Vous êtes sur la page 1sur 10

222 JOURNAL DES ÉCONOMISTES

t
SUR LA THEORIE MARXISTE DE LA VALEUR

On a beaucoup écrit sur le Capital de Marx mais on a plutôt cher-


ché à défendre ou à combattre les idées socialistes de l'auteur que l'on
n'a approfondi ses thèses économiques et fait une critique satisfaisante
de sa méthode. ]t ne semble pas que les représentants du -S'octa~me

~CteH<</<ÇMC soient bien fixes sur le sens de la doctrine il y a quatre


ans, M. P. Lafarguo, répondant aux objections de M. V. Pareto, écri-
vait « A/at'.r prouve que la quantité de travail incorpore dans une
marchandise constitue sa valeur, et que c'est autour de cette valeur

que les prix oscillent » personne n'oserait, aujourd'hui, énoncer


une pareille proposition, qui passait, judis, pour certaine parmi les
socialistes.
En <894, F. Engels a publié le troisième volume du Capital; les pro-
fesseurs allemands Sombartet C. Schmidt firent une critique appro-
fondie de ce livre et dirent que la théorie de la valeur est d'ordre pure-
ment logique (Sombart), ou une hypothèse (Schmidt). Engels écrivit,
durant les derniers mois de sa maladie, un
article important destine a
eclaircir les difficultés soulevées la traduction a paru dans le Devenir
~OCM< (novembre i89S) on y lit que « la loi de la valeur a régné durant
une période de cinq a sept milliers d'années, qui s'étend du commen-
cement de l'échange transformant les produits en marchandises jus-
qu'au xve siècle de notre ère n (p. 725). Mais vaut-elle pour main-
que
tenant ?
M. Y. Guyot fut vivement frappé de cet article et d'un compte rendu

publié par M. C. Schmidt dans la même revue il soutient 4 qu'il

1 Il nous intéressant de les observations etles commentaires


aparu publier
d'un des disciples les plus distingués de Kart Marx sur une théorie qui

demeure, de son propre aveu, passablement obscure. (Note du rédacteur en

chef;.
2 Préface de l'édition italienne des extraits du en
Capt/ft~, pubtics français
avec une préface de M. V. Pareto.
3 Revue marxiste de à Paris le mois
langue française, qui paraît depuis
d'avril 1895, chez MM. Giard et Hrierc.
.h'conomie de <'e/ybt'<, p. 260.
SUR LA THÉORIE MARXISTE DE LA VALEUR 223

résulte de toutes ces explications que la théorie de Marx est impuis-


sante à fonder une économie. On se rappelle qu'il s'est engagé, a

propos de la valeur, une discussion à la Chambre des députes, entre


MM. Deschanel et J. Guesde. Enfin on peut lire sur
ce sujet un article
publié par M. J. Bourdeau dans les De'ta/~ du 13 octobre 4896 d'après
reminent critique, M. J. Guesde n'aurait pas bien compris Marx.
On voit que la question est fort compliquée. Si on admet l'interpré-
tation d'Engels, comment peut-on se servir, pour raisonner sur l'éco-
nomie capitaliste, d'une loi ayant perdu sa valeur depuis le xv° siècle?
Que signifie la théorie de Marx?
La difficulté provient, en grande partie, de ce que, dans le premier
paragraphe du Capt<c<, Marx semble chercher à prouver qu'il y a néces-
sité logique à ce que les marchandises s'échangenten raison des temps
socialement nécessaires à leur production. Les économistes ont cri-

tiqué cette prétendue démonstration et ont montré que l'observation


donne des résultats en contradiction avec la thèse pseudo-marxiste
la publication du troisième volume montre que Marx pensait comme
eux.
Si on étudie le premier volume sans parti pris, on s'aperçoit que,
dans bien des passages, l'auteur indiquait la différence qui existe entre
les prix moyens et les valeurs calculées sur le temps. Dans le premier

paragraphe même, on lit « Il est douteux que l'or ait jamais payé sa
valeur » (p. ')H, col. 2). Dans une note de la page 70 (col. 2), on trouve
« La formation du capital doit être possible, lors même que le prix des
marchandises est égal à leur valeur les prix moyens ne coïncident

pas directement avec les valeurs des marchandises, comme le croient


A. Smith, Ricardo et d'autres. Il dit ailleurs que la distinction
entre le travail complexe et le travail simple (S/ft~.e~ and MnsA'fMea!

