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Sagnol Marc. Le statut de la sociologie chez Simmel et Durkheim. In: Revue française de sociologie, 1987, 28-1. pp. 99-125;
doi : 10.2307/3321447
https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1987_num_28_1_2369
Abstract
Marc Sagnol : The status of sociology in Simmel and Durkheim.
Throughout the 1890's, Simmel and Durkheim concurently published their first works of sociology and
they appear as the two leading figures of this new-born discipline. This article studies the two
conceptions of sociology comparatively and shows that, although coming from different backgrounds,
Simmel and Durkheim have more in common than is generally believed, even if fundamental
differences made any collaboration impossible. Whether sociology is considered as a heuristic principle
or as an autonomous science — micro or macro-sociological —, or as a philosophy of the social
sciences, or as a social science among others or still again as the social sciences corpus, the problems
discussed a hundred years ago are still of the moment.
Zusammenfassung
Marc Sagnol : Der Status der Soziologie bei Simmel und Durkheim.
Im Laufe der 1890er Jahre veröffentlichen Simmel und Durkheim ihre ersten soziologischen Studien
und profilieren sich international als zwei Vorkämpfer dieser entstehenden Wissenschaft. Der Artikel
untersucht und vergleicht die beiden Auffassungen der Soziologie und zeigt, dass Simmel und
Durkheim trotz ihrer unterschiedlichen Herkunft mehr Gemeinsamkeiten haben, als man gewöhnlich
vermutet, auch wenn grundsätzliche Differenzen jede Zusammenarbeit unmöglich machten. Die
Soziologie als heuristisches Prinzip oder als autonome Wissenschaft, Mikro- oder Makrosoziologie, die
Soziologie als Philosophie der Sozialwissenschaften, als eine unter anderen Sozialwissenschaften
oder als « Corpus » der Sozialwissenschaften, — die vor einem Jahrhundert diskutierten Probleme
sind heute noch lebendig.
Resumen
Marc Sagnol : El estatuto de la sociologia en Simmel y Durkheim.
En el transcurso de los años de 1890, Simmel y Durkheim publican paralelamente sus primeras obras
de sociologia y aparecen como dos mascarones de proa de esta disciplina naciente. Este articulo
estudia de manera comparativa las dos concepciones de la sociologia y muestra que, aunque
proviniendo de tradiciones diferentes, Simmel y Durkheim tienen más puntos en comun que no se dice
generalmente, aun cuando unas divergencias de fondo daban toda colaboración imposible. Que la
sociologia sea considerada como principio heurístico o como ciencia autonoma micro- o macro-
sociológica, o como filosofia de las ciencias sociales, о como ciencia social entre otras, o aún como
corpus de las ciencias sociales; los problemas discutidos háce cien años son siempre de actualidad.
R. franc, sociol., XXVIII, 1987, 99-125
Marc SAGNOL
Le statut de la sociologie
chez Simmel et Durkheim *
RÉSUMÉ
Au cours des années 1890, Simmel et Durkheim publient parallèlement leurs
premiers ouvrages de sociologie et apparaissent comme deux figures de proue de cette
discipline naissante. Cet article étudie de manière comparative les deux conceptions
de la sociologie et montre que, bien que provenant de traditions différentes, Simmel
et Durkheim ont plus de points d'accord qu'on ne le dit généralement, même si des
divergences de fond rendaient toute collaboration impossible. Que la sociologie soit
considérée comme principe heuristique ou comme science autonome micro- ou
macro-sociologique, ou comme philosophie des sciences sociales, ou comme science
sociale parmi d'autres, ou encore comme corpus des sciences sociales, les problèmes
discutés il y a cent ans sont toujours d'actualité.
