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La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

Texte 4 : Guillaume Apollinaire, « Marie »


La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

1 Vous y dansiez petite fille


Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte1 qui sautille
Toutes les cloches sonneront
5 Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux


Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à
1 peine
0 Et mon mal est délicieux

Les brebis s’en vont dans la neige


Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
1 Changeant et puis encor que sais-je
5
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux
2
0 Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine

1
La maclotte est une danse folklorique des Ardennes (trois pas en avant, deux pas en arrière).
La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

2
5

Marie Laurencin, Apollinaire et


ses amis (2e version), 1909, 130
x 194, Centre Pompidou, Paris.

Marie Laurencin et
Guillaume
Apollinaire,
Normandie, 1913
Lecture par Apollinaire : https://www.youtube.com/watch?v=jSNERRavBMU

Introduction
Apollinaire est né en 1880 et est mort en 1918. Il est l’auteur de critiques littéraires et artistiques (il s’est en particulier intéressé aux peintres cubistes,
auxquels il a consacré une monographie), de contes, d’une pièce de théâtre (qui utilise pour la première fois dans son sous-titre l’adjectif « surréaliste » : Les
Mamelles de Tirésias), de recueils parmi lesquels Calligrammes (1918), Les poèmes à Lou (posthume, 1947) et surtout Alcools en 1913.
Ce recueil rassemble la production poétique de l’auteur sur quinze ans (1898-1913). Comme l’indique le critique Pierre Brunel, Apollinaire est le poète de
« l’entre-deux siècles », qui revendique un héritage poétique plongeant ses racines dans la poésie médiévale, renaissante et symboliste et marque le point de
départ de la modernité. Le poème qui ouvre le recueil, « Zone », le montre déjà très bien.
Ce poème a fait l’objet d’une prépublication dans Les Soirées de Paris en 1912. Comme plusieurs autres poèmes du recueil, celui-ci est teinté de références
biographiques. Il réunit des souvenirs d’époques différentes, attachés à Mareye/Mareï, autre nom de Maria Dubois, fille d’un cabaretier dont Apollinaire
était tombé amoureux l’été 1889, ou attachés à Marie Laurencin, qui lui avait été présentée par Pablo Picasso en 1907 et avec laquelle il avait rompu l’été
1912. Ces deux souvenirs sont douloureux. Ce poème s’inscrit donc dans le registre lyrique par son thème, l’amour.
Mouvements du texte
Quintils 1 à 4 : éloignement progressif de l’amour (du fait du temps qui passe et de la versatilité des sentiments : « le cœur changeant »).
Quintil 5 : retour à la solitude du poète.
Problématiques possibles
- Quelle originalité Apollinaire donne-t-il au lyrisme amoureux dans ce poème ?
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- En quoi peut-on dire que ce poème énonce une plainte amoureuse ?


- Dans quelle mesure ce poème allie-t-il tradition et modernité ? / renouvelle-t-il la tradition lyrique poétique ?
1er mouvement : quintils 1 à 4 = éloignement progressif de l’amour.
Vous y dansiez petite fille Antithèse+ Superposition imparfait, présent, QUAND ? temporalité très complexe, bouleversée. →
Y danserez-vous mère-grand futur quintil qui oscille entre le souvenir (passé et actualisé par
la mémoire)et l’espérance / passage rapide entre l’enfance
C’est la maclotte qui sautille
et la vieillesse.
Toutes les cloches sonneront QUI ? Le poème s’adresse directement à « Marie ».
2ème p. du pluriel très présente. Identité dévoilée
Quand donc reviendrez-vous Marie [= à la fin de la strophe. Danse qui renvoie au séjour belge de l’auteur : ambiguïté
Mareye] Formes interrogatives des v. 2 et 5 sur l’identité de « Marie ». Apollinaire vécut en 1899 à
Danse belge Stavelot où il s’éprit de Marie Dubois. La femme aimée
est cependant bien le sujet du poème et les figures des
deux Marie se superposent ici. Notons que le verbe
« aimer » est l’anagramme du prénom « Marie ».
Pronom personnel adverbial « y » OÙ ? Pronom adverbial « y » tout aussi ambigu : lieu qui
n’est pas désigné. Flou qui renvoie au rêve ?
Forte musicalité du poème. Sonorités claires et aiguës,
rythme trépidant.
Isotopie du son + verbes de mouvement QUOI ? La danse est un mot-clé chez Apollinaire. C’est
Polyptote « dansiez » / « danserez »+ rythme un mot très important dans l’imaginaire du poète.
qui évoque la maclottte (3 syllabes en fin des v.
2, 3 et 4 = 3 pas traditionnels de la danse).
Cloches » = métonymie église ? Mariage ? ou évocation de l’heure qui tourne.
GN « mère-grand » = archaïsme. Mots qui
renvoient au conte de fées.
Mètre impair (heptasyllabe)
Assonances en [o],[i] et [e] + allitérations en Sonorités qui évoquent la danse (sautillement).
[t], [d] et [k]
Alternance rimes masculines et rimes Recherche d’une harmonie sonore.
féminines (en -e)
Anacoluthe + Forme interrogative Incertitude du poète. Expression d’un souhait au futur qui
évoque l’absence de la femme aimée (et probablement la
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rupture amoureuse) et donne à voir l’attente du poète