labour) repose souvent sur de pures illusions ou du moins sur des diffé-
rences qui ne vivent plus que par une convention traditionnelle

(p. 84, col. 2. note). II n'est donc pas possible pour la vente de la
force de travail, pas plus que pour les autres ventes de marchandises,
tle fixer le prix moyen par les temps de production.
Parmi tous les passages qu'en pourrait rapporter ici, j'en choisis un

qui me semble particulièrement curieux. Dans toute la théorie de la

plus-value, Marx admet que la valeur de la force de travail est déter-


minée par les frais de production et d'entretien de la classe ouvrière
il n'admet pas, on le sait, la loi d'airain de La'saIIe, et il écrit, à la

page 272 (col. 1) « La dépendance [des ouvriers] revêt [dans certaines


conditions historiques] des formes tolérables et, comme dit Eden, des
formes aisées et libérales. Alors il leur revient, sous forme de paye-
ment, MHep/MS/b~epo)'<<OKC<e <eM)'op!'epf06<u!<Me< Le produit
224 JOURNAL DES ECONOMISTES

net a été détint (p. 98, col. 2), la portion du produit qui représente la

plus-value il en résulte que ~'OMurte?' participe parfois à la plus-


value.

Marx n'a jamais essayé de constituer un expose didactique, complet


et bien enchaîné de ses théories économiques cela tient à ce qu'il
était, surtout, préoccupé des lois historiques du développement capi-
taliste sur les autres périodes de l'histoire, il n'a jeté qu'un regard
sommaire et n'a fait que des recherches superficielles'. Il avait bien
reconnu que les études de ce genre sont impossibles quand on ne les
éclaire point par des théories économiques à l'origine, il se borna à
utiliser l'oeuvre de Ricardo plus tard, il se livra à de nouvelles spécu-
lations, mais en s'arrêtant toujours a ce qui lui paraissait indispen-
sable trop souvent il admettait que ses lecteurs avaient parcouru le
même chemin que lui et acquis une connaissance complète de l'école
ricardienne.
Aux yeux de Marx les théories économiques se développent d'une
manière historique mais avant que la réflexion puisse s'appliquer
utilement, il faut que les catégories soient formées depuis assez long-
temps. « La forme valeur du produit du travail est la forme la plus
abstraite et la plus générale du mode de production actuel. Si l'on
commet l'erreur de la prendre pour la forme naturelle, éternelle, de
toute production dans toute société, on perd de vue le côté spécifique
de la forme puis de la forme
valeur, marchandise et, à un degré plus
développé, df la forme argent, forme capital, etc. » (p. 28, col. -), note).
Il me semble donc difficile d'admettre, avec Engels, que la loi de la
valeur eût régné du temps des Chaldéens.
Il résulte de là qu'il aurait été utile de compléter et d'éclairer les
théories du Capital par une étude inductive, permettant de conduire

l'esprit à cette notion que la valeur est le temps socialement nécessaire


à la production. 11 existe ainsi une lacune dans l'oeuvre de Marx

peut-être la publication du quatrième volume (consacré à l'histoire des

doctrines) sera-t-elle d'un grand secours pour mieux comprendre la

pensée de l'auteur. La découverte de la nature de la valeur « marque,

dit-il, une époque dans l'histoire du développement de l'humanité x

(p. 29, col. !*); il eût été nécessaire de justifier, par l'induction, une
thèse qui apparaît encore aujourd'hui comme un paradoxe à beaucoup
de gens, et que Marx compare, lui-même, à un hiéroglyphe.