Au cours des années 1890, Georg Simmel et Emile Durkheim (tous deux
nés en 1858) publient leurs premiers ouvrages de sociologie et apparaissent
comme deux « figures de proue » de cette discipline naissante au niveau
international. Tous deux sont issus de traditions différentes, mais veulent
être, chacun à sa manière, le fondateur d'une science nouvelle et ont sans
doute plus de points d'accord qu'on ne le dit généralement. Néanmoins,
malgré des conditions propices, il n'y a eu qu'une éphémère collaboration
(en 1897-98) entre Durkheim et Simmel, suivie d'un règlement de comptes
public en 1900, qui a marqué la fin d'un dialogue qui aurait pu être
fructueux. A partir de cette date, la sociologie française et la sociologie
allemande se sont engagées dans des voies nationales qui n'ont guère été
quittées depuis. Dans une période plus récente, du fait de la tendance à
l'internationalisation des problèmes et du regain d'intérêt pour l'histoire
des sciences sociales, lié peut-être à une « crise intellectuelle » (Chambo-
redon, 1984, p. 461) (1) que traverse la discipline, une redécouverte
parallèle aussi bien de Durkheim que de Simmel semble se faire jour,
incitant à réévaluer leur rôle de fondateurs de la sociologie. Dans ces
conditions, il semble approprié de procéder à une analyse comparée de
Simmel et Durkheim, qui soumettrait à la critique les stratégies de
fondation des deux pères de la sociologie. Le présent article se propose
sinon de discuter de manière approfondie ces deux approches sur plus
d'un point divergentes, du moins, nous l'espérons, de livrer les bases d'une
*Une première version de ce texte a été (1) Les références bibliographiques se
rédigée en 1984 pour l'Ecole des hautes trouvent in fine.
études en sciences sociales, Paris.
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Revue française de sociologie
Le premier ouvrage publié par Simmel est son livre sur la Différenciation
sociale (Uber soziale Differenzierung, 1890), partiellement traduit en français
en 1894. Les hésitations de Simmel sur le statut de cette nouvelle science
qu'est la sociologie se manifestent dans le sous-titre qu'il donne à son
ouvrage : « Recherches sociologiques et psychologiques ». Ce livre
contient cinq études sociologiques précédées d'un chapitre
méthodologique intitulé « Zur Erkenntnistheorie der Sozialwissenschaft » (« Sur la
théorie de la connaissance de la science sociale »). Les cinq études
sociologiques traitent successivement de la « responsabilité collective », de
« l'extension du groupe et [du] développement de l'individualité », du
« niveau social », du « croisement des cercles sociaux » et de « la
différenciation et [du] principe de l'économie d'énergie » (2). Le chapitre
méthodologique placé en tête de ce recueil constitue la première ébauche
de définition et de délimitation de la sociologie par Simmel. Cette première
tentative est par certains côtés quelque peu surprenante :
« La sociologie est une science éclectique, dans la mesure où son matériau
est constitué par les produits des autres sciences. Elle se sert des résultats
de la recherche historique, de l'anthropologie, de la statistique, de la
psychologie, comme de produits demi-finis; elle ne prend pas pour objet
immédiat le matériau primitif que travaillent les autres sciences, mais, en tant
que science pour ainsi dire au deuxième degré, elle crée de nouvelles
synthèses à partir de ce qui, pour celles-ci, est déjà synthèse. Dans son état
actuel, la sociologie ne fait que livrer un nouveau point de vue pour la
considération de faits connus. » (p. 2)
Dans ces termes, la sociologie semble être pour Simmel une sorte de
science des sciences, la science de l'universel procédant à partir des
sciences particulières que sont les autres sciences sociales et humaines. Elle
prend donc pour ainsi dire la succession, dans le cadre renouvelé des
Geisteswissenschaften, du rôle qu'avait jadis la philosophie, elle aussi
science des sciences, travaillant notamment à l'aide des résultats des
sciences physiques et naturelles. Dans cette acception, la sociologie n'est
autre que la philosophie des sciences sociales. Elle est une science sans
objet, elle est pure construction théorique, synthèse, méthode de recherche.
Même lorsque, dans ses ébauches suivantes, Simmel tentera de définir la
sociologie comme science autonome, il ne renoncera pas complètement à
cette première définition. Encore en 1908 et en 1917, il définira la
sociologie comme « méthode des Geisteswissenschaften ».
