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INTRODUCTION

La ville de Londres recèle de nombreux trésors dont la manifestation la plus visible en est
certainement les parcs royaux et les jardins publics qui émaillent de leurs couleurs la capitale
britannique. Ces espaces verts font le bonheur et la fierté des londoniens qui en profitent pour s'y
réfugier de la cacophonie et des turbulences de la ville, et flâner dans un cadre paysager
somptueux, utilisant les pelouses pour se reposer et se détendre, ou bien encore pour y pratiquer
le cricket, le football et autres activités physiques. Si tous ces écrins de verdures, qui sont autant
de havres de paix contribuant à la qualité de vie des populations londoniennes, sont accessibles à
tous et sont si nombreux, nous le devons à l'action du mouvement des parcs et jardins publics qui
vit le jour dans les premières décennies du XIXème siècle, et œuvra pour l'implantation
d'espaces verts gratuits dans le contexte d'urbanisation massive entraînée par la Révolution
Industrielle, afin d'améliorer les conditions de vie des citadins des grandes villes, et notamment
des plus pauvres. L'histoire et l'évolution des fonctions dédiées aux espaces verts en dit long sur
les mentalités et les conditions sociales des époques auxquels ils se rapportent. Dans un article
consacré à la signification et à la conception des parcs publics en milieu urbain de la période
allant de 1840 à 1900, Hilary A. Taylor résume parfaitement cet aspect :

l'une des plus remarquables arènes de débats culturels, servant de médiateur


entre la sphère publique et la sphère privée, le jardin paysager est
essentiellement une manifestation d'une idéologie personnelle et historique.
C'est un lieu – physiquement et philosophiquement – de débats politiques,
culturels, sociaux et économiques. De plus, étant délibérément une arène
publique, le parc urbain, peut-être mieux que n'importe quel autre genre de
jardins paysagers, est évocateur des aspirations de son temps1.

1 Hilary A. TAYLOR, “Urban Public Parks, 1840-1900: Design and Meaning”, Garden History, Vol.23, Number 2,
Winter 1995, p.201. “ One of the most powerful arenas of cultural debate, mediating between the public and private

1
Dans cette optique, l'action menée par le mouvement des parcs et jardins à Londres tout
au long du XIXème siècle révèle la contradiction d'une société victorienne régie par les valeurs
bourgeoises de l'époque aspirant à l'universalité et à l'harmonie sociale, mais dont le
fonctionnement était axé sur la ségrégation des classes et l'exclusion du prolétariat. Pour
reprendre la formule de Jean-Pierre Navaille dans son ouvrage consacré à l'étude du Londres du
XIXème siècle, les classes ouvrières et les classes supérieures étaient « aussi peu miscibles que
l'huile et l'eau dans un même récipient »2. Cette discrimination trouvait l'une de ses expressions
dans l'utilisation des parcs et jardins paysagers dont la fonction, jusque dans les années 1840,
était strictement ornementale, servant de lieux de contemplation et de flânerie, réservés aux
riches. Le mouvement des parcs et jardins, animé par des réformateurs sociaux soucieux des
conditions de vie dégradées et de la situation sanitaire des masses de travailleurs dans les grands
centres urbains, mais aussi du danger potentiel que celles-ci représentaient pour la société
victorienne, œuvra à transformer la fonction dévolue aux espaces verts afin de remédier à cet état
de fait et de favoriser l'harmonie sociale.
Moins connu que les célèbres parcs royaux des quartiers huppés de Londres, Victoria
Park, situé à cheval sur les districts de Hackney et de Tower Hamlets, dans l'est de la capitale,
n'en est pas moins magnifique. Ce parc, qui eut le statut royal jusqu'en 1887, avant d'être géré par
les autorités administratives locales, fut implanté dans le début des années 1840 et marqua
l'histoire des parcs et jardins en Angleterre en tant que premier véritable parc public grâce à
l'action du mouvement des parcs et jardins. C'est à travers son exemple que nous étudierons dans
ce mémoire la question de l'harmonie sociale et de son corollaire, la mixité sociale, en nous
demandant dans quelle mesure l'établissement et l'aménagement de Victoria Park reflète l'idéal
d'harmonie sociale si cher à la bourgeoisie victorienne.
Nous soutiendrons dans ce mémoire que, plutôt que l'harmonie sociale, c'est l'émergence
d'une culture populaire et l'affirmation d'une classe que Victoria Park favorisa, en donnant un
moyen d'expression populaire et politique aux membres de la classe ouvrière londonienne,
influençant ainsi l'utilisation des parcs et jardins publics créés dans le sillage de Victoria Park.
Pour ce faire, dans la première partie de ce mémoire, nous nous concentrerons sur les
origines du mouvement des parcs et jardins publics et le changement de fonction des espaces
verts en revenant sur les conditions de vie des londoniens au début du XIXème siècle, en proie à
l' urbanisation galopante et à la surpopulation. Nous verrons également les différentes phases de
world, the designed landscape is essentially a manifestation of personal and historical ideology. It is a site – both
physical and philosophical – of political, cultural, social and economic debates. Moreover, as a self-consciously
public arena, the urban park, perhaps more than any other kind of landscape, is redolent of the aspirations of its
time.”
2 Jean-Pierre NAVAILLE. Londres Victorien: Un Monde Cloisonné. Seyssell, Champs Vallon, 1996, p.98.

2
développement du mouvement des parcs et jardins à Londres, et son influence sur la prise de
conscience politique de la nécessité de mettre à disposition des lieux de promenades publiques
pour la santé et le bien-être des londoniens. L'histoire des parcs et jardins publics, c 'est aussi
l'histoire de la pratique des loisirs, et nous nous attacherons à définir les concepts victoriens
quant à la pratique « rationnelle » des divertissements et de leurs fonctions, notamment celle de
contrôle social dans le climat révolutionnaire des années 1830 à 1860.
Dans la deuxième partie de ce mémoire, nous nous focaliserons sur Victoria Park comme
lieu d'harmonie et de mixité sociale. Nous décrirons tout d'abord les différentes étapes de la
genèse du parc, puis nous verrons comment Victoria Park fut conçu pour accueillir un public
représentant toute les couches de la société, grâce à la beauté ornementale de celui-ci et à la
pratique de loisirs dits « intelligents » comme l'horticulture et le cricket. Enfin, nous
soutiendrons que Victoria Park, par l'influence des populations ouvrières locales, et notamment
par l'action des radicaux et des socialistes, devint un lieu de liberté d'expression favorisant
l'émergence d'une culture populaire, et par conséquent, des valeurs démocratiques plutôt que
l'harmonie sociale définie par les codes de la bourgeoisie victorienne.

3
CHAPITRE I :

VERS UN CHANGEMENT DE FONCTION DES PARCS ET JARDINS ANGLAIS

A/ Londres : la « ville monstre »

Avant que n'intervienne, au début du XIXème siècle, une remise en cause de l'utilisation
des parcs et jardins anglais engendrée par l’urbanisation massive qui accompagna la Révolution
Industrielle, ceux-ci étaient exclusivement réservés au bon plaisir des membres de la haute
société britannique de l'époque et revêtaient un idéal qui prit naissance, à l'aube du XVIIIème
siècle, à travers la création et l'essor du jardin paysager. Avec l'avènement au trône d'Angleterre
du néerlandais Guillaume d'Orange et de Marie, suite à la Révolution Glorieuse de 1688, le
savoir-faire hollandais en matière d'horticulture influença une créativité anglaise qui n'eut de
cesse d'être, comme l'a souligné Laurent Châtel, l'objet d'un mécénat tout au long de l'époque
géorgienne, car selon lui, « la Grande-Bretagne s'est représenté que sa nation tout entière était un
jardin »3. Jusqu'en 1820, avant qu'il ne soit radicalement mis en cause pour son caractère
exclusif, c'est cet idéal de « nation-jardin » qui constitua la « substantifique moëlle, essence de
la nation »4. Tous ces parcs et jardins où flânaient aristocrates, membres de la gentry et du clergé,
étaient autant d'ornements qui embellissaient les villes et symbolisaient l'art de vivre et la
puissance de la nation cœur de l'Empire Britannique. Le visiteur étranger de passage à Londres
ne pouvait qu'être émerveillé par la majesté de Hyde Park et le luxueux défilé des attelages
élégants, des cavaliers en redingote et de amazones sur le « Rotten Row » (déformation du
français route du roi) reliant Hyde Park aux jardins de Kensington.

3 Laurent CHÂTEL, “Le Jardin Anglais : Représentation, Rhétorique et Translation de la Nation Britannique, 1688-
1820”, Revue Française de Civilisation Britannique, vol. 13, Numéro 4, 2006, p.172.
4 Idem.

4
Cependant, alors que l'industrialisation massive des villes entraînait l'Angleterre d'une
société rurale vers une société majoritairement urbaine, le manque d'espaces verts dans les villes
commençait à devenir un problème majeur au début du XIXème siècle. L'idéal géorgien de
« nation-jardin » ne résista pas à l'épouvantable réalité des conditions de vie des villes
industrielles de l'époque victorienne ; les parcs et jardins paysagers, aussi magnifiques qu'ils
fussent, étaient soumis à la critique car considérés comme un luxe destiné à l'usage de quelques
privilégiés oisifs, alors que les populations laborieuses qui remplissaient les villes souffraient du
manque d'espace. Dans la capitale londonienne, où affluait en masse une main d’œuvre bon
marché, la situation était particulièrement inquiétante avec une pression démographique jusque-
là encore jamais inégalée, lui donnant le titre de première mégalopole au monde. Sa population
était estimée en 1750 à 675.000 habitants, lors du premier vrai recensement fiable en 1801, celle-
ci atteignait 1.096.784, et elle était de 1.729.949 d'habitants en 1831 5, dont la grande majorité
s'entassait dans les quartiers insalubres et miséreux du East End où les épidémies de choléra, le
typhus et la phtisie faisaient des ravages.
C'est à cette époque que l'image de Londres « ville monstre » fait son apparition, cette
ville selon Friedrich Engels « où l'on peut marcher des heures sans même parvenir au
commencement de la fin, sans découvrir le moindre indice qui signale la proximité de la
campagne »6. On parle alors de « Babylone moderne », de « Babylone noire » ou encore « de
goître monstrueux » et de « tête d'hydropique »7. Ces analogies nous renvoient l'image d'une ville
étouffée par la densité de sa population, par la pollution de l'air provoquée par les fumées des
usines situées à l'Est de la ville, dont les odeurs de soufre et de phosphore se mêlent à celles
émanant des déchets organiques et végétaux qui, sans système d’égouts, s'entassent dans les rues
étroites et mal ventilées de la capitale, et par le manque d'espaces verts non cloisonnés qui
permettraient de faire respirer un air moins vicié à ses habitants . Avec l'urbanisation massive de
Londres, ce « big bang urbain »8 pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Navaille, tout espace
libre est englouti par la ville, la métropole déploie ses tentacules de monstre tout autour de sa
périphérie pour l'étouffer sous le poids de nouvelles constructions. Le développement du chemin
de fer précipite la tendance et les terrains communaux font l'objet de spéculations financières et

5 Voir le site internet Vision of Britain through Time, URL: http://www.visionofbritain.org.uk/census/index.jsp


Accès : 15 octobre 2012
6 Friedrich ENGELS, La Situation de la Classe Laborieuse en Angleterre en 1845 d’Après les Observations de
L’auteur et des Sources Authentiques. (Traduction et notes par Gilbert Badia et Jean Frédéric.Avant-propos de E. J.
Hobsbawm, Paris, Editions Sociales, 1960, 413p.). Version numérique par Jean-Marie Tremblay dans le cadre de la
collection: “Les Classiques des Sciences Sociales”, p.37.
URL : http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_friedrich/situation/situation_classe_ouvriere.pdf
Accès : 15septembre 2012
7 Jean-Pierre NAVAILLE, op. Cit., p.14.
8 Ibid., p.11.