1 Marx a souvent sous forme de loi certains


présenté générale processus

qu'il trouvait dans l'histoire aHeniande (Cf. Ant. Labriola. ~t me'M!OM-6 dit

!na'?t!t'4'<e <<M pnr</ co~MnMKM/e. Deue~itr social, juillet 1895, p. 342). Ce que
Marx dit des pays du Midi aurait grand besoin d'être corrigé.
SUR LA THÉORIE MARXISTE DE LA VALEUR 225

Marx part des recherches faites par ses prédécesseurs: il ne prétend

pas ~moH<re7'(comme)ecroitM. de Laveleye) que l'industriel prendune


plus value. < Ricardo ne s'occupe jamais de la raison d'être de la plus-

value il la traite comme une chose inhérente à la production capita-


liste, pour lui est la forme naturelle de la production sociale »
qui
(p. 222, col. 1). Il s'agit d'expliquer la plus-value, c'est-à-dire de la
faire entrer, à sa place, dans un système scientifique complet de l'éco-
nomie moderne.

Ricardo, dans son exposé des frais de production, parle, comme d'une
donnée incontestable, des profits normaux du capital preM ce sont
les phénomènes antiques du prêt à intérêt qui vont servir à éclairer le

profit industriel. Pour Marx. cette méthode est mauvaise la réflexion


sur les formes de la vie sociale et, par suite, leur analyse scientificlue,
suitune routecomplètement opposée au mouvementréel* fp. 30, col. 1)
c'est le phénomène connu le dernier, celui qui appartient au déve-

loppement le plus complet, qui doit servir à expliquer le phénomène


le plus ancien. Contrairement à ce qui se fait souvent, pour expliquer
le capital antique, il faut commencer par donner une théorie du profit
industriel (p. 40, col. 1).
On se tromperait beaucoup si l'on croyait que Marx a voulu établir la
loi suivant laquelle l'échange devrait se faire. Le passage suivant ne peut
laisser aucun doute dans l'esprit; il s'agit d'une « réunion d'hommes
travaillant avec des moyens de production communs et dépensant,
d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme
une seule et même force de travail social » il s'agit de la société
communiste qui, d'après Marx. doit succéder à la société capitaliste.
Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la pro-
duction marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en
raison de son temps de travail » (p. 31, col. 2). On voit donc que l'au-

teur, loin de juger le présent d'après un rêve d'avenir, suppose que


l'avenir empruntera au présent des formes essentielles.

Qu'on ne puisse pas traiter les problèmes économiques tels qu'ils


sont fournis par l'expérience, sous une forme rigoureusement scienti-

fique, c'est ce qui semble évident et ce que M. V. Pareto a très bien

exposé dans sa théorie des approximations successives mais il


faut s'entendre sur le caractère de ces constructions théoriques. Marx

soutenait, dans la Misère de la philosophie, qu'il est impossible de

décomposer l'économie en isoiant certains facteurs il est resté tou-

jours fidèle à cette doctrine de l'unicité il serait donc faux d'expli-


quer les diverses sphères de la théorie du Capital, en disant qu'elles
diffèrent les unes des autres par la multiplicité croissante des éléments.

T. XXX. MAI 189' i5


226 JOURNAL DES ÉCONOMISTES

C/t.Qc<u:e des sphères /o<'nte un système capitaliste complet, présentant


tous les caractères marquants de la production capitaliste. On doit con-
sidérer les divers systèmes comme des mécanismes de figures variées,
mais réalisant des résultats analogues on peut dire que l'un quel-
conque dessine l'aspect général des phénomènes.
Le système le plus abstrait, le plus caché aux regards de l'observa-

teur, pourra donc manifester, d'une manière sommaire, mais aussi

plus claire et plus intelligible, les changements qui se produisent


d'une manière compliquée et difficile à analyser, dans le système le

plus voisin de la réalité. C'est ainsi que Marx peut dire que les prix
moyens sont réglés en dernière HM/Nnce « par la valeur des mar-
chandises )' (p. 70, col. 2, note) et que « le temps de travail social néces-
saire à leur production l'emporte de haute lutte comme la naturelle

régulatrice » (p. 30. col. i).