(2) Un résumé en 15 pages de ce livre a Simmel, Sociologie et epistemologie,
été traduit en 1894 dans la Revue internatio- pp. 207-222.
nale de sociologie et est reproduit dans Georg
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Ce premier texte de Simmel sur la science sociale est sur plus d'un point
un constat d'impuissance. Dans l'état d'avancement de cette nouvelle
science qu'est la sociologie, il ne faut pas attendre de réponse définitive
et indiscutable aux questions fondamentales de la sociologie : qu'est-ce
qu'un individu ? qu'est-ce qu'une société ? etc., au contraire, il faut « se
contenter d'une délimitation approximative du domaine » étudié par la
sociologie. Les premières tentatives de définition de la sociologie
coïncident avec la recherche d'une délimitation du domaine couvert par
l'investigation sociologique. Ce faisant, après avoir défini la sociologie comme une
science synthétique, comme la synthèse des autres Geisteswissenschaften,
Simmel semble être déjà en quête d'une autre définition. La sociologie
aurait un domaine d'investigation. Puis il va même jusqu'à parler d'objet,
mais sans être capable de le désigner avec précision (p. 8).
Tout en hésitant encore sur la définition de l'objet de la sociologie,
Simmel est conscient dès cette époque qu'il n'est pas possible de prendre
« la société » pour objet, qu'il faut donc dissoudre ce tout en ses
composants, ce qui ne signifie pas non plus que pour étudier la société
il suffise d'étudier les individus qui la composent : « Le concept de société
n'a manifestement un sens que s'il se trouve de quelque manière en
opposition avec la simple somme des individus », dit-il p. 10, mais sans
aller encore jusqu'à dire comme Durkheim que la société est une réalité
sui generis : pour lui, la société est une synthèse — qui a lieu uniquement
dans la pensée — de l'ensemble des individus qui sont la réalité effective.
Ainsi, alors que Durkheim étudiera les faits sociaux « comme des
choses », « extérieurs aux consciences individuelles », Simmel fait de la
société un tout synthétique n'existant que dans l'esprit. Simmel s'efforcera
d'analyser à son tour, de dissoudre ce tout synthétique en ses composants,
et trouvera que « l'âme de la société réside dans la somme des interactions
(Wechselwirkungen) de ses participants » (p. 13). Tandis que Durkheim
s'intéresse au fait social comme objet statique, sous forme cristallisée, qui
existe dans le tout (la société) avant d'exister dans les parties et qui
s'impose de l'extérieur à l'individu, Simmel recherche les processus
dynamiques qui font qu'une société devient société, veut découvrir « dans
tout être le processus historique de son devenir », étudier la naissance
d'une société d'un point de vue non pas historique mais logique, interne,
synchronique, éclairant le processus d'auto-production quotidienne de la
société. Or ce processus ne peut être étudié qu'à partir de l'étude des
différentes interactions ou actions réciproques.
« Là où une réunion a eu lieu, dont les formes persistent bien que des
membres s'en aillent et de nouveaux entrent; là où une possession commune
extérieure existe, dont l'acquisition et la jouissance ne sont pas l'affaire d'un
individu; (...) là où le droit, la coutume, le commerce ont constitué des formes
auxquelles chaque personne doit se soumettre et se soumet qui entre en un
certain rapport local avec d'autres — là, en tous ces lieux, il y a société, là
l'interaction s'est cristallisée en un corps qui la distingue comme interaction
sociale de celles qui disparaissent avec les sujets qui les font naître et avec
leur comportement instantané. » (p. 16)
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cristallisées, consécutives à l'association des hommes, prend maintenant un
objet beaucoup plus abstrait (les formes de la socialisation) et Simmel
confie au sociologue la tâche extrêmement délicate de l'abstraction
scientifique. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de Simmel qu'au
moment même où il tente d'émanciper la sociologie de la philosophie et
de la fonder comme science, il donne une définition de la sociologie et
du travail du sociologue qui ne peut être mené à bien que par un
philosophe :
« Depuis la réunion éphémère de gens qui vont se promener ensemble
jusqu'à l'unité intime d'une famille ou d'une ghilde du Moyen-Age, on
constate les genres et les degrés les plus différents de socialisation. Les causes
et les buts particuliers, sans lesquels bien sûr il n'y a pas de socialisation,
constituent pour ainsi dire le corps, le matériau du processus social; que
