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Hala Habache·30 janvier 2022·5 min de lecture·0

« Hors la Vie » de Maroun Baghdadi, ou les


limbes de l’existence
« Hors la Vie » de Maroun Baghdadi, ou les limbes de l’existence | LeMagduCine

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Dernière mise à jour:8 février 2022

Librement inspiré de l’ouvrage du journaliste et grand


reporter français Roger Auque, Un otage à Beyrouth, Hors
la Vie est un film déterminant. Déterminant pour la
représentation de la guerre mais également pour
l’exportation du cinéma libanais à l’étranger. Prix du jury
en 1991 au Festival de Cannes (avec Europa de Lars von
Trier), le film frappe là où ça fait mal. En plein corps. En
plein cœur.

Un sujet actuel

Beyrouth, fin des années 1980. Factions en plein combat. Mères qui pleurent
leurs fils, disparus ou tués… Patrick Perrault (Hippolyte Girardot),
photographe français, une Nikon à la main, ne laisse aucun détail lui
échapper. Il est là pour couvrir la Guerre du Liban. L’éthique n’importe
presque plus tant son regard semble fasciné, avide de saisir, par bribes
visuelles, la douleur des Libanais. Pourtant, Perrault est enlevé et séquestré.
Avec une telle violence, qu’il en oublie presque ce que cela signifie de
vivre avec les vivants.
Lorsque le film est présenté à Cannes, en mai 1991, la guerre du Liban vient
de s’achever, à peine un peu plus de six mois plus tôt. Hors la Vie s’impose
donc tout de suite comme une œuvre d’une grande actualité. Une œuvre
presque documentaire et journalistique qui témoigne en interne de la
situation, sans prendre parti. Le scénario de Maroun Baghdadi, Didier
Decoin et Elias Khoury ne cherche de fait pas à faire une histoire de la
guerre. Hors la Vie ne tente pas d’expliquer et d’analyser. Il montre.

La nécessité de documenter

En un sens, Maroun Baghdadi ne fait pas (vraiment) de politique. Bien


évidemment, aborder de front la prise d’otages de Français durant la guerre
civile libanaise est un sujet éminemment politique. Cependant, le réalisateur
opte pour une forme assez sobre. Du moins, une forme où il s’efface pour
laisser parler les images. Le film ne nous dit jamais quoi penser : il
n’impose rien gratuitement. Les images, presque brutes, semblent être
jetées là, par hasard. Elles ne se veulent pas dramatiques, misérabilistes,
théâtrales… Elles se veulent au plus près du réel. Sans fioritures. Sans ajouts
en trop. Le montage de Luc Barnier, monteur notamment des films d’Olivier
Assayas, trace avec justesse ce fil, tendu, du réel. La partition musicale de
Nicola Piovani, quant à elle, intervient comme un souffle. Avec délicatesse
pour nous rappeler que nous sommes au cinéma. Mais jamais pour être de
trop.
Finalement, comme le personnage de Patrick Perrault qui déclare « Putain,
j’y comprends plus rien », le spectateur ne parvient jamais à comprendre.
Nous ne pouvons cerner les raisons de l’enlèvement. Pourquoi est-il enlevé,
séquestré ? De quoi est-il accusé ? Par qui ? Et pourquoi ? Ces questions,
assez rhétoriques, sont à l’image même de cette guerre célèbre pour être
complexe. Lorsque le protagoniste demande pourquoi il est là, on lui répond
« Cherche, tu n’as que ça à faire ici ». Ironiquement, c’est dans une salle de
classe que Patrick Perrault est enfermé, le lieu du savoir. Du moins, de la
transmission du savoir. Les bourreaux savent-ils eux-mêmes pourquoi ils ont
fait de Perrault leur otage ? Le film est nécessaire, aujourd’hui encore,
justement parce qu’il ne tente pas de résoudre ce mystère mais il
l’admet. Il ne tombe pas dans des interprétations faciles et sans doute
fallacieuses. Encore une fois, la force du propos de Hors la Vie est de
montrer.