→ EVOCATION GAIE, TEINTEE DE
MERVEILLEUX, MAIS QUI FAIT PLACE A
L’INQUIETUDE
Mots qui renvoie à la fête et à la danse Lien 1ère/2ème strophe
Blancs typographiques Eloignement progressif qui se donne à lire. Le poète
* Les masques sont silenci – eux [diérèse] paraît abandonné par la musique même.
* Et la mu s ique est si lointaine Assonances nasales + Effet de sourdine posé Langueur
* Qu’elle semble venir des ci- eux [diérèse] sur le texte.
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à Enjambement v. 2-3
peine = alexandrin Référence à la religion soulignée par la rime et Marie = Vierge Marie ?
* Et mon mal est délici- eux [diérèse] les 3 diérèses
Pronom de la 1ère p. sg + présent d’énonciation « Je » du poète qui affirme sa situation présente.
Allitérations en sifflantes et en[l] Glissement, chuchotement.
Seul alexandrin du poème + adverbe
d’affirmation « oui » + monosyllabes qui Rupture rythmique + sonore
hachent le rythme + expression prosaïque Affirmation très nette = déclaration d’amour, mais elle
« oui je veux » + sonorités dures, qui raclent aussi ambigüe (« à peine » = un peu OU avec peine ?) →
+ connecteur d’opposition « mais » + thématique de l’amour-souffrance. Utilisation de
Antithèse « mal » / « délicieux » (avec diérèse) monosyllabes. Rythme haché.
Répétition Donne au poème (comme les autres répétitions) une
allure de chanson.
→ DANSE PLUS LENTE ET MÉLANCOLIQUE ?
ÉLOIGNEMENT DU SOUVENIR HEUREUX + Donne
(encore) à voir et à entendre (par la diérèse) la thématique
Champs lexicaux tout à fait inattendus. de l’amour-souffrance ; poète qui semble s’y complaire.
Image du blanc (brebis) sur le blanc (neige, Disparition de la femme aimée.
Les brebis s’en vont dans la neige flocons, argent) = double effacement + tableau Thème de la nature tout à fait classiquement associé au
Flocons de laine et ceux d’argent monochrome lyrisme, mais, ici, esthétique de la surprise. Construction
savante et originale : Apollinaire multiplie les angles de
Des soldats passent et que n’ai-je
vision et juxtapose les images à la façon des cubistes.
Un cœur à moi ce cœur chan g eant
Evocation de l’hiver Technique de surimpression.
La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