l'effet de ces causes, que la recherche de ces fins entraînent précisément une
socialisation entre les individus porteurs (Tràger) du processus social, telle
est la forme que revêtent ces contenus. Séparer cette forme de ces contenus
au moyen de l'abstraction scientifique, telle est la condition sur laquelle
repose toute l'existence d'une forme spéciale de la société. »
Le concept de forme qu'introduit ici Simmel et qu'il maintiendra dans
ses ébauches successives, au point qu'il définira sa sociologie « sociologie
formale » (11), semble au premier abord permettre de considérer ce qui est
commun à diverses sociétés, divers types de socialisation des individus,
divers types d'association. Telle est du moins l'intention de Simmel, qui
voit les mêmes « formes » de socialisation se répéter à l'occasion de
multiples « contenus ». Ainsi, il trouvera dans les groupes sociaux les plus
divers des « formes » identiques de domination et de subordination, de
concurrence, de division du travail, ainsi que des hiérarchies, la
constitution de partis, etc. Mais plusieurs problèmes se posent néanmoins : est-ce
une méthode scientifiquement correcte de dissocier ainsi « forme » et
« contenu », comme si on pouvait isoler les formes de socialisation et les
considérer indépendamment de leur contenu, comme si toute forme n'était
pas forme d'un contenu ? Est-ce bien en cela que consiste « l'abstraction
scientifique » dont parle Simmel ? Et peut-on dire que Simmel a accompli
cette tâche dans sa sociologie ? En outre, l'étude des formes est la
condition, un présupposé pour une science de la société. En quoi consistera
cette science elle-même ? Simmel ne donne aucune indication sur ce à quoi
pourrait ressembler une telle science. La preuve en est son aveu
d'impuissance totale dès qu'il est question de problèmes de méthode : il parle
tout au plus de « méthode intuitive » ou d'apprentissage du « regard
sociologique ». Une sociologie peut-elle se contenter d'intuitions ou de
descriptions ou n'a-t-elle pas également une tâche de « construction du
monde social » ou plus exactement de « reconstruction » théorique de la
(11) Nous reprenons la traduction que renonce à juste titre au monstre « sociation »
donne Julien Freund de formale Soziologie pour Vergesellschaftung, au profit de « so-
dans son introduction à Sociologie et épisté- cialisation » (p. 84, n. 1).
mologie, p. 49. De même, Julien Freund
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réalité sociale que le savant a sous les yeux, reconstruction qui peut, elle,
varier selon la méthode de l'auteur ? Si tel est le cas, la méthode de
Simmel, qui consiste uniquement à dégager des « formes » de socialisation,
est tout à fait insuffisante. Ne s'agirait-il pas plutôt, une fois ces formes
dégagées, de déterminer ce qui est commun à ces différentes formes de
socialisation, afin d'arriver à dégager une sorte de « cellule » du social qui
permettrait de reconstruire l'ensemble de la société, formes et contenus ?
Le concept d'interaction, auquel celui de « forme » tend à se substituer,
me semblerait plus clair et plus productif. S'il était utilisé de manière
conséquente, le concept d'interaction de Simmel pourrait permettre de
montrer que des « formes » de socialisation comme la domination et la
subordination ou encore la division des groupes en partis ne sont pas
irréductibles mais sont des formes ď interaction sociale. L'effort de Simmel
est louable de ne pas commencer à étudier la société en la posant comme
quelque chose qui existe a priori. Fidèle à la tradition de la philosophie
allemande, il se demande « comment la société est-elle possible ? » (12),
quelle synthèse est nécessaire pour qu'une société ait lieu, et il montre que
la synthèse sociale est une synthèse qui a lieu entre les membres de la
société eux-mêmes, non dans la tête de l'observateur (13). Il est donc juste
de commencer par l'unité la plus petite et la plus abstraite qui soit,
susceptible de constituer une « cellule » de la société. L'interaction de
Simmel pourrait fort bien constituer une telle cellule, comme l'est
l'échange de marchandises chez Marx ou la pratique sociale (soziales
Handeln) chez Max Weber ou la pratique communicationnelle (kommu-
nikatives Handeln) chez Habermas. Le concept de forme me semble donc
en retrait par rapport à celui d'interaction qui allait plus loin. Ce n'est
d'ailleurs pas un hasard si le concept de forme n'est pas resté dans la
sociologie après Simmel, alors que celui de Wechselwirkung, sous le nom
anglais ď interaction, a fécondé toute la sociologie américaine.