La première sphère que traverse l'esprit est celle de la valeur. « La
valeur n'est autre chose qu'une tKCH/ëreMCM~eparticuiière de compter
le travail employé dans la production d'un objet » (p. 32, col. 2\ Je
n'entre pas dans l'examen de la conception que Marx se fait des esti-
mations sociales le lecteur en aura une idée suffisante en se repor-
tant au passage suivant « le temps socialement nécessaire est celui

qu'exige tout travail exécute avec le degré moyen d'habileté et d'inten-

sité, et dans les conditions qui, par


rapport au milieu social donne,
sont normales » (p. 1S, col. d). Il n'y a pas lieu de se reporter il ce que
dit Lassalle celui-ci prétend de?)tOH~'er que « le travail c'est de l'acti-
vité et par conséquent du mouvement, [que] toute quantité de mouve-
ment est un temps il renvoie au T~tëe de Platon et aux philosophes
ioniens, qui n'ont rien à faire dans nos questions économiques. Il

s'agit non pas d'une démonstration, mais d'un postulat à justifier,


comme sont justifiés les postulats de la mécanique rationnelle, par la

comparaison des résultats déduits avec les phénomènes observés.


La deuxième sphère est ceUe où les capitalistes mettant en œuvre
des capitaux de compositions variables et se faisant concurrence, les

prix s'établissent de manière à égaliser les taux de profit. On reconnaît

Toutes les fois que les observations sur la c<e;'Mte;'e t)!f;)tce interviennent

dans l'œuvre de Marx, il se présente de grandes difficultés pour l'interpréta-


tion de sa pensée c'est a cela que tiennent les erreurs répandues en France

sur le )iin<e<'ia~'H:e /iM/oW<yKe ~)M. A. Lubriota et B. Croce ont commence a

jeter de la lumière sur cette question difficile. Bien que ne traitant pas de

Essais sM)' la co):cep<t0)t ma~'t'c~/e de M)~oi<'e de


questions économiques,tes
M. Labriola (Giard et Brière, éditeurs, 189~) sont nécessaires à)ire pour toute

personne voulant pénétrer la pensée marxiste.


SUR LA THÉORIE MARXISTE DE LA VALEUR 22f

ici, facilement, l'hypothèse que Ricardo aborde de plein pied. Le troi-


sième moment de la pensée est occupé par la rente.
La première sphère constitue une sorte d'introduction mais cette
introduction avait besoin de grands développements; après Ricardo
étaient venus de très nombreux écrivains socialistes, qui avaient publié
en Angleterre beaucoup de livres contre l'organisation sociale actuelle
ils avaient pris pour base de leurs théories la force productive du tra-
vail et ils dénonçaient, avec violence, tout ce qui dans le monde réel
n'était pas d'accord avec leurs théorèmes On a souvent reproché à
Marx d'avoir été moins ardent que ses prédécesseurs dans ses critiques
du capitalisme et de ne pas avoir aussi bien q'u'eu.r mis en évidence
l'immorale retenue que fait l'entrepreneur pour se constituer un profit
Tout le monde sait de quelle a été 3
importance pour lesprë-socialistes~
la notion du produit <K<e~'a< du travail, auquel aurait droit l'ouvrier.
Marx part des recherches faites par cette école anglaise, dont il avait
fait une étude approfondie, et il veut explique)' le p)'o/t{ sans af<m';«)'e
aMC«K brigandage pour cela, il part des hypothèses mêmes aux-

quelles avaient été amenés ces pré-socialistes, et suppose que l'échange


s'opère uniquement en raison des quantités de travail incorporées dans
le produit. C'est sur cette base qu'il édifie l'explication de la plus-value;
c'est ainsi qu'il peut montrer quelles sont les conditions de l'exploita-
tion industrielle q~ti engendrent les plus-values. Il lui devient ainsi

possible de répéter comme utopiques les solutions proposées pour régler


les prix d'après les justes M<t;M~, solutions qui occupaient une large
place dans l'ancienne littérature socialiste d'Angleterre.
Il semblerait que Marx aurait dû attendre, pour appliquer ses
théories aux faits, que son œuvre fût complètement achevée, tandis

qu'il n'a termine que la partie qui constitue l'introduction. Les deux

dernières sphères de l'économie lui ont paru peu intéressantes,

parce qu'il se proposait d'expliquer les conflits des classes dans le


monde moderne et parce que les recherches sur le mode de répar-
tition entre les diverses catégories de capitalistes n'ajouteraient pas

grand'chose (lui semblait-il) aux résultats obtenus dans le premier


volume. Marx suppose que le profit total réalisé par la classe capita-
liste est détermine par la quantité de plus-value contenue dans les

produits. M. C. Schmidt se demande si cette hypothèse est nécessaire.