5
de projets immobiliers au profit de l'aristocratie et de la gentry. Même Hyde Park fut menacé
quand il fut la cible, en 1808, de l'un de ces projets immobiliers qui menaçaient d'empiéter sur
une bonne partie du parc. Il fallut que le projet soit dénoncé au Parlement pour qu'il soit
finalement abandonné9.
C'est un autre de ces projets, quand le terrain communale de Hampstead Heath fut à son
tour sous la menace des promoteurs immobiliers à la fin des années 1820, qui inspira au
caricaturiste anglais George Cruikshank une eau-forte tout à fait saisissante intitulée Londres
Sort de la Ville, ou la Marche des Briques et du Mortier (« London Going out of Town, or the
March of Bricks and Mortar ». Figure 1) représentant Londres, crachant la fumée noire de ses
usines, en train de littéralement prendre d'assaut la campagne environnante à coup de
bombardements de briques et de charges menées par un bataillon composé de soldats aux corps
en forme d'outil et de seaux remplis de mortier. La « ville monstre » aux immeubles insalubres,
dévorant sa périphérie, met en fuite les animaux, ravage arbres et ballots de foin, laissant sur son
passage un paysage de désolation. Au centre du dessin, à l'arrière plan, flotte le drapeau
britannique sur les tours du palais de Westminster où siège le Parlement, suggérant que celui-ci
se fait complice de cette urbanisation effrénée, ou du moins, ne fait rien pour la réglementer et
préserver les espaces verts de la capitale et de ses alentours 10. Les commentaires dans les bulles
sont émaillés de jeux de mots donnant un ressort comique à l'image, mais comme le remarque
Michael Rawson dans son excellente analyse de cette satire, au-delà de l'humour, « le dessin de
Cruishank est avant tout un portrait de destruction et de violence »11.
L'impact d'une telle situation sur les conditions de vie des Londoniens avait des
conséquences profondes. La pollution, le manque d'hygiène, d'espaces sains et la surpopulation
étaient tels que l’espérance de vie dans la capitale ne dépassait pas 35 ans. Dans ce contexte, les
parcs royaux de Londres, tous situés dans les beaux quartiers du West End, ne suffisaient guère,
d'autant plus que ceux-ci étaient entourés de hauts murs de briques et que seul Hyde Park était
accessible au public, à condition de présenter une allure décente. D'autres, comme Regent's Park
et Saint James's Park, qui furent respectivement créés et réaménagés pendant la période de la
régence par l'architecte et paysagiste John Nash, « étaient consacrés, selon Franck Clark, à

9 The Parliamentary Debates vol. XI, London,T.C Hansard, 1808, p.1111; p. 1222-1126.
10 Il a été estimé qu'entre 1760 et 1867, grâce à des lois votées au Parlement et notamment celles concernant les
enclosures, trois millions et demi d'hectares de terres ont été « volés » aux populations anglaises par quelques riches
privilégiés. Ceci représente en surface plus que la totalité des régions actuelles du Derbyshire, Nottinghamshire,
Northamptonshire, Buckinghamshire, Bedfordshire, Hertfordshire, Cambridge, Essex, Norfolk, et du Suffolk. Voir
Martin HOYLES, “English Gardens and the Division of Labor”, Cabinet Magazine, Issue 6, Spring 2002. URL:
http://cabinetmagazine.org/issues/6/hoyles.php
Accès : 12 octobre 2012
11 Michael RAWSON, “The March of Bricks and Mortar”, Environmental History, 17 October 2012, p.845.
“Cruishank's image is primarily a portrait of violence and destruction.”

6
assurer le plus haut revenu possible à la couronne, deuxièmement à embellir davantage la
métropole, et troisièmement à étudier la santé du public et ses habitudes »12. On voit donc que le
rôle sanitaire accordé aux parcs était de moindre importance et que l'accent était mis sur leur
aspect ornemental qui servait à accroître la valeur immobilière des riches demeures alentour. De
plus, le « public » dont nous parle Franck Clark est à comprendre dans un sens restreint, car
composé des membres de la classe supérieure, qui ne sauraient se mélanger aux classes
populaires, dont on ne souciait guère, alors, de la santé et du bien-être. La société victorienne
naissante de l'époque était marquée par un système de classes très fermé, peu propice à la mixité
sociale qui était reflété par l'usage fait des parcs et jardins londoniens et leur accès réservé. Il y
avait bien les jardins de plaisirs (« pleasure gardens »), comme ceux de Vauxhall sur la rive
droite de la Tamise, de Cremorne et du Ranelagh à Chelsea, où l'on pouvait se divertir en
écoutant de la musique, assister à des spectacles pyrotechniques et de cirque, profiter des foires,
des restaurants et des débits de boissons, mais ceux-ci étaient payants. Il en coûtait jusqu'à deux
shillings pour y avoir accès, somme trop importante – correspondant généralement à un jour de
salaire – pour la majorité des ouvriers et leur famille, cloîtrés dans des quartiers de misère.
D'autre part, les jardins de plaisir étaient de plus en plus considérés par la bourgeoisie montante
de l'époque comme des lieux de débauche où l'alcool coulait à flot et où le public s'adonnait à des
plaisirs dégradants. Souffrant de leur réputation, la fréquentation des jardins de plaisir déclina
tout au long de la première partie du XIXème siècle, si bien qu'ils finirent par fermer leurs
portes13. Le sort réservé aux jardins de plaisir reflète une société victorienne dont les valeurs
morales allaient être dictées par la bourgeoisie, classe qui vint à tenir une place prépondérante
dans l'évolution politique et sociale de l'Angleterre. Cette hégémonie est symbolisée par la
grande réforme sur le droit de vote de 1832 ( « The Great Reform Act ») qui permit à la
bourgeoisie entrepreneuriale d'avoir accès aux urnes et au Parlement.
Parmi ces bourgeois, se trouvaient un certain nombre d'esprits éclairés qui vinrent à se
préoccuper du sort et des conditions de vie des classes laborieuses dans le contexte urbain de la
Révolution Industrielle. C'est avec l'action de ces réformateurs sociaux que le débat sur le
manque d'espaces verts, en particulier pour les membres de la classe ouvrière, vit le jour en
Angleterre au début des années 1830.

12 Frank CLARK, “Nineteenth-Century Public Parks from 1830” Garden History, Vol. 1, Number 3, Summer 1973,
p.37. “ [Parks] were intended to assure the greatest possible revenue to the crown and secondly to add to the beauty
of the metropolis and thirdly to study the health and convenience of the public”. p.37.
13 Les jardins de plaisir de Vauxhall et de Cremorne fermèrent respectivement en 1859 et 1877 pour être remplacés
par des rues et de nouvelles constructions. Quand aux jardins de plaisir du Ranelagh, ils furent transformés en
jardins paysagers.

7
B/ Le mouvement des parcs et jardins et ses origines

En 1833, une commission parlementaire fut nommée afin d'étudier la question des
espaces verts en milieu urbain : La Commission Parlementaire sur les Promenades Publiques
(« The Select Committee on Public Walks »). Lors de la mise au point de cette commission, le
terme anglais « walk », selon Susan Lasdun, fut préféré au terme « park » car ce dernier, comme
nous l'avons vu à travers l'exemple des parcs royaux londoniens, dénotait un caractère trop
exclusif associé à l’aristocratie14. La commission était composée de personnalités telles que
Robert Aglionby Slaney (1791-1862), avocat et membre de la Chambre des Communes pour le
parti Whig (ancêtre du parti libéral qui réunissait les progressistes opposés aux Tories
conservateurs), il dédia son combat politique à l'amélioration des conditions de vie de la classe
ouvrière dans les grandes villes, et fut proche de gens comme Edwin Chadwick (1800-1890)
connu pour son travail sur l'amélioration des conditions sanitaires des grandes villes, mais aussi
pour son influence sur la très controversée nouvelle loi sur les pauvres (« New Poor Law ») de
1834 .
Pour ces réformateurs sociaux, c'est le rôle hygiénique et sanitaire des parcs et jardins qui
était à souligner, car dans un contexte urbain, ceux-ci faisaient usage de « poumons des villes »15.
À leurs yeux, les espaces verts jouaient un rôle aussi essentiel à la santé de la ville et de ses
habitants qu'un système d’égouts approprié et des rues larges et aérées. En effet, il était important
de pouvoir régénérer l'air des villes car, à l'époque, la théorie qui prévaut en ce qui concerne la
transmission des maladies, stipulait qu' elle était due à la contagion de l'air par les miasmes et les
effluves provenant des matières organiques en décomposition, pullulant à cette époque dans les
quartiers insalubres des grandes villes. Par exemple, le choléra, dont les épidémies tuèrent des
milliers de personnes à Londres tout au long du XIXème siècle, était considéré comme une
maladie dont les germes étaient transportés et transmis par l'air, jusqu'à ce que le médecin
allemand Kock identifie, en 1883, le bacille de la maladie et le rôle essentiel de l'eau dans
transmission de celle-ci.
Afin de se débarrasser de l'air miasmatique, les espaces verts devaient jouer le rôle de
« ventilateurs pour les taudis »16. Les membres de la commission devaient, par conséquent,

14 Susan Lasdun citée dans Theresa WYBORN,“ Parks for the People: The development of Public Parks In
Manchester”, Manchester Region History, Vol.9, 1995, P.4.
15 L'expression faisait florès à l'époque, elle est attribuée à William Pitt, premier comte de Chatham, Premier
Ministre de 1766 à 1768, alors qu'il déplorait l'urbanisation massive de Londres entraînée par les premiers effets de
la Révolution Industrielle.
16 H.L. MALCHOW, “Public Gardens and Social Action in Late Victorian London”, Victorian Studies, Vol.29,
Autumn 1985, p.123. “Ventilators for the slums.”

8
« examiner les meilleures solutions pour aménager des espaces verts dans les quartiers des
grandes villes, telles que des promenades publiques et lieux d'exercices, agencés afin de
promouvoir la santé et le confort de ces habitants »17.
Dans son rapport, la commission constata que malgré l'augmentation de la population des
grandes villes, surtout par des familles d'artisans et d'ouvriers, aucune disposition n'avait été
prise afin d'assurer à ceux-ci des lieux de promenades publiques ; qu'à l'inverse, un bon nombre
d'espaces verts avaient été clôturés ou supprimés sous l'effet de l'augmentation des constructions
de nouveaux bâtiments et de la valeur des biens immobiliers. Cette situation avait pour
conséquence d'avoir empêché l'accès aux endroits sains se situant en plein air à une très grande
majorité de personnes. Même si elle se félicita de l'ouverture au public de Saint James's Park et
des jardins de Kensington « pour toute personne au comportement décent et correctement
vêtue »18, la commission déplora qu'il n'en fût pas ainsi pour Regent's Park, stigmatisant le fait
que celui-ci n'était pas « un parc public, mais un lieu réservé à la convenance des riches »19, qui
payaient deux guinées par an pour avoir les clés du parc et, par conséquent, l'usage exclusif de
celui-ci. La commission pointa également du doigt le projet immobilier qui menaçait Primrose-
hill au nord de celui-ci, privant encore plus la capitale d'un lieu sain où pouvaient se réunir les
gens de condition modeste. Elle constata aussi qu'à l'inverse de la partie ouest de la capitale,
grâce aux parcs royaux, l'est de la capitale, était complètement dépourvu d'espaces verts. Par
ailleurs, elle recommanda également d'aménager les quais de la Tamise à l'usage des promeneurs
comme cela était le cas dans les grandes villes du continent telles que Paris et Florence, ainsi que
la mise en place de lieux de baignades publiques ouverts aux plus humbles pour leur hygiène
corporelle.
Dans ses travaux, la commission souligna avec insistance les multiples bienfaits des
espaces verts sur la population des grandes villes et que ceux-ci étaient devenus absolument
obligatoires pour améliorer la santé publique et les conditions de vie des citadins, et plus
particulièrement, des plus modestes d'entre-eux, ayant des métiers éprouvants leur offrant peu de
temps libre, qu'ils étaient enclins à utiliser de façon pernicieuse par faute d'autres alternatives
plus saines que pouvaient, notamment, offrir parcs et jardins :

17 Report from the Select Committee on Public Walks, Parliamentary papers 1833, in The Westminster Review, vol.
XX, 1834, p.500. “The Select Committee appointed to consider the best means of securing open spaces in the
vicinity of populous towns, as public walks and places of exercise, calculated to promote the health and comfort of
the inhabitants.”
18 Ibid. p.501. “[St. James's Park has lately been planted and improved with great taste, and the interior is now
opened, as well as Kensington gardens,] to all persons well behaved and properly dressed.”
19 Ibid. p.502. “It is not a public park, but a place set apart for the use of the wealthy ones.”

9
Il ne devrait pas être nécessaire de souligner à quel point il est essentiel d'avoir
des promenades publiques dans les quartiers des grandes villes ; pour ceux qui
prennent en considération les métiers des ouvriers qui y demeurent, confinés
comme ils le sont pendant les jours de la semaine à cause de leur métier de
mécaniciens et de fabricants, et souvent enfermés dans la chaleur des usines, il
doit être évident que, pour leur santé, il est de première importance qu'ils
puissent profiter de l'air pur pendant leur jour de congé, et de pouvoir (éloignés
de la poussière et de la saleté des voies publiques) se promener avec leur
famille dans des conditions convenables : s'ils sont dépourvus de cette
ressource, il est probable que les seuls endroits pour s'échapper des allées et des
cours étroites (dans lesquelles tant de gens de la classe la plus humble
résident) seront ces débits de boissons, où, dans l'excitation du moment, ils
oublieront peut-être leur dur labeur, mais surtout dilapideront l'argent de la
famille, et trop souvent détruiront leur santé.20

Les espaces verts étaient donc aussi vus comme un moyen de lutter contre le fléau social
qu'était l'alcool à cette époque. En 1833, on pouvait compter en Angleterre et au Pays de Galles
34.000 débits de bière ; rien qu'à Londres, on dénombra jusqu'à plus de 14 000 « pubs » et « gin
houses »21, et, la consommation d'alcool, l'une des seules « distractions » possibles dans les
grandes villes pour les classes laborieuses, faisait des ravages. Le constat que les espaces verts
pouvaient détourner l'ouvrier de la fréquentation des débits de boisson en lui offrant un lieu de
loisir sain fut également mis en avant, l'année suivante, par la Commission Parlementaire sur
l'Ivresse (« Select Committee on Drunkeness ») qui devait proposer des solutions afin de lutter
contre l'ivrognerie et ses conséquences. Ainsi, à côté de leur fonction sanitaire, parcs et jardins
pouvaient avoir, selon les membres de la commission sur les espaces verts, un rôle social
important à tenir en ce qui concerne la propreté et l'apparence de ceux qui les fréquentaient :

Un homme se promenant avec sa famille parmi ses voisins de classe sociale


différente, sera naturellement désireux d'être proprement habillé et il en sera de
même pour sa femme et ses enfants ; mais ce désir dûment dirigé et contrôlé
est considéré, par expérience, comme l'un des points essentiels dans la
promotion des valeurs de civilisation et d'incitation au travail22.

