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28/11/2023 23:00 Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’« économie de la vie »

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/
2018

Georg Simmel, L’argent dans la


culture moderne et autres essais
sur l’« économie de la vie »
Marion Clerc
https://doi.org/10.4000/lectures.24784

Georg Simmel, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur


"l'économie de la vie", Paris, Hermann, coll. « PUL », 2018, 196 p., textes choisis et
présentés par Alain Deneault, 1re éd. 2006, ISBN : 978-2-7056-9610-8.
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Texte intégral
1 Longtemps oublié de la sociologie française, Georg Simmel a fait l’objet de
redécouvertes et d’appropriations successives depuis les années 1980. Ce recueil de
traductions d’essais, publié pour la première fois en 2006, s’inscrit dans un mouvement
de retour aux écrits originaux et de remise en contexte de son œuvre. Bien que les cinq
textes retenus dans cet ouvrage forment un ensemble hétérogène – par leur longueur,
leur degré d’abstraction, leur date et lieu de publication, leur place dans le parcours
intellectuel de l’auteur –, ils offrent un solide aperçu du cadre théorique vitaliste de
Simmel, pour qui les besoins vitaux sont à l’origine des phénomènes sociaux.
Contrairement à ce que le titre du recueil pourrait porter à croire, les exemples
mobilisés par Simmel sont loin de se limiter à l’économie ou à l’argent, mais embrassent
l’ensemble des activités culturelles dans les sociétés modernes – du droit à la religion,
de la morale à la politique, de la sexualité à l’art.

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2 Parmi les cinq textes du recueil, qui sont présentés dans un ordre chronologique, trois
traitent directement la question de l’argent. L’essai éponyme, « L’argent dans la culture
moderne »1, appelé à raison par son traducteur « Philosophie de l’argent en miniature »
(p. 5), constitue un condensé efficace des idées principales développées par Simmel
dans les quelques six cents pages de son œuvre majeure2. Alors que le raisonnement de
la Philosophie de l’argent peut dérouter le lecteur par sa rigueur formelle ou ses
nombreuses digressions, ce court essai condense ses principales thèses de manière
efficace et accessible. Simmel y explique que, dans un échange avec contrepartie
monétaire, il n’est pas nécessaire d’avoir confiance en l’autre : il suffit d’avoir confiance
en la valeur de l’argent. Dès lors, les échanges peuvent s’étendre au-delà de la
communauté de personnes que l’on sait fiables. À l’échelle de la civilisation, s’opère
donc un processus de déterritorialisation et d’individualisation des échanges – qui n’est
toutefois pas daté précisément. Une des grandes forces de Simmel étant d’articuler les
échelles d’analyse, il explore dans un autre essai, « Sur la psychologie de l’argent3 », les
conséquences les plus intimes de cette grande transformation. Parce que l’échange
monétaire présuppose d’évaluer un bien et de le payer par une somme exacte, il favorise
le développement de la disposition au calcul, à l’exactitude et à la rationalité. Quant au
très court essai « L’argent et la nourriture4 », son apport théorique est limité. Il permet
cependant de découvrir Simmel en homme engagé, exhortant les Allemands à adopter
des comportements de consommation solidaires de leurs compatriotes, dans le contexte
de la Première Guerre mondiale.
3 Plus difficiles d’accès, « La différenciation et le principe d’économie d’énergie »5 et
surtout « Le tournant vers l’idée »6 replacent l’analyse des phénomènes monétaires au
sein de leur cadre théorique, qui est peut-être moins familier au lecteur. Simmel le
philosophe prend alors le pas sur le sociologue. D’après son raisonnement, que l’on peut
qualifier de vitaliste, les « formes culturelles » – droit, politique, religion, art,
économie... – sont des moyens au service d’une fin qui est la survie. Par exemple,
l’économie a pour finalité d’obtenir les ressources nécessaires pour assouvir sa faim.
Des moyens de plus en plus sophistiqués se développent, comme, dans le domaine
économique, l’argent ou la division du travail. Dans son essai sur « La différenciation et
le principe d’économie d’énergie », Simmel explique leur apparition par un argument
d’inspiration évolutionniste. Ce qu’il nomme « différenciation » peut être un
phénomène synchronique, comme l’est la division du travail, selon laquelle les individus
réalisent au même moment des activités différentes, ou bien diachronique tels que les
échanges monétaires, au cours desquels, la valeur se matérialise successivement sous la
forme de biens et de monnaie au fil des opérations d’achat et de vente. Bien que, de
prime abord, la différenciation semble coûteuse en énergie vitale pour les individus, sa
contribution à l’expansion des échanges et à l’accroissement de la production compense
largement cette dépense, si bien qu’elle permet une économie d’énergie nette.
4 Le « tournant vers l’idée » désigne l’opération par laquelle les formes culturelles
issues des nécessités vitales s’affranchissent de cette fin et deviennent « mondes »,
trouvant leur sens et leur finalité en eux-mêmes. Par exemple, la justice forme un
monde, dès lors qu’elle ne sert plus uniquement à préserver les individus de la guerre de
tous contre tous, mais qu’elle cherche sa propre perpétuation. De plus, les mondes
deviennent « à leur tour des créateurs façonnant le matériau de la vie, pour autant que
ce dernier présente des affinités avec eux, et le devenir-monde de ce matériau
conformément à leur idée directrice respective, apparaît dès lors comme étant son telos
[sa finalité] définitif » (« Le tournant vers l’idée », p. 185). Cela signifie, à la lumière de
l’exemple précédent, qu’« auparavant, la justice était bonne dans la mesure où elle
servait la vie et que désormais, la vie est bonne dans la mesure où elle sert la justice »
(p. 188).
5 Le fait que Simmel place l’origine première des « mondes » dans la finalité de la
survie a pu conduire certains à voir une proximité entre la théorie sociale de Simmel et
l’individualisme méthodologique, selon lequel les actions des individus sont à l’origine
des faits sociaux. Ainsi, Raymond Boudon et François Bourricaud expliquent la longue
période d’oubli de l’œuvre de Simmel par son incompatibilité avec les thèses
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marxiennes et structuralistes qui prévalaient alors7. Pourtant, la lecture du « Tournant
vers l’idée » nous rappelle à une réalité plus complexe. Par certains aspects, Simmel
signe une théorie constructiviste entre nature et culture, qui complète et complexifie
l’œuvre de Marx plus qu’elle ne la contredit. Il écrit ainsi qu’« à la différence du
matérialisme historique, qui rend l’ensemble du processus culturel dépendant des
conditions économiques, l’étude de l’argent peut nous apprendre que de profondes
conséquences pour l’état culturel et psychique d’une période proviennent en effet de la
formation de la vie économique, mais que, d’autre part, cette formation elle-même
reçoit son caractère des grands courants cohérents de la vie historique » (« L’argent
dans la culture moderne », p. 111).
6 Lors de la constitution des mondes – impossible à dater précisément –, ce qui était
auparavant moyen devient une fin en soi. Par exemple, la sexualité n’a plus pour finalité
la reproduction, mais elle devient une fin en elle-même. Il en est de même avec l’argent.
À la manière des grands noms de la psychanalyse, Simmel part de l’étude de cas
pathologiques – tel celui de l’avare – pour montrer ce qu’il advient lorsque l’argent ou
les biens sont cherchés pour eux-mêmes. La célèbre sentence « l’argent est le Dieu de
notre temps » (« Sur la psychologie de l’argent », p. 38) résume un parallèle stimulant :
alors que religion et économie monétaire semblent relever de représentations
incompatibles, leurs fondements psychologiques présentent une grande similarité. En
effet, Dieu offre sous la forme de la croyance ce que l’argent propose sous la forme
concrète de valeur sonnante et trébuchante : « une élévation au-dessus du particulier
[...], la confiance en la toute-puissance du principe suprême » (p. 39).
7 Le ton pamphlétaire de la quatrième de couverture ne doit pas induire le lecteur en
erreur quant au contenu du livre. Des quelques 196 pages qui composent l’ouvrage, une
seule comporte un jugement normatif sur l’expansion de l’économie monétaire et sur
l’élévation de l’argent au statut de fin. De manière générale, les analyses de Simmel sur
les sociétés d’avant la Première Guerre mondiale ne peuvent être transposées qu’avec
précaution à nos économies financiarisées. Elles n'en demeurent pas moins d’une
grande portée heuristique, Aussi, il ne fait nul doute que la pensée de Simmel,
« virtuose de l’interdisciplinarité » (p. 2), saura intéresser l’ensemble des chercheurs et
des curieux en sciences humaines : philosophes, sociologues, bien sûr, mais aussi
psychologues, politistes ou économistes.