Dès ce texte de 1894, on se rend compte que Simmel est incapable de
réaliser le programme qu'il se propose. Après avoir abandonné sa première
conception de la sociologie comme méthode des Geisteswissenschaften, il
tente de donner un objet à la science qu'il veut fonder, mais son concept
de « formes de la socialisation » est beaucoup trop imprécis, équivoque
et insaisissable pour être approprié à constituer le fondement d'une
sociologie. Simmel voulait donner une place à la sociologie à côté des
autres sciences sociales, afin qu'elle ne soit plus une simple méthode de
recherche, un pur principe heuristique régulateur des sciences de l'esprit;
mais il lui donne un objet si abstrait, alors que les autres sciences sociales
ont toutes un objet concret, que la sociologie peut difficilement être autre
chose, dans son esprit, qu'une philosophie des sciences sociales.
(12) Cf. Simmel, « Wie ist Gesellschaft (13) Ibid. Sur ce point, il diffère de sa
môglich ?» dans Soziologie, pp. 21 sq. position de 1890 (cf. ci-dessus).
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(15) Lettre de Durkheim à Bougie du 14 (17) Lettre de juillet 1897, ibid., p. 402.
décembre 1895 (éditée par Ph. Besnard dans (18) Cf. Durkheim, « Sociologie et scien-
la Revue française de sociologie, 77(2) 1976, ces sociales », dans Textes 1, p. 153.
pp. 166-167). (19) Cf. Lazarus, cité par Bougie, op. cit.
(16) Lettre de décembre 1896, dans Тех- р. 20.
tes 2, p. 393.
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(20) Durkheim, Textes 1, p. 25; cf. aussi Préface à la 2e éd. des Règles, p. xvn.
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sur tel ou tel sujet de la vie sociale (24). Nous verrons du reste que cette
tendance ira en s'amplifiant.
Alors que Simmel et Durkheim étaient encore sur des positions
relativement proches dans les années 1890, ils se sépareront définitivement
l'un de l'autre au cours des années 1900, après cet article assez violent de
Durkheim, et ce paradoxalement en une période où Durkheim, travaillant
principalement à ses études de sociologie de la religion, accentue encore
son rapprochement avec la « tradition allemande ». Cette rupture
définitive est due principalement au fait que, dans ses études ultérieures (si l'on
fait abstraction de cette exception singulière que constitue son livre sur la
religion), Simmel accentuera les traits qui ne pouvaient que contrarier
Durkheim : l'aspect de plus en plus philosophique et métaphysique de sa
sociologie, la sociologie comme variation sur les thèmes les plus divers,
la psychologisation progressive de sa sociologie (comme si Durkheim avait
critiqué par anticipation les travaux ultérieurs de Simmel) et son
rapprochement toujours plus sensible avec les thèmes de Bergson et de la
philosophie de la vie.
Dans l'introduction de sa Sociologie de 1908, Simmel reprendra une
nouvelle fois sa définition du « problème de la sociologie » en y intégrant
des réponses aux critiques adressées par Durkheim et en y ajoutant de
nouveaux développements.
V. — De la sociologie à la métaphysique
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faisant, on ne gagnerait qu'un nouveau nom, alors que tout ce qu'il désigne
est déjà dans son contenu ou dans ses rapports, ou est produit à l'intérieur
des provinces de recherche existantes. Le fait que la pensée et l'action
humaines ont lieu dans et par la société ne fait pas plus de la sociologie la
science embrassant tout le social que la chimie, la botanique et l'astronomie
ne sont contenues dans la psychologie parce que leurs objets ne sont réels
que dans la conscience humaine. » (p. 2)
II ne fait aucun doute que ce passage est rédigé à l'attention de
Durkheim et répond à son article sur « Sociologie et sciences sociales ».