t Cf. ~M~'ec/e réédition


~ap/tt7o~op/<f, française, préface d'Engels, p. 10.
Cf. une brochure très curieuse de )). W. Tcherkesoiî « Pn.~es d'/t<s<oN'c

socialiste » rL° 3 des pubUcations des ï'eH:/)~ )to;<M<!M~


s Il est de ce terme tous les écrivains socialistes antc~
d'usage désigner par
rieurs à Marx; on les désigne aussi souvent sous le nom d'M<o/)M/e6.
228 JOURNAL DES ÉCONOMISTES

Il paraîten douter; beaucoup de personnes penseraient qu'on se trouve


ici en présence d'une loi qui aurait besoin d'être sur de nom-
appuyée
breuses observations. H semble bien que Marx ait eu des doutes sur
la certitude de cette loi (DeueMt)' M';M!<, mai 1895, et on
p. 190); peut
penser que ces doutes ont été pour quelque chose dans le retard
apporté à la publication de son œuvre complète.
Cette hypothèse n'est pas seulement nécessaire pour raisonner sur
les revenus de diverses catégories du capitalisme, elle est néces-
saire aussi pour opposer l'ensemble des capitalistes et l'ensemble
des ouvriers, c'est-à-dire pour suivre les raisonnements du premier
volume. II y a là une très grave difficulté, qui ne semble pas avoir

frappé M. C. Schmidt. Faute d'avoir pu justifier sa supposition fonda-


mentale, Marx ne peut passer, sûrement, de la théorie abstraite de la
valeur et de la plus-value aux phénomènes il peut seulement
apporter des cc<oM'c~Me?neM~, dans une certaine mesure, mais d'une
manière éloignée. On pourrait contester qu'il puisse jamais e~~Mey
au sens scientifique du mot.
Les socialistes n'ont pas toujours été assez prudents et ils ont pris
pour des théorèmes absolus et certains des moyens d'éclaircissement,
d'interprétation, dont la valeur ne peut être préjugée d'une manière

générale. Il faut se livrer à une discussion subtile, dans chaque cas

particulier, pour savoir dans qup)ies limites les explications tirées du

Capital sont valables.


Les applications que l'on a faites des théories de Marx ont été sur-
tout viciées en raison de ce qu'on a confondu l'hypothèse des classes,
qui sert de base au premier volume, avec la réalité. L'auteur part de
ce principe que la science a pour objet l'étude non point de faits indi-
viduels, mais de t'ails collectifs, beaucoup plus faciles a conuaitre sui-
vant des lois 1 à mesure qu'on s'éloigne des groupements généraux
pour aller aux divisions plus spéciales, on introduit dans une large
mesure la contingence, l'accident. II est donc naturel dans une étude

systématique, allant du plus abstrait au concret, de partir de la classi-


fication la plus simple et la plus générale. Mais la question est de
savoir si l'hypothèse des deux classes, si commode pour la théorie,
rend compte des phénomènes

Par exemple il dit « l'illusion disparait dès qu'on substitue un capita-


liste individuel et ades ouvriers la classe capitaliste et la classe ouvrière"

(p.248,co).l).
2 Sur les traits de la classe ouvrière ce
caractéristiques comparer que
dit Marx (p. î2, col. 1) et ce que dit )\t. de Mounari (Com?Ke< se r&soH~'a /«

~Mes<:o/t sociale, p. 243).


