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Résumé
On laisse souvent entendre que c'est parce qu'il était incapable de résoudre le paradoxe de la valeur que Smith a opté
pour une théorie objective de la valeur. Nous montrons, bien au contraire, que n'étant en rien embarrassé par ce prétendu
paradoxe, ce n'est pas faute de mieux que Smith a opté pour une théorie objective de la valeur.
Abstract
disconcerted with the so called paradox of value, and that he willingly chose an objective value theory.
Pries Eric. Le paradoxe de la valeur chez Adam Smith. In: Revue économique, volume 29, n°4, 1978. pp. 713-729;
doi : https://doi.org/10.3406/reco.1978.408406
https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1978_num_29_4_408406
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mots, c'est l'objet de ses recherches lui-même qui l'a orienté vers une
théorie de la valeur objective. Ce n'est donc pas faute de mieux
qu'il a développé une telle théorie de la valeur. Le second type
d'arguments consiste à montrer que Smith est tout à fait à même de
résoudre le paradoxe (ou prétendu tel) de la valeur 2, et c'est ce à
quoi nous allons nous attacher.
L'étude se fera en deux parties. Dans la première, nous
montrerons comment Smith conçoit l'utilité, la « valeur en usage » et son
rôle économique. Dans la seconde, nous montrerons comment Smith
aborde la valeur en échange.
2. C'est d'ailleurs ce que soutiennent Kaushtl ([9] p. 61, note 3), et Campbell
& Skinner ([16] p. 45, note 31) ; mais ils ne semblent malheureusement pas avoir
en vue l'analyse que fait Smith dans La richesse des nations et que nous
développons ici. Ils se basent plutôt sur celle des cours de Glasgow, qui se réfère au prix
du marché et non à la valeur, au prix réel, ou au prix naturel, selon les différentes
expressions (pas forcément équivalentes d'ailleurs) de La richesse des nations.
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4. Cette affirmation selon laquelle tout homme devient marchand est une sorte
de témoignage que Smith porte sur son époque. Il constate la généralisation d'un
certain type de relations sociales : les relations marchandes et d'un certain type
de bien : la marchandise, qui peut être produite par le producteur, non pas pour
ses caractéristiques directes (adéquation à un usage), puisqu'en surplus, mais pour
une autre caractéristique, celle de pouvoir être échangée. Certes la problématique
de la marchandise ne se pose pas à Smith, mais la formulation de Smith permet
très nettement de repérer la notion de marchandise, qu'il sera alors possible
d'analyser explicitement pour les économistes qui lui succéderont.
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Autre exemple, celui des métaux précieux qui sont demandés tant
pour leurs usages pratiques que pour le service qu'ils rendent en tant
que signe extérieur de richesse. Les dépenses ostentatoires qui, dans
l'idée de Smith, apparaissent avec un certain état du développement
de la société, permettent à différents biens de trouver une utilisation,
et donc une valeur en usage :
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comme nous le verrons plus loin, par ses répercussions sur les coûts
de production, donc sur un élément objectif. Les passages que cite
Hollander pour étayer son analyse nous paraissent d'ailleurs à
chaque fois aller dans le sens que nous venons de développer ici (cf.
[6] p. 316).
Nous avons ainsi montré que la valeur en usage est une
condition nécessaire de la valeur en échange pour Smith et que,
contrairement à ce qu'affirment un grand nombre d'auteurs 5, il y a chez
lui une relation entre valeur en usage et valeur en échange.
Seulement la relation que Smith a découverte n'est pas celle que ces
auteurs y cherchaient, et ils n'ont donc pas pu la comprendre : la
grandeur de la valeur d'échange d'une marchandise ne dépend pas du
degré de son utilité, mais tout simplement, pour Smith, ce qui n'a
pas de valeur en usage n'est pas demandé et par là n'a pas de valeur
en échange.
Il nous reste maintenant à nous interroger sur le mode de
détermination de la grandeur de la valeur en échange.
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Or, le moins qu'on puisse dire c'est que les choses sont loin d'être
aussi claires et tranchées que ne pense Kaushil. Le passage incriminé
n'est pas le seul endroit où Smith donne à penser que la quantité de
travail puisse déterminer la valeur en échange. C'est également le
cas par exemple lorsque, comparant les manufactures du xv6 siècle
à celles de son temps, il explique :
« ..., pourquoi le prix réel de ces manufactures, tant de gros que
de fin, était si haut dans ces anciens temps, en proportion de ce
qu'il est aujourd'hui. Il en coûtait une bien plus grande quantité
de travail pour mettre la marchandise au marché ; aussi quand
elle y était venue, il fallait bien qu'elle achetât ou qu'elle obtînt
en échange le prix d'une plus grande quantité de travail. » ([15]
p. 318).
La mesure de la valeur en échange, dans ce passage, c'est sans
ambiguïté le travail commandé. Mais, ce qui explique quelle quantité
de travail commandé une marchandise peut acheter, c'est la quantité
de travail nécessaire pour la porter au marché.
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6. Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser de l'existence d'une telle
conception chez Smith.
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sur la relation entre Marx et les classiques 7. Mais cela n'enlève rien
au fait que le texte de Smith rende possible la découverte de la
plus-value, d'autant que ce que Benetti reproche à Marx, c'est de
s'être obstiné à prêter à Smith une théorie de la valeur travail qui
lui serait étrangère. Or s'il est vrai que l'on ne peut pas dire de
Smith qu'il ait établi en dernière instance une théorie de la valeur
travail, par contre il est manifeste qu'au départ il s'oriente vers une
telle théorie, et que ce n'est qu'après avoir analysé les différents
éléments qui contraignent le salaire, qu'il s'oriente dans une nouvelle
voie, celle de la valeur coûts de production 8.
« ... la valeur réelle de toutes les différentes parties constituantes
du prix se mesure par la quantité de travail que chacune d'elles
peut acheter ou commander. Le travail mesure la valeur, non
seulement de cette partie du prix qui se résout en travail, mais
encore de celle qui se résout en fermage, et de celle qui se résout
en profit. » ([15] p. 68).
7. Encore que la critique que Benetti fait à Marx me semble ignorer une
discussion essentielle de l'analyse du texte de Smith par Marx : Marx fait ressortir
chez Smith l'intelligence qu'a ce dernier de l'expropriation du produit de son travail
dont est victime le travailleur du fait des rapports de propriété, des rapports de
force, en bref des rapports socio-politiques. La plus-value ne saurait se concevoir
du seul point de vue de sa forme économique et ce d'autant moins que Benetti
se donne pour but d'expurger l'économisme des textes de Marx.
8. Et encore lui arrive-t-il par la suite de flirter avec son analyse initiale (cf.
[15] pp. 412-413).
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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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