Mais Simmel ne dit rien d'autre que Durkheim quand il affirme que la
découverte que l'homme vit en interaction avec d'autres hommes doit
conduire à un nouveau mode de considération des « sciences de l'esprit » :
on ne peut plus expliquer l'histoire comme si elle était l'œuvre d'individus,
la langue comme si elle était un don de Dieu, la religion comme si elle
était une invention de prêtres rusés ou au contraire une révélation etc. Tous
les phénomènes historiques peuvent maintenant être considérés comme
« l'incarnation d'énergies sociales dans des créations qui se tiennent et se
développent au-delà de l'individu » (p. 3). Mais là où Durkheim déduisait
de cette constatation qu'il fallait intégrer toutes les autres sciences dans
la sociologie afin qu'elles « s'orientent dans un sens nouveau » (26) et
deviennent des sciences positives, Simmel conclut que la sociologie, « dans
son rapport aux sciences existantes, est une nouvelle méthode, un auxiliaire
de la recherche permettant d'aider les manifestations de tous ces domaines
qui ont pris une voie nouvelle » (p. 3). Ainsi, la sociologie ne se comporte
guère différemment de l'induction naguère qui, nouveau principe de
recherche, a pénétré toutes les sciences possibles en les aidant à résoudre
de nouvelles tâches.
Cette définition de la sociologie est d'autant plus remarquable que
Simmel l'avait déjà exprimée une première fois en 1890, mais rejetée
explicitement en 1894. Ici au contraire, cette conception de la sociologie
est maintenue, juxtaposée à la suivante, selon laquelle la sociologie doit
être une science autonome ayant un objet propre. Simmel se demande
précisément quel objet peut faire de la sociologie une science autonome,
délimitée par des frontières. Il ne s'agit pas, précise-t-il, de découvrir un
objet jusqu'à présent inconnu. Ce que l'on désigne sous le terme d'objet
est « un complexe de relations et de déterminations, dont chacune peut
devenir l'objet d'une science particulière » (p. 3). Ces objets sont déjà
existants, mais il s'agit d'en définir le concept. A l'axiome de Durkheim,
selon lequel, « pour qu'une sociologie puisse exister, il est nécessaire que
se produisent dans chaque société des phénomènes dont cette société soit
la cause spécifique et qui n'existeraient pas si elle n'existait pas, et qui ne
sont ce qu'ils sont que parce qu'elle est constituée comme elle l'est » (27),
Simmel répond :
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« Or pour qu'il y ait une société comme science autonome, il faut que le
concept de société en tant que telle, au-delà de la réunion extérieure de ces
phénomènes, soumette les faits socio-historiques à une nouvelle abstraction
et à un nouvel agencement, de telle sorte que certaines déterminations
observées jusqu'à présent uniquement dans de multiples autres connexions,
apparaissent comme liées et partant soient reconnues comme constituant les
objets d'une seule science. » (p. 4)
Un tel point de vue ne s'obtient qu'en procédant à la séparation entre
forme et contenu de la société. Une société, précise-t-il, se trouve là où
plusieurs individus sont en interaction. L'interaction entre les individus,
quel que soit son contenu (religieux, sexuel, professionnel etc.) produit une
unité qu'il appelle encore « socialisation » (Vergesellschaftung). Une unité
(un corps organique, un Etat etc.) n'est pas pour Simmel la somme de ses
parties mais la somme des interactions qui la constituent. Ce que Simmel
appelle le « contenu » ou la « matière » de la socialisation est défini
comme étant tout ce qui, chez les individus, conduit à la production
d'interactions : les instincts, les intérêts, les buts, les inclinations, les états
et les mouvements psychiques. Ces « contenus » ne sont pas
immédiatement sociaux, ce sont des « matériaux dont la vie est remplie » (expression
par laquelle Simmel introduit pour la première fois le concept de vie,
Leben, dans sa sociologie), ils ne constituent une socialisation que
« lorsqu'ils structurent la juxtaposition des individus en des formes
déterminées de coordination et de coopération », que Simmel nomme
interactions.
