Ce matin-là, mon père avait le visage bouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas.
Dans la salle à manger,
une couturière cousait des vêtements noirs. Le déjeuner fut triste et plein de chuchotements. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose. Enfin, ma mère, tout de noir habillée et voilée, me dit: «Viens, mon chéri » Je lui demandai où nous allions; elle me répondit: « Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-maman Nozière... tu sais, la mère de ton père... est morte cette nuit. Nous allons lui dire adieu et l’embrasser une dernière fois. » Et je vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis une impression bien forte; car elle ne s’est pas encore effacée depuis tant d’années, et si vague, qu’il m’est impossible de l’exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c’était une impression triste. La tristesse du moins n’y avait rien de cruel. Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s’appliquer en quelque chose à cette impression qui n’était formée en effet par aucun élément de réalité. Tout le long du chemin, je pensais à ma grand-mère; mais je ne pus me faire une idée de ce qui lui était arrivé. Anatole France ; Le livre de mon ami C’était un jour de pluie…Comme j’entendais mon père et ma mère causer dans la chambre voisine, j’y entrai avec un grand fracas. Mon père m’examina pendant quelques instants; puis il haussa les épaules et dit: «Cet enfant ne sait que faire ici. Il faut le mettre en pension. - Il est encore bien petit, dit ma mère. - Eh bien, dit mon père, on le mettra avec les petits.» Je n’entendis que trop bien ces paroles; celles qui suivirent m’échappèrent en partie, et, si je peux les rapporter exactement, c’est qu’elles m’ont été répétées plusieurs fois depuis. Mon père ajouta: «Cet enfant, qui n’a ni frères ni sœurs, développe ici, dans l’isolement, un goût de rêverie qui lui sera nuisible par la suite. Les enfants de son âge qu’il fréquentera à l’école lui donneront l’expérience du monde. Il apprendra d’eux ce que sont les hommes; il ne peut l’apprendre de vous et de moi qui lui apparaissons comme des génies tutélaires. Ses camarades se comporteront avec lui comme des égaux qu’il faut tantôt plaindre et défendre, tantôt persuader ou combattre. Il fera avec eux l’apprentissage de la vie sociale. - Mon ami, dit ma mère, ne craignez-vous pas que, parmi ces enfants, il n’y en ait de mauvais? - Les mauvais eux-mêmes, répondit mon père, lui seront utiles s’il est intelligent, car il apprendra à les distinguer des bons, et c’est une connaissance fort nécessaire. D’ailleurs, vous visiterez vous-même les écoles du quartier, et vous choisirez une maison fréquentée par des enfants dont l’éducation correspond à celle que vous avez su donner à Pierre. La nature des hommes est partout la même; mais leur « nourriture », comme disaient nos anciens, diffère beaucoup d’un lieu à un autre. Une bonne culture, pratiquée depuis plusieurs générations, produit une fleur d’une extrême délicatesse, et cette fleur qui a coûté un siècle à former peut se perdre en peu de jours. Des enfants incultes feraient, par leur contact, dégénérer sans profit pour eux la culture de notre fils. La noblesse des pensées vient de Dieu; celle des manières s’acquiert par l’exemple et se fixe par l’hérédité. Elle passe en beauté la noblesse du nom. Elle est naturelle et se prouve par sa propre grâce, tandis que l’autre se prouve par des vieux papiers qu’on ne sait comment débrouiller. - vous avez raison, mon ami, répondit ma mère. J’irai dès demain à la recherche d’une bonne pension pour notre enfant. Je la choisirai comme vous dites, et je m’assurerai qu’elle est prospère, car les soucis d’argent détournent l’esprit du maître et aigrissent son caractère. Que pensez-vous, mon ami, d’une pension tenue par une femme?» Mon père ne répondait point. «Qu’en pensez-vous? répéta ma mère. - C’est un point qu’il faut examiner », dit mon père.