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Lucrèce Borgia : de la vérité à la légende

1. La famille Borgia
Les Borgia sont une famille italienne célèbre au XVème siècle qui joue un
rôle historique essentiel de 1455 à 1504 environ.
Les Borgia sont originaires d’Espagne (de Borja en Aragon). Sa singulière
fortune commence avec l’élection au trône pontifical d’Alphonse Borgia,
archevêque de Valence, en 1455, sous le nom de Calixte III.
Dès ce moment cette famille semble se consacrer à un but unique :
réunir toute l’Italie sous sa domination, en faire un grand Etat unifié qui
fût le centre de la civilisation et le pivot de la politique européenne.

Calixte III (pape de 1455 à 1458) a déjà réuni un immense trésor.


Son neveu, Rodrigo Borgia, né à Xàtiva en Espagne en 1431, est nommé
cardinal par son oncle en 1456, devenant l’un des hommes forts du
Vatican. Lorsqu’il devient pape en 1492(car il a acheté les voix de
certains cardinaux) sous le nom d’Alexandre VI, les desseins de la famille
se précisent.
Alexandre VI, par sa vie débauchée, son goût de l’intrigue et son
népotisme, ressemble plus à un prince de la Renaissance qu’à un pape. Il
vit dans la richesse et la luxure. Les soupers des Borgia sont réputés pour
être « des débauches effrénées, assaisonnées d’empoisonnements »
(calembour Borgia/orgia acte I partie 2 scène 2). Le poison devient l’arme
favorite des Borgia (acte I partie 1 scène 2 l. 19/21 description de la
fameuse Cantarella : arsenic et phosphore mêlés, formule divulguée aux
Borgia par un moine espagnol, qui connaît aussi l'antidote spécifique ;le
contre-poison est aux mains des seuls Borgia :Alexandre VI, César Borgia
et Lucrèce, cf . acte II partie 1 scène 6). Le choix du titre de l’acte III
« ivres morts » suggère de manière évidente le lien entre vin et poison.

Rodrigo Borgia rencontre en 1465 Rosa Vanozza Cattanei, une


courtisane romaine, qui lui donne quatre enfants naturels : Jean, César,
Lucrèce et Geoffrey.
Jean Borgia, l’aîné, né en 1474, obtient du roi d’Espagne, le duché de
Gandie.
Le troisième, Geoffrey Borgia, épouse une fille naturelle du duc de
Calabre et devient prince de Squillace.

César Borgia, le second fils et l’enfant préféré d’Alexandre VI, né en 1475


à Rome, est nommé cardinal par son père en 1493. Lors de l’invasion de
l’Italie par Charles VIII(début des guerres d’Italie), Alexandre VI se sauve
en le livrant comme otage. César s’évade peu après, et les embarras des
Français rétablissent les affaires des Borgia.
En 1497, Jean Borgia meurt assassiné mystérieusement, probablement
par son frère César. D’ailleurs, depuis cette époque, ce sont César et
Lucrèce, sa sœur, qui, sous le nom de leur père Alexandre VI, dirigent les
destinées de la famille.
En 1498, envoyé comme légat en France, pour annuler le mariage de
Louis XII et de Jeanne de France (fille de Louis XI ; ce dernier sachant sa
fille stérile a permis le mariage afin d’éteindre la lignée des Orléans,
cousins et rivaux des Valois, sa lignée). César Borgia est nommé duc de
Valentinois par Louis XII, avec qui il contracte un traité d’alliance pour le
partage de l’Italie.
En 1499, César Borgia, en épousant la fille de Jean d’Albret, roi de
Navarre, est désormais lié irrévocablement à Louis XII. Il rompt avec le
roi d’Aragon ; puis, ayant obtenu l’appui de Louis XII, il envahit la
Romagne, chasse ou extermine tous les petits seigneurs (les Riario, les
Sforza, les Malatesti, les Manfredi, les Montefredi, tyrans abominables
pour la plupart qui s’étaient rendus odieux aux peuples) et organise un
gouvernement de paix et de prospérité qui lui assure l’attachement des
Romagnols.
Il veut alors commencer la conquête de la Toscane, mais Louis XII
s’interpose en faveur des Florentins. César Borgia, contraint de reculer,
voit se liguer contre lui tous les petits tyrans qu’il menace ; il se défend à
force d’habileté, se réconcilie avec les Florentins, divise ses ennemis,
avant de se démasquer tout à coup, se débarrassant notamment des
barons romains Orsini qu’il attire dans un piège au château de Sinigallia
pour les tuer.
Il vient d’accabler les Baglioni de Pérouse et les Potrucci de Sienne, et
toute l’Italie centrale est sur le point de se soumettre à lui lorsque
Alexandre VI meurt subitement, le 18 août 1503 à Rome, sans doute
empoisonné après une soirée de fête.
César Borgia, tombé malade en même temps que son père, n’a le temps
de prendre aucune précaution pour sauvegarder ses intérêts. Son
ennemi, Julien de la Rovere, devenu pape sous le nom de Jules II, après
le pontificat de vingt-six jours de Pie III, le fait arrêter et le somme de lui
livrer ses forteresses.
César Borgia résiste un an, soutenu par l’attachement des populations
qu’il a fait bénéficier d’un gouvernement régulier et éclairé, et par
l’inébranlable fidélité de ses capitaines et de ses soldats.
Il cède enfin en 1504 et est remis en liberté avant de tomber dans les
fers de Gonzalve de Cordoue qui l’envoie en Espagne.
Il s’évade, devient condottiere (au Moyen-Age et à la Renaissance chef
de soldats mercenaires, en Italie ; par extension aventurier sans
scrupules) au service de son beau-père le roi de Navarre, et est tué dans
un combat en 1507 au siège de Viana.