L’absurdité de la guerre

Certes, nous sommes entraînés dans la longue chute de Patrick Perrault,


puisque le film raconte l’histoire de cet homme. Néanmoins, l’œuvre de
Baghdadi est bien plus une œuvre nuancée sur l’absurdité de la guerre en
général qu’un discours politique bien trop poli sur la situation particulière au
Liban. Alors qu’il est séquestré, Patrick Perrault se rapproche de l’un de ses
bourreaux, Ali, qu’il surnomme Philippe (Habib Hammoud). Si ce dernier
reste assez clair sur ses intentions, sur son « camp », les deux hommes
partagent toutefois quelques moments de camaraderie, notamment en
chantant du Dalida ou du Feyrouz. Baghdadi semble nous dire que rien
n’est blanc et noir seulement. Les choses sont toujours plus. La question
n’est même plus tant sur la Guerre du Liban ou non. Le film semble
documenter sur tout type d’acharnement, de torture, contre l’intégrité
humaine. Qu’elle soit physique ou morale.
Lorsque Patrick est enfermé, ses bourreaux s’amusent. Certains jouent avec
les armes, d’autres draguent par téléphone. Certains imitent Robert De Niro
dans Taxi Driver tandis que d’autres parlent de la retraite de Michel Platini.
Ces petites scènes portent en elles un sens très fort, montrant à quel point
toute cette guerre n’est qu’un jeu. Une mauvaise farce, violente et
destructrice mais une farce quand même. Le personnage de Ahmed (Hassan
Farhat) renvoie à la situation propre au Liban. Il raconte en effet à Patrick
qu’il a aussi bien combattu pour que contre les Palestiniens. Une
inconsistance qui fonde cette complexité de la Guerre du Liban.

Mourir à petit feu

Malgré tout, une chose reste certaine : la violence des conditions de


séquestration illustrées par Hors la Vie. Le titre traduit bien de cette
descente aux Enfers que va connaître progressivement Patrick Perrault,
qui sort de la vie avec les vivants, pour rejoindre les morts. Ou plutôt, les
morts-vivants. Dans ce rôle pour lequel il a perdu une dizaine de kilos,
Hippolyte Girardot est criant de vérité, habité par la justesse. Devant nos
yeux, il « devient cinglé » comme il le dit. « Même moi je deviens de la
merde ». Il n’est plus humain, trop humain. Il est sous humain. Un cadavre
qui ne tient à rien. Girardot incarne avec brio cette dépossession des sens. Du
regard.

Une histoire de l’œil

Parce que la question du regard est cruciale dans Hors la Vie. De par son
métier même, Patrick Perrault a besoin de ses yeux. Au début du film, ses
yeux de photographe sont posés sur le malheur d’autrui. C’est son propre
malheur que portent en eux ses yeux, désormais fatigués et vides, à la fin du
film. L’œuvre de Maroun Baghdadi est anxiogène parce qu’elle parvient
à créer ce chemin tortueux. Un crescendo glacial dans le malheur. Le film,
très sombre, montre un monde extérieur douloureux puisqu’en guerre mais
qui reste plus lumineux que l’enfermement. Un monde qui fonctionne
toujours selon les changements, jour et nuit. Malheureusement, la lumière du
dehors est un leurre. Une chimère inatteignable, bien loin de la prison froide
et noire.
Le film s’ouvre donc sur les yeux actifs de Patrick Perrault. Ces mêmes yeux
qui seront masqués par un sac sur sa tête puis bandés par un foulard, une fois
devenu otage. On lui demande souvent de fermer les yeux. On lui dit « Si tu
vois nos visages, c’est fini pour toi ». Il ne peut regarder que dans des miroirs
qui seront détruits ou par le tissu de son foulard, laissant entrevoir un peu de
lumière. Mais il est puni pour cela « Tu triches. Tu mets mal ton bandeau. Tu
regardes en-dessous ». Comme Orphée qui descend aux Enfers, on lui intime
l’ordre de ne pas se retourner. On lui dit, en anglais « This is Lebanon, man.
Don’t trust your eyes. Things are never the way they look ». Patrick
répondra, un peu plus tard « I’m blind ». Patrick a besoin de ses yeux. Mais il
est devenu aveugle. Patrick veut voir. Et savoir. Mais il ne perd pas cette
envie.
Est-ce cela qui l’aura sauvé ? Au fond, l’est-il vraiment ? Peut-être qu’il
en a dorénavant trop vu.
 

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