Notes
1 Simmel Georg, « Das Geld in der modernen Kultur », in Otthein Rammstedt (dir), Georg
Simmel, Gesamtausgabe, volume 5, Francfort-sur-le-Main, Dahme und Frisby, 1992.
Initialement publié sous forme d'article dans la Neue Freie Presse de Vienne les 13, 18 et
25 août 1896.
2 Simmel Georg, Philosophie de l'argent, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
Initialement publié sous le titre Philosophie des Geldes, Leipzig, Dunker und Humblot, 1900.
3 Simmel Georg, « Zur Psychologie des Geldes », in Otthein Rammstedt (dir), Georg Simmel,
Gesamtausgabe, volume 2, Francfort-sur-le-Main, Dahme, 1989. Initialement publié in Gustav
von Schmoller, Jahrebuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkeswirtschaft im Deutschen
Reich, Leipzig, Duncker und Humblot, 1889.
4 Simmel Georg, « Geld und Nahrung », in Klaus Latzel (dir), Georg Simmel, Gesamtausgabe,
volume 13, Francfort-sur-le-Main, Dahme, 2000. Initialement publié à Leipzig, Duncker und
Humblot, 1890.
5 Simmel Georg, « Die Differenzierung und das Prinzip der Kraftersparnis », in Otthein
Rammstedt (dir), Georg Simmel, Gesamtausgabe, volume 2, Francfort-sur-le-Main, Dahme,
1989. Initialement publié à Leipzig, Duncker und Humblot, 1890.
6 Simmel Georg, « Die Wendung zur Idee », in Otthein Rammstedt et Gregor Fitzi (dir), Georg
Simmel, Gesamtausgabe, volume 16, Francfort-sur-le-Main, Dahme, 1999. Initialement publié à
Leipzig, Duncker und Humblot, 1918
7 Boudon Raymond, Bourricaud François, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, Presses
universitaires de France, 2004.

https://journals.openedition.org/lectures/24784 3/4
28/11/2023 23:00 Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’« économie de la vie »

Pour citer cet article


Référence électronique
Marion Clerc, « Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur
l’« économie de la vie » », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 juin 2018,
consulté le 28 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/lectures/24784 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/lectures.24784

Rédacteur
Marion Clerc
Agrégée de sciences économiques et sociales, élève de l’École normale supérieure.

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