L’ART POÉTIQUE

De la musique avant toute chose, Fuis du plus loin la Pointe assassine,

Et pour cela préfère l'Impair L'Esprit cruel et le Rire impur,
Plus vague et plus soluble dans l'air, Qui font pleurer les yeux de l'Azur
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Et tout cet ail de basse cuisine !

Il faut aussi que tu n'ailles point Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Choisir tes mots sans quelque méprise Tu feras bien, en train d'énergie,
Rien de plus cher que la chanson grise De rendre un peu la Rime assagie.
Où l'Indécis au Précis se joint. Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

C'est des beaux yeux derrière des voiles Ô qui dira les torts de la Rime ?
C'est le grand jour tremblant de midi, Quel enfant sourd ou quel nègre fou
C'est par un ciel d'automne attiédi Nous a forgé ce bijou d'un sou
Le bleu fouillis des claires étoiles! Qui sonne creux et faux sous la lime ?

Car nous voulons la Nuance encor, De la musique encore et toujours !

Pas la Couleur, rien que la nuance! Que ton vers soit la chose envolée
Oh! la nuance seule fiance Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Le rêve au rêve et la flûte au cor ! Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure

Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.

Paul Verlaine

Fils d'un officier napoléonien, Paul Verlaine étudie à Paris au

Lycée Bonaparte. Il travaille par la suite à l'hôtel de ville de la
capitale. Supportant mal cet emploi, il fréquente les cafés et leurs
poètes et commence son idylle avec l'alcool. Cette compagnie
l'incite à rédiger ses premiers vers, emprunts de mélancolie, où
se mêlent préciosité et personnages de la Commedia dell' Arte
(Fêtes galantes 1869). En 1870, il fait la connaissance de
Mathilde Mauté qu'il épouse. Il écrit pour elle le recueil La bonne
chanson. En 1871, il rencontre Arthur Rimbaud qui exerce sur sa
personne une fascination telle qu'il lui sacrifie son couple et
s'enfuit en Angleterre. Une dispute survenant entre eux, le
contraint à tirer à coup de pistolet sur le jeune poète. Condamné
pour homosexualité, Verlaine passe deux ans en prison où il
rédige l'essentiel des recueils Romance sans paroles (1874) et
Sagesse (1881), à la musicalité frappante. De retour à Paris, il
sombre à nouveau dans l'alcoolisme. La mort de sa mère en
1886, le condamne à la misère, malgré l'admiration des
symbolistes.
Source : http://www.evene.fr/celebre/biographie/paul-verlaine-
642.php

Composé en 1874, le poème « Art poétique » fut considéré comme un manifeste symboliste
lorsqu'il parut dix ans plus tard dans le recueil Jadis et Naguère. Cette pièce célèbre définit
remarquablement la conception de la poésie de Paul Verlaine. Son premier vers est une profession de
foi : « De la musique avant toute chose... ».« Toujours soucieux de rester indépendant, Verlaine en
minimisa l'importance, déclarant que ce n'était « qu'une chanson après tout ». En réalité il ne prétendait
pas faire école mais définissait sa conception personnelle de la poésie.