Avec cet homme d’état habile et sans scrupules, à la fois prince et


condottiere, périssent les destinées des Borgia, pourtant, le pape Jules II
continuera son œuvre politique.
César Borgia a été pris comme modèle par Machiavel dans son ouvrage
célèbre Le Prince, écrit en 1513 et publié en 1532. Dans ce livre,
Machiavel montre comment un prince doit user de force et de ruse pour
conquérir et garder le pouvoir. La leçon de l’ouvrage est qu’en
satisfaisant une ambition personnelle et des intérêts propres, le prince
œuvre finalement pour la prospérité de l’état et donc le bien-être de ses
sujets.

2. La vraie Lucrèce
La Lucrèce historique est la fille d’Alexandre VI et la soeur de César
Borgia. Elle est née à Rome en 1480.
A l’adolescence, la jeune fille emménage dans le palais de son père, qui
se fait passer auprès d'elle pour son oncle et ne lui révélera la vérité que
plus tard. Borgia vit alors avec sa nouvelle maîtresse, Giulia Farnèse. La
jeune fille est élevée comme une véritable princesse et reçoit une
éducation soignée qui la rend très cultivée.

Fiancée (mariée ?)à un gentilhomme espagnol (écarté car son origine


sociale est jugée indigne de la famille selon son père), elle est mariée en
1493 à Giovanni Sforza, seigneur de Pesaro.
Pour des raisons diplomatiques, son père annule le mariage en 1497(la
raison invoquée est la non-consommation de l’union, ce qui contraint
Jean Sforza à se déclarer, devant témoins, impuissant, ce qui est faux car
il aura des enfants plus tard).

En 1498, elle met au monde un enfant que, dans deux bulles successives
en 1501, Alexandre VI reconnaîtra d’abord comme le fils de César, puis
comme son propre fils(cette seconde bulle devait rester secrète). En fait,
le père est sans doute un valet dont elle a été la maîtresse. La même
année, elle épouse Alphonse, duc de Besaglia, fils naturel d’Alphonse II
d’Aragon.
En 1500, Alphonse d’Aragon, est poignardé, dans sa chambre même,
par César Borgia.

En 1501, elle épouse en troisièmes noces, Alphonse d’Este, qui sera duc
de Ferrare en 1505, et réunit autour d’elle une cour brillante de savants,
d’artistes et de lettrés (parmi lesquels figurent Bembo, et L’Arioste qui
célèbre ses vertus dans une stance de L’Orlando furioso en 1516).
Tous ses contemporains s’accordent à louer sa beauté, sa grâce, son
esprit cultivé et ses bonnes mœurs. Elle est aimée de son peuple,
menant, depuis son mariage avec Alphonse d’Este, une vie irréprochable.

Lucrèce met au monde une petite fille en 1507, l’enfant mourra. En


1508, elle donne naissance à Ercole II d’Este (qui épousera une fille de
Louis XII), en 1509 à Ippolite II d’Este (qui deviendra cardinal en 1538), en
1514 à Alessandro d’Este (qui meurt en 1516), en 1515 à Eleonora d’Este
(qui deviendra nonne), puis en 1516 à Francesco d’Este.
Elle meurt à Ferrare en 1519, d’une septicémie, en donnant naissance à
une petite fille qui ne survivra pas.

Ce sont les rumeurs autour de la naissance de son fils qui ont donné lieu,
contre Lucrèce Borgia, à une double accusation d’inceste (l’un des
responsables de ces bruits étant vraisemblablement Sforza qui veut ainsi
se venger de l’humiliation publique subie lors de l’annulation de leur
mariage), faisant d’elle une femme dépravée, capable de tous les péchés,
de tous les crimes, pour le pouvoir.
Les chroniqueurs, comme Tomasi (1608-1658), auteur des Mémoires
pouvant servir à l’histoire de César Borgia, Guicciardini (1483-1540),
auteur d’une Histoire des guerres d’Italie, et encore Johann Burchard
auteur du Diarium, voient en elle l’incarnation du mal, la présentant
comme un véritable monstre.

En réalité, elle semble surtout avoir été un instrument politique aux


mains de son père et de son frère, victime consentante de leurs
ambitions.