20 Ibid. p.507. “It cannot be requisite to point out how necessary some public walks or open spaces in the.
neighbourhood of large towns must be ; to those who consider the occupations of the working classes who dwell
there, confined as they are during the week-days as mechanics and manufacturers, and often shut up in heated
factories, it must be evident that it is of the first importance to their health on their day of rest to enjoy the fresh air,
and to be able (exempt from the dust and dirt of public thoroughfares) to walk out in decent comfort with their
families : if deprived of any such resource, it is probable that their only escape from the narrow courts and alleys (in
which so many of the humble classes reside) will be those drinking-shops, where, in short-lived excitement, they
may forget their toil, but where they waste the means of their families, and too often destroy their health.”
21 J.M. GOLBY and A.W. PURDUE. The Civilisation Of The Crowd: Popular Culture In England 1750-1900
(1984, Batsford Academic and Educational). Phoenix Mill Thrupp Stroud, Sutton Publishing, 1999 (2nd ed.), p.118.
22 Ibid. p.508. “A man walking out with his family among his neighbours of different ranks, will naturally be
desirous to be properly clothed, and that his wife and children should be so also; but this desire duly directed and
controlled, is found by experience to be of the most powerful effect in promoting civilization, and exciting industry.”

10
A condition que les promenades publiques soient accessibles à tous, la mixité du public
favoriserait le désir de respectabilité chez les membres de la classe ouvrière grâce à l'exemple
donné par les classes les plus éduquées. La notion de « respectabilité » était de première
importance dans la société victorienne de l'époque et reflétait un idéal bourgeois dans l'image
que celle-ci pouvait se faire d'une société harmonieuse. Nous développerons ce point essentiel
plus loin dans cet essai, en discutant les différents aspects que recouvre cette notion, notamment
en ce qui concerne les loisirs de la classe ouvrière que les classes dominantes s'évertuèrent à
réformer et à contrôler tout au long du XIXème siècle.

Pour que l'implantation d'espaces verts soit possible, le comité conclut qu'il était
indispensable pour le gouvernement de légiférer en la matière afin de faciliter la mise à
disposition de terrains, qu'ils soient privés ou royaux, arguant de la valeur ajoutée qu'une telle
opération aurait sur les biens immobiliers environnants. Ajouté à cela, il fallait également
pouvoir rendre possible dons et autres gestes philanthropiques ainsi que prévoir des subventions
publiques afin de financer l'établissement de parcs ou jardins gratuits et ouverts à tous :

Des fonds financiers d'une certaine ampleur, devraient dans de nombreux cas
être nécessaires et mis à disposition, et devraient être levés, soit par le biais de
subventions publiques, soit par des cotisations privées, ou soit par une taxe
locale peu élevée ; dans certains cas toutes ces solutions pourront être
combinées. Quand dons et cotisations ne peuvent être obtenus, il semble être
du devoir du gouvernement d'apporter son aide et de subvenir aux besoins de
la population en matière de santé23.

Même si le Rapport de la Commission Parlementaire sur les Promenades Publiques est à


considérer comme un jalon dans l'histoire de l'implantation des parcs et jardins publics en milieu
urbain, et participa à éveiller l'intérêt sur la santé et le bien-être des classes les moins
privilégiées, les pouvoirs publics dans un premier temps furent peu enclins à prendre les mesures
nécessaires afin que soient réalisées les recommandations avancées par la commission. Ainsi, les
rares espaces verts créés suivant le Rapport de la Commission Parlementaire sur les
Promenades Publiques le furent grâce à l'action philanthropique d'hommes comme Joseph Strutt
qui fit un don de 10.000 Livres Sterling pour la construction de l'arboretum de Derby, encore
fallut-il attendre l'année 184024. La question du financement des espaces verts se révéla épineuse

23 Ibid. p.509 “ A certain fund, however obtained, in many cases may be necessary, and it must arise, either from
public grant, or from voluntary subscription, or by a low rate; in some cases these may all be combined. When no
subscription or donation can be raised, it seems the duty of the government to assist in providing for the health of the
people.”
24 Theresa WYBORN, op. Cit., p.3.

11
et rencontra un bon nombre de résistances de la part des pouvoirs publics, car, comme le relève
H.M. Malchow :

Les parcs publics non seulement entraînaient un coût permanent sur les taxes
locales pour leur entretien, mais aussi à jamais privaient de la présence, sur ce
terrain, du genre de constructions qui fournissait du travail aux artisans, des
contrats et loyers aux petites entreprises en bâtiment. Le prix initial d'un terrain
approprié dans un centre urbain, et par conséquent convoité pour y construire,
risquait d'être élevé25.

L'intervention en matière de financement des espaces verts par les pouvoirs publics ne fut
pas à l'ordre du jour avant les années 1840, quand la situation sociale explosive qui caractérisa
cette décennie exigea du gouvernement des mesures appropriées. Ces mesures furent suggérées
en 1842 par Edwin Chadwick dans son Rapport sur les Conditions Sanitaires des Populations
Laborieuses et sur les Moyens de les Améliorer (« Report on the Sanitary Conditions of the
Labouring Population and on the Means of its Improvement »), dans lequel il rappela
l'importance des espaces verts pour la santé des habitants des grandes villes et appela de ses
vœux la création d'une instance gouvernementale centralisée, dévouée aux problèmes sanitaires,
qui coordonnerait le travail des instances locales en matière de santé publique26.

Dans le sillage du Rapport Chadwick, grâce aux cotisations privées et à l'action des
autorités locales, c'est en province que les premiers véritables parcs publics virent le jour, comme
Birkenhead Park à Birkenhead en 1844, Phillips Park and Queens Park à Manchester en 1846, ou
encore Peels Park à Salford également en 1846. À Londres, peu de progrès furent réalisés :
Primrose-hill et Hampstead Heath furent préservés, des grilles remplacèrent les murs de briques
autour des parcs royaux et, en 1841, Regent's Park, bien que de façon sélective, finit par ouvrir
ses portes au public. La seule réelle avancée fut l'implantation de Victoria Park dans le East End,
grâce à la mobilisation des habitants et à une aide financière de l’État. Inauguré officiellement en
1846, il accueillit cependant ces premiers visiteurs en 1843.

Ce n'est qu'avec la Loi sur la Santé Publique de 1848 («The Public Health Act ») qui
suivit les recommandations du rapport Chadwick que les pouvoirs publics instaurèrent la mise en
place de conseils de santé publique locaux supervisés au niveau national par un ministère de la

25 H. M. MALCHOW, op. Cit., p.100. “Public parks meant not only a permanent charge on rates for maintenance
but also forever prevented the kind of building on such land which provided jobs for artisans, contracts and rents for
small builders, and markets for surrounding shopkeepers. The initial price of land convenient to urban centers, and
therefore desirable for building, was likely to be high.”
26 Chadwick Report on the Sanitary Conditions of the Labouring Population and on the Means of its Improvement,
London, 1842, p.155-156 ; p. 187-196. URL: www.deltaomega.org/documents/ChadwickClassic.pdf
Accès : 17 octobre 2012

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santé, et donnant autorité afin de « fournir, maintenir, arranger, planter et améliorer des espaces
dans le but d'être utilisés comme promenades publiques ou terrains de récréations »27. Mais dû
au statut particulier de Londres, avec son gigantisme et le morcellement de ses divisions
administratives, il fallut attendre la création du Bureau des Travaux Publics (« Metropolitan
Board of Work ») en 1855 – remplacé à son tour par Le Conseil Général de Londres (« London
County Council ») en 1889 – pour que soient envisagés des plans d'aménagements urbains de
grande ampleur, notamment la création de nouveaux parcs publics. Ainsi, sous la responsabilité
du Bureau des Travaux Publics, furent, entre autres, créés Battersea Park en 1858, situé sur la
rive sud de la Tamise, Finsbury Park en 1869, dans le nord de la capitale, et, dans le sud-est de
celle-ci, Southwark Park également créé en 1869.
Tout au long de la deuxième partie du XIXème siècle, les partisans du mouvement des
parcs et jardins à Londres s'organisèrent en associations afin de faire pression sur le
gouvernement et le Bureau des Travaux Publics pour la préservation et la création d'espaces vert
dans la capitale. Ainsi, L'Association pour la Préservation des Terres Communales (The
Commons Preservation Society ») vit le jour en 1865. L'association se concentra principalement
sur la sauvegarde des espaces verts de la capitale, notamment sur la sauvegarde des cimetières
désaffectés. Leur action eut également pour résultat la création de Finsbury Park et Southwark
Park mentionnés ci-dessus et le vote d'une loi (« The Metropolitan Commons Act »), en 1866,
protégeant de tout empiétement les terres communales de la capitale. En 1882, fut créée
L'Association des Jardins Publics de la Métropole (« The Metropolitan Public Gardens
Association ») dont l'objet était d'œuvrer à la création de jardins publics et aires de jeux, dédiés à
la pratique des loisirs et du sport. Grâce à leur action, quatre aires de jeu et dix-sept jardins
furent implantés dans la capitale28.
À la fin du XIXème siècle, grâce à l'action du mouvement des parcs et jardins et à la
volonté du Bureau des Travaux Publics et de son successeur, Le Conseil Général de Londres, on
pouvait dénombrer dans la capitale plus de 200 parcs et jardins publics alors que, 50 ans plus tôt,
ce chiffre ne dépassait pas la douzaine29. Ces espaces verts dont la fonction principale était
d'offrir à la population de Londres un lieu de promenade oxygéné, était aussi, comme l'avait
suggéré La Commission sur les Promenades Publiques de 1833, un moyen de « civiliser » les
masses laborieuses en donnant un modèle de « respectabilité » selon les critères de la
bourgeoisie victorienne, notamment en ce qui concerne la pratique les loisirs qui, tout au long du
27 The Act for Promoting the Public Health, 1848 to 1851. London, Charles Knight, 1852, p.116. “provide,
maintain, lay out, plant, and improve premises for the purpose of being used as public walks or pleasure grounds.”
28 H. L. MALCHOW, op. Cit., p.116.
29 Lieut.-Col.J.J.SEXBY. The Municipal Parks, Gardens and Open Spaces of London: Their History and
Associations, London, Eliot Stock, 1898, pp.625-634.

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XIXème siècle, vinrent à tenir un place de plus en plus importante dans une société britannique
alors en pleine mutation. C'est cette fonction des espaces verts comme moyen de contrôle social
qui va maintenant être développée dans la partie suivante.

C/ Loisirs et contrôle social

Le XIXème siècle fut en Angleterre une période d'importants bouleversements sociaux.


La Révolution Industrielle altéra profondément le mode de vie traditionnel des milieux
populaires qui, jusque-là, était essentiellement paysan, et la bourgeoisie vint à tenir un rôle de
plus en plus important en marquant de ses valeurs la société victorienne. Cela se traduisit par une
volonté de réformer le comportement et les loisirs traditionnels des classes laborieuses
considérés pour la plupart comme vils et dégradants ; et dans un contexte de mutation sociale où
les tensions entre classes étaient nombreuses, notamment en raison des conditions de vie
effroyables des plus pauvres dans les grands centres urbains, la bourgeoisie victorienne vint à
vouloir tout contrôler, aspect que souligne Françoise Barret-Ducorcq :

Pour des raisons morales, pour des raisons de sécurité, et par intérêt
économique, la société victorienne, moins que tout autre, ne supporte pas la
marginalisation de quelque groupe que ce soit. A la société rurale, encore unie
par les liens de déférence, elle cherche à substituer l'image d'une société
urbaine coagulée par l'idéologie du travail, du mérite, des vertus communes.
Une société avec des marges, avec des exclus, est une société dangereuse où
les masses risquent de n'en faire qu'à leur tête. Il faut au contraire tout légiférer
et tout surveiller30.

Dans la compréhension de cette vision de la société victorienne, la notion de


« respectabilité » définie selon les critères moraux de la bourgeoisie de l'époque, tient une place
prépondérante. L'influence religieuse des non conformistes, comme les évangélistes et les
méthodistes, influença grandement le code de bonne conduite qui définissait ce qui était
socialement respectable. Un citoyen considéré respectable œuvrait pour la réussite économique
et la promotion sociale, tout en faisant preuve de tempérance et de dévouement religieux. Ce
sont ces valeurs qui devinrent dominantes avec l'hégémonie de la bourgeoisie victorienne qui
s'efforça de les transmettre aux classes inférieures dans un souci de contrôle social. Les loisirs

30 Françoise BARRET-DUCROCQ, “Quelle Marge dans la Capitale Victorienne”, Revue Française de Civilisation
Britannique, vol. 12, Numéro 3, 2001, p.79.

