Dans Lorenzaccio, Les deux écoliers de l’acte I qui assistent au sortir des convives du bal
des Nasi ont parfaitement conscience du fait que, pur devenir crédible, la feinte doit
s’appuyer sur la vérité et en reprendre les éléments en vue de les adapter à ses fins
« On observe bien tous les costumes, et le soir, on dit à l’atelier : j’ai une terrible envie de dormir ; j’ai
passé la nuit au bal chez le prince Aldobrandini […] le prince était habillé de telle façon, la princesse
d’une autre, et on ne ment pas »

Transition : le différentes stratégies mises en place par les trois acteurs pour « faire croire » à leurs
fictions « s’opposent à la vérité » sans pour autant porter préjudice à la justice.

Néanmoins ces fictions peuvent « intéresser la justice » dans le sens ou le lecteur en tire une morale,
un enseignement

3) Tout ce qui, contraire à la vérité, n’intéresse la justice en aucune sorte n’est que fiction.

A) La « fiction » est un moyen pour l’auteur de faire croire sans s’opposer à la « justice »

- Chez Laclos, cette correspondance inventée de toute pièces nécessite un faire croire de
l’auteur au service du réalisme des lettres : par exemple Laclos tient compte du temps
qu’il faut pour qu’une lettre parvienne à destination lors qu’il date les correspondances.
Cela ancre encore plus le lecteur dans l’illusion produite par les lettres

- Annah Arendt même si son œuvre philosophique ne fait pas usage de la fiction a recours
aux ½ vérités pour encourager le lecteur à réfléchir sur son propos : « Quand je disais que
la vérité de fait, à la différence de la vérité rationnelle, ne s’oppose pas à l’opinion,
j’énonçais une ½ vérité

- Musset arrange les vérités historiques à sa manière : il fait du républicain Philippe Strozzi
un père noble alors que le personnage historique était un libertin arriviste

B) La fiction utilise le « mensonge » pour prodiguer un enseignement à propos de la « justice »

- Avec les personnages libertins de Merteuil et Valmont, les lettres inventées pat Laclos
mettent le lecteur en garde contre la dépravation morale à la fois du menteur et de le
victime, produite par une conduite libertine.
L’échec final des deux protagonistes montre au lecteur que la justice triomphe toujours

- Dans Du Mensonge a la Violence, Arendt utilise l’échec des Etats Unis dans la guerre du
Vietnam, exemple réel mais illustratif du fait que le mensonge est impuissant face à la
justice incarnée dans ce cas par la vérité de fait, puisque « les faits sont au-delà de
l’accord et du consentement »

- Musset établit sa fiction autour du personnage de Lorenzo qui fait triompher la justice
par le meurtre de son cousin Alexandre de Médicis. Il situe son drame a l’étranger pour
mieux pouvoir critique l’absence de justice qui règne dans le système politique
monarchique en France

C) Tout ce qui, « contraire à la vérité, n’intéresse la justice en aucune sorte » n’est pas
UNIQUEMENT fiction

- La propagande à destination des ménages crée par le gouvernement Américain lors de la


guerre du Vietnam pour « l’emporter dans l’esprit des gens » ne portait pas atteinte à la
justice puisque ces « images fabriquées pour la consommation domestique étaient un
usage du « soft power » Américain

- Dans La crise de la Culture, Annah Arendt parle de l’opinion. Celle-ci est contraire à la
vérité puisque polarisée par l’avis personnel, ne porte pas atteinte à la justice mais n’est
pas pour autant du registre de la fiction. Arendt Remarque la frêle différence entre
« mensonge » et opinion : « Lorsqu’un menteur, ne disposant pas du pouvoir nécessaire
pour imposer ses mensonges, ne s’appesantit pas sur le caractère évangélique de son
affirmation mais prétend qu’il s’agit de son « opinion » pour laquelle il invoque son droit
constitutionnel »

- Dans Les Liaisons Dangereuses, lorsque Valmont et Merteuil jouent les entremetteurs
entre Sophie Volanges et Danceny, aucune atteinte n’est portée à la justice puisque les
deux jeunes gens sont naturellement attirés l’un par l’autre. Ce jeu d’influences
« contraire à la vérité », n’est pas pour autant fiction puisqu’il traduit un défi à relever
pour Merteuil : « il serait honteux que nous ne fissions pas ce que nous voulons de deux
enfants. »

Ainsi « tout ce qui [est] contraire à la vérité et blesse la justice en quelque façon que ce soit, est
mensonge » puisqu’il s’agit pour le menteur, de tronquer la vérité de faits par l’usage de la mise en
scène ou du discours, dans le but de nuire à sa victime. Dès lors un rapport de supériorité s’établit
entre les deux, et il semble qu’alors ce soit la nature du « mensonge » est d’être injuste

Cependant cette limite est loin d’être « exacte », puisque certains mensonges ont pour vocation de
faire le bien, ou encore de préserver la sauvegarde de la « justice », et la définition du mensonge
comme étant « contraire à la vérité » est limitée puisqu’elle ne considère pas certains cas ou le
menteur utilise des demi-vérités.

Enfin, même s’il est vrai que la fiction est « contraire à la vérité », elle peut avoir pour enjeu la justice,
de par l’enseignement moral qu’elle prodigue. De ce fait, la « limite exact » entre mensonge et fiction
peut être remise en cause, notamment avec le concept d’opinion qui, sans être fiction, possède des
caractéristiques propres au mensonge sans pour autant s’opposer à la justice.

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