3. La Lucrèce Borgia de Victor Hugo


Hugo se nourrit du mythe d’une Lucrèce incestueuse et diabolique,
coupable de tous les péchés, de tous les crimes.
Elle a, à ses yeux, l’attrait d’un personnage historique (dès 1827 à
l’époque de Cromwell, Hugo s’intéresse aux Borgia, prenant des notes
préparatoires), mais aussi une épaisseur profondément humaine : fille
d’Alexandre Borgia et sœur de César, elle est issue d’une famille
marquée par le crime et la débauche, mais elle est aussi une mère. En
revanche, il imagine la figure de Gennaro, le fils inconnu. Pour Hugo,
« les Borgia sont les Atrides du Moyen-Age»écrit-il dans ses variantes
inédites de la pièce.
Le titre initial de la pièce est Le souper à Ferrare(référence à la scène-clef
du drame), c’est le directeur du théâtre et sa maîtresse comédienne Mlle
George, incarnant Lucrèce (d’abord tragédienne, celle-ci joue désormais
dans les drames romantiques)qui réclament (mettant ainsi l’accent sur ce
rôle) et obtiennent le changement de titre.

Dans la Préface de sa pièce, rédigée le 12 février 1833, Hugo explique ses


choix.
Il évoque Le roi s’amuse, sa pièce jouée puis censurée en 1832(période
de la Monarchie de juillet : Louis Philippe y voit une attaque contre la
monarchie). Pour Lucrèce Borgia, le choix de l’Italie lui permet de
contourner la censure, utilisant la famille Borgia, dont le nom est associé,
dans l’imaginaire collectif, au mystère, au poison, aux intrigues
amoureuses. Alors même que les deux oeuvres sont parfaitement
différentes sur le fond comme sur la forme, Hugo les positionne
symétriquement : la paternité sanctifiant la difformité physique pour
l’une, la maternité purifiant la difformité morale pour Lucrèce Borgia.

D’autre part, pour se défendre d’avoir joué avec la réalité historique, en


donnant vie au personnage de Gennaro ou en exagérant les crimes de
Lucrèce, il cite ses sources, se présentant comme un nouveau Tacite plus
soucieux de frapper les esprits et les âmes que de peindre la simple
vérité : « Dans votre monstre, mettez une mère ; et le monstre
intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur
fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux ».
Pour Hugo, « le poète a charge d’âme », le théâtre doit montrer sur
scène des intrigues pleines de leçons à tirer pour le public, ce qui lui
permet de justifier tous les libertés esthétiques du genre, notamment le
mélange des tons : « Faites circuler dans tout une pensée morale et
compatissante, et il n’y a plus rien de difforme ni de repoussant. […]
Attachez Dieu au gibet, vous avez la croix ».

Le public lui donne raison : la pièce rencontre un vif succès lors de sa


création le 02 février 1833 au théâtre de la Porte- Saint –Martin.

Hugo avait donné une lecture de son drame à ses amis dès juillet 1832.
Lorsque les répétitions commencent, l’acteur Frédérick Lemaître, un des
meilleurs jeunes premiers romantiques de l’époque, qui joue Gennaro,
fait office de directeur d’acteurs ; Hugo endosse la triple fonction de
metteur en scène, peintre et scénographe.
Le public impatient de voir ce drame de Hugo, fera interrompre dès la
première scène le court vaudeville que le directeur du théâtre avait
prévu en lever de rideau, pour admirer sans tarder la pièce tant espérée.
La musique de Piccini, spécialiste des mélodrames, souligne efficacement
l’action.
Le succès est tel que le drame est parodié, mais aussi traduit, puis repris
à Paris. C’est Antoine Vitez avec son scénographe Yannis Kokkos qui
« redécouvre »la pièce en 1985.

Pour George Sand c’est l’oeuvre la plus puissante de Hugo, image d’un
théâtre de la cruauté au sens où l’entend Artaud (pour ce dernier, le
théâtre traduit la souffrance d’exister, ce qui lui donne une dimension
sacrée, voire métaphysique), cette pièce représente aussi pour Hugo une
victoire sur le pouvoir et la censure.

La première édition date de fin février 1833, puis une seconde édition en
1841 contient, dans la préface, un éloge du talent de Juliette Drouet(qui
deviendra la maîtresse de Hugo et abandonnera sa carrière d’actrice),
dans le rôle de la princesse Négroni. La dernière édition paraît en 1882.

4. Adaptations de la pièce
Le 26 décembre 1833, a lieu à la Scala de Milan, la première de l’opéra
de Gaetano Donizetti Lucrèce Borgia avec un livret en italien de Felice
Romani. Seul le dénouement diffère : Gennaro ne tue pas sa mère ;
refusant de boire le contre-poison, il s’effondre, Lucrèce s’empoisonne.
Pour Hugo, le canevas est trop proche de sa pièce, l’opéra relève du
plagiat. En 1840, les représentations à Paris sont suspendues. Le livret
est réécrit (la Turquie remplacera l’Italie ), ainsi l’oeuvre deviendra La
rinegata et sera jouée à Paris en 1845.
De nos jours l’opéra Lucrezia Borgia est joué partout dans le monde.

Le cinéma s’est souvent inspiré de la famille Borgia mais aucun film n’est
une adaptation de la pièce de Hugo.

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