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populaires furent la cible privilégiée de ceux qui voulaient réformer le niveau moral des masses.
Les sports de sang, les combats d'animaux, les jeux d'argent et la consommation d'alcool
n'étaient pas compatibles avec l'idée de « respectabilité » que se faisaient les victoriens. Le
« pub » dans le déroulement de ces activités tenait une place centrale, et, dans un contexte urbain
et industriel où la pratique d'activités en plein air était quasi inexistante à cause du manque
d'espaces appropriés, il devint l'un des seuls lieux de divertissements pour les populations
ouvrières, mais il était, avant tout, considéré comme un lieu de débauche encourageant le fléau
social qu'était l'ivrognerie. Le Rapport de la Commission Parlementaire sur les Promenades
Publiques de 1833, assista sur l'importance que les espaces verts pourraient avoir en offrant une
alternative respectable aux loisirs corrompus pratiqués par le prolétariat :

Votre Commission est convaincue que des lieux en plein air réservés aux
divertissements (régulés comme il se doit pour préserver l'ordre) des classes les
plus humbles, les inciteront à se détourner des plaisirs bas et dégradants. De
nombreuses plaintes se font entendre concernant les débits de boissons, les
combats de chiens et les matchs de boxe, cependant, à moins que d'autres
moyens de récréations soient offerts aux travailleurs, ils rechercheront ce type
de distractions31.

Outre la fonction sanitaire que remplissaient les parcs et jardins en milieu urbain, ceux-ci
étaient vus comme un instrument pour réformer les loisirs de la classe ouvrière. Ils offraient des
passes-temps considérés comme respectables selon les principes du « rational recreation »,
développés par les adeptes du mouvement des parcs et jardins tout au long de la deuxième partie
du XIXème siècle, alors que les loisirs vinrent à tenir une place de plus en plus importante grâce
à l'augmentation du temps libre avec l'instauration de la loi sur la durée du travail de 1847 (« Ten
Hour Bill »), faisant passer celle-ci de douze voire quatorze heures de travail à dix heures
quotidiennement pour les enfants et les femmes, avec l'émergence du samedi après-midi chômé
à partir de la fin des années 1840, et avec la loi sur les jours fériés de 1871 (« Bank Holyday
Act »). Cette augmentation du temps libre s'accompagna également de l'accroissement progressif
des salaires, signifiant plus de temps et plus d'argent consacrés aux loisirs. La façon dont devait
être dépensé ce temps libre à disposition des masses prolétaires devint une préoccupation
majeure pour la bourgeoisie victorienne, car pour eux, comme l'a écrit Peter Bailey, plus de
temps pour les loisirs signifiait aussi plus de débauche et plus de turbulences : « dans l'idéologie

31 Report from the Select Committee on Public Walks,op. Cit, p.507. “Your Committee feel convinced that some
open places reserved for the amusement (under due regulations to preserve order) of the humbler classes, would
assist to wean them from low and debasing pleasures. Great complaint is made of drinking-houses, dog-fights, and
boxing-matches, yet, unless some opportunity for other recreation is afforded to workmen, they are driven to such
pursuits.”

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bourgeoise des réformateurs, les loisirs était moins ce territoire généreux dans lequel se situe
l'Utopie, qu'une zone frontière qui outrepasse les codes de la loi et de l'ordre d'une société
respectable »32. La question de savoir comment le temps dévoué aux loisirs devait être consacré
était sujet à de nombreux débats dans les milieux bourgeois et au sein des diverses confessions
religieuses qui, invariablement, estimaient que c'était un temps qui n'avait de valeur que s'il était
mis à profit pour être meilleur dans son travail, ou bien pour exercer des activités de nature
enrichissante intellectuellement et moralement. Pour cette raison, la bourgeoisie victorienne
parlait bien plus volontiers de « récréation » que de « loisir » comme l'ont souligné J.M. Golby
et A.W. Purdue : « la récréation était plus facilement perçue comme une vertu ; cela pouvait être
un temps consacré à se 're-créer' des forces pour des aspects plus importants de la vie, tels que le
travail »33. C'est dans cette logique de « rational recreation » qu'apparurent les premières
institutions et sociétés pour les travailleurs dédiées à la pratique de passes-temps rationnels et
instructifs comme les « working men's clubs » et «mechanic's institutes ». Parallèlement, les
réformateurs sociaux œuvraient également à rendre abordables à tous les lieux de culture tels
que musées et bibliothèques afin de raffiner les goûts de la classe ouvrière et de favoriser sa soif
de connaissance.
Prodiguer des lieux de récréation « rationnels » était aussi vu comme un moyen de
contrecarrer l'influence des mouvements radicaux et révolutionnaires, extrêmement actifs et
puissants dans les années 1840. Ainsi, dans son Rapport sur les Conditions Sanitaires des
Classes Laborieuses, Edwin Chadwick raconte comment un rassemblement chartiste, se
déroulant à Manchester lors d'un jour férié, fut mis en échec par l'action du responsable de la
police ayant demandé à cette occasion au maire de la ville de faire ouvrir spécialement pour la
classe ouvrière, les jardins botaniques et zoologiques, le musée et les autres institutions de la
ville dont on leur refusait généralement l'accès, aux heures auxquelles la manifestation chartiste
était prévue. L'opération attira les foules et la manifestation chartiste, en revanche, ne rassembla
guère plus de 200 à 300 personnes 34. Mais, peut-être, ce qui symbolise le mieux cet aspect du
contrôle social exercé par les classes dirigeantes victoriennes est l'établissement à Londres en
1852 du parc royal de Kennington, à l'endroit même de la manifestation chartiste d'avril 1848,
dont la tenue suscita tant d'inquiétude dans les cercles de la bonne société londonienne, afin de

32 Peter BAILEY. Popular Culture and Performance in the Victorian City. Cambridge, Cambridge University
Press, 1998, p.170. “In the bourgeois ideology of the reformers, leisure was less the bountiful territory in which to
site Utopia, than some dangerous frontier zone beyond the law and order of respectable society.”
33 J.M. GOLBY and A.W. PURDUE, op. Cit., p.145. “Recreation could be viewed more easily as a virtue; it could
be a time in which one 're-created' one's strength for the more important aspects of life, such as work.”
34 Voir le “Chadwick Report”, op. Cit., p. 155-156.

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prévenir tout autre rassemblement de ce type en prodiguant un lieu de récréation contrôlé et
respectable.

Ce sont effectivement les parcs et jardins publics qui fournissaient le meilleur potentiel
pour la pratique d'activités rationnelles pour les classes laborieuses aux yeux des réformateurs
sociaux, car ils représentaient un idéal social, se substituant au monde interlope du « pub » et de
la rue comme terrain de récréation, offrant un lieu hautement visible, facile à surveiller, et régi
selon les codes de respectabilité de la bourgeoisie victorienne. En prodiguant un modèle de
bonne conduite, la bourgeoisie victorienne espérait faire des parcs et jardins un lieu d'harmonie
sociale où l'on pouvait respirer et contempler les merveilles de la nature, prendre goût au
jardinage, mais aussi s'adonner à la pratique d'exercices physiques. Les parcs avec leurs étendues
de pelouse offraient en effet un lieu privilégié pour la pratique d'activités sportives qui, codifiées,
acquirent le statut de loisir rationnel en permettant aux populations d'améliorer leur condition
physique, et étaient vivement encouragées par les mouvements du « Muscular Christianity »
prêchant l'idée d'un esprit sain dans un corps sain, et du « New Athletism » préconisant les sports
athlétiques qui, dans les mots de Peter Bailey :

offraient un régime qui permettait aux individus d'avoir la forme physique, les
rendant résistant aux rudesses de la vie urbaine et les maintenant aptes à servir
dans l'armée ; ils offraient également une éducation d'auto-discipline et d'esprit
d'équipe qui jouaient le rôle de guide moral sur l'ensemble de la vie des
individus ; adaptés au nouveau contexte de la société moderne, ils gardaient
cependant les associations affectives et traditionnelles de l'harmonie sociale et
de la fraternité de toutes les classes dans la pratique du sport35.

Ainsi pouvait-on pratiquer dans les parcs publics l'archerie, la musculation dans les
gymnases en plein air et le cricket. Mais si la pratique de certains sport était encouragée, ce qui
était permis ou non faisait l'objet d'un strict règlement intérieur dicté selon les standards de
respectabilité de la bourgeoisie d'alors. Des activités aussi innocentes que danser, jouer de la
musique et parfois même manger étaient prohibées, et les gardiens veillaient scrupuleusement à
ce que les règlements intérieurs soient suivis à la lettre. Les visiteurs devaient se plier aux
horaires fixes d'ouverture et de fermeture, annoncés par le retentissement d'une cloche. Ce rituel,
comme l'a noté Theresa Wyborn, n'était pas sans « rappeler la cloche de l'usine annonçant le

35 Peter BAILEY, op. Cit., p.129. “they provided a regimen which brought physical fitness to the individual,
toughening him against the debilities of city life and maintaining his reaadiness for armed service; they also
provided an education of self-discipline and team work which acted as a moral police over the individual's life at
large adapted to the new circumstances of modern society they yet retained sentimental historical associations of
social harmony and the fraternity of all classes in sports.”

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début et la fin de la journée de travail »36, marquant ainsi le contrôle temporel également exercé
par la bourgeoisie sur le travail et les loisirs.

Les parcs publics étaient aussi un lieu où étaient encouragés le civisme et la fierté
patriotique avec la présence de nombreux monuments décoratifs sur lesquels étaient gravées des
inscriptions faisant appel à la tempérance, à la piété et au dévouement, des monuments dédiés à
la célébration de grandes victoires militaires, ou commémorant le souvenir des disparus de
tragédies ou de guerres. Les héros locaux et nationaux étaient également célébrés avec des
mémoriaux rappelant leurs hauts-faits, qu'ils soient politiques, artistiques ou encore scientifiques
et humanitaires. Évidemment, les statues des monarques de Grande-Bretagne abondaient, et,
celles de la Reine Victoria et du Prince Consort Albert tenaient une place de choix. Comme l'a
signalé Hilary Taylor : « la magnifique figure de la Reine Victoria dominait les parcs, donnant
apparemment un modèle de comportement approprié de façon aussi efficace en pierre qu'en
personne »37.

La Reine Victoria donna son nom à de nombreux parcs et jardins publics à travers le
Royaume-Uni, dont celui qui sera l'objet d'étude de la deuxième partie de ce mémoire, car, qui
mieux qu'elle pouvait unifier autour de son nom les différentes classes de la société dans un
sentiment d'union patriotique, reflétant une société soudée, dont les parcs et jardins publics, où
chaque classe cohabiterait en harmonie avec l'autre, seraient le symbole ? Nous avons vu dans ce
chapitre que le mouvement des parcs et jardins et les réformateurs sociaux œuvrèrent en ce sens,
animés à la fois par un esprit philanthropique et une vision positiviste croyant au progrès social,
en procurant des lieux de promenades publiques aux populations laborieuses de grandes villes
comme Londres, pour leur santé et leur bien-être, mais également en leur donnant un lieu où
pratiquer des loisirs « sains » et « intelligents », changeant ainsi la fonction qu'avaient les parcs
et jardins ornementaux aristocratiques du XVIIIème siècle. Cependant, c'est aussi par souci de
contrôle social, reflétant l'idéologie de la classe dominante voulant préserver ses intérêts, que les
parcs et jardins publics furent établis, afin de placer sous étroite surveillance le prolétariat et de
le forcer à intégrer les valeurs dominantes de la bourgeoisie victorienne. C'est à travers l'histoire
et l'étude de Victoria Park dans le East End de Londres que nous allons maintenant voir
concrètement ces différents aspects, mais aussi la façon dont le peuple réussit à imposer ses

36 Theresa WYBORN, op Cit., pp. 11-12. “ reminiscent of the factory bell heralding the start and close of the work-
day.”
37 Hilary A. Taylor, op. Cit., p.211. “The magnificent figure of Queen Victoria dominate[d] parks, apparently setting
a model of appropriate behaviour in stone as efficiently as she did in the flesh.”

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propres valeurs dans cet espace originellement dédié à améliorer les conditions de vie des
habitants du East End et à favoriser la mixité sociale et la communion des classes.

19
CHAPITRE II :

VICTORIA PARK : UN LIEU D'HARMONIE ET DE MIXITÉ SOCIALES ?