SUR LA THÉORIE MARXISTE DE LA VALEUR 229

Marx avait été amené a présenter le conflit social sous la forme

simplifiée d'une lutte entre le prolétariat et la masse unie des capita-


listes on a. cru que cette exposition populaire et assez ancienne de

sa doctrine' était une théorie scientifique servant de base à toute


recherche économique. On n'a pas tenu assez compte des nombreuses

corrections qu'il avait apportées a ses formules de jeunesse; l'erreur


a été d'autant plus fâcheuse qu'on a cru trouver une confirmation de

cette doctrine dans le schéma purement théorique de la première

sphère économique ce schéma a été pris pour une réalité.

Aujourd'hui, les théoriciens du marxisme sont unanimes pour


reconnaître qu'ils s'étaient trompés, que les classes ne peuvent être

ramenées à la division dichotomique; et alors se pose la question sui-

vante les réelles sont-elles des subdivisions des deux


catégories
classes du volume, ou bien ne sont-elles pas sus-
grandes premier
d'être ajoutées les unes aux autres pour former des genres
ceptibles
On voit tout l'intérêt que présente cette question,
plus généraux ?
on se reporte a l'hypothèse dont il a été question plus haut
quand
sur la somme des plus-values. Si l'on admet la deuxième solution

la mienne) il est difficile d'admettre que la somme des profits


(c'est
être indépendante du mode de division en classes multiples
puisse
et historiques. Les théories sur la valeur semblent donc ainsi être plus

éloignées de la réalité qu'on n'a cru généralement.

Voici, maintenant, quelques observations sur des difficultés que pré-


sente le mode d'exposition adopté par Marx.

J'ai dit haut l'auteur raisonne sur un état normal les


plus que
sont la production se fait régulièrement, sans fausses
prix consolidés,
p. 45, col. i). L'économie se
manœuvres et sans crises (p. 36 col. t
trouve ainsi ramenée à un mécanisme automatique, rigide et stable.

Cette est commode; elle se retrouve dans bien des recher-


supposition
ches sur la mais permet-elle de poser des lois
scientifiques nature;
sur l"s mouvements ? Cette carcasse que l'on a introduite ne
rigide
fait-elle obstacle à toute considération sur les changements pro-
pas
fonds et rapides de l'économie ? Le Cap~a~ a, justement, pour objet
l'étude de transformations de ce genre.
On que les concepts, en tant qu'on les considère
peut répondre
dans l'ordre sont indifférents au mouvement et au
métaphysique,
suite, il est permis d'élaborer le concept de
plus-
repos, que, par
value en de l'état normal. Mais, quand il s'agit de poser les
partant
lois du il faut examiner si les hypothèses,
historiques capitalisme,

'EUe date de 1817.


230 JOURNAL DES ÉCO~OtHSTES

relatives a l'état normal, ne gênent, pas ]a démonstration. « La force


de travail renferme, au point de vue de la valeur, un e/emen! moral
et /tM<0)'t~ue K (p. 73. col. 1) il est donc certaine qu'elle ne peut être

considérée comme constante des que la production change quelque


peu; c'est un point qui a été trop souvent négligé.
Marx reconnait, comme l'école de Ricardo, l'existence d'un travail

complexe, qu'il estime pouvoir être ramène, très tacitement, au tra-


vail simple. « Les économistes se sont. recries contre cette assertion
arbitraire. Ce qu'ils accusent d'être un artifice d'analyse est tout
bonnement un procédé qui se pratique tous les jours dans tous les
coins du monde n (p. 84, col 2). Pour que la réduction puisse être
faite au moyen d'un coefficient, il faut faire une hypothèse si une

journée de travail complexe t)OM< deux journées de travail simple,


elle correspond aussi a une production double. Cette hypothèse est
bien peu vraisemblable. Mais on peut observer qu'en fait le <a6<)Kr

~/t<~o!joue un rôle assez réduit dans ie phénomène de la production


moderne la réduction approximative peut être acceptée.
Examinons, maintenant, le travail simple ici, nous trouvons une

difficulté analogue. La théorie de la valeur suppose nue le développe-


ment de l'industrie moderne est arrivé à ce degré oit les spécialités
disparaissent, où le travail humain apparaît comme une chose indis-
tincte. L'auteur sait bien que ce travail varie d'intensité suivant les

individus mais il pense qu'on peut (au moins pour la grande indus-

trie) admettre des compensations et ne parler que de la moyenne,


(p. 141, col. 1). Bien que Marx prenne en considération la réduction
du produit dans les longues séances, il traite, souvent aussi, l'heure
de travail comme une unité constante il y aurait lieu d'apporter ici

quelques corrections de style a ses exposés.