Poursuivant sa recherche de l'objet que doit avoir la sociologie, Simmel
constate que, s'il doit y avoir une science dont l'objet est la société et rien
d'autre, elle ne peut et ne doit analyser que ces « formes de socialisation
et d'interaction ». Cette méthode, consistant à séparer l'inséparable au
moyen de « l'abstraction scientifique », lui semble « l'unique possibilité de
fonder une science spéciale de la société » (p. 6).
Pour qu'une telle séparation entre forme et contenu soit possible, il faut
que la même forme de socialisation se trouve dans des contenus différents
et que tel contenu puisse revêtir plusieurs formes (comme c'est le cas par
exemple en géométrie). Et effectivement, Simmel constate, d'une part, que
des groupes aux intérêts divergents présentent des formes identiques :
concurrence, subordination, division du travail etc. et, d'autre part, que par
exemple le même intérêt économique peut être atteint aussi bien par la
concurrence que par l'organisation planifiée des producteurs.
Ce fait est bien sûr indéniable, mais ne prouve nullement que l'étude
de ces « formes » puisse être l'objet d'une science. Simmel remarque à
juste titre que toutes les autres sciences sociales ont été constituées en
fonction de contenus. Précisément, dit-il, tous les phénomènes sociaux
étant étudiés, du point de vue de leurs contenus, par les autres sciences,
il ne resterait plus rien pour la sociologie. Si la sociologie devait étudier
la totalité des phénomènes sociaux, elle ne serait autre que la réunion de
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toutes ces sciences (ou, pour parler comme Durkheim, le corpus des
sciences sociales). Pour que la sociologie ait néanmoins une place en tant
que science, il faut donc que soit tracée une ligne à travers tous les autres
domaines du savoir, qui délimite « le fait pur de la socialisation », le
dissocie de ses contenus et le constitue en un domaine spécifique. Ainsi,
la sociologie deviendra une science spéciale, au même titre que la théorie
de la connaissance, qui abstrait elle aussi, de la multiplicité des
connaissances, les catégories et les fonctions du connaître. La sociologie est un
type de science dont la spécificité est de « placer un domaine entier
d'objets sous un point de vue particulier » (p. 8). Ce n'est donc pas son
objet qui la distingue des autres sciences historico-sociales, mais son
« mode de considération, son mode d'abstraction ».
La différence entre l'approche de Simmel et celle de Durkheim apparaît
ouvertement dans la manière dont ils se servent de l'exemple biologique.
Durkheim avait accusé Simmel de ne pas voir que la société produisait des
phénomènes smí generis qu'on ne retrouvait pas dans les membres
individuels de celle-ci et invoquait l'exemple de la biologie, montrant que les
phénomènes de la vie ne peuvent se trouver dans les particules minérales :
« La vie ne saurait se décomposer ainsi; elle est une et, par conséquent,
elle ne peut avoir pour siège que la substance vivante dans sa totalité. Elle
est dans le tout, non dans les parties. » (28)
Simmel répond directement à cette accusation en montrant que la vie
n'est pas dans le tout mais dans les interactions :
« Ce n'est que lorsque furent étudiés les processus qui ont lieu à l'intérieur
des organismes, et dont la somme ou l'enchevêtrement est la vie, ce n'est que
lorsqu'on comprit que la vie n'a son siège que dans des processus particuliers
auprès de et entre les organes et les cellules, c'est alors seulement que la
science de la vie eut acquis des bases solides. » (p. 9)
Sur ce point, c'est bien Simmel qui a raison contre Durkheim, puisque
la vie se réduit bien aux combinaisons qui ont lieu entre les cellules et n'est
pas dans le tout avant d'être dans les parties, ni dans les parties avant
d'être dans le tout, mais dans les interactions avant d'être dans l'ensemble
de celles-ci. Simmel est donc tout à fait cohérent avec lui-même quand il
annonce qu'il va faire une sociologie « microscopique », une sorte de
microsociologie avant la lettre :
« II existe, outre ces phénomènes visibles de loin et qui s'imposent de
toutes parts par leur grandeur et leur importance extérieure, un nombre
incommensurable de formes de relations et de sortes d'interactions entre les
hommes, plus petites, se manifestant parfois à peine, mais qui produisent
pourtant la société telle que nous la connaissons. » (pp. 14-15)
Ce qui rend l'étude scientifique de tels phénomènes plus difficile, c'est
aussi ce qui les rend incomparablement importants pour la compréhension
de la société : c'est le fait « qu'ils ne sont pas encore cristallisés en des
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(29) Durkheim, Textes 1, p. 19. (30) Paul Barth, Die Philosophie der
Geschichte als Soziologie, p. 153.