A/ Genèse de Victoria Park

En 1846, l'ouverture officielle de Victoria Park au public fut accueillie comme un


véritable aubaine par les 600.000 habitants du East End et le parc rencontra, dès son ouverture,
un immense succès car, comme nous l'avons vu précédemment, la partie est de Londres,
regroupant les plus grands quartiers ouvriers, était complètement dépourvue d'espaces verts
accessibles au public, et les conditions sanitaires de ses habitants, qui vivaient dans la plus
profonde misère, y étaient déplorables. Ce sont dans les tristement célèbres taudis de
Whitechapel, Hackney et de Benthlam Green, situés dans le district de Tower Hamlets, que la
situation était particulièrement alarmante. Dans ces rookeries (littéralement : colonie de freux),
les gens n'avaient d'autres choix que de s'entasser dans des pièces étroites et insalubres, et
l'espérance de vie ne dépassait pas 16 ans38. Par la personne de George Alston, vicaire à Saint
Philip en 1844, nous avons un témoignage précis de l'étendue de la misère qui régnait dans cette
paroisse de Bethnal Green:

Elle compte 1,400 maisons habitées par 2.795 familles soit environ 12.000
personnes. L'espace où habite cette importante population n'atteint pas 400
yards (1.200 pieds) carrés, et dans un tel entassement il n'est pas rare de trouver
un homme, sa femme, 4 ou 5 enfants et parfois aussi le grand-père et la grand-
mère dans une seule chambre de 10 à 12 pieds carrés, où ils travaillent,
mangent et dorment. Je crois qu'avant que l'évêque de Londres n'eût attiré
l'attention du public sur cette paroisse si misérable elle était tout aussi peu
38 Chadwick Report, op. Cit., p.86.

20
connue à l'extrémité ouest de la ville que les sauvages d'Australie ou des îles
des mers australes. Et si nous voulons connaître personnellement les
souffrances de ces malheureux, si nous les observons en train de prendre leur
maigre repas et les voyons courbés par la maladie et le chômage, nous
découvrirons alors une telle somme de détresse et de misère qu'une nation
comme la nôtre devrait avoir honte qu'elles soient possibles39.

Gustave Dorée, à travers la série de gravures qu'il réalisa quelques années plus tard sur la
condition des pauvres à Londres – qui fit scandale à l'époque du fait de la description négative
qu'un français donnait de la capitale – complète le portrait effroyable de George Alston,
notamment par sa représentation de Wentworth Street dans le quartier de Whitechapel ( Figure
2) dans laquelle, faute de place dans les habitations et faute d'espaces verts, adultes et enfants en
haillons n'ont d'autre choix que de s'entasser dans les rues étroites et sales de cette partie de la
capitale. La misère et la lassitude se lisent sur chaque visage et les enfants, au premier plan sur la
gravure, sont aussi les premières victimes de l'insalubrité du lieu, jonché d'immondices, qui leur
sert de terrain de jeu. Seule, la présence de fleurs à un balcon apporte une très légère touche de
verdure à un environnement glauque et malsain qui manquait désespérément d'espaces ventilés
pour y renouveler l'air fétide et stagnant.
Cette situation, cependant était connue, du moins par les autorités, bien avant que n'en
fasse part l'évêque de Londres mentionné par George Alston. Dès 1833, juste avant que la
première épidémie de choléra n'éclata à Londres dans le East End, Le Rapport de la Commission
Parlementaire sur les Promenades Publiques avait attiré l'attention du gouvernement sur la
nécessité d'implanter un parc dans ce coin de la capitale. En 1839, le premier Rapport Annuel du
Registre des Naissances, Décès et Mariages en Angleterre (« Annual Report of the Registrar of
Births, Deaths and Marriages in England ») estima qu'en améliorant les conditions sanitaires de
ces populations par la généralisation du tout à l'égout, par l'élargissement des rues et par
l'établissement « [d']un parc dans le East End de Londres, le taux de mortalité annuel diminuerait
probablement de plusieurs milliers, des années de maladies pourraient être évitées et l'espérance
de vie pourrait augmenter pour toute la population »40. En 1840, Le Rapport de la Commission
Parlementaire sur les Conditions Sanitaires en Milieu Urbain (« Report from the Select
Committee on the Health of Towns ») présidé par R.A. Slaney – déjà très actif en 1833 avec la
Commission sur les Promenades Publiques – renforça les conclusions des rapports précédents.
Les habitants du East End n'étaient pas en reste et surent se mobiliser pour dénoncer leurs

39 George Alston cité dans Friedrich ENGELS, op. Cit., p.41.


40 Annual Report of the Registrar of Births, Deaths and Marriages in England. London, Longmans, 1839, p.113. “A
park in the East End of London would probably diminish the annual deaths by several thousands, prevent many
years of sickness, and add several years to the lives of the entire population.”

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conditions de vie infâmes et réclamer au gouvernement les mesures nécessaires afin de remédier
à cette situation intolérable. À cet effet, L'Association Démocratique de Londres (« the London
Democratic Association ») soutenue par les ouvriers les moins bien payés tels que tisserands,
dockers et émigrés irlandais fut formée en 1838. Son principal objectif était de faire pression sur
le gouvernement pour que celui-ci se rende acquéreur d'un terrain situé à Hackney afin d'y
établir un parc public pour le bien-être et les loisirs de ses résidents 41. En 1840, une pétition
lancée par les habitants de Tower Hamlets et regroupant 30.000 signatures fut envoyée à la reine
Victoria pour soutenir la même cause que L'Association Démocratique de Londres. Même une
partie de la bourgeoisie londonienne, redoutant les agitations sociales et la contamination des
quartiers du West End par les foyers de maladies venant des quartiers est de la ville, fit pression
sur l’État pour qu'un parc voit enfin le jour dans ce coin sinistré de la métropole42.
La pétition fut acceptée par la jeune reine et le gouvernement fut chargé d'établir un
projet de loi afin de trouver les fonds nécessaires à la création du parc, notamment par la vente
de biens appartenant au domaine royal. Ce fut chose faite avec la loi de 1840 portant l'intitulé
« Loi permettant aux Membres de la Commission des Bois et Forêts de Sa Majesté d'établir la
vente de York House, et d'acheter un certaine quantité de terrain pour la création d'un parc
royal »43, et qui fut passée sans débat. York House (maintenant Lancaster House), l'une des plus
belles résidences royales de la capitale située au nord de St James's Park, fut construite pour le
Duc d'York, deuxième fils de George III, et fut vendue, après l'adoption de la loi, au Duc de
Sutherland pour 72.000 Livres Sterling de l'époque. Cette somme fut par conséquent consacrée à
l'achat de terrains dans le East End, et le Le Bureau des Bois et Forêts de Sa Majesté fut en
charge de superviser l'opération à travers l'un de ses architectes paysagistes, James Pennethorne,
à qui l'on confia la mission de trouver un site approprié pour accueillir le futur parc royal.
Pennethorne avait une solide réputation en tant que paysagiste, il fut l'élève de John Nash et
assista celui-ci à l'aménagement de Regent's Park. Il était considéré comme un progressiste et
son objectif, selon James Winter, « n'était pas de donner aux puissants un autre instrument de
contrôle social mais de donner à la ville un ornement qui transformerait et régénérerait une zone
sinistrée »44. Cependant, quand il fut question de trancher entre les deux sites sélectionnés pour
la construction du parc, Bow Common au sud du district de Tower Hamlets et Bonner's Fields

41 Frank CLARK, op. Cit., p.33.


42 H. M. MALCHOW, op. Cit., p.100.
43 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit.,p.558. “An Act to enable Her Majesty's Commissioners of Woods and Forests to
complete a contract for the sale of York House, and to purchase certain lands for a royal park.”
44 James WINTER. London's Teeming Street 1830-1914. London, Routledge, 1993, p.163. “ His object was not to
give the powerful another instrument of social control but to give the city an ornament, one that would transform
and renew a blighted area.”

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au nord de celui-ci, c'est ce dernier qui fut choisi en dépit du fait que les caractéristiques du
premier nommé semblaient plus appropriées à l'agencement d'un parc. Ce choix s'explique en
partie par le fait que le terrain était moins cher, mais surtout parce que Bonner's Field, tout
comme Kennington Commons cité en exemple dans le chapitre précédent, était réputé être un
lieu de rassemblement pour les manifestations chartistes, et la création d'un parc à cet endroit
permettrait de contrôler leurs agissements, voire d'y mettre fin45.
Sur cette surface de plus de 117 hectares, une clause de la loi de 1840 permettait aux
administrateurs des domaines royaux « de louer une partie du dit parc royal, n'excédant pas un
quart de la surface, dans le but qu'il y soit établi des demeures, ou des immeubles ornementaux et
des offices, et des jardins qui y seraient rattachés »46. Cette quantité de terrain dévolue à la
construction fut diminuée par la suite par la loi de 1852, et passa à un huitième de la surface
totale. Ces locations permettraient de rembourser l'investissement initial et de fournir les fonds
nécessaires à l'entretien du parc. Elles rentraient aussi dans un projet de renouvellement urbain
plus large qui consistait à attirer une population aisée en connectant le nouveau parc à Bethnal
Green et Stepney au moyen d'un large boulevard arboré traversant des quartiers composés de
rangées de demeures magnifiques. Le parc lui-même serait entouré d'alignements de maisons
cossues, prenant pour modèles les réalisations de John Nash à Regent's Park et devait posséder
toutes les caractéristiques des plus beaux parcs royaux de la capitale, permettant ainsi
d'augmenter la valeur immobilière du quartier. Au-delà du caractère ornemental du parc,
devaient également être prévues des installations consacrées aux loisirs de tous, et notamment
des installations permettant la pratique d'exercices physiques afin d'améliorer la santé des
populations alentour. Par conséquent, Victoria Park devint, selon les mots de James Winter, « un
'laboratoire' pour étudier, sur une large échelle, les goûts des habitants du East End en matière de
loisirs »47.
Les travaux d'aménagement du parc royal commencèrent en 1841 et ce dernier accueillit
ses premiers visiteurs en 1843. Le premier Vendredi Saint suivant son ouverture officielle en
1846, on dénombra 25.000 visiteurs et sa fréquentation ne cessa de croître tout au long des
décennies suivantes pour atteindre, selon un recensement effectué un jour de 1892, un total de
303.515 visiteurs48. Toutefois, ce succès populaire du parc, où individus de classes différentes se

45 Julia MATHESON. Common Ground: Horticulture and the Cultivation of Open Space in the East End of
London, 1840-1900. PhD Thesis, The Open University, 2010, p.115.
46 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit., p.560. “ lease any part of the said royal park, not exceeding in the whole one
fourth part, for the purposes of the same being used as sites for dwelling-houses, or ornamental buildings and offices
and gardens thereto to be annexed.”
47 James Winter, op. Cit., p.163. “A 'laboratory' for studying, on a grand scale, East London tastes in leisure
activities.”
48 Ibid, p.165.

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réunissaient dans la plus grande harmonie autour de loisirs communs, reflétait-il également une
réussite au niveau social, remplissant ainsi les vœux des concepteurs du parc ? C'est cette
question que nous allons maintenant aborder à travers les parties suivantes.

B/ Un parc pour toutes les catégories sociales

Trois ans après la publication du témoignage de George Alston, vicaire de St Philip à


Benthlam Green, dénonçant la misère effroyable dans laquelle évoluaient les habitants de cette
paroisse (voir p.20), le même George Alston adressa un courrier aux éditeurs du Times afin de
louer les vertus morales et physiques que l'ouverture de Victoria Park apporta à son quartier.
Dans la première partie de sa lettre, il réfute l'idée reçue qu'avaient les Victoriens selon laquelle
on ne peut faire confiance aux classes les plus pauvres dans les lieux publics de détente « sans
la surveillance de la police »49, et affirme le contraire, prenant pour exemple le fait qu'aucune des
magnifiques plantations de roses et de fleurs en tous genres, laissées sans surveillance à Victoria
Park, ne subirent de dégradations lors de la belle saison. La suite de sa lettre met en évidence le
rôle positif que l'ouverture du nouveau parc eut sur le bien-être et le comportement des classes
ouvrières du quartier:

Le principal bienfait qu'ait apporté le parc est cependant la satisfaction qu'il


offre à l'artisan et au travailleur d'avoir le bénéfice de respirer un air pur pour
leur santé et celle de leur famille, une fois par semaine, loin de leur habitations
exiguës et misérables. Et que de cette manière grand bien ait été fait, je peux
l'affirmer en toute confiance. Un grand nombre d'hommes que j'étais
accoutumé à voir passer leurs dimanches dans le désœuvrement le plus total,
fumant à leur porte en bras de chemise, sales et non rasés, s'habillent
maintenant aussi proprement et aussi soigneusement qu'ils en sont capables, et
on peut les voir, avec femmes et enfants, marcher dans le parc le dimanche en
fin d'après-midi50.

A en croire le vicaire, Victoria Park contribua, par conséquent, à promouvoir les valeurs
de respectabilité, si chères à la bourgeoisie victorienne, parmi les utilisateurs du parc. Celui-ci
semblait en effet être une source de fierté et de dignité pour les habitants du East End et aucun

49 The Times, Tuesday, September 7, 1847, (Letter to the Editors), p.5.


50 Idem. “The principal good, however, which the formation of the park has effected is in the inducement it holds
out to the artisan and labourer to benefit their own health and that of their families by inhaling the fresh air at least
once in the week, at a distance from their own confined and wretched habitations. And that much good has been
produced in this way I can most confidently state. Many a man whom I was accustomed to see passing the Sunday
in utter idleness, smoking at his door in his shirt sleeves, unwashed and unshaven, now dresses himself as neatly and
cleanly as he is able, and with his wife or children is seen walking in the park on the Sunday evening.”