Enfin l'idée même que Marx se fait du travail n'est pas des plus
claires souvent il dit que c'est « une dépense de force humaine )'

(p. 14, col. 2; p. 17, col. 2; p. 18, col. 1, etc.); dans un passage plus

précis, on lit <t si variés que puissent être les travaux utiles, ils

sont, avant tout, des fonctions de l'organisme humain et toute fonc-

tion pareille est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs,


des muscles, des «rganes, des sens, etc. de l'homme » (p. 28, col 2).
Faut-il conclure de là que le /)'C[U<7!/ /iMmot~ indistinct, dont il est

question dans la théorie de la valeur est une expression de l'énergie

dépensée dans l'organisme ? Cette interprétation semble très naturelle


et elle a été admise mais alors on se trouve en présence de diffi-
cultés a peu près insurmontables, car ces énergies produisent des
effets utiles fort différents les uns des autres.
A mon avis, il faut dire que ce travail humain indistinct n'appartient
SUR LA THÉORIE MARXISTE DE LA VALEUR 231

plus a l'ordre physiologique que la conscience, la volonté, ou


pas
toute autre réalité psychologique. Si on admettait une autre interpré-

tation, à quoi servirait de mettre en évidence, avec tant de force,


et la fixation du prix en argent? « C'est seulement dans leur
l'échange
que les produits du travail acquièrent, cemme valeurs, une
échange
exM~CMce sociale identique e( uKt/'o'me » (p. 29, col. 1;. C'est seu-

lement l'expression commune des marchandises~ argent qui a amené

la fixation de leur caractère de valeur )' (p. 30, col. t\

J'ai fait voir comment les trois sphères économiques doivent

reproduire des formes, plus ou moins transparentes, de divers capita-


lismes, ayant les marnes allures générales. Si Marx avait termine son

œuvre, il aurait, sans doute, exposé les relations qui existent entre

ces constructions successives. Que la première sphère corresponde à


une organisation capitaliste, c'est ce qui résulte, clairement, des appli-
cations faites par Marx aux phénomènes observés en Angleterre; mais
on doit se demander quelle espèce de capitalisme nous est ainsi pré-
sentée.
La réponse à cette question résulte de la comparaison de la pre-
mière et de la deuxième sphères il faut supposer que les entrepre-
neurs utilisent des capitaux ayant tous la même composition, c'est-à-

dire qu'ils emploient tous en salaires une même proportion de leur

argent. On peut donc dire que Marx a cru devoir publier' seulement
ce qui a trait au capitalisme /tO)7tOfjffjHe. L'hypothèse qu'il a dû faire se

trouve ainsi mise en pleine lumière on voit à quelle distance énorme


elle se trouve de la réalité et de quelle importance sont les recherches
à faire pour compléter la théorie. L'idée simpliste que beaucoup d'é-
crivains socialistes se font de la concentration capitaliste provient, en

grande partie, de la confusion établie entre le capitalisme homogène


et le capitalisme réel, beaucoup plus compliqué.
On a ici un exemple des différences considérables qui
peuvent se

présenter entre les diverses sphères de l'économie théorique on voit


combien il est dangereux d'appliquer, sans une critique suffisante,
les lois formulées dans le premier volume du Capital.
Je crois on avoir assez dit pour montrer que les théories du Capital
ne sont pas aussi faciles à entendre qu'on le dit souvent en France.
La théorie de la valeur présente encore beaucoup de parties obs-
cures il y a bien du travail à faire pour lui donner une forme vrai-

ment classique il est à craindre que cette entreprise ne tente pas beau-

coup d'écrivains 1
G. SOREL.

Le troisième volume sera mis l'année prochaine â la disposition des lec-

teurs la. traduction chez MM. Giard et Brière.


français pMaitra

Vous aimerez peut-être aussi