Chan g eant et puis encor que sais-je verbes de mouvement Strophe qui souligne le passage et le changement qui
Répétitions « cœur » + adjectif verbal s’incarne ici dans la versatilité amoureuse) = inquiétude
« changeant » déjà exprimée au début du poème.
« neige » / « n’ai-je » = rime équivoquée (= → PAYSAGE LIE AU REGRET, A LA PERTE, A
rime basée sur l'homonymie de deux mots de L’ABSENCE.
sens complètement différents ou sur un
calembour).
Licence poétique « encor » Hiatus entre les deux mots « encor » et « que » qui traduit
Rythme 4/4 mais 2/4/2 au dernier vers le malaise du poète. Le dernier vers se désarticule. Effet
Nouvelle interrogation de vertige.
CONFRONTÉ A LA MOUVANCE UNIVERSELLE LE
POÈTE EST ENVAHI PAR LE DÉSARROI.
Reprise de « Sais-je » Quintil qui prolonge le désarroi du poète.
Répétition + Futur + modalité interrogative + Refrain interne à la strophe = leitmotiv qui souligne
Sais-je où s’en iront tes cheveux verbe de mouvement l’incertain, angoisse liée à la perte de l’être aimé (passage
Crépus comme mer qui moutonne = « s’en aller »).
Sais-je où s’en iront tes cheveux « tes » Tutoiement qui tente un rapprochement.
Et tes mains feuilles de l’automne Champ lexical du corps humain Célébration de la femme aimée = Amorce de blason
Que jonchent aussi nos aveux poétique : tradition poétique de la Renaissance (poème
dans lequel le poète célèbre une partie du corps féminin et
lui attribue des qualités de perfection physique et morale).
Cf. « La chevelure » de Baudelaire : : "O Toison,
moutonnant jusque sur l'encolure."
Comparaison qui introduit à son tour une Image du mouvement. Comparant (« mer qui moutonne »
métaphore qui rappelle les « brebis »).
Métaphore Comparant Dans le quintil précédent, évocation de l’hiver →
brouillage des repères temporels. Le poète cherche ses
souvenirs, mais ceux-ci sont imprécis.
+ Expression du temps, saison mélancolique souvent
associée aux souffrances amoureuses, « Mon automne
éternelle ô ma saison mentale » (« Signe »).
nos = déterminant possessif Union.
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Métaphore induite pas l’image des feuilles qui Image qu’on retrouve dans « Signe » : "Mon automne
jonchent le sol. éternel, ô ma saison mentale / Les mains des amants
Sonorités en [eu] d'antan jonchent ton sol" = Perte de l’amour, caduc, en
quelque sorte comme le sont les « feuilles ».
Tonalité plaintive, élégiaque. IMAGE D’UNE FEMME
QUE LE TEMPS DÉSAGRÈGE COMME UN
PAYSAGE D’AUTOMNE.
2ème mouvement : quintil 5 : retour à la solitude du poète.
Je passais au bord de la Seine Utilisation du « je » ancré dans un espace Rupture : dernière strophe narrative. Le poète ancre sa
Un livre ancien sous le bras précis. souffrance dans son quotidien par des éléments réels et
Le fleuve est pareil à ma peine concrets.
Il s’écoule et ne tarit pas La tentative d’union a échoué : le poète finit seul.
Quand donc finira la semaine D’ailleurs lui aussi est de passage.
Connote la fin de l’amour (« livre ancien » = histoire
v. 2 = référence aux bouquinistes du bord de ancienne) ?
Seine CF. strophe 1 : Combinaison complexe de temps qui
Combinaison présent d’énonciation puis de forment comme une sorte de feuilletage.
vérité générale/passé/futur. Association peine du poète, eau et temps qui accentue la
Comparaison douleur (le temps passe inexorablement mais sa peine
Litote : « ne tarit pas » demeure, elle est intarissable). L’analogie est proche du
Epanadiplose (« Quand donc + futur « Pont Mirabeau » = Image d’un temps cyclique,
expression d’une attente très forte, de l’impatience.

Conclusion : Poème scandé par des questions qui montrent l’absence de Marie. Apollinaire écrire plus tard que, parmi les poèmes liés à
la rupture avec Marie Laurencin, « Marie » « est le plus déchirant de tous » (lettre à Madeleine, sa fiancée, 30/07/1915). « Marie » est le
poème de l'amour perdu, de l'écoulement du temps, du passage de l’amour vers la solitude et de la musique. Le registre lyrique est porté
par la régularité du poème (quintils) et une grande musicalité. Aussi, qu’on ne puisse être certain de l’identité de la femme dont il est ici
question enrichit le sens du poème : l’inspiratrice est ici universelle. D’une forme et de thématique assez classique « Marie » propose un
lyrisme riche, très moderne dans ses évocations qui combinent des images de façon souvent complexe mais toujours évocatrice.
La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

Texte complémentaire : « Le pont Mirabeau » (février 1912) dont ce poème offre une réécriture (fin 1912).

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