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fait notable de vandalisme ne fut à déplorer les années qui suivirent son ouverture. Un visiteur
s'étonna même, quelques années plus tard, que contrairement à Hyde Park, Victoria Park ne fût
pas protégé du public d'une grille de protection, « un fait singulier, selon notre visiteur, si l'on
prend en considération les positions respectives des deux parcs »51. Il faut dire que des efforts
considérables furent faits en ce qui concerne l'aménagement du parc afin de le rendre le plus
attractif possible à toutes les classes de la population. Même si l'architecte paysagiste Edward
Kemp dans son ouvrage publié en 1851, The Parks, Gardens, etc., of London and its Suburbs,
trouva que le site n'était en aucun cas attractif et qu'il était arrangé « de la pire des façons
possibles »52, opinion partagée par Norman T. Newton, célèbre architecte paysagiste du XXème
siècle, estimant que « pour un tel jalon dans l'histoire de l'architecture paysagère il aurait été
souhaitable que sa conception eût été un exemple plus remarquable »53, la plupart des
commentateurs de l'époque dressent un portrait flatteur de Victoria Park. Grâce au travail de son
principal concepteur, James Pennethorne, Victoria Park devint un véritable oasis de verdure,
comme en témoigne une gravure datant de 1877 (Figure 3), offrant un horizon dégagé à ses
visiteurs enfin débarrassés de la promiscuité malsaine des rues et allées de la capitale, et jouant
ainsi le rôle de « poumon » du East End. En 1850, David W. Bartlett, jeune journaliste américain
de passage à Londres ayant visité le parc, tomba sous le charme de celui-ci :

Bien qu'il soit nouveau et pas du tout aménagé, c'est un parc merveilleux, sa
grille d'entrée, quoique peu coûteuse, est de goût, et la première section est
agencée avec beaucoup de grâce. On y trouve des lacs miniatures avec
profusion de cygnes et autres oiseaux aquatiques. Au milieu de l'un d'eux, se
trouve un îlot magnifique sur lequel est disposée une structure élégante et
féerique de style architectural chinois, qui est, lors de la belle saison, recouvert
d'une profusion de fleurs, d'arbustes et de plantes. Les étendues de pelouse
entretenues gardent un vert magnifique, les allées sont recouvertes d'un beau
gravier et c'est l'un des endroits les plus sains dans un rayon de quinze à vingt
kilomètres autour de Londres54.

51 The Gardener's Chronicles, Vol.2, 1871, p.1548. “A singular fact when the respective positions of the two parks
are taken into consideration.”
52 Edward KEMP. The Parks, Gardens, etc., of London and its Suburbs, London, John Weale, 1851,
p.17.“[everything has been done] in the worst possible manner.”
53 Norman T. NEWTON. “Design on the Land: The Development of Landscape Architecture”, London, Belknap
Press, 1971, p.225. “ One could wish that such a milestone in landscape architectural history might have been a
more worthy example of design.”
54 David W. BARTLETT. What I Saw In London: Or, Men and Things in the Great Metropolis, Auburn, Derby &
Miller, 1853, p.39. “Though the grounds are new and not all laid out, it is a beautiful park. Its entrance-gate is,
though not costly, in good taste, and the first department is laid out very gracefully. There are miniature lakes in it,
full of swans and other aquatic birds. A beautiful island is formed by one of them, and upon it there is an elegant and
fairy-like structure in the Chinese style of architecture, which is, in the proper season, almost buried among a
profusion of flowers and shrubs and plants. The open fields are kept beautifully green, the walks are well gravelled,
and it is one of the healthiest spot within ten or fifteen miles of London, in any direction.”

25
Cette vision idyllique fut aussi partagée par un chroniqueur du magazine de jardinage et
d'horticulture de référence de l'époque The Gardener's Chronicle, en écrivant en 1871, alors que
la végétation du parc avait évolué avec les années :

le paysage est plus varié et plus charmant dans ce parc que dans les autres que
j'ai visités ; dans certains endroits on pourrait s'imaginer être en pleine
campagne, ne voyant rien d 'autre que fleurs et arbres magnifiques – cela me
fait presque penser à l'un de mes rêves d'enfance, ou à un coup d’œil
imaginaire dans un pays féerique – en lieu et place des briques et du mortier,
qui eux, sont loin de posséder des teintes aussi éclatantes55.

Victoria Park acquit par conséquent la solide réputation d'être un lieu d'excellence en
matière de botanique et de jardinage. Il fut reconnut, selon le Gardener's Chronicle d' août 1874,
« pour peut-être posséder la plus belle collection d'arbres à fleurs et arbustes que l'on puisse
trouver si près du cœur de Londres »56. Ce jugement fut corroboré par Nathan Cole qui, trois ans
plus tard, écrivit dans The Royal Parks And Gardens Of London: Their History And Mode Of
Embellishment, qu'il était possible d'admirer à Victoria Park « des arrangements fantastiques de
fleurs vus nulle part ailleurs dans la capitale et ses environs […] offrant un réel plaisir a ceux qui
les contemplent »57. Le savoir-faire horticole déployé à Victoria Park relevait d'une double
stratégie qui consistait à attirer le beau monde en assistant sur la beauté formelle du parc, et à
promouvoir comme passe-temps, au sein des classes les plus humbles, l'horticulture et le
jardinage considérés comme la quintessence des « loisirs intelligents » par les adeptes du
mouvement du « rational recreation ». Avec Joseph Paxton (1803-1865), qui conçut le « Crystal
Palace » et ses jardins à Hyde Park à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1851, l'un des
défenseurs les plus ardents des loisirs liés au jardinage fut, sans nul doute, le botaniste paysagiste
d'origine écossaise John Claudius Loudon (1783-1843) à qui l'on doit notamment la conception
de l'arboretum de Derby, et qui eut une influence considérable dans l'art paysager du XIXème
siècle en Grande-Bretagne. À travers ses nombreuses publications de périodiques et d'ouvrages
consacrés à l'horticulture, il n'eut de cesse de diffuser les valeurs morales et physiques
engendrées par la pratique du jardinage. « Pour Loudon, écrit Martin Gaskell, le plaisir dégagé à

55 The Gardener's Chronicles, Vol.2, 1871, p.1106. “The scenery is more varied and charming in this park than I
have seen in any other ; in some parts you could imagine yourself miles in the country, seeing nothing but lovely
trees and flowers – it almost reminds one of the dreams of childhood, or of an imaginary peep into Fairyland –
instead of being surrounded by bricks and mortar, and those not of the brightest hue imaginable.”
56 The Gardener's Chronicles, Vol.2, 1874, p.227. “The park is known to possess perhaps the best collection of
flowering trees and shrubs to be found so near to the great heart of London.”
57 Nathan COLE. The Royal Parks And Gardens Of London: Their History And Mode Of Embellishment, Journal
of Horticulture Office, London, 1877, p.27. “A magnificent display of flowers that is equal to any- thing seen in and
about London. The designs and planting are varied and excellent examples of good taste, which afford delight to all
beholders.”

26
passer du temps à travailler dans son jardin tout en se divertissant était supérieur en quantité que
celui procuré par les jeux ou la relaxation »58. Cette conception du jardinage fut reprise par les
réformateurs du mouvement des parcs et jardins qui y voyaient un moyen d'améliorer la moralité
et la condition sociale des classes les plus démunies. Principes encore valables des années après
l'émergence du mouvement, quand un correspondant du Gardener's Chronicles écrivit au début
du XXème siècle :

C'est en grande partie vers l'horticulture qu'il faut se tourner pour trouver le
meilleur moyen d'améliorer et de raffiner le niveau moral des masses de nos
concitoyens qui sont, de force, obligés de vivre dans des conditions qui sont
non seulement une menace pour la santé publique mais aussi une honte pour
notre civilisation.59

Les vertus du jardinage étaient aussi vues comme un moyen d'unir sphères populaires et
sphères intellectuelles en offrant nombre d'ouvertures sur des domaines d'études scientifiques
telles que la botanique, la biologie ou encore l'écologie. Sa pratique était hautement appréciée
dans les plus hautes sphères du royaume, car comme le relève Nathan Cole, la reine Victoria
elle-même portait un intérêt tout particulier à l'horticulture 60. Quant au Prince Consort Albert, il
fut président, jusqu'à sa mort en 1861, de la Royal Horticultural Society qui œuvra fortement
pour promouvoir le jardinage chez les pauvres, notamment en organisant des concours et des
expositions de floriculture, rassemblant les plantes cultivées par la classe ouvrière.
Ainsi, plantes et fleurs de Victoria Park étaient labellisées afin de pouvoir être identifiées
par le public, et, conseils et astuces étaient délivrés pour leur culture. 200.000 plantes étaient
plantées chaque année en parterres magnifiques et variés, et le parc était reconnu en automne
pour son unique collection de chrysanthèmes 61. Dans un grand geste de solidarité entre les
classes, des distributions de fleurs aux plus pauvres étaient également organisées, comme nous le
montre cette illustration paru dans le Illustrated London News du 8 novembre 1879 (Figure 4),
où l'on peut lire dans la vignette située en bas à gauche les mots « cleaning » et « ray of
consolation », suggérant que la famille pauvre qui y est représentée trouve paix et réconfort
grâce à l'air pur du parc et aux fleurs dont on lui a fait don. On peut penser que les quelques
fleurs représentées sur la gravure de Gustave Dorée mentionnée avant, auraient pu provenir des
58 Martin S. GASKELL, “Gardens For The Working Class: Victorian Practical Pleasure”, Victorian Studies, Vol.23,
Number 4, Summer 1980, p.487. “For Loudon, the enjoyment of recreation spent in working in the garden was
higher in scale than that devoted to games or relaxation.”
59 Cité dans Harriet JORDAN, “Public Parks, 1885-1914”, Garden History, Vol. 22, Summer 1994, p.86. “It is
largely to horticulture that we must look as the great ameliorating and refining agent which will raise to a higher
moral plane the masses of our fellows who are, perforce, compelled at present to live under conditions which are not
only a menace to public health but a disgrace to our civilisation and which are rapidly deteriorating the race.”
60 Nathan COLE, op. Cit., p.5.
61 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit., p.554 ; voir également Nathan Cole, op. Cit., p. 28.

27
distributions organisées à Victoria Park. Aussi généreux que ce geste pût paraître de la part des
responsables du parc, il semblerait néanmoins que la plupart des plantes distribuées étaient
fanées, et qu'elles étaient destinées à être jetées62.
Outre les lacs, la pagode chinoise sur son îlot, et l'excellence horticole déployée à
Victoria Park, le caractère ornemental du parc était accru par la présence de ruines venant d'un
ancien temple, de deux alcôves piétonnes, vestiges de l'ancien « London Bridge » démoli en
1831, et d'une magnifique et imposante fontaine d'eau potable de style gothique, faite de marbre
et de granit, qui fut donnée au parc, en 1862, par la Baronne Burdett Coutts connue pour sa
philanthropie. Geste qui inspira ce commentaire du Gardener's Chronicles: « Si des donations
aussi magnifiques étaient plus communes, nous pourrions être certains d'avoir nos rues aussi
bien que nos parcs moins sujets aux problèmes engendrés par l'alcool »63. Si la beauté du parc et
sa dimension pédagogique apportée par le savoir-faire horticole, lui conférant un caractère
éminemment respectable, étaient autant d'atouts pour attirer un public varié, les équipements
destinés aux loisirs dont le parc fut doté en était un autre.
En plus des promenades élégantes et régénérantes au bord des lacs et des allées fleuries
qu'offrait le parc, celui-ci avait été également conçu pour procurer des loisirs qui satisferaient
tous les goûts. Une illustration parue dans The Illustrated London News du 31 mars 1873
(Figure 5) apporte un témoignage intéressant en ce qui concerne le type de loisirs pratiqués à
Victoria Park. La composition de l'image est d'ailleurs très significative dans la mesure où elle
reproduit en trois parties distinctes, la hiérarchie sociale et les préférences de chaque classe
sociale en matière de divertissement. La vignette du haut représente un lieu élégant de détente
reflétant les goûts de l'aristocratie avec la luxueuse pagode chinoise, les cascades, les parterres
de fleurs et au kiosque à musique ; la vignette du milieu quant à elle est consacrée aux loisirs
« rationnels » de la bourgeoisie avec la présence d'un « boat-house » et de ses activités
nautiques ; la vignette du bas montre les goûts plus populaires de la classe ouvrière avec la
présence de balançoires, une baraque en bois servant de buvette et un manège, ces deux derniers
faisant pendants à la pagode chinoise et au kiosque à musique situés dans la vignette du haut.
Bien que séparées, il est intéressant de noter que la vignette du milieu est reliée à celle du bas
par l'entremise d'un pont, symbolisant le caractère acceptable des loisirs populaires et atténuant
le côté exclusif des loisirs des classes supérieures. Les trois vignettes sont d'ailleurs aussi reliées
entre-elles à l'aide d'un cadre rustique et fleuri suggérant une certaine harmonie sociale régnant à
Victoria Park.
62 Julia MATHESON, op. Cit., p. 132.
63 The Gardener's Chronicles, Vol.2, 1871, p.1106. “If such magnificent donations were more common, we might
be sure of having our streets as well as our parks much freer from the effects of strong drink”

28
Sous l'influence de la « Muscular Christianity » et du « New Athletism », la pratique du
sport en tant que loisir « rationnel » fut largement répandue à Victoria Park, qui devint, selon les
mots écrits en 1898 par le lieutenant-colonel Sexby, alors responsable des parcs et jardins pour le
Conseil Général de Londres, « un splendide terrain de jeu »64. En effet, si la partie ouest du parc
était principalement ornementale, la partie est était davantage dédiée à la pratique d'activités
physiques grâce à la présence d'installations sportives qui n'eurent de cesse d'être améliorées tout
au long du XIXème siècle. Néanmoins, le sport le plus pratiqué dès l'ouverture du parc fut
incontestablement le cricket, considéré à l'époque comme « le sport national » (« the national
game ») bien avant le football, car contrairement à celui-ci, il fut très tôt réglementé et
uniformisé, notamment par les élites des « Publics Schools » du sud de l'Angleterre. Le cricket
était de longue date très pratiqué dans les milieux ruraux et populaires où l'on trouverait l'origine
du jeu65. Peter Bailey souligne la fonction de thérapie sociale que le cricket avait pour les
victoriens :

C'était ce jeu qui fut constamment utilisé pour servir de métaphore de la


société idéale. Bien que le jeu fût fortement commercialisé, le bannissement
complet des paris sur le jeu le recommanda comme sport respectable. Il était
depuis longtemps associé à la vision bucolique d'une société pré-industrielle ;
c'était en fait un moyen de véhiculer le mythe d'une Angleterre heureuse66.