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Conclusion
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mais par son contenu. Cet ouvrage, qui est en de nombreux points le plus
achevé de Simmel, qui a assis sa réputation internationale, a eu une
profonde influence sur toute une génération de penseurs allemands et a
été traduit en toutes les langues européennes importantes (sauf en
français), doit être lu comme un instantané ou un « cristal » de la pensée de
Simmel dans son équilibre instable, à la frontière entre matérialisme
historique et philosophie de la vie : il est à la fois l'aboutissement de ses
travaux des années 1890 sur les Gebilde, les formations sociales créées par
l'homme dans le but de permettre Г« hérédité de l'acquis », et leur
autonomisation, travaux qui aboutiront à la création du concept de
Versachlichung, chosification ou réification, qui prolonge les études de
Marx sur le caractère fétiche de la marchandise; et, simultanément, le
premier de ses ouvrages de métaphysique et de philosophie de la vie,
l'argent étant pour Simmel une forme sous laquelle se manifeste la « vie »
(Leben) de la société, une objectivation de la vie, et ses développements
sur la dissociation croissante entre culture objective et culture subjective,
esprit objectif et esprit subjectif, forme et vie, constituant les premières
formulations de sa théorie de la « tragédie de la culture» telle qu'elle
prendra forme à partir de 1910.
Un bilan de la sociologie de Simmel devrait faire ressortir ce qui lui
a survécu: le concept d'interaction, la microsociologie, la sociologie de la
grande ville, la sociologie du conflit, la sociologie de la culture, l'étude du
problème de la réification, mais aussi (bien que ce soit moins connu) la
sociologie de la religion. Ce bilan est loin d'être mince et devrait inciter
à connaître et à lire Simmel, sans chercher pourtant chez lui des réponses
à des problèmes sociologiques qu'il n'a fait en général que soulever.
Nous avons vu que Durkheim, malgré sa cohérence beaucoup plus
grande que celle de Simmel, avait également quelques hésitations sur le
problème du statut de la sociologie. Les rapports entre sociologie et
psychologie, sociologie et philosophie ou entre sociologie et sciences
sociales ne sont pas réglés par Durkheim de manière définitive. Même
lorsqu'il définit la sociologie comme le corpus des sciences sociales, sorte
de science englobant toutes les autres sciences sociales, il laisse subsister
une discipline, qu'il appelle sociologie générale et qui est chargée pour
ainsi dire de faire la philosophie des sciences sociales — se rapprochant
de la sorte également de la conception de Simmel.
Notre étude nous a permis de voir quels étaient les problèmes discutés
il y a près d'un siècle à l'époque où fut fondée la sociologie comme science.
Nous avons vu deux stratégies différentes pour la fondation de cette
science, l'une dans le cadre des Geisteswissenschaften et de la philosophie
de l'histoire, l'autre dans le cadre des sciences positives, même s'il y a chez
Durkheim une émancipation progressive des schémas de Comte dont ses
premiers textes sont empreints. Nous avons vu aussi deux réponses
différentes au problème des rapports entre sociologie et sciences sociales.
Tout ce que nous pouvons constater, près de cent ans plus tard, est que
la plupart de ces problèmes ne sont pas résolus : psychologie sociale ou
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Marc Sagnol
sociologie des faits sociaux, micro-sociologie ou macro-sociologie,
compréhension inter-subjective et étude des comportements ou connaissance
objective de réalités sociales et de courants sociaux, toutes ces écoles
coexistent encore actuellement. La sociologie est-elle une science sociale
parmi d'autres ou entend-elle régir les autres sciences en en faisant la
philosophie ? La réponse à cette question dépend, aujourd'hui comme
hier, de l'ambition des sociologues.
Marc SAGNOL
Freie Universitàt Berlin,
Institut fur Philosophie
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