Ce mythe d'une Angleterre heureuse où chaque classe sociale cohabite dans la plus grande
intelligence, comme le démontre la pratique du cricket, a sans doute trouvé son point
d'expression le plus ultime dans les propos de l'historien anglais G. M. Trevelyan qui écrivit :
« Si la noblesse française avait été capable de jouer au cricket avec ses paysans, ses châteaux
n'auraient jamais été brûlés »67. Même si ce point de vue semble des plus originaux, il n'en
demeure pas moins, selon un article du Times d'octobre 1846, que l’installation initiale de quatre
hectares de terrains de cricket à Victoria Park était due à « la constante mixité sociale à laquelle
donnait lieu la pratique du jeu »68. Victoria Park fut le premier parc de Londres doté de terrains
de cricket, et la surface consacrée à la pratique du cricket augmenta considérablement au cours
du siècle, notamment grâce à l'action d'un groupe d'hommes d'affaires de la City qui, en 1863,

64 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit., p.558. “A splendid playground .”


65 Voir J.M.GOLBY and A.W. PURDUE,op. Cit., p. 80.
66 Peter BAILEY, op. Cit, p.259. “It was this game which constantly made to serve as a metaphore for the ideal
society. Although there was a thorough -going commercial sector in cricket, the general banishment of gambling
from the game recommended it as a reformed sport. It carried with it long-standing association of a bucolic, pre-
industrial society; it was in fact a perfect vehicle for the myths of Merrie England.”
67 G. M. Trevelyan cité dans J.M.GOLBY and A.W. PURDUE, op. Cit. p.79. “If the French noblesse had been
capable of playing cricket with their peasants, their chateaux would never have been burnt.”
68 The Times, Monday, October 19th, 1846, (News), p.6. “The constant commingling of classes in the practice of
the game.”

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envoya une pétition au Bureau Métropolitain des Travaux insistant sur le fait que le jeu était des
plus appréciés par les employés de bureau et les travailleurs de la City, qui grâce au samedi
après-midi chômé, prenaient grand plaisir à monter des clubs de cricket à Victoria Park ou à
assister à des matchs69. À la fin du XIXème siècle, Victoria Park comptait pas moins de trente-
deux terrains de cricket, selon les comptes du lieutenant-colonel Sexby, mais aussi trente-sept
terrains de tennis et quatre gymnases, dont deux réservés aux enfants70.
Si Victoria Park apparaît comme un lieu de concorde sociale, offrant un cadre magnifique
inspirant à la tempérance et dans lequel étaient pratiqués des loisirs intelligents partagés par les
différentes couches sociales, c'est sans doute la visite du parc par la reine Victoria fit le 31 mars
1873 qui symbolise le mieux cette vision idéale. Il fallut tout de même attendre vingt-sept ans
pour que celle qui joua un rôle crucial dans la création du parc portant son nom, daigne sortir de
son long veuvage pour accomplir une visite qui, selon un courrier d'un membre du
gouvernement paru dans le Times du 4 avril 1873, satisfit la reine au plus haut point, laquelle
« fut très impressionnée par la loyauté sincère montrée par toutes les classes de son peuple qui se
joignirent pour l'accueillir si chaleureusement dans l'est de Londres »71. Cette visite fut
représentée dans The Illustrated London News du 12 avril 1873, montrant une foule compacte et
enthousiaste, habillée pour la circonstance, acclamant la reine à son arrivée dans le parc, et
donnant la vision d'un peuple uni derrière sa souveraine (Figure 6).
La visite de la Reine Victoria à Victoria Park marque le point culminant dans la
projection idéaliste d'un parc dans lequel régnerait l'harmonie sociale. Même si la création de
Victoria Park contribua au bien-être des populations du East End et fut considérée comme une
réussite par les observateurs de l'époque, la vision d'un lieu où se mélangent toutes les classes
sociales est évidemment à relativiser, car plus que l'harmonie sociale, c'est le sentiment de fierté
civique et l'affirmation d'une culture du peuple qui marqua l'histoire de Victoria Park. Ce sont
ces aspects que nous allons maintenant aborder.

C/ Du parc royal au parc du peuple

Faire de Victoria Park un lieu propice à la mixité sociale était l'un des objectifs
principaux des concepteurs du parc et, nous l'avons vu, de considérables efforts dans

69 Julia MATHESON, op. Cit., p. 136.


70 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit., p.556.
71 The Times, Friday, April 4th, 1873 (News), p.8. “The Queen [...] was much impressed with the hearty loyalty
diplayed by all classes of her people who joined in welcoming Her Majesty so warmly to the East of London.”

30
l'aménagement du parc furent faits dans ce sens. Néanmoins, un certain nombre de sources
semblent indiquer que cet objectif ne fut pas atteint. Dans les premières années d'existence du
parc, David W. Bartlett, après la visite de celui-ci, en déduisit que la haute société évitait de se
rendre dans ce lieu situé dans la partie pauvre de la capitale : « on n'y voit jamais de splendides
attelages ni de gens riches et de rang social respectable, attachant de l'importance aux bonnes
manières anglaises »72. Quant aux commentateurs d'aujourd'hui, ils soulignent le fait que le
projet immobilier censé attirer la haute bourgeoisie ne vit finalement pas le jour car celle-ci ne
vint pas, et que le projet de relier la City et Victoria Park par un long boulevard arboré fut
abandonné dans les années 1880 pour des raisons économiques 73. Seule Julia Matheson note la
l'apparition de quelques imposantes demeures à Hackney dans les décennies suivant l'ouverture
du parc, mais que dans l'ensemble, « un nombre insuffisant de gens aisés étaient prêts à prendre
le risque de s'installer dans l'est londonien si peu en vogue »74. Certes, la création de Victoria
Park n'eut pas l'impact souhaité quant à l'introduction d'une diversité sociale dans cette partie du
East End, cependant, eu égard au nombre extrêmement important d'articles élogieux sur Victoria
Park parus dans quantités de revues spécialisées en horticulture telles que The Gardener's
Chronicles bien sûr, mais aussi The Garden Illustrated, The Gardener's Magazine et The
Magazine of Natural History, pour n'en citer que quelques uns, on peu légitimement penser que
le parc suscita l'intérêt d'un certain nombre de membres des classes supérieures qui durent s'y
rendre pour le visiter. Victoria Park eut, par conséquent, le mérite d'introduire un minimum de
mixité sociale, aussi faible fut-elle, dans cette partie de la capitale qui en était auparavant
complètement dépourvue.
En fin de compte, le vrai mérite de Victoria Park réside dans le fait d'avoir donné aux
habitants du East End un moyen de s'affirmer en tant que classe en façonnant le parc à leur
propre image, et d'être une source de fierté civique. En effet, ils n'ont pas été les simples
bénéficiaires passifs du parc, subissant l'idée que s'en faisaient les classes dirigeantes. Comme
précédemment noté, ils prirent, non seulement, une part active dans l'origine de la décision
d'implanter un parc dans le district de Tower Hamlets en envoyant une pétition à la reine
Victoria elle-même, mais aussi ils surent imposer leurs vues sur son utilisation et surent se
mobiliser, quand, à plusieurs reprises, l'intégrité du parc fut menacée par l'implantation de sites
industriels dans ses environs proches ou par d'autres types de constructions. Ainsi, quand en
1866, un projet d'implantation d'une usine à gaz sur une surface de cinquante hectares à
72 David W. BARTLETT, op. Cit., p. 31. “Splendid carriages are never to be seen in it, nor people of wealth and
respectable standing in society, reckoning after the English manner.”
73 Voir James Winter, op. Cit., p.164 et H. M. MALCHOW, op. Cit., p.105.
74 Julia MATHESON, op. Cit., p. 115-116. “Not enough of the wealthy were prepared to take the chance of moving
to the unfashionable east.”

31
proximité du parc menaçant de polluer fortement celui-ci fut envisagé, les habitants des quartiers
alentour furent prompts à dénoncer ce projet et œuvrèrent avec succès à son annulation en
organisant réunions et pétitions dont le Times se fit l'écho75. Quand en 1871 le gouvernement
était sur le point de céder les douze hectares de terrain entourant le parc réservés à la
construction selon les principes de la loi de 1852 (voir p.23), l'Association en Faveur de la
Préservation de Victoria Park (« Victoria Park Preservation Society ») fut créée par des habitants
du East End afin de faire entendre « le mécontentement qui est né dans l'est de Londres en ce qui
concerne la construction d'immeubles dans les alentours immédiats de ce parc »76. En s'appuyant
sur les recensements de 1841 et de 1871, montrant que la population dans le East End était
passée en trente ans de 530.280 à 809.647 habitants, l'association déclara dans The Gardener
Illustrated du 9 décembre 1871 :

l'espace qui suffisait pour le besoin des gens il y a trente ans est maintenant
devenu trop petit. Il est par conséquent juste de demander au Parlement
d'abandonner le droit de construire sur chacune des portions de terrain
entourant Victoria Park, afin de donner ces terrains aux gens pour leur
relaxation durement acquise et pour leur plaisir77.

En réalité, une partie de ces terrains était déjà utilisée par les gens venant au parc, jugeant
que c'était leur droit de s'approprier ces surfaces vacantes. Avec le soutien du Bureau des
Travaux, les douze hectares furent officiellement inclus au parc grâce au Victoria Park Act voté
par le Parlement en 187278. Si les gens des quartiers chics du West End ne vinrent pas s'installer
près de Victoria Park, on peut penser que c'est peut-être aussi dû au fait que les gens du East End
préféraient voir leur parc agrandi plutôt que de voir construites des maisons luxueuses destinées
aux riches. Les habitués du parc non seulement se mobilisèrent pour préserver le parc de tout
empiétement mais aussi, pour demander des aménagements et des installations à coups de
pétitions envoyées à James Pennethorne et aux autorités du parc qui ne firent pas de difficultés
pour accéder à leurs demandes, leur offrant ainsi l'opportunité de participer au processus
d'agencement du parc. Ainsi, les terrains de cricket, de football et de tennis, les lacs dédiés à
l'aviron et à la baignade, les gymnases en plein air et les clubs d'horticulture et d’ornithologie

75 Voir notamment : The Times, Monday, May 21st, (News), 1866, p.11 ; The Times, Saturday, June 30th, 1866,
(Politics and Parliament), p.7.
76 The Garden Illustrated, (9 December 1871), London ,Vol.1, 1871, p.46. “The dissatisfaction which has arisen in
the east of London respecting the covering of the immediate surroundings of this park with buildings.”
77 Idem. “The space which sufficed for the wants of the people thirty years ago is too small for their present
requirements. It is therefore fair to ask Parliament to abandon the right to build upon any portion of the open space
surrounding Victoria Park, in order to give that' space to the people for their hard-earned relaxation and
enjoymnent.” Voir également l'édition du 2 mars 1872, p. 329.
78 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit., p.561.

32
virent le jour à Victoria Park grâce à l'organisation de pétitions lancées par les travailleurs,
attachés à améliorer le parc selon leurs critères et à leurs aspirations 79. Dans les deux lacs prévus
pour la baignade qui furent créés, en plus du lac ornemental, grâce aux pétitions, les hommes
revenant du travail eurent la possibilité de se laver, et, des centaines de jeunes garçons en
profitaient pour apprendre les rudiments de la natation. Dans son ouvrage datant de 1898 sur les
parcs et jardins municipaux de Londres, Le lieutenant-colonel Sexby souligne l'attrait
qu'exercèrent ces plans d'eau en remarquant qu'il fut compté jusqu'à 25.000 hommes et jeunes
garçons, en tenu d'Adam, en train de se baigner avant huit heures du matin un matin d'été 80. Et
malgré la grande influence exercée par le zèle religieux des sabbatariens, pour qui la pratique de
toutes activités autres que la prière le jour du seigneur était considérée comme un péché, à partir
de la création du kiosque à musique par James Pennethorne en 1861, des concerts avaient
régulièrement lieu le dimanche pour le plus grand plaisir des populations ouvrières locales. Cet
engagement de la classe ouvrière dans la création d'infrastructures à Victoria Park déclencha ce
commentaire de Charles Poulsen, reconnu comme l'historien officiel du parc : « les habitants du
East End non seulement chérirent ce présent fait par le gouvernement, mais en plus ils s'en
emparèrent »81.
Le parc royal, conçu à l'origine comme un lieu d'harmonie sociale, accueillant sans
distinction tous les types de public, se métamorphosa, par l'action de la population locale qui
s'investit à le modeler selon ses goûts, en « parc du peuple ». Pour les populations laborieuses du
East End, parc du peuple voulait dire parc de la classe ouvrière, reflétant son goût pour la nature
et le jardinage, l'autodidactie et l'effort physique, autant de loisirs jugés rationnels et respectables
selon les valeurs de la bourgeoisie victorienne. Mais ceux qui appréciaient à leur juste valeur
l'excellence horticole et la beauté du paysage n'en oubliaient pas pour autant les spécificités de
leur culture ouvrière urbaine, car, comme l'a justement remarqué James Winter :

Les utilisateurs du parc appartenant à la classe ouvrière voulaient


effectivement parfois échapper au bruit, à la confusion, et à la pollution des
rues, pourtant d'autres fois, ils recherchaient dans le parc la même sociabilité,
turbulence et stimulation qu'ils trouvaient dans la rue82.

Victoria Park, censé être le Hyde Park du East End, évolua en un haut lieu de loisirs

79 Voir James WINTER, op. Cit., p. 164.


80 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit., p.555-556.
81 Charles Poulsen cité dans James WINTER, op. Cit., p.164. “The people of the East End not only took the
government's gift to their heart, they took it over.”
82 James WINTER, op. Cit., p.164 “ Working-class park users did at times want to escape from the noise,
confusion, and pollution of the street yet, at other times, sought in the park the same sociability, boisterousness, and
stimulation that street life offered.”

33
rationnels mais sans doute pas dans le sens dans lequel l'entendaient les promoteurs du
mouvement des parcs et jardins, car il fut aussi et surtout un lieu où la classe ouvrière sut
affermir sa culture en se servant du parc comme lieu et moyen d'expression. En effet, le parc
devint un endroit privilégié pour l'affermissement de la liberté d'expression, que se soit pour les
non conformistes religieux ou pour les mouvements radicaux et socialistes, qui prirent l'habitude
de se rassembler et de tenir des réunions publiques dans le parc. Dès 1848 le parc accueillit une
manifestation chartiste décrite par le menu par le lieutenant-colonel Sexby comme étant « un
fiasco »83. En 1850, David W. Bartlett décrit « l'éloquence rude » d'un orateur qui s'en prend au
journal The Times, l'accusant d'être l'instrument des classes dirigeantes, ou encore un autre
parlant du Suffrage Universel, du fait que seulement un homme adulte sur six avait le droit de
vote alors que les impôts s'appliquaient à tout le monde, et dénonçant « les abominations qui
sont perpétrées au nom de 'la glorieuse constitution de la vieille Angleterre' »84. À partir des
années 1860, Victoria Park devint le principal forum en plein air de la capitale, où débattaient
sécularistes, évangélistes et catholiques, et où les grandes figures progressistes, telles que
William Morris, George Bernard Shaw, ou encore Annie Besant, œuvraient à promouvoir les
idées socialistes près d'un bosquet appelé « The Six Sisters », servant de « speaker corner » que
l'on trouve dans les principaux parcs de Londres. Celui du parc du peuple attirait le plus de
monde, et devint le plus important dans l'expression d'une conscience politique ouvrière,
incarnée par l'émergence du « Trade Union » et du « Labour Party » à la fin du XIXème siècle.
Aujourd'hui encore, Victoria Park reste cet endroit d'échanges, de discussions, et de
contestations sociales.

Vickies Park comme le surnommèrent affectueusement les populations du East End


participa au bien-être des gens en butte à la misère physique et morale, leur offrant la grandeur
d'un parc royal, source de fierté civique, qu'ils firent leur et respectèrent. Si les réformateurs
sociaux surent promulguer la pratique des loisirs rationnels, notamment l'horticulture et le
cricket parmi les visiteurs du parc, c'est aussi parce que la classe ouvrière du East End était non
seulement ouverte mais aussi demandeuse de divertissements respectables et profitables
moralement et physiquement, comme le prouve son influence sur l'évolution des infrastructures
dédiées aux loisirs dans le parc. Mais contrairement à l'esprit initial qui anima la création du
parc, conçu comme un lieu de communion sociale accueillant un public varié, celui-ci resta très
majoritairement ouvrier. C'est ce public prolétaire qui marqua de son empreinte les
83 Lieut.-Col. J.J. SEXBY, op. Cit., pp.567-570.
84 David W. BARTLETT, op. Cit., p.41. “Rough eloquence.” ; “The abominations which are practised under the
'glorious constitution of old England'.”

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caractéristiques et l'utilisation faite de Victoria Park, parvenant à faire en sorte qu'il devienne un
moyen pour l'affirmation d'une culture populaire urbaine. Même si Victoria Park participa à une
certaine forme de mixité sociale dans le East End, c'est finalement en devenant un moyen
d'expression populaire, reflétant les valeurs de la classe ouvrière, qu'il devint un instrument de
cohésion sociale, permettant à une culture de s'affirmer, et ainsi de participer à promouvoir les
valeurs démocratiques, ciment de toute société moderne.

35
CONCLUSION

Le mouvement des parcs et jardins à Londres eut un rôle crucial dans l'amélioration des
conditions de vie des populations londoniennes du XIXème alors que la ville était perçue comme
monstrueuse et titanesque. Il œuvra à faire en sorte que la mise à disposition d'espaces verts soit
reconnue comme une véritable mission de service public, rendant ces lieux, autrefois réservés
aux privilégiés, accessibles à tous. Même si à la fin de l'ère victorienne la misère et la pauvreté
dans le East End restaient très prégnantes, sous l'influence des hygiénistes, avec la progressive
amélioration des conditions de logement, agrandis et dotés de jardinets, et la généralisation des
systèmes d'égouts, l'implantation de Victoria Park et des autres espaces verts qui suivirent dans
ce coin de la capitale contribua à améliorer la santé de la population locale. Certes, dans les
« cours des miracles » les plus sordides du East-End, l'espérance de vie ne dépassait pas les 28
ans en 190185, mais, 60 ans auparavant, comme nous l'avons vu, celle-ci n'était que de 16 ans.
Les réformateurs sociaux de la Commission Parlementaire sur les Promenades Publiques de
1833 avaient raison de croire que les espaces verts jouaient le rôle de « poumons » des grandes
villes, car nous savons aujourd'hui, grâce aux progrès de la science, que les arbres filtrent la
poussière contenue dans l'air et aident à abaisser la température dans les grandes villes. Un
hectare de pelouse, de plantation d'arbres ou d'arbustes peut absorber jusqu'à 600 kg de dioxyde
de carbone et relâcher jusqu'à 600 kg d’oxygène dans l'air. Les arbres peuvent également filtrer
jusqu'à 85 pour cent des particules en suspension dans l'air 86. L'air respiré à Victoria Park, loin
d'être d'une pureté absolue, était, par conséquent, plus sain que celui, fétide, des allées étroites et

85 A Digest of the Results of the Census of England and Wales in 1901, London, Charles & Edwin Layton, 1903,
p.xii.
86 Voir Hazel CONWAY, “Parks and People: the Social Function” in Jan Woudstra, Ken Fieldhouse, eds. The
Regeneration of Public Parks. London, E & FN Spon, 2000, p.15.

36
des bouges du East End, contribuant ainsi à améliorer l'état de santé générale des populations
locales.
Mais si Victoria Park est considéré comme un jalon dans l'histoire des parcs et jardins
publics, c'est aussi parce qu'il influença de façon considérable l'utilisation faite des espaces verts
existants ou qui virent le jour à sa suite à Londres comme Battersea Park (1859) et Finsbury Park
(1869), mais aussi dans tout le reste de l'Angleterre victorienne et du Royaume-Uni, comme à
Liverpool avec Sefton Park (1872), Queen's Park (1857) à Glasgow, Alexandra Park (1888) à
Belfast, ou encore Roath Park (1894) à Cardiff, fournissant un modèle de parc dont la fonction
ne serait plus strictement ornementale, comme c'était jusque-là le cas, mais également récréative.
Les adeptes du mouvement des « loisirs rationnels », qui émergea dans le sillage du mouvement
des parcs et jardins publics, trouvèrent, dans l'implantation d'espaces verts, un lieu idéal pour
réformer et contrôler les divertissements des classes populaires réputés violents et immoraux. Le
caractère éminemment respectable de la pratique de l'horticulture et du cricket en fit les activités
phares de Victoria Park dès son ouverture officielle en 1846. Doté un parc de nature royale
d'aménagements dédiés à la pratique des loisirs était, à l'époque, une innovation censée favoriser
l'harmonie et la mixité sociales, dans un lieu où le comportement des masses serait façonné par le
modèle de respectabilité offert par la « bonne » bourgeoisie victorienne.
Si les classes populaires du East End se montrèrent aussi avides de pratiquer des loisirs
liés au jardinage et au sport, jusqu'à faire pression pour étendre les installations dédiées à leur
pratique, c'est aussi parce que ces activités liées à la nature et à la vie en plein air faisaient
intégralement partie de cette culture populaire traditionnelle que le contexte urbain de la
Révolution Industrielle avait tant mis à mal. En ce sens, Victoria Park fut, pour le prolétariat, un
moyen de se réapproprier ces pratiques traditionnelles et de réaffirmer l'existence d'une culture
populaire respectable qui, pendant tant d'années, avait été étouffée par l'urbanisation massive.
Cette culture du peuple prit aussi son expression à travers la voix des contestataires radicaux et
socialistes qui se servirent du parc comme forum social, au grand dépit des concepteurs du parc
qui avaient voulu en faire un lieu représentant l’homogénéité sociale, lieu où toutes les couches
de la société cohabiteraient dans une confiance réciproque. Si une partie de la bourgeoisie
londonienne vint admirer les merveilles de la nature qu'offrait Victoria Park, introduisant un
soupçon de mixité sociale auparavant inexistante dans cette partie de la capitale, le projet selon
lequel des légions de bourgeois, venant de Belgravia ou de Westminster, pour s'installer dans les
demeures cossues qui devaient être bâties autour du parc, resta un vœu pieu. La classe ouvrière
en profita pour façonner un parc à son image, un lieu de liberté d'expression qui sera reconnu
comme tel, ainsi que les autres parcs royaux de Londres, par la loi sur les parcs royaux et jardins

37
de 1872 (« The Royal Parks and Gardens Bill »), assurant la liberté d'expression et le droit de
réunion dans les parcs publics. En devenant un moyen et un lieu d'expression d'une culture
populaire, Victoria Park est le symbole de la progressive démocratisation de la société
britannique qui eut lieu tout au long de la deuxième partie du XIXème siècle, renforçant non pas
l'harmonie sociale et la fraternité entre les classes, mais la cohésion sociale où chacun se retrouve
dans une société de droit permettant l'expression de ses différences. Dans cette optique, il aurait
été intéressant de pouvoir mesurer et d'analyser l'influence des populations locales sur le
fonctionnement des principaux parcs et jardins publics établis à la suite de Victoria Park dans les
différents quartiers londoniens, ce qui pourrait faire l'objet d'une étude ultérieure.
Victoria Park de nos jours reste cet endroit de contestation et d'échanges. Il accueille un
grand nombre de manifestations culturelles et alternatives, attirant chaque année des milliers de
personnes, et en tant que tel, il est reconnu comme étant le parc préféré, non seulement des
londoniens, mais de l'ensemble de la nation britannique 87. Il est notamment devenu un haut lieu
de concerts rock – quintessence de l'expression d'une culture populaire s'il en est.

87 Voir: http://www.towerhamlets.gov.uk/news__events/news/november/victoria_park_voted_best_park.aspx
Accès : 12 novembre 2012

38
ILLUSTRATIONS

39
Figure 1: London Going out of Town, or the March of Bricks and Mortar. George Cruikshank, 1829.

Figure 2:Wentworth Street, Whitechapel. Gustave Doré,


1872.

40
Figure 3: Victoria Park, Nathan Cole, 1877.

Figure 4: Giving Away Plants to the London Poor at


Victoria Park; The Illustrated London News, 9 November
1879.

41
Figure 5: The Queen's visit to Victoria Park, London: Views in the Park; The Illustrated
London News, 12 April 1873.

42
Figure 6: Queen Victoria's Visit to Victoria Park, The Illustrated London News, 12
April 1